Post on 10-Aug-2015
ARCHITECTURE CONTEMPORAINE ET PAYSAGE Emmanuelle Déjos – Florian Craïssac – ENSA Toulouse
ARC 4100 - Baccalauréat - Automne 2012
“Nature et culture : esthétiques du paysage et théories du site” Georges Teyssot - Ecole d’Architecture de l’Université Laval, Québec
2
Sommaire
Introduction page 3
Développement de la notion de paysage, et évolution du rapport de l’architecture avec son
environnement page 4
Approches architecturales vis à vis du paysage page 7
Conclusion page 26
Bibliographie page 27
3
Introduction
Aujourd’hui, il est courant de parler du rapport entre architecture et paysage. Nous apprenons
dans les écoles d’architecture à étudier un site, le relever pour concevoir un bâtiment en harmonie avec
son environnement bâti ou paysagé, climatique, culturel, etc. Il nous est paru intéressant d’étudier
d’abord la notion de paysage et de comprendre l’évolution de la position de l’architecture dans ce
paysage.
Par la suite, nous nous sommes intéressés aux philosophies architecturales contemporaines vis-à-vis
du site. Comment les nouveaux projets architecturaux s’inscrivent dans leurs sites respectifs ? Quelles
sont les différentes manières d’aborder cette question ? Comment les architectes contemporains
parviennent-ils à faire cela ? Y a-t-il des courants d’idées sur la place de l’environnent dans les projets ?
Nous avons étudié les manières dont l’architecture peut s’implanter dans un site, et relevé de manière
non exhaustive les multiples approches architecturales adoptées par les architectes contemporains.
L’architecture peut être mise en valeur par le site, et le paysage par l’architecture. A l’encontre de la
négation de la terre, héritée des Romains, des architectes conçoivent des réalisations qui restaurent le
paysage, d’autres qui le révèlent, sans jamais le dissimuler.
Agencer des éléments existants afin de révéler la nature d’un lieu, créer un cadre pour révéler le
paysage, remplacer un cadre naturel par un espace construit, neuf et artificiel mais en harmonie avec
l’environnement, ajouter un espace construit à un espace naturel, enterrer l’objet architectural, affleurer
la terre, épouser la topographie du site, créer un nouveau paysage, composer avec l’environnement, se
replier sur soi même, créer un paysage intérieur, un paysage minéral, sont autant de réponses
architecturales contemporaines non exhaustives que les architectes explorent.
A partir de ces projets, nous avons tenté de regrouper ces approches par thématiques conceptuelles.
Nous avons choisi cinq thèmes, à savoir, l’architecture qui créée un paysage intérieur, l’architecture
sublime, l’architecture comme cadre au paysage, l’architecture composée avec le site, l’architecture et
l’entropie.
4
Développement de la notion de paysage, et évolution du
rapport de l’architecture avec son environnement
Tout d’abord, nous allons commencer par des citations qui posent le cadre de ce qu’est
construire dans un paysage. Maguerite Yourcenar, dans les Mémoires d’Hadrien1 écrit : « construire,
c'est collaborer avec la terre : c'est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à
jamais. »
Dans un esprit similaire, Aaron Betsky, introduit son livre2 de cette manière : « Les constructions
remplacent la terre – c’est là le péché originel de l’architecture. Un bâtiment propose quelque chose de
nouveau, mais il ne le fait pas ex-nihilo. Il vient se substituer à ce qui était autrefois un espace dégagé,
lumineux et aéré. Il supplante les compositions de la nature, bloque la circulation de l’air, intercepte le
soleil, entrave le champ visuel […] Quoi qu’il en soit, un bâtiment vient toujours s’ajouter à la terre – il
n’est pas la terre. » (Aaron Betsky, 2002.)
Notre manière de penser est très influencée entre l’opposition Naturel et Artificiel. Mais la question se
pose de la place de l’Art par rapport à la Nature. L’idée que « l’Art imite la nature » apparait très tôt
(déjà avec Aristote), il y aurait donc des arts mimétiques.
Du côté de la Nature, il y a le concept du paysage. Du coté de l’Art, le Pays. Le pays bénéficie d’une
esthétisation en Italie, on parle alors de Paysagisme. Les italiens ont le terme de « Paese » pour le
pays et ils vont appeler « Paesaggio », le pays représenté. Le pays est le temps du présent et il est lié à
la présence, il existe d’abord sans le paysage, on y vit, on y travaille (la terre notamment). Le paysage
se représente. Le paysage s’organise en fonction d’un point de vue, d’une perspective qui donne un
effet d’éloignement. La mise à distance crée le paysage. Le paysage attire l’œil, l’intention, le
spectateur dans l’enjeu d’un sujet, il est une image peinte d’un modèle. Joakim Patinir (né vers 1475 et
mort en 1528) est l’un des premiers artistes à représenter le paysage en tant que sujet. A travers ces
peintures de forêts, de vallées, il confère une autonomie de la vision dans sa peinture.
On peut distinguer le pays, le paysage, puis à partir du début du 18ème siècle, des parcs qui vont imiter
la nature, c’est l’invention des parcs paysagers. Ce sont notamment les jardins anglais, en opposition
avec les jardins à la Française dont l’archétype est le jardin de Versailles.
Le début du 20ème siècle est marqué par la fin soudaine de l’exploitation du paysage comme thème
pictural. Après la période romantique, la thématique du paysage est peu à peu réduite, puis jugée
désuète lorsque des thèmes plus modernes et inventifs apparaissent. Le développement d’un monde
artificiel avec l’industrialisation, l’urbanisation grandissante, les progrès techniques, devient le modèle à
suivre. En architecture à cette période, Le Corbusier développe son concept de « Machine à habiter »,
une habitation purement fonctionnelle et technique. La nature est désenchantée au profit de la science,
nouvel eldorado pour l’homme. La nature doit servir au développement de l’homme moderne, le pays
1 Maguerite Yourcenar, les Mémoires d’Hadrien 2 Aaron Betsky, Ligne d’horizon, l’architecture et son site, édition Thames et Hudson, 2002
5
est un territoire disponible, aménageable et exploitable. Le pays et le paysage doivent satisfaire les
besoins et désirs illimités que l’homme créé pour lui-même. Lorsqu’on parle du paysage, force est de
constater son absence ou son pillage.
Cependant, même au 20ème siècle, des artistes sont conscients de l’importance de la nature et ont un
lien sensible avec le paysage. Des architectes ont ouvert la porte à une architecture proche de la
nature. Frank Lloyd Wright avec sa fameuse « Fallingwater», a conçu une architecture en harmonie
avec son environnement. Elle s’intègre dans le paysage, en le dénaturant le moins possible, s’adossant
aux rochers et respectant la topologie des lieux. A la même époque, Adalberto Libera construit la villa
Malaparte, et son maitre d’œuvre, Malaparte dira de sa maison : « Dans ce lieu désigné dès le portail
au visiteur comme étant une « casa come me », un enrochement des intérêts et des rites quotidiens de
la vie de son habitant, l’expérience visuelle et physique des éléments reste paradoxal : domestiqués, la
mer et les récifs des Faraglioni s’inscrivent tels de grands tableaux sur les parois d’un intérieur
minéral. »3
Ainsi, aujourd’hui, comme l’explique Michael Spens, « l’essor actuel de l’architecture entrant dans la
catégorie des « constructions dans le paysage » s’appuie sur une diversité de projets antérieurs et un
corpus conceptuel établi de longue date. Une différence majeure existe cependant entre cette catégorie
et celle de « l’architecture comme paysage ». Toujours selon l’auteur, ces projets s’appuient sur « une
conscience croissante de la fragilité du paysage dans lequel les nouvelles constructions s’inséraient.
