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Université de Montréal
La querelle analogie-anomalie: Cratès était-il anomaliste?
par Philippe Gagnon
Centre d'études classiques Faculté des arts et sciences
Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures en vue de l'obtention du grade de Maître ès arts
en études classiques option langues et littératures
© Philippe Gagnon, 2009
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Université de Montréal Faculté des études supérieures
Ce mémoire intitulé: La querelle analogie-anomalie:
Cratès était-il anomaliste?
Présenté par: Philippe Gagnon
a été évalué par un jury composé des personnes suivantes
_________________________________ président-rapporteur
__________________________________ directeur de recherche
__________________________________ membre du jury
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Résumé
Ce mémoire portera sur un aspect négligé de la querelle analogie-anomalie,
la position des soi-disant anomalistes. On s'appliquera en effet à confronter le portrait de l'anomaliste présenté par Varron dans son De Lingua Latina, qui passe souvent pour être Cratès de Mallos, à ce que nous connaissons du grammairien à travers les scholies homériques. En un premier temps seront résumés et analysés les livres 8 à 10 du De Lingua Latina, seul témoignage positif au sujet de la querelle. Au deuxième chapitre seront examinés puis rejetées les sources grecques que la critique moderne a jugées perninentes à la reconstruction de la querelle. Une attention particulière sera accordée à l'école empiriste, à laquelle on a voulu associer la supposée école anomaliste. L'attaque de la grammaire par Sextus Empiricus (Adversus Mathematicos I) sera aussi abordée en détail et ce traité antigrammatical sera mis en parallèle avec le livre 8 du De Lingua Latina. Au troisième chapitre la querelle sera enfin remise dans son contexte original, celui des éditions alexandrines et pergaméennes des auteurs classiques, en particulier Homère. Après une historique du développement de la diorthose (correction des manuscrits d'Homère) de Zénodote à Aristarque, un survol des leçons qui sont attribuées à Cratès montrera le désaccord entre les deux protagonistes de la querelle sur la pratique de l'analogie dans l'édition d'un nouveau texte de la poésie homérique. L'apparition d'anomalies grammaticales dans les leçons de Cratès s'explique par la théorie littéraire euphoniste dont il était partisan.
Mots-clefs: Varron, histoire de la grammaire, Aristarque, empirisme, euphonie, éditions anciennes d'Homère.
ii
Summary
In this thesis a neglected aspect of the analogist-anomalist controversy will be addressed, that is, the position of the so-called anomalists. Namely, we will compare the anomalist sketched by Varro in his De Lingua Latina, who is often taken to be Crates of Mallos, to what we know of this grammarian through the Homeric scholia. First, books 8-10 of the De Lingua Latina, the only positive evidence about the quarrel, will be summarized and analyzed. In the second chapter we will examine and reject the Greek sources which some modern scholars have thought to be useful for the reconstruction of the controversy. Special attention will be paid to the empirical school, to which some have tried to associate the alleged anomalist school. Sextus Empiricus' attack on grammar (Adversus Mathematicos I) will also be addressed in detail. In the third chapter, the controversy will finally be contextualized in its original context, that of the Alexandrian and Pergamene editions of classical authors, especially Homer. After sketching the development of diorthosis (the «correction» of Homer's manuscripts) from Zenodotus to Aristarchus, a survey of the readings attributed to Crates will show the disagreement between the two opponents of the quarrel about the practice of analogy in the editing of a new text of the Iliad and the Odyssey. The appearance of grammatical anomalies in the readings of Crates will be explained by the literary theory of euphony, of which he was a proponent. Keywords: Varro, history of grammar, Aristarchus, empiricism, euphony, ancient editions of Homer.
iii
Table des matières
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1 Chapitre 1 : Les livres 8 à 10 du De Lingua Latina . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
De Lingua Latina 8. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
7
De Lingua Latina 9 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
De Lingua Latina 10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
17
Principaux problèmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
25 Chapitre 2 : Les sources grecques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Des présocratiques aux stoïciens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
34
Les grammairiens. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
Sextus et les empiristes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
44
Adversus Grammaticos de Sextus Empiricus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
49
Empirisme et grammaire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
56 Chapitre 3 : Analogie, anomalie et diorthose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
De Zénodote à Aristarque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Aristarque lecteur d'Homère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
Cratès lecteur d'Homère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
73
Euphonie et anomalie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
82 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
1
Introduction
On considère génénralement que la grammaire est devenue une discipline
autonome au moment (indéterminé) où la philosophie du langage des stoïciens
aurait été combinée à l'activité des philologues alexandrins. La philosophie
stoïcienne se serait occupée de questions comme l'origine du langage, la
sémantique et la division des parties du discours1 alors que les grammairiens
d'Alexandrie auraient eu une approche pratique avec leurs listes de mots rares,
leurs études sur les dialectes et leurs commentaires et éditions des auteurs anciens.
La contribution de chacun reste encore à déterminer et qu'il y eut une «jonction» à
un moment donné reste une hypothèse2. Le premier moment fort de la grammaire
aurait été un débat sur la régularité dans le langage: la querelle analogie-anomalie.
La formulation traditionnelle de la querelle existe depuis Aulu-Gelle (II, 25):
«In Latino sermone, sicut in Graeco, alii analogian sequendam putaverunt, alii anomalian. Analogia est similium similis declinatio, quam quidam Latine «proportionem» vocant. Anomalia est inaequalitas declinationum consuetudinem sequens. Duo autem Graeci grammatici illustres Aristarchus et Crates summa ope, ille analogian, hic anomalian defensitavit.»3
1 voir Márisco 2000 2 Blank 1982, préface. 3 «Dans la langue latine, comme dans la grecque, certains crurent bon de suivre l'analogie, d'autres, l'anomalie. L'analogie est la déclinaison similaire des (mots) semblables, ce que certains appellent en latin «proportion». L'anomglie est l'irrégularité des déclinaisons, qui suit l'usage. Deux grammairien grecs célèbres, Aristarque et Cratès, défendirent, avec beaucoup d'efforts, le premier l'analogie, le second l'anomalie.»
2
Aristarque et Cratès étaient en effet deux grammairiens au milieu du
deuxième siècle av. J.-C. Aristarque est un des plus célèbres représentants de la
bibliothèque d'Alexandrie et Cratès, de la bibliothèque de Pergame et les deux
sont réputés avoir été des éditeurs d'Homère et ses interprètes, bref deux
γραμματικοὶ dans le sens large qu'il avait dans l'antiquité. Même si l'idée qu'un
grammairien ait recommandé de parler de façon irrégulière a de quoi faire
sourciller, la querelle a été admise dans cette formulation sans trop de questions
jusqu'à Fehling (1956-7). Celui-ci remarque qu'Aulu-Gelle suit en fait Varron, De
Lingua Latina 8-10. Dans cette partie de son grand ouvrage en vingt-cinq livres
(dont nous n'avons que 5-10), Varron explique ce qu'est l'analogie, c'est-à-dire
l'art de comparer les mots dans leurs formes nominative et déclinée pour établir
des déclinaisons. Mais il divise son exposé en trois parties: la première (livre 8)
consiste à exposer les arguments de ceux qui s'opposent à l'existence et à la
pratique de l'analogie et prêchent l'anomalie; la seconde (livre 9), à exposer les
arguments en faveur de l'analogie; la troisième (livre 10) expose la solution de
Varron à ces deux approches contradictoires.
S'il y eut d'autres voix que Fehling pour s'opposer à la vision traditionnelle4,
les objections le plus souvent sont limitées à des questions de probabilité. Fehling
s'était appliqué à confronter l'analogie présentée par Varron aux sources anciennes
sur l'analogie et avait pu établir que la doctrine était déjà achevée dans sa forme
4 Pinborg 1975, Blank 1982, 1994, 2005, Márisco 2000.
3
modérée (par les conditions de l'analogie)5 dès Aristophane de Byzance et qu'il
n'était pas chronologiquement possible qu'une querelle ait eu lieu.
