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LES PIERRES DU SONGE
Etudes sur les graffiti médiévaux
LA PIERRE DU SONGE OU L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE Cette étude a fait l'objet de deux communications lors des Deuxièmes rencontres graffiti
anciens à Verneuil- en- Halatte (Oise) organisées par l'ASPAG, les 5 et 6 octobre 2002.
Elle a été publiée dans les actes du colloque en 2005, mais connut aussi une pré-
publication dans le n° 53 de la Gazette de la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-
cher (janvier 2003).
"...Que ce lieu est est terrible!
C'est véritablement la maison de Dieu, et la porte du Ciel. Jacob, se levant donc le matin, prit la pierre qu'il avait mise sous sa tête,
et l'érigea comme un monument, répandant de l'huile dessus."
(Genèse, XXVIII-17-18)
Autour de l'année 1848, non loin de l'église Saint-Lubin de Suèvres (Loir-et-cher),
des vignerons creusèrent le sol pour y planter une vigne. Ils remontèrent
accidentellement des fragments de mosaïque romaine qu'ils laissèrent sur le champ.
Les savants attirés sur place ne furent pas surpris de découvrir de nouvelles traces
d'un établissemnt antique puisque le lieu avait été occupé par un temple dédié à
Apollon, ainsi qu'en témoignent encore aujourd'hui deux pierres dédicatoires
enchâssées dans un mur de l'église. On s'était même persuadé à l'époque , mais sans
aucune preuve, qu'un nemeton celtique avait précédé le temple païen. Ce fait aura,
nous allons le voir, une certaine importance (Fig. 1).
Fig. 1: facade sud de l'église Saint-Lubin de Suèvres. Carte postale, autour de
1900. A droite de la croix, un peu en arrière, deux femmes sont assises sur
les ruines supposées du temple gallo-romain.
Selon l'historiographie officielle, c'est à l'occasion d'une visite sur le chantier de fouilles
en 1850 que Louis de La Saussaye (1801-1878) (1) remarqua dans le cimetière de
l'église une pierre de grande taille grossièrement équarrie posée presque au-dessus d'un
puits (2) qu'on qualifiait de romain bien qu'il n'eut pas été exploré (3). Il jugea la pièce
assez rare pour rejoindre les collections lapidaires du musée de Blois, alors en voie de
constitution. L'antiquaire (comme on nommait ces pionniers de l'archéologie) avait
commencé sa "carrière" lors des fouilles gallo-romaines de Soings-en-Sologne (1821).
Historien et homme de lettres, auteur de nombreux mémoires d'ethnologie et
d'archéologie (parfois accompagnés de dessins ou d'aquarelles de sa main) fruits de
patientes recherches sur le terrain, il fut chargé d'une mission pour la conservation des
monuments de Loir-et-Cher (1841), contribuant à ce titre au classement du château de
Blois. Il présida à la création de son musée en 1850 (4). La pierre destinée à former la
base du nouvel établissement fut déposée la même année dans la cour du château, ou
elle demeura jusqu'en 1910 (5).
La Saussaye ne laissa rien dans ses notes à ce sujet, mais on la trouve mentionnée dans
les inventaires (par exemple en 1888) (6). Il faudra attendre E. C. Florance, archéologue
blésois dont nous reparlerons longuement, pour en voir publier une description précise
(1909) (7), description qui sera reprise par les auteurs jusqu'à la fin du XXe siècle.
UN DOLMEN GAULOIS
L'abbé Morin, ancien curé de Suèvres et historien de la commune, qui conduisit lui-
même les fouilles de 1850-1851, donna en 1891 de brefs mais précieux détails sur les
impressions éprouvées par l'antiquaire lorsqu'il examina sa découverte (Fig. 2)
:"L'aspect lui parut étrange. Trois trous (sic) énormes, perforés avec une certaine
symétrie, des traces de rainures, quelques lignes cabalistiques que la science
n'expliquera sans doute jamais, ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre
était un monument mégalithique ou un dolmen gaulois" (8).
Fig. 2: la pierre de Suèvres. Vue de A. de Mortillet, publiée par Florance en 1909 et
reprise par Paul Le Cour dans Atlantis en 1928. La gravure est fidèle à l'original,
mais la partie basse est inexacte: le monument fut-il exposé un temps sur un socle
maçonné?
L'association des des deux derniers termes peut surprendre aujourd'hui; il faut cependant
replacer ce jugement dans un temps où les catégories qui nous sont familières n'existent
pas encore. On ne parle pas vers 1840-1850 de Préhistoire, Paléolithique, Néolithique
ou Age des métaux. On se réfère encore à la vieille chronologie biblique qui fait naître
l'Homme 4000 ans avant J. C. Les scientifiques à la suite de Cuvier (1769-1832)
admettent que la terre fut peuplée postérieurement au déluge par les fils de Noé, qui
donnèrent naissance aux civilisations dont l'archéologie naissante étudie les vestiges.
Les premières recherches métropolitaines ont d'ailleurs été jugées d'un intérêt
secondaire par l'Université et laissées comme telles à des "amateurs" éclairés, qui se
regroupent en sociétés d'études locales et développent leurs propres publications. A
l'époque de l'"invention" de la pierre de Suèvres, les monuments les plus anciens
trouvés en France sont attribués aux Gaulois, consacrés "ancêtres officieles" des
Français, notion qui deviendra un moteur idéologique puissant destiné à souder le
sentiment national et républicain surtout après 1870, et que l'école rendue obligatoire
ancrera fortement dans les consciences. Il faudra attendre Jacques Boucher de Perthes
(1788-1868) et sa "race antédiluvienne" pour voir naître progressivement l'idée d'une
plus grande ancienneté de l'Homme, et les linéaments de l'archéologie préhistorique
moderne (9). En 1867, le deuxième Congrès international d'anthropologie et
d'archéologie préhistorique réuni à Paris abandonne officiellement l'expression
"monuments celtiques" pour celle de "mégalithes". On n'en continuera pas moins, en
pratique (notamment en France où la "celtomanie" aura la vie dure), à attribuer
souvent jusqu'à la fin du XIXe siècle (voire au début du XXe) les mégalithes aux Celtes.
Nulle surprise donc à voir qualifier la pierre de Suèvres de "dolmen Gaulois".
Ce qui renforça cependant la thèse "druidique" fut non pas l'étude du site (10), mais -ce
qui impressionna si fortement Louis de La Saussaye- ces larges trous (énormes dira
l'abbé Morin), profonds, polis, cette inexplicable gravure dont l'incision et les "rigoles"
attenantes firent immanquablement penser à des canaux"qui paraissent, écrivait déjà
Anthony Genevoix en 1844, avoir été pratiqués pour l'écoulement de quelque liquide;
ce qui pourrait faire supposer que cette pierre a dû servir à quelques sacrifices, peut-
être de sacrifices humains" (11). On trouva à quelques pas de là dans un jardin une
hache celtique, et l'affaire fut faite: pour la pensée de l'époque façonnée par l'esprit
romantique et les thèses de l'Académie Celtique (fondée en 1805), les sacrifices
humains, sur un dolmen, par une nuit de pleine lune, c'était la grande affaire des druides
(12). La religion de "nos" ancêtres? Un culte empreint de spiritualité certes, mais aussi
d'une sauvagerie dont les preuves scientifiques définitives ne pouvaient manquer un
jour ou l'autre de paraître au grand jour. On les attendait, on les vit apparaître, dans les
scarifications de la pierre de Suèvres. Bien qu'on vït ordinairement un autel sanglant
derrière chaque mégalithe, un de ces autels primitifs où "le fer n'avait point passé" selon
l'image biblique, on n'avait jamais identifié avec certitude de table à sacrifices celtique,
et enfin, il en fallait bien une... La thèse "gauloise" allait connaître de beaux jours, mais
aussi quelques détracteurs cinglants tel Duchalais, directeur du Cabinet des Médailles à
Paris: "Le seul mérite que je lui trouve, lança-t-il (parlant du monument), c'est d'avoir
fourni aux journaux la matière d'un canard druidique" (13). Il y eut quelques
polémiques par voie de presse si l'on en croit l'abbé Morin, rapporteur des faits. Quant à
lui, plus de quarante ans plus tard, s'il fut d'avis qu'il s'agissait d'un mégalithe (mais les
temps avaient changé), il réserva son jugement sous bénéfice d'expertise par, ainsi qu'il
l'écrivit, "de vrais savants, versés dans la science préhistorique, science récente, et qui
n'a pas dit son dernier mot" (14).
En cette fin de siècle, l'archéologie préhistorique française était née, la pierre de Suèvres
aussi... Et l'appel de l'abbé Morin n'allait pas tarder à être entendu, moins de deux
décennies plus tard.
L'INVENTION DE LA TRIPLE ENCEINTE
Le début du XXe siècle vit un regain d'intérêt pour le monolithe sous la plume de
Camille Florance (1846-1931), archéologue blésois et président de la Société d'Histoire
Naturelle et d'Anthropologie de Loir-et-Cher (15). S'exprimant d'abord prudemment, il
publia dans L'Homme Préhistorique (16) une description complète du monument et fut
le premier à concentrer son attention sur la question de la gravure. Il entreprit, par la
recherche d'objets et de dessins similaires, des études comparatives. Mais nous allons
voir comment -et par quels curieux procédés- il fit accréditer un préjugé des plus
tenaces: celui de la pierre à sacrifices druidique, à laquelle se trouva liée pour longtemps
l'interprétation du dessin aux trois carrés concentriques.
Partant, comme l'avait suggéré l'abbé Morin, de l'hypothèse mégalithique, conjecture
prudente mais fondée, soit dit en passant sur une impression tout aussi hasardeuse, il
lança un appel aux palethnologues, leur soumettant une reproduction de la pierre
réalisée d'après photographie (17). De ce côté, ses recherches restèrent vaines.
Il eut alors l'idée de rapprocher la gravure du monument de certains pétroglyphes de
Seine-et-Oiseressemblant à des jeux (dont des dessins de "marelles" à carrés
concentriques) qu'on considérait comme les signes d'une possible écriture figurée
remontant au Néolithique (18); car il s'agissait pour lui -il ne tardera pas à le laisser
entendre- d'établir la très grande ancienneté du dessin. Il s'engagea plus fermement dans
cette voie lorsqu'il eut pris connaissance d'une publication du Dr Bourguoin de Selles-
sur-Cher concernant les "antiquités" découvertes dans la vallée du Cher dans les années
1860. On y voyait la description d'un cachet d'oculiste de fabrication romaine présentant
sur une de ses faces un dessin identique à celui de Suèvres (19) (Fig. 3).
A
B
Fig. 3: cachet d'oculiste romain découvert à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-
Cher) v. 1860.
A: planche publiée par Bourguoin en 1972, avec une version fantaisiste du cachet
(gravure de Launay). B: dessins publiés par Florance en 1910. La vue cavalière
provient d'un calque modifié de la gravure de Launay, qui a
été malencontreusement inversé (archives de la société d'Histoire Naturelle).
Florance note justement que les inscriptions devraient être à l'envers. Le dessin de
droite provient de M. Lottin, gendre et héritier du Dr Bourguoin. La pièce
originale est
aujourd'hui introuvable, mais un moulage est conservé dans les collections
archéologiques du château de Blois.
Florance soumit le cas à Emile Espérandieu (1857-1939, de l'Institut, auteur d'un
recueil de cachets d'oculiste en 1894 (20), mais on ne connaissait pas d'autre exemple
semblable. L'archéologue blésois commença à regarder la gravure du cachet comme un
antique symbole à caractère plus ou moins magique ou prophylactique, repoussant (à
juste titre) le fait qu'il pût s'agir d'une simple représentation de marelle. Cette
constatation allait, dans son esprit, contribuer largement à faire de la pierre de Suèvres
un monument sacré d'une exceptionnelle envergure.
Pour l'heure, Espérandieu l'avertit: "c'est extrêmement téméraire àmon avis. Croyez-
moi, cela vous ferait du tort. C'est le hasard. L'idée de trois carrés concentriques est
banale, il n'y a pas de symbolisme, c'est un simple amusement du médecin oculiste" (21)
(Fig. 4).
Fig. 4: lettre d'Espérandieu à Camille Florance, à propos du cachet de
Villefranche, 1910 (archives de la Société d'Histoire Naturelle).
Téméraire (comme cette affirmation de l'épigraphiste!) Florance l'était; et il s'en tint à sa
conclusion. Cependant ses idées générales demeuraient confuses: on n'avait pas, en
effet, trouvé d'autre table dolménique qui fut équarrie et lisse à l'exemple de celle de
Suèvres. Le décryptage du symbole allait lui permettre de lever les dernières ombres et
de déterminer (crut-il) l'origine de la pierre. Il y parvint entre les années 1910-1920 ainsi
qu'il le rapporta à deux reprises (22).
L'archéologue étudiait depuis 1907 les enceintes gauloises de Loir-et-Cher, encouragé
par la Commission d'étude des enceintes préhistoriques et anhistoriques. Il les rangea
par formes, ce qui lui permit d'en déduire une chronologie. Cet énorme travail de
localisation et de classification fut interrompu par la Grande Guerre; il n'en fit la
publication qu'en 1919. Cependant l'idée qu'il existait une analogie entre la gravure à
carrés concentriques et la forme de certaines enceintes à fossés gauloises l'avait frappé.
Il n'osa pas tout d'abord soutenir cette opinion publiquement, attendant une
confirmation. Elle lui vint, contre toute attente, d'un ancien officier d'artillerie "pas du
tout archéologue mais instruit", ainsi qu'il l'écrivit en 1919: "je lui demandai ce qu'il
pensait de ce dessin; il me répondit, sans hésitation, qu'il devait représenter un
oppidum sacré, ou une enceinte ancienne avec trois fossés communiquant entre
eux" (23). Il y vit aussitôt un argument de plus en faveur de l'origine gaulois des
enceintes à fossés (24)... On me permettra de m'arrêter un instant sur cette curieuse
conclusion.
Il n'est pas question de remettre ici en cause l'opinion somme toute très défendable de
l'officier, mais la conséquence que Florance prétendit en tirer. L'exemple est assez
typique du genre d'argument qu'il avancera désormais pour appuyer chacune de ses
thèses: comment, en effet, la gravure de Suèvres put-elle bien constituer une preuve de
plus de l'origine des enceintes à fossés puisque précisément, il ne venait d'établir
l'origine gauloise de la gravure que par comparaison avec ces mêmes enceintes... qu'il
savait déjà gauloises? On se serait perdu dans ce cercle vicieux. Pas lui, et il se mit à
broder avec appétit sur le thème gaulois.
LE REVE DE FLORANCE
Il lui fallut, pour articuler sa démonstration, ressortir un vieux serpent de mer: celui de
la pierre à sacrifices humains. La thèse était pourtant, déjà à cette époque, frappée
d'archaïsme. Mais le fait était là, soudainement établi, la pierre était sacrificielle, et il
l'avait, à ce qu'il semble, toujours su. La preuve? Il la livra sans rire: "(elle) a bien
l'apparence de tout ce qu'il faut pour cette destination" (25). Entendons: des trous et des
incisions...
Voulut-il se revêtir de l'autorité incontestée dont avait joui -et jouissait encore- l'illustre
antiquaire Louis de La Saussaye? Se laissa-t-il inffluencer par l'origine attestée du
cachet d'oculiste, et par l'opinion très ancrée malgré l'absence de preuves, qu'un lieu de
culte celtique avait dû précéder le temple gallo-romain? Quoiqu'il en soit, il s'en tint là,
et tout le reste en découla: la pierre était sacrificielle doncdruidique, druidique donc la
gravure représentait une triple enceinte gauloise... gauloise donc ses enceintes à fossés
étaient bien gauloises. Et par voie de conséquence, la triple enceinte symbolique de
Suèvres devint sacrée, car on n'avait jamais rencontré d'enceinte gauloise qui fût à triple
ligne de fossés... Florance de conclure avec enthousiasme: "une triple enceinte de
fossés, c'était l'idéal pour un gaulois" (26). Repoussant la thèse mégalithique et la
possible réutilisation du monument à l'Age du fer, il déclara la pierre de fabrication
gauloise, ce qui résolvait selon lui la question de sa singularité. Le médecin de
Villefranche (où l'on avait découvert le cachet d'oculiste) n'était pas Romain mais Gallo-
romain. Il avait augmenté la valeur curative et le "lustre" de son cachet en y gravant une
triple enceinte, emblème qu'il considérait comme sacré et dont il avait pu observer le
"type" (via le chemein gaulois répertorié n°29) dans le temple à Apollon, où la pierre
devait se trouver encore à l'époque romaine (27).
Bref, la triple enceinte celtique et symbolique était née, et avec elle la thèse de la pierre
à sacrifices définitivement accréditée. Rien ne pouvait plus, désormais, arrêter le rêve de
Florance (Fig. 5)
Fig. 5: la table à sacrifices de Suèvres, manuscrit de Florance (archives de la
Société d'Histoire Naturelle).
Il entreprit d'élaborer sur cette base ce qu'on pourrait appeler sa théorie maîtresse.
L'occasion allait lui en être fournie dans les années vingt, alors qu'on s'activait de toutes
parts dans un grand élan de cohésion nationale, à déterminer le lieu exact du fameux
Ombilic des Gaules, le Locus Consecratus évoqué par César dans la Guerre des
Gaules. Profitant pour ainsi dire de la vitesse acquise, il jeta sa pierre si singulière dans
la bataille. Et puisqu'il fallait que le Sanctuaire des sanctuaires fût là, c'est à dire dans la
petite localité de Suèvres, l'antique Sodobria celtique, il affirma en 1926: "On a dit
autrefois que l'Assemblée Générale des Druides avait lieu dans les forêts, je ne puis le
croire; ils y allaient chercher le gui dans des endroits différents chaque année et c'est
tout. Ceux qui composaient le Conseil National des Druides étaient des notables très
considérés (sic), qui ne devaient pas loger au grand air, par tous les temps, il leur
fallait bien des installations convenables avec un personnel assurant leur subsistance
(re-sic)" (28).
L'oppidum de Suèvres, c'était ce qu'il y avait de mieux pour cela, et les élites gauloises
de Florance se devaient d'avoir un train de vie bourgeois.
L'onction sanglante s'accomplissait maintenant au-dessus du puits sacré, sur l'omphalos
en guise d'autel (29) constitué par la pierre placée horizontalement, "la surface gravée
regardant le ciel" (30) ainsi qu'on l'avait trouvée. Il se représenta à loisir le phénomène
du sang s'échappant des victimes pour s'écouler à longs filets dans les canules de la
triple enceinte symbolique, rejoignant par les perforations l'abîme du fond du puits... Il
crut même deviner le but d'une telle opération: "il me semble, écrivit Florance, (...) que
la gravure à rainures devait jouer le rôle d'augure, et que, soit que le sang de la victime
coulât d'un côté ou d'un autre (par les rigoles d'écoulement partant des angles de la
figure) il devait en résulter un avis favorable ou non de la divinité" (31).
Elues Monument National dans le Bulletin de la Société d'Histoire Naturelle et
d'Anthropologie de Loir-et-Cher de 1926, et malgré un article dans Le Matin de
Paris du 19 juin 1930, la pierre de Suèvres et les théories de Florance retombèrent dans
un oubli relatif (côté "officiel" du moins, comme nous allons le voir) jusqu'en 1958, où
la publication du livre de l'abbé Rivard, natif de Suèvres, curé de Danzé, et membre de
la Société Archéologique du Vendômois, remit l'affaire au goût du jour, suscitant de
nouveaux et imprévisibles développements.
Je ne m'attarderai pas sur le contenu de l'Histoire d'une prévôté, Suèvres "Ombilic des
Gaules" (32). Quelles que soient par ailleurs les qualités de l'ouvrage (qui s'inspira en
partie des travaux de l'abbé Morin), je note simplement qu'il reprit sans réserve et dans
leur intégralité les thèses de Florance dans un chapître sur l'origine Celtique et Gallo-
Romaine de Suèvres (la première de couverture est à cet égard significative) (Fig. 6).
Fig. 6: 1ère de couverture de l'ouvrage de Marcel Rivard (1958).
L'ecclésiastique sembla même avoir fait siennes les méthodes intellectuelles originales
de l'archéologue Blésois: "Nous admettons, écrit Rivard, "l'opinion du savant que fut
Florance et il nous paraît que Suèvres était bien le lieu de l'Assemblée générale
annuelle, et nationale des Druides" (33); opinion qu'il jugea "de valeur scientifique
indéniable" (34), la pierre d'angle de cette affirmation étant évidemment le monolithe
lui-même: "le seul qui ait été découvert en France. Dans les autres lieux, au sujet
desquels on a émis l'hypothèse du "locus consecratus" druidique, comme à Arènes, près
de Vendôme, et Fleury, dans le Loiret, on n'a rien trouvé de semblable" (35) (Fig. 7). En
somme, puisqu'on n'en avait pas trouvé d'autre, c'était bien la preuve qu'il était celui que
l'on cherchait...
Fig. 7: la pierre de Suèvres et le cachet de Villefranche selon Rivard, 1958. Le
deuxième dessin est inspiré du cachet erroné de Florance. Le troisième dessin est
une version aménégée du cachet d'après la vue de Lottin (cf. Fig. 3); sa légende
indique qu'il représente... la gravure de Suèvres.
Bien légitimement, les Sodobriens réclamèrent leur monument toujours exposé à Blois,
mais sur la terrasse de l'ancien évêché où il avait été transporté en 1910 (36). Côté
Blésois, on fit la sourde oreille et selon certains, comme on craignit à un enlèvement, la
pierre fut ramenée entre les quatre corps de bâtiment du château, près de la chapelle
(37). Elle y demeura jusqu'en 1990, année où le livre de Rivard connut une nouvelle
édition (printemps), provoquant de nouveaux mouvements. Plusieurs lettres envoyées
au conservateur du château et au maire de Blois demandèrent la restitution de l'objet.
Les Sodobriens obtinrent cette fois-ci gain de cause, et en peu de temps, le monolithe
fut rendu à la commune selon les modalités d'un prêt à durée indéterminée.
L'inauguration officielle eut lieu le 13 octobre en présence de l'abbé Rivard, du maire de
Suèvres et d'un assistance nombreuse. La pierre retrouva ainsi, après 150 ans de
tribulations, sa place dans l'enceinte présumée de l'ancien temple païen, devant la petite
église Saint-Lubin où chacun peut aujourd'hui la visiter et voir sa gravure s'éroder au fil
des pluies... Mais on comprendra mieux les effets inattendus qu'une telle propagande
gauloise eut sur les esprits à la fin du XXe siècle, par un article publié en 1995 dans la
Nouvelle République du Centre-ouest intitulé "Le druide, l'équinoxe et la pierre
sacrée": on y rend compte avec le plus grand sérieux (et force détails) qu'une cérémonie
"néo-druidique" se tint sur la pierre en guise d'autel à l'occasion de l'équinoxe
d'automne, le tout en grand apparat... Une célèbre historienne locale (en mal de
publicité?) s'y fit "initier" aux arcanes d'un naturalisme New-Age... et celtique (38).
Ce ne fut cependant pas là le reflet général et, côté scientifique, on amorça dès les
années soixante-dix un retrait prudent. La pierre fut classée en 1974 dans l'Inventaire
des mégalithes de la France sous le curieux titre de Faux Dolmen de Saint-Lubin
(Fausse pierre à cupules) (Fig. 8). Une mention inédite du R. P. Scoarnec (?), produite
à titre documentaire, rappelle, seule, son ancienne gloire (39).
Fig. 8:
relevé de la pierre de Suèvres publié dans l'Inventaire des mégalithes de la
France en 1974. L'échelle est manifestement erronée.
L'étude conduite par l'archéologue Clauce Leymarios à l'occasion de la translation en
1990 conclut, sur l'avis des géologues, à la fortuité des trous et des cupules (40).
L'inventaire évoqua la gravure comme une figure apparentée au jeu de marelle, le
rapport à la conservation soulignant qu'"on ne trouve pas de telles représentations de
jeu à l'époque gallo-romaine" et que le dessin du cachet d'oculiste avait pu être tardif
(41). Dans tous les cas l'origine néolithique de la pierre fut implicitement confirmée;
mais on ne précisa nulle part qu'on ne connaissait aucun autre exemple de pierre
dolménique de cette taille qui fut équarrie... vieux problème de Florance (42). La thèse
de la pierre à sacrifices humains fit long feu, essentiellement attachée à l'idée
"druidique" et fondée sur les préjugés et les impression des observateurs du XIXe siècle.
Une meilleure connaissance de la civilisation gauloise , due notamment à la
systématisation des fouilles depuis 1970, semble avoir considérablement relativisé la
pratique des sacrifices humains chez ces peuples, pratique connue jusqu'alors (et
probablement amplifiée) par le témoignage des auteurs antiques. D'omphalos gaulois, il
n'en est plus question aujourd'hui sinon, comme nous l'avons vu, dans le livre de l'abbé
Rivard (qui reste à ce jour le seul ouvrage complet sur l'histoire de Suèvres) et dans
l'imaginaire local où s'est "inventée" de toutes pièces une "tradition" qu'on dirait issue
d'un folklore multi-séculaire... et qui n'est que le produit d'une "superstition"
scientifique (43). Est-ce là le véritable couronnement du rêve de Florance ?...
Nous allons voir qu'il connut très tôt des ramifications dans dans les milieux moins
"officiels", ceux de l'occultisme et de l'ésotérisme chrétien. Le concept de triple
enceinte y fut immédiatement validé (44). L'essentiel des thèmes véhiculés par
l'archéologue blésois s'y développèrent librement dans leur connexion étroite avec la
figure aux trois carrés concentriques, sujet sur lequel on vit paraître plusieurs études
approfondies dès 1928-1929 (45).
LA PIERRE, LA KABBALE ET LE VICAIRE D'AUTUN
Le décès de Florance survint en mais 1931. La jonction de ses thèses avec ce qu'il est
convenu d'appeler l'ésotérisme s'était opérée dès 1927, par l'entremise d'un autre
Blésois, l'occultiste Paul Le Cour (1871-1954), rédacteur au ministères des travaux
publics à Paris, surtout connu pour ses entreprises de promotion d'une "idéologie
atlantéenne", qui affirmait l'origine occidentale de tous les grands symboles et des
grands systèmes métaphysiques (46).
Fondateur de la revue Atlantis, il y signa trois articles consécutifs sur le sujet de la
"triple enceinte". La parution de juillet-août 1928 intitulée L'emblème symbolique des
trois enceintes s'ouvrait sur un rappel des circonstances dans lesquelles Louis de La
Saussaye découvrit la pierre de Suèvres. Sur la base des conclusions de Florance, après
s'être livré à diverses considérations symboliques, il interpréta la gravure du monument
comme une représentation des "trois cercles de l'existence Keugant, Abred,
Gwynfyd",doctrine qu'il attribua "à la tradition gauloise et celtique" (mais qui bien sûr
proviendrait elle-même de la tradition atlantéenne). Pour preuve de cette analogie, il
publia dans le numéro d'avril 1929 un mystérieux document présentant "trois carrés
concentriques reliés par des lignes en croix et portant au centre un autel ou arus" (Fig.
9).
Fig. 9: plan présumé de la cité gauloise des Eduens publié par Paul Le Cour dans
Atlantis(1929), d'après Devoucoux.
La gravure, d'après Paul Le Cour, extraite d'un ouvrage sur la cathédrale d'Autun par le
chanoine Edme Thomas, y était donnée comme figurant la cité gauloise des
Eduens. "Dans cet ouvrage, nota-t-il,l'auteur s'occupe longuement de cette partie de la
kabbale qui s'appelle la Gématrie, c'est-à-dire la valeur numérale des mots (...) les mots
inscrits sur ce dessin se rapportent à la hiérarchie druidique. Edme Thomas ne donne
malheureusement aucun renseignement pouvant permettre de savoir ce que représente
cette gravure et quelle est sa provenance. Néanmoins elle s'associe singulièrement à
l'idée de faire de la pierre de Suèvres une pierre druidique comme le pense M.
Florance" (47).
Singulièrement en effet, puisqu'on ne sait rien de la gravure en question. Paul Le Cour
paraît de plus ignorer que le véritable promoteur de l'ouvrage d'où est tiré cet
"apocryphe" fut en fait Jean-Sébastien Adolphe Devoucoux (1804-1870), vicaire
général de la cathédrale d'Autun et kabbaliste réputé dans les milieux "ésotérisants", qui
émailla le texte d'Edme Thomas de ses commentaires. Son nom figure pourtant en
toutes lettres dans une note de l'introduction...
L'ecclésiastique, qui sera évêque d'Evreux de 1858 à sa mort, fut co-fondateur puis
président de la Société Eduenne (Société Archéologique d'Autun). Il réedita l'Histoire
de l'antique cité d'Autund'Edme Thomas, chanoine du XVIIe siècle, l'accompagnant
d'abondantes notes où il fit valoir ses vues spéciales en matière d'interprétation
symbolique. Le vicaire émanait d'une "école" centrée sur le diocèse d'Autun, témoin
d'une sorte de renaissance chrétienne post-révolutionnaire et romantique, qui prônait un
retour aux symboles et un certain ésotérisme dans leur herméneutique. On peut noter
que Devoucoux fut désavoué par ses anciens amis pour ses commentaires jugés sans
ordre et de peu de rigueur scientifique (48). Si l'on consulte l'ouvrage d'Edme Thomas
dans sa réédition de 1992, on constatera facilement que le plan supposé de la cité
éduenne illustre une des nombreuses notes du vicaire, par ailleurs fort obscure... Il est
probable selon moi qu'on dût à son zèle spéculatif la gravure de Paul Le Cour... un peu
trop belle pour être vraie, qui n'a évidemment pas d'origine connue, ce qui en fait
vraiement un de ces "documents providentiels" dont un certain ésotérisme a le secret.
On peut, dans le même ordre d'idées, noter que l'écclésiastique préconisait l'utilisation
d'apports judaïques dans le décryptage des monuments anciens, gallo-romains ou
médiévaux. Comme le livre en question fut édité par Devoucoux en 1846 (49), c'est-à-
dire peu ou prou dans les années où l'on "inventa" la pierre "druidique" de Suèvres (la
première mention en est faite, rappelons-le, en 1844), on ne peut manquer de rapprocher
de cet arrière plan "gallico-kabbalistique" les propos, déjà cités, de l'abbé Morin: "... des
traces de de rainures, quelques lignes cabalistiques (sous-entendu la gravure aux trois
carrés), ont fait croire au savant antiquaire que cette pierre était un monument
mégalithique ou un dolmen gaulois" (c'est moi qui souligne); et de se demander (comme
disait un autre célèbre ésotériste), lequel a inffluencé l'autre?... A moins que cette sorte
d'association d'idées ne fût dans l'air du temps (51)...
Comme on le voit, la plus grande confusion présida à la naissance de la "triple enceinte"
et de part et d'autre on usa des mêmes méthodes, chacun voulant à tout prix adapter le
symbole à ce qu'il faut bien appeler, sous réserve d'éléments plus concrets, sa petite
spécialité.
Paul Le Cour ajouta la mystérieuse gravure à l'édifice de Florance, ce qui n'était sans
doute plus nécessaire: au prix de quelques contorsions et fort d'une incontestable
autorité scientifique, l'archéologue blésois était parvenu à imposer l'idée d'une "triple
enceinte" druidique et sacrée à seule fin d'asseoir la réputation de son monument... A
l'instar de Jacob, il put alors y reposer sa tête et songer, peut-être, à une bien longue
descendance... Mais nous avons vu ce qu'il en fut exactement.
En juin 1929, le métaphysicien (et très anti-occultiste) René Guénon (1886-1951), autre
natif de Blois, publia à son tour dans Le Voile d'Isis une étude intitulée La triple
enceinte druidique, titre explicite qui reprend sans discussion les concepts de Florance,
bien que le contenu de l'article soit d'ordre plus général, et que soit remis prudemment
en cause dans une note le caractère d'ombilic des Gaules attribué à Suèvres. Il précisa
cependant que les trois enceintes de la figure, symbolisant d'après lui trois degrés
d'initiation, pouvaient effectivement se rapporter à la hiérarchie druidique, emboîtant en
cela le pas aux rapprochements hasardeux de Paul Le Cour (très curieusement d'ailleurs,
car on sait qu'il prenait ce dernier pour un fantaisiste), et imprimant à la thèse gauloise
un sceau que sa réputation intellectuelle allait rendre définitif.
UNE CONFRERIE MEDIEVALE
On vit se produire enfin sous la plume de l'archéologue loudunais Louis Charbonneau-
Lassay (1871-1946), ami de Guénon, figure emblématique de l'hermétisme chrétien et
collaborateur occasionnel de Paul Le Cour dans la revue Atlantis, une métamorphose
inattendue du thème "sacrificiel", déplacé cette fois-ci exclusivement sur la figure aux
trois carrés concentriques, et miraculeusement "christianisé" par le concours de
nouveaux et improbables témoignages.
Dans son étude intitulée La triple enceinte dans l'emblématique chrétienne parue dans
Atlantis de septembre-octobre 1929, Charbonneau-Lassay, qualifiant la pierre de
Suèvres de "menhir" (sic) et prenant comme point de départ les affirmations conjuguées
de ses prédecesseurs concernant notamment l'origine celtique du dessin, s'attacha
principalement à cerner le sens possible du symbole en milieu chrétien, puisqu'on avait
noté sa présence sur divers monuments médiévaux civils ou religieux, et qu'il l'avait lui
même relevé dans l'ancienne abbaye de Seuilly, ou parmi les graffiti de Chinon qu'il
attribuait aux Templiers (Fig. 10).
Fig. 10: graffiti relevés par Louis Charbonneau-Lassay au château de Chinon
(A), et dans l'abbaye de Seuilly (B) (xylographies).
Il s'était déjà exprimé sur le sujet dans une lettre dont Paul Le Cour fit paraître un extrait
dans le numéro d'Atlantis où figurait justement la gravure apocryphe de la cité eduenne:
il voyait alors dans la "triple enceinte" un possible emblème de la Jérusalem céleste.
Mais il corrigea son jugement à la suite de nouvelles informations reçues d'une
mystérieuse source "qui ne relève pas de l'ordinaire domaine de la bibliographie et qui
est, pour le moins, tout aussi sûre" (52). Elle l'était selon lui puisqu'il s'agissait d'un
représentant autorisé de sociétés initiatiques chrétiennes affirmant une parfaite
orthodoxie doctrinale, venues en droite ligne et par transmission directe de la fin du
Moyen-Age, appelées l'Estoile Internelleet la Fraternité du Divin Paraclet, fondues en
une seule organisation au moment de la Révolution française. L'existence lui en fut
révélée en 1925. Il reçut en dépôt certains documents dont un cahier de dessins du XVe
siècle contenant divers symboles, matériel dont il se servit pour rédiger en partie son
ouvrage majeur, le Bestiaire du Christ. D'après cette source, la "triple enceinte" aurait
été, pour la première chrétienté, "l'idéogramme de la portée de la rédemption sur le
plan universel", les trois enceintes concentriques symbolisant les "trois mondes", cette
fois-ci ceux de l'Encyclopédie médiévale: terrestre, firmamental et celeste ou divin, et la
croix "qui le traverse aux deux tiers, (y figurant)l'efficacité directe du sacrifice du
Calvaire sur le monde terrestre et sur le monde astronomique,(mais s'arrêtant) au seuil
du monde angélique et divin, qui n'a pas eu besoin de rédemption" (53).