Cette prise de conscience a été initiée et stimulée par les œuvres d’artistes du Land Art et les
installations artistiques, qui interviennent sur la surface du sol »4. (Michael Spens, 2005, p.76). En effet,
à la fin des années 70, l’arrivée de l’activisme écologique se manifeste face à la prise de conscience de
l’urgence du sauvetage de la nature. Des artistes, s’apparentant au Land Art, tels que Robert Smithson,
3 Marida Talamona, La maison de Malaparte, Carré, traduit de l’italien par Brigitte Pérol, 1995. Citation de Malaparte, le propriétaire, en parlant de sa maison. 4 Michael Spens, Paysages contemporains, édition Phaidon, p.76, 2005.
Figure 1 – “Falling water”, a Frank Lloyd Wright country house, Edgar Kaufmann,
Walton Rawls Editor, 1986,
Figure 2 – « Villa Malaparte », photographie numérique, www.geolocation.ws, 2010
6
se réapproprient le territoire et appellent à un retour vers le paysage. Ces artistes engagent le
renouveau de la perception au pays et au paysage.
Le Land Art a bouleversé le rapport des constructions humaines sur la terre. Aujourd’hui, l’architecture
se soucie du site sur lequel elle s’implante, de l’environnement qu’elle touche. Selon Michael Spens,
dans le paysage moderne, « une ambiance pastorale prévaut aujourd’hui. Les citadins ressentent une
certaine nostalgie pour la nature. Nous sommes submergés par un sentiment de culpabilité, et prenons
conscience de l’empreinte de l’homme sur la nature réduction des espaces vierges, épuisement des
ressources naturelles, pollution...). Il poursuit, « si les architectes sont aujourd’hui critiqués pour avoir
trop spéculé sur l’avenir du paysage, ils n’en ont pas moins ouvert toutes grandes les portes d’un projet
nouveau et motivant pour tous ceux qui se sentent concernés par l’environnement dans sa globalité. De
plus en plus, les architectes et paysagistes tendent à travailler en collaboration dans le but de «
promouvoir une tendance à harmoniser paysage et construction plutôt que se porter atteinte
mutuellement ». Ainsi, selon Irene Lund, « Lʼespace bâti ne devrait donc plus être conçu dans le
paysage en tant que figure par rapport à un fond, mais comme un ensemble : la ville devrait être
conçue et formée comme un paysage »5. (Irene Lund, 2004)
La nature est représentée pour elle-même et idéalisée, et elle se pose en opposition avec la ville, lieu
d’interventions des hommes depuis le romantisme.
L’architecture est un art qui mêle artifice et nature. La construction est artificielle mais elle se base sur
un lieu naturel. Cette subtilité a apporté une richesse d’approche architecturale. En effet, toujours selon
Irene Lund, « dans le rapport de lʼarchitecture au paysage, c’est le statut de lʼarchitecture en tant
qu’ʼobjet qui a dominé historiquement et domine encore aujourd’hui la majorité de la production
architecturale. Mais depuis environ une décennie cet état de fait est graduellement remis en question
auprès de nombreux architectes et urbanistes contemporains et un changement fondamental émerge
lentement ». La dichotomie entre ville et nature qui est encore très présente aujourd’hui, tend à
s’estomper. Ainsi, la tendance contemporaine en architecture privilégie une approche sensible du
paysage, de l’environnement naturel et bâti.
5 Irene Lund, Le paysage : approche de lʼarchitecte, Conversations paysagères, 2004
7
Approches architecturales vis à vis du paysage
Les approches architecturales vis-à-vis du paysage dans l’architecture contemporaine sont
variées. Nous avons regroupé un corpus d’œuvres architecturales en cinq parties, à savoir l’architecture
créant un paysage intérieur, l’architecture sublime, l’architecture comme cadre au paysage, composer
avec le site et pour finir, le lien entre architecture et entropie. Nous allons aborder différentes théories et
conceptions architecturales d’architectes à travers le monde.
Paysage intérieur
Dans un premier temps, ne pas créer de jeux visuels directs entre architecture et paysage peut
véritablement amener les architectes à créer un paysage intérieur. Dans les projets de l’architecte
portugais Alvaro Siza, le paysage est ressenti dans la plastique de ses composantes qui peuvent être
tout à fait artificielles. Comme Le Corbusier a su le faire précédemment, il compose son architecture
comme un paysage : il crée ainsi des mises à distances des plans, met en place des contrastes, aborde
la thématique de la promenade architecturale, crée des étirements de verticales et d’horizontales (…)
des dispositifs architecturaux générant de véritable paysages intérieurs. Laurence Kimmel parle des
œuvres de Siza fondant « un sens par des éléments proches et lointains, des plans qui limitent et
cadrent, des lignes qui creusent la profondeur, jusqu'à l'horizon (…). Siza use de simplicité et de
minimalisme dans les formes architecturales, ce qui confère ainsi, par contraste, une grande importance
aux matières du paysage. La résultante formelle peut paraitre simple, mais la perception la plus
modeste peut esquisser le style de la profondeur spatiale »6.
Dans la « Fondation Ibere Camargo » à Porto Alegre
au Brésil (2008), il laisse peu de place aux vues sur
l’extérieur. De rares percements dans les murs en
béton cadrent le paysage. Une rampe fermée, sur
trois niveaux, suspendue à l'extérieur du bâtiment,
semble être le résultat de l'évidement de la masse du
volume principal. L’intérieur du musée est organisé
comme une alternance de cheminement entre les
espaces du musée et cette rampe. Toujours selon
Laurence Kimmel, elle fait également le
rapprochement entre le travail de ce dernier et celui
de Daniel Libesking sur le thème du paysage intérieur.
En prenant l’exemple du « Musée du Judaïsme » à
Berlin (1999), elle explique que de ne pas créer de
6 Laurence Kimmel, L’architecture comme paysage : Alvaro Siza, Editions Petra, Collection Esthétique Appliquée, 2010
Figure 3 – « Fondation Ibere Camargo », Photographie numérique, www.alvarosizavieira.com,2005
8
jeux visuels directs entre architecture et paysage peut créer une architecture paysage : « une structure
sémiotique sous-jacente se manifeste dans la direction des segments du zigzag, orientés vers des
maisons habitées avant la seconde guerre mondiale par des artistes juifs, et définit symboliquement ce
sens spatial et temporel. L’objectif de Libeskind était que l’esprit s’ouvre à une conscience de l’espace
et du temps. Les moyens employés sont à la fois spatiaux et symboliques, dans des espaces de musée
pour lesquels il n’a pas été contraint de faire des « white cubes ». La relation à l’extérieur n’est pas
privilégiée : c’est un paysage intérieur qui est expérimenté dans un réseau d’espaces. Par exemple, la
« tour de l’holocauste » est visible de l’extérieur, séparée du bâtiment principal, mais y est reliée par un
couloir souterrain. Les deux expériences de la perception intérieure et de la perception extérieure ne
sont pas immédiatement superposées. Une autre particularité architecturale concerne les espaces
vides perçant le bâtiment sur toute la hauteur : ils ne sont pas accessibles et ne sont visibles que par
fragments. Pour Daniel Libeskind, ces espaces inaccessibles symbolisent les vides crées par
l’holocauste. Entre la perception extérieure du bâtiment comme « ouverture absolue » de deux plans de
métal qui s’ouvrent sur le quartier comme un livre, et la « fermeture absolue » de l’architecture, les
relations entre éléments et niveaux, les inclinaisons de planchers, le lien au sol, etc., modulent les
expériences perceptives et corporelles, créent un jeu entre espaces à différentes échelles à l’intérieur
même d’une architecture, et donc un paysage ». Après tout, la notion de paysage n’est pas uniquement
destinée aux espaces « naturels ». Le travail d’architectes comme Siza ou Libeskind a donc la
particularité de façonner de véritables paysages dans leurs architectures.