Mais, si on connaît bien le côté analogiste de la prétendue querelle, les
anomalistes n'ont pratiquement pas reçu d'attention et personne n'a tenté de
confronter les sources sur Cratès au témoignage de Varron. C'est ce que nous nous
proposons de faire ici. Plus précisément, nous croyons qu'il y eut bel et bien un
désaccord entre Cratès et Aristarque sur la place de l'analogie dans la pratique de
la grammaire. Cependant, il faut tenir compte de ce qu'était l'activité grammaticale
d'un savant du deuxième siècle av. J.-C., une activitée reliée de très près à l'édition
des auteurs classiques, en particulier Homère. Le corpus des scholies homériques
regorge de références à l'analogie, avec Aristarque cité souvent comme l'un de ses
pratiquants. Si les scholies ne parlent pas d'anomalie, les lectures de Cratès y sont
aussi rapportées et c'est celles-ci que nous étudierons à la lumière de l'analogie et
de l'anomalie. Cette lecture montrera que Cratès, en tant que διορθωτής
(«correcteur» du texte d'Homère), bien que possiblement au courant de la méthode
analogique, se différenciait d'Aristarque en ne priorisant pas l'analogie, laissant,
voire introduisant dans les textes homériques des irrégularités grammaticales
propres à être qualifiées d'anomalies.
En un premier temps il faudra revenir sur les trois livres de Varron (De
Lingua Latina 8-10), à la source de cette confusion. Ce texte difficile et hautement
corrompu (ce qui appelle l'indulgence face à la critique moderne qui s'est 5 Grammatici Latini I:117.
4
contentée de reprendre la lecture grossière d'Aulu-Gelle) sera d'abord résumé pour
montrer à quel type d'arguments on a affaire et pour cerner la place véritable de
Cratès, prétendu chef des anomalistes. On verra que ce qu'en dit Varron lui-même
ne permet pas de lui accorder ce rôle. Un survol des principales difficultés du
texte montrera la nécessité de rechercher les sources grecques au sujet de la
querelle.
Ces sources seront abordées au second chapitre. Prenant pour fiable la
version d'Aulu-Gelle, la critique moderne a cru bon d'accumuler des traces
d'oppositions anciennes au sujet du langage et les relier à la querelle analogie-
anomalie. Nous tenterons de prouver d'abord qu'il était vain de chercher une
origine philosophique à la querelle. Le même procédé sera appliqué aux
grammairiens de l'Antiquité qu'on a voulu, sur des informations fragmentaires,
relier à la querelle: sans le témoignage de Varron, les preuves s'effritent. C'est
aussi dans cette partie du travail qu'il faudra s'attaquer à l'idée6 selon laquelle la
querelle analogie-anomalie reposerait en fait sur deux approches différentes de la
grammaire, l'anomaliste étant teintée d'empirisme - et l'analogiste n'étant pas
définie. Une définition de l'empirisme, école de pensée créée en réaction au
rationalisme, montrera qu'il est peu probable qu'un pareil présupposé théorique
soit à l'origine de la querelle. Ceci nous mènera à l'important témoignage de
Sextus Empiricus qui, dans son Adversus Mathematicos I, s'attaque à la
grammaire de façon très similiaire à celle de l'anomaliste de Varron. Il sera dès 6 Défendue par Mette 1952, acceptée par Pfeiffer 1968.
5
lors clair que l'attitude antigrammaticale des empiristes, si elle peut être liée aux
attaques de la source du livre 8 du De Lingua Latina, ne peut être associée au
travail d'un grammairien comme Cratès, qui est connu comme un exégète et un
correcteur des textes homériques.
La dernière partie du travail replacera la querelle dans ce que nous
supposons être son contexte original, c'est-à-dire l'activité éditoriale des
philologues alexandrins et pergaméniens. En premier lieu sera décrit le
développement, de Zénodote à Cratès, du travail d'édition d'Homère: quelle était
la part de conjectures et de recension des manuscrits dans le travail des premiers
éditeurs? Quelle forme prenaient ces nouvelles «éditions»? La pratique éditoriale
d'Aristarque sera soulignée et nous verrons comment celui-ci utilisait l'analogie
pour résoudre des difficultés textuelles. C'est après avoir caractérisé l'activité
éditoriale d'Aristarque que nous pourrons étudier celle de Cratès et l'on verra de
quelle façon ce dernier a toléré (ou lui-même intégré) des anomalies dans la
langue homérique. Un aperçu de la doctrine euphoniste, dont Cratès est fait un
digne représentant par Philodème dans son Περὶ Ποιημάτων, permettra de
conclure que le traitement de la langue par Cratès était soumis à une théorie
littéraire (et peut-être linguistique) plus grande, et que, en poésie, la rectitude
linguistique devait céder à la beauté sonore du vers.
6
Chapitre 1
Les livres 8 à 10 du De Lingua Latina: La querelle analogie-anomalie telle que rapportée par Varron.
Toute recherche sur la querelle analogie-anomalie devrait commencer par
Varron. C'est par lui seul7 que l'on apprend l'existence, entre les grammairiens
Aristarque et Cratès, d'une querelle entre deux attitudes radicalement opposées sur
l'observation et la pratique linguistique. C'est généralement aussi l'attitude par
rapport à Varron (que ce soit la confiance absolue de Wachsmuth8 qui écrit: «cuius
rei planum et evidens documentum exhibent testes duo gravissimi, Gellius (...) et
Varro» ou la méfiance de Fehling (1956-7) qui tente de démontrer que la façon de
Varron de traiter ses sources n'est pas digne de confiance) qui détermine l'attitude
des chercheurs modernes par rapport à la querelle. L'importance finalement
qu'aurait eue un tel débat sur l'histoire de la linguistique et de la grammaire rend
nécessaire un examen détaillé de l'exposé de Varron sur les deux supposées écoles.
Seront donc résumés ici les trois livres du De Lingua Latina qui sont le seul
témoignage positif d'une telle querelle; l'analyse qui s'ensuivra démontrera la
pertinence de douter de ce témoignage et de la nécessité de retourner aux sources
grecques pour avoir un meilleur portrait du développement de la notion d'analogie
chez les Alexandrins et les Pergaméniens.
7 Le témoignage d'Aulu-Gelle en II, 25 est manifestement dépendant de Varron, cf. Fehling 1956: 223-4. 8 1860: 15.
7
De Lingua Latina 8
Le premier quart (1-24) du livre VIII est consacré à un exposé général sur la
declinatio, sans allusion à la querelle; on trouve généralement que ces paragraphes
ont une saveur analogiste9. Après une brève introduction, Varron expose la
nécessité de la déclinaison: son absence nécessiterait l'apprentissage d'un trop
grand nombre de mots (pour rendre la variété produite par les declinationes) et on
ne saurait comprendre ce qui unit les différentes formes que peuvent prendre les
mots déclinés, comme on voit l'unité de sens dans Priamus, Priamo et legi, lego
(3). Les mots sont définis par deux principes, l'impositio et la declinatio, qui sont
l'un comme la source, l'autre comme le lit du fleuve; l'explication de l'impositio (le
fait de donner un nom à une chose) nécessite une histoire, une anecdote, tandis que
la declinatio est un art (4-6). Un art difficile à maîtriser, semble-t-il, parce que
beaucoup d'erreurs se sont glissées dans le système, tels des cas obliques
identiques au nominatif, des formes féminines pour désigner des masculins et des
pluriels pour désigner des entités simples; mais Varron croit que l'erreur n'est pas
si grande et qu'on peut expliquer ces fautes, ce qui n'est cependant pas l'objet du
présent livre (7-8). Suivent quelques définitions: il y a deux sortes de mots, ceux
qui ont beaucoup de formes (qui se déclinent) et un genus sterile, les indéclinables
(9-10). Les déclinables se divisent en deux groupes, les vocabula, qui indiquent les
cas, et les verba10, qui indiquent les temps; les noms11 enfin sont premiers par
9 Goetz et Schoell 1910: LVII. Les mots analogiste et anomaliste sont des créations modernes qui n'apparaissent pas chez Varron; ils seront utilisés ici pour éviter les lourdeurs d'expressions comme "les partisans de l'analogie". 10 Le mot verbum peu signifier à fois nom ou verbe; c'est pourquoi Varron ajoute temporale en 12.