Quand à la mystérieuse source d'information, il semble établi aujourd'hui qu'elle
provienne du chanoine Théophile Barbot (1841-1927), prélat, archiprêtre de Loudun,
qui aurait été à l'époque le chef et dernier représentant de la confrérie du Paraclet (54). Il
n'est pas indifférent de noter que ce dernier fut en étroite collaboration avec un
représentant des plus éminents de la fameuse "école" d'Autun, le cardinal Jean-Baptiste
Pitra (1812-1899), propre ami de jeunesse du vicaire Jean-Sébastien Devoucoux....Bref,
je ne ferai qu'évoquer ici ces rapprochements et filiations possibles dans le
développement de certaines interprétations. Quelle que soit la valeur de la thèse
défendue par Charbonneau-Lassay (certains graffiti de "triple enceinte" sont parfois
directement associés à la croix, à Loches par exemple), il semble décidémment qu'on
doive sur cette question se résigner à l'incertitude des preuves... Pourquoi, par exemple,
le cahier de
l' Estoile Internelle, souvent évoqué, et puisque Charbonneau-Lassay reproduisit ici ou
là quelques uns de ses dessins sous forme de xylographies, ne fut-il jamais publié dans
sa totalité?
Chacun répondra à cette question comme il l'entend. La "triple enceinte sacrificielle"
entra bel et bien par cet artifice dans le giron de l'orthodoxie religieuse, suivant en cela
le sanctuaire de Suèvres qui, par le passé, de païen devint chrétien... Et je ne peux guère
m'empêcher d'y voir l'inffluence discrète des préjugés attachés à la pierre de Suèvres
depuis le XIXe siècle, qui, sous l'impulsion inavouée de ceux d'Autun (rappelons qu'ils
entendaient prouver l'universalité du symbolisme et la "culmination" de toutes les
anciennes religions dans celle du Christ), transformèrent l'effusion païenne du sang
humain en sacrifice chrétien du Calvaire (55).
LE SONGE S'ACHEVE ?
On pourrait épiloguer longtemps sur les construction idéologiques qui marquèrent de
leur emprise les recherches sur le symbole aux trois carrés concentriques, inffluençant
durablement les esprits et stérilisant parfois purement et simplement le regard. Cette
constatation n'est pas une critique définitive des thèses qui furent énoncées, mais des
voies empruntées par lesquelles on les fit valoir. Le préjugé templier par exemple
(encore attaché aujourd'hui à la "triple enceinte"), dû à une interpolation des travaux de
Louis Charbonneau-Lassay sur le grand graffiti de Chinon (56), fondé sur la même
absence d'indices probants, parvint à imposer des développements qui ne furent pas
pour clarifier une question déjà bien embrouillée.
Il semblerait que, en matière de graffiti, on se soit plus souvent attaché à infléchir les
objets d'étude qu'à simplement les interroger, et cette pratique ne fut pas seulement le
fait de milieux non-scientifiques comme nous l'avons vu. Serge Ramond, président de
l'ASPAG, a donné une excellente preuve de ce phénomène pouvant aller jusqu'à la
falsification parfois inconsciente des relevés, dans une communication sur le très
"singulier" travail effectué à Domme par le chanoine Tonnelier, qui fit longtemps
autorité dans certains milieux archéologiques (57).
La "triple enceinte" se prête, plus que toute autre figure, à ce type d'arrangement, en
raison sans doute du caractère strictement géométrique et peu représentatif de son
dessin, mais aussi de l'absence de points d'appuis iconographiques ou textuels pouvant
expliquer sa présence parfois insistante dans certains lieux et apporter des éléments de
sens à son interprétation. Il en est cependant un document -réel celui-là- qui n'a jamais à
ma connaissance été publié dans une étude sur le sujet et dont l'évocation dans ce
contexte me paraît, à plus d'un titre, justifiée (Fig. 11). Il s'agit d'une xylographie
extraite de la célèbre Chronique Universelle de Nuremberg d'Hartmann Schedel,
ouvrage imprimé de la fin du XVe siècle (58). La gravure en question a le mérite d'être
appuyée par un texte et de s'inscrire dans une période pour laquelle sont attestées des
représentations de "triples enceintes", dont le caractère symbolique (au sens large) ne
peut être contesté.
Fig. 11: en haut, xylographie extraite de la Chronique universelle, 1493: le temple
d'Ezechiel. En bas, page manuscrite du f° LXVI r°, maquette destinée à
l'imprimeur (source: La chronique universelle, 1493, Taschen 2001).
Le style schématique de cette gravure présente une analogie presque parfaite avec celui
des "triples enceintes" telles qu'elles sont majoritairement représentées. La légende de la
maquette destinée à l'imprimeur semble indiquer qu'il s'agit d'une figure se rapportant au
plan du temple spirituel des Juifs prophétisé par Ezéchiel. Elle illustre la cinquième
époque de la Chronique, allant de la prise de Babylone aux évènements immédiatement
antérieurs à l'avènement du Christ et concerne plus particulièrement la reconstruction du
Temple de Jérusalem (59). Des voies relient, dans trois directions de l'espace, les parvis
séparés par des enceintes. Il manque un chemin, mais on suit en cela le texte de l'Ancien
Testament qui ne signale pas de portes à l'ouest. Le graveur crut bon d'interpréter ainsi
le texte biblique (60): obéissait-il à des instructions particulières ou se référait-il à un
modèle?
On peut noter que selon la typologie médiévale, le temple d'Ezéchiel est une
préfiguration de la Jérusalem Céleste. Se pourrait-il qu'on ait, dans certains milieux, usé
du shéma de la "triple enceinte" pour évoquer un archétype architectural
traditionnel (61)? Si un tel rapprochement peut être confirmé par de nouveaux éléments,
il faudra donner crédit à Louis Charbonneau-Lassay, précédemment cité, d'avoir
formulé une première hypothèse allant dans ce sens (62) et admettre que, malgré les
développements aventureux et les intentions trop manifestement orientées qui
caractérisèrent son travail sur la pierre de Suèvres, Florance n'eut peut-être pas tout à
fait tort de voir dans le dessin aux trois carrés concentriques la représentation
d'une triple enceinte sacrée...
NOTES (Les initiales en capitales se rapportent à la bibliographie)
(1) LHA 1886, 1891 / SOG 1958, p. 45. C'est en effet l'histoire telle qu'elle nous a été
transmise par l'abbé Morin. En réalité, il est déjà fait mention de la "pierre soulevée
récemment" en 1844 (CHO), où il n'est pas question de Louis de La Saussaye, ce qui
invalide l'opinion de A. Prudhomme, qui place l'évènement en 1836, se fondant sur
l'ethnologue Bernard Edeine (BSS 1986-1987 / LS 1970, p. 609); d'autres situent la
découverte par l'antiquaire en 1858, ce qui est très peu probable si l'on s'en tient aux
témoignages directs, par exemple de l'abbé Guettée (NHA 1850). Une source inédite
vient confirmer que la pierre était connue un an avant son "invention" par Louis de La
Saussaye, et il semble même que cette dernière ne lui soit redevable en rien. Il s'agit
d'un article publié dans Le Journal du Loir-et-Cher du jeudi 7 juin 1849 (REG 1849),
que je livre ici dans son intégralité (on pourra remarquer qu'on ne fait aucunement
mention de l'article de 1844 de la Chorographie de Loir-et-Cher):
"Découverte archéologique à Suèvres. On vient de faire une découverte archéologique
intéressante sur le territoire de Suèvres: c'est celle d'une pierre énorme que tout
annonce avoir servi à la célébration des mystères sanglants de la religion gauloise. En
effet, elle est traversée, à l'une de ses extrémités, par des trous naturels qui servaient à
faire tomber sur la tête des initiés le sang humain des victimes égorgées sur cet espèce
d'autel, comme le pratiquait ainsi l'antiquité romaine dans les cérémonies moins
barbares du Taurobole. Un autre monument druidique, situé près de Pontlevoy, la
Pierre de Minuit, est percée de trous semblables, et on en rencontre sur beaucoup
d'autres; mais une particularité de la pierre de Suèvres, tout à fait rare, même en
Bretagne où les monuments de ce genre sont nombreux, est une figure grossièrement
tracée en creux et formée de deux carrés (sic) concentriques terminés,à deux de leurs
angles, par des rigoles conduisant jusqu'aux bords de l'autel, et qui pouvaient aussi être
destinées à faire écouler le sang de la victime placée sur les carrés symboliques.
Ajoutons qu'une légende (?) conservée à Suèvres, rappelle le souvenir des sacrifices
sanglants accomplis sur cette pierre. M. Vilpou, auteur de la découverte du monument,
qu'il a faite en cherchant un bloc de pierre destiné à soutenir la machine à vapeur de
son usine, s'est empressé de l'offrir à M. le maire de Blois, en échange d'une autre
pierre de dimension semblable.
On savait que Suèvres, placé près de l'ancienne voie romaine d'Orléans à Tours,
remontait à une haute antiquité. Deux belles inscriptions du temps d'Auguste y ont été
recueillies il y a longtemps, et placées dans les murs de l'église romane de Saint-
Christophe (sic). Il serait à désirer qu'elles fussent acquises pour le musée de Blois, car
cette église, qui sert de grange aujourd'hui, peut être démolie, et ses matériaux
dispersés.
Les plus anciens monuments écrits, où il soit question de Suèvres, remontent au IXe
siècle, et son église de Saint-Lubin offre dans le pignon occidental un des débris,
extrêmement rares aujour'dhui, de l'architecture de ce temps. Suèvres était alors une
Viguerie, ou chef-lieu de justice seigneuriale, ce qu'on a appelé depuis une prévôté. Son
nom latinisé était Sodobrium, dont on ne peut méconnaître la physionomie gauloise, et
d'où est venue l'appellation moderne. La pierre de M. Vilpou vient d'ajouter un précieux
témoin de l'époque la plus reculée de cette localité".
(2) LHA 1891. Le lieu exact ne semble pas très établi. L'abbé Rivard indique de son
côté (mais cela paraît peu plausible) que "ce puits se trouve sous le dallage , au fond de
la chapelle Saint-Lubin"(SOG 1958 p. 29).
(3) Il ne le sera d'ailleurs jamais. Sur quoi se basait-on pour le qualifier de "romain"?...
(4) Louis de La Saussaye fut à l'origine de la Société des Sciences et lettres de Loir-et-
Cher (1833), co-fondateur et collaborateur de la Revue Numismatique Française (1836),
titulaire de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres (1845) et recteur de l'Académie
de Poitiers puis de Lyon (1856-1871) (Cf. Elizabeth Latrémolière: Un bicentenaire:
Louis de La Saussaye (1801-1878) dans Les Amis du Château et des Musées de Blois
n°32, déc. 2001.
(5) HP 1909
(6) E. Latrémolière, chargée des collections archéologiques du château de Blois, lettre
du 20 fév. 2002. La pierre est mentionnée sous l'appellation de "table des sacrifices",
sans plus de précisions.
(7) HP 1909
(8) Nicolas Morin, curé de Suèvres de 1846 à 1891, membre de la Société
Archéologique du Vendômois, LHA 1891.
(9) Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l'indusrie primitive et les arts à
leur origine par M. Boucher de Perthes, 3 vol., Paris 1849-1864.
(10) Il n'y aura aucune preuve archéologique de l'origine celtique de l'oppidum de
Suèvres. Les fouilles sur le site de Saint-Lubin ne feront état que de vestiges gallo-
romains.
(11) Anthony Genevoix alias M. Blanchot, directeur de l'école maternelle primaire de
blois, CHO 1844.
(12) C. Goudineau, Cette Gaule qui n'exista pas, dans mensuel Notre Histoire, juin
2002. Voici, pour donner le ton du moment, ce qu'écrivit le chanoine Mahé, fervent
celtomane, fondateur de la Société Polymathique de Morbihan en 1826 et membre de
plusieurs sociétés savantes, dont les travaux servirent de référence durant des
décénnies: "Là, une pierre solaire: de tous côtés, on trouve des menhirs devant lesquels
se prosternaient un peuple aveuglé par la superstition et des autels sur lesquels
ruisselait le sang humain. Ici, se fait sentir de quel aveuglement et de quelle
dépravation l'homme est capable quand sa raison n'est pas éclairée par une lumière
supérieure et en quel triste état nous serions nous-mêmes si la main bienfaisante d'une
religion lumineuse n'avait déchiré le bandeau qui nous couvrait les yeux" (Essai sur les
Antiquités du département du Morbihan, 1825, cité par F. Ars, Archéologues en soutane
au chevet des mégalithes, magazine Histoire du Christianisme, n° 13, nov. 2002).
(13) LHA 1891. Duchalais n'eut pas toujours cette opinion (cf. LHA 1886); Et cf. abbé
Guettée (NHA
1850): "Nous ne dirons rien de la fameuse pierre transportée naguère du cimetière de
Saint-Lubin à Blois. Avec un peu de bonne volonté on peut en faire un dolmen, y
découvrir même la rigole et l'orifice par lesquels coulait le sang des victimes. Mais
aussi, avec un peu de mauvaise volonté, on peut n'y rien voir et ne la regarder que
comme une pierre tumulaire".
(14) LHA 1891.
(15) Camille Florance était fondé de pouvoir du Trésorier payeur général du
département. Il devint en mai 1885 trésorier de la Société d'Histoire Naturelle et
d'Anthropologie (constituée le 10 juin 1881) avant d'accéder à sa présidence en 1901,
fonction qu'il exercera jusqu'à sa mort. D'abord et surtout botaniste, il se consacra avec
vigueur au développement des collections et mit ses multiples talents au service de
l'association, suscitant donations, subventions, aides de toutes sortes, avant de faire du
Musée d'Histoire Naturelle de Blois (inauguré en 1903) le plus réputé et le plus
richement doté de province. La société ne prendra qu'en 1922 une orientation plus
nettement paléontologique et préhistorique. Florance fut l'un des vice-présidents de la
Société Préhistorique Francaise ( Madeleine Siériès, historique inédite).
(16) HP 1909.
(17) Gravure en 3/4 face de A. de Mortillet, d'après une photographie de Mieusement
(HP 1909).
(18) Cf. les travaux de Georges Courtry, Congrès de l'Association francaise pour
l'avancement des sciences à Montauban, 1902; congrès de Reims, 1907 (cité par
Florance); et L'écriture préhistorique, dans Congrès Préhistorique de Nîmes, compte
rendu de la 7ème session, 1911 (Paris, 1912).
(19) MSS 1872.
(20) Officier et archéologue, grand spécialiste de la statuaire gauloise, auteur d'un
monumental Recueil général des bas-reliefs, statues et bustes de la Gaule romaine,
publié entre 1907 et 1938. Il fut conservateur des musées de Nîmes.
(21) Cité par Paul Le Cour, ATL n°10, 1928.
(22) BSP 1919; BSH 1926.
(23) BSP 1919.
(24) BSP 1919.
(25 BSP 1919.
(26) BSP 1919.
(27) GCO 1910; BSP 1919; BSH 1926.
(28) BSH 1926).
(29) En fait, cela ne semble pas très clair dans l'esprit même de Florance: situe-t-il
l'autel à sacrifices à proximité de l'omphalos, ou identifie-t-il bel et bien les deux?
(30) BSH 1926.
(31) BSH 1926.
(32) SOG 1958.
(33) SOG 1958, p. 36.
(34) SOG 1958, p. 39.
(35) SOG 1958, p. 35.
(36) Sur la demande de Florance, la pierre avait accompagné le transfert du Musée des
Beaux-Arts, comprenant les collections lapidaires (les collections de science naturelle
n'y seront exposées qu'en 1922). Le monolithe fut déposé dans la cour d'honneur près de
l'escalier qui conduisait au musée. En 1940, après le bombardement de la mairie quai
Saint-Jean, la municipalité s'installa de toute urgence dans l'ancien palais épiscopal,
provoquant le retour des collections vers les combles du château. La pierre fut laissée
sur place en raison des difficultés que présentait son transport.
(37) Le mystère de la pierre de Suèvres, hebdo gratuit Expressions, mercredi 31 octobre
1990. E. Latrémolière précise plus sobrement que la pierre fut rapatriée au château
"dans le cadre d'une nouvelle présentation des collections d'antiquités" en 1959, et non
en 1958 comme l'indique Expressions (lettre du 20 février 2002).
(38) La Nouvelle République du Centre-Ouest, mardi 19 septembre 1995, p. 2; et cf. le
n° du 18 octobre 1990 pour le compte-rendu d'inauguration.
(39) IMF 1974.
(40) Communiqué par E. Latrémolière (lettre du 20 fév. 2002). Dans son mémoire de
maîtrise sur les "cultes carnutes" M. Ferdière (qui fut directeur régional des Antiquités
Historiques du Centre) rejoint l'avis des géologues, à savoir que des trous semblables
sont naturellement observables dans le calcaire de Beauce. D'après Florance les trous
d'origine naturelle avaient été agrandis artificiellement. Rappelons pour mémoire que
Paul Le Cour y voyait l'empreinte... d'une main géante.
(41) Cependant, d'après Christian Wagneur, le chercheur sans doute le mieux informé
sur le sujet (recherches inédites), si l'on excepte la gravure de Villefranche, deux "triples
enceintes" sont attestées en France pour la période gallo-romaine (lettre du 9 juin 2001).
(42) Cette datation par défaut semble avoir suscité de nouvelles interprétations
concernant la signification de la pierre. Dans une lettre en date du 26 mars 1990, la
conservation du château de Blois (à l'époque Mme Tissier de Mallerais) précisa qu'"une
signification ludique et rituelle (solaire) (sic) doit être aussi envisagée et plus
plausible", mais sans qu'on sache véritablement pourquoi (archives du Syndicat
d'Initiative de Suèvres, communication de Mme Fiot).
(43) L'histoire de la pierre druidique est référencée dans le légendaire de Loir-et-Cher
publié par
J. Cartraud en 1981. L'article est inspiré de la notice de l'Inventaire des mégalithes de
France. Il est symptomatique qu'aucune mention ne soit faite de Florance (LLC).
(44) On peut noter que l'appellation de "triple enceinte" est toujours préférée dans
certains milieux archéologiques au terme plus générique de "marelle". Mais il s'agit
d'une commodité de langage qui n'a plus nécessairement de connotation architectonique
(cf. F. Beaux, GERSAR). D'autres utilisent le nom de "marelle triple" (cf. C. Wagneur).
(45) ATL 1928-1929; ATC 1929; VI 1929.
(46) Cf. correspondance de Paul Le Cour à Camille Florance (Bibl.)
Paul Le Cour donna plusieurs conférences à la Société d'Histoire Naturelle de Loir-et-
Cher, dont une au sujet de l'"Atlantide" (1er mars 1925, bulletin n° 19). La société eut
par ailleurs au XIXe siècle quelques préoccupations "occultistes": elle présenta en 1894,
par l'entremise d'un de ses membres bienfaiteurs,
M. Horace Pelletier, une "séance d'occultisme expérimental" dans l'une des salles du
château de Blois, où elle avait alors son siège. On fit la démonstration d'une "mise en
action de la force psychique" avec médiums, quelques séances d'hypnose d'après la
méthode de Charcot à la Salpêtrière (!), des expériences de "magnétisme à distance", de
spiritisme et de "théurgie" (programme du 14 juin 1894, archives de la Société
d'Histoire Naturelle).
(47) ATL 1929.
(48) Cf. P. L. Zoccatelli, La réception de Louis Charbonneau-Lassay dans les milieux
francais, dans www.cesnur.org/paraclet/archive-6.htm.
(49) Histoire de l'antique cité d'Autun par Edme Thomas, official, grand chantre et
chanoine de la cathédrale de cette ville mort en 1660, illustrée et annotée, Autun, 1846.
Repris en grande partie dans Etudes traditionnelles, Paris, années 1952 à 1957. Réédité
en 1977 chez Jeanne Laffitte et en 1992 chez Archè, Milan.
(50) Voir plus haut, "Un dolmen Gaulois".
(51) Plus qu'un trait de syncrétisme typiquement "occultiste", ce curieux mélange
est peut-être un écho de la mentalité ecclésiastique de l'époque. L'évocation de la
Kabbale est une allusion directe à la tradition judaïque; or pour nombre de prêtres au
XIXe siècle, pétris de culture classique et biblique, les autels anciens des Gaulois décrits
par Tacite ou Lucain sont du même ordre que les autels primitifs des Hébreux décrits
par Moïse dans la Bible (cf. LHA 1891, p. 108): en somme les signes d'un même culte
grossier, celui d'une même "religion naturelle" privée de la lumière de la révélation
christique, religion à laquelle cette dernière mit un heureux terme (cf. note 12). Il s'agit
bien sûr, avant tout, d'affirmer la supériorité du catholicisme... et de stigmatiser au
passage le "nouveau paganisme" que constitue l'affirmation progressive de l'état laïque.
(52) ATC p. 14 de la réed. posthume.
(53) ATC p.14-15.
(54) Cf. Marie-France James: Esotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et
christianisme aux XIXe s. et XXe s., Paris, 1981/ S. Salzani et P. L.
Soccatelli, Hermétisme et emblématique du Christ dans la vie et dans l'oeuvre de Louis
Charbonneau-Lassay, Milan, 1996, p. 63.
(55) Le dossier est toujours susceptible de s'étoffer, cette conclusion reste donc
provisoire... Rappelons cependant que la vocation supposée sacrificielle des anciennes
tables dolméniques, professée notamment dans le passé par le très inffluent chanoine
Mahé (Cf. note 12), fut une idée qui trouva ses principaux partisans dans les milieux
cléricaux, dans une optique évidemment apologétique (et cela bien que certains prêtres
fussent gagnés aux idées nouvelles). Un érudit nota justement en 1853: "C'est parce
qu'il fallait des autels à l'abbé Mahé que les dolmens sont d'anciens autels" (cité par F.
Ars, op. cit.).
(56) Louis Charbonneau-Lassay, Le Sacré-Coeur du donjon de Chinon attribué aux
Chevaliers du Temple, dans Regnabit, revue universelle du Sacré-Coeur, 1ère année, n°
8, janvier 1922 et n°10, mars 1922. Réédité dans Etudes de symbolique chrétienne, vol.
1, Paris, 1981. Tiré à part: Le coeur rayonnant du donjon de Chinon attribué aux
Templiers, Fontenay-le-Comte, 1922.
(57) Serge Ramond, Le faux dans l'archéologie du trait glyptographique, actes des
"Premières Rencontres Graffiti anciens"à Loches en Touraine, octobre 2001, ASPAG,
Verneuil-en-Halatte, 2002.
(58) Liber chronicarum, Anton Koberger imprimeur à Nuremberg, 1493 /
Cologne,Tashen, 2001 (version allemande).
(59) f° LXIII recto à f° XCIIII verso. La gravure se trouve au f° LXVI r°. La maquette
manuscrite de ce folio (conservée à la Stadtbibliothek de Nuremberg) est reproduite
en fac-simile de la réédition Taschen (p. 29). La notice p. 644 indique que la plupart des
bois concernant le Temple ont été utilisés pour la première fois en 1481 dans l'édition
imprimée d'un ouvarage de Nicolas de Lyre. L'iffluence de sources judaïques pour une
telle iconographie "en diagramme" mériterait d'être explorée.
(60) Ezechiel, chap. 40 à 44.
(61) Dans une perspective théologique un tel symbole a un sens eschatologique. On
pourrait expliquer, dans cette hypothèse, la présence de "triples enceintes" sur certains
monuments funéraires, notamment dans l'enfeu de Jean Grivel ou Griveau, précepteur
de la commanderie Hospitalière de Lavaufranche (Creuse) à partir de 1402, mort vers
1420. Près de 80 "triples enceintes" sont peintes sur l'arc, la voûte et la partie supérieure
du fond du tombeau. Soulignons en dernière analyse que rien ne permet d'affirmer que
la figure de Suèvres (quelle que soit d'ailleurs la raison pour laquelle elle fut gravée) soit
antérieure au Moyen-Age.
(62) "avant le christianisme, ce dessin des trois enceintes devait avoir un sens
symbolique précis; il est possible que les deux premières lignes soient des enceintes, les
lignes droites en croix qui y aboutissent, des avenues et le plus petit carré un autel ou
un "saint des saints", un hiéron plus sacré que les autres. Je ne serais pas surpris que
les chrétiens en aient fait une image de la Jérusalem céleste..." (Lettre de Louis
Charbonneau-Lassay à Paul Le Cour, cité dans ATL avril 1929, p. 107). On retrouve
chez R. Guénon une idée semblable, bien qu'indirectement formulée (VI, note 2, p. 86
du recueil posthume).
BIBLIOGRAPHIE SUR LA PIERRE DE SUEVRES ET LE CACHET DE
VILLEFRANCHE-SUR-
CHER
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BSS/ PRUDHOMME André, La marelle, dans Bulletin de la Société des Sciences et
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Cher, jeudi 7 juin 1849 (vol. 24, p. 432); Un menhir au château de blois, dans journal
L'avenir, 23 sept. 1888 (vol. 28, p. 81-82).
VILLEDIEU Pierre, Villefranche-sur-Cher: à propos d'un cachet d'oculiste romain
trouvé au XIXe siècle, dans Bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de la
Sologne, n° 91, janv. 1988.
ANNEXE 1
Cette source inédite est un article paru dans le journal L'avenir du 23 septembre 1888
(REG 1888). Je ne la livre que pour mémoire, car elle est assez amusante: on peut y
constater une fois de plus qu'on n'a cessé de redécouvrir la pierre de Suèvres au fil du
temps, et cela jusque... dans la cour du château de Blois!... Au point même d'en oublier
son origine sodobrienne. On verra que les notations entre parenthèses, qui sont de la
main d'A. Trouëssart, ajoutent au sel de l'histoire:
"Un menhir au château de Blois. M. Mieusement vient de découvrir (?) ou plutôt
retrouver une pierre des plus curieuses, qui se trouve dans la cour du château, à l'angle
de la salle des Etats.
Il y a une vingtaine d'années, on montrait cette pierre aux étrangers, en la qualifiant de
pierre druidique. M. Mieusement, qui était récemment en Bretagne, aux environs de
Carnac, d'Erdeven et de Locmariaquer, a été frappé par l'aspect de cette pierre. Elle lui
est apparue comme un mégalithe des plus intéressants et des plus précieux. Elle porte,
en effet, un dessin en forme de grille, des plus curieux, rappelant les sculptures qui se
voient dans le dolmen de Kergavat, sur la route de Plouharnel à Auray.
Nous sommes allé voir nous-même cette pierre qui est digne de fixer l'attention des
savants. Est-ce un menhir, un mégalithe de la période Carnacéenne? A-t-elle été élevée
à Blois même, ou a-t-elle été apportée de Landes? Depuis quand est-elle au château?
Le dessin est-il de date relativement récente, ou remonte-t-il à l'époque des menhirs?
Autant de points à déterminer.
Si c'est un mégalithe sculpté, notre ville posséderait un des plus rares spécimens de
l'âge de pierre, qui a couvert le globe de ses monuments. En effet, à par les dessins
merveilleux du monument de Gavr'inis, les grilles de Kergavat et les haches sculptées
sur deux ou trois autres dolmens, il n'existe pour ainsi dire pas de mégalithes sculptés.
Cette trouvaille serait dès lors (en admettant la trouvaille? A. T.) une découverte (?)
importante, qui aurait dans le monde un légitime retentissement (Et tout cela avant de
prendre le soin de s'informer sur l'origine de cette pierre!).
Ce serait une curiosité de plus dans notre ville, un attrait de plus pour l'étranger, que ce
vestige des temps préhistoriques, modestement caché depuis des siècles (et pourquoi
caché, cette pierre était parfaitement en vue) dans la cour du château/ H. de C."
14 octobre: " M. l'abbé Morin, curé de Suèvres, nous écrit que la pierre en question
était située dans l'enceinte de l'ancien temple d'Apollon, dont on voit encore les ruines
dans le cimetière de Saint-Lubin, à Suèvres, qu'elle a été tirée, en 1848, par M. de La
Saussaye, avec le consentement du maire et de la fabrique, et transportée par ses soins
au château de Blois."
ANNEXE 2 (13-02-10)
Le département des fonds anciens de la bibliothèque de l'Abbé Grégoire de Blois
possède, dans un dossier de correspondance entre Paul Le Cour et camille Florance (cf.
Bibl.), une lettre inédite de René Guénon à l'archéologue blésois intéressant cette étude,
puisqu'elle nous révèle que les deux hommes furent en contact au moins ponctuellement
au sujet de la "triple enceinte" et échangèrent diverses publications. René Guénon y
livre à son correspondant une interprétation générale du symbole dont il ne fera état
officiellement qu'en juin 1929 dans les pages du Voile d'Isis. J'ai donc jugé intéressant
d'en faire ici la transcription intégrale:
"M. Guénon. Paris, 10 novembre 1928. 51, rue St-Louis-en-l'Ile (IVe)
Cher Monsieur,
C'est moi qui aurait dû vous remercier de m'avoir confié votre brochure sur le gui, que
j'ai lue avec beaucoup d'intérêt, ainsi qu'un de mes amis qui désirait la connaître depuis
longtemps.
Je suis heureux que la brochure de M. Charbonneau vous ai fait plaisir; bien entendu,
vous pouvez la garder, car j'en ai encore un assez grand nombre d'exemplaires.
J'ai vu en effet, dans le dernier numéro d'"Atlantis" qu'on m'a communiqué ces jours-ci,
ce qui concerne la figure des trois enceintes, dont l'origine druidique me paraît aussi
très vraisemblable. J'ai écrit hier à M. Charbonneau, et je lui ai demandé ce qu'il pense
de cette question; s'il a quelque idée intéressante à ce sujet, je ne manquerai pas de
vous en faire part.
Pour moi, je pense que les trois enceintes représentent tout simplement trois degrés
d'initiation. Ce qui m'a donné cette idée, c'est que j'ai eu autrefois sous les yeux des
documents provenant de certaines organisations initiatiques et dans lesquels les
différents degrés hiérarchiques étaient décrits comme autant d'enceintes concentriques.
Naturellement, ces documents étaient fort récents en comparaison de ce dont il s'agit,
mais il y a là, probablement, l'écho d'une tradition dont l'origine peut remonter très
loin, encore que la façon dont elle a pu se conserver et se transmettre soit assez
difficilement saisissable pour bien des raisons. Je vous donne mon idée pour ce qu'elle
vaut; il faut ajouter, d'ailleurs, que les degrés initiatiques sont toujours regardés comme
correspondant à autant de "mondes", c'est-à-dire d'états d'existence hiérarchisés, et
aussi que presque tous les symboles ont une pluralité de significations qui, loin de
s'exclure, se complètent au contraire les unes les autres. Il ne faudrait donc pas voir
dans ce que je vous dis une interprétation exclusive, mais il me semble bien que c'est là
que se trouve le point de départ dont il faut tenir compte pour rechercher, par analogie,
les autres interprétations possibles. Vous serez bien aimable de me dire, à l'occasion, si
cette explication vous paraît satisfaisante.
J'ajoute encore que les lignes qui joignent les trois enceintes s'expliquent aussi très
bien: ce seraient les canaux par lesquels l'enseignement de la doctrine se répand du
degré suprême jusqu'au plus inférieur. Cette figuration me fait penser à la "fontaine
d'enseignement" des "Fideli d'Amore", depuis Dante jusqu'à Pétrarque; et des images
plus ou moins semblables se rencontrent dans les traditions de presque tous les peuples,
en Orient aussi bien qu'en Occident. Cette fontaine a même été prise comme un des
symboles du Christ; M. Charbonneau a là-dessus des documents très intéressants.
Veuillez recevoir, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
R. Guénon.
Je vous demanderai, jusquà nouvel ordre, de ne pas communiquer ce que je vous dis ici
à M. Le Cour; quand son imagination travaille sur certains renseignements, on ne sait
jamais ce que cela peut devenir; et c'est pourquoi j'aime mieux prendre le temps de
préciser moi-même divers points, surtout en ce qui concerne les rapprochements à
établir avec d'autres symboles".
LES PIERRES DU SONGE
Etudes sur les graffiti médiévaux
LA TRIPLE ENCEINTE COMME SYMBOLE ARCHITECTURAL (1) ESSAI D'INTERPRETATION DE QUELQUES GRAFFITI DE LA TOUR
"A BEC" DE LOCHES (INDRE-ET-LOIRE)
"A tant ce tout complet en sa charpenterie:
Ne demandoit plus rien que sa menuiserie Le meuble précieux et l'embellissement.
L'Eternel dit le mot, et la terre déserte
Est toute de vergers, et de jardin couverte Et produit fleurs et fruicts d'un seul enfantement."
Pierre Poupo, La muse chrestienne, 1585.
Il n'existe aucun témoignage direct des phases de construction des fortifications de
Loches entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle. La datation des diverses
parties concernées ne résulte que de l'étude architecturale et archéologique.
Les tours dites "à bec" en raison de leur forme ogivale (autrefois appelées tours
d'Aubiron ou d'Auberon) sont attribuées tantôt à Philippe-Auguste après la "grande
et cruelle batterie" qu'il infligea à la forteresse en 1205, tantôt à Richard Coeur-de-
Lion qui occuppa la place de 1194 à cette date. Mais tous sont d'accord pour situer
l'élévation progressive des tours au temps charnière des XIIe et XIIIe siècles. Les
trois édifices au plan novateur englobèrent en partie des tours cylindriques plus
anciennes. Ils étaient destinés à renforcer la courtine sud. Malgré des disparités de
conception, les tours "à bec" suivaient un même shema directeur: un niveau
sommital traversé par le chemin de ronde, trois étages indépendants entre eux;
chaque édifice possédant une salle chauffée par une cheminée d'angle (1).
C'est à l'aplomb de l'une de ces cheminées, dans le seul bâtiment de ce type visible
aujourd'hui, que se trouve un ensemble de gravures géométriques très effacées, mais
dont l'intérêt principal est d'apporter des éléments nouveaux à la compréhension
des représentations de "triples enceintes".
Fig. 1: Loches. Graffiti de la tour "à bec": "triple enceinte" avec 12 perforations:
a) martelage; b) fissure; c) désquamation (relevé de l'auteur).
DES GRAVURES RECTANGULAIRES
Au contraire de la plupart des graffiti du même étage (dont une "triple enceinte" en
association que j'évoquerai tout-à-l'heure), ceux qui "encadrent" le foyer de cheminée,
dans l'angle nord-ouest de la tour, sont marqués par une très forte érosion et en voie
d'effacement. Un relevé par transparent permet toutefois une lecture fiable.
Ils sont curieusement situés à la base du mur, à proximité du plancher. En premier lieu,
une "triple enceinte" assez mal formée, sur le mur à droite de l'archère ouest (c'est-à-dire
à gauche de la cheminée), comportant une dépression dans son centre, est marquée dans
sa partie supérieure droite de douze petites cupules alignées horizontalement (Fig. 1).
Elle est accompagnée de petites figures à demi-effacées en forme sensible de rectangles,
motifs que l'on retrouve sur le lit de pierres inférieur, et surtout en face, à la base du mur
nord (à droite de la cheminée) en assez grand nombre et regroupés sans ordre,
accompagnant quelques autre "signes" dont je parlerai ensuite. Ces figures
rectangulaires sont d'échelle semblable et obéissent à un même type. Il n'y a guère que
leur plus ou moins grand degré d'effacement qui les singularise, et tout de même
quelques variations qui vont faciliter l'interprétation. Dans un cas le dessin prend une
allure très explicite pour un oeil moderne: l' objet représenté est de toute évidence une
doloire (Fig. 2).
Fig. 2: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloire (relevé de l'auteur).
En va-t-il de même pour les motifs plus schématiques? Ils sont moins évidents; il faut le
secours de l'iconographie des miniatures pour confirmer qu'il s'agit bien de l'outil attitré
des charpentiers médiévaux, toujours le même, laissé à plusieurs reprises sur les murs,
de toute évidence par la ou les personnes qui gravèrent la "triple enceinte" dont j'ai
parlé, puisqu'on retrouve le même motif (dans un style de gravure et avec une érosion
très proches) jouxtant la figure (Fig. 3).
Fig. 3: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloires schématiques (relevés de
l'auteur. La disposition est modifiée pour cette présentation).