En dépit de 20 000 m2 de surface, le « Learning Center », conçu en 2010 par les architectes japonais
Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa, de l'agence SANAA, se présente comme un paysage bienveillant.
Les architectes ont conçu un bâtiment dont la topographie, faite de collines et de vallons, nous invite
dans la démarche du promeneur à suivre une côte, gravir une pente, la dévaler, faire une halte,
découvrir une nouvelle perspective. La fluidité des circulations permet de déambuler librement dans le
bâtiment, allant à la rencontre d’espaces inattendus. La légèreté des matériaux, la blancheur des
surfaces et l’utilisation du verre rend le bâtiment à la fois translucide, presque irréel.
Figure 4 – “Rolex Learning Center”, Photographie Numérique, www.rolexlearningcenter.epfl.ch,
2010
9
La « Reversible Destiny City » imaginée Arakawa et Madeline Gins en 2000, propose des formes de
logements complexes, composés de modules qui selon Michael Spens « s’élèveront pour former des
monts ou se creuseront pour créer une dépression ». Les espaces sont vus comme « des extensions
codées du corps humain ». L’habitation est alors « équilibrée entre l’ordre auquel nous aspirons et le
chaos qui nous fascine. » (Michael Spens, 2005, p.19). Les architectes font ainsi le choix de faire la
proposition invraisemblable d’une « maison à obstacles », où chaque élément est placé et conçu pour
être inconfortable. Pour les architectes, garder l'esprit actif améliore la qualité de la vie. La vie dans leur
architecture illogique, peu pratique, loin de nos habitudes est tout à fait contraire aux lois de l'harmonie.
Chaque appartement est en effet réalisé dans des blocs de ciment aux formes les plus disparates et
qui, pré-assemblés, peuvent être déplacés. De même, les couleurs primaires, vives et contrastées
gardent la vue en éveil, les sols inclinés et les passages étroits obligent à faire des mouvements de
flexion et d'extension, soit sans arrêt de l'exercice physique. Les architectes vont jusqu’à placer de
façon tout à fait illogique les interrupteurs, sans aucun rapport entre la pièce à éclairer et leur position. Il
n'y a pas beaucoup de place non plus pour les meubles, afin de stimuler les habitants à rechercher
d'autres solutions. Ainsi, comme dans la nature, l’homme est incité à faire des efforts physiques et
intellectuels, à rester en éveil.
Le paysage intérieur a aussi la faculté de pouvoir créer un microcosme. Nous allons parler ici
de la thématique de la grotte et de la caverne qui engendrent ce phénomène.
Selon Aaron Betsky, « Le contraire absolu de la construction de tours de Babel a toujours été le repli
dans la grotte, lieu de retour sur soi par excellence. La grotte représente pour beaucoup la matrice dont
nous sommes issus mais aussi le berceau de notre culture née du partage d’un langage et d’un
système iconographique. Grottes et cavernes sont les formes d’habitat humain les plus anciennes que
nous connaissons. Les peintures rupestres, telles les scènes de chasse ou les symboles de fertilité qui
ornent les grottes de Lascaux, marquent le lieu de nos origines. La structure souterraine la plus basique
est la grotte ». (Aaron Betsky, 2002, p 58). L’obscurité ambiante de la caverne a cependant pu être
déjouée grâce à la lumière artificielle.
Figure 5 – “House in East Hampton”, Madeline Gins and Arakawa, Photographie Numérique, Eric Striffler, www.nytimes.com, 2008
10
Ainsi, le projet « Earthscraper » de BKNR Arquitectura
apporte une solution novatrice donnant une
alternative aux gratte- ciel dans le même but de
dégager l’espace du sol au maximum. Dans ce projet,
l’objectif est de préserver la place iconique de Mexico,
tout en proposant un programme dense et mixte
mêlant notamment un musée, des bureaux et des
logements. Dans ce projet de gratte ciel sous terrain –
ou de « gratte-terre » – le défi majeur était de faire
parvenir la lumière naturelle dans la totalité de
l’édifice. La pyramide inversée possède un grand vide
central pour permettre à l’air et la lumière de pénétrer
jusqu’au fond de la pyramide. Pour cela, la toiture est
en fait une immense verrière mesurant la totalité de la
place, permettant de plus le déroulement des activités
de la place.
Peu d’architectes contemporains se sont
attaqués à l’architecture de grotte. Sans doute
parce qu’elle représente le rejet de tout ce qui
est lié étroitement ou non à l’architecture. Il n’y
a pas de ligne rationnelle, claire et
fonctionnelle. « Montagne, Pierre, Eau:
construire dans la pierre, construire en pierre,
construire à l'intérieur de la montagne,
construire au flanc de la montagne, être au
cœur de la montagne. Comment traduire toutes
les acceptions et toute la volupté de ces
expressions en langage architectural ? C'est en
essayant de répondre à ces questions que nous
avons conçu cet édifice lequel, petit à petit, a pris forme sous nos yeux »7 (Peter Zumthor, 2006). Les
« Thermes de Vals », conçus par l’architecte suisse reprennent la thématique de la caverne : un espace
continu, clos, minéral, obscur, humide. Aaron Betsky définit la grotte comme étant « dénuée de toute
forme précise, la cavité naturelle creusée dans le rocher présente cependant certaines particularités :
une ouverture étroite, une succession d’espace, un rapport entre sol, parois et plafond sans cesse
changeant ou indéfinissable et une obscurité ambiante que seul l’homme a pu circonvenir par la lumière
artificielle. Par cet élément même, la grotte est le lieu du danger. C’est un vide et la précarité de son
existence s’impose à ceux qui y pénètrent ».
7 Peter Zumthor, Thinking Architecture, Birkhaüser, 2006
Figure 6 - « Earthscraper », BKNR Arquitectura, dessin informatique, www.bunkerarquitectura.com, 2009
Figure 7 – « Thermes de Vals », Atelier Peter Zumthor & Partner, Photographie Numérique, 2010
11
L’architecture peut créer un microcosme sans chercher à s’enterrer. Le repli sur soi, l’isolement
peuvent créer un paysage intérieur au projet.
Le microcosme formé par l’architecture créé un sentiment de protection. En Espagne, à Zamora, dans
le projet de bureaux « Junta de Castilla y León », l’architecte espagnol Alberto Campo Baeza a conçu
une architecture dans un clos. Le volume pur du bâtiment est conçu dans un style minimaliste. Les
façades double peau non porteuses de l’ouvrage sont totalement vitrées, créant un effet de
transparence. Les murs qui forment le clos sont à la hauteur du bâtiment. Entre ces derniers et le
volume des bureaux, le traitement est minéral et artificiel. L’architecte a crée un microcosme à l’abri de
la cité espagnole et de son agitation. Vu depuis l’extérieur, l’intérieur du clos est totalement opaque.
Guidotti Architetti dans la « Casa Franchi » a choisi
d’utiliser le patio pour créer un isolement par rapport
à son environnement. De rares ouvertures sur
l’extérieur amplifient le caractère exceptionnel du
paysage de la vallée Suisse dans laquelle il s’inscrit.
Les patios qu’il conçoit sont des espaces où la nature
est maitrisée, artificielle contrairement au paysage de
montagnes environnant. Selon Samir Abdulac, « le
patio est une sorte de microcosme qui met la maison
en relation avec la nature, le ciel, le soleil, l’air frais,
la terre et parfois l’eau et la végétation (…). Il s’agit
d’un type d’habitat universel répandu dans une
diversité de régions géographiques, de climats, de
sociétés et de cultures »8 (Samir Abdulac, 2011).