8
rapport aux verbes (11-13); c'est donc du nom et de ses declinationes qu'il sera
question jusqu'à la fin de l'introduction. La déclinaison peut porter sur la res (la
nature du signifié) ou sur l'usus (la fonction du mot dans la phrase); ainsi Varron
juge homunculus une forme déclinée de homo, comme Herculem est décliné de
Hercules (14-16); 17-19 sont une énumération d'exemples. Après quelques
considérations sur les verbes, qui dénotent le temps et la personne (20),Varron
ajoute une distinction essentielle: la declinatio peut être volontaire ou naturelle. La
volontaire porte sur ce qu'on appelle aujourd'hui la dérivation lexicale, la naturelle,
sur notre notion de déclinaison. La volontaire est le résultat de la volonté de
chacun, la naturelle existe a communi consensu (21-22). La question devient
ensuite plus complexe: le procédé naturel peut être imité volontairement et la
volonté peut affecter le naturel. Finalement arrive l'exposition de la querelle:
Quod in utraque declinatione alia fiunt similia, alia dissimilia, Graeci Latinique libros fecerunt multos, partim cum alii putarent in loquendo ea verba sequi oportere, quae ab similibus similiter essent declinata, quas appellarunt ἀναλογίας, alii cum id neglegendum putarent ac potius sequendam <dis>similitudinem, quae in consuetudine est, quam vocarunt ἀνωμαλίαν, cum, ut ego arbitror, utrumque sit nobis sequendum, quod in declinatione voluntaria sit anomalia, in naturali magis analogia.12
11 Vocabula et nomina semblent pour le moment être synonymes. 12 «Parce que dans chacun des types déclinaisons (naturel et volontaire) certaines choses se font de façon similaire et d'autres, de façon dissimilaire, les Grecs et les Latins ont fait de nombreux livres, en partie parce que certains croyaient qu'il fallait, dans le discours, suivre ces mots qui de formes similaires se déclinaient de façon similaire, formes qu'ils appelaient analogies, alors que d'autres croyaient qu'il ne fallait pas tenir compte de cela et qu'il fallait plutôt suivre la <dis>similitude que l'on retrouve dans l'usage, qu'ils appelèrent anomalie; alors que, à mon avis, il nous faut suivre les deux, puisqu'il y a dans la déclinaison volontaire de l'anomalie et dans la naturelle, plus d'analogie.»
9
Cette phrase contient en gros le plan des livres VIII-X, la position anomaliste
contre l'analogie, la position analogiste puis enfin celle de Varron (23-24).
L'argumentation contra similitudinem repose en premier lieu sur des
considérations générales sur la nature du discours (sermo) (25). Le discours vise
tout d'abord l'utilité (utilitas); un discours utile est clair (apertus) et bref (brevis).
L'exigence de clarté repose sur l'usage (consuetudo) tandis que la brièveté découle
de la retenue (temperantia) de l'orateur. Une forme brève peut en remplacer une
autre: on peut écrire le génitif Herculis ou Herculi13 qui sont aussi brefs l'un que
l'autre et tous deux consacrés (26). Il faut d'ailleurs avoir bien du temps à perdre
pour s'attarder sur des mots dont l'utilité est prouvée par l'usage (27). Il en va du
langage comme dans les autres sphères de la vie (la mode ou l'architecture): l'utile
a préséance sur le semblable (28-30).
On peut aussi rechercher dans le discours l'élégance. Un jugement esthétique
pose ici arbitrairement «ex dissimilitudine plus voluptatis quam ex similitudine
saepe capitur»14. D'ailleurs, un orateur manquant de tempérance va pratiquer une
analogie qui n'est pas dans l'usage et aura l'air fou (pro insano reprehendus):
faudrait-il utiliser des formes analogiques comme Marspitrem ou Juppitri? (30-33)
D'ailleurs il n'y a pas de régularité rigoureuse dans l'usage: il n'est pas vrai
qu'à partir de nominatifs semblables on obtient des obliques semblables et de
nominatifs dissemblables, des obliques dissemblables: on a par exemple lupus et
13 -i pour -ei. 14 «L'on retire souvent plus de plaisir de la dissimilitude que de la similitude».
10
lepus qui forment des datifs différents lupo, lepori; à l'inverse des formes
identiques viennent de racines différentes: luam peut être l'accusatif du nom de
déesse Lua ou le futur de luo. Il n'est pas suffisant pour établir comme règle la
ressemblance si elle ne se trouve que dans certains mots (34-38).
Les dernières considérations générales attaquent la méthode des analogistes.
Où faut-il donc rechercher l'analogie? Comment reconnaître cette ressemblance
entre mots? Qu'entendent les analogistes par vox? Est-ce sur le signifiant, le
signifié ou les deux15? C'est à défaut d'avoir défini l'objet de l'analogie que les
analogistes sont discrédités (39-41). Plus précisément, les analogistes mesurent la
ressemblance dans le passage du nominatif (qui est pour Varron l'origine des deux
declinationes) aux autres cas; comme si quelqu'un, voyant des jumeaux, refuse de
déterminer s'ils sont semblables avant d'avoir vu si leurs parents se ressemblent
aussi! (42-3)
La dernière partie du VIIIe livre était consacrée à la critique de l'analogie
basée sur des exemples traités selon les différents types de mots. De 44 à la lacune
après 84, le livre est une accumulation d'exemples, conséquence inévitable de la
nature du propos: prouver qu'il n'y a pas de règles ne peut se faire qu'en
accumulant des exceptions. Celles-ci sont triées selon ce que Varron appelle les
partes singulas orationis, c'est-à-dire les différents types de mots, divisés en quatre
groupes: les verba appellandi, qui ont des cas; les verba dicendi, qui ont des
15 i.e. le signe - j'utilise ici la terminologie moderne pour contourner les lourdeurs du texte de Varron.
11
temps; les verba adminiculandi, qui n'ont ni l'un ni l'autre (les adverbes); les verba
iungendi, qui participent des deux (44). Le texte transmis ne porte que sur les
verba appellandi, eux-mêmes divisés en provocabula (pronoms indéfinis),
vocabula (noms communs), nomina (noms propres) et pronomina (pronoms
définis) (45).
Normalement, les verba appellandi pourraient avoir trois genres; mais déjà
on voit que ce ne sont pas tous ces mots qui utilisent les trois genres, certains n'en
ayant que deux, certains qu'un seul. De même pour le nombre et les cas (46-51).
Parmi les noms communs, il y a quatre sortes de declinationes: nominandi, qui
dérivent un nom d'un autre, comme equile<equus; casuales, notre déclinaison;
augendi, les comparatifs; minuendi, les diminutifs (52). Il n'y a pas d'analogie dans
les declinationes nominandi, puisque, s'il y a ovis>ovile, il n'y a pourtant pas
bos>bovile (53-57), de même que les participes n'existent pas pour tous les temps
et toutes les voix (58-60). Les mots composés n'échappent pas à Varron, qui
remarque que le mot tibicen existe, mais pas citharicen. (61-62).
Un passage plus important pour notre propos porte sur les declinationes
casuales, «in quo Aristarchei suos contendunt nervos». Selon les anomalistes, les
noms devraient avoir autant de cas que les articles, ce qui n'est pas le cas -on voit
ici l'origine grecque de l'argument. Certains mots ont en effet un seul cas (par
exemple les noms de lettres), d'autres trois cas (praedium, praedii, praedio),
d'autres quatre etc.(63) À Cratès16 qui se demandait pourquoi on ne déclinait pas
16 = fr. 102. Les fragments de Cratès, à moins d'indication contraire, renvoient à l'édition des fragments par Broggiato (2001).