La doloire de charpenterie était une hache à large taillant et à manche court (ce qui la
distinguait de la doloire de justice) (2), avec un seul biseau, servant parfois à
l'émondage, mais surtout à l'équarrissage du bois. C'était aussi, avec la grande cognée et
la bisaigüe, l'un des instruments tranchants les plus en usage dans les métiers du bois.
La doloire était caractéristique du métier comme en témoigne par exemple Le roman de
la rose (1300): "Li carpentiers qui emprès pendues / Grans coigniés en leur couls
tiendrent / Dolouères et besaguë / Orent à lour costez pendues" (3). C'est l'apparence
que l'on voyait quotidiennement aux ouvriers du bois; et c'est pourquoi l'une ou
l'autre hache nécessaire au métier pouvait à juste titre être regardée comme
emblématique de la fonction. Le Livre des moeurs deshommes et des devoirs des
nobles ou livre des échecs moralisés de Jacques de Cessoles, Frère Prècheur du XIIIe
siècle (il sera édité pour la première fois à Milan en 1479) décrit la société médiévale
sous la forme d'un jeu d'échecs (4). Chaque pièce figure allégoriquement un acteur de la
cité, elle-même symbolisée par le tablier à 64 cases, que l'auteur assimile au plan de la
ville de Babylone. La métaphore du jeu est le prétexte de dissertations sur les attributs,
les rôles, les devoirs des différentes classes et les vertus dont elles étaient censées faire
preuve dans l'exercice de leur activité. L'artisan est représenté par le pion situé juste en
face du chevalier (cavalier) et porte comme attributs propres des outils, notamment ceux
des métiers du bâtiment: "un marteau dans la main droite, une dolabre dans la main
gauche et une truelle"; la dolabre "avec laquelle on aplanit le bois" symbolisant bien
sûr les charpentiers . L'auteur les nomme mariniers, c'est-à-dire charpentiers de marine
(5), "ceux qui coupent le bois" et ainsi qu'aux maçons, les corps des hommes leur sont
confiés "pour être protégés des vents et des pluies par les maisons qu'ils
construisent". Mais ceci peut encore s'entendre symboliquement puisque, précise
l'auteur, "avec les corps, ce sont les âmes qui sont en sécurité au milieu des dangers,
protégées par le marinier". Une illustration de cet ouvrage, provenant d'un manuscrit de
la fin du XIVe siècle-début XVe siècle, montre effectivement une doloire entre les
mains de cet artisan (BNF, ms fr. 1166).
Il est utile de signaler que le texte, destiné à l'éducation des nobles, fut très largement
diffusé. Il connut un fort succès dans toute l'Europe et devint un "classique" des
bibliothèques princières. On peut certainement regarder son contenu comme une
collection de "lieux communs" du temps, d'images partout entendues. On peut supposer
de ce fait qu'à l'époque où l'on situe la construction et l'usage des "tours à bec", il était
admis que la hache puisse signifier le charpentier, et par conséquent le métier de
charpenterie lui-même.
Contemporain des versions manuscrites de l'ouvrage de Jacques de Cessoles est Le livre
d'Etienne Boileau, un ouvrage juridique capital pour la connaissance de l'organisation
des métiers au XIIIe siècle, où sont consignés les statuts qui régissent les industries dans
la capitale: c'est encore de hache dont il y est question lorsqu'il faut caractériser les
métiers du bois, sur lesquels un certain "Mestre Foulques du Temple" a juridiction. Les
charpentiers forment encore une corporation qui inclut, outre les charpentiers eux-
mêmes, les huchiers, huissiers, tonneliers, charrons, tourneurs,
lambrisseurs, "recouvreurs de mesons", "feseurs de nez" (nefs), et, ainsi que le précise
le texte, "toutes manières d'autres ouvriers qui euvrent du trenchant en merrien", c'est-
à-dire qui travaillent à la hache le bois d'oeuvre, en somme "toute autre manieres de
ouvriers que a charpenterie appartiennent" (6). Au XVIIIe siècle encore, les quelques
80 charpentiers que compte Paris seront nommés maîtres de la hache (7). On voit un
charron signer d'une hache à manche court et au fer triangulaire un acte de 1612, peut-
être d'ailleurs une forme particulière de doloire, ou bien toute autre hache servant à
l'exercice de son métier (Fig. 4).
Fig. 4: A gauche et au centre, marque de Jean Savart, charron. Sur fond
blanc: telle qu'elle figure sur un acte de 1612. Sur fond noir: simplifiée
(source: http://www.savart.net). A droite: Loches. Graffiti de hache de la tour "à
bec" (relevé de l'auteur).
Une question se pose maintenent concernant les doloires de Loches: la silhouette est-
elle assez caractéristique pour permettre une datation, même approximative, de la
gravure? Il semble bien qu'on doive répondre par l'affirmative, le dessin "en rectangle"
se révélant même plus figuratif qu'il ne paraît au premier abord. Les miniatures, la
sculpture, les outils qui nous ont été conservés offrent suffisamment d'exemples pour
permettre des comparaisons significatives. D'après ces sources, on peut établir un
classement des formes privilégiées à certaines époques, qui témoignent peut-être d'une
adaptation de l'outil aux exigences techniques du moment. Il semble que la forme large
et rectangulaire du fer de doloire appartenne plus spécifiquement aux XIIe, XIIIe et
XIVe siècles, "période" dans laquelle s'inscrit parfaitement la construction des tours à
bec. Une illustration vénitienne du XIVe siècle présente d'ailleurs une forme d'outil en
tous points semblables au shéma lochois, avec des simplifications relevant des mêmes
maladresses (Fig. 5).
Fig. 5: doloire de charpentier de marine, d'après une miniature vénitienne, XIVe s.
(dessin de l'auteur).
Une variation sur le mur nord de la tour "à bec" dénote peut-être une des
caractéristiques des doloires: elles étaient parfois munies d'un manche à courbures
permettant d'attaquer les bois larges sans se blesser la main (8) (Fig. 6). Il convient enfin
de noter que la doloire subsistera bien au-delà du Moyen Age dans la seule tonnellerie.
Fig. 6: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloire à manche à courbures (relevé de
l'auteur).
HACHES ET "FLECHES"
Les doloires schématiques forment l'essentiel du groupe de gravures de la cheminée
liées à la "triple enceinte". Mais on trouve d'autres signes mêlés et parfois directement
couplés aux précédents, dont l'étude, nous allons le voir, confirme le statut professionnel
des graveurs. Tout d'abord des haches, qui peuvent être également rapportées au métier
de charpenterie malgré leur aspect plus courant: ce sont encore les vues de chantiers
présentées dans les miniatures qui vont permettre d'en préciser la qualité et la fonction.
Elles sont elles aussi gravées selon un schéma-type fait à l'économie: le tranchant à
demi trapézoïdal est fixé à l'équerre sur un manche court. Ce dernier est seulement dans
un cas exprimé par un double trait (Fig. 7).
Fig. 7: Loches. Graffiti de la tour "à bec": doloires et haches (relevés de l'auteur.
La disposition est modifiée pour cette présentation)
Le Livre d'heures de Bedford, Les Heures d'Etienne Chevalier, les Heures de jacques II
de Chastillon, trois ouvrages manuscrits du XVe siècle, me fourniront les termes de
comparaison mais on pourrait multiplier les exemples. L'outil, tel qu'on le voit sur les
murs de Loches, est toujours représenté dans les miniatures entre les mains d'un ouvrier
(ou de saint Joseph) occupé à parfaire l'équarrissage d'une poutre, reposant le plus
souvent sur des bastaings perpendiculaires (Fig. 8).
Fig. 8: charpentiers occupés au façonnage d'une poutre: en haut, de l'Arche de
Noé, d'après les Heures de Bedford, XVe s.; au milieu: saint Joseph, d'après
les Heures de Jacques II de Chastillon, v. 1430; en bas: de la croix du Christ,
d'après les Heures d'Etienne Chevalier,
v. 1450 (dessins de l'auteur).
Le traitement du bois, commencé à la cognée, se poursuivait par l'opération dite de
"blanchissement", à la doloire, puis au moyen d'une courte hache dite pour cette raison
"hache à blanchir", si bien que doloire et hache à blanchir avaient à des degrés divers la
même fonction de "mise au carré" de la grume. On utilisait encore de simples haches de
chantier, de petite taille, concues pour retravailler ou rectifier les pièces de bois sur le
lieu de construction, souvent au cours de l'assemblage. Elles étaient multifonctionnelles
et pouvaient aussi assurer les finitions de l'équarissage (9).
J'ai relevé à deux reprises dans la forteresse des associations hache-doloire. L'une, dans
la même salle, sur l'ébrasement gauche de l'archère axiale, présente une doloire très
réaliste au tranchant un peu arrondi. L'autre association, très discrète, se trouve au
premier étage du grand donjon dans le couloir dit "aux graffiti". Hache et doloire,
reliées par un trait, ont leur tranchant évidé, mais elles sont d'un style graphique très
semblable aux gravures de la tour "à bec". Au groupe s'adjoint même un troisième
signe en forme de "Y" que l'on va retrouver dans les graffiti de la cheminée et sur lequel
je vais revenir (Fig. 9).
Fig. 9:
Loches. Couples doloires-haches. A gauche: graffiti de la tour "à bec" (relevé de
l'auteur). A droite: graffiti du couloir nord-ouest, 1er étage du grand donjon
(relevé à vue).
Quelques figures de haches isolées ayant une parenté de style et d'échelle, parfois de
forme, avec les haches de la cheminée, sont à signaler pour le reste du donjon. Je les
apparente toujours à des haches comme celles décrites par les imagiers, à cause de la
faible longueur de leur manche et de leur forme caractéristique de "fausse équerre".
L'une possède un point sur son taillant ce qui n'est pas sans évoquer ces figures
géométriques de la tourelle d'escalier de l'église de Boubiers (Oise), elles aussi sans
doute des haches, et, ce qui est notable, accompagnant entre autres signes une "triple
enceinte" (Fig. 10).
Fig. 10: graffiti de haches. A gauche, couloir nord-ouest du grand donjon de
Loches. A droite, haches pointées, tourelle d'escalier de l'église de
Boubiers (relevés de l'auteur).
Dans le groupe de la tour "à bec" de Loches, une doloire est également marquée d'un
point. Pour ce détail, on peut encore se rapporter aux Heures de Bedford: le fer possède
une sorte de poinçon, une "marque", ou plus probablement s'agit-il de la perforation qui
tenait lieu d'arrache-clou (généralement de forme trèflée), comme on le voit dans
plusieurs illustrations. Peut-être permettait-elle accessoirement l'accrochage de l'outil. Il
n'est enfin pas à exclure que ce point, outre sa fonction descriptive, ait eu quelque valeur
symbolique particulière pour l'individu qui l'a gravé, d'autant qu'on ne le trouve pas
représenté dans la grande majorité des figures de la cheminée.
Contrairement aux haches de la tour "à bec", il est impossible de dater en elles-
même les gravures de haches isolées de petit format (les manufacturiers du bois ont
utilisé cet instrument bien au-delà du Moyen Age). Si j'attribue ces mêmes outils aux
travailleurs du bois médiévaux, c'est par comparaison avec les haches de la cheminée.
Cela ne pèse certes pas lourd, mais il est pour le moins remarquable de constater que ces
gravures de hache se trouvent toutes à proximité d'une ou plusieurs "triple enceintes".
Je peux encore citer ici le groupe de "triples enceintes" du château de Gisors (Eure), où
s'intercalent deux serpes dépourvues de nason. Il est peu probable pour cette raison
qu'elles soient le fait de vignerons. Des outils de cette sorte servaient à débarder le bois,
c'est-à-dire à le débarrasser de l'aubier. Ou bien étaient-ils des outils servant à émonder
les arbres comme on le voit dans une tapisserie aux armes du chancelier Rollin, vers
1460, qui décrit l'activité d'un chantier de bûcheronnage (11). On peut rappeler que le
travail du charpentier commencait dans les forêts par le choix des essences, et certaines
de ses opérations n'étaient pas clairement distinctes des attributions du forestier. Il se
pourrait même que le métier émane primitivement des communautés de fendeurs. Je ne
sais s'il était parfois dans l'attribution du charpentier d'émonder les arbres, mais tout au
moins les fers de Gisors sont-ils très probablement des outils du bois (12).
Pour en revenir aux autres signes visibles dans le groupe de la cheminée, il faut citer
encore un petit ensemble de lignes brisées gravé sur le mur nord. Comme il ne me paraît
pas -peut-être à tort- significatif, j'aborderai directement la question du schéma en "Y"
signalé tout-à-l'heure, susceptible de quelques développements. Il figure à plusieurs
reprises sur le mur nord. Il est même dans un cas directement couplé à une doloire, dans
un autre cas, à une hache (Fig. 11). Ses branches supérieures sont la plupart du temps
recourbées.
Fig. 11: Loches. Graffiti de la tour "à bec": signes en "Y" couplés ou isolés (relevés
de l'auteur. La disposition est modifiée pour cette présentation).
Dans un vitrail gothique de la cathédrale de Bourges (Cher) qui représente un chantier
de charpenterie, on voit un objet de forme identique. Le même a été sculpté à l'époque
romane sur un chapiteau de l'église de Rozier-Côtes-d'Aurec (Loire) auprès d'une figure
"grotesque" qui brandit d'ailleurs une doloire dans sa main droite et qui
jouxte la structure de qui semble être un bâtiment. Les deux ont des caractéristiques
identiques (Fig. 12).
Fig. 12: à gauche, chapiteau roman de l'église de Rozier-Côtes d'Aurec. A droite,
détail d'un vitrail gothique de la cathédrale de Bourges (dessins de l'auteur)
J'en conclus qu'il s'agit probablement d'un outil de charpenterie, et je n'ai pu l'identifier
autrement qu'en comparant sa silhouette avec celle d'un outil plus tardif ayant cette
forme de "Y" un peu recourbé: il pourrait s'agir d'une forme plus ou moins dérivée de
"flèche", instrument servant à percer des avants-trous dans le bois, tel qu'on le retrouve
plusieurs siècles après par exemple dans l'outillage d'un sabotier (Fig. 13). Je ne suis pas
spécialiste de ces questions et je livre cette interprétation à simple titre indicatif.
Fig. 13: Outil de sabotier
pour percer des avant-trous dans le bois (dessin de l'auteur).
Quoiqu'il en soit de la fonction réelle de l'instrument, il y a de fortes présomptions, sur
la base des ressemblances constatées à Bourges et à Rozier, pour que le graffiti de
Loches représente schématiquement un outil de charpenterie. Cela d'ailleurs
s'accorderait à l'ensemble des autres gravures, et on verrait ainsi signifiées plusieurs
étapes essentielles de la préparation du bois d'oeuvre avant l'assemblage.
Ces signes, ainsi que les représentations de haches, doloires et "triple enceinte", sont
probablement les éléments constitutifs de marques, ou de "signatures" d'ouvriers qui
travaillèrent un temps à la charpente et aux planchers des tours "à bec", et pourquoi pas
aux échaffaudages et aux engins d'élévation nécessaires à la construction, car il n'est pas
exclu qu'elles puissent être contemporaines de l'édification des tours (13). La répétition
de figures comme les doloires, selon un schéma-type, s'expliquerait mal si elles n'étaient
le fait de plusieurs individus: quel intérêt une seule et même personne aurait-elle eu à
regrouper sur une même surface des dessins identiques? Il faut donc qu'il y ai eu
plusieurs graveurs, et à cause de la référence à un même type, qu'ils aient appartenu à un
même groupe ou une même communauté d'esprit au sein de la charpenterie. Enfin, il
n'est pas impossible que cette sorte de signe ait pu désigner le corps tout entier à une
certaine époque, au moins localement (14).
"SI LE MAITRE NE BATIT LA MAISON..."
La présence de charpentiers médiévaux dans la tour "à bec" utilisant comme symbole
une "triple enceinte" est encore attesté par un remarquable graffiti de l'archère ouest
situé sur l'ébrasement droit, soit à très peu de distance des gravures de la cheminée. La
"triple enceinte" carrée est accompagnée d'un fer de hache éxécuté de toute évidence par
la même main. L'ensemble pourrait être plus récent que celui de la cheminée, mais la
gravure est plus profonde et réalisée avec plus de soin. La silhouette du fer est très
réaliste: il est très semblable à celui d'une cognée. Si ce n'était sa faible dimension, on
jurerait que l'outil lui-même a servit de "gabarit" pour l'éxécution (Fig. 14).
Fig. Loches. Graffiti de la tour "à bec"sur deux pierres superposées. En haut:
"triple enceinte" et fer de hache, en bas: château ou forteresse (relevés de
l'auteur).
La grande cognée du charpentier avait de multiple usages: elle assurait aussi bien
l'abattage que le façonnage grossier des troncs. Le nom d'ailleurs servait à qualifier le
métier: sous Philippe le Bel, on distinguait les charpentiers de de la grande cognée de
ceux de la petite cognée, qu'on appellera plus tard menuisiers (15). On voit un outil de
cette sorte dans une intéressante miniature datée de 1480, provenant d'un manuscrit latin
découvert en 1948 par Roger Lecotté. Elle présente une vue du port de Rhodes menacé
par les Turcs. A l'arrière plan, des maçons travaillent au renforcement des fortifications
tandis que l'avant plan montre une scène détaillée de "réception" d'ouvriers charpentiers,
maçons et tailleurs de pierre par le grand maître des Hospitaliers de Rhodes. Le
charpentier, la tête ceinte d'un ruban blanc, porte sur l'épaule droite sa grande cognée.
Par ailleurs, une xylographie illustrant la construction de la Cité de Dieu reprend ce
thème: cette fois-ci, ce sont les démons qui assiègent et détruisent une ville tandis que
les ouvriers travaillent aux fortifications. Dans ces deux exemples, les fers de hache me
paraissent rappeler celui de Loches (Fig. 15).
Fig. 15: charpentiers avec leur grande cognée. A gauche: détail de la construction
de la Cité de Dieu, XVe s. A droite: détail du siège de Rhodes (ms. lat. Guillaume
Caoursin, De casu regis Zizimi ou De bello Rhodio, après 1480 (dessins de l'auteur).
Mais notre graffiti possède un autre intérêt. Sur la pierre immédiatement inférieure est
représentée la silhouette très altérée d'une bâtisse, sans doute un château ou une
forteresse, qui possède un détail intéressant: la couverture de la tour d'angle est hérissée
de quelques traits à espacements réguliers qui pourraient simuler ces pièces décoratives
en forme de végétaux appelées "crochets", alignées par les sculpteurs gothiques sur les
arêtes des tours ou des flèches (Fig. 14). On trouve aussi de tels ornements sur les
rampants de gâbles, et peut-être a-t-on voulu représenter cette dernière pièce
d'architecture par les deux lignes en arêtes au milieu de la gravure. On ne comprend pas
vraiment quel sens aurait un tel dispositif dans cette présentation, mais des éléments du
dessin ont dû s'effacer avec le temps. D'autant que selon toute probabilité, l'usage des
"crochets" s'étant généralisé aux XIVe et XVe siècles, le graffiti de forteresse pourrait
dater de cette époque, ou lui être de peu antérieur (16). Si l'on en croit l'iconographie
des miniatures, il est possible de penser la même chose de l'association "triple enceinte"-
fer de hache qui se trouve au-dessus.
Je pense qu'il existe un lien direct entre cette vue de forteresse et la "triple enceinte" qui
la surmonte, et qu'elles sont le fait d'un même graveur. Mais avant de développer ce
point, je dois aller plus avant dans l'étude des sources qui permettent d'interpréter la
"triple enceinte" comme un symbole en usage dans certains groupements professionnels
liés à la construction d'édifices, notamment la charpenterie.
C'est justement une maison à pans de bois qui nous fournit de nouveaux points d'appui.
Le bâtiment est situé dans l'ancienne ville impériale de Goslar, en Allemagne. La facade
à colombages comporte de nombreuses parties richement ornées, notamment une "triple
enceinte" de forme carrée et en-dessous, sur un large frontispice, figure l'inscription
suivante:
" SOLI DEO GLORIA - ANNO DOMINI 1.5.7.5
NISI DOMINUS EDIFICAVERIT DOMUM
FRUSTRA LABORANT QUI EDIFICANT EAM - NISI DOMINUS CUSTODIERIT
DICIT PSA... 126"
En voiçi la tradustion française:
"GLOIRE AU DIEU UNIQUE - AN DU SEIGNEUR 1575
La suite est une partie du psaume 126 de la Bible grecque et de la Vulgate (127 de la
tradition hébraïque). Le dernier verset n'a pas été gravé vraisemblablement par manque
de place; il figure ici entre parenthèses:
SI LE SEIGNEUR NE BATIT PAS LA MAISON
EN VAIN PEINENT LES BATISSEURS
SI LE SEIGNEUR NE GARDE PAS LA VILLE
(EN VAIN LA GARDE VEILLE)
A DIT LE PSAUME... 126 (17)"
La présence à Goslar d'une "triple enceinte" dans le contexte d'un symbolisme à la fois
constructif et biblique est tout à fait intéressant pour notre étude, comme nous allons le
voir (18). Certes un historicisme étroit fera remarquer que le bâtiment n'est pas
exactement médiéval, comme nos "triples enceintes" de la tour "à bec", mais la présence
de la figure sur un édifice du XVIe siècle laisse précisément entrevoir que des éléments
du vocabulaire symbolique médiéval ont subsisté au-delà du XVe siècle, ce qui à vrai
dire n'est guère étonnant, la distinction entre les deux "périodes" historiques étant bien
évidemment purement conventionnelle et n'a en fait qu'une faible valeur concrète (19).
A ce titre, il n'est pas déplacé d'envisager un tel rapprochement, et le contexte
architectural s'y prête, dès lors qu'un lien probable entre la "triple enceinte" et la
charpenterie a pu être établi.
Afin de poursuivre dans cette direction, je me propose de revenir longuement sur une
xylographie du XVe siècle dont j'avais déjà signalé l'existence dans une précédente
étude sans toutefois m'y attarder (20). L'image en question illustre précisément une
construction, celle du Temple de Salomon, par une vue en plan dont le graphisme est
très semblable, à un détail près, à celui que l'on nomme "triple enveinte" depuis le
commencement du XXe siècle.
UN TYPE ARCHITECTURAL BIBLIQUE
Cette vue schématique du Temple provient d'un important ouvrage historiographique
sorti en 1493 des presses d'Anton Koberger, imprimeur à Nuremberg, en deux versions,
allemande et latine (21). On donne ordinairement à cette somme le nom de Chronique
universelle ou encore Liber chronicarumbien qu'elle ne comporte en réalité aucune page
de titre (sinon celle du registre en tête d'ouvrage), conformément à l'usage des
manuscrits. Cette Chronique, qui sera abondamment diffusée en Europe encore au XVIe
siècle, retrace l'histoire du monde depuis la Genèse jusqu'à l'époque de sa rédaction par
le compilateur, mais aussi médecin et humaniste Hartmann Schedel. On y trouve mêlés
chronologiquement et dans un esprit encyclopédique, histoire de l'église et histoire
séculaire, Antiquités grecque et romaine, histoire médiévale et histoire contemporaine,
le tout agrémenté de nombreuses planches gravées à caractère pédagogique ou
simplement illustratif montrant des vues de villes, des portraits et des généalogies, des
scènes bibliques. On attribue généralement à Albrecht Dürer, alors apprenti, le détail de
certaines gravures.
L'ouvrage est divisé en sept époques, s'achevant par la fin du monde et le Jugement
dernier. La quatrième époque se clôt par la destruction de Jérusalem sous
Nabuchodonosor (-587) et la déportation des populations juives vers Babylone. Une
illustration présente en vue panoramique la capitale du royaume de Juda: les remparts
de la cité sont partiellement détruits, le temple de Salomon (légendé) est en proie aux
flammes. La composition est émaillée d'indications topographiques relatives à la vie du
Christ (22). La cinquième époque débute avec la prise de Babylone par Cyrus roi des
Perses (-539): vainqueur des Chaldéens, le monarque favorise bientôt le retour des
exilés à Jérusalem, ordonne la restitution des trésors du Temple, et par un édit décide de
la reconstruction de l'édifice. La Chroniqueest prolixe sur ce dernier évènement. La
construction du deuxième Temple est en effet un évènement capital pour les Chrétiens
puisque l'édifice est celui que connut le Christ, et dont il prédit la destruction (23). Trois
planches décrivent le monument par des plans et des élévations minutieusement
annotés. Le folio LXVI r° qui nous intéresse ici (il débute la série) présente en deux
schémas la structure du Temple telle qu'elle ressort de la vision d'Ezéchiel, ou plus
exactement son interprétation (24). Dans le premier dessin, trois enceintes carrées et
concentriques figurant les murs qui séparent les parvis sont reliées entre elles par des
voies orthogonales, dans lesquelles sont notés la direction et le nombre de portes
qu'elles traversent. Il n'y a pas de chemin à l'occident conformément au texte scriptuaire
qui ne signale pas de portes à l'ouest ( 25). C'est le seul détail qui différencie ce schéma
théorique du Temple du dessin d'une "triple enceinte". Le deuxième schéma reprend
uniquement les trois carrés concentriques, cette fois-ci pour nommer les trois aires
séparées par les enceintes. Enfin la planche est complétée par deux vignettes donnant le
détail de la porte orientale du Temple, en plan et en élévation. Il est à noter que cette
dernière montre un châtelet d'entrée dont la conception, avec ses deux tourelles en
encorbellement, rappelle beaucoup celle d'un châtelet du XVe siècle (26) (Fig. 16).
Fig. 16: Chronique universelle (1493). Page manuscrite du f° LXVI r°, maquette
destinée à l'imprimeur (source: La chronique universelle, 1493, Taschen, 2001).
On peut noter pour mémoire que les plans figurés sur les deux planches suivantes
suggèrent une marche en mode spéculatif vers le coeur du complexe. Le Temple montre
toujours trois enceintes concentriques, cette fois-ci que l'on nomme, et possède
curieusement un plan rectangulaire, mais on sait que ces images sont une
réutilisation d'un ouvrage antérieur.
Le choix des vues du f° LXVI r° illustrant l'épisode de la reconstruction du Temple n'est
pas bien sûr de pure fantaisie. Des raisons d'ordre historique tout d'abord expliquent le
choix du modèle architectural, puisqu'Ezéchiel est le prophète de l'exil et qu'il reçut à
Babylone même la vision d'un Temple rebâti de base carrée. Mais plus profondément,
l'éxégèse chrétienne (dont s'inspire la Chronique nous allons le voir) préféra ce modèle
parce qu'il préfigurait la Jérusalem céleste, cité sainte des derniers jours (elle aussi de
plan carré), où ne figurera à proprement parler plus aucun temple bâti de main
d'homme. Le Temple prophétisé par Ezéchiel n'était donc susceptible d'aucune
reconstruction: c'était un Temple hors du temps, un Temple eschatologique,
messianique pour les Juifs, et archétype de l'Eglise éternelle pour les Chrétiens. Ces
derniers feront de ce Temple-ville l'objet de considérations architecturales et
topographiques s'inscrivant dans une théorie et une pratique spirituelles poussées: "Pour
les moines du XIIe siècle, l'expression la plus courante de l'avatar du Tabernacle-
Temple est, outre la description de l'Exode, celle de la citadelle de la vision d'Ezéchiel.
A l'instar du Tabernacle, la citadelle fait l'objet d'une description détaillée, dans
laquelle sont mentionnés divers plans de construction dont les "mesures" complexes
furent interprétées par Jérôme, et par Grégoire le Grand. (...) Le commentaire de
Grégoire met en évidence le caractère pénitentiel de l'activité consistant à prendre les
mesures du Temple. (...) (il) rappelle par ailleurs que le Temple est dit "quasi
aedificum": ce n'est pas un bâtiment réel, mais une construction spirituelle; il ne peut
donc faire l'objet d'une interprétation littérale, mais doit être considéré comme (...) une
"dispositio" susceptible d'accueillir d'autres contenus" (28).
Plus largement, on peut rappeler que les métaphores de la voie spirituelle furent très
fréquemment tirées de la construction. Cette tradition s'appuyait sur l'Ecriture (par
exemple Corinthiens 3, 10-15) et sur les Pères de l'église. Le corps de l'homme était de
ce point de vue regardé comme le tabernacle vivant de l'Esprit, qu'il convenait d'édifier.
Quodvultdems, évêque de Carthage, écrivit au Ve siècle: "Si tu es disposé à t'édifier, tu
as la création du monde, les mesures de l'arche, l'enceinte du tabernacle, le faîte du
temple de Salomon, et dans le monde les membres de l'Eglise que tous ceux-là
figuraient"(30). C'est ainisi que le formidable effort architectural issu notamment des
monastères aux XIe et XIIe siècles répandit fortement l'usage de l'architecture comme
symbole. On peut citer comme exemple caractéristique cet extrait d'un sermon pour la
dédicace de l'église attribué à Hildebert de Lavardin, évêque du Mans (+ 1133): "Dans
l'édification d'une cité, trois éléments concourent: d'abord on extrait avec violence des
pierres de la carrière, avec des marteaux et des barres de fer, avec beaucoup de travail
et de sueur des hommes; ensuite avec le burin, la bipenne et la règle, elles sont polies,
égalisées, taillées à équerre; et troisièmement elles sont mises à leur place par la main
de l'artiste. De la même façon dans l'édification de la Jérusalem céleste, il faut
distinguer trois phases: la séparation, le nettoyage et la position. La séparation est
violente, le nettoyage est purgatoire, la position éternelle. Dans la première phase
l'homme est dans l'angoisse et l'affliction; dans la seconde, dans la patience et l'attente;
dans la troisième dans la gloire et l'exultation. Dans la première phase l'homme est
criblé comme du grain, dans la seconde il est examiné comme l'argent; dans la
troisième il est placé dans le trésor..." (30). Le symbolisme architectural eut tant
d'importance que saint Thomas d'Aquin, dont
E. Panofsky a souligné l'inffluence qu'il eut sur le développement de l'architecture
gothique, cherchant pour sa Somme théologique une image du Dieu créateur, choisit un
architecte.
Pour en revenir plus particulièrement à la représentation qui nous occupe, on constate
que les vues du Temple de la Chronique apparaissent comme les derniers avatars
médiévaux d'une tradition d'exégèse visuelle du livre d'Ezéchiel, vivante chez les Juifs
comme chez les Chrétiens. Son représentant le plus marquant fut, au XIIe siècle,
Richard de Saint-Victor (+ 1173), qui s'opposa, dans son Traité sur la vision
d'Ezéchiel, aux gloses à visées uniquement interprétatives et fut le promoteur d'un
commentaire architectural fondé sur les mesures et les structures du Temple telles
qu'elles sont rendues par l'intelligence concrète du texte (31). Richard préconisait
d'ailleurs la connaissance des Arts libéraux (c'est-à-dire des sciences du langage et
mathématiques de l'époque) comme préalable à l'étude de la Bible. La communauté de
chanoines réguliers à laquelle il appartenait eut un autre célèbre écrivain, Hugues (+
1144), qui insista également sur la nécessité d'une formation scientifique préliminaire à
toute approche du texte biblique, et fut même l'auteur d'un ouvrage de géométrie en
1125 (33). On comprend dès lors que chez les Victorins, les bâtiments conventuels eux-
mêmes pouvaient constituer des supports de prière et de méditation (32). Chaque étape
de la lecture de Richard, et c'est ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, était
appuyée par une figure en schéma ou diagramme rendant compte visuellement de tout
ou partie de la structure architecturale du Temple, de ses mesures, de ses élévations et
de l'articulation de ses parties, par une succession de plans et d'élévations mettant en
valeur la hiérarchie des espaces, qui devait conduire l'intelligence, à la suite de l'oeil, du
lieu le plus profane vers le plus sacré. Il s'inspirait, pour cette méthode d'exégèse, des
commentateurs juifs de son entourage, et l'on voit déjà des équivalents de ce type
d'illustrations dans certains manuscrits de commentaires scriptuaires de Salomon Ben
Isaac, plus connu sous le nom de Rachi de Troyes (1039-1040/ 1104-1105), maître de
l'école talmudique du nord, puis plus tard dans les manuscrits des Postilla in Bibliam du
franciscain Nicolas de Lyre (env. 1270-1349), commentaires standard de la Bible
jusqu'au XVIe siècle. Pour expliquer l'érudition hébraïque de leur auteur, on prétendit
un siècle après sa mort qu'il était d'origine juive, mais cela n'a jamais pu être établi.
Quoiqu'il en soit, Nicolas de Lyre transmit les gloses de Rachi aux premiers traducteurs
modernes de la Bible, c'est-à-dire aux milieux Humanistes dont étaient les concepteurs
de la Chronique (34). On a d'ailleurs signalé que la gravure du folio LXVII v° était une
réutilisation et figurait dans une édition imprimée de 1481 des Postilla de Nicolas de
Lyre (35). En ce qui concerne la gravure qui nous occupe, on trouve son modèle dans
divers manuscrits des Postilla, sous forme carrée ou rectangulaire (par exemple, le ms
0267, t. III de la B. M. de Charleville-Mézières), avec parfois quatre chemins
entièrement figurés, ce qui la rapproche très exactement de la "triple enceinte". Mais on
ne peut y voir là l'origine de notre figure, car des "triple enceintes" sont attestées bien
avant le XIVe siècle. Il s'agit donc d'une tradition graphique qu'aura reprise Nicolas de
Lyre, et dont on ne peut pour l'instant établir exactement l'origine. On peut noter au
passage qu'un plan du Temple carré à trois enceintes successives est déjà représenté sur
une Apocalypse du début du IXe siècle (B. M. Valenciennes, ms 0099). Des questions
se posent encore quand à la source d'inspiration graphique d'une telle figure, car je ne
lui trouve nulle part d'équivalent... sinon dans les graffiti et autres représentations de
"triples enceintes" qui émaillent les constructions médiévales (36), et dont certaines sont
contemporaines de la Chronique. A la suite de ce constat, et d'après les observations
précédentes, je crois pouvoir supposer que la "triple enceinte" fut regardée, à l'époque
médiévale, comme la représentation plane d'un archétype architectural biblique. De ce
point de vue, on peut suggérer une lecture des "triples enceintes" de la tour "à bec" qui
n'entre pas en contradiction avec les points déjà évoqués et qui permettra au passage de
rappeler quelques aspects essentiels de la pensée à la fois symbolique et technique
médiévale.
"REX SALOMN FECIT"
On peut constater que l'ensemble plan-élévation (partielle) de la planche LXVI r° de
la Chronique et l'association "triple enceinte"-forteresse de la tour à bec (Fig.
14) participent d'un même esprit de composition et on peut légitimement penser qu'ils
s'inspirent des mêmes principes ou qu'ils s'appuyent, par des voies différentes, sur la
même tradition exégétique. On peut donc tout à fait regarder le graffiti de Loches
comme le plan et l'élévation d'un même bâtiment. Cependant la "triple enceinte" de
Loches et le plan du Temple de la Chronique ne sont pas exactement identiques, et en
cela je crois pouvoir suggérer une explication: dans l'optique chrétienne médiévale
nous l'avons vu, le Temple d'Ezéchiel était regardé comme une préfiguration de la
Jérusalem céleste. Les deux types renvoyaient à un seul et même archétype, une
structure architecturale spirituelle de plan carré dont Dieu lui-même était le concepteur
et le bâtisseur. La gravure de la Chronique situe clairement les diverses portes du
Temple à l'intersection des voies orthogonales et des enceintes. Elles sont au nombre de
9. Si l'on applique ce principe au graffiti de "triple enceinte" (et l'on sait l'importance du
symbolisme numéral chez les interprètes médiévaux de l'Ecriture) (37), les intersections
sont portées à 12, ce qui donne exactement le nombre des portes de la Jérusalem céleste
d'après le texte de la Bible attribué à saint Jean. La ville sainte, en référence au camp
des Hébreux et donc au Temple, y est d'ailleurs toute entière dominée par un
symbolisme duodénaire: "(...) elle avait douze portes, et aux portes douze anges, et des
noms écrits sur elle, qui sont ceux des douze tribus d'Israël: à l'orient, trois portes; et
au nord, trois portes; et au midi, trois portes; et à l'occident, trois portes. Et la muraille
de la cité avait douze fondements, et sur eux les douze noms des douze apôtres de
l'Agneau. (...) et il (l'ange) mesura la cité avec le roseau, jusquà douze mille stades (...).