8 Samir Abdulac, Les maisons à patio, Continuités historiques, adaptations bioclimatiques et morphologies urbaines, Icomos, 2011
Figure 8 – « Junta de Castilla y León », Photographie Numérique, Javier Callejas, www.flickr.com, 2012
Figure 9 – « Casa Franchi », Giacomo Guidotti & Riccarda Guidotti, photographie numérique, www.guidottiarchitetti.com, 2004
12
Construire une architecture sublime
Le sublime est un concept esthétique né de la volonté d’exprimer l’incommunicable. Il désigne
une force qui transcende le beau. Le sublime est lié au sentiment d'inaccessibilité, d’incommensurable.
Il exprime également un sentiment de profond respect, de crainte soulignant l’insignifiance relative de
l’homme face à la nature. Le sublime n’est pas le danger lui-même, mais sa représentation. Il peut
évoquer un sentiment de vertige, l’allusion d’un danger mortel.
Au XVIIIème siècle, les peintres se posent la question du danger de la nature et commencent à la
représenter. Joseph Wright of Derby créé des compositions dramatiques en peignant notamment une
nature dangereuse et sublime. Dans « Vesuvius »9 Wright crée un contraste entre la tranquillité de la
mer et la violence du volcan en éruption, puis entre les jets clairs de liquides en fusion et les nuages
noirs qui créent une atmosphère sombre et oppressante qui règne dans le tableau. La petitesse des
deux hommes au premier plan, quasiment invisibles, et le clair-obscur dramatique soulignent
l'insignifiance de l'homme devant la grandeur sublime de la nature
Dans le domaine de l’architecture, Etienne-Louis Boullée effectue des perspectives de ces bâtiments
aux ordonnances antiques monumentales, insérés dans des paysages aux effets de clairs-obscurs
ténébreux. Par de forts contre-jours il détermine une « architecture de l’ombre ». L’immensité des
monuments mis en scènes est une illustration du sublime architectural de par leurs proportions et leurs
géométries. Ces bâtiments provoquent l’admiration face à cette monumentalité, synonyme de
puissance. D’après Etienne-Louis Boulée, " dans les ouvrages de la nature, la grandeur des masses
nous plaît, parce qu'elle nous humilie, et que le sentiment de notre petitesse agrandit l'âme, en la
portant vers l'idée du principe de toute grandeur. Dans les œuvres de l'architecture, la grandeur des
masses nous plaît, parce qu'elle nous enorgueillit ; l'homme est fier de se trouver petit à côté de
l'ouvrage de ses mains. C'est qu'il jouit de l'idée de sa force et de sa puissance ".
9 Joseph Wright of Derby, “Vesuvius in Eruption, with a View over the Islands in the Bay of Naples » , 1776-1780, Angleterre, Huile sur toile, 122 x 176,4 cm, Londres, Tate Britain
Figure 10 - Etienne-Louis Boullée, Sphère dédiée à Newton, Estampe, élévation perspective du cénotaphe. Ph. Coll. Archives Nat, 1764
13
La peinture sublime va se développer au 19ème siècle. Le mouvement romantique nait en Allemagne où
il va être très fort. À cette époque, le paysage devient acteur et procure des émotions subjectives. Ainsi,
le pittoresque et le sublime sont deux modes de vision des paysages. Dans la peinture romantique,
l’observateur est situé derrière les protagonistes, différemment de la peinture pittoresque de Claude le
Lorrain où les personnages se promenaient dans les jardins, une scène se déroulait devant nous. Le
spectateur se place désormais dans la situation du peintre, le rapport à la scène a changé, de même
que le point de vue.
Caspar David Friedrich est considéré comme l’un des peintres le
plus signifiant du mouvement romantique. Dans le tableau « Le
Voyageur contemplant une mer de nuages »10 nous trouvons le
thème typique du romantisme, un observateur derrière les acteurs,
qui sont vus de dos. Le spectateur est mis dans la position du
peintre, tandis que les acteurs regardent vers le paysage. La vue est
plongeante, l’horizon est peu distinct, il se perd dans la brume. Le
tableau « The Tree of Crows » révèle le thème sublime des
corbeaux au- dessus de l’arbre noir, annonçant le danger.
La nature est de plus en plus idéalisée. Elle est plus que sublime,
elle devient romantique. Monter sur une montagne permet
d’expérimenter notre rapport à la nature. Notre conception de la
nature aujourd’hui dérive de la pensée romantique du 19ème siècle.
Dans un article sur le sublime dirigé par Patrick Marot, Jean Bessière explique en ces termes l’essai de
Jacques Derrida, « Parergon » étudiant lui-même l'« Analytique du sublime » de Kant : « L'argument de
Jacques Derrida est explicite : l'« Analytique du sublime » est le moyen, pour Kant, dans l'examen de la
démesure, de dire le pouvoir de l'homme — celui qui peut imaginer, penser, sentir sa propre petitesse,
et cependant être la mesure du démesuré »11. Ainsi, par la conceptualisation même du sublime,
l’homme prend conscience de sa faiblesse par rapport à la nature. L’Homme est le juge du sublime, il
peut se comparer, se mesurer à ce qui est, paradoxalement infini.
Ainsi, l’homme réussit à dépasser sa faiblesse par rapport à la nature. La conscience de cette faiblesse
l’a poussé à développer des capacités techniques qui lui permettent de surmonter ses difficultés face à
la nature. Ce qui fait la force de l’homme est en fait sa capacité à défier la nature, se protéger, inventer
des procédés techniques.
Au 20ème siècle, des architectes ont ouvert la porte à une architecture proche d’une nature exigeante.
C’est le cas de la fameuse « Fallingwater» que nous avons pris en exemple précédemment. Frank
Lloyd Wright a voulu concevoir une architecture en harmonie avec son environnement, à savoir une
cascade. Cependant, construire un ouvrage en porte à faux sur une cascade a été un défi technique.
Depuis sa construction, ses fondations ont d’ailleurs dû être renforcées à plusieurs reprises. De plus,
cette œuvre pose des problèmes de confort acoustique pour les occupants. Bien qu’elle se situe dans
10 Caspar David Friedrich, « Le Voyageur contemplant une mer de nuages » 1818, Huile sur toile, 98,4 cm × 78,8 cm, Kunsthalle de Hambourg, Hambourg. 11 Jean Bessière article sur le sublime dirigé par Patrick Marot.
Figure 11 - Caspar David Friedrich, « Le Voyageur contemplant une mer de nuages »
1818, Huile sur toile, 98,4 cm × 78,8 cm, Kunsthalle de Hambourg, Hambourg.
14
un environnement naturel, la maison n’est pas forcément agréable, car l’architecte n’est pas parvenu à
gommer les aspects négatifs du site, notamment le bruit. Ainsi, cette maison, véritable icône de
l’architecture du 20ème siècle est invivable, ce qui montre la limite du lien entre architecture et nature.
Construire une architecture dans un milieu
extrême relève donc du défi pour l’homme qui
veut contrer la nature. Conçu par l’agence
française DécaLaage en 2010, le Refuge du
Goûter possède une forme d’ovoïde. Il a été
dessiné ainsi afin de s’intégrer sur un plan
esthétique et technique aux contraintes de
l’environnement. Perchée à 3835 mètres
d’attitude, sur une falaise dominant les massifs
Alpin, la structure est faite de bois local.