12
les noms des lettres, on avait répondu qu'il s'agissait de mots étrangers; mais quoi!
répond Varron: on décline bien les noms des Perses et autres barbares! (64-65)
Plus encore, l'analogie est entravée par des doublets: on a des ablatifs en -i ou en -
e, des génitifs en -um et en -ium, des nominatifs pluriels en -es et en -is (66). Les
difficultés avec notre troisième déclinaison ne sont pas une invention récente. En
67-74 on reprend en de nombreux exemples l'argument de mots semblables (au
nominatif) qui ne se déclinent pas de la même façon.
Enfin sont abordées les dérivations lexicales par les comparatifs: il n'y a pas
de formes comme bonius, malius et les mots en -us et en -is ont des comparatifs
semblables (75-78), de même pour les diminutifs (79). 80-84 porte sur l'imposition
des noms propres, dans laquelle la régularité reste élusive.
De Lingua Latina 9
Avant d'énumérer les arguments contra dissimilitudinem, le livre s'ouvre sur
quelques lignes polémiques. Varron place Cratès parmi ceux «<qui préfèrent
enseigner ce qu'ils> ne savent pas à apprendre ce qu'ils ignorent.»17 S'appuyant sur
Chrysippe et ses trois livres Περὶ ἀνωμαλίας, il écrit contre Aristarque et
l'analogie sans comprendre l'un ou l'autre des auteurs: alors que Chrysippe
démontre que des mots semblables représentent des choses dissemblables et vice
17 S'il manque le début de cette phrase, le sens peut difficilement être autre: «...nesciunt docere quam discere quae ignorant».
13
versa18, Aristarque «demande que l'on suive une certaine similitude des mots dans
la déclinaison, tant que le permet l'usage».19(1)
Varron montre ensuite qu'il est faux d'associer l'usage (consuetudo) à
l'anomalie pour opposer ensemble les deux concepts à la ratio. Analogie et
anomalie se trouvent toutes deux dans l'usage et l'un n'exclut pas l'autre (2-3). La
place de l'analogie est d'ailleurs sujette à différentes conditions, exprimées par les
considérations suivantes: a) c'est une chose de remarquer qu'il y a régularité dans
les mots et c'en est une autre de prêcher l'utilisation d'analogies; b) quelle est
l'étendue de l'analogie? est-ce dans tous les mots ou dans la plupart qu'elle doit
s'appliquer? c) À qui s'adressent enfin les règles analogiques? tous doivent-ils
suivre les mêmes règles? Varron croit que le peuple doit utiliser les règles de
l'analogie dans tous les mots; l'orateur ne peut la suivre toujours, pour éviter les
offensiones; le poète peut «transilire lineas impune»(4-5). Mais si le peuple,
globalement, doit obéir à l'analogie, les individus, eux, doivent obéir à l'usage du
peuple, comme sur un navire le pilote obéit à la ratio et les matelots au pilote (6).
Après cet exposé qui anticipe, comme le début du livre VIII, la synthèse du
livre X, Varron introduit l'argumentation en faveur de l'analogie. Encore une fois,
seront d'abord abordés les arguments théoriques, non seulement pourquoi la
pratique de l'analogie n'est pas répréhensible, mais aussi pourquoi elle doit être
suivie dans une certaine mesure. Viendront ensuite les réponses aux attaques
précises des anomalistes (7). 18 S'opposant ainsi à la théorie épicurienne qui veut que res similes similibus verbis... cf. Ferguson (1987). 19 «verborum similitudinem quandam in inclinatione sequi iubet quoad patiatur consuetudo»
14
Varron examine donc d'abord les relations entre consuetudo et ratio
similitudinum. Celui qui suit l'usage ne le fait pas sans ratio: une erreur sera
corrigée en fonction de l'usage (8-9). Les erreurs (peccatum) peuvent soit être
acceptées par l'usage, soit non; les anomalistes acceptent les premières, comme si,
dit Varron, on ne devait pas combattre une maladie issue d'une longue et mauvaise
habitude (10-11). Des peintres sont admirés, qui ont rompu avec l'usage de leurs
prédécesseurs; faudrait-il condamner Aristophane de Byzance qui potius in
quibusdam ve[te]ritatem quam consuetudinem secutus? Ou encore ces grands
généraux qui ont innové? Une personne qui agit mal en société n'est-elle pas
corrigée de force? Pourquoi alors se priver d'une correction qui peut se passer de
violence? (12-15)
La correction en question doit se faire doucement: les erreurs ponctuelles
peuvent être ramenées à la règle facilement; les erreurs profondément ancrées
doivent être traitées plus subtilement. Il faut exclure de l'usage les mots sujets à
discorde pour que le souvenir en devienne flou, puis les réintégrer de la bonne
façon (16). La tâche d'accoutumer ces nouvelles formes appartient aux poètes, en
particulier les dramaturges (17). L'usage doit donc être suivi dans la mesure où il
n'enfreint pas la ratio, à moins que «aliqua vis urget». Il faut faire comme le
sculpteur Lysippe qui a suivi ses prédécesseurs dans leur art, non dans leur
maladresse (18). Suivent de 19 à 22 une suite de questions rhétoriques contre ceux
qui s'opposent à la nouveauté dans le langage.
15
La suite du texte tente de montrer que la régularité (analogia) est partout:
observons les cycles lunaire, solaire, les marées, les saisons. Le semblable
engendre le semblable chez les plantes, les animaux et les hommes (23-29). Tous
les hommes sont constitués de la même façon (30). Les mêmes catégories
grammaticales observées en grec se retrouvent en latin et les verbes de toutes
langues ont trois temps et trois personnes (31-32). Ceux qui ne voient pas telle
régularité ne peuvent comprendre la nature du discours, même du monde; ceux qui
la voient et la rejettent se battent contre la nature, avec des armes bien faibles: tous
leurs arguments sont des mots rares (33). À ceux qui disent qu'il y a en fait deux
sortes d'analogie, l'une naturelle et l'autre volontaire, et que seule la naturelle
existe puisque chaque homme peut faire ce qu'il veut, Varron répond que le
declinatus peut être volontaire et naturel (cf. VIII 21-22), d'où la relative
inconstance de la déclinaison volontaire (notre dérivation lexicale) et la constance
de la naturelle (notre déclinaison). La seule contrainte à la régularité est la
nécessité d'éviter de choquer les autres locuteurs (offensio multorum) (34-35).
Avant de répondre aux attaques des adversaires de l'analogie, Varron pose
quatre conditions auxquelles accomodari debeant verba: 1) ut debeat subesse res
quae designetur: il n'y a pas de masculin terrus parce qu'il n'y a pas deux terres,
une masculine, une féminine (38). 2) ut sit ea res in usu, c'est-à-dire que la forme
doit être utile: il n'y a pas de pluriel fabae parce que le singulier représente déjà
l'ensemble des fèves. 3) ut vocis natura ea sit quae significavit, ut declinari possit:
le mot doit avoir une forme déclinable et c'est pourquoi on ne décline pas les
16
lettres. 4) similitudo figurae verbi ut sit ea quae ex se declinatu genus prodere
certum possit: on ne doit pas seulement comparer deux formes semblables, mais
aussi leurs effets, i.e. leurs formes déclinées (37-39 - cf. 91-92).
Enfin, c'est sur le son (vox verbi), non sur la signification, que doit porter
l'analogie. Qu'un homme porte un vêtement de femme ne fait pas de lui une
femme! Il est clair que le genre d'un mot n'a rien à voir avec le signifié et
l'analogie ne se base pas sur le rapport entre signifiant et signifié (40-42).