Et il mesura la muraille, cent quarante-quatre (12 X 12) coudées, mesure d'homme,
c'est à dire d'ange." Au milieu de la Cité est planté l'arbre de vie, portant douze
fruits"rendant son fruit chaque mois" (38). La série de douze points qui figure sur la
"triple enceinte" de la cheminée de la tour "à bec" pourrait donc parfaitement
s'expliquer, comme un procédé signalétique permettant de clairement spécifier la
figure. Que la "triple enceinte" soit un symbole de la Cité céleste, ce qui est à mon avis
probable, on peut en trouver confirmation dans le graffiti de forteresse de l'archère
ouest, analysé plus haut. La tenture dite de l'Apocalypse par exemple, ne montre-t-elle
pas la ville de l'Apocalypse sous la forme d'une forteresse, d'un complexe architectural
idéal (39) (Fig.17)? L'architecture est "gothique", et on peut comparer au passage sa
forme et son organisation avec celle du château de Mehun-sur-Yèvres remodelé par le
duc de Berry à la même époque (voir la restitution faite par Darcy en 1844) (40).
Fig. 17: la Jérusalem céleste sous la forme d'une forteresse gothique. Détail de la
tapisserie de l'Apocalypse (dessin de l'auteur).
Sur un plan éthique, Temple d'Ezéchiel et Cité de Dieu furent d'ailleurs interprétés
comme la forteresse où sont réfugiées les vertus (41), antithèse de la ville terrestre, cité
de la chute édifiée par les hommes dont le prototype fut bâti par Caïn, et où combattent
encore en son sein les vices et les vertus (42). On peut noter incidemment que, dans une
illustration d'un manuscrit de la Cité de Dieu, la diligence destinée à combattre l'acédie
(ou la paresse) est montrée sous la forme d'un charpentier équarrissant une poutre,
selon une représentation conventionnelle que nous avons déjà évoquée (43).
L'assimilation de la "triple enceinte" à la Jérusalem céleste semble encore confirmée par
la présence de la figure dans des contextes funéraires, comme par exemple sur l'enfeu de
Jean Grivel ou Griveau (+ v. 1420), précepteur de la commanderie Hospitalière de
Lavaufranche (Creuse): la Cité céleste a bien en effet un caractère essentiellement
eschatologique.
Il importe enfin si l'on veut bien saisir ce qui précède, et pour compléter ce qui a déjà
été évoqué à ce sujet, de décrire en termes généraux et en quelques
traits essentiels les principes de la pensée symbolique médiévale telle qu'elle fut
appliquée au métier de la construction, à ses artefacts et à ses artisans, principalement à
travers la philosophie et la théologie du temps; principes qui, n'en doutons pas, furent
présents à l'esprit des charpentiers de Loches (consciemment ou non) lorsqu'ils
gravèrent les figures qui sont étudiées ici.
L'édification de Forteresses et de donjons, d'églises et de monastères, de villes
mêmes, étaient certes conditionnée par des contraintes matérielles, des impératifs
techniques, des problèmes de matériau ou de terrain, des nécessités financières ou
politiques. Mais le métier et ses artisans furent regardés à travers un prisme qui n'avait
rien de bien "matériel": en règle générale, un mode de pensée interprétatif semblait
relier en droite ligne chaque acte créateur à son modèle primitif et biblique, et chaque
créateur était symboliquement comme une image de Dieu, Créateur du monde.
L'Ecriture ne parle-t-elle pas de Dieu comme d'un architecte? C'est pourquoi
l'iconographie médiévale le montrait parfois comme tel, tenant un compas avec lequel il
circonscrivait la Création. Dans une miniature de Jean Fouquet (XVe siècle), le Dieu au
compas mesurant le ciel des étoiles fixes (zodiaque) est entouré d'anges artisans tenant
équerre, niveau, maillet et tarière, tous outils en usage dans la charpenterie (44). En ce
qui concerne les édifices sacrés, Dieu fut regardé comme pouvant seul offrir le modèle
de l'action licite, du plan juste, par l'intermédiaire des anges, des prophètes, des saints,
voire des théologiens (45). A Dieu était encore réservé le couronnement de l'oeuvre
entreprise, car l'architecte (qui en était l'image) était, selon la définition thomiste, celui
qui avait connaissance de la raison des choses qui sont faites, c'est à dire de leur finalité.
Tout autre mode d'action paraissait vouer immanquablement l'édifice à la
ruine, comme on l'avait vu de la tour de Babel.. Et si l'on reconnaissait l'autorité de
géomètres de l'Antiquité tels Pythagore, Euclide ou Vitruve, c'est parce leurs travaux ne
remettaient pas en cause l'édifice théologique. Les artefacts de la construction (et nous
verrons plus loin qu'un discours mythique pouvait concerner aussi les bâtiments
civils) avaient symboliquement leurs modèles, tous issus du premier modèle cosmique
présent dans la nature: Arche de Noé, Tabernacle de Moïse, Temple de Salomon, Croix
ou sépulcre du Christ... Mesures, proportions étaient inspirées de l'Ecriture, dictées par
un édifice de la Ville Sainte, le fruit d'un songe suscité par Dieu (46). La filiation
typologique entre les édifices nouveaux et leurs modèles scriptuaires était
particulièrement sensible dans la cérémonie de dédicace des églises: Adam de Saint-
Victor par exemple, écrivait au XIIe siècle à l'occasion de cette fête, une hymne qui
rattache l'église chrétienne à son prototype salomonien: " Rex Salomon fecit templum
quorum instar et exemplum Christus et Ecclesia... Sed tres partes sunt in templo
Trinitatis sub exemplo: imma, summa, media... Nem ex gente Judaeisque sicut templum
ab utrisque conditur Ecclesia" (47). La référence salomonienne était d'ailleurs une
constante de l'univers des bâtisseurs, notamment gothiques. Et on peut noter pour notre
étude qu'au XVIe siècle encore l'empereur Philippe II d'Espagne, nouveau Salomon (il
portait comme lui le titre de roi de Jérusalem), conçut l'Escurial en mémoire du gril du
martyre de saint Laurent; mais surtout sur le modèle du Temple d'Ezéchiel, inspiré par
la même tradition exégétique que celle des rédacteurs de la Chronique. C'est pourquoi
les miniatures, concrétisant ces filiations symboliques, montraient la Maison de David,
le Temple de salomon, la Ville Sainte, la tour de Babel même, sous la formes
d'architectures médiévales (réalistes ou imaginaires) ( Fig. 18), et les artisans sur le
chantier comme des ouvriers du temps.
Fig. 18: Temple de Jérusalem gothique cerné d'une double enceinte (dessin de
l'auteur), d'après le manuscrit d'une oeuvre de Nicolas de Lyre (XVe s. B. M.
Cambrai. Sur l'original, chaque partie du Temple est légendée)
Le texte qui va suivre montre avec certitude que la construction de bâtiments civils et
militaires n'échappait pas à l'ordre d'un discours mythique, même si cet aspect reste très
peu connu aujourd'hui tant les documents font défaut. Ces extraits proviennent d'un
poème anonyme anglais de 1410 appelé aujourd'hui manuscrit Cooke (48), texte
particulièrement intéressant pour nous puisqu'il constitue une source strictement
"professionnelle", qui enseigne à l'usage des bâtisseurs les règles et l'histoire du métier.
On notera que les maçons sont placés sous l'égide du Dieu créateur, ainsi que la
référence salomonienne et, pour la suite de cette étude, le primat donné à l'art de
géométrie qui se confond avec le métier de maçonnerie lui-même:
"Grâce à Dieu / notre glorieux / géniteur, créateur / et démiurge du ciel / et de la terre
et de toutes / choses qui s'y trouvent. C'est lui qui a voulu engager / son glorieux
principe divin dans / la création d'un si grand nombre de choses / diversement utiles à
l'humanité (...) / (...) il y a sept arts / libéraux, c'est à dire sept arts / ou métiers qui sont
libres par eux-mêmes, lesquels sept n'existent que par la géométrie (qui est le cinquième
d'entre eux). Les seigneurs / du pays (d'Egypte) se réunirent / en conseil (afin de savoir)
/ comment ils pourraient aider leurs / enfants, qui n'avaient ni moyen / ni compétence
pour subsister, à en trouver (...) / et tous placèrent leurs fils / sous la direction d'Euclide
/ et son bon vouloir. / Il leur enseigna le métier / de maçonnerie auquel il donna le /
nom de géométrie à cause / du départage des terres / qu'il avait enseigné au peuple, / à
l'époque où ils devaient construire / des digues et des fossés, comme on l'a / déjà dit,
afin de préserver / de l'innondation (du Nil). / Là cet excellent clerc Euclide / (...)
l'enseigna / aux fils des seigneurs du / pays qu'il avait dans sa classe. / Il leur fit un
devoir / de ne s'appeler l'un / l'autre que compagnons et non / autrement, car ils étaient
tous / du même métier, et tous / nés de souche noble, fils de seigneurs. / (...) Ainsi
collaborèrent-ils avec les seigneurs du pays, et firent / des cités, des villes, des châteaux
/ des temples, et des palais seigneuriaux. / Tout le temps que les fils / d'Israël
demeurèrent / en Egypte, ils apprirent le métier de maçonnerie. Après quoi ils furent /
chassés d'Egypte, et / pénétrèrent en terre promise / qu'on appelle aujourd'hui
Jérusalem. / Le (métier) y fut pratiqué et / les devoirs respectés, (comme le prouve) la
construction / du temple de salomon commencé / par le roi David. (...) / Salomon
confirma les devoirs / que David son père avait / donnés aux maçons. Salomon / lui-
même leur enseigna / leurs usages, fort peu / différents des usages / actuellement en
cours. Depuis / lors cet art excellent / fut importé en France / et dans de nombreuses
autres régions. / (...) Et il faut savoir que qui / désire s'engager dans / la condition du
susdit art / doit d'abord principalement / aimer Dieu et la sainte église / et tous les
saints, ainsi que son maître / et ses compagnons comme ses propres / frères. (...) (49)"
QUESTIONS DE GEOMETRIE
On trouve dans l'ensemble de la forteresse de Loches -et ailleurs- de nombreux graffiti à
caractère strictement géométrique, dont beaucoup peuvent à mon sens être rapportés au
milieu de la construction en raison du caractère central occupé par cette discipline dans
l'art de bâtir comme le rappellent les textes dits Anciens devoirs (51) tels le Cooke nous
l'avons vu, ou le Regius, qui lui est de peu antérieur (1390). Il n'est d'ailleurs pas
toujours facile d'en démêler le sens et le rôle précis. Les graffiti de "grilles" et leurs
dérivés par exemple, isolés ou parfois associés à une "triple enceinte", offrent un rappel
parfois seulement symbolique des possibilités les plus élémentaires de division de
l'espace. Le tracé de la "marelle simple" (communément appelée "drapeau anglais"),
elle aussi associée fréquemment à la "triple enceinte", est le préalable indispensable à
toute orientation et toute partition d'un plan quadrangulaire, pour l'arpentage et
l'architecture comme pour l'art pictural. On peut même dire que beaucoup de figures de
grilles et de "triple enceintes" découlent plus ou moins directement de ce schéma, qu'il
les contient toutes en puissance (52). Certaines grilles dérivées directement de la
"marelle simple" évoquent incontestablement des schémas de voûtement. A l'instar de la
"triple enceinte", on peut interpréter ces figures géométriques gravées sur les murs
comme les signes visibles d'une appartenance aux métiers du bätiment, marques à la
fois dépositaires d'une mémoire technique élémentaire et porteuses à mon sens d'un
contenu symbolique quil est encore diffigile de définir. On peut citer à l'appui de ces
suppositions le cahier de dessins de Villart de Honnecourt (XIIIe siècle), laissé par un
personnage proche des milieux de la construction, peut-être architecte lui-même: figures
et modules géométriques y occupent une place importante, comme schémas régulateurs
et comme outils de description technique. Ils exigent par ailleurs une herméneutique, et
proposent donc un enseignement voilé (comme c'était l'usage à l'époque dans les
milieux de la construction) à caractère professionnel et peut-être symbolique. Leur
interprétation reste, encore aujourd'hui, inachevée (54).
Le petit nombre, presque insignifiant, de "triples enceintes" présentes dans le
vocabulaire ornemental des édifices médiévaux, sous forme de sculpture ou de peinture
par exemple, m'autorise à supposer une origine et un usage réservés, peut-être
majoritairement "corporatifs" du graphisme, d'autant que la Jérusalem céleste a déjà un
type bien fixé dans l'iconographie des miniatures (Fig. 19). Je n'ai pas trouvé de sources,
y compris dans l'art décoratif, permettant d'envisager autrement les choses; sinon la
gravure de la Chronique, qui est un document capital, et par conséquent son
modèle graphique figurant dans les manuscrits des Postilla de Nicolas de Lyre. Encore
est-ce un phénomène isolé dans l'édition ou les manuscrits (55), ce qui vient renforcer le
caractère confidentiel de la "triple enceinte" . On ne peut à ce sujet exclure que des
modes de pensée propres aux métiers de la construction soient "passés" dans certaines
corporations d'imprimeurs ou de libraires, en vertu du fait que charpentiers et graveurs
(ces derniers étant à la base de l'ouvrage imprimé) soient également des artisans qui
tirent leur subsistance du bois.
Fig. 19: type de la Jérusalem céleste dans les miniatures médiévales. D'après
l'Apocalypse de St-Sever, XIe s (dessin de l'auteur).
Afin d'éclairer un peu les propos qui précèdent, et tenter de mieux cerner les
implications que les figures de "triple enceintes" et autres graffiti géométriques
pouvaient avoir dans l'esprit d'un homme de ce temps, il paraît nécessaire de préciser un
peu ce que l'on entendait exactement par géométrie au Moyen-Age, spécialement dans
les milieux de la construction.
Le Cooke définit la géométrie, qui inclut aussi l'art de la pondération, comme une
discipline universelle: d'elle procèdent toutes les oeuvres humaines "Car il n'est aucun
artifice / ni métier manuel fait / de main d'homme qui ne soient / réalisés par la
géométrie (...)" et tout homme ici bas vit du travail de ses mains (56); on comprend
mieux pourquoi maçonnerie et géométrie furent termes équivalents. Ils le furent
doublement d'ailleurs puisque la taille de la pierre est avant tout un art de la coupe des
matériaux, c'est à dire des volumes (stéréotomie), en somme une géométrie appliquée.
Le même procédé de trait était utilisé pour le travail du bois, et ce sont pour une bonne
part des outils et instruments de charpenterie qu'Albrecht Dürer, digne héritier de l'esprit
médiéval et des connaissances géométriques de la maçonnerie (son Instruction sur la
manière de mesurer s'inscrit dans la tradition des traités de géométrie gothique), choisit
de représenter pour illustrer la Géométrie dans sa célèbre gravureMelencolia-I. Allusion
y est faite d'ailleurs à toutes les formes de l'art, qui était art de la mesure, c'est-à-dire de
la partition, de la division comme nous le verrons plus loin: balance pour la pondération
(leCooke l'évoque), sablier pour la mesure du temps; carré magique pour la numération,
car toute opération géométrique est sous-tendue par le nombre (et nous verrons plus loin
que des modes de comptage ont pu être assimilés à de la géométrie); creuset alchimique
et meule de moulin pour la séparation et la division des matières (57). L'essence de la
mesure, comme nous le rappelle le Cooke, est la proportion. Elle est évoquée par Dürer
sous la forme d'une scie de charpentier posée sur une règle: leur intersection partage la
règle en moyenne et extrême raison, c'est à dire selon la proportion favorite des artistes
de la Renaissance, dite "divine" depuis l'extrême fin du Moyen Age (58). Enfin, dans la
continuité de l'esprit médiéval, l'acte de créer (c'est à dire avant tout, mesurer) est
un fiat lux qui reproduit et commémore celui de la Genèse: en haut à gauche de la
gravure, une comète inonde le ciel de sa lumière, chassant les ténèbres figurés par une
chauve-souris. Cet acte premier, pour être pleinement accompli, doit être aussi fonction
angélique: l'ange qui domine la composition et tient un compas est un ange géomètre,
c'est à dire l'exact pendant des anges arpenteurs qui opèrent dans la Cité céleste de la
vision de saint Jean, et que l'iconographie médiévale n'a cessé de représenter.
Très concrètement, la géométrie des bâtisseurs médiévaux était une géométrie appliquée
qui ne se souciait pas de démonstration et guère plus sans doute de calculs
arithmétiques. Elle était, selon la définition platonicienne, une connaissance intimement
liée à l'action (59). On pense que les architectes établissaient les plans à partir de
modules géométriques simples aisément transposables à diverses échelles, même très
grandes, par le concours des seuls instruments de mesure ou d'arpentage, les procédés
de déduction utilisés étant purement géométriques (60): " (...) on ne disposait pas
d'échelle étalonnée suffisamment précise pour mesurer les plus petites fractions d'une
toise ou d'un pied et les transposer ensuite avec certitude en unités plus grandes, il était
donc plus sûr de prendre un schéma géométrique comme base du plan et de la
construction; par exemple le réseau constitué de carrés égaux, dans les basiliques
romanes et pré-gothiques (...). Les romains n'établissaient pas autrement leurs villes et
leurs camps fortifiés" (61).
Un motif comme la "marelle simple" n'évoque-t-il pas, comme je l'ai suggéré plus
haut, l'un de ces tracés fondamentaux nécessaires à l'élaboration d'un plan
d'édifice? Ainsi semble-t-il probable que quelques- uns au moins de ces
"diagrammes" fussent, dès l'origine, et en marge de leur caractère opératif, chargés d'un
contenu symbolique précis, comme le laisse penser leur présence sur les murs (nous
l'avons vu de la "triple enceinte" à laquelle grilles et "marelle simple" sont parfois
associées). Il en était ainsi des objets architecturaux chez les Victorins et (il faut insister
sur ce point) de tout acte et de toute production humains à cette époque, notamment (à
la suite des mathématiques pythagoriciennes et platoniciennes) les polygones et les
polyèdres réguliers. Au Moyen Age, les "êtres" mathématiques sont une réalité et ont en
conséquence leur source en Dieu; à ce titre, ils sont aussi des symboles exprimant les
aspects de la divinité, et peuvent constituer, à l'inverse, des supports de méditation
permettant de connaître ces aspects. La géométrie, les figures et leurs propriétés,
l'arithmétique, sont d'abord et essentiellement des expressions de la vérité éternelle, ce
que saint Augustin exprima en ces termes: " (...) quiconque ne connaît ces mots de
mesure, de nombre, de poids, qu'en les rapportant aux objets sensibles, les connaît de
façon servile. Qu'il transcende donc tout ce qu'il connaît ainsi, ou, s'il le peut encore,
qu'il cesse de s'attacher aux mots eux-mêmes, à propos desquels il ne peut faire que des
pensées triviales (62)". On accordait une importance toute particulière au carré,
puisqu'il constitue l'unité de base du plan des édifices bibliques: carré simple pour le
Temple d'Ezéchiel et la Jérusalem céleste, double pour le Temple de Salomon, triple
pour le tabernacle de Moïse. Les proportions de la nef de la cathédrale de Salisbury
(1220...) sont celles de l'Arche de Noé, soit un rectangle de 1x6 unités carrées. Hugues
de Saint-Victor, qui offre dans son traité sur l'Arche de Noé (De pictura arche ou De
arca Noe mystica) un exemple de l'utilisation d'un dispositif architectural comme outil
spirituel, pose le carré comme base de construction de son image mentale, "qui est aussi
celui de la Jérusalem céleste et celui du Temple érigé par les vertus victorieuses de
prudence", évoquant en outre le cloître (63). On a déjà noté que le carré constituait aux
temps romans la base du plan. Plus tard, beaucoup de plans d'édifices religieux ou civils
ont été établis sur la base d'un rectangle exploitant les mesures du côté et de la
diagonale d'un carré fondamental, engendrant d'autres rectangles successifs selon le
même procédé, et dont la caractéristique commune est de posséder une longueur
irrationnelle, c'est-à-dire qui ne se résoud pas en nombres entiers, ne pouvant donc être
obtenue qu'empiriquement à l'aide du compas. Des manuels de tailleur de pierre du
gothique tardif mentionnent que ces divers rectangles sont dessinés d'après "la juste
mesure" (64). On peut observer leur présence combinée avec le carré, ou entre-eux,
dans de nombreux plans: par exemple dans celui, reconstitué, de Cluny III (l'abbatiale a
été détruite à la Révolution). On a enfin remarqué que le premier de ces rectangles (1x
rac.de 2) permettait de résoudre empiriquement les problèmes de portance des poutres.
Il ressort de ce qui précède que du carré, forme privilégiée du Temple ou de la Cité
construits par Dieu et lieu de sa "résidence" selon l'Ecriture, émanent les nombreuses
possibilités d'expansion du plan. Les poutres du Temple elles-mêmes sont de section
carrée d'après saint Augustin (La Cité de Dieu), exprimant ainsi "la stabilité absolue de
la vie des saints". N'est-ce pas le genre de symbole qui put en partie inspirer les
charpentiers de Loches lorsqu'ils gravèrent en guise de signature haches et doloires,
instrument assurant tous deux la "mise au carré" d'une poutre, à proximité d'une "triple
enceinte", image du Temple éternel?
Nous avons vu précédemment ce que pensait la théologie de l'art géométrique et des
métiers de la construction. Comment imaginer que leurs artisans ignorèrent tout de
ces théories et ne se reconnurent pas dans ses principes (65)? Les loges on le sait avaient
leur propre chapelain, et les modèles graphiques étaient établis par l'architecte, qui fut
longtemps un membre de la hiérarchie religieuse, régulière ou séculière (66).
Le Cooke n'est pas explicite sur cette question, mais l'invocation à Dieu-créateur et la
profession de foi qu'il contient le laissent au moins présager.
En marge de son sens symbolique, la "triple enceinte" fut-elle dépositaire d'une
mémoire technique? A ce point de mon enquête, il m'est impossible de répondre à cette
question de manière assurée. Toutefois, la convergence des points abordés au cours de
cette étude méritent au moins qu'une telle hypothèse soit envisagée, à condition qu'elle
n'entre pas en contradiction avec ce qui a été dit précédemment du contenu spéculatif de
la figure. On remarque par exemple que le dessin d'une "triple enceinte", sous sa forme
de "marelle à douze pions" (c'est-à-dire où diagonales et médianes sont entièrement
figurées), fréquemment représentée dans les graffiti, est l'exacte projection en plan d'une
charpente de pavillon carré, avec laquelle il est possible de couvrir tours et clochers. Le
tracé par lignes simples du plan de cette même charpente offre un schéma identique à
celui de la "marelle simple", figure parfois directement associée à la "triple enceinte",
par exemple dans l'ornementation du château du Moulin à Lassay-sur-Croisne (Loir-et-
Cher). Quelle meilleure place accorder à la Cité céleste que de lui permettre d'assurer,
par le biais de la charpente, le couronnement de l'édifice (Fig. 20)?
Fig. 20: charpente de pavillon carré. A gauche, en haut: vue cavalière; en bas:
tracé par lignes simples. A droite: trait en plan et en élévation pour le façonnage et
le montage des pièces (sources: Encyclopédie des métiers, la charpente et la
construction en bois, Paris, 1979; L. Mazerolle, Traité de charpente, Dourdan,
1977).
Je ne dispose d'aucun élément concret pour appuyer ces simples constations, je les livre
donc comme telles. Cette hypothèse permet au moins d'envisager de quelle façon le
schéma de la "triple enceinte", conçue symboliquement comme type architectural
biblique, pouvait aussi répondre pratiquement aux besoins de la charpenterie, les deux
aspects ne s'excluant pas. Notons au passage que, si l'on ajoute ce qui a été dit plus haut
à propos de la forme des poutres du temple, nous aurions peut-être là, en ce qui
concerne l'association "triple enceinte"-doloires du groupe de gravures de la tour "à
bec", une excellente illustration du caractère souvent polysémique des images
médiévales.
D'un autre point de vue, mais dans le même ordre d'idées, nous allons voir que
l'étymologie peut apporter un concours singulier à l'idée qu'il pût exister primitivement
un lien étroit entre les figures de "triples enceintes" et les conceptions d'ordre
géométrique et architectural. N'étant pas spécialiste de cette question, je livre les
remarques qui vont suivre à titre de pures hypothèses.
Il n'y a pas eu en effet d'explication plausible à l'appellation de "moulin" donnée en
Sologne et ailleurs (en Allemagne par exemple) aux jeux de marelle à main, dont les
tabliers reproduisent une "triple enceinte" ou une marelle simple" (67). Le terme (qui
désigne aussi un alignement de trois pions) est censé faire référence à la machine
servant à broyer les matières: en ancien français, molin, du bas latin molinum, demola,
meule (68); mais selon quel ordre d'idées? B. Edeine trouva des ressemblances
formelles entre la "marelle simple" et une roue de moulin à eau (69). Cela pourrait
s'entendre à la rigueur de sa forme circulaire, mais qu'en est-il de sa forme carrée, et du
graphisme de la "triple enceinte"? J. Hinout note que cette dernière, comme jeu de
carriers, fut souvent agrémentée d'ailes de moulin à vent. Hélas, il semble qu'il ait été le
seul à voir de tels specimens... et l'on attend encore qu'il produise un quelconque
document à l'appui de ses dires (70). On considère ordinairement que Philippe du
Moulin a fait figurer "marelle simple" et "triple enceinte" sur les murs de son château en
guise d'armes parlantes, dont la mode était effectivement très répandue en cette fin de
XVe siècle; ce qui attesterait donc de l'emploi du terme "moulin" à cette époque pour
désigner les figures de marelle. Dans le même ordre d'explication, on a pu faire figurer
(entre autres symboles) une "triple enceinte" sur le château de Gien (XVe siècle) en
raison du nom de sa propriétaire, Anne de Beaujeu (beau jeu). Mais de telles
affirmations, pour être sans doute réalistes, ne peuvent à mon sens rendre compte
exclusivement des raisons pour lesquelles on fit représenter de telles figures sur des
bâtiments de prestige. Et cela n'élucide en rien l'origine et les raisons de l'emploi du
terme "moulin" pour désigner les figures de marelle à main, point essentiel qui nous
intéresse ici. Or dans le français médiéval, le terme mole signifie précisément
"modèle". Mole, ou modle, qui donnera aussi "moule" vient du latin modulus, "mesure",
et plus particulièrement mesure pour régler les proportions d'un bâtiment (71). Le mot
désigna plus particulièrement, dans le vocabulaire médiéval de la construction, un
patron pour la taille de la pierre, dont la géométrie était définie par l'appareilleur ou
"parlier", sous les ordres directs de l'architecte (72). Y aurait-il là plus qu'une simple
coïncidence? Le terme "moule" dans le sens de "mesure" a d'ailleurs appartenu
longtemps au vocabulaire professionnel des métiers du bois: "mouler était synonyme de
"mesurer dans le cas du "mouleur de bois" ou "compteur de bois", qui désigna dès le
Moyen-Age et jusqu'au XIXe siècle celui qui mesurait au moyen d'un anneau de fer
appelé "moule" les lots de bûches destinées à la vente (73). Enfin le "moulet" était un
calibre de bois utilisé en menuiserie (74).
La racine même du mot mérel (méreau), d'où est issu "marelle" nous ramène encore à
l'art de mesurer, et plus précisément à l'une de ses visées principales, telle au moins que
la définissaient les constructeurs gothiques comme nous le verrons plus loin. Le
terme merel vient du grec meros, partie, division, portion (75), ou de l'indicatif meiro, je
partage. Il désignait ordinairement un jeton, une pièce de monnaie de convention
servant de marque, de signe, d'indice pour la réalisation de toutes sortes de comptes, de
dénombrements ou de partages. Mais au milieu du XXe siècle dans le langage solognot,
on nommait encore "marelles" les assemblages en colombages et en torchis des maisons
à pans de bois, et plus exactement les intervalles entre ces colombages, c'est-à-dire les
partitions de la structure (76). La notion de "partage" attachée au mot "marelle"a donc
été précisément utilisée dans un sens purement architectural, c'est-à-dire géométrique.
On peut alors supposer que le terme "marelle" a pu désigner originellement toute forme
de construction géométrique partageant (c'est-à-dire mesurant) la surface d'un plan (77)
avant d'évoquer le dessin d'une charpente à colombages, puis simplement celui d'un
tableau de jeu. Et ce premier sens est de toute évidence technique et professionel. Il
paraît peu probable que les seuls charpentiers de Sologne aient inventé cet usage. Mais
on ne sait rien hélas de l'époque à laquelle il remonte.
Quoiqu'il en soit, la racine grecque du mot "marelle" propose un sens qui recoupe la
définition même que les constructeurs gothiques donnaient de la géométrie: c'est "à
cause du départage des terres" que pour le Cooke, Euclide inventa le nom de
géométrie; "(...) Par géométrie / il mesura le pays et le départagea / en divers lots, / et
invita chacun à clôturer son / propre lot avec des / fossés (...)(78)." Et avant
lui "Jobelle (fils de Lameth) fut le premier homme / à inventer la géométrie (qui ne
portait pas encore ce nom) et / la maçonnerie. Il fit des maisons (...) / Le maïtre des
histoires / dit avec Bède, le De Imagine / mundi, le Polychronicon et / beaucoup
d'autres, qu'il fut le premier à départager / le pays, afin que tout homme puisse / savoir
quel est son propre lot, / et travailler à cet endroit pour / lui-même. En sus il /
départagea les troupeaux de moutons afin / que tout homme puisse savoir / quel était
son propre bétail. / A cela nous pouvons / voir qu'il fut le premier / inventeur de cet art
(...) (79)". On voit dans ce texte que le comptage, en ce qu'il divise en part ou portion,
pouvait être appelé géométrie. Ou bien est-ce parce qu'en Occident, les comptes
s'effèctuèrent longtemps "à get" c'est-à-dire sur l'abaque, avec son tablier fait de
divisions géométriques en lignes et en colonnes? Ce mode de calcul hérité de la
civilisation gréco-romaine restait au XVe siècle encore, malgré l'introduction des
méthodes que nous connaissons aujourd'hui (les chiffres arabes), très répandu (l'usage
de l'abaque se poursuivra dans les administrations européennes jusqu'aux XVIIe et
XVIIIe siècles) (80). Les marguilliers de Sologne, c'est-à-dire ceux qui avaient soin des
affaires temporelles d'une église, apuraient les comptes de la fabrique sur un tablier
géométrique en un lieu de l'église appelé "banc de marelle". L'ethnologue Bernard
Edeine signale que le dessin de ce tablier était justement celui d'une "marelle simple"
(81).
DERNIERES SUPPOSITIONS
Il est bien sûr trop tôt pour conclure sur l'usage complet qu'on aurait fait de la "triple
enceinte" dans les milieux de la charpenterie. Si pour le fond, nous avons pu apporter un
éclairage sur le sens, la question me paraît loin d'être complètement réglée du seul point
de vue des rares documents (dans lesquels j'inclus les graffiti) signalés dans cette étude,
qui ne peuvent pas prétendre épuiser, à mon sens, la signification de la figure. Il me
semble qu'il pouvait y avoir là autre chose, qui n'était pas susceptible d'être confié
à l'écriture (nous n'avons en l'occurence aucun texte direct concernant la "triple
enceinte") et ne peut donc pas être stricto sensu l'objet d'une investigation historique.
Quelque chose d'un enseignement comme il en était pratiqué dans les loges et dans les
chambres de trait, qui n'était pas destiné à être connu des personnes étrangères au
métier. Le fait de l'extrême rareté des représentations de triples enceintes" dans l'art
"officiel" me fait cheminer dans ce sens. Je ne peux, à ce propos, que citer ce passage
duRegius, sans plus de commentaires: "Le troisième point doit être très strict envers
l'apprenti, sache le bien. Qu'il garde et dissimule le conseil de son maître et de ses
compagnons de bon gré. Qu'il ne parle à personne des décisions de la chambre, ni de
rien de ce qu'ils font dans la loge; quoi que tu puisses les entendre dire ou voir faire,
n'en parle à personne où que tu ailles. les opinions (entendues) dans la maison ou sous
la charmille, garde les bien pour ton (plus) grand honneur, sans quoi cela tournerait
pour toi au blâme, et n'apporterait au métier que grande honte" (82).
On peut toutefois légitimement s'interroger sur la possibilité d'un usage du symbole
dans d'autres cercles de bâtisseurs que ceux de la charpenterie. Bien qu'il n'existe pas, à
ma connaissance, de représentation d'outils de maçon ou de tailleur de pierre associés à
une "triple enceinte", et qu'il ne nous ai pas été conservé d'équivalents du Cooke ou
du Regius pour les métiers du bois, il est légitime de penser que maçons et charpentiers
eurent, comme principaux opérateurs du bâtiment, des conceptions symboliques
analogues, sinon identiques. La géométrie était le fondement commun de leur art et une
représentation du Temple ou de la Cité céleste sous la forme de la "triple enceinte"
pouvait leur convenir également. Ils purent, avec diverses adaptations liées aux
particularités de chaque métier, adopter les mêmes conceptions, s'abreuver aux mêmes
sources théologiques et bibliques. L'Ecriture ne témoigne-t-elle pas de leur action
commune dans l'édification du Temple de Salomon? Pour justifier cette hypoyhèse, on
peut par exemple faire remarquer que si la "marelle simple" indique dans ses grandes
lignes le plan d'une charpente pyramidale, elle reproduit ausi le schéma au sol d'une
voûte à liernes, qui est en quelque sorte une "couverture de pierre" de l'édifice gothique
(Fig. 21).
Fig. 21: voûte d'ogives avec doubleaux et liernes dessinant en plan une "marelle
simple" (source: Précis d'archéologie du Moyen Age de J. A. Brutails, Toulouse-
Paris, 1936).
On peut rappeler pour justifier ce propos qu'au Moyen-Age, les liens entre charpentiers
et maçons furent extrêmement étroits: à Paris au XIIIe siècle, le Maître charpentier royal
désignait les jurés (c'est-à-dire les agents chargés de faire respecter les règles du métier
et les lois civiles au sein de la communauté) des deux corporations. Les jurés de l'un et
l'autre métier remplissaient ensemble leurs fonctions, comme en témoignent les procès-
verbaux de visite d'immeuble qui ont été conservés. Sur le chantier, l'un ne pouvait
travailler sans l'autre: il était par exemple impossible d'élever une voûte de pierre sans
l'asseoir provisoirement sur des cintres de bois. Charpentiers et maçons furent parfois
patronnés par les mêmes saints, et ils eurent, en Ile-de-France, la même chapelle. Nous
avons vu que la miniature, déjà citée, du siège de Rhodes par les Turcs (XVe s.) les
montre ensemble lors d'une cérémonie de "réception" par le Grand maître des
Hospitaliers de Rhodes.
On peut peut-être trouver trace de cette communauté d'esprit dans les constructions en
briques de la fin du Moyen-Age. La "résille" losangée qui leur sert fréquemment de
décor reproduit l'effet graphique de certaines structures à pans de bois de la même
époque. La persistance du motif, fait de briques vernissées plus foncées, en dehors de
toute nécessité architecturale, laisse entrevoir qu'une valeur emblématique ou
symbolique devait être attaché à ce type de structure, comme il en était d'ailleurs
souvent des pièces décoratives. On a par exemple remarqué que les treillis losangés
indiquaient souvent, dans la construction en bois, les parties nobles, l'étage noble, le
bâtiment noble lui-même. On ne sait rien encore des raisons qui commandaient à cette
pratique (83).