L’enveloppe extérieure métallique est
composée de pièces en inox, conçues pour
résister à des vents moyens de 240 kilomètres par heure et aux écarts thermiques. Ce bâtiment de
650,00 mètres carrés, à une capacité d’accueil de 120 places sur 4 niveaux. Par sa dimension et son
altitude, le Refuge du Goûter représente une opération d’envergure, dont la construction a duré deux
ans. Le bâtiment a été préfabriqué en usine, transporté par hélicoptère et assemblé sur le site. Seuls
les moyens technologiques ont permis de construire une telle architecture dans ce lieu-ci. Cette
architecture relève pour nous du sublime, dans ce sens ou la vision du site dans lequel elle s’insère
semble pouvoir la détruire à tout instant.
En 2005, l’architecte Emilio Ambasz conçoit la
« Casa de retiro espiritual » à Séville, en
Espagne. Il créait ici une œuvre sublime en
réinterprétant la maison traditionnelle
andalouse centrée autour d’un patio. Deux
grands murs blancs viennent contraster avec le
paysage et clore l’espace d’un patio, créant une
enveloppe pour la maison et définissant en
même temps son entrée. Nous rentrons dans le
projet en descendant un grand escalier
magistral jusqu'à arriver dans l’espace du patio.
Le projet est totalement lié à la nature grâce au
jardin qui devient la toiture de la partie habitée.
Un grand escalier adossé au mur monte en
partie haute de l’intersection des deux murs,
jusqu'à une fenêtre sur le paysage.
Figure 13 - « Casa de retiro espiritual », Aerial Photography, photographie numérique, www.casaderetiroespiritual.com, 2005
Figure 12 - "Refuge du gouter", Charpente Concept, Photographie Numérique, www.charpente-concept.com/ 2012
15
Créer un cadre au paysage
Selon Alain Roger, le cadrage est « l'événement décisif, que les historiens ne me semblent pas
avoir assez souligné, est l'apparition de la fenêtre, cette « veduta » intérieure au tableau, mais qui
l'ouvre sur l'extérieur. Cette trouvaille est, tout simplement, l'invention du paysage occidental. La fenêtre
est en effet ce cadre qui, l'isolant, l'enchâssant dans le tableau, institue le pays en paysage. »12
A propos de la villa Malaparte d’Adalberto Libera, le maitre d’œuvre déclare : « ce ne sont pas de
simples fenêtres, mais des tableaux dans lesquels, artiste, il réinterprète magiquement la réalité des
événements naturels. Une extraordinaire et surréelle « peinture murale », semblable dans ses
intentions poétiques à celles que l’on trouve dans les plus nobles demeures de Pompéi et
d’Herculanum ».
En 2011, les architectes de l’agence Snøhetta ont conçu le « Norwegian Wild Reindeer Centre
Pavilion », un pavillon de 90 mètres carrés situé à l'intérieur du parc national de Dovrefjell-
Sunndalsfjella, perché sur un plateau à 1200 mètres d’altitude. La structure est dédiée à l'observation et
offre aux visiteurs de passage une vue panoramique sur la chaîne de montagnes. Le bâtiment s’inspire
de la nature, la façade ondulante rappelle la roche lentement érodée par des processus éoliens et l'eau,
le cadre rectangulaire rigide en acier rouillé se fond dans le paysage environnant alors que le traitement
de pin saturé de goudron des planches extérieures annonce sa présence aux randonneurs de
montagne. De l’intérieur, la grande paroi de verre offre une vue imprenable sur la réserve. Le bois
ondule pour former des sièges à l'intérieur et la cheminée fournit la chaleur pendant les intempéries.
L’atmosphère intérieure permet la contemplation du pays qui devient paysage. La vitre devient
véritablement la toile du tableau de la nature, un tableau mouvant, vivant.
12 Alain Roger, Court traité du paysage, Gallimard, 1998
Figure 14 – « Norwegian Wild Reindeer Centre Pavillon », Ketil Jacobsen, photographie numérique, www.fotografica.no, 2011
16
L’utilisation de fenêtres de cadrage en verre nous renvoie à la question de la transparence en
architecture.
La transparence est un thème en architecture qui a toujours fasciné. L’architecture gothique avait pour
souci d’apporter un maximum de transparence, la lumière ayant une forte symbolique religieuse. A la fin
du 19ème siècle, le bâtiment du Crystal Palace édifié à Londres en 1851 à l’occasion de l’Exposition
universelle devient rapidement une icône de la transparence en architecture. « Les murs, disons-nous,
seront constitués par une carcasse de fer d’angle sur laquelle on disposera verticalement des dalles en
verre, de manière à réaliser une double paroi dans l’intérieur de laquelle on fera circuler l’hiver de l’air
chaud, l’été de l’air comprimé, lequel en se détendant refroidira les murs. Les toitures seront en verre
grillagé ; et naturellement en verre aussi les murs d’intérieur, les escaliers, etc. (…) Partout l’air, la
lumière, les lavages rendus faciles, les impuretés des parois rendues visibles : telles sont les conditions
que l’emploi du verre permet de réaliser, et qui établissent nettement le rôle que peut jouer et doit jouer
cette merveilleuse matière dans notre monde moderne »13 (Jules Henrivaux, 1898).
La transparence est désormais associée à la modernité, assurant à la fois la lumière pour l’esprit et
l’hygiène pour le corps. Des projets vont émerger au cours du 20ème siècle comme notamment en 1929
la Villa Savoye du Corbusier, la villa Farnsworth de Mies Van der Rohe de 1946 à 1951, la maison de
verre de Philip Johnson en 1949 aux Etats-Unis ou plus récemment avec des projets tels que la
Pyramide du Louvre par Pey et l’Institut du Monde Arabe par Jean Nouvel à Paris. Philip Johnson,
l’architecte de la « Glass house » disait à propos de la transparence dans son œuvre : « I have very
expensive wallpaper »14 (Lisa Pierce, 2010) pour exprimer que vu depuis l’intérieur, l’extérieur devient
un véritable tableau.
Par la transparence, Aaron Betsky explique que « le bâtiment déplie ses entrailles et permet le chiasme
de l’intérieur et de l’extérieur : le dedans s’ouvre au dehors, au contrôle démocratique de la rue, tandis
que le dehors, la lumière et le mouvement du dehors, font irruption au dedans. Plus qu’un matériau, le
verre est le manifeste d’une certaine conception du monde ».
La transparence dans ce temps- là est vécue par certains comme un véritable progrès. Walter Benjamin
dira que « vivre dans une maison de verre est, par excellence, une vertu révolutionnaire ». Benjamin
explique qu’au 20éme siècle, « l’habitat a perdu sa fonction de cocon et d’abri, pour devenir un lieu
ouvert au monde, davantage ancré sur l’échange et la mobilité : la transparence en architecture est un
signe d’un nouveau monde : la forme originaire de toute habitation, c’est la vie non dans une maison
mais dans un boîtier. Celui-ci porte l’empreinte de celui qui l’occupe. Dans le cas tout à fait extrême
l’appartement devient un boîtier. Le 19éme siècle a cherché plus que tout autre l’habitation. Il a
considéré l’appartement comme un étui pour l’homme (…). Le 20ème siècle, avec son goût pour la
porosité, la transparence, la pleine lumière et l’air libre, a mis fin à l’ancienne façon d’habiter. » 15
(Walter Benjamin, 1993). Paul Scheerbart ira dans le sens que Benjamin, en disant que la transparence
amène une amélioration de l’homme sur le plan moral. « Je vois là pour ma part un des principaux
avantages de ces grandioses parois de verre, étincelantes, multicolores et mystiques. Et cet avantage
13 Jules Henrivaux, « Une maison de verre », Revue des deux mondes, 1898 14 Lisa Pierce, "Through the Looking Glass", The Advocate of Stamford, USA, 2010. Citation de Philip Johnson. 15 Walter Benjamin, Paris, capitale du 19ème siècle. Le livre des passages, Rolf Tiedemann (éd.), trad. Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1993.