Aristarque, malgré les critiques de ses adversaires (cf. VIII 42), a raison
d'exiger d'ajouter des cas obliques dans l'observation des analogies quod propter
eos facilius perspici similitudo potest eorum quam vim habeat. (43-44)
45-48 répondent à d'autres objections générales à la pratique de l'analogie,
objections énoncées en VIII 37, 31-32, 28-29. Ce n'est pas parce que l'analogie
n'est pas présente dans tout le langage qu'elle n'est nulle part (45, répond à VIII
37). Que l'élégance du discours soit obtenue par la variété renforce la présence de
l'analogie: il y a encore plus de variété s'il y a de l'analogique et du non-analogique
(46-47, répond à VIII 31-32)! Si on recherche l'utile avant le semblable, il reste
important qu'une toge d'homme ait l'air d'une toge d'homme (48, répond à VIII 28-
29)
Les attaques des adversaires de l'analogie sont analysées au cas par cas
jusqu'à la fin du livre, en respectant les quatre conditions émises par Varron en IX
37. Le traitement des objections n'est pas fait de façon ordonnée: on passe
constamment des exemples portant sur la declinatio voluntaria et l'impositio (50,
17
60-61, 71-74) à ceux portant sur la declinatio naturalis (49, 51-59, 63-70, 75-80,
89-94 sur les noms et les adjectifs, 81-88 sur les numéraux, 95-112 sur les verbes).
Cette partie du livre n'est donc pas tant un prêche en faveur de l'analogie qu'un
exposé des limites du principe et de ses règles: tous les exemples peuvent être
expliqués par les règles émises en 37-39 et il n'est pas utile à notre propos de les
relater.
De Lingua Latina 10
Après avoir présenté les arguments contre puis en faveur de l'existence et de
la pertinence d'obéir au principe de l'analogie (similitudo), Varron montre son
insatisfaction par rapport à ses prédécesseurs: il doit lui-même s'occuper
d'expliquer ce que sont la similitudo et la dissimilitudo, «quarum rerum nec
fundamenta, ut deb<u>it, posita ab ullo neque ordo ac natura, ut res postulat,
explicata»: bref, ni les analogistes ni les anomalistes n'auraient défini les concept-
clefs de leurs théories. Plus précisément, Varron exposera dans ce livre quatre
facteurs qui définissent les déclinaisons: Qu'est-ce que le semblable et le
dissemblable? Quelle est cette ratio que les Grecs appellent λόγος? Qu'est-ce qui
est pro portione, ἀνὰ λόγον? Qu'est-ce enfin que l'usage (consuetudo)? (1-2)
La première question est traitée de 3 à 34. «Simile est quod res plerasque
habere videtur easdem quas illud cuiusque simile»: est dit semblable ce qui semble
avoir les mêmes caractéristiques que ce qui lui est semblable. Comme on est
18
toujours le semblable de quelque chose, il faut toujours avoir au moins deux
termes à comparer (3-4). De ces deux choses, il faut déterminer quelles parties
sont semblables: une seule n'est pas suffisante à rendre deux objets semblables. Si
par exemple suis est commun à suere et à sus, ces deux derniers ne peuvent être
dits semblables pour autant: ils n'appartiennent pas aux mêmes parties du discours
(5-7). Le genre doit aussi être le même entre deux mots: hoc nemus et hic lepus ne
sont pas comparables (8).
Il faut, en conséquence, développer des genera similitudinum, qui se
manifesteront par ce qu'on appelle aujourd'hui des modèles flexionnels. Des Grecs
s'y sont appliqués, mais comme le sujet est difficile et a été traité légèrement, les
désaccords sont grands: Dionysios de Sidon en a soixante-et-onze. En ce qui
concerne les mots à cas, le même auteur compte quarante-sept distinctions, mais
Aristocles (de Rhodes?), quatorze, et Parmeniscus huit, alii alia. Cette variété
découle, selon Varron, du flou dans lequel se trouve la notion de similitude:
quarum similitudinum si esset origo recte capta et inde orsa ratio, minus
erraret<ur> in declinationibus v<er>borum. Deux principia prima éviteront ces
dérapages: il faut 1) que la forme déclinée soit semblable au mot dont il est décliné
(c'est-à-dire que le cas oblique doit ressembler au nominatif; si Varron ne précise
pas comment on détermine s'ils sont semblables, on peut, je crois, compter les
lettres qu'ils ont en commun: cf. 5 où, évoquant la théorie de certains voulant qu'il
y ait, en plus du semblable et du dissemblable, une relation neutre dans laquelle
dix parties sur vingt seulement seraient semblables; voir aussi VIII, 3 où est
19
soulignée l'évidence de la relation entre Priamus et Priamo); 2) que le modèle
établi en 1) entre le nominatif et le cas oblique soit reproduit dans un deuxième
mot. Bref, verbum verbo simile, declinatio declinationi. (9-12)
On revient ensuite sur des notions plus élémentaires. Il y a des mots
indéclinables et des mots déclinables. On ne peut comparer l'un avec l'autre (13-
14). Il y a declinatio voluntaria et naturalis. La première relevant de l'usage et de
la volonté arbitraire des hommes, l'analogie n'y peut être pratiquée (Varron semble
vouloir éviter de discuter de la dérivation par suffixes) et même les aristarchéens
ne l'ont pas incluse dans leurs études (15-16). La seconde, relevant de la ratio, se
divise en quatre parties: les mots qui se déclinent en cas mais pas en temps; en
temps mais pas en cas; en temps et en cas (les participes); en aucun des deux (les
adverbes). La comparaison doit rester dans chacune des subdivisions. (17)
La partie qui fait usage des cas se divise en noms et en articles, définis ou
indéfinis (hic ou quis); on ne compare pas l'article au nom. (18) Les articles
d'ailleurs sont difficiles à insérer dans un système à cause de leur petit nombre
(19). Les noms aussi peuvent être définis ou indéfinis, i.e. propres ou communs.
(20).
En somme, pour comparer les noms, il faut réunir quatre conditions: même
genre, même espèce (species: défini ou indéfini), même cas, même terminaison.
Une fois ces conditions rassemblées et définis les différents cas (ce qui est fait
dans une lacune de trois folios entre 23 et 24 dans lesquels on traite aussi du genre
et des nombres), on peut former un tableau comme suit:
20
nominandi patricus dandi accusandi vocandi sextus masc.sing albus albi albo fém.sing. alba neut sing. album masc.+ fém+ neut.+
25-26 insiste sur l'importance de bien observer toutes les lettres du mot:
certains se déclinent dès le tout début du mot, comme lego, lēgi.
Des mots sont semblables par l'objet qu'ils dénotent. Il faut prendre garde,
par contre: ce n'est pas la nature de l'objet qui est la cause de la ressemblance,
mais l'habitude: res similis ex instituto significare plerumque sole<a>nt. C'est
ainsi que des noms propres comme Perpenna sont dits avoir des formes féminines,
mais ne sont pas des noms de femmes. (27)
La déclinaison est souvent évidente à partir du nominatif alors que d'autres
requièrent le cas oblique: pour bien identifier la déclinaison de socer et de macer,
il faut savoir que le permier fait socerum, le second, macrum. (28-29)
Vient ensuite la discussion sur les verbes (déclinés selon les temps) qui se
déclinent selon six espèces: les temps, les personnes, l'interrogation (Varron
semble inclure la particule -ne à la conjugaison: legone, scribisne); la réponse
(indicatif); le souhait (subjonctif); l'ordre (impératif). La suite du texte sur les
verbes est perdue, mais on devine que l'observation de régularités dans la
conjugaison, comme dans la déclinaison, doit se tenir à la même espèce (30-33).