Peut-on envisager le fait que le symbole de la "triple enceinte" n'ait pas été l'apanage
exclusif des charpentiers, voire des maçons? Ce symbole a-t-il été connu par d'autres
métiers, d'autres fonctions de la société médiévale? Cette question dépasse l'objet de ce
travail, mais on peut toutefois remarquer, en guise d'exemple, que comme
représentation de la Jérusalem céleste en tant que forteresse et guidés en cela par
l'extrait du psaume 126 qui figure sur la maison de Goslar ("Si le seigneur ne garde pas
la ville..."), elle a pu aussi intéresser les professions chargées de la défense des lieux
fortifiés. La présence de la figure sur le château de Philippe du Moulin, fidèle du roi
Charles VIII nommé capitaine de cinquante hommes d'armes, capitaine de Blaye et
gouverneur de Langres après les campagnes d'Italie, plaiderait en faveur de cette thèse.
Et c'est du moins ce que pourraient laisser supposer ces rares cas de graffiti de "triples
enceintes" associées (et même superposées) avec un arc schématique. La tour "à bec" de
Loches en offre un exemple. Mais il faut là aussi avancer avec prudence: le "signe" dans
ce dernier cas pourrait bien ne pas constituer en soi une preuve décisive: car selon
Isidore de Séville, qui fit autorité en matière d'étymologie au Moyen-Age, arx (en latin,
forteresse), arca (coffre, c'est-à-dire l'Arche), arcus(arc) sont liés, et appelés arces en
référence à la nécessité de se prémunir de l'ennemi (84).
La présence d'un arc auprès d'une "triple enceinte" pourrait donc simplement évoquer,
par un de ces jeux sémantiques familiers de l'exégèse du temps, le mot arx; et souligner
simplement le caractère de "forteresse" (des vertus) attaché à la Jérusalem céleste, ce
qui ne constitue pas en soi une preuve indubitable du statut professionnel de son
graveur. Si tel était le cas cependant, on peut imaginer que ce genre de symbole, gravé
par exemple dans une archère (où on le trouve très fréquemment représenté), assure une
protection symbolique contre les armes de trait. Il aurait alors acquis une valeur plus
spécifiquement "magique", comme une corruption de son sens initial. En l'état actuel
des observations (et les documents faisant bien sûr cruellement défaut!), il est
véritablement impossible de conclure sur ce point, mais il me paraissait tout de même
utile d'en signaler l'éventualité.
Le cadre de cet essai étant volontairement restreint, et le sujet si vaste, certains thèmes
ou exemples qui auraient permis d'étayer mes propos n'ont pas été mentionnés: les
légendes par exemple, religieuses ou profanes, qui établissent une relation certaine et
étroite entre le métier de charpenterie et la typologie du Temple (légende du bois de la
croix, légende de la nef de Salomon) (85). La mise au jour de nouvelles sources, des
observations plus systématiques permettant des vues plus précises et surtout moins
conjecturales viendront sans doute infléchir (voire contredire) ce que j'ai tenté de
démontrer ici, avec un dossier qui, faute de données véritablement indiscutables,
ressemble bien à un puzzle dont il manquerait la pièce centrale. Mais on ne peut exclure
que le dernier mot, ainsi que je l'ai suggéré plus haut,
se dérobe toujours à l'investigation historique, puisqu'elle n'est jamais qu'une
"reconstruction critique" (Jacques Heers) des faits à partit de témoignages écrits ou
figurés subsistant, qui ne tient évidemment absolument aucun compte de ce qu'elle
laisse en dehors d'elle, c'est-à-dire peut-être le principal dans une civilisation dite
traditionnelle, l'oralité. N'est-ce pas l'un des attraits de la mentalité médiévale, et
des graffiti de ce temps, que de ne jamais nous livrer en totalité les secrets dont ils sont
porteurs?
LES PIERRES DU SONGE
Etudes sur les graffiti médiévaux
LA TRIPLE ENCEINTE COMME SYMBOLE ARCHITECTURAL (2) NOTES ET BIBLIOGRAPHIE
(1) Cf. Jean Mesqui, La tour maîtresse du donjon de Loches dans Deux donjons
construits autour de l'an mil en Touraine. Langeais et Loches, Paris, 1998, p. 71-72 /
Edmond Gauthier, Histoire du donjon de Loches, Châteauroux, 1881, p. 58.
(2) L'usage de la doloire pour trancher la tête des criminels remonte au XVe siècle en
Angleterre (E. Viollet-Le-Duc, Dictionnaire raisonné du mobilier francais de l'époque
carlovingienne à la renaissance, t. 2, Paris). On utilisait aussi la doloire comme
"instrument de ménage" pour la coupe des taillis (cf. le mois de décembre du Bréviaire
de Belleville, v. 1323, Paris, B. N.)
(3) Cité par Victor Gay, Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance, t.
1, Paris, 1887.
(4) Cf. Jacques de Cessoles, Le livre du jeu d'échecs ou la société idéale au Moyen Age,
XIIIe siècle, traduit et présenté par Jean-Michel Mehl, Paris, 1995.
(5) Jean-Michel Mehl, op. cit. Le terme de "marinier" a désigné plutôt le nautonnier aux
XIXe et XXe siècles, mais il ne semble pas qu'il en ait été de même au Moyen Age (Cf.
J. et C. Fraysse, Vie quotidienne au temps de la marine de Loire, Cholet, 1972, p. 105).
Le texte de J. de Cessoles indique qu'à cette époque les charpentiers assuraient la double
activité de charpentier de bâtiments et de nefs. On a ainsi très justement remarqué des
analogies de forme entre la coque d'un navire et certaines charpentes d'église couvrant la
nef. Les charpentiers de marine appélé encore feseurs de nez oucharpentiers de
nés appartenaient au XIIIe siècle à Paris à la corporation des charpentiers, et furent donc
placés sous l'autorité de 1er charpentier du roi (Cf. A. Franklin, Dictionnaire historique
des arts et métiers et professions exercées dans Paris depuis le XIIIe siècle, Paris, 1905).
Les nautonniers durent être informés des techniques de charpenterie puisqu'ils
emportaient encore au XXe siècle un coffre contenant les outils de charpenterie
nécessaires aux réparations d'urgence. Ils consacraient de plus fréquemment leurs loisirs
à la confection de petits meubles et objets d'apparat en bois (J. et C. Fraysse,ibid).
(6) Cf. Histoire générale de Paris, Les métiers et corporations de la ville de Paris, XIIIe
siècle. Le livre des métiers d'Etienne Boileau, publié par René de Lespinasse et Francois
Bonnardot, Paris, 1879.
(7) A. Franklin, op. cit.
(8) M. Noël - A. Bocquet, Les hommes et le bois. Histoire et technologie du bois de la
préhistoire à nos jours, Paris, 1987.
(9) Cf. Daniel Boucard, Les haches, Paris, 1998, pp. 63-85 / Jean-Fr.
Robert, L'herminette et la hache, dans Cahiers du Musée du bois, n° 13, Lausanne, mars
1991.
(10) Jean-Fr. Robert, op. cit. p. 22.
(11) Paris, Musée des Arts Décoratifs. Sur l'échiquier de J. de Cessoles, la serpe est
emblématique du paysan.
(12) Je souhaite rectifier ici l'information que j'avais communiquée à J.-M. Couderc lors
du colloque de Verneuil (publiée dans les Actes des "Premières Rencontres Graffiti
Anciens" à Loches en Touraine - Verneuil-en-Halatte, 2001, p. 40) concernant
l'existence d'un graffiti de serpe sans nason à Loches, et qui est manifestement erronée.
Ma mémoire m'a joué des tours!... Je pensais bien plutôt aux serpes de Gisors.
(13) La doloire fut par ailleurs un emblème héraldique. Elle a été fixée dans son type
rectangulaire, avec un manche très court, et représentée verticalement c'est-à-dire en
pal. On trouve également des doloires dans certaines marques commerciales : enseigne
de boucher de la place des veaux à Paris, marque de l'imprimeur Etienne Dolet en guise
d'arme parlante (Jean Céard- Jean-Claude Margolin, Rébus de la Renaissance, t. 2,
Paris, 1986, p. 245).
(14) Nous avons vu qu'on trouve à quelques reprises l'association doloire-hache dans le
donjon de Loches. le passage de charpentiers, attesté par un compte de dépenses faites
en 1358 et 1359 (archives municipales de Tours. Cf. Congrès archéologique de France,
XXXVIe session, à Loches) est confirmé par au moins un graffiti du couloir sud-ouest
du 2e étage: il s'agit d'un schéma de charpente de moulin à pivot. Certains graffiti de nef
dans ce même donjon doivent être probablement attribués à des charpentiers.
(15) A. Franklin, op. cit.
(16) J. A. Brutails, Précis d'archéologie du Moyen Age, Toulouse-Paris, 1936, PP. 159
et 167.
(17) Documentation fournie par Christian Wagneur.
(18) En outre, parmis les figures à caractère géométrique de cette bâtisse (losanges,
demi-cercles à multiples rayons dont le centre irradiant est un pentagramme ou une
rouelle à six ou sept branches, décoration fréquente sur les fermes de Basse-Saxe) on
voit représenté un arbre, peut-être l'arbre de vie. On peut rappeler à ce propos que la
"triple enceinte" sculptée au XIIe siècle sur un pilastre de l'église d'Aregno (Corse)
surmonte la représentation d'un arbre biblique: il s'agit cette fois-ci de l'arbre de la chute
qui étend ses branches chargées de fruits vers la croix de la rédemption. Le symbolisme
du bois est dans les deux cas nettement marqué, en corrélation avec une "triple
enceinte". Selon Friedrich Berger, les figures géométriques du bâtiment offraient une
protection symbolique à ses occuppants, ce qui pourrait appuyer l'idée que la "triple
enceinte", cependant unique dans un tel contexte à sa connaissance, aurait bien possédé
une valeur apotropaïque.
(19) Le concept de "Moyen Age" a été introduit par les Humanistes à partir de Giovanni
Andrea, bibliothécaire du pape, en 1469.
(20) Cf. Hervé Poidevin, La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte, étude et
ref. sur ce blog.
(21) Cf. Hartmann Schedel, La chronique universelle de Nuremberg. L'édition de 1493
coloriée et commentée. Introduction et notes de Stephan Füssel, Cologne, 2001.
(22) Chronique universelle, op. cit. f° LXIII v°-f° LXIV r°
(23) Cf. Matthieu, 24, 2 - 27, 40.
(24) Cf. Ezéchiel, 40-48.
(25) Cette partie de l'enceinte est close car c'est l'endroit le plus proche du Saint des
saints.
(26) Le point central de l'édifice est constitué par l'autel: "Ce lieu, d'après Maïmonide
(Beis HaBechirah, ch. 2), est d'une signification vitale et universelle car il s'agit de
l'endroit précis où eurent lieu toutes les édifications d'autel, d'Adam à Salomon: celui
d'Isaac, celui de Noé après sa sortie de l'Arche, celui de Caïn et Abel et celui d'Adam
lorsqu'il a été créé" (M. Lapidus, La pierre cubique, Fuveau, 2003,
p. 72).
(27) On peut citer comme exemple le châtelet d'entrée d'Aubigny-sur-Nère (Cher). La
porte orientale du Temple a en outre une importance symbolique toute particulière: il est
dit qu'elle doit restée fermée car c'est par elle que Dieu est entré (Ez. 44; 2, 3), ce que
les exégètes chrétiens ont interprété comme une préfiguration de la virginité de Marie.
(28) Mary Carruthers, Machina Memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des
images au Moyen Age, Paris, 2002 pour la traduction francaise, pp. 303-304.
(29) Liber de promissionibus et praedictionibus Dei, cité par Patrick Négrier dans
Textes fondateurs de la Tradition maçonnique, 1390-1760, Paris, 1995, p. 310.
(30) Cité par J. Le Goff dans Un autre Moyen Age, Paris, 1999, p. 958.
(31) Cf. André Bonnery, Mireille Mentré, Guylène Hidrio, Jérusalem, symboles et
représentations dans l'Occident médiéval, Paris, 1998, pp. 283 à 287.
(32) Ce type de pratique expliquerait (au moins pour une part) pourquoi les grandes
réformes monastiques furent avant tout des réformes architecturales.
(33) Cf. Mary Carruthers, op. cit. p. 305 et suiv. Les Victorins s'inspirèrent des
Platoniciens de l'Ecole de Chartres. Leur doctrine se situe dans le courant de saint
Augustin et de Denys le Mystique. Les références à saint Jérôme, père du courant
exégétique chrétien du livre d'Ezéchiel, et à Grégoire le Grand, y sont fréquentes (Cf.
M.-M. Davy, Initiation médiévale. La philosophie au XIIe siècle, Paris, 1980, pp. 154
à 157).
(34) A. Bonnery, op. cit. p. 305 et suiv. Les Humanistes chrétiens critiquèrent Rome et
furent partisans d'une réforme modérée. Résolument christocentriques, souhaitant
retrouver la pureté des origines, ils délaissèrent la scholastique pour l'exégèse biblique
et développèrent à cette fin, parallèlement aux études grecques et latines,des études
hébraïsantes en étroite collaboration avec des érudits israëlites ou des Juifs
convertis au Christianisme. Les contacts entre Juifs et Chrétiens ne furent nulle part plus
évidents que dans l'imprimerie. De grands imprimeurs de textes classiques se lançèrent
dans l'impression de textes en caractères hébreux, souvent avec l'aide de typographes et
d'artisans juifs. Les Postilla in Bibliam de Nicolas de Lyre, qui citent Rachi et d'autres
autorités rabbiniques, constituèrent la première édition imprimée d'un commentaire
chrétien de la Bible. Le commentaire du Talmud que fit Rachi (et qui sera poursuivi par
ses disciples) fut quant à lui le premier livre imprimé en Hébreu.
Cependant l'usage de la langue hébraïque en milieu spécifiquement chrétien est
toutefois attesté dans les milieux de constructeurs dès le XIIIe siècle (Cf. Jacques
Thomas, L'inscription AGLA YAH du carnet de Villart de Honnecourt, dans Ce "G",
que désigne-t-il?, Milan, 2001, p; 27 et suiv.).
(35) Stephan Füssel, op. cit. p. 644.
(36) J'avais déjà signalé en note de mon étude La pierre du songe ou l'invention de la
Triple enceinte, qu'il fallait peut-être chercher dans des sources iconographiques
spécifiquement juives (manuscrits ou incunables) des représentation du Temple ayant
une réelle parenté de style avec la gravure de la Chronique, et donc avec la "triple
enceinte", mais je n'ai pu hélas entreprendre ce travail. Il semble en effet que la tradition
judaïque d'un temple carré avec trois enceintes concentriques soit véritablement
"antique" puisque le Temple des Esséniens (?) est ainsi décrit dans un des rouleaux des
grottes de Qoumrâm. Le manuscrit appelé "rouleau du Temple" fut rédigé au moins un
siècle avant qu'on n'entreprenne la reconstruction du temple de Salomon et décrit un
Temple-ville (on a calculé que la superficie totale de l'enceinte du Temple était celle de
Jérusalem au IIe s. av. J. C.) comportant douze portes (du nom des douze fils de Jacob)
sur les deux premières enceintes (extérieure et médiane) et quatre orientées selon les
points cardinaux sur l'enceinte intérieure (ou se trouve le Temple proprement dit).
L'édifice resta à l'état de projet; mais était-il seulement destiné à être construit? (Cf.
Ygael yadin, Le rouleau du Temple: le plus long rouleau de la mer morte, avec en
appendice le plan du Temple; Magen Broshi, Le gigantisme du Temple visionnaire dans
le Rouleau du Temple, dans L'aventure des manuscrits de la mer morte, sous la direction
d'Hershel Shanks, Paris 1996 pour la traduction francaise, pp. 137 à 165).
(37) Sur ce sujet, on consultera avec profit la thèse très complète de Vincent F. Hopper:
La symbolique médiévale des nombres, Paris 1995 pour la traduction francaise.
(38) Traduction J. N. Darby, Valence, 1977. La description de la Cité céleste se trouve
dans Apoc.
21-22. L'iconographie médiévale place ordinairement les douze portes sur le mur
d'enceinte de la ville. Elles correspondent d'après l'Ecriture aux douze tribus d'Israêl (la
reliant ainsi typologiquement au Temple des Hébreux); et pour certains commentateurs,
aux douze signes du zodiaque, rappelant ainsi le caractère cosmologique de la ville
nouvelle. le duodénaire est encore plus marqué dans une gravure extraite du Liber de
intellectu... de Charles de bouelles (Paris, 1509) par une structure graphique à
"enceintes" successives dans lesquelles sont notées diverses correspondances
symboliques du nombre. L'image accompagne un petit traité de la vertu des nombres et
illustre le nombre douze, produit du nombre métaphysique trois, et du nombre physique
quatre. Le schéma inclut l'histoire sainte, la hiérarchie cosmique (éléments et cieux), la
hiérarchie spirituelle (clergé et choeur des anges), les vertus, les prophètes, les apôtres,
les pierres précieuses aux propriétés occultes et les tribus d'Israël (Fig. 1)
Fig. 1: la Jérusalem céleste selon Charles de Bouelles, Liber de intellectu...
Paris, 1509 (source:
A. Chastel, R. Klein, L'humanisme. L'Europe de la Renaissance, Paris, 1995).
Le concept trouvera encore des applications au XVIIe siècle chez Athanase Kircher
(Arithmologia, Rome, 1665). Au XVe siècle, l'alchimiste anglais George Ripley fait du
symbole des douze portes l'image de l'opus magnum et du passage par les douze phases
de l'oeuvre.
Je ne peux manquer de rappeler ici que l'hypothèse selon laquelle la "triple enceinte"
serait une représentation de la Jérusalem céleste a d'abord été formulée (puis
abandonnée) par l'hermétiste chrétien et archéologue Louis Charbonneau-Lassay en
1929, sans qu'il apporte jamais aucun élément concret pour l'étayer. R. de la Torre
Martin-Romo a traité ce sujet, rejoignant par des voies différentes certaines conclusions
de la présente étude, mais uniquement sur la base des études de R. Guénon et L.
Charbonneau-Lassay qui (quelque soient par ailleurs l'intérêt et de leurs travaux) ne
procèdent trop souvent que par affirmations et ne permettent pas d'établir les choses
avec certitude (Cf. R. de la Torre Martin-Romo, Pervivencia, simbolismo y function de
los signos lapidarios: notas sobre los "Tableros cuadratos", dans Actes du colloque
international de glyptographie de Cambrai, Centre International de Recherches
Glyptographiques, 14-15-16 septembre 1984).
(39) Tenture de l'Apocalypse, entre 1374 et 1381, musée des tapisseries d'Angers.
(40) Publiée par J.-M. Perouse de Montclos dans Architectures en Région Centre, Paris,
1988, p. 434.
(41) Cette interprétation se fonde sur Apoc.20; 7, 10 et 22; 15: "Et ils (les
démons) montèrent sur la largeur de la terre, et ils environnèrent le camp des saints et
la cité bien-aimée (...). Dehors sont les chiens, et les magiciens, et les fornicateurs, et
les meurtriers, et les idolâtres,et quiconque aime et fait le mensonge" (trad. Darby).
(42) Caïn est mentionné dans le Cooke comme "maïtre maçon" et constructeur de la cité
d'Hénoch, considérée comme le prototype de toutes les cités.
(43) Maïtre Francois, illustration d'un manuscrit de la Cité de Dieu, entre 1469 et 1473,
Paris, B. N. fr. 18, fol. 3 v° (Cf. Charles Sterling, La peinture médiévale à Paris, 1300-
1500, Paris, 1990, t. II, p. 196).
(44) La tarière est peut-être une allusion à la crucifixion, comme le montrent certaines
images relatives à cet épisode de la vie du Christ.
Dieu est architecte parce qu'il a, comme créateur de l'univers, "tout disposé avec
mesure, nombre et poids" (sag. XI, 20). Ce ternaire de propriétés, fondement de la
géométrie médiévale, était considéré comme un vestige de la Trinité dans la Création. A
partir de lui, l'esprit était susceptible de remonter vers Dieu (Cf. saint Bonaventure (+
1274), Itinerarium mentis in Deum -Itinéraire de l'esprit vers Dieu-, trad. H. Dumery,
Paris, 2001). Pour saint Thomas d'Aquin surtout, le Dieu créateur et ordonnateur de
l'univers est un architecte, qui entretien avec sa création le même rapport que l'ouvrier
avec son oeuvre d'art. Il concoit d'abord dans sa pensée, c'est-à-dire sa parole intérieure,
son verbe, ce qui n'existe pas encore, les "formes" non extériorisées, et qui les
coordonne lorsqu'elles le sont, dans la connaissance de leur fin, de leur comportement,
de leur proportion (Cf. F. Cali, S. Moulinier, L'ordre ogival, Paris, 1963). Le Dieu
architecte est un Dieu pensant, et cette pensée est "mesure": ainsi Nicolas de Cues
conjectura que le mot mens (en latin, partie supérieure de l'âme, esprit) se rattachait
étymologiquement àmensura, mesure (Cf. J. Thomas, op. cit. Cette idée est empruntée à
Isidore de Séville, Etymologies, livre 15, XV). Pour des références scriptuaires
complètes concernant le Dieu-architecte ou bâtisseur, cf. J. Hani, Dieu architecte et
maçon, dans Les métiers de Dieu, chap. VI, Paris, 1975.
(45) Sur la "proportion juste" et la "mesure juste", cf. note 58.
(46) Une légende clunisienne rapportée dans un manuscrit (v. 1180) relate que le plan
du nouvel édifice (destiné à remplacer Cluny II) fut révélé en songe au moine Gunzo
par l'apôtre Pierre. Une image montre ce successeur d'Ezéchiel alité à l'infirmerie alors
que les saints Pierre, Paul et Etienne mesurent au moyen de cordes le tracé de la future
construction (B. N. ms lat.17716, f° 43. Cf. Mary Carruthers, op. cit. p. 286-287. Cette
dernière note par ailleurs qu'"en matière de d'architecture, il allait quasiment de soi que
les grands projets monastiques prenaient d'abord naissance dans une "vision" et (...)
qu'ils suivaient le modèle (du songe) défini par Ezéchiel").
Les modèles tirés de l'Ecriture ou de monuments à forte charge symbolique (comme
ceux de Jérusalem) sont cependant rarement suivis servilement. Les copies peuvent ne
retenir que quelques éléments architecturaux ou emblématiques du monument. La
dédicace suffit parfois seulement à commémorer l'original (Cf. Richard Krautheimer,
Introduction à une iconographie de l'architecture médiévale, Paris, 1993 pour la
traduction francaise). On trouve trace de ce principe dans l'iconographie de Jérusalem:
elle ne restitue pas nécessairement la réalité historique, topographique ou architecturale
de la ville, mais montre souvent des architectures purement signalétiques faites
d'éléments composites à caractère symbolique, notamment numéral. La jérusalem
terrestre et la Jérusalem céleste obéissant à deux types iconographiques distincts,
peuvent en outre voir leurs éléments se mélanger. Ce qui importe avant tout est la
reconnaissance d'une filiation spirituelle, donc typologique, qui ramène de copie en
interprétation, au modèle initial. Autant dire que la pensée médiévale échappe
généralement à toute idée de "reconstitution". La filation ne semble souvent réelle qu'au
plan des principes, par exemples géométriques ou topographiques, ce qui ne laisse pas,
à défaut d'une grille d'interprétation convenable, d'en rendre aujourd'hui la lecture
difficile; d'autant qu'ont été également retenus par les constructeurs des données issues
de l'Antiquité gréco-romaine.
(47) Cité par Patrick Négrier, Textes fondateurs de la Tradition maçonnique, 1390-
1760, Paris, 1995,
p. 20. Sur les références salomoniennes dans le rituel de dédicace des églises, cf.
Bénédicte Palazzo-Bertholon et Eric Palazzo, Archéologie et liturgie. L'exemple de la
dédicace de l'église et de la consécration de l'autel, dans Bulletin monumental, t. 159-
IV, 2001.
(48) Ce manuscrit conservé au British museum, du nom de son premier éditeur (1861)
Mathew Cooke, est une copie de deux documents qui devaient exister dès 1395. Il est
écrit dans le dialecte qui était parlé dans le centre sud-ouest de l'Angleterre vers la fin
du XIVe siècle, par un prêtre ou un clerc érudit (ou par plusieurs personnes selon
d'autres). D'après Patrick Négrier, l'histoire du métier relatée dans ce texte est un
enseignement voilé sous un certain nombre d'allégories (P. Négrier, op. cit. p. 57).
(49) Patrick Négrier, op. cit. p. 62 et suiv.
(50) La valeur signalétique du plan, parfois de l'édifice tout entier sous la forme d'une
maquette, est manifeste dans certains portraits d'architectes ou de donateurs. Elle l'est
aussi dans certains graffiti, comme dans ce schéma du plan rappelant l'église du Temple
de Paris, gravé sur les murs de l'église de Chataincourt (document de M. Leblond). On
peut noter aussi que la nef ecclésiale ou le calvaire (avatars du Temple en terme de
typologie) ont leurs pictogrammes dans les graffiti, avec diverses variations biens
connues. Le calvaire fut d'ailleurs utilisé à Loches comme base graphique pour la
réalisation de dessins architecturaux.
Par ailleurs, la "marelle simple" qui a son équivalent dans l'emblématique héraldique
("gironné en bannière") mais n'y constitue pas sous son appellation de "marelle" un
signe particulier, a engendré l'adjectif "marellé" qui servit à décrire (au moins sous
l'Ancien régime) des meubles disposés en marelle, comme les chaînes de Navarre qui
furent portées par le roi de France. Il est pour le moins remarquable de noter, pour notre
sujet, que le dessin de ces chaînes, comportant selon les époques, une, deux ou trois
"enceintes" successives, servit de plan pour la construction de la ville d'Henrichemont,
dédiée par Sully à Henri IV.
(51) "Anciens devoirs" ou "Old charges" sont des appellations utilisées par la Franc-
maçonnerie spéculative. Elles désignent un ensemble de 130 manuscrits d'origine
"corporative" étalés entre 1390 et 1722, dont il est admis qu'ils servirent de base à la
rédaction des "Constitutions" d'Anderson éditées à Londres en 1723 et 1738. On peut
noter que l'Angleterre médiévale d'où émanent le Cooke et le Regiusne connaïssait pas
d'organisation générale du Métier. Ces textes étaient les statuts de communautés
ponctuelles regroupées à l'occasion des grands chantiers.
(52) Il est intéressant de rappeler que pour l'iconographie médiévale, les quadrillages
(losangés ou orthogonaux) se réfèrent souvent à la structure cosmique: dans les
représentations de la sphère céleste mise en mouvement par les anges par exemple, les
quadrillages occupent la majeure partie de la surface (figurée par un plan circulaire
divisé en quatre), s'inspirant sans doute de ce passage du Timée de Platon, où l'âme du
monde est dite "tissée à travers tout le ciel, du centre à l'extrémité" (trad. E. Chambry,
Paris, 1969). Il en est de même des images de la Jérusalem céleste: la surface cernée de
remparts et mesurée par l'ange est elle aussi couverte de quadrillages, réaffirmant au
passage le symbolisme cosmologique de la Ville nouvelle. Enfin on peut citer les
représentations bien connues de l'Arche de Noé: elle est, selon la description scriptuaire,
formée de compartiments (répartis sur trois étages), évocant une "grille" orthogonale sur
les miniatures ignorant la perspective. Une image du Livre d'heures de Bedford (XVe s.)
en donne une interprétation en volume, sous la forme d'une structure de charpente (Fig.
2).
Fig. 2: détail de la construction de l'Arche de Noé, sous la forme d'une maison à
structure de bois. D'après le Livre d'heures de Bedford, XVe s (dessin de l'auteur).
(53) Je ne prétends pas que toutes les gravures à caractère géométrique soient le faits
d'auteurs médiévaux, mais qu'au moins certaines d'entre elles peuvent leur être
hypothétiquement attribuées. La datation est d'autant plus problématique que les milieux
artisanaux ont probablement conservé intactes certaines pratiques au cours des siècles,
se référant aux mêmes principes. C'est pourquoi il est impossible de dater avec certitude
les graffiti de "triples enceintes" en l'absence de toute association caractéristique (figure,
texte ou millésime), ainsi qu'elles se présentent dans la plus grande majorité des cas.
(54) Cf. Roland Bechmann, Villart de Honnecourt. La pensée technique au XIIIe siècle
et sa comminication, Paris, 1993 (nouvelle édition).
(55) On peut noter que pour l'essentiel, les essais de reconstitution graphique du
monument sont postérieures à la fin du XVe siècle: 1540, Robert Estienne et Francois
Vatable; 1595, Juan Bautista Villalpando (très lié à l'architecte de l'Escurial); 1689,
Bernard Lamy; et même Isaac Newton en 1728, pour ne citer que quelques exemples.
Au début du XVIIe siècle, le Prélat luthérien allemand Johann Valentin Andreae (1586-
1654), qui fut très certainement à l'origine de la légende d'une fraternité de la Rose-
croix, héritera de cette conception du plan pour l'élaboration de
sa Christianopolis (Reipublicae Christianopolitanae descriptio, Strasbourg, 1619; Paris,
B. N.) (Fig. 3).
Fig. 3: Christianopolis, de J. V. Andreae, 1619. Plan d'une cité utopique (avatar
sécularisé de la Jérusalem céleste) dont les institutions sont inspirées de celles de la
République de Genève. La conception d'une ville carrée à enceintes successives (ici
quatre) et de paln centré, probablement transmise par l'éxégèse médiévale aux
milieux humaniste et réformés, est directement inspirée de celle du Temple
d'Ezéchiel (source: Utopie. La quête de la société idéale en Occident, sous la
direction de L. Tower-Sargent etde R. Schaer, Paris, 2000).
(56) Comme le rappelle le Cooke, la géométrie "réalise" toute oeuvre manuelle. L'acte
de mesurer (c'est-à-dire partager l'espace par géométrie) doit être rapporté à la main
selon Albrecht Dürer (cf. note 57). Les mains "contournées" accompagnant des figures
géométriques dans les graffiti (grille orthogonale à Loches, "triple enceinte" à Esnes)
apparaissent vraiment comme une visualisation de cette définition.
(57) Dürer, tout en s'inspirant des foyers artistiques italiens et de leur nouvelle forme de
représentation (la perspective), fut un des derniers porte-parole des conceptions
géométriques médiévales (Instruction sur la manière de mesurer, 1525; traité sur la
fortification des villes, châteaux et bourgs, 1527; traité des proportions du corps
humain, 1528): il est d'ailleurs parfaitement explicite sur ses sources: "Aussi est-il
nécessaire à quiconque veut aborder l'étude des proportions d'avoir bien assimilé la
manière de mesurer et d'avoir bien compris comment toute chose doit être tracée dans
son plan et dans son élévation, selon la méthode que les tailleurs de pierre pratiquent
tous les jours" (Traité des proportions, trad. J. Bardy et M. Van Peene, 1995). Pour lui
comme pour ses prédecesseurs, "toute créature est définie par son chiffre, son poids et
sa mesure" (notion biblique, mais aussi aristotélicienne que l'on retrouve chez Pacioli
dans sa Summa de Arithmetica, Venise, 1494). La forme "bien mesurée" est en "ordre
juste", c'est-à-dire, selon Dürer, que la partie se trouve liée au tout à l'aide de la
proportion harmonieuse. Cet ordre résulte d'une pratique de l'oeil, tandis que la "mesure
juste" résulte d'une pratique de la main. La proportion harmonieuse est si importante
que, d'après Pacioli,"aucune chose ne peut durer dans la nature si elle n'est dûment
proportionnée à sa nécessité" (op. cit. ).
(58) Cette proportion est le plus souvent déduite du rectangle formé par un double carré.
Elle fut connue au Moyen Age bien qu'aucun texte ne la mentionne explicitement avant
l'ouvrage du moine franciscain Luca Pacioli (Divina Proportione, Venise, 1509),
qui précise qu'il ne fait qu'exposer un ensemble de connaissances remontant à
Pythagore, transmises par traditions écrites et orales jusqu'à son époque; et l'architecture
au moins en témoigne (moins souvent sans doute qu'on a bien voulu le dire): par
exemple, le rectangle d'or organise de façon évidente l'espace du plan de la cathédrale
de Dol-de-Bretagne et les proportions du plan du logis du château du Moulin à Lassay-
sur-Croisne (Loir-et-Cher) (fin du XVe siècle). Un dessin de Villart de Honnecourt
(XIIIe siècle) montre une toiture avec son gable dont le tracé régulateur est une étoile à
cinq branches; on sait que la proportion dite "dorée" est contenue naturellement dans
cette figure, par ailleurs omniprésente dans les graffiti de Loches.
(59) " (les disciplines) qui se rapportent à la construction des charpentes (c'est-à-dire la
géométrie)et, d'une façon générale, à toute opération manuelle, possèdent la
connaissance comme si celle-ci était originellement immanente aux actions", au
contraire de l'arithmétique, qui est une "discipline de connaissance pure" (Platon,
Politique, 258de. Trad. E. Chambry, 1969).
(60) La déduction (Dame déduction louable) dans un manuscrit traitant des douze
dames de rhétorique (XVe siècle), est justement figurée par une femme entourée des
pièces d'une charpente dispersées au sol. Elle tient dans sa main droite une équerre, ce
que la légende en latin explique par "Et ma main droite me dirigea à merveille", et de
l'index de sa main gauche se touche le front . A ses pieds est ouvert un livre sur lequel
figure la série des nombres. A l'arrière plan est représenté un chantier de charpenterie:
des ouvriers équarrissent le bois à la hache tandis que la structure d'une maison à
colombages est déjà montée (Cf. R. Klibansky, E. Panofsky, F. Saxl, Saturne et la
Mélancolie, Paris,1989 pour la trad. francaise, p. 554). Le livre ouvert aux pieds de la
Dame, le doigt sur le front, l'équerre symbolisant la mesure juste, disent assez que ce
qui est évoqué est d'abord l'étape de conception, opération essentiellement intellectuelle
et toute entière déductive, sans laquelle le bois ne peut être ni taillé ni assemblé.
L'image visualise nettement le lien étymologique admis à cette époque entre les
termes mens (esprit) et mensura (mesure) (cf note 44). On peut encore noter que le sol
forme un quadrillage, matérialisation de la mesure qui "réalise" l'espace. Cette
représentaton permet de mieux saisir l'intention qui guida Dürer pour l'élaboration de sa
gravure Melencolia-1.
(61) Titus Burckhart, Chartres et la naissance de la cathédrale, Paris, 1995, p. 115.
(62) De Genesi ad litteram. Cité par J. Thomas, La divine proportion et l'art de la
géométrie, Paris, 1993, chap. XIII.
(63) Cf. M. Carruthers, op. cit.
(64) Sur la "mesure juste", cf. note 57.
(65) Possèdèrent-ils également des traditions hétérodoxes qui leur fussent propres,
transmises seulement oralement sous formes d'initiations spécifiques? Des indices
beaucoup plus tardifs que la période qui nous intéresse ici pourraient le laisser penser,
cependant cette question est de celles qui, dans le cadre auquel je souhaite me
restreindre (tenter d'appréhender les faits à partir des sources iconographiques et
textuelles dont nous disposons), sont bien difficiles à éclaircir. On a beaucoup écrit sur
le sujet, et si l'on excepte les travaux de quelques très rares auteurs, la question d'un
possible ésotérisme (même catholique) est traitée le plus souvent avec la plus grande
insouciance.