17
ne me paraît pas seulement être une illusion, mais une authentique vérité : un homme qui voit tous les
jours autour de lui des splendeurs de verre ne peut plus avoir des mains sacrilèges »16. (Paul
Scheerbart, 1995).
Ce choix de la transparence du matériau véhicule en premier lieu un message de technicité. D’après
Mireille Buydens, la modernité implique la légèreté et la vitesse, le « polissage concret de la matière
dans l’aérodynamisme, et le dépassement de ce dernier dans l’effilement symbolique de la
transparence. Quand la matière ne peut plus se faire légère physiquement, elle se fait légère
symboliquement en se retirant derrière la transparence du matériau. L’invisibilité ou à tout le moins la
discrétion de l’enveloppe devient alors la manifestation de la matérialité vaincue, soumise au point de
se replier dans sa seule fonction (entourer, protéger le contenu). La transparence sera donc synonyme
de modernité en ce que celle-ci se conjugue avec la dématérialisation. Le second message de la
transparence sera de signifier la vertu ou l’honnêteté du produit : le produit transparent est un produit
qui s’ouvre et se révèle, contre l’artifice de l’enveloppe qui dissimule. »17 (Mireille Buydens, 2004).
Mais la transparence en architecture n’est pas forcément un progrès au sens moral. Dans un bâtiment,
ceux qui sont à l’intérieur n’ont pas pour fonction de voir, mais uniquement d’être vus. Selon Dan
Graham, « la transparence absolue est seulement visuelle ; le verre sépare le visuel du verbal, et isole
les étrangers du contenu des processus de prise de décisions commerciales et la société Que le
bâtiment des Nations Unies à New York soit alors passé de la match box aux deux cotés aveugles à la
glass box aux quatre faces de verre n’y changera guère beaucoup mais confirmera plutôt le constat que
le discours sur la transparence – valeur suprême et inattaquable de notre époque – a pour essentielle
et principale fonction de dissimuler le maintien des rapports de forces, nouvelles dans leurs formes,
mais identiques dans leur inégalité »18 (Jean-Louis Deotte, 2008)
Dans la « Casa del Bosco » de Santambrogiomilano, l’utilisation du verre structurel est une volonté
affirmée de dématérialiser les limites physiques du bâtiment par la transparence poursuivant ainsi
l’ambition paradoxale de l’invisibilité, de l’effacement et de la disparition du bâtiment. Comme nous
l’avons vu, la transparence est un thème en architecture qui a toujours fasciné. A partir du 19ème siècle,
l’emploi du verre est courant, mais reste plus discret dans l’habitat domestique, où l’on préfère garder
un certain degré d’intimité et donc d’opacité. Cette maison contemporaine entièrement composée de
verre est allée au bout de cette transparence de l’architecture. La transparence permet de voir l’intérieur
depuis l’extérieur et vice et versa. Elle apporte une fluidité visuelle à l’espace, une ouverture sur le
monde environnement.
16 Paul Scheerbart, L’architecture de verre, trad. Pierre Galissaire, Strasbourg, Circé, 1995. 17 Mireille Buydens, La transparence : obsession et métamorphose, intermédialités n°3, Centre de recherche sur l'intermédialité, Université de Montréal, 2004. 18 Déotte, Krämer, Méchoulan, Ochsner, Rancière, Sous la direction de Jean-Louis Deotte, Le Milieu des Appareils, le milieu des appareils, l’Harmattan, Collection Esthètiques, 2008.
18
Composer avec le site
Le troisième axe que nous allons aborder retranscrit différentes manières pour l’architecture de
composer avec les éléments, naturels ou non, du site.
L’architecture a premièrement la possibilité de déployer la terre pour se générer. Selon Aaron Betsky,
elle peut soulever « les plaques et crée des brèches, elle transforme une caverne en chambre avec
vue. Le sol se resserre pour devenir une rampe d’accès tout en spirale qui monte vers le ciel ou qui
s’enfonce dans la terre. La surface lisse et polie remplace la roche rugueuse, les parois de verre invitent
la lumière zénithale, le chevauchement des plans horizontaux bouscule notre notion d’intérieur et
d’extérieur. Les façades, qui indiquent la présence d’un monde intérieur dissimulé, et les toits, qui
abritent et se détachent sur l’horizon, font place à des espaces forés dans la terre. La frontière entre le
monde souterrain et le monde en surface s’estompe, tout comme celle qui existe entre la fondation et
refuge. L’architecture du déploiement remet en cause certaines des règles fondamentales de la
discipline. En effet, l’Ecole des Beaux Arts nous a enseigné non seulement que tout ouvrage
architectural doit s’articuler selon un découpage géométrique en cellules spatiales dicté par une
hiérarchisation des fonctions, mais aussi que l’enveloppe extérieure doit refléter cette organisation
interne. (…) Le modernisme bouleversa ce langage systématique, allant jusqu’à défendre des
articulations et des façades déstructurées, volontairement décentrées, voire aveugles ».
Au 20ème siècle, Alvar Aalto conçoit la « mairie de Säynätsalo » (1948-1952). L’architecte n’a pas conçu
son bâtiment comme une forme lisible et centralisée « traditionnelle ». Le centre du projet n’est pas la
salle du conseil mais un espace ouvert sur la forêt.
Figure 15 – « Casa del Bosco »Santambrogiomilano, perspective, technique du collage, www.santambrogiomilano.it, 2011
19
Plus récemment, des architectes, comme Antoine Predock, conçoivent leurs projets comme une
continuité entre la terre et ce que l’homme construit, relation qu’il renforce par une expression formelle
simple et puissante. Dans son projet « Spencer Theater », l’architecte conçoit une forme blanche,
semblant s’élancer vers le ciel depuis le sol. Une sculpture en parfaite adéquation avec le paysage.
Zaha Hadid conçoit des architectures qui se déploient depuis la terre. Aaron Betsky définit ce type
d’architecture comme étant « des grattes-terres qui se détachent radicalement du paysage.
L’éventration de la terre révèle des topologies entièrement nouvelles (…). Ces constructions sont d’une
pureté que leurs extérieurs lisses ne laissent deviner. De par leur nature souterraine, ces formes quasi
primitives plaident pour un langage formel plus élémentaire ». L’architecture est ici un habit qui se
déploie et le vide intérieur génère des espaces.
Pour Daniel Libeskind, « le paysage urbain est un sol qu’il est possible d’inciser, agrandir, extrapoler,
mais auquel on ne peut jamais totalement échapper »19. L’architecte développe donc des structures
fluides, à travers des entailles linéaires effectuées dans la terre pour concevoir de nouveaux espaces.
Nous pouvons rapprocher ce travail avec celui des architectes espagnols RCR. Leur réalisation en
2007 « Casa Rural », à Girona, en Espagne vont dans cette optique là. Des volumes métalliques
enfoncés dans le sol, semblent « trancher » la butte de terre.
19 Daniel Libeskind, cité dans le livre d’Aaron Betsky, Ligne d’horizon.
Figure 16 - "Spencer Theater", David Goldberg, www.davidg-photo.com Photographie numérique, 2008
Figure 17 - "Casa Rural", RCR, Zhang, photographie numérique, www.aia.org, 2008
20
Lorsque l’architecture s’implante dans un environnement marqué par des éléments tels que la
présence d’arbres, de vallons, de terrasses, ou la culture locale, certains architectes ont choisi d’utiliser
ces éléments et de les mettre en valeur. On peut dire de ces architectures qu’elles composent avec le
paysage, ce qui leur donne toute leur force.