À 34 on annonce le travail sur les participes (déclinés selon le temps et le
cas), mais une autre lacune nous permet de passer au deuxième concept annoncé
21
pour ce livre: quid sit ratio quam appellant λόγον (X, 2). Il manque cependant le
début de la discussion sur le sujet et on ne connaît pas l'argumentation qui fait
conclure à Varron que la ratio est présente utrubique: et in his verbis quae
imponuntur et in his quae declinantur, et aussi dans une troisième catégorie, qui
mélange les deux (ce qu'on interprète par dérivation suffixale - Varron se contredit
avec X, 15) (35). En 36 Varron rappelle qu'il faut comparer les même cas pour
obtenir un résultat semblable.
Suit le traitement de la troisième question: quae sit ratio pro portione, du
grec ἀνὰ λόγον. Analogie vient de analogue. Lorsque deux choses du même
genre, différentes entre elles d'une certaine façon (i.e. ont deux terminaisons
différentes) ont une certaine relation (ratio) et qu'à cette paire deux autres mots
sont ajoutés qui ont la même relation, on a une analogie (37). Ainsi on a sodalis:
sodalitas, analogue de civis: civitas (38-39). Varron nous enjoint de bien
mémoriser ce principe très répandu, comme dans les nombres (1:2 est analogue à
10:20) et même dans les comparaisons des poètes. Chez les grammairiens, ce sont
les suivants d'Aristarque qui y excellent (40-42).
L'analogie peut se pratiquer de deux façons dans le tableau présenté en 22:
horizontalement ou verticalement, par les cas ou par genre et nombre (la présence
du nombre est assurée par la phrase utrique sunt partibus senis 22). Il ne faut pas
changer de ligne ou de colonne! Varron introduit deux types d'analogie, deiunctum
et conjunctum, illustrés par le tableau suivant:
22
1 2 4
10 20 40
100 200 400
Deiunctum: 1 est à 2 ce que 10 est à 20
Coniunctum: 1 est à 2 ce que 2 est à 4; le nom vient de ce que le terme central est
utilisé deux fois.
Dans les noms, l'analogie est disjointe, représentée par un raisonnement: lex:
legi = rex: regi (43-47). Dans les trois temps verbaux, l'analogie est conjointe:
legebam est à lego ce que lego est à legam. Il y a aussi distinction en latin entre
infectum et perfectum; il ne faut pas mélanger ces deux genres: le perfectum a
aussi son système cohérent: legeram, legi, legero (48). On peut aussi se retrouver
dans des situations plus complexes où les deux types d'analogie (conjointe et
disjointe) sont mélangés, comme on peut dire que 1 et 2 sont à 3 ce que 2 et 4 sont
à 6: ainsi de Hercules viennent les génitifs Herculi et Herculis, de Diomedes on
obtient Diomedi et Diomedis (49). Enfin de nominatifs différents on peut parfois
obtenir un seul oblique. (50).
L'analogie est soit d'origine naturelle, soit volontaire, soit évidemment un
mélange des deux. Si on remarque que Marcus et Quintus ont des nominatifs
semblables, volontairement on déclinera Marco et Quinto. Si l'on remarque les
obliques Quinto et Marco, on déduira naturellement Marcus et Quintus. Si, à partir
de deux formes servus, serve, on déduit cervus, cerve, on procède par volonté et
par nature. (50-53)
23
Varron préfère prendre pour base la nature pour déduire les règles; on
comprend de son argumentation que le nominatif, à cause de sa forme imposée, est
la base la moins fiable. De plus il considère les pluriels comme une base plus
solide: même si la nature procède de l'un vers le multiple, in docendo on
commence par ce qui est second pour découvrir ce qui est premier, de même que
les grammairiens se basent sur le discours pour montrer la nature des lettres.
Varron croit en somme que les cas obliques, mais encore mieux les pluriels, sont
plus propres, moins corrompus. C'est en observant des mots comme dux, ducis que
Varron se base pour montrer la forme la plus facile à interpréter. C'est la lubido
hominum qui paraît dans la forme imposée du nominatif, tandis que la nature est
plus transparente dans les obliques et les pluriels. Un nominatif pluriel corrompu,
chose rare, doit être corrigé avant d'être pris comme point de départ. En somme, le
nominatif, parce qu'il a été imposé par caprice humain, n'est pas fiable et ne doit
pas être pris comme base; la nature est manifeste dans la déclinaison. Varron
enjoint à celui qui tient à se baser sur le singulier à utiliser le sextus casus, qui est
différent pour chaque déclinaison (54-61).
L'analogie peut être présente de trois façons: dans les choses désignées, ce
qui peut avoir ou non un impact sur le discours (cf. X, 27); dans les voces; dans les
deux, ce qui mène à une analogia perfecta, où le nominatif est parfaitement
régulier, comme bonus, a, um (63-68).20 Aristophane (de Byzance?) et d'autres se
seraient occupé de ces mots en particulier.
20 Ce passage laisse les commentateurs perplexes, en particulier 64-65; il semble que Varron utilise le mot res pour parler du nominatif. Cf. Taylor 1996 ad loc.
24
De 69 à 72 sont évaluées les façons de décliner les mots grecs: façon latine,
grecque ou hybride.
Il y a trois espèces d'usus: la consuetudo vetus, qui contient les mots désuets,
la consuetudo hic, les mots en usage actuellement, et la neutra, le vocabulaire de
poètes. (73)
Il y a aussi deux types d'analogie: quae dirigitur ad naturam verborum n'est
pas à confondre avec celle ad usum loquendi. La régularité qui est observée dans
la langue doit être atténuée par la condition non repugnante consuetudine
communi; chez les poètes l'analogie porte ex quadam parte (74).
Varron reste insatisfait de la définition des termes en jeu dans ce traité et en
propose quelques-unes. Verbum: partie du discours prononcé indivisa et minima.
Declinatio: cum ex verbo in verbum aut ex verbi discrimine, ut transeat mens,
vocis commutatio fit aliqua. Similitudo declinationis: cum item ex aliqua figura
in figuram transit, ut id transit, cum quo confertur (75-78)21.
Il reste quatre circonstances où l'on n'a pas à chercher d'analogies: dans les
indéclinables, dans les mots à un seul cas (comme les noms de lettres), dans les
mots déclinés de façon spéciale (caput, capitis) et finalement lorsque les
déclinaisons ne sont pas comparables (socer:soceri vs. socrus, socrus.(79-82)
Aux deux derniers paragraphes du texte transmis Varron répète les quatre
conditions (gradus) de l'analogie émises en IX, 37-39.
21 Déclinaison: lorsque un changement dans le mot prononcé (vox) se produit à partir d'une forme à l'autre (ex verbo in verbum: déclinaison) ou d'un mot à un mot différent (ex verbi discrimine: dérivation), en suivant le changement de la pensée. Similitude de déclinaison: lorsqu'un mot passe à une autre forme de la même façon que celui auquel il est comparé.
25
Principaux problèmes
Il y a un décalage manifeste entre d'une part les introductions des livres VIII
et IX et le traité du livre X et, d'autre part, l'échange d'objections et de réponses au
coeur des livres VIII et IX. En fait, le livre X se passe très bien de la notion
d'anomalie, fait remarqué par peu22: en X, 1 et 2 elle fait partie d'un rappel des
deux précédents livres et en 16 elle est seulement associée à la declinatio
volutaria. En écrivant l'argumentation contra similitudimem, il est clair que Varron
avait la solution à portée de main, comme la modération des propos de VIII, 1-24
le montre assez bien: des distinctions sont faites, comme impositio et declinatio (4-
6), et declinatio voluntaria et naturalis (21-22), distinctions dont il ne tient pas
compte dans les paragraphes suivants.
Dans les deux livres polémiques, Varron entretient ce flou conceptuel, si
bien qu'on se demande sur quoi porte la querelle. L'argumentation porte parfois sur
la pertinence de suivre l'analogie (ce qui correspond aux arguments généraux de
VIII, 25-43 et IX, 8-35) et parfois sur son existence même (VIII, 44-84, IX 23-32).