(66) "Architecte" est employé ici au sens de "concepteur". L'architecte tel que nous le
concevons aujourd'hui est le plus souvent appelé dans les contrats ou dans les
sommes aedificator ou artifex, notamment à l'époque romane. Au XIIIe
siècle, architector semble un équivalent de dux: le terme désigne surtout celui qui
patronne l'oeuvre, qui possède un plan et une règle d'action, pas nécessairement celui
qui oeuvre (seigneur du bâtiment, évêque ou abbé; un seul homme pouvait parfois
assumer les deux fonctions). Pour saint Thomas d'aquin, le terme architector désigne
celui qui connaît les raisons des choses qui sont faites et commande à ceux qui les
ignorent (1er art. de la Somme théologique, cité par F. Cali, op. cit.).
(67) En Sologne, ces jeux étaient encore appelés "engrange" ou "antipo" (B. Edeine, La
Sologne..., t. II, pp. 607 et 609, Paris-La haye, 1970).
(68) A. J. Greimas, Dictionnaire de l'ancien francais. Le Moyen Age, Paris, 1979-1997.
(69) B. Edeine, Le château du Moulin à Lassay-sur-Croisne, dans La Sologne et ses
environs, n° 49, juillet 1985, p. 12.
(70) J. Hinout, L'art schématique des abris du Bassin Parisien, Dans Encyclopédie de la
France des origines aux gaulois, n° 6, p. 187.
(71) Dictionnaire général et grammatical des dictionnaires francais, extrait et
complément de tous les dictionnaires les plus célèbres, par Napoléon Landais, t. 2e,
Paris, 1834, p. 446 / A. J. Greimas, op. cit. /
R. Bechmann, op. cit. p. 62.
(72) les modèles ("moles") étaient des instruments de la conception au même titre que le
compas, le cordeau, le fil à plomb, etc... c'est pourquoi on les voit représentés sur un
vitrail de Chartres. Exécutés en bois ou métal, ils reproduisaient grandeur nature les
différentes faces des pierres, tandis que les "gabarits" en indiquaient la section (profils
de moulure, corniches, etc...). Moles et gabarits permirent la standardisation et la
préfabrication à la carrière, les pierres arrivant "habillées" sur le chantier. L'emploi du
terme dans cette acception est attesté par l'Album de Villart de Honnecourt: "Par ceste
saison montons laguile dane tour et taille les moles" (cité par Frédéric Godefroy,
Dictionnaire de l'ancien francais et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle, t. 5e,
Paris, 1888. Et cf. R. Bechmann, op. cit. pp. 45, 58, 62). Le "modèle" ou "moule" chez
Vitruve, que l'on redécouvre au XIIIe siècle, est un module, unité de mesure constituée
en général du diamètre ou du demi-diamètre d'une colonne au bas de son fût, servant à
régler les proportions d'un ordre d'architecture ou de tout un bâtiment (A. Rich,
Dictionnaire des Antiquités romaines et grecques, traduit de l'anglais, Paris, 1987 pour
la réédition, p. 410). Le terme "mole" fut également employé pour désigner les
caractères d'imprimerie: livre moulé, livre imprimé (XVe s.).
(73) Le "moule" était marqué d'une fleur de lys et l'étalon s'en conservait à l'hôtel de
ville. Il servait à mesurer les bois à brûler d'au moins 17 pouces de grosseur, tandis
qu'on utilisait la corde pour les bûches inférieures à ce diamètre; ainsi appelait-on le
gros bois "bois de moule" ou "bois de compte". Le dictionnaire de Ménage, d'après Du
Cange, dérive moule de bois de modulus, qui donna modulator etmouleur (Dictionnaire
étymologique de la langue francoise par M. Ménage, nouvelle édition, t. 2e, Paris, 1750,
p. 227, col. A-B). Les mouleurs de bois sont mentionnés pour la première fois dans la
taille de 1292 où ils sont dits conteeurs de busches. Le Livre des métiers les
nomme moleres; l'ordonnance de février 1415 moleurs et molleurs. L'encyclopédie de
Diderot et d'Alembert en donne la définition suivante: "Mouleur, terme de rivière, est
un officier qui visite le bois, qui recoit la déclaration des marchands de bois, qui les
porte au bureau de la ville, qui mesure les membrures, les bois de compte, les fagots,
cotrets, et qui met les banderolles aux bateaux et piles de bois contenant la
taxe" (Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers... t.
10e, 1767). La locution tombe en désuètude au XIXe siècle (Littré) (cf. A. Franklin, op.
cit. p. 94, col A-B).
(74) Pierre Larousse, Grand dictionnaire du XIXe siècle, Nïmes, 1991 pour la réédition,
t. 16, p. 631.
(75) "Méreau", du grec méris ou méros, part, portion dans la distribution d'une chose.
marque qu'on distribue à des gens pour servir à être admis en quelque lieu, ou pour
témoigner qu'ils y ont été, et avoir part à une distribution. Se disait surtout des marques
de ce genre données aux chanoines pour leur assistance aux offices (Napoléon
Landais, op. cit. p. 408). Le Nouveau dictionnaire de la langue francaise de M. Noël et
Chapsal, à Paris, 1833, donne la même étymologie. le Dictionnaire étymologique de la
langue françoise,
t. 1er, par B. de Roquefort, Paris, 1829, ajoute à cette racine grecque une source latine:
de merenda (en grec, méris, méros), part, portion que l'on donne dans la distribution
d'une chose; fait du latin méréo; en grec méirô, je partage, je distribue, je divise. Le mot
grec pour "se partager" signifie aussi "obtenir en partage par le sort" (Dictionnaire grec-
francais, A. Bailly, Paris). Ainsi en ancien francais, "mérelle" put désigner le sort, bon
ou mauvais: un trait de merele, un coup de la fortune; avoir cette merele, avoir telle
chance, éprouver tel sort; laisser quelqu'un dans la merele: dans l'embarras, etc... On
peut noter aussi à ce sujet que le jeu lui-même se jouait parfois au moyen de dés. On
appelait aussi merel tout ou partie d'une écluse (sans doute en ce qu'elle partage les
eaux) et certains fossés (fossé méreau, peut-être à propos d'une sorte de fossé
appelé mere, servant à collecter les eaux d'un champs venant de divers petits fossés)
(Frédéric Godefroy, op. cit.). Cette étymologie grecque s'accorde parfaitement au sens
des termes "méreau" et son féminin "mérelle" dans les diverses acceptions qu'on leur
donnait au Moyen Age. Elle a été pourtant inexplicablement abandonnée dans le cour
du XIXe siècle pour d'autres plus incertaines: d'un type matrellus, matrella, d'où
mairelles, marellus, qui serait un dérivé du latin matara, mataris, materis, sorte de
javeline (sic?), mot d'origine gauloise d'après Strabon, etc...
(P. Larousse, Grand dictionnaire du XIXe siècle, Nïmes, 1991 pour la réédition.
Ménage et Furetière faisaient déjà, au XVIIe siècle, dériver le terme d'un hypothétique
ancien gaulois ou celtique madrella, madrellum). D'autres sont très obscures: peut-être
d'un radical pré-roman marr, signifiant pierre, étymologie qu'on trouve aujourd'hui dans
les dictionnaires, et qui n'est justifiée par le fait qu'on usait parfois de petits cailloux
dans le jeu de marelle.
(76) Cf. B. Edeine, op. cit. t. III, p. 332 / Hubert-Fillay et L. Ruitton-Daget, Le Parler
solognot. Glossaire du pays de Sologne, Blois, 1933 (nouvelle édition) / Marcel
Guillou, Le parler de mon enfance en Sologne et en Blaisois, Chambray-les-Tours,
1998.
(77) La mesure d'un plan était entendue comme un "découpage" en raison des
conceptions philosophiques du temps: l'espace, quantité continue, ne pouvait être
"réalisé" (c'est-à-dire mesuré) qu'au moyen du nombre, quantité discontinue (et principe
de distinction), l'espace initial "passant" par cette opération de l'un au multiple. De la
même façon, on considérait au XIVe siècle la mesure du temps (au moyen de l'horloge
mécanique) comme un acte de rupture du continuum temporel.
(78) La première traduction latine des Eléments, faite sur le texte arabe, fut rapportée de
Cordoue au XIIe siècle par Adélard de Barth. Mais on pense aujourd'hui que la tradition
euclidienne se transmettait oralement dans les milieux de la construction avant le XIIe
siècle. Euclide est représenté sur le portail de Chartres accompagnant la Géométrie,
personnifiée par une femme tenant une planche à tracer.
(79) P. Négrier, op. cit. pp. 67 et 75. Pour le Cooke, la géométrie est mesure de la
terre, "... de géo qui signifie en grec terre, et de metrona qui signifie mesure",
étymologie encore admise actuellement.
(80) Cf. Georges Ifrah, Histoire universelle des nombres, t. I et II, Paris, 1981, 1994. A
ce sujet, et pour aller dans le sens de cette étude, on peut noter qu' il existe au château de
Chillon (XVIIe s.) un exemple curieux de table de comptes comportant, outre des signes
monétaires, un marellier de type "triple enceinte" et un échiquier.
(81) B. Edeine, op. cit. p. 332; et La Sologne..., t. II, p. 609. Adrien Thibault précise
l'emploi du terme "marguillier": Lesdits marelliers nous ont affermé ne tenir, ne
posseder autres héritages" (1472, déclaration des marguilliers de Mer). Marguillirer, de
"mârelle", fabrique d'une église: "Nous ont remonstré la pouvreté de ladicte marrelle et
la charge d'icelle" (1472). Banc des marguilliers: il a été s'asseoir à la mârelle, au banc
de mârelle. "Que son corps soit inhumé en l'église de Villebarou pres le pilier ou on met
la chandelle de la marelle" (8 déc. 1605, arch. mun. de Villebarou) (Adrien Thibault,
Glossaire du pays Blaisois, Blois-Orléans, p. 215-216). Pour mémoire, N. Landais (op.
cit.) fait dériver "marguillier" du latin matricularius, de matricula, matricule, rôle. Le
matricule était un registre public où l'on inscrivait les pauvres qui demandaient l'aumône
à l'église. les marguilliers ont d'abord été gradiens de ces registres et distributeurs de ces
aumônes. On a ensuite donné ce nom à ceux qui avaient soin du revenu des églises
(marguilliers comptables), puis au bedeau et au sacristain. les marguilliers étaient
encore appelé "marelliers" ou "marregliers" (Frédéric Godefroy, op. cit.).
(82) P. Négrier, op. cit. pp. 36-37.
(83) Cf. Bernard toulier, Châteaux en Sologne, Cahier de l'inventaire n° 26, Paris, 1991,
p. 300. Sur la "grille comme représentation possible de la structure du cosmos, cf. note
51. Sur le contenu symbolique possible du treillis losangé, voir l'intéressant article de
L'art décoratif en Europe. Renaissance et maniérisme, Mazenod, Paris, 1993, p. 44-
45: Les entrelacs symboles de la révélation divine.
(84) Isidore de Séville, Etymol. XV, 2; cité par M. Carruthers, op. cit. p. 351, note 31.
(85) L'histoire médiévale du bois de vie parle d'une filiation matérielle entre l'arbre de
vie, la poutre du Temple de Salomon, le bois de la Croix (Jacques de Voragines, La
légende dorée, XIIIe s.). Un texte du cycle arthurien met en relation ce même arbre de
vie avec la construction de la nef de Salomon, avatar de l'arche de Noé mais aussi
allégorie du Temple, et celle d'un mystérieux lit en bois (le symbole du lit évoque le
repos de l'âme en Dieu dans la spiritualité monastique) servant de support à l'épée et à la
couronne du roi David, destinées au chevalier Galaad (Joseph d'Arimathie, v. 1200-
1210).
LES PIERRES DU SONGE
Etudes sur les graffiti médiévaux
LA TRIPLE ENCEINTE DANS LA SPIRITUALITE DES JOHANNITES Cette cité solide et stable demeure éternellement.
Par le Père, elle luit d'une lumière éclatante; par le Fils, splendeur du Père, elle se réjouit, elle aime; par l'Esprit Saint, amour du Père et du Fils, subsistant elle se modifie, contemplant elle s'illumine, s'unissant elle se réjouit. Elle est, elle voit, elle aime.
Les trois états constitutifs de la société médiévale semblent également concernés par
l'usage du diagramme de jeu de marelle à neuf pions comme symbole de la Cité
céleste, usage dont la connaissance des principes qui le commandent paraît toutefois
avoir été restreinte et objet d'une transmission principalement non-écrite comme il
ressort à mon sens de l'étude des rares traces documentaires qui nous sont parvenues.
Le caractère trinitaire de la société de cette époque se voulait le reflet et comme le
"vestige" de la trinité divine dans la cité des hommes, dont le bon
gouvernement devait préluder, selon la conception augustinienne, à l'avènement de la
Jérusalem spirituelle en chaque homme et dans le corps ecclésial (c'est-à-dire à la
fois social et mystique) tout entier, chacun étant appelé à y oeuvrer selon son ordre et
la fonction qui lui était assignée. la "triple enceinte" par sa constitution ternaire
même, semble tout à fait désignée pour symboliser la perfection de la Cité
eschatologique, objet de la cité chrétienne placée sous le gouvernement du Christ: les
trois enceintes concentriques, outre qu'elles désignent les trois parties traditionnelles
du Temple-ville édifié par Dieu, peuvent légitimement évoquer aussi la hiérarchie des
trois états ou ordres (ordines) pour reprendre la terminologie d'Aldébaron de Laon
dans son Poème au roi Robert (le Pieux) vers 1030: oratores (ceux qui prient),
bellatores (ceux qui combattent), laboratores (ceux qui travaillent); ces derniers étant
tout entier symbolisés par les plus nombreux d'entre eux, c'est-à-dire
les paysans. Le caractère sacré de cette hiérarchie est expressément formulé, pour le
roi Charles VI, par le précepteur royal que fut Philippe de Mézières au XIVe siècle,
qui reprend en outre l'image de l'échiquier emblématique du monde et de ses
imperfections que les rois sont appelés à réformer: les trois états que sont les gens
d'église, le peuple et la noblesse représentent pour lui respectivement le Père, le Fils et
le Saint-esprit (1). Or il est une institution au Moyen Age, sujet qui nous intéresse
ici, qui réunit en un même corps ces trois états, institution souveraine affranchie des
obligations de vassalité qui avait le privilège de ne dépendre que du pape en personne
et d'échapper à toute juridiction ecclésiastique, impériale et royale, dans laquelle on
trouve des traces de l'utilisation du symbole de la "triple enceinte": l'institution des
ordres militaires de Terre Sainte.
Concernant le plus célèbre d'entre-eux, l'ordre du Temple, et quoiqu'on ait pu en écrire,
nous ne possédons à ce jour à ma connaissance aucune preuve formelle de l'utilisation
du symbole de la "triple enceinte" en son sein. Toutes les affirmations contraires
émanent d'auteurs "templaristes" faisant peu de cas de la critique documentaire et se
contentant, pour preuve de leurs affirmations, de répéter les propos gratuits de leurs
prédécesseurs dont l'autorité n'est fondée en cette matière que sur celle qu'on veut bien
leur attribuer, et non sur des preuves qui font hélas encore cruellement défaut. Ainsi
l'interprétation templière de la "triple enceinte" tire son origine comme je l'ai déjà
signalé sur ce blog (2), d'une interpolation des travaux de l'archéologue et hermétiste
chrétien loudunois Louis Charbonneau-Lassay, qui certes n'a jamais formulé cette
théorie, mais dont l'attribution par lui-même aux Templiers de l'ensemble des graffiti de
la tour du Coudray à Chinon a laissé croire à ses successeurs que les deux "triples
enceintes" représentées dans une archère leur étaient spécialement redevables. Or, outre
le fait que l'attribution templière des graffiti de Chinon est une nouvelle affirmation
purement gratuite que l'analyse iconographique ne permet certes pas d'établir (3),
l'existence de "triples enceintes" gravées dans une archère est un lieu commun du
graffiti médiéval, et je voudrais bien qu'on produise une quelconque preuve statistique
positive de la présence de "triples enceintes" dans les sites de fondation
spécifiquement templière subsistants encore aujourd'hui. Evidemment cette preuve
n'existe pas, parce qu'on ne trouve pas spécialement cette figure dans ces lieux, dont elle
est même, il faut bien le dire, désespérément absente. Pour ne pas parler des "triples
enceintes" du château de Gisors, site présumé templier parce que ces derniers l'eurent en
garde quelque temps, qui donna naissance à une célèbre littérature ressortissant au
romanesque journalistique et pseudo-ésotérique. Les figures en question y sont très
clairement dues à des artisans du bois comme en témoigne la présence conjointe de
serpes sans nason visiblement de la même "main"(4).
Il n'existe pas plus, à ma connaissance, d'éléments concrets permettant de penser que les
chevaliers teutoniques usèrent spécialement de la figure. Par contre, et c'est l'objet de
cette étude que d'en rendre compte, il est certain que le symbole joua un rôle dans la
spiritualité des Johannites ou chevaliers de Saint -Jean-de-Jérusalem, l'ordre hospitalier
et militaire le plus ancien fondé en Terre Sainte et le seul qui connut
une véritable pérennité après la perte des états latins d'orient, à Chypre d'abord, puis à
Rhodes et enfin à Malte jusqu'en 1789, vocable sous lequel il est encore connu
aujourd'hui.
LA "RELIGION" HOSPITALIERE ET SES PRINCIPES
Il n'est nullement question d'examiner en détail l'organisation de l'ordre des
Hospitaliers, voué on le sait à la sauvegarde et à la protection des pélerins et des
malades, mais d'évoquer quelques unes de ses structures
intéressant la suite de notre étude et surtout de dégager les grandes lignes des principes
qui présidèrent à sa fondation à Jérusalem et qui guidèrent son évolution sans jamais se
démentir, notamment sous le magistère Rhodien à partir de 1310, période qui nous
intéresse plus particulièrement ici comme nous le verrons.
La "religion" ou "sacrée religion" comme on surnomma l'ordre était issue primitivement
d'un lieu d'hospitalité destiné aux pèlerins du Saint-sépulcre de Jérusalem, alors que la
ville sainte était sous la domination de la dynastie des Fatimides. Le lieu, qui n'était pas
unique en son genre fut fondé par des marchands d'Amalfi, ville proche de Naples et
centre important de commerce avec l'orient; ils y bâtirent tout d'abord l'église Sainte-
Marie-Latine, un monastère et deux hospices pour les pélerins sains ou malades des
deux sexes. L'hospice des hommes fut tout d'abord placé sous le patronnage de saint
Jean l'Aumonier, puis de Saint
Jean Baptiste, et sous une règle que l'on pense être de Saint benoît, mais les sources sont
très floues jusqu'à l'administration, après 1099 (date de l'arrivée des croisés à
Jérusalem) d'un laïc nommé Gérard (né pense-t-on vers 1040 et d'origine probablement
provencale) qui fut le véritable fondateur de lacongrégation qui donnera naissance,
quelques années plus tard, à l'ordre religieux des Hospitaliers de Saint-Jean-de-
Jérusalem. On croit ordinairement que l'on doit à ce fondateur, premier chef de l'ordre
et qui sera déclaré bienheureux par la ferveur populaire, l'institution de la croix blanche
à huit pointes caractéristique, cousue au niveau du coeur sur un manteau noir. On peut
noter que sous l'autorité du frère Gérard était également placé l'hôpital de Saint-Lazare
spécialement dévolu aux lépreux. Des exemptions furent accordées très tôt par la
papauté à cette "véritable maison de Dieu", et des hospices furent créés sous sa
dépendance en terre sainte pour accueillir malades et blessés des guerres de croisade. Ce
fut Raymond du Puy, gentilhomme dauphinois élu premier "maître de l'ordre", qui
ajouta, à la mort de Gérard (1120) un caractère militaire à cet ordre primitivement
hospitalier et religieux, et sous le magistère duquel un réseau de commanderies
commenca à se développer en Europe. C'est aussi lui qui rédigea la première règle de
l'ordre inspirée de la règle de Saint-Augustin (1137), qui commandait alors toute
institution pieuse sur le modèle des chanoines réguliers, religieux non-strictement
cloîtrés autorisés à poursuivre un apostolat sans renoncer absolument aux biens
matériels. Ce point sera, en ce qui concerne les ordres militaires, particulièrement
appliqué chez les hospitaliers dont la règle, si elle était bien celle d'une vie conventuelle,
n'imposait qu'une pauvreté relative et laissa parfois libre cours à un certain faste dans les
moeurs, ce qui leur fut parfois reproché. Les hospitaliers se caractérisèrent par une règle
toute de "prudence et de tolérance" proche des laïcs, ce qui les distinguait des
Templiers. Mais plus encore et en vertu du privilège de droit d'asile dont l'ordre était
investi par le pape, droit qu'il s'exerca avec une grande largeur d'esprit et malgré les
plaintes du clergé, il admettait à la messe, aux relevailles, et à l'inhumation dans ses
cimetières même les excommuniés (5), et recevait quiconque dans ses hôpitaux, fussent-
ils juifs ou sarrazins. L'ordre Johannite, qui connaissait aussi des couvents féminins, fut
et resta, malgré ses considérables activités militaires au cours des diverses croisades,
avant tout un ordre hospitalier, dont chaque fondation fut avant tout une villa dei, une
ville de Dieu ainsi que fut nommée une maison de l'Hôpital en Normandie vers 1170
(6). L'hôpital de l'ordre à Jérusalem, en face du Saint Sépulcre, fut un lieu de soin qui
impressionna tous les contemporains, latins ou sarrazins, par l'exceptionnelle richesse
des moyens matériels et médicaux mis en oeuvre, et la science qui s'y exercait
(notamment de l'hygiène), empruntant aux modèles antiques bien sûr mais adoptant
aussi toutes sortes de pratiques que l'on dirait "en pointe" aujourd'hui, notamment
arabes, et qui donnèrent lieu, au cours du temps, à des avancées remarquables par
exemple en pharmacologie et en ophtalmologie (7). La justice hospitalière fut elle-
même moins rigoureuse que celle du Temple. Les jeux c'est à noter étaient autorisés aux
frères à condition qu'ils ne fussent pas de hasard, et il semble bien que la première vertu
de l'ordre fut bien celle de la caritas à travers l'hospitalité, vertu toute christique et en
somme restée trop souvent programmatique dans une chrétienté médiévale qui sut si
bien la malmener au cours de son histoire.
La perte des états latins d'orient après la chute de Saint-jean-d'Acre (1291) provoqua le
reflux des ordres militaires vers Chypre, puis, l'année-même de l'arrestation des
Templiers par Philippe le Bel (1307), les Hospitaliers débarquèrent dans l'ile de Rhodes
où ils établirent définitivement en 1310 un état indépendant, poursuivant seuls la lutte,
essentiellement sur le terrain maritime, contre les sarrazins et surtout l'expansion turque,
qui s'achèvera par la prise de constantinople et la chute de l'empire romain d'orient en
1453. Mais les Hospitaliers ne cèderont la place de Rhodes qu'en 1523, après un
quatrième siège entrepris victorieusement par Soliman le Magnifique.
C'est à Rhodes que l'ordre connut son apogée, constituant une "république
aristocratique" internationale dont le Grand Maître, prince souverain, entretenait des
relations diplomatiques avec les autres états, battait monnaie et développait pour une
guerre de "course" une flotte de galères qui devint la plus puissante de Méditerranée. Un
grand "hospital des seigneurs les malades" qui recevait les malades des deux sexes et les
enfants fut évidemment édifié sur le modèle des grands hôpitaux de Jérusalem et de
Saint-Jean-d'Acre, ainsi qu'un hospice destiné aux pélerins sous le vocable de Sainte-
Catherine. Mais c'est aussi durant cette période que fut confirmée l'institution des
"Langues" reposant sur les commanderies et les prieurés d'Europe, destinée à structurer
la cohabitation de chevaliers appartenant à des "nations" différentes regroupées
en larges zones linguistiques. Au nombre de sept en 1301, elle seront huit en 1462
auquelles furent attribuées hiérarchiquement des rôles précis, sous l'autorité chacune
d'un "Pilier" ou "Bailli conventuel". En souvenir du "pieux Gérard" fondateur de l'ordre,
la Langue de Provence (la plus représentée) fut désignée pour occupper la première
place. Son Pilier était Grand précepteur ou Grand commandeur de l'ordre, bras droit du
Grand Maître, s'occupant essentiellement des finances. Suivait la Langue d'Auvergne
(langue d'oc) dont le Pilier était Grand Maréchal ou chef de l'armée, adjoint du Grand
Maître dans le commandement et gouverneur de Rhodes dont il assurait la défense. La
troisième Langue était celle de France (langue d'oïl, incluant cependant l'Aquitaine); son
Pilier dit Grand Hospitalier était responsable des activités hospitalières. Ces
trois "nations" dominant la hiérarchie des Langues et issues du royaume de France
étaient appelées "vénérables". Elles étaient suivies des quatre Langues "européennes":
Italie dont le Pilier était Amiral, c'est-à-dire chef de la flotte; Aragon, dont le Pilier était
Grand conservateur ou drapier (chef de l'intendance); Angleterre, dont le Pilier était
Turcopolier (chef des supplétifs indigènes); Allemagne (y compris Hongrie et Europe
balkanique), dont le Pilier était Grand Bailli chargé de la justice et de l'inspection des
fortifications; enfin Castille (incluant le Portugal), dont le Pilier était Grand Chancelier,
contrôlant la diplomatie, l'administration et les tribunaux. Les Piliers siégeaient au
chapitre ordinaire ou Conseil autour du Grand
Maître, chacun selon leur fonction (Fig.1).
Fig. 1: Le Grand
Maître des Hospitaliers Pierre d'Aubusson et son Conseil, composé des Piliers des
huit Langues, XVe siècle. Guillaume Caoursin, Obsidionis Rhodiae (Siège
de Rhodes). B. N. ms lat. 6067 (source: Internet).
D'autres fonctions statutairement définies dont nous savons peu de chose existaient au
sein de l'ordre comme celle d'architecte, poste sans doute très important chez ces
grands constructeurs que furent les Hospitaliers. Les fortifications et les infrastructures
de l'ordre en Terre sainte, à Rhodes (qui fut décrite comme "un couvent dans une
forteresse") et en Europe furent considérables; on peut noter à ce sujet, pour ce qui
intéresse notre étude, que l'exceptionnelle citadelle de Belvoir, bâtie à près de 300
mètres au dessus de la vallée du Jourdain par les Hospitaliers, offre un plan
sensiblement carré à deux enceintes successives flanquées de douze tours qui ne
peuvent manquer d'identifier symboliquement l'édifice à la Jérusalem céleste considérée
comme" forteresse des vertus", thème qui a été abordé dans une précédente étude (8)
(Fig. 2 ).
Fig. 2: plan de la citadelle hospitalière de Belvoir, XIIe siècle
(source:http://www.castellorient.fr).
Les Hospitaliers résumaient donc bien en eux-même les trois états constitutifs de la cité
chrétienne, comme moines-soldats tout d'abord, mais aussi comme incluant en leur sein
une population nombreuse de Laboratores que je ne ferai qu'évoquer ici, artisans et
surtout paysans puisque l'essentiel des revenus de l'ordre provenait de l'énorme domaine
foncier organisé en Europe autour des prieurés et des commanderies, domaine qui se
verra encore accru par l'acquisition des biens templiers après leur dissolution. C'est
précisément une commanderie de la Langue d'Auvergne qui va nous
offrir essentiellement un témoignage exceptionnel de l'utilisation de la "triple enceinte"
comme symbole chez les Hospitaliers de Rhodes au début du XIVe siècle.
LES "TRIPLES ENCEINTES" DE L'ORDRE
La chapelle de la commanderie johannite de Lavaufranche (Creuse; autrefois inscrite
dans le territoire frontière entre langue d'oc et langue d'oïl du comté de la Marche) offre
un cas unique de représentations de "triples enceintes" peintes à fresque, inscrites dans
un programme iconographique relativement bien conservé et évidemment tout entier
religieux: plus de 80 marelles de proportions identiques sont peintes en décor sur
l'arcade, la voûte et le fond de l'enfeu de Jean Grivel, ou Griveau, Précepteur de
Chambéraud en 1389, de Lavaufranche à partir de 1402, de Blaudeix et Sénéchal du
Prieuré d'Auvergne en 1419, soit peu avant sa mort (9). On sait par ailleurs que ce
personnage fut, de 1397 à 1419, commandeur de Châteauroux, héritée des biens du
Temple. C'était donc un acteur d'importance de la deuxième Langue"'vénérable" de la
hiérarchie des "nations" hospitalières, et la somptuosité architecturale du monument où
fut inhumé son coeur, qui semble en témoigner, contraste singulièrement avec la
sobriété de la chapelle qui l'accueille, édifiée elle, au XIIe siècle (10); mais on a vu que
les Hospitaliers et notamment leurs élites ne pratiquaient nullement l'austérité que leur
condition monastique pourrait laisser supposer, à l'inverse des Templiers (Fig. 3).
Fig. 3: Enfeu de Jean Grivel, chapelle de la commanderie de Lavaufranche, XVe
siècle (cliché: François Beaux).
L'enfeu de style gothique international occuppe une portion du mur nord proche du
chevet. Il est composé d'une arcade en accolade disposée entre deux piédroits en pierre
calcaire, surmontant la fosse et la dalle où reposait primitivement un gisement en
marbre détruit à la Révolution, ainsi d'ailleurs que l'écu et l'épitaphe disposés à l'origine
sur le fond du monument. Les fresques figurant de part et d'autre de l'écu furent
redécouvertes sous une dalle couvrant le fond qui fut déposée en 1974 par le
propriétaire de l'époque. Elles représentent, à gauche, Jean Grivel vêtu du vêtement noir
de la "Religion" agenouillé en orant aux pieds de Saint Jean-Baptiste patron de l'ordre et
tourné vers la droite, où figurent la Vierge à l'enfant. Cette dernière semble présenter un
phylactère aujourd'hui illisible. Le programme iconographique de la chapelle subistant
encore aujourd'hui est par ailleurs essentiellement centré sur les thèmes traditionnels
concernant le Précurseur et les saints habituellement révérés par la chevalerie: la danse
de Salomé, Saint Pierre et Saint Paul, la controverse de Sainte Catherine et des docteurs
(le pélerinage de la noblesse au Saint-sépulcre de Jérusalem s'achevait en général au
monastère de Sainte-Catherine-du-mont-Sinaï), Sainte Valérie apportant sa tête à saint
Martial (deux saints locaux par ailleurs puisque ce dernier, évêque de Limoges, fut
l'évangélisateur de la région et commenca sa prédication à Toulx-sainte-croix, à 5 km de
Lavaufranche). Une scène militaire fait par ailleurs sans aucun doute allusion aux
croisades et enfin, bien entendu, une crucifixion occupe le mur à gauche de la fenêtre
axiale. L'ensemble, qui ne fut entièrement dégagé qu'en 1977, peut être daté du
milieu du XIIIe siècle-début du XIVe siècle.
On voit que les "triples enceintes" en décor s'inscrivent parfaitement dans un contexte
religieux, chevaleresque et nobiliaire conformes à l'état du haut personnage pour lequel
elles ont été peintes. Le carrelage sur lequel se tient le Saint Jean-Baptiste du fond de
l'enfeu présente même une extrapolation graphique de cette "triple enceinte", par
son décor fait d'une double enceinte carrée enserrant une croix potencée, cette dernière
évoquant bien sûr la croix de Jérusalem. On sait par ailleurs que les plus anciennes
représentations de la croix Hospitalière, dans l'iconographie, montrent une croix qui se
rapproche de cette forme (Fig. 4).
Fig. 4: détail de pavement: double enceinte et croix potencée. Peinture de St Jean
Baptiste, sur le fond de l'enfeu de Jean Grivel, XVe siècle (cliché: Françoise
Mousson).
Il est remarquable de constater d'autre part qu'une fois de plus, la "triple
enceinte" cohabite avec des structures graphiques orthogonales sous la forme
d'échiquetés, puisque ces derniers apparaissent sur la face interne des piédroits du
monument. Pour ce qui concerne le sens symbolique de cette association très courante,
je ne peux que renvoyer à ma précédente étude ("La marelle comme jeu et comme
symbole à la fin du Moyen Age") (Fig. 5).
Fig. 5: échiqueté et "triples enceintes". Peinture de l'enfeu de Jean Grivel, XVe
siècle (cliché: François Beaux).
Figurent également, très effacés, des arbres peints sur la paroi de droite, et là encore je
renverrai à ce qui a été écrit précédemment sur les liens entre la "triple enceinte" et le
symbolisme du bois (cf. "La triple enceinte comme symbole architectural").
L'emblématique végétale est encore appuyée par la représentation d'une plante dont les
tiges sont dirigées vers le bas, au-dessus de ce qui fut l'épitaphe. Elle est accompagnée
de la figuration d'un clocher, l'église évoquant bien sûr typologiquement la Cité
Sainte.Je ne m'explique guère le sens de la grande multiplication des "triples enceintes"
comme décor, sinon que leur disposition évoque celle d'un ciel étoilé et peut souligner
en effet le caractère d'"objet céleste" de la Cité de Dieu; cependant leur nombre doit
avoir un sens précis que je n'ai pu établir. On trouve par ailleurs en alternance avec les
figures du fond, une inscription gothique formée de deux mots paraissant bien constituer
une devise, celle sans doute de Jean Grivel, mais elle n'a pu encore être déchiffrée (11)
(Fig. 6). Enfin, on peut noter à nouveau que le caractère eschatologique de la Jérusalem
céleste justifie son emploi, ici comme ailleurs, dans un contexte funéraire (12). On
peut noter aussi que des "triples enceintes" gravées figurent dans d'autres lieux situés à
une très grande proximité de la commanderie de Lavaufranche: les villages de Toulx-
Sainte-Croix (sur des blocs de grès de réemploi dans un mur de clôture) et de Fleurat
(pierre de réemploi à la base d'un contrefort de l'église Saint-Michel).
Fig. 6: "triples enceintes" accompagnées d'inscriptions. Peintures de l'enfeu de
Jean Grivel, XVe siècle (cliché: François Beaux).
La précédente étude de ce blog a mis en évidence l'utilisation certaine du symbole de la
"triple enceinte" dans les milieux de la haute noblesse attachés à la couronne des Valois,
notamment dans un périmètre territorial correspondant au comté de Blois et à ses
frontières, ce dernier étant possession de la famille royale depuis son acquisition par
Louis de France frère de Charles VI en 1391, soit à l'époque même où Jean Grivel vécut
et exerca ses charges hospitalières. Or il est un site intéressant cette zone géographique,
ou plus exactement un mobilier, présentant une "triple enceinte" gravée, découvert à
Villefranche-sur-cher (Loir-et-Cher), commune située au sud de Romorantin soit à une
très grande proximité du château de Philippe du Moulin dont j'ai longuement parlé et
où furent figurées en décor au XVe siècle des représentations de marelles
symboliques; mobilier gravé que j'ai passé sous silence car il me semblait que son
étude s'intégrerait mieux au sujet qui nous occupe, selon une hypothèse qui me semble
peut-être éclairer son usage, voire son sens. Tout au moins mérite-t-elle quelque
attention, bien qu'aucune preuve concrète ne vienne à ce jour l'étayer. Je laisse bien
évidemment le lecteur juge de ce qui ressort des faits exposés et de l'interprétation que
j'en donne.
L'objet en question est un cachet de pharmacopole ou d'oculiste romain découvert dans
les années 1860, dont le Dr Bourguoin de Selles-sur-Cher publia une représentation
gravée par Launay ainsi qu'une très brève description, sans donner malheureusement
aucun détail sur le lieu exact et les circonstances de la découverte (13). La pierre en
serpentine verte est de forme carrée et porte sur deux de ses tranches des inscriptions
latines abrégées dont voici la traduction:
(Collyre) de Caïus Romanus Stephanus pour les cicatrices récentes et (Collyre) de
Caïus Romanus Stephanus pour enlever les maladies d'yeux (14).