« La maison de Lège », des architectes Lacaton et Vassal, est un exemple de l’ajout d’un espace
construit tout en préservant le site dans lequel il s’implante. En effet, le sol sablonneux n’est pas touché,
les arbres sont préservés. Irene Lund décrit le projet en ces mots : « la maison de vacances à Lège
(1998) réalisée par les architectes Lacaton et Vassal, a établi un rapport de pénétration par rapport au
paysage. La prédominance de la végétation de conifères sur le site donné a été transformée en principe
architectural. Contrairement à l’usage, les arbres ne sont pas coupés pour laisser place à lʼarchitecture.
Le but des architectes était dʼintervenir le moins possible dans ce paysage sauvage de la baie
dʼArcachon. C’est pourquoi le bâti est conçu comme s’il était transpercé par les arbres du site. Le
bâtiment est construit autour, au milieu et dans les arbres. Les techniques constructives mises en
œuvre pour réaliser ce rapport dʼosmose entre bâti et nature sont principalement au service d’une
esthétique de préservation de la végétation locale. Dans ce projet radical, le paysage est considéré
comme une donnée irrévocable, vis-à-vis de laquelle lʼarchitecture doit se soumettre. Mais lʼarchitecture
adopte également une position ambiguë entre introversion et grandeur ». (Irene Lund, 2004)
Figure 18 - « La maison de Lège », Philippe Ruault, Photographies numériques, www.lacatonvassal.com, 2008
21
Perché sur une pente raide au-dessus de la mer,
« Punta Nave » abrite le siège italien de l'architecte
Renzo Piano. Composé d'un système de terrasses
en verre progressivement en pente vers la mer, le
bâtiment rappelle les formes des serres typiques de
la côte Italienne. Le bâtiment semble effleurer le sol,
suivre ses courbes. Ici, la lumière naturelle joue un
rôle majeur sur l'espace intérieur. L'atelier respire un
environnement calme et paisible. Volontairement
isolé, le bâtiment invite au calme, au silence, à la
concentration et la créativité. La lumière, l’air, la
verdure, pénètrent à l’intérieur, créant un sentiment
de communion privilégiée avec la nature. En
composant avec la topologie et les éléments naturels,
le projet est en parfaite harmonie avec son
environnement.
« Le pavillon » réalisé au-dessus du Petit Lac de
Sierre par l’architecte Suisse Andrea Bassi est
constitué de deux espaces : l’un plutôt introverti et
orienté vers la montagne, l’autre s’ouvrant
généreusement vers la vallée. Depuis la route qui
mène au site, la construction est pratiquement
invisible. Elle épouse le flanc de la colline en suivant
les douces ondulations de la topographie, le seul
signe fort, reconnaissant la présence d’un habitat,
étant la grande baie vitrée qui encadre la vallée.
L’architecte explique : « dans nos projets, nous
recherchons la tension qui peut exister entre le lieu,
le programme fonctionnel, la forme bâtie et sa matérialité ». La beauté du lieu est autant liée à ses
caractéristiques paysagères naturelles qu’à la présence de matériaux caractéristiques comme ici les
murs de pierre sèche. Il poursuit : « dans la nature, la perception que nous avons des choses est
intimement liée à leur forme et à leur matérialité. En architecture, nous pouvons faire le même constat.
La dichotomie forme-matérialité est indissociable de la façon dont nous percevons les objets ». Le
pavillon est un long mur en pierre sèche qui réinterprète les règles rurales de la construction du
territoire. Le bâtiment se plie littéralement aux déformations du site, à l’intérieur, les pièces suivent la
topographie pour mieux s’y intégrer. Ainsi, les espaces intérieurs autant que les espaces extérieurs sont
en fusion avec le paysage.
Figure 19 - « Punta Nave », Renzo Piano Building Workshop, volume two, Peter Buchanan, Phaidon, 1995
Figure 1 – « Le Pavillon », Thomas Jantscher, Summer House in Sierre, photographie numérique, www.jantscher.ch, 2012
22
Le projet de Tadao Ando, « Awaji Yumebutai » est
particulier car l’immense programme devait créer un
nouveau paysage, artificiel. L’emplacement du projet
est inhabituel dans la mesure où il s’agit d’un terrain
entièrement mis à nu pour la construction de
l’aéroport international de Kansai. Le défi pour
l’architecte n’était pas seulement de construire, mais
de « régénérer la nature sur un sol dévasté ».
« Notre première idée était de restaurer la végétation,
plus précisément d’organiser ici une exposition florale
et de transformer cet espace en un jardin permanent.
Nous l’avons appelé le jardin du Millénium, et le
projet est parti de ce concept ». Cette cascade de
jardinières illustre l’étrange mariage entre le dessin
rigoureusement géométrique de la structure et la
grande variété des plantes et des fleurs représentés.
Renzo Piano, dans son projet du « Centre Culturel J.M. Tjibaou » de Nouméa a voulu que l’architecture
soit en harmonie avec son environnement physique mais aussi culturel. En effet, le centre Culturel J.M.
Tjibaou est composé de dix pavillons conçus d’après les formes traditionnelles des huttes Kanak, avec
des hauteurs qui varient entre 20 à 28 mètres. Organisés en « groupe de villages », ces pavillons sont
en immersion dans la végétation et interprètent la tradition Kanak dans sa relation avec la nature.
Renzo Piano fait le choix d’être en harmonie avec son environnement en créant des verticalités dans le
paysage horizontal de la forêt et du lagon.
La sensibilité de la composition avec le site peut s’exprimer de différentes manières, à travers un
dialogue formel avec l’environnement, la culture, l’intégration du bâti dans le paysage, l’utilisation de
ressources locales...
Figure 21 - « Awaji Yumebutai », Ando complete Works, Philip Jodidio, Taschen, Photographie de Mitsuo Matsuoka, 2012
Figure 22 - « Centre Culturel J.M. Tjibaou », John Gollings photography, photographie numériquewww.rpbw.com, date inconnue
23
Architecture et entropie
L’entropie est le degré de la désorganisation d’un système. Cette notion est utilisée pour décrire
l’état de décrépitude, de ruine, de perte de la nature dans la société industrielle et notamment dans la
banlieue Américaine. Pour Robert Smithson, « L'art est artificiel, ainsi que notre perception de la nature
et du monde ». Il poursuit en expliquant que selon lui, la ville est « l'emblème de l'artificialité et de la
condition entropique des espaces contemporains. » car elle tourne autour de vides urbains et non
autour d’un centre. Les œuvres des artistes du Land Art s’intéressent aux fissures, et l’herbe qui
pousse dans les crevasses, qui sont pour eux l’état entropique. Ainsi, ils tentent d’élever au rang
d’œuvres d’art le délabrement urbanistique et toute une série d'objets industriels. Les reliquats
d'installations industrielles deviennent des monuments commémorant l'espace désorienté qu'offre le
paysage, où plus aucun repère ne semble organiser l'espace. Smithson sera amené à parler de
paysage entropique le fait de l’absence de sens du territoire, qui semble se construire tout en se
décomposant, qui est devenu un espace éclaté.
En façonnant Spyral Jetty, Smithson a bougé 6400 tonnes de rochers en forme de spirale. Mais cette
spirale n’est pas figée, elle s’estompe continuellement du fait de l’érosion provoquée par l’eau, les
marées.