Parallèlement, les différents arguments mènent chaque fois, du côté des
anomalistes, à des conclusions du type «nihil prodest analogia», «dicendum
verborum dissimilitudinem non esse vitandam» puis à «non esse ergo in casibus
analogias». Cependant, jamais l'anomaliste de Varron ne démontre le lien entre les
deux parties de son argumentation. L'analogiste, de son côté, ne cherche que très
peu à justifier activement l'existence de l'analogie et son argumentation, toute
défensive, répond aux attaques en proposant un tableau mitigé de son système. 22 Taylor (1996: 15)
26
Cet adoucissement doctrinaire ne semble pourtant pas être le résultat d'un
compromis, mais bien un rappel aux anomalistes que leurs objections sont inutiles,
puisque la portée de la méthode analogique avait déjà, selon la relation de Varron,
été délimitée: le compromis «quoad patiatur consuetudo» (IX, 1) est placé dans la
bouche d'Aristarque avant même que les analogistes ne commencent leur
justification; c'est ce même Aristarque qui a établi que l'analogie devait se baser
sur au moins deux formes du même mot (IX, 43-44, en réponse à VIII, 42-3).
Varron laisse planer le même genre d'ambiguïté dans le cas de l'association
consuetudo-anomalia. L'anomaliste oppose en effet l'analogie à la consuetudo,
alors que jamais l'analogiste ne s'oppose lui-même à l'usage. Le texte ne dit pas si
l'anomaliste rejette en bloc l'idée qu'il y ait des similitudes entre les déclinaisons
de la plupart des mots, ou simplement que certaines formes résistent au
raisonnement analogique. Encore une fois, c'est l'analogiste qui a l'air le plus
raisonnable; sa réflexion, beaucoup plus élaborée, fait de la consuetudo un produit
de l'analogie et de l'anomalie.
C'est ainsi que Varron distribue au compte-gouttes les informations
essentielles à la compréhension des enjeux. Le livre VIII est une énumération
désorganisée d'assertions floues montrant le désarroi de l'observateur qui cherche
en vain la régularité dans la langue; au livre IX Varron commence à distribuer
parcimonieusement les concepts et les distinctions qui sont nécessaires à
l'établissement de modèles flexionnels; mais ce n'est qu'au livre X qu'il expose son
système linguistique. Ce plan global est d'ailleurs étonnant en ce qu'il fait valoir
27
les arguments contre l'analogie avant d'exposer l'analogie; c'est évidemment à
l'ordre inverse qu'il fallait s'attendre. Pourquoi en effet travailler à réfuter une
théorie avant de l'avoir exposée? Probablement que, s'il avait présenté d'abord la
postition analogiste avec les définitions de base, seul un petit nombre d'objections
anomalistes aurait pu survivre. Varron cherchait-il donc seulement à noircir des
pages?
Malgré ses efforts pour passer pour le grand arbitre qui résoudra la querelle,
Varron n'arrive pas à cacher que l'étude des modèles flexionnels est rendue plus
loin qu'il ne le prétend et que la «solution» existe déjà, voire qu'elle existait déjà au
moment où il place la critique anomaliste. En défendant Aristophane de Byzance
qui potius in quibusdam ve[te]ritatem quam consuetudinem secutus (IX, 12)23, il
montre que dès le IIe siècle av. J.-C. on connaissait des modèles flexionnels; plus
loin, ce sont des disciples d'Aristarque (Parmeniscus, Aristoclès) qui sont cités
comme ayant établi, maladroitement selon Varron, des catégories de déclinaison
(X, 10), même si leur nombre varie selon les grammairiens. Les suivants
d'Aristarque n'ont pas non plus essayé d'imposer des modèles à la declinatio
voluntaria (X, 16). Les principaux analogistes ne semblent donc pas avoir proposé
une doctrine aussi radicale que ne le prétendent les anomalistes.
Ces derniers sont d'ailleurs fort mal représentés en termes de citations
directes. Cratès apparaît trois fois, une première en VIII, 64 pour se demander
pourquoi on ne décline pas le nom des lettres, une seconde en VIII, 68 où on 23« Qui, dans certains cas, a suivi la vérité plutôt que l'usage».
28
apprend qu'il jugeait semblables les noms propres Philomedes (Φιλομειδής),
Heraclides ( Ἡρακλείδης), Melicertes (Μελικέρτης) et qu'il rejetait la réponse
d'Aristarque qui expliquait leur dissemblance par leurs vocatifs, respectivement en
-ες, en -η et en -ᾰ: Aristarque ne répondait pas à la question, qui portait sur le
nominatif. La troisième occurrence, en IX, 1, mentionne que Cratès contra
analogian et Aristarchum est nixus, en comptat sur le Περὶ ἀνωμαλίας de
Chrysippe le Stoïcien. Le Chrysippe en question, comme le dit Varron lui-même,
n'a pas travaillé sur les declinationes, mais sur l'impositio; l'autre occurrence de
l'auteur, en X, 59, ne nous apprend rien sur ses positions grammaticales. On se
retrouve donc dans une situation où les adversaires attestés de l'analogie se
limitent à un seul grammairien cité trois fois24. Les autres anomalistes, si
anomaliste il y eut, se trouvent cités vaguement par des troisièmes personnes du
pluriel: dicunt, negant, aiunt, quaerunt. Le talon d'Achille de la querelle est donc
la position anomaliste: la doctrine semble bâclée et le seul moyen de la présenter
de façon crédible était pour Varron de la placer avant l'exposé de la théorie
analogiste.
Tout porte à croire que Varron est le seul auteur de la querelle. Ayant appris
ou développé lui-même25 une façon d'aborder la langue, il en a isolé les principaux
constituants, à savoir qu'il y a d'une part une relation évidente entre certaines
formes (cf. Priamus, Priamo VIII, 3), relation qui se répète d'un mot à l'autre;
24 Ιl est évidemment grossier d'attribuer l'ensemble de l'argumentation du livre VIII à Cratès, comme l'a fait Mette 1952 - cf. Pinborg (1975). 25 Taylor (1996: 10-12) parle littéralement d'une «Varronian Revolution» au sujet du livre X.
29
d'autre part que certaines formes ne se déclinent pas comme on s'y attendrait;
l'usage, enfin, qui varie selon le locuteur et le registre et dont on extrait les règles
qui ne sont pas suffisantes pour le définir. Varron, en voulant, dans sa
démonstration de ces concepts, accorder la même importance aux deux notions
opposées, régularité et irrégularité (ce qui ne peut se faire qu'en faisant fi de ce qui
est évident et a été établi par ses prédécesseurs, à savoir qu'il y a différentes
déclinaisons, qu'il faut différencier declinatio voluntaria et naturalis et qu'il existe
des formes isolées), a décidé de faire deux écoles, l'une combattant l'anomalie dans
l'usage, l'autre suivant l'usage jusque dans ses moindres anomalies.
Même en acceptant la querelle telle que présentée par Varron, on se retrouve
devant une grande difficulté: une même forme peut s'expliquer à la fois par un
raisonnement analogique ou par une attitude anomaliste. Même s'il accepte que
«La querelle des analogistes et des anomalistes a dominé, dans une certaine
mesure, l'histoire de la grammaire dans l'antiquité», Morillon26 met en garde celui
qui veut étudier la langue de Cicéron pour déterminer s'il fut analogiste ou
anomaliste:
«Une même attitude grammaticale peut relever, suivant les motifs qui la déterminent, soit d'un point de vue anomaliste, soit d'un point de vue analogiste. C'est le cas pour les archaïsmes: les analogistes, - qui souhaitent de façon générale empêcher une évolution anarchique de la langue -, sont amenés à invoquer le respect de l'antiquitas, mais de leur côté les anomalistes peuvent, dans une certaine mesure, défendre les archaïsmes, qui témoignent d'une consuetudo, ancienne sans doute, mais qui a pu laisser des traces dans la langue courante. On peut faire une observation analogue à propos des néologismes: les anomalistes,
26 1978: 255
30
partisans d'une libre évolution de la langue, en dehors de toute règle, semblent évidemment plus à l'aise que leurs adversaires pour créer des mots nouveaux qui s'intégreront dans l'usus, mais de leur côté les analogistes les plus doctrinaires pouvaient être amenés à créer, par souci de régularisation, des formes nouvelles.»