Ces inscription gravées y sont inversées puisqu'elles devaient faire l'objet d'empreintes
sur le collyre proprement dit. Sur sa face supérieure est gravée également une "triple
enceinte" ce qui en fait un objet parfaitement singulier; car, outre que les découvertes de
cachets d'oculistes romains sont relativement rares, aucun autre objet de cette sorte ne
comporte, aux dires des spécialistes, une telle figure. Un cachet d'oculiste découvert à
Gièvres non loin de Villefranche ne porte par exemple sur sa face que
l'inscription Martinus. L'original du cachet de Villefranche a disparu aujourd'hui, mais
un moulage en fut effectué par l'archéologue blésois Camille Florance; il est conservé
aujourd'hui dans les collections archéologiques du musée du château de Blois (Fig. 7) .
Fig. 7: moulage du cachet de Villefranche-sur-Cher conservé au musée
archéologique du château de Blois (cliché: François Beaux).
Or, puisqu'aucune figure de "triple enceinte" n'est valablement attestée pour la période
gallo-romaine, que ce cachet est unique en son genre et que d'autre-part le lieu de la
découverte se trouve bien à une très grande proximité de sites comportant des "triples
enceintes" dont le contexte médiéval est lui, clairement identifié, il semble probable à
mon sens que la pierre fut réutilisée durant cette période, peut-être même dans
son usage médical comme je vais tâcher de le montrer.
En premier lieu, je pense que la réutilisation d'un matériel antique ne fut certainement
pas rare au Moyen Age, ce qui se comprend aisément puisque ces temps ne cessent
d'invoquer l'autorité des anciens, grecs ou latins, pour justifier et asseoir leurs savoirs
philosophiques, politiques et bien sûr scientifiques, tout spécialement en médecine. On
trouve un bon exemple de récupération de "matériel" antique dans l'utilisation
des images d'"Abraxas" provenant des camées gnostiques sur les contre-sceaux des
Templiers, du roi Louis VII ou même de l'archevêque de Rouen au XIIe siècle; et des
tombes d'évêques anglais de la même époque révèlent l'existence de bagues à intailles
où figure encore l'Abraxas. On peut citer aussi, au sein-même de l'ordre des
Hospitaliers, ce réemploi d'un sarcophage antique dans la tombe de Robert de Julhiac,
31e Grand Maître de l'ordre (1374-1371) (musée de Cluny). Il n'est pas impossible que
la médecine médiévale, qui n'est essentiellement fondée que sur l'auctoritas des
anciens même si elle intégra les connaissances arabes, pût faire parfois usage ici ou là
dans ses pratiques, d'un matériel du type du cachet de Villefranche-sur-Cher, le
réintégrant en quelque sorte dans une pratique chrétienne par l'adjonction d'une figure
de "triple enceinte", ce qui d'un point de vue symbolique nous allons le voir, n'est peut-
être pas complètement dénué de sens.
Or, pour en revenir au sujet de cette étude, le territoire de cette commune posséda
justement une importante commanderie hospitalière dont il ne reste pratiquement plus
trace aujourd'hui, mais qui nous est quelque peu connue par les documents. La date
exacte de fondation reste assez obscure, mais une charte de l'an 1172 nous révèle que
l'ordre reçut d'Hervé de Vierzon, suzerain du lieu, les terres travaillées par les frères
hospitaliers et les bâtiments édifiés, c'est-à dire la terre de la future Villefranche et la
partie ouest de la proche paroisse de Langon. En 1190, ce même seigneur donna par
testament aux Hospitaliers (ainsi qu'aux Templiers) 100 livres d'argent ainsi que des
armes. Une ville "franche" fut créée dans l'ancienne paroisse où les futurs habitants,
libres et non serfs, furent attirés par des privilèges. Elle ne constitua pas une commune
mais resta sous l'autorité du commandeur des Hospitaliers, seigneur du lieu. La
commanderie et son château étaient situés sur la paroisse dite de l'Hôpital, un peu au
nord, ainsi que l'établissent des actes à partir du XVe siècle. Il ne subsiste aujourd'hui
que quelques vestiges du château; de la commanderie détruite au XIXe siècle nous est
conservé un retable de pierre qui sert actuellement de soubassement à la "croix de fer",
un calvaire marquant l'embranchement de la route de Romorantin (Fig. 8).
Fig. 8: socle de la "croix de fer" à Villefranche-sur-Cher (Loir-et-Cher), constitué
d'un
retable provenant de l'ancienne commanderie hospitalière (cliché de l'auteur).
Les frères de l'Hôpital recevront au XIIIe siècle à titre d'aumône perpétuelle les droits
de Haute Justice, sauf en matière de rapt et de meurtre (ces droits leur seront ôtés par
avis du Parlement de Paris quelques années plus tard au profit du comte de Blois, sans
doute parce qu'Hervé de Vierzon en était le vassal) et les droits sur certains péages.
Après 1314, les biens templiers de Vierzon et ses annexes, attribués aux Johannites,
deviendront membres du chef de Villefranche. La commanderie prendra dès lors une
importance considérable, et l'on pense d'après ses vestiges que le château actuel (ou
plutôt ce qu'il en reste) fut construit à cette époque. Outre l'église de l'Hôpital, les frères
possédaient également l'église paroissiale Sainte-Marie-Madeleine et nommaient le
curé; ils édifièrent sans doute le monument, qui fut amputé au XVe siècle de deux
travées de la nef menaçant ruine, vers le milieu du XIIe siècle.
Il n'est pas aberrant à mon sens de supposer que le cachet d'oculiste romain découvert
sur la commune ait pu être réemployé par les médecins Johannites de Villefranche,
d'autant que cette dernière commanderie relevait, comme celle de Lavaufranche, de la
langue d'Auvergne (15); la présence nous l'avons vu d'une "triple enceinte" sur ce même
cachet nous encourage à aller dans ce sens. Les hôpitaux de l'ordre on le sait
possédaient des services de pharmacologie et d'ophtalmologie très élaborés, sciences
médicales auxquelles leur propre expérience ajoutée à celle de la médecine arabe qu'ils
pratiquaient, et qui puisait évidemment dans le fond de la médecine grecque, feront faire
d'éminents progrès tout au long de l'histoire de l'ordre. On doit rappeler en outre que
l'art médical à cette époque, et en particulier hospitalier, ne manquait jamais de
s'accompagner de pratiques spirituelles, en vertu du principe clairement exprimé selon
lequel Dieu était la seule cause véritable de la guérison; c'est pouquoi la règle
ecclésiastique auxquels étaient soumis les hôpitaux imposait le silence aux malades, le
suivi des offices et les prières en commun. On voit ainsi que la présence d'une
représentation schématique de la Cité de Dieu sur le cachet de Villefranche, dont on
reproduisait peut-être l'empreinte sur le collyre, pouvait avoir une valeur prophylactique
certaine. Le but du pélerinage en ce monde, selon un concept de l'époque, étant
l'accession post mortem à la Jérusalem céleste, c'est-à dire la contemplation ou vision
spirituelle du Royaume de Dieu après la guérison de l'"oeil du coeur", on comprend
combien symboliquement la présence d'une "triple enceinte" sur un cachet voué à la
guérison des yeux, cette fois-ci de chair, pouvait être profondément signifiante, selon la
pensée toute analogique de l'époque (Fig. 9).
Fig. 9: le Pélerin a la vision de la Jérusalem céleste, sous la forme d'une forteresse
gardée par St Augustin et les Pères de l'Eglise. Guillaume de Digulleville, Le
Pèlerinage de vie humaine, XIVe siècle. Ms B. N.
(source: http://expositions.bnf.fr/utopie/feuill/feuill6/findex1.htm).
C'est d'ailleurs bien à la sûreté ou "sauveté" du pélerin du Saint-sépulcre qu'était, outre
la fonction hospitalière qui la complète, vouée primitivement l'activité des Johannites, à
l'instar des autres ordres militaires de Terre Sainte. Mais plus encore, ils assuraient en
Europe refuge et protection à quiconque, notamment les pélerins en général et les
voyageurs, par l'administration de "salvats", lieux d'asile où chacun pouvait se réfugier.
L'implantation de nombre de maisons hospitalières à proximité des gués ou au bord des
grandes grandes routes (ainsi qu'il en est à Villefranche), en un temps où les traversées
de fleuve et les déplacements n'étaient pas sans danger, n'avait d'autre sens que de
sécuriser les points névralgiques où la protection des passants et l'assistance aux
voyageurs étaient les plus nécessaires.
Et c'est sans doute par la très grande proximité du sanctuaire espagnol de
Compostelle que s'explique la présence hospitalière à Beade en Galice, dans la province
d'Ourense. Si j'en fais mention ici, c'est que l'église Santa Maria actuelle, édifiée
principalement au XVIe siècle et appartenant à l'ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem,
possède dans sa maçonnerie une pierre, peut-être de réemploi, gravée d'une "triple
enceinte". Cette dernière est située entre deux consoles sous la corniche du mur nord,
dans une zone conservée du bâtiment qui a précédé l'actuel édifice, datable des XIIe-
XIIIe siècles (16).
Je n'ai pu encore identifier d'autres sites témoignant de l'usage de la "triple enceinte" par
les Johannites, mais je crois probable qu'une recherche systématique dans ce sens, dont
je souhaite qu'elle soit entreprise un jour, ne ferait que confirmer les quelques
observations de la présente étude. On voit d'après ce qui précède, que les sources
iconographiques concernant une éventuelle "triple enceinte hospitalière", au contraire de
la thèse templière, sont quelque peu fondées, même si l'on hésite à retenir mon
hypothèse concernant le cachet de Villefranche.
UNE "DOCTRINE INTERIEURE" JOHANNITE?
Je crois certain qu'il était d'usage au Moyen Age dans certains milieux de réserver le
coeur de la doctrine spirituelle à une minorité de personnes qui avait vocation, par son
état ou ses dispositions particulières à la comprendre et pour tout dire, à l'accomplir
pleinement; enseignements qui ne pouvaient être livrés à la foule des croyants tant ils
apparaîtraient contradictoires à qui n'avait d'expérience de la divinité qu'en mode
"participatif", à travers le dogme commun, les rituels publics et les images, en somme
dont la foi ne pouvait se réaliser que dans l'ordre de la représentation la plus élémentaire
et la plus matérielle. Le cardinal Nicolas de Cues l'exprima très clairement cette
nécessité du secret et ses raisons profondes dans le court dialogue qu'il écrivit lorsque
la peste chassa de Rome la cour pontificale à laquelle il appartenait: "Voici la raison
pour laquelle les choses cachées ne doivent pas être communiquées à tous: c'est parce
qu'elles semblent paradoxales quand elles sont dévoilées" (La sagesse selon l'idiot -
idiotia de sapientia- 1450) (17). Ces "choses cachées" concernent l'éternelle Sagesse de
Dieu ainsi qu'il le souligne par ailleurs, destinée à être connue intimement et pour ainsi
dire ontologiquement, imposant le dépassement complet de toute idée propre à l'égard
de la divinité, et à fortiori de toute représentation, c'est-à-dire en somme, leur rejet pur
et simple. Et c'est bien en ce sens que Maître Eckhart invitait au début du XIVe siècle,
dans un sermon sur la véritable pauvreté spirituelle, à l'affranchissement de Dieu lui-
même pour saisir la Déité dans son propre fond, pouvant ainsi écrire:"C'est pourquoi je
prie Dieu lui-même de me libérer de Dieu" (18). Il fut lui-même sommé, à la fin de sa
vie, de retirer quelques-unes de ses propositions dont il semblerait que la papauté n'ait
eu d'autre choix que les déclarer hérétiques tant leur audace et leur formulation
paradoxale menacait de semer trouble et scandale dans la foule des croyants qui ne
pouvaient que suivre les simples prescriptions publiques. On comprend à la lumière de
ce qui vient d'être dit qu'il n'est nul besoin de supposer que la "gnose" au Moyen Age
(car c'en est une, entendue bien sûr dans son sens propre, non dans son sens historique)
eut un quelconque caractère hétérodoxe sous prétexte qu'elle demeurait secrète et
s'exprimait parfois en contradiction avec les pratiques communes. Ainsi sans doute en
fut-il du rituel secret Templier de reniement de la croix qui nous est connu par les
minutes de leur procès, pour l'explication duquel il n'est nullement nécessaire d'invoquer
autre chose que ce qui fut écrit par Bernard de Clairvaux lui-même dans son éloge de
l'ordre, sous forme d'une prescription qui rend on ne peut plus claire cette pratique
apparemment scandaleuse dans une milice vouée toute entière au Christ, et si l'on se
réfère à ce qui a été dit plus haut de la nécessité de dépasser les images pour ceux qui
étaient pleinement qualifiés à l'accomplissement du chemin spirituel: "Il (le Templier)
ne parle de la sagesse de Dieu, en toute sécurité et sans crainte de donner du scandale,
qu'en présence des parfaits, et ne propose les choses spirituelles qu'aux spirituels; mais
se trouve-t-il parmi les enfants et les bêtes (pecoribus), qu'il ait soin de se
proportionner à leur intelligence et ne leur propose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ
crucifié" (Louange de la nouvelle milice -de laude novae militiae, VI, 12) (19). On
comprend ainsi que le rituel secret de réception dans l'ordre n'est rien d'autre que
l'accomplissement symbolique et en quelque sorte la préfiguration du véritable chemin
intérieur auquel était voué celui qui perdait statutairement et symboliquement tout bien
et toute volonté propres en revêtant concrètement, lors de sa reception, le manteau d'un
ordre d'élite de la Chrétienté, lié par cet acte (et pour paraphraser le Maître rhénan), à se
libérer du Christ comme représentation afin d'accéder pleinement et réellement en lui au
Fils, "éternelle Sagesse du Père" selon la formulation théologique de l'époque. Nombre
d'enseignements et de rituels particuliers échappèrent ainsi sans doute à l'Histoire faute
de textes, non seulement au sein de la clergie, mais dans les autres "états" de la société
médiévale, par exemple dans les milieux artisanaux comme quelques rares indices le
laissent sans aucun doute entrevoir. Il est probable comme je l'ai dit en introduction de
cette étude, que la "triple enceinte" fut un symbole dont le sens profond relevait de ce
type d'enseignement intérieur réservé et secret tant les traces doctrinales le concernant
sont, malgré sa présence récurrente dans les graffiti, presque inexistantes, et
sa représentation dans l'iconographie "officielle" on ne peut plus laconique. Son
caractère purement géométrique facilitait je crois, la dissimulation nécessaire du sens
profond dont il était porteur.
La singularité parfaite du site de Lavaufranche est à cet égard témoin du silence quasi-
complet jeté sur certaines pratiques, au sein d'un ordre à la fois monastique et militaire
qui, à l'instar des Templiers, dut posséder lui aussi une doctrine toute intérieure qui ne
pouvait manquer à mon avis qu'être semblable chez tous les ordres militaires de Terre
Sainte, puisque leur statut et leur vocation étaient identiques. C'est je pense en ce sens
qu'on peut valablement comprendre certains propos de l'alchimiste Bernard de Trévise
oeuvrant à Rhodes au XVe siècle, lorsqu'il affirma qu'il avait retrouvé chez les
Hospitaliers la tradition secrète de l'ordre du Temple (20). Je ne crois pas que cela
implique fondamentalement une quelconque notion de filiation historique, fruit d'une
transmission après la dissolution du Temple, comme l'interprètent généralement les
tenants d'un "templarisme" étroit (21), mais d'une communauté de pratiques qu'il connut
chez les Templiers et qu'il retrouva chez les Johannites. On trouve d'autre
part des preuves certaines d'une spiritualité des plus actives chez ces derniers dans le
fait que l'ordre engendra nombre de saints, de saintes, et même quelques papes,
phénomène que l'on serait par ailleurs bien en peine de relever chez les Templiers
(22). Mais plus encore en témoigne l'union matérielle et spirituelle de l'ordre avec la
communauté laïque des Amis de Dieu de Rulman Merswin au couvent de l'Ile Verte à
Strasbourg au XIVe siècle, l'une des manifestations les plus éloquentes d'une vocation
toute intérieure au Moyen Age, chevalerie spirituelle ainsi que l'a justement définie
Henri Corbin (23) destinée à servir de refuge à ce qui restait d'esprits religieux sincères
de quelque horizon qu'ils viennent dans d'une "cité" chrétienne marquée par le Grand
Schisme, en pleine dissolution devant l'incapacité qu'elle avait de se réformer, cité dont
Rulman Merswin stigmatisera la déchéance des trois "ordres" et de toutes leurs
composantes dans son"Traité des neufs rochers" (24). Ce texte ainsi que les autres écrits
spirituels et les annales de la communauté furent justement collectés et conservés par les
frères hospitaliers dans cette véritable "sauveté" que constitua le couvent johannite de
l'Ile-Verte, qui, à l'instar du cloître ainsi que le définit l'ancien monachisme (25),
constitua véritablement semble-t-il pour ces "amis secrets" animés du seul désir de
Dieu, une image fidèle et une parfaite préfiguration de la Cité Céleste eschatologique,
but ultime de toute ascension spirituelle.
NOTES
(1) Philippe de Mézières, Songe du vieux Pèlerin, livre second, chapitre 110 (cf. bibl.).
(2) Cf. sur ce blog: "La pierre du songe ou l'invention de la triple enceinte".
(3) Cf. sur ce blog: "Chinon, un testament imaginaire".
(4) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".
(5) Raymond VI de Toulouse (1195-1222) soutien des Cathares, plusieurs fois
excommunié, était pourtant associé aux Johannites et souhaita se faire inhumer en terre
hospitalière. Il fut adoubé par l'ordre à l'article de la mort et reçut d'eux une sépulture
dans un verger attenant à leur cimetière, bien qu'il fût encore en état
d'excommunication.19 ans après, la dernière enquête de réhabilitation ne lui accorda pas
la grâce du mort et ses ossements furent dispersés, tandis que l'hôpital conserva le crâne
afin de satisfaire au testament du comte sans contrevenir à l'arrêt du pape (cf. Muraise,
p. 36).
(6) Il s'agit de la première commanderie de ce qui deviendra la Langue de France, celle
de Villedieu-les-Poêles (Manche), érigée vers 1170.
(7) Les hôpitaux johannites n'accueillaient pas les lépreux, même ceux de leur propre
ordre. On confiait le sort de ces "malades de Dieu" aux Hospitaliers de Saint-Lazare qui
constituèrent eux-aussi un ordre militaire mais qui, contrairement aux autres ordres de
Terre sainte, demeura sous la dépendance de l'église d'orient et du Patriarche grec
Melkite de Jérusalem. Les Hospitaliers de Saint-Lazare reçurent en 1154 du roi Louis
VII son château royal de Boigny, près d'Orléans, qui devint le chef de l'ordre après son
départ de Terre Sainte.
(8) Cf. sur ce blog: "La triple enceinte comme symbole architectural".
(9) L'épitaphe aujourd'hui détruite fit l'objet d'une lecture fautive au début du XVIIe
siècle, attribuant au personnage le nom de "Jehan Grimeau". L'inscription, d'après les
visiteurs de l'époque, en faisait par ailleurs
l'édificateur de la maison de Lavaufranche en 1400, ce qui est impossible (cf. note 10),
et le commandeur. (Cf. Andrault-Schmitt, p. 214).
(10) La commanderie fut donc fondée à la fin du XIIe siècle puisque selon l'usage
monastique, la construction de la chapelle précédait immédiatement l'érection du
couvent. Le donjon lui est contemporain et des agrandissements furent effectués à la fin
du XIVe siècle-début XVe siècle (Cf. F. Mousson).
(11) C'est la thèse de Francoise Mousson. Elle pense avoir pu déchiffrer partiellement
l'inscription, qui contiendrait le mot "pour".
(12) Cf. sur ce blog: "La marelle de Suèvres est-elle une triple enceinte"?
(13) Cf. sur ce blog: "Les pierres du songe ou l'invention de la triple enceinte" pour la
bibliographie.
(14) Pierre Villedieu, Villefranche-sur-Cher, à propos d'un cachet d'occuliste romain
trouvé au XIXe siècle, dans Bulletin de la Société d'Art, d'Histoire et d'Archéologie de la
Sologne, N° 91, janvier 1988.
(15) Le Grand Prieur de chaque Langue organisait des tournées d'inspection périodiques
dans les commanderies placées sous ses ordres, à son initiative où à la demande d'un
commandeur. Lavaufranche et Villefranche relevaient donc d'un même chef qui fut, à la
fin du XVe siècle, la commanderie de Bourganeuf non loin de Lavaufranche. Il est à
noter également que Charlotte d'Argouges, veuve de Philippe du Moulin qui fit
figurer une "triple enceinte" sur son château à cette même époque, acquit des terres au
début du XVIe siècle au Lyot, commune de Langon qui relevait de plusieurs seigneuries
dont celle des Hospitaliers de Villefranche puisqu'ils tenaient aussi d'Hervé de Vierzon
des possessions en ce lieu proche de la commanderie. Il est utile de rappeler pour notre
étude (et faire également écho à la précédente) que l'Hôpital était un ordre nobiliaire qui
entretenait évidemment des relations étroites, dans les combats outremer bien sûr mais
aussi en Europe-même, avec les seigneurs, princes et rois de la chrétienté, donc la
couronne et la cour des Valois, traitant d'égal à égal avec ces derniers à travers son
Grand Maître qui était prince souverain de Rhodes. En tant qu'ordre monastique, ils en
furent d'autre part les très larges bénéficiaires, recevant de la noblesse en guise
d'aumônes l'essentiel de leurs biens fonciers.
(16) Cf. http://juegosdetablerosromanosymedievales.blogspot.com
(17) Traduction de Françoise Coursaget, p. 39 (Cf. bibl.).
(18) Traduction de Alain de Libera, sermon N° 52, p. 354 (Cf. bibl.).
(19) Chapitre VI, pp. 57-58 (Cf. bibl.).
(20) Corbin, chapitre 3 p. 394 (Cf. bibl.). La tradition alchimique assigne au Trévisan
(1406-1490) deux séjours dans l'île, en 1468 et en 1490, où il décèdera. Elle y signale
d'autre part le passage de Georges Ripley (1450-1490) après 1477 où il se serait livré à
l'art d'Hermès en compagnie de chevaliers et d'adeptes après un voyage en orient. Enfin
la légende assure que Paracelse (1493-1541) y aurait rencontré le Grand Maître Philippe
de Villiers de l'Isle Adam durant le siège de l'île par Soliman le magnifique après 1521
(cf. Arnold Waldstein, L'alchimie, Paris, 1987).
(21) le "templarisme" est une sorte de vue fantasmée de l'ordre du Temple élaborée dès
la naissance de la Franc-maçonnerie francaise dans la première moitié du XVIIIe siècle
(au départ d'ailleurs non dans son sein, mais dans les gazetins parisiens), qui
consiste à assigner systématiquement à toute manifestation d'un "ésotérisme" au Moyen
Age une source templière, en raison des révélations bien connues qui furent faites au
cours de leur procès. Cette exclusivisme, qui n'est fondé sur rien d'autre que, d'une
part, des pétitions de principe qu'une lente maturation à travers une littérature très
abondante au cours des années ont rendus "traditionnelles", et d'autre part parfois sur un
anti-catholicisme romain, voire un anti-papisme inconscients, fut relayé par l'occultisme
du XIXe siècle, avant de recevoir un sceau définitif au sein des milieux de l'ésotérisme,
et de là, dans le grand public au XXe siècle, par son assomption par le métaphysicien
René Guénon. On ne s'étonne donc plus aujourd'hui de voir énoncer chez certans
auteurs pourtant sérieux, à propos d'un passage du célèbre discours de Ramsay de 1737
prononcé en loge à la naissance de la Franc-Maçonnerie francaise et qui eut tant
d'impact sur le développement des Hauts-grades, où il est dit explicitement que cette
dernière tira son origine d'une union avec les Hospitaliers de Saint-Jean-de-
Jérusalem, l'interprétation selon laquelle il s'agirait d'une façon dissimulée de parler...
des Templiers (cf. Patrick Négrier, Textes fondateurs de la tradition maçonnique, Paris,
1995, pp. 320-321). Sans préjuger évidemment de la véracité historique des propos de
Ramsay, il n'y a à mon sens véritablement aucune raison objective de croire, à moins
d'être à prioriconvaincu du contraire selon l'idéologie énoncée plus haut, qu'il ait voulu
dire autre chose... que ce qu'il a dit.
(22) L'Hôpital comptera neuf saints et bienheureux et trois saintes. On verra sortir de ses
rangs deux papes et quatre cardinaux (cf. Muraise, p. 53; Galimard Flavigny, annexes
11 et 12).
(23) Corbin, chapitre III (Cf. bibl.).
(24) La première partie du Traité est suivie d'une description allégorique de l'ascension
spirituelle
de "l'homme" (qui ne semble être autre que Rulman Merswin lui-même) sous la
direction de "la présence" (le Christ), sur une montagne faite de neuf rochers, s'achevant
par une vision très brève de l'Origine de toutes choses. Cependant le symbolisme de la
Cité céleste n'y est pas spécialement évoqué.
BIBLIOGRAPHIE
Ce travail est, pour ce qui concerne la documentation concernant la commanderie de
Lavaufranche, essentiellement redevable à Françoise Mousson: La commanderie de
Lavaufranche, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art et d'archéologie, université de
Clermont-Ferrand, faculté des lettres et sciences sociales, année 1981; 162 p.
dactylographiées + 1 volume de planches, Archives Départementales de la Creuse, 104
J2.
ANDRAULT-SCHMITT Claude, Limousin gothique, Paris, 1997;
CORBIN Henry, En Islam iranien, tome IV, Paris, 1972;
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2008;
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GALIMARD-FLAVIGNY Bertrand, Histoire de l'ordre de Malte, Paris, 2006;
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LEROY Thierry, Les Templiers, légendes et histoire, Paris, 2007-2008;
MAÎTRE ECKHART, Traités et sermons, traduction Alain de Libera, Paris, 1993;
MERSWIN Rulman, Le livre des neuf rochers, traduction Jean Moncelon et Eliane
Bouchery, Paris-Orbey, 2011;
MOUSSON Françoise, Les peintures murales de la commanderie de
Lavaufranche, dans Mémoires de la Société des Sciences-Naturelles, Archéologique et
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MURAISE Eric, Histoire sincère des ordres de l'Hôpital, Paris, 1978;
NARDONE Jean-Luc (sous la direction de), La prise de Rhodes par Soliman le
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PETIET Claude, Des chevaliers de Rhodes aux chevaliers de Malte, Villiers-de-l'Isle-
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SAINT AUGUSTIN, La cité de Dieu, traduction de Louis Moreau (1846) revue par
Jean-Claude Eslin, trois tomes, Paris, 1994;
TRIPEAU R., BRANCHER J., Mennetou-sur-Cher, histoire d'un canton, Châtres-sur-
cher, 1994
LES PIERRES DU SONGE
Etudes sur les graffiti médiévaux
LES TRIPLES ENCEINTES RUPESTRES DU MASSIF DE FONTAINEBLEAU PAR FRANCOIS BEAUX
(avril 2011)
Il m'a semblé indispensable qu'à travers une étude complète concernant la recherche
ancienne et moderne sur la "triple enceinte" dans les pétroglyphes des abris rocheux
du Bassin Parisien (où l'on sait qu'elle fut gravée en nombre considérable), le point
de vue de l'archéologue vienne compléter utilement l'optique plus spécifiquement
iconologique et étroitement contextualisée proposée jusqu'alors sur ce blog au sujet
de cette figure. A titre de chercheur, notamment aux côtés de Christian Wagneur qui
fut l'un des membres fondateurs du Groupe de recherche, d'Etude et de Sauvegarde
de l'Art Rupestre (GERSAR), nul n'était mieux placé que François Beaux, ex vice-
président de cette association et ancien responsable de la revue Art Rupestre (1), pour
assumer la rédaction d'une telle étude. Le texte qui va suivre est un travail inédit dans
sa forme proposé tout spécialement aux lecteurs de ce blog, que son auteur en soit
donc vivement remercié.
Hervé Poidevin.
Un ensemble de quatre-vingt triples enceintes gravées dans les cavités des rochers de
grès du sud de l'Ile-de-France a été étudié, aboutissant à la notion de gravures
relativement jeunes compatibles avec une datation d'époque médiévale.
LES GRAVURES DE FONTAINEBLEAU
Le massif de Fontainebleau, situé au sud de Paris, est grossièrement contenu dans un
polygone rejoignant Melun, Fontainebleau, Nemours, Malesherbes, Rambouillet et La
Ferté-Alais (Fig. 1) et correspond essentiellement à l'ensemble géologique de sables et
de rochers de grès stampiens dits "de Fontainebleau". Les rochers, disposés en platières
horizontales ou morcelés en chaos s'écroulant dans les pentes, sont particulièrement
riches en cavités naturelles de dimensions très variables, dont certaines présentent
volontiers des gravures pariétales. On parle alors d'abris gravés, terme préférable à celui
d' abris ornés qui, par définition comprendrait aussi des peintures, si rares en cette
région.
Fig. 1:
situation schématique du Massif de Fontainebleau.
Un bilan effectué en 1999 faisait état dans ce massif de 1120 cavités comportant des
gravures, faisant de cet ensemble, en quantité de gravures, le deuxième de France après
celui de la Vallée des Merveilles et du Mont Bégo.
Effectuées dans les zones tendres du grès à différentes époques par frottement ou
abrasion à l'aide d'objets durs (silex, grès dur, métal), les gravures comprennent
essentiellement des sillons rectilignes, isolés, diversement regroupés, souvent associés
en faisceaux parallèles ou convergeants, pouvant se recouper perpendiculairement en
grilles. D'autres figures, à caractère symbolique, apparaissent çà et là: cruciformes,
étoiles, rouelles, carrés, arbalétiformes ou autres. Assez rares sont les figures végétales,
animales ou anthropomorphiques.
Parmi les gravures dérivées du carré ou du rectangle, une place particulière doit être
ménagée à une figure composée de trois enceintes concentriquesà bords parallèles le
plus souvent complétées par la présence de médianes, lesquelles s'interrompent presque
toujours au niveau de l'enceinte centrale, figure qui réalise ce que l'on nomme parfois
"marelle" mais de préférence "triple enceinte" (Fig. 2).
Fig. 2: triple enceinte typique gravée sur le sol de la Grotte Moreau (Larchant,
77).
A/ HISTORIQUE DES DECOUVERTES DE TRIPLES ENCEINTES
(les chiffres entre parenthèses et en italiques renvoient à la bibliographie)
En 1868, H. Martin présente une note dans les Mémoires de la Société d'Emulation
Scientifique du Doubs, décrivant "une petite grotte dont les parois sont couvertes de
figures gravées profondément" à Ballancourt (Seine-et-Oise, 91) au lieu-dit Le Mont.
C'est la première mention de gravures dans le massif de Fontainebleau.
D'autres découvertes d'abris ornés seront mentionnées à la fin du XIXe siècle mais il
faut attendre Georges Courtry pour effectuer les premières études, et publier en
1904 (18) un relevé des gravures d'une des roches de Souzy-la-Briche (Seine-et-Oise),
parmi lesquelles figure une marelle constituée de trois rectangles concentriques que l'on
peut nommer "triple enceinte" (Fig. 3).
Fig. 3:
relevé des gravures de la grotte de Souzy-la-Briche par G. Courtry, publié en 1904.
La triple enceinte, bien que rectangulaire et ne possédant qu'une médiane
partielle, est parfaitement identifiable.
En 1909, E.-C. Florance fait remarquer la similitude existant entre cette marelle et la
gravure figurant sur une pierre découverte à Suèvres en 1849 et déposée dans la cour du
château de Blois, ainsi qu'à celle gravée sur un cachet d'oculiste gallo-romain trouvé à
Villefranche-sur-Cher en 1860.
Auguste Mallet, qui découvrit et étudia plusieurs abris gravés en vallée de l'Essonne
vers la fin de la même époque, interprètera en 1910 la triple enceinte de Souzy-la-
Briche comme étant le plan d'un dolmen, celui de Janville tout proche, et attribuera les
gravures de l'abri au Néolithique (32).
Un peintre canadien fixé à Montigny-sur-Loing, Frédéric Ede, cherchant un motif
d'aquarelle en forêt de Fontainebleau, découvre au Mont Aiveu en 1911 une roche-abri
couverte de gravures parmi lesquelles figurent deux triples enceintes gravées
verticalement (Fig. 4) qu'il rapproche de celles signalées par E.-C. Florance (21).
Passionné par ces gravures rupestres, F. Ede découvrira de nombreux autres abris ornés,
étendant les connaissances en ce domaine vers le sud de la forêt et la région de Larchant
(77).
Fig. 4: les deux triples enceintes du Mont Aiveu (forêt de Fontainebleau, 77).
Le comte de Saint-Périer, châtelain de Morigny près d'Etampes relate en 1912 la
découverte d'une roche à pétroglyphes à Molineux (91) dans laquelle il décrit des
quadrillages qui, à son avis, ne sont que des jeux. Ce n'est que bien plus tard que deux
de ces quadrillages seront reconnus comme étant des triples enceintes (47). De même G.
Courtry publie en 1912 une étude dans laquelle il ne voit dans les marelles, lui aussi,
qu'un jeu.
Vers 1917-1918, Georges Lasserre effectue des recherches dans la région de Milly-la-
Forêt et découvre au sud-ouest de Moigny-sur-Ecole une cavité qui sera baptisée "La
Roche au Violon" en raison d'une gravure très profonde évoquant la forme de
l'instrument de musique. Mais ce n'est qu'en 1976, lors de l'étude de la grotte par une
équipe du GERSAR, que parmi l'ensemble des gravures de l'abri sera observée une
triple enceinte, incomplète du fait de la desquamation de la roche, mais certaine(34).
Vers 1948, fouillant une grotte de Nanteau-sur-Essonne (77), James Baudet décrit une
triple enceinte sous un remplissage archéologique constitué par des industries à bifaces.
Au terme de nombreuses publications, trop souvent incomplètes, cet auteur verra dans
la triple enceinte une figure préhistorique qu'il fait remonter à l'extrême fin du
Paléolithique et qu'il considère comme commune à Fontainebleau dans les phases
graphiques mésolithiques et néolithico-protohistoriques (1-2). Il lance d'ailleurs un
appel aux préhistoriens, ethnologues et historiens pour lui communiquer des
renseignements au sujet de la "marelle", accompagnant cette demande d'un croquis de
triple enceinte (3).
Quant à Henri Poupée, il reconnaît que cette figure se retrouve à différentes époques,
même au Moyen-Age (46).
Dans les mêmes années, Jean Poignant se passionne à son tour pour les gravures de
Fontainebleau, et le 12 mars 1949, alors qu'il examine le plafond de l'Auvent des
Maréchaux au Coquibus (Milly-la-Forêt, 77), son fils Pierre revient en courant d'une
exploration. Il vient de découvrir, toute proche, une cavité qui dépassait en richesses
toutes les cavités connues du père: la Grotte du Cavalier, qui doit son nom à une gravure
de cheval monté par un personnage portant heaume, écu et épée (45). Parmi les très
nombreuses gravures qui couvrent les parois, se trouve, réalisée sur une partie
plafonnante, une superbe triple enceinte (Fig. 5).
Fig. 5: triple enceinte plafonnante de la Grotte du Cavalier (Milly-la-Forêt, 91).
En septembre 1950, le même Jean Poigant découvre à la Roche au Diable (Larchant, 77)
la Grotte Moreau, nommée ainsi du fait d'un graffiti figurant à l'entrée (45), cavité où
cinq triples enceintes sont gravées (Fig. 2).