Figure 2 - Robert Smithson, « Spiral Jetty », Rozel Point, Great Salt Lake, Utah, Avril 1970, Boue, cristaux de sel, roches, 460 mètres de long sur 45 mètres de large, Collection: DIA Center for the Arts,New York. Photographie de George Steinmetz,
Septembre 2002
24
Dans l’architecture contemporaine, nous pouvons retrouver cette notion d’entropie. Thomas Sponti et
Karen Touchard font le rapprochement avec la notion de désordre : « Cette idée est prédominante
dans les cinq projets que nous traitons. De cette notion peuvent naître d’autres thèmes analogues : la
ruine, le chaos, la désorganisation, la non-composition, la non-hiérarchie… ». Le fait de venir creuser
dans une masse afin de générer une œuvre sans composition, sans symétrie, sans règles ni codes «
traditionnels », une architecture en fait libre, se rapproche de la définition de l’entropie. Thomas Sponti
et Karen Touchard prennent l’exemple de l’œuvre de Steven Holl, « Simmons Hall », construit entre
1999-2002, au Massachusetts Institute of Technology. L’ensemble est traité comme un seul volume ou
les fenêtres, tels des pixels, viennent donner une texture au bâtiment. Les différents étages ne sont pas
marqués en façade. Le volume est excavé à différents endroits : « des excavations transversales en
pleine surface assurant un rapport de porosité du volume avec le site ». L’aspect unitaire du volume est
renforcé par le fait que « la pensée structurelle fait partie intégrante du concept de base ». De grands
percements en toiture amènent la lumière naturelle dans l’ensemble de l’ouvrage. Ces puits de jour
transpercent le bâtiment sans aucune composition. Ces creux aux formes organiques « sont des
«poumons» dans la masse. Ils permettent une vie sociale étudiante ». Ils servent aussi d’accès aux
différents niveaux par des escaliers. « En dédensifiant la matière, on peut créer des programmes
différents de celui du «milieu». On se sert donc du milieu existant pour placer des programmes : on ne
rajoute rien, on enlève pour créer ». L’entropie est donc une notion que l’on peut retrouver dans
l’architecture contemporaine. D’autres projets s’apparentent d’ailleurs à cette thématique. Thomas
Sponti et Karen Touchard regroupent dans leur livre le projet de la « Bibliothèque Nationale de France »
de Rem Koolhass (1989), le « Forum » d’ Herzog et De Meuron en 2004, la « Bibliothèque UIB » de
Cero 9 (1989), et le « Learning Center » de SAANA (2010) que nous avons développés précédemment
dans notre texte.
Figure 24 – « Simmons Hall », Daderot, photographie numérique, 2,560 X 1,920 pixels, wwww.en.wikipedia.org, 2005
25
Nicolas Michelin donne un autre point de vue sur le lien entre architecture et entropie : « Pour
l’architecture on pourrait dire que l’entropie serait le nombre qui mesure l’incertitude de la nature de
l’usage d’un bâtiment à partir de l’usage fixé par le programme d’origine. Ainsi un projet à faible entropie
serait un projet qui ne pourrait absolument pas être reconverti à d’autres usages, alors qu’un projet à
forte entropie serait, lui, capable de s’adapter à long terme à toutes sortes d’usages non préalablement
définis ». Une architecture en somme qui ne viendrait pas contraindre l’usage des lieux, voire
modulable. L’architecte poursuit son texte en démontrant qu’une architecture entropique serait une
architecture du désordre : «En thermodynamique, l’entropie permet d'évaluer la dégradation de
l'énergie d'un système, c’est à dire que l’entropie d’un système caractérise son degré de désordre. En
reliant ces deux définitions on pourrait dire qu’une architecture à forte entropie serait une architecture
du désordre ». Une architecture en somme sans ordre établi, sans définition des espaces. Cela «
consiste à mettre en place une définition des espaces par gradation, avec un dosage dans la
conception entre complexité constructive et simplicité fonctionnelle. Ce mélange de « complexité -
simplicité » permet de créer les conditions pour une agitation troublant le fonctionnement régulier de
l’espace architectural ; un trouble qui incite l’usager à s’approprier l’espace, à ne pas le subir ».Pour lui,
l’architecture entropique doit «Inciter à renverser l’ordre architectural établi : il s’agit bien là d’un acte de
subversion ou de ruse induit». Il rejoint donc le fait que l’architecture entropique se veut avant tout
contre l’ordre établi, une architecture libertaire. L’architecte Patrick Bouchain prône cette idée là. Nous
pouvons rapprocher son travail avec l’entropie. Dans le « Le Lieu Unique » (1999) à Nantes, il réhabilite
les anciennes usines LU. Il élève lui aussi ce bâtiment industriel destiné à la ruine au rang d’œuvre
d’art. Il en fait un projet culturel, un lieu ou la vie côtoie l’art contemporain. Un lieu de rencontre
redonnant à l’ancienne usine sa dimension poétique et conviviale. Des espaces de services (bar,
restaurant, librairie) sont inclus dans le projet. Les espaces sont « dépouillés » dans un souci de
respect des lieux : les réseaux sont apparents, les murs ont été laissés en l’état, l’économie dans la
construction est importance. L’architecte a aussi fait le choix de créer des espaces qui ne contraignent
pas les utilisateurs. Il a également fait participer les habitants de la ville au projet : sur la façade de la
salle de spectacle constituée d’étagères, vingt mille objets offerts par des Nantais ont été entreposés.
La façade sera rouverte en 2100 et les futurs habitants pourront découvrir les objets déposés. La
démarche de Patrick Bouchain rejoint bien en cela la définition de l’architecture entropique que donne
Nicolas Michelin
Figure 25 - "Le Lieu Unique", Cyrille Weiner, photographie numérique, http://www.cyrilleweiner.com, 1999
26
Conclusion
L’intérêt des architectes et des théoriciens pour une architecture ouverte sur le paysage s’est développé dès la fin du 19ème avec l’influence du romantisme, s’est renouvelé dans les années 1960 avec les artistes du Land Art, et se poursuit jusqu’à la période contemporaine suivant de nouvelles modalités, de nouvelles positions philosophiques. Dans un site ou le paysage est « riche » de sa lumière, de sa topographie, de son climat, de sa végétation…, ou dont la culture est forte, l’architecte tente de s’ouvrir vers le paysage, soit en le cadrant tel un tableau, soit en s’ouvrant physiquement par exemple. En « l’absence » de paysage, l’architecture peut devenir paysage. L’hétérogénéité de la ville peut par exemple être jugée insuffisamment intéressante par l’architecte, l’alternative d’une architecture ouverte sur le paysage peut- être de concevoir une « architecture comme paysage ». Tout de même, l’évocation de la nature par une ouverture localisée créée de manière minimale un rapport à l’environnement extérieur. Parfois, quelque soit l’environnement, certains projets ont juste la volonté d’un repli vers un paysage intérieur. C’est le cas pour des monuments appelant au recueillement, comme nous avons étudié Daniel Libeskind avec le musée du mémorial Juif de Berlin. Dans cette même intention, nous aurions pu également prendre l’exemple de projets de Tadao Ando tel que le « Temple de l'eau ». En instituant une harmonie entre architecture et site, les nouvelles compositions créaient finalement aussi un nouveau paysage. Cependant, nous avons voulu distinguer l’architecture qui s’inscrit dans le paysage, qui se fond, se fait discrète, l’architecture qui créé un paysage intérieur, et l’architecture dont le but premier est de créer un paysage artificiel en harmonie avec son environnement. D’autre part, les liens entre architecture sublime et entropique que nous avons tenté de décrypter peuvent aussi créer un rapport différent au paysage. L’architecture sublime se dresse face au paysage, tandis que l’architecture entropique se laisse porter par l’imprévu du temps. Ainsi, en tenant compte du paysage dans lequel elle s’inscrit, l’architecture peut trouver des sources d’inspiration. Paradoxalement, le concept quasi universel de concevoir une architecture en relation avec le paysage permet de concevoir une architecture distincte de par ses particularités, de son environnement : le climat, la culture, les matières, la lumière, la topographie, sont autant de facteurs qui rendent unique le projet inscrit.
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