Les compagnons du GAL (Groupe Archéologique de Lardy, 91) relatent en 1972, sous
la plume de Raymond Mouret (33), la découverte par Louis Martin du Trou Martin,
grotte gravée du Rocher Billard à Auvers-Saint-Georges (91), dans lequel une très belle
triple enceinte voisine, en traits de la même facture, avec des motifs d'inspiration
médiévale.
Louis Girard trouve et décrit en 1973 l'abri Leuillet à Boissy-aux-Cailles (77) (27), très
richerment décoré et où figure, au plafond là encore, une gravure de triple enceinte
assortie de la date de 1656, de facture très similaire.
En mai 1974, Jean Galbois, président du Groupe Archéologique de Fontainebleau
(GARF), expose en public le résultat des recherches menées par son groupe dans le
massif de Fontainebleau en ce qui concerne les gravures (20). 400 sites sont fichés, dont
64 à Larchant (77). Il précise que les "marelles" y sont très nombreuses et pose la
question de la signification de cette figure que l'on retrouve "dans la vallée du Nil
depuis 3850 BP, chez les Romains, aux Indes du XIIIe siècle ou dans les églises du XIIe
avec chaque fois une symbolique différente".
En 1974 toujours, Gilles Tasse présente une thèse, qui ne sera publiée qu'en 1982,
consacrée aux Pétroglyphes du Bassin Parisien, utilisant tout particulièrement une
grande nouveauté, des moyens informatiques (50). Parmi les relevés de 50 abris gravés
choisis arbitrairement figurent plusieurs triples enceintes. De cette thèse, qui conclura
que "les gravures les plus usées ont des chances d'être les plus anciennes", il sera
surtout retenu des mesures statistiques concernant justement l'usure des gravures mais
aussi d'autres facteurs, mesures qui serviront de comparaison dans l'étude des triples
enceintes qui sera effectuée plus tard (6).
L'année 1975 voit tout d'abord la fondation du Groupe d'Etude, de Recherche et de
Sauvegarde de l'Art Rupestre (GERSAR) par Christian Wagneur, Jean Galbois, Gérard
Nelh, Bernard Quinet, Alain Sénée, Pierre Thorant et Jean Poignant (45). Leur domaine
d'étude dépassera largement le massif de Fontainebleau, mais la triple enceinte
constituera l'une de leurs préoccupations importantes.
Ce groupe participe à l'organisation d'une exposition et surtout d'un colloque sur les
gravures de Fontainebleau qui aura lieu du 17 au 19 mai 1975. parmi les interventions,
il faut remarquer celle de Christian Wagneur durant laquelle il effectuera une synthèse
sur la diffusion de la triple enceinte à travers le monde (53), mais ne s'étendra pas sur
ses aspects dans le massif de Fontainebleau.
Par la suite, le GERSAR publiera dans son bulletin de nombreux articles dans lesquels
sont citées ou décrites diverses triples enceintes du massif ou d'ailleurs. Pour s'en tenir à
celles de Fontainebleau, il faut retenir:
1976: Philippe Ronceret découvre dans les Côtes de Courances (Coquibus, Milly-la-
Forêt, 91) plusieurs abris gravés dont un contient une triple enceinte noyée dans un
ensemble de sillons.
1977: le GERSAR dans son étude de la Roche au Violon (Moigny-sur-Ecole, 91) relève
une triple enceinte incomplète du fait de desquamation de la roche, mais certaine. Une
autre étude (22) montre un abri du parc d'Augerville (Orville, 45) où sont présentes
quatre triples enceintes (Fig. 6).
Fig. 6: les quatre triples enceintes du Parc d'Augerville (Orville, 45). Relevé:
GERSAR 1973.
1977 toujours: E. Boeda publie dans Gallia-Préhistoire les relevés de l'abri des
Louveries (Saclas, 91) dans lesquels figure une belle triple enceinte (16).
1978-1979: plusieurs triples enceintes sont décrites par le GERSAR en forêt de
Fontainebleau (77): celle de l'abri de la Vente Franchard, les deux du Mont Aiveu déjà
observées par Frédéric Ede en 1911 (Fig. 4), et les deux gravées dans des abris aux
Couleuvreux (23, 24, 25).
1980: Pierre Thorant, publiant sur les abris du Fond de la Vallée (Buthier, 77), relève
une double enceinte dans l'abri F (51). Photographiée en lumière rasante quatre ans plus
tard, une troisième enceinte, centrale, apparaîtra sur les clichés (Fig. 7).
Fig. 7: triple enceinte de l'abri F du fond de la Vallée (Buthiers, 77), photographiée
en lumière rasante.
1983: le GERSAR publie le relevé d'un abri fraîchement découvert par Pierre Warcolier
au Bois Vaublas (Le Vaudoué, 77), où figure une triple enceinte aux médianes
prolongées jusqu'au centre et donc formant une croix. Dans la même publication
l'inventeur de l'abri pense que, si la croix de la triple enceinte n'est pas effectivement
tracée, c'est qu'elle y est virtuellement présente (26) et, s'appuyant sur un document
maçonnique dont il ne donne pas les références, y voit les reférences d'une Jérusalem
céleste, du moins une démarche intériorisée...
1984: ayant pris connaissance par les confrère du GERSAR de l'existence de 65 triples
enceintes dans le massif de Fontainebleau, nous abordons leur étude en les visitant
toutes, les relevant chacune sur polyéthylène et les photographiant. Un premier article
est publié (6), d'analyse portant sur leurs paramètres morphologiques, leurs variations
graphiques, leur répartition géographique et leur orientation, leur inclinaison, leur usure,
leurs possibilités ludiques pour définir leurs caractéristiques principales. Nous
concluons qu'il s'agit d'une population de gravures relativement récentes, à contenu
principalement symbolique et proposons une datation qui pourrait ne pas remonter au-
delà du Moyen Age. Ce travail sera détaillé et complété plus bas.
1985: Georges Nehl publie un article sur la Grotte du Renardeau (Rocher Chambos,
Valpuiseau, 91) dans les relevés duquel figurent deux triples enceintes (39).
1986: Alain Bénard et Alain Senée (12) décrivent une triple enceinte au Fond de Saint-
Martin (Gironville-sur-Essonne, 91), et Georges Nelh (40) une autre à la grotte
Boussaingaut (Boigneville, 91).
1987: Bénard et Senée (12) relèvent deux triples enceintes dansd l' Abri des Rochers
(Saint-Sulpice-de-Favières, 91).
1988: depuis notre étude de 1984, seize nouvelles triples enceintes sont venues
compléter l'inventaire; une nouvelle étude relate les modifications éventuelles apportées
statistiquement à leurs caractéristiques mais les conclusions ne seront pas très
différentes (7).
De 1989 à 1997, au moins sept autres triples enceintes seront découvertes mais n'ont pas
encore été intégrées dans l'étude (13, 14, 19, 29, 31, 56).
B/ ETUDE DES TRIPLES ENCEINTES DU MASSIF
La question de la signification de la triple enceinte a été posée dès le début des
premières découvertes dans le massif. Quelques hypothèses ont été évoquées au cours
de l'historique: jeu, plan d'un dolmen, symbole chrétien ou maçonnique. Bien d'autres
hypothèses furent proposées de bouche à oreille. James Baudet par exemple prétendait
qu'elles étaient orientées, non pas vers le nord actuel, mais vers le nord de l'époque où
elles avaient été tracées et situait leurs réalisations les plus anciennes à un Paléolithique
plus ou moins précis en fonction de l'écart d'angle entre les deux directions, tout en
affirmant sa présence, selon les fouilles, jusqu'à la protohistoire.
Mais avant de comprendre "pourquoi", il était important de savoir "comment".
Pour approcher la problématique de la triple enceinte, nous avons pensé que l'analyse
des conditions dans lesquelles on la trouvait, de la façon dont elle était répartie, placée,
gravée, orientée, usée, ou dans quel contexte elle se présentait permettrait de fournir des
renseignements susceptibles d'apporter des éléments de compréhension. C'est donc par
un abord archéologique et statistique que nous avons entrepris une enquête portant sur
80 de ces figures dont nous avions connaissance.
Chaque triple enceinte a été localisée, mesurée, relevée sur calque et photographiée. Sa
situation dans l'abri, sa disposition, la pente du panneau où elle était gravée, son
orientation géographique, les variations de sa morphologie, la facture, la profondeur et
l'usure de ses traits ont été notés. Un tableau-inventaire résumant les principaux
paramètres de toutes ces triples enceintes a été publié dans Art Rupestre (6 et 7).
DEGRE DE CERTITUDE
Une triple enceinte est certaine lorsqu'elle est complète, comprenant donc trois
enceintes, carrées ou le plus souvent rectangulaires, et quatre médianes s'interrompant
presque toujours au niveau de l'enceinte centrale. Ainsi 42 triples enceintes de la série
étaient complètes.
Certaines figures sont incomplètes, car partiellement usées ou desquamées, ou
inachevées, ou surchargées d'autres gravures mais la finalité en semble bien
indiscutable: 34 triples enceintes, malgré leurs manques, pouvaient être ainsi qualifiées
de certaines.
Enfin six figures soit mal dessinées, soit dont une enceinte manquait du fait de
surcharges, ont été retenues comme vraisemblables et intégrées à l'étude. Par contre un
certain nombre de figures malformées ou trop mal dessinées que nous nommons
"fausses triples enceintes" ont été éliminées. Il est cependant possible que, parmi ces
dernières, une intention du graveur de réaliser une triple enceinte ait été réelle mais le
dessin fort mal compris.
REPARTITION GEOGRAPHIQUE
Les 80 triples enceintes retenues pour l'étude se répartissent assez bien dans le massif de
sables et grès de Fontainebleau, suivant en cela la densité des abris gravés (Fig. 8):
Fig. 8: répartition des triples enceintes dans le massif de Fontainebleau (carrés
noirs) et des abris ou groupes d'abris gravés (points noirs).
La présence de 18 triples enceintes sur la commune de Larchant est à mettre en relation
avec la quantité d'abris gravés répartis sur le territoire de cette commune, la plus riche
du massif puisque 105 y ont été dénombrés. Initialement, cette concentration nous avait
étonnés et nous avions tenté de mettre en relation la triple enceinte avec le pèlerinage
médiéval à Saint-Mathurin, où étaient menés "les possédés, les épileptiques, les
déments, les femmes même dans lesquelles le démon de méchanceté avait élu domicile,
tous ceux enfin qui étaient malades de corps ou d'esprit..." (C. Olivier Edwards,
1933,Grandeur et décadence de Saint-Mathurin de Larchant, H. Didier, Paris, p. 8).
Nous imaginions ainsi de pauvres pèlerins conduisant un des leurs à la Collégiale,
s'abritant dans l'une ou l'autre des nombreuses cavités présentes à proximité du village
et y gravant, horizontalement donc face au ciel, un symbole de demande de protection
aux puissances supérieures (6). Cette hypothèse a beaucoup perdu de sa crédibilité
lorsqu'un deuxième lot de triples enceintes nous a fait mieux recentrer la répartition de
cette figure vers les vallées de l'Ecole et de l'Essonne (7).
FACTURE DU TRAIT, USURE
Comme l'essentiel des gravures du massif, et à l'exception d'une figure réalisée par
martelage ou de quatre autres trop usées pour laisser apparaître leur technique
d'exécution, toutes les autres ont été effectuées par frottement d'un objet dur creusant
des sillons plus ou moins rectilignes, étroits ou larges, superficiels ou profonds, aux
bords réguliers et aux extrémités le plus souvent effilées. L'homogénéité du trait de la
gravure est à noter, bien que l'enceinte extérieure soit volontiers plus large et profonde.
Certaines triples enceintes ont été plus ou moins partiellement regravées en traits plus
épais, ou certains de leurs traits utilisés dans la constitution d'une figure voisine ou
superposée.
Une moyenne de la largeur des traits a été déterminée pour chaque triple enceinte après
mesure des largeurs minima et maxima. L'ensemble des moyennes a été réparti en
classes empruntées et comparées à celles de G. Tasse (50):
L'essentiel des triples enceintes est donc gravé en traits dont la largeur moyenne est
inférieure à 1 cm et entre dans la catégorie des gravures fines à moyennes, des traits
plus épais étant moins fréquents que sur un ensemble indistinct de gravures.
L'usure des traits a été appréciée selon les critères utilisés par G. Tasse, montrant que les
triples enceintes sont surtout d'usure faible à moyenne, donc un peu moins usées que
dans l'ensemble témoin:
Par ailleurs le degré d'usure d'une gravure dépend de son exposition aux intempéries ou
aux passages d'êtres vivants, en particulier lorsqu'elles sont situées sur le sol d'un abri.
Cette exposition a été appréciée, toujours selon les critères de G. Tasse, montrant que
les triples enceintes sont nettement plus exposées:
Exécutées en traits fins à moyens donc aptes à disparaître plus rapidement, les triples
enceintes seraient donc un peu moins usées tout en étant plus exposées et semblent donc
appartenir à une population de gravures relativement plus jeune. VARIATIONS GRAPHIQUES ET ASSOCIATIONS
Une rigueur modérée semble avoir présidée à l'élaboration de ces gravures. Le plus
souvent rectangulaires, la forme carrée y est plus rare avec seulement 8 cas. Des
maladresses sont responsables d'irrégularités de concentricité des enceintes ou d'absence
de parallélisme des côtés avec de nombreux graphiques en trapèze voire en losange. De
même des variations de proportions des enceintes peuvent s'observer, certaines
enceintes centrales étant très grandes, ou au contraire franchement plus petites, ou
certaines enceintes médianes non toujours équidistantes des deux autres. Toutes ces
variations semblent liées au fait que les gravures étaient tracées à main levée sur des
surfaces plus ou moins planes et dans des conditions de confort pas toujours idéales. Ce
qui comptait, c'était de représenter une triple enceinte, bien reconnaissable même de nos
jours.
Certains détails viennent parfois compléter le schéma classique. Quelques médianes se
prolongent légèrement dans l'enceinte centrale, ce qui paraît lié à une relative
imprécision du geste du graveur. Très rarement ce prolongement aboutit à la formation
d'une croix centrale, mais lorsque celle-ci se trouve présente, dans plusieurs cas elle
paraît avoir été gravée secondairement comme le prouve le manque d'alignement
rigoureux avec les médianes dans 4 cas. Tentative de christianisation secondaire?
La présence de diagonales est exceptionnelle ou incomplète et douteuse, celle d'une
cupule centrale rare (3 cas), celle de cupules creusées aux angles unique.
Des figures de même facture de trait ou de facture différente sont parfois associées:
carré, rectangle, triangle, grille complexe, double enceinte.
Très particulière est la présence ou l'association avec la marelle simple, carré orné de
ses diagonales à la façon d'un drapeau anglais (Fig. 9). Ainsi 30 triples enceintes se
trouvent en présence de cette marelle sur le même panneau, soit 37,5 %. Si des
relations, déjà observées ailleurs, existent entre ces deux figures, elles paraissent réelles
mais restent encore mal expliquées.
Fig. 9: association d'une marelle simple et d'une triple enceinte (Massif de la Dame
Jouane, Larchant, 77.
DIMENSIONS
Par souci de simplification, seule a été étudiée la plus grande longueur de chaque triple
enceinte. Celles-ci se répartissent entre 9 et 40 cm avec un maximum entre 16 et 18 cm.
Plus de 90 % se situent entre 12 et 26 cm (Fig. 10).
Au-dessous de 9 cm, il devient techniquement peu facile de graver une figure complexe
comme la triple enceinte. Au dessus de 30-35 cm, la difficulté est de trouver une surface
suffisamment grande, plane et de préférence non gravée. Par ailleurs ces dimensions,
compte tenu de tout autre facteur, sont compatibles avec celles d'un jeu.
Fig. 10: histogramme de répartition de la plus grande longueur de 80 triples
enceintes
ORIENTATION GEOGRAPHIQUE
Un grand axe est facilement déterminé pour une figure rectangulaire. Pour les figures
carrées, lorsque l'une des médianes n'était pas personnalisée par un prolongement et
même une gravure d'étoile, l'axe le plus proche du nord a été choisi. Ainsi l'orientation
de chaque figure par rapport au nord magnétique 1983-1987 a été mesurée, y compris
lorsqu'elles étaient plafonnantes (Fig. 11). Seule une triple enceinte gravée sur une paroi
verticale n'a pas été prise en compte.
Fig. 11: orientation par rapport au nord magnétique du grand axe de 79 triples
enceintes.
Les orientations se répartissent donc assez bien dans toutes les directions et les triples
enceintes ne présentent pas d'orientation privilégiée (le maximum apparent entre 320° et
350° n'est pas statistiquement significatif).
PLANEITE ET INCLINAISON
Les graveurs semblent bien avoir recherché des surface relativement planes, puisque 14
triples enceintes seulement se trouvent sur des surfaces plus ou moins convexes,
concaves ou irrégulières.
La recherche de plan proche de l'horizontale est aussi un élément du choix des graveurs.
Il a en effet été mesuré l'angle de la plus grande pente (Fig. 12) d'où il ressort que 60
triples enceintes (75 %) sont gravées sur un plan inférieur à 20 % par rapport à
l'horizontale et que 7 seulement sont plafonnantes.
Fig. 12: histogramme de répartition des angles de plus grande pente des triples
enceintes.
Une confirmation de cette notion est fournie en comparant la situations des triples
enceintes avec celle des gravures observées par G. Tasse (50):
POSSIBILITES LUDIQUES
Que le schéma de la triple enceinte ait été utilisé comme support à un jeu de pions est
attesté depuis le Moyen Age. Ainsi figure-t-il en 1283 dans le Livre des jeux d'Alphonse
X ou dans le Roman d'Alexandre par Jean de Grise en 1340 et bon nombre de triples
enceintes à travers le monde peuvent ressortir de cette utilisation.
En ce qui concerne les triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau, leurs
dimensions et leur disposition sur des plans proches de l'horizontale pourraient évoquer
aussi la pratique d'un jeu. Cependant ces deux caractères ne suffisent pas à affirmer la
finalité ludique de cette figure.
En effet, la pratique d'un jeu de pions mobiles nécessite une surface sffisamment
horizontale sous peine de voir les pions glisser, et nous admettons qu'au-delà de 10°
d'inclinaison, il serait difficile de jouer. Ainsi seules 39 triples enceintes du massif
conviendraient.
D'autre part il s'agit d'un jeu de réflexion pratiqué à deux personnes, lesquelles doivent
pouvoir s'installer correctement et séjourner à proximité de la figure. Une notion
d'inconfort voire d'inaccessibilité élimine ainsi 15 triples enceintes parmi celles qui
conviendraient. La pratique du jeu n'est donc possible que sur 24 triples enceintes (30
%) et l'on doit admettre que 70 % de ces figures ont été tracées pour d'autres raisons que
ludiques. Un symbole se camouflerait sous l'aspect d'un jeu?
CARACTERISTIQUES DES TRIPLES ENCEINTES RUPESTRES DU MASSIF
Les 80 triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau étudiées ici constituent
donc un ensemble relativement homogène de gravures:
-Par leur morphologie constituée de trois enceintes emboîtées, rectangulaires plus
souvent que carrées, et de quatre médianes s'interrompant au niveau de l'enceinte
centrale. La quasi-absence de diagonales est à remarquer.
-Par leurs dimensions comprises pour 90 % d'entre elles entre 12 cm et 26 cm.
-Par leur exécution, pour la majorité d'entre elles en traits fins à moyens.
-Par la relative jeunesse de leur population lorsque l'on étudie l'usure compte tenu de
leur exposition.
-Par la recherche comme support de surfaces relativement planes et les plus proches de
l'horizontale, les triples enceintes situées sur des parois surplombantes étant finalement
assez rares (7,8 %).
-Par l'absence d'association constante ou caractéristique avec d'autres figures. Seule est
à souligner l'association fréquente avec la marelle simple que l'on retrouve dans 37,5 %
des cas, de façon encore inexpliquée.
-Par leur absence d'orientation géographique particulière.
-Par l'absence dans 70 % des cas de possibilités ludiques réelles.
De part leurs dimensions et leurs dispositions, les triples enceintes évoquent donc un jeu
mais le plus souvent inutilisable en tant que tel. Des raisons symboliques ont donc très
certainement présidées à leur élaboration.
POSSIBILITES DE DATATION
Une datation stratigraphique mettant en relation directe une gravure de triple enceinte et
un niveau archéologique précis eût constitué un élément de datation majeur qui n'a, en
fait, jamais été observé dans le massif.
Pourtant James Baudet a décrit une triple enceinte "sous un remplissage constiué par
une industrie à bifaces" (2) dans une grotte de Nanteau-sur-Essonne (91) qu'il avait
fouillée en 1948, cavité inventoriée par le GERSAR sous le nom de Moulin Roisneau 3.
En compagnie de Jean Poignant, nous nous y sommes rendus en 1984 et avons bien
retrouvé une triple enceinte, mais gravée sur une banquette rocheuse surplombant très
nettement la fouille de Baudet dont le niveau supérieur était clairement indiqué par la
disparition des lichens recouvrant la paroi. Nulle triple enceinte n'apparaissait dans le
fond de cette fouille, constitué de sable et de blocs rocheux fragmentés (Fig. 13).
Rapprocher une figure gravée en dehors de l'espace fouillé d'un niveau archéologique
nous a paru excessif et ne permettait certainement pas d'attribuer la triple enceinte à un
Paléolithique quelconque, ni à aucun des niveaux observés. Par ailleurs aucune des
affirmations de James Baudet décrivant la triple enceinte comme "commune à
Fontainebleau dans les phases graphiques mésolithiques et néolithico-
protohistoriques" n'a jamais été démontrée dans ses publications.
En pratique, aucune triple enceinte du massif ne peut actuellement être attribuée avec
certitude à la préhistoire.
Fig. 13: grotte de Moulin Roisneau 3. Le niveau du sol avant la fouille de 1948 est
encore visible du fait de la différence de couleur des lichens de la paroi droite,
gravée et dont la base des gravures disparaissait dans le sable.
D'autre part il ressort de notre étude que les triples enceintes du massif font partie d'une
population de gravures relativement jeunes du fait de leur usure faible à moyenne,
compte-tenu de leur degré d'exposition aux divers agents érodants.
Enfin deux triples enceintes se distinguent par la présence d'éléments permettant de les
situer chronologiquement. La première est celle du Trou Martin à Villeneuve-sur-
Auvers (91) qui est gravée dans un ensemble de même facture où l'on reconnaît un
personnage casqué et muni d'une lance, un écu à croix de Savoie, un fer à cheval et trois
croix latines cupulées, contexte évoquant assez clairement l'époque médiévale (Fig. 14).
Fig. 14: triple enceinte du Trou Martin (Villeneuve-sur-Auvers, 91) et son contexte
médiéval.
La deuxième triple enceinte, gravée au plafond de l'abri Loeuillet à Boissy-aux-Cailles,
est accompagnée du millésime de 1656 ou 1658 (Fig. 15).
Fig. 15:
triple enceinte de l'Abri Loeuillet (Boissy-aux-Cailles, 77) et le millésime
l'accompagnant.
Loin d'être définitivement décisif et sous réserve de découvertes ultérieures, un faisceau
d'arguments converge donc vers une origine historique des triples enceintes rupestres du
massif de Fontainebleau et nous accepterions l'idée qu'elles aient été gravées à l'époque
médiévale.
PLACE DES TRIPLES ENCEINTES DE FONTAINEBLEAU
Dans une périphérie plus ou moins lointaine du massif de Fontainebleau, un certain
nombre de triples enceintes sont gravées sur des monuments, des églises, des châteaux
ou dans les milieux carcéraux.
La première, découverte par Christian Wagneur, se trouve à l'hospice Saint-Séverin de
Château-Landon (77), gravée à 4 m de hauteur sur un pilier de la chapelle de la Vierge,
bâtie au XVIe siècle. Retaillée et abrasée, cette triple enceinte semble avoir été tracée
sur un bloc de pierre du chantier, vraisemblablement à titre de jeu, avant que le bloc ne
soit taillé et mis en forme pour la construction puis mis en place dans l'appareil du pilier
(Fig. 16). Le fait d'avoir laissé la triple enceinte apparente procède-t-il d'une intention
particulière? Superstition, demande de protection, prophylaxie, apotropaïsme?
Fig. 16: Christian Wagneur devant la triple enceinte de Château Landon (77).
Le même phénomène se retrouve sur un pilier du caquetoir de l'église de Chatenoy (77),
du XIIe siècle, où une triple enceinte finement gravée puis abrasée et recoupée peut
s'observer.
A proximité des ruines de l'église de Yèvres-le-Châtel (45), terminée au début du XIIIe
siècle puis saccagée durant les guerres de religion, se trouve un calvaire sur une marche
duquel une demie triple enceinte est gravée. Un réemploi des pierres de l'église a
certainement été effectué pour construire ce calvaire, et là aussi la triple enceinte a été
laissée apparente.
Dans l'allée centrale dallée de l'église romane de Rumont (77) se trouve gravée au sol et
usée par le passage et les desquamations une triple enceinte incomplète mais certaine.
Le château de Blandy-les-Tours (77) recèle deux triples enceintes. L'une, complète, se
trouve gravée verticalement sur un crépi intérieur de la tour des Gardes, près d'une
fenêtre aménagée au XVIe siècle à l'emplacement d'une ancienne meurtrière. L'autre,
incomplète et seulement vraisemblable, est gravée sur la face supérieure d'un banc de
pierre situé, lui aussi, près d'une ancienne meurtrière aménagée. Sa disposition au milieu
du banc fait penser à un jeu.
Une borne en grès d'une rue d'Etampes (91), autrefois plantée dans une dépendance du
Palais Royal et actuellement déposée au musée local, supporte une grande triple
enceinte gravée verticalement.
Dans les souterrains de Provins (77), qui servirent de carrière de terre à foulon au
Moyen Age, trois triples enceintes sont gravées verticalement et ont été
photographiées (54).
Plus lointaines, trois triples enceintes sont figurées dans les cachots du palais synodal de
Sens (89), construit au XIIIe siècle sous le règne de saint Louis. Si l'une est tracée au sol
en un endroit recevant un rai de lumière par un soupirail et fait penser à un jeu, les deux
autres sont gravées verticalement sur le mur d'un autre cachot.
Plus lointaines encore seraient les triples enceintes gravées sur les rebords de caquetoirs
de l'église d'Escolive-Sainte-Camille (89) (XIe-XIIe siècles), de plusieurs églises
romanes de la forêt d'Othe (Moussey et Saint-Aventin, 10) ou celle gravée à une époque
indéterminée sur un polissoir néolithique entreposé dans la cour du musée des Beaux-
Arts de Troyes (10).
Plus au sud, dans le bassin de la Loire, de nombreuses triples enceintes, qui ne seront
pas détaillées ici, sont figurées sur bâtiments ou églises, d'autres sont gravées sur des
églises normandes, d'autres dans la Creuse, d'autres dans l'Est à Notre-Dame-de-l'Epine
près de Châlons-en-Champagne ou à Marmoutiers en Alsace... Quelques-unes sont
indatables, mais la plupart se trouvent sur des bâtiments médiévaux.
Les triples enceintes rupestres du massif de Fontainebleau se trouvent donc entourées
d'un halo, peut-être clairsemé ou lointain mais réel, de triples enceintes gravées sur des
monuments. Doit-on isoler les premières et séparer ces deux lots? Il semble plus logique
de penser que des intentions similaires ont présidé à leur élaboration, indépendamment
du support sur lequel elles ont été gravées: monuments pour les unes, rochers de grès
pour les autres. Tout se passe comme si les parois des abris gravés du massif, bien que
supportant des gravures remontant souvent à la préhistoire, n'avaient fait que relayer
l'absence de monuments pour recueillir des triples enceintes -ou d'autres symboles- que
l'on ressentait le besoin de figurer.
De plus, parmi les triples enceintes périphériques régionales citées ici et hormis celle,
indatable, gravée sur un polissoir, toutes sont attribuables à une époque qui s'étend du
XIe au XVe siècle et peuvent être qualifiées de médiévales. Il serait alors peu logique
d'isoler chronologiquement les triples enceintes rupestres de leurs consoeurs
environnantes en leur attribuant des datations notoirement plus anciennes,
préhistoriques par exemple.
APPORTS A LA COMPREHENSION DE LA TRIPLE ENCEINTE
Qu'elle soit réalisée sur la roche d'un abri gréseux ou sur un monument, la triple
enceinte est une figure assez stéréotypée. malgré ses dimensions et la recherche de
surfaces proches de l'horizontale compatibles avec un jeu, ses possibilités ludiques ne
sont réelles que sur 30 % des triples enceintes du massif de Fontainebleau. Dans tous les
autres cas elle se présente comme une figure symbolique du fait de l'impossibilité de
l'utiliser réellement comme support à un jeu.
Symbole d'appartenance à une société secrète? Les trois enceintes emboîtées peuvent
représenter les trois stades d'initiation que comportent souvent une telle société:
candidat, initié puis maître. les quatre médianes correspondraient aux quatre chemins ou
séries d'épreuves subies par les membres pour s'intégrer à la société ou pour accéder au
stade supérieur, et peuvent donc s'interrompre une fois parvenues à l'enceinte centrale:
le maître est, et n'a nullement besoin d'être éprouvé. Citons les Templiers, les Francs-
maçons, les Compagnons, d'autres encore... Le problème est qu'aucune société secrète,
dont les symboliques ont souvent été publiées, n'a encore revendiqué ce symbole de
façon bien claire!
Figure didactique destinée à enseigner la façon de dessiner un pentagone par exemple?
Une étude d'Hervé Poidevin est assez convaincante à ce sujet, mais ne s'applique que
dans le cas de la pierre de Suèvres, exposée aujourd'hui près de l'église Saint-Lubin de
la commune. On imagine mal utiliser pour cela une triple enceinte plus ou moins bien
tracée parmi un ensemble gravé souvent confus dans une cavité souvent étroite, mal
éclairée et au plancher irrégulier. Mais le symbole didactique demeure et pourait
s'apparenter à un signe de reconnaissance de Compagnons bâtisseurs par exemple.
Figure apotropaïque destinée à demander une protection aux instances supérieures?
Malgré l'existence de triples enceintes du massif très inclinées voire plafonnantes, nous
avons noté que 75 % de ces figures étaient gravées sur des plans inférieurs à 20 %, c'est-
à-dire plus ou moins proches de l'horizontale. Si le carré symbolise classiquement la
terre chargée de ses pauvres humains et le cercle les puissances célestes, les disposer
face à face, le carré regardant le ciel, peut-être interpréter comme une invocation ou
demande de protection des premiers aux seconds. Mais pourquoi trois enceintes
lorsqu'un seul carré suffirait? De plus cette notion d'horizontalité n'est pas respectée
lorsque les triples enceintes sont figurées verticalement sur des murs de Sologne, ou
réutilisées et disposées de façon apparente dans des façades comme s'il s'agissait
d'invoquer une protection.
En fait, l'abord archéologique entrepris dans l'étude des triples enceintes rupestres du
massif de Fontainebleau apporte certes un abondant matériel d'étude concernant cette
figure mais fournit peu d'explications quant aux motivations qui ont amené les graveurs
à l'exécuter. Il n'en reste pas moins que ces données sont objectives et devront être
intégrables dans toute tentative de proposition de signification de cette figure qui
continue à questionner bien des chercheurs.
D'autres angles d'abord doivent être envisagés -et sont en cours de réalisation- comme
l'étude des documents historiques occidentaux, particulièrement ceux du Moyen Age,
période qui apparaît de plus en plus à certains chercheurs comme probable quant à
l'utilisation du symbole de la triple enceinte, ou comme l'étude des documents orientaux
tant il est vrai que l'on doit rapprocher cette figure de certains motifs peints sur tankas
tibétains (Fig. 17), ou du plan de l'un des temples d'Angkor par exemple, et que les
relations culturelles et spirituelles entre Occident et Orient à des époques éloignées sont
encore bien mal connues. Les routes de la soie n'étaient-elles que commerciales?
Fig. 17: Kalachakramandala contemporaine.
NOTE de l'introduction:
(1) François Beaux écrivit de nombreux articles sur les gravures rupestres des forêts
domaniales de Fontainebleau et de Larchant. Il est également l'auteur de la mise en
valeur et de l'inventaire des gravures rupestres du Queyras, membre du conseil
d'administration des Amis de la Forêt de Fontainebleau et ancien responsable de la
revue La voix de la forêt.
ELEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES:
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25. GERSAR (attribué à Georges NELH), 1979, Les abris ornés du Cuvier et des
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26. GERSAR (attribué à Georges NELH), 1983, L'abri orné du Bois Vaublas, 77, Le
Vaudoué, Art Rupestre, Bull. du GERSAR N° 20, p. 31-32.
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28. HINOUT Jacques, 1989, Art schématique des abris du Bassin Parisien, SPF, 1989,
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31. JACQUET Joël, 1984, Les gravures rupestres du massif de Fontainebleau, Bicolore,
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32. MALLET Auguste, 1910, Etude des pétroglyphes et de leur signification dans la
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33. MOURET Raymond, 1972, Découverte du Trou Martin, Les compagnons du GAL,
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41. NELH Georges, 1987, complément d'inventaire du massif des Trois Pignons, Art
Rupestre, Bull. du GERSAR N° 28, p. 42-50.
42. NELH Georges, 1988, La grotte des Orchidées à la Touche aux Mulets (77,
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43. PIERRET B., 1954, Etude sur les grottes ornées de Fontainebleau, Spelunca,
annales de spéléologie III, T. V, fasc. 4, p. 5-22.
44. POIGNANT Jean, 1976, Propos sur les marelles, Bull. du GERSAR N° 3, p. 61-64.
45. POIGNANT Jean, 1995, Histoire des recherches sur l'art rupestre de l'Ile-de-France,
Cahiers duGERSAR (regroupement de 16 articles publiés dans le bulletin du
GERSAR entre 1977 et 1985).
46. POUPEE Henri, 1948, Remarques sur les gravures rupestres et la topographie
préhistorique du massif de Fontainebleau, Bull. de la Société Préhistorique, p.260-263.
47. SAINT-PERIER René de, 1912, Découverte d'une roche à pétroglyphes à
Moulineux (18), BSPF, 1912, p. 74-83, 4 fig.
48. SCHMIDT Pierre, 1974, Archéologie et gravures rupestres dans le massif de
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49. SENEE Alain & BENARD Alain, 1983, L'abri orné du Puy Sauvage (91, Baulne),
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50. TASSE Gilles, 1982, Pétroglyphes du Bassin Parisien, XVIe complément à Gallia
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51. THORANT Pierre, 1980, Les rochers de Roncevaux (77, Buthiers), Art Rupestre,
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52. TOTAL ARCHEOLOGIE, 1975, L'auvent Marie König à Moigny (91), Total
Archéologie N° 3, p. 11-18.
53. WAGNEUR Christian, 1975, Marelles et triples enceintes, communication au
Colloque de Fontainebleau sur l'art rupestre, compte-rendu d'après notes de J.
Poignant.
54. WAGNEUR Christian, 1995, La mystérieuse triple enceinte, Inventaire, document
photocopié de 98 pages, non publié.
55. WAGNEUR Christian & NELH Georges, 1976, Abris ornés du Coquibus (91,
Milly-la-Forêt), Bull. du GERSAR N° 1, p. 5-8.
56. WAGNEUR Janine & WAGNEUR Christian, 1989, La grotte du Pas des Sangliers
aux Longs Vaux (91, Milly-la-Forêt), Art Rupestre, Bull. du GERSAR N° 33, p. 71-75.
57. WARCOLIER Pierre, 1983, La triple enceinte druidique, Art Rupestre, Bull. du
GERSAR N° 20, p. 33-34.