Lorsqu'on compare les énoncés de Varron à ce que l'on connaît des
principaux acteurs de la querelle, Cratès et Aristarque, on peut aussi avoir du mal
à comprendre comment ils ont pu en arriver à des positions aussi radicales. Blank,
un des plus farouches opposants à l'existence de la querelle, écrit dans
l'introduction de son ouvrage sur Apollonios Dyscolos27, où il entend enfoncer les
derniers clous du cercueil de la querelle:
«How could a competent philologist like Aristarchus deny that irregular formations existed in language? How could anyone with any observational sense deny that certain regularities appeared in Greek and refuse to try to classify them? Moreover, how could the theory of grammatical anomaly be associated with the Stoics, who insisted on the 'natural' origin of language and the permeation of Logos throughout the universe?»
Faut-il conclure que le travail de Varron n'est qu'une introduction maladroite
à sa propre doctrine et que la querelle n'est rien d'autre que sa création? Quelques-
unes de ses affirmations sont pourtant sans équivoque:
«Graeci latinique multos fecerunt libros» (VIII, 23). Qu'il y eut beaucoup
de livres écrits sur l'analogie et la pertinence de la suivre n'est pas certain, mais
qu'il y en ait eu est fort possible, l'indice le plus évident étant le De Analogia de
César. Les quelques fragments qui nous en sont parvenus n'ont pas grand'chose de
polémique: on y lit des recommandations sur les formes à adopter et certains
27 1982: 2.
31
compromis à la règle analogique. En tant qu'analogiste il propose turbo,
turbonem, plutôt que turbinem, comme Carbo, Carbonem, plutôt que homo,
hominis (F 7 Fun.) et donne à panis le gén. pluriel panium (F 8 Fun.). César tente
aussi d'établir certaines règles générales: les nominatifs en -īs forment le génitif en
retranchant le -s et ajoutent -tis (F 18 Fun.); les féminins dont l'accusatif est en -im
devraient faire l'ablatif en -ī, mais ne illa quidem ratio recepta est (F 21 Fun.); il
établit aussi que les nominatifs neutres en -l font leur ablatif en -ī; mais plus
doctrinaire semble sa suggestion d'ajouter au verbe sum le participe ens. Mais le
grammairien militaire n'était manifestement pas l'analogiste radical dépeint par
l'anomaliste de Varron: les neutres au nominatif en -ar ont un ablatif en -i, mais
pas les mots iubar et far (F 24 Fun.). Mieux encore, César rejette, comme Varron,
les offensiones à la coutume: tamquam scopulum sic fugias inauditum atque
insolens verbum (F 2 Fun.). Les fragments ne disent pas si l'ouvrage contenait des
passages polémiques ou une justification théorique de la pratique analogiste. Ce
qui nous est parvenu ne nous révèle rien de plus qu'un ensemble de
recommendations de formes à adopter dans le cas des mots litigieux; les
déclinaisons les plus difficiles (nos troisième, quatrième et cinquième) y occupent
presque toute la place. Mais, mis à part le De Analogia de César, nous n'avons
aucune trace d'un traité latin sur le sujet. Seul reste l'orateur Sisenna qui est cité
par Varron comme écrivant analogiquement patres familiarum au lieu de patres
familias (VIII, 73). Chez les Grecs, aucune trace ne survit d'un traité Περὶ
ἀναλογίας ou Περὶ ἀνωμαλίας (l'ouvrage de Chrysippe étant exclu pour les
32
raisons évoquées par Varron en IX,1) sauf les titres conjecturaux attribués par les
auteurs modernes à Aristarque, Aristophane de Byzance ou Cratès.
Crates (...) contra analogian et Aristarchum est nixus (IX, 1). Que Cratès se
soit opposé à Aristarque et à l'analogie ne signifie pas nécessairement qu'il ait
écrit en faveur de l'anomalie et parler d'une école ou d'une doctrine dont Cratès
aurait été le chef, comme on le fait généralement en parlant de la querelle, dépasse
les exagérations de Varron lui-même. Mais il reste assez clair que Cratès ait été en
désaccord avec Aristarque et qu'il ait formulé quelques objections sur sa pratique
analogique, objections qui appelaient probablement des éclaircissements sur la
portée de la doctrine: faut-il, par exemple, décliner le nom des lettres en ἄλφα,
ἄλφατος (VIII, 64)? Blâmer Aristarque parce qu'il n'a pas défini les limites de
l'analogie ne signifie pas que Cratès ait prêché activement la théorie inverse. Il
serait imprudent de toute façon d'attribuer à Cratès des objections dont Varron
n'en fait pas l'auteur (ce que fait Mette (1952) dans son Parateresis en incluant
tout le livre VIII du LL dans son édition des fragments).
Cette relecture montre que des traces claires d'une querelle entre analogistes
et anomalistes font défaut. La grossière mauvaise foi de l'argumentation contre
l'analogie et la confusion conceptuelle qui y règne, combinées à l'absence presque
totale de citations claires donnent au livre VIII une saveur artificielle. La
modération des propos analogistes au livre IX et la place étrange qu'ils occupent
33
dans le débat, c'est-à-dire après les objections à leur doctrine plutôt qu'avant,
renforcent l'idée que la position anomaliste n'a pas de place historique dans le
développement de l'art de la declinatio. Le livre X prouve enfin que Varron
pouvait se passer dès le départ du concept d'anomalie. Il semble donc vain
d'extrapoler sur les affirmations varroniennes dans leur ensemble pour décrire le
développement de la grammaire ancienne; c'est du côté du monde grec qu'il faut
se tourner. Comme l'aspect le plus douteux du De Lingua Latina VIII-X est
l'exposé de la position anomaliste, c'est du côté de ceux-ci, donc de Cratès,
puisqu'il est le seul auteur cité contre l'analogie, qu'il faut tourner notre regard.
Mais il faudra d'abord examiner les différents éléments amenés par la critique
moderne avant de déterminer le rôle démontrable joué par Cratès dans la querelle
analogie-anomalie.
34
Chapitre 2 Les sources grecques
Pendant que certains chercheurs modernes tentaient de mesurer l'impact de
la querelle sur le développement de la grammaire à partir de Varron28, d'autres ont
voulu trouver du côté grec des traces de la querelle. La contribution la plus notoire
vient de Laurenz Lersch qui y dédie le premier de ses trois volumes, Die
Sprachphilosophie der Alten, Bonn, 1838-41; son ouvrage est le plus riche en
sources grecques relatives à la querelle, d'où l'importance d'en marquer les grandes
lignes, malgré la date reculée de sa composition. Il est bon de signaler d'abord que
l'existence de la querelle n'avait pas encore été mise en doute et que Lersch la
prend pour acquise sans douter du témoignage de Varron. La somme colossale
d'informations qu'il a extraites du corpus fragmentaire servira, plutôt qu'à renforcer
ou compléter le témoignage de Varron, à souligner le caractère non grammatical
(sinon fictif) de l'argumentation anomaliste du livre VIII du LL.
Des présocratiques aux stoïciens: la querelle est-elle le résultat de différentes
positions philosophiques?
En guise d'introduction (p.4-9) Lersch énumère une série de concepts
appartenant selon lui à la querelle: νόμος, θέσις ou ἔθος (Sext. M.I.10 précise
28 Voir, par exemple, Colson 1919.
35
τῶν ἀνθρώπων) seraient opposés à φύσις; le λόγος à la τριβή29 et donc la τέχνη
à l'ἐμπειρία; ὁμοιότης à ἀνωμαλία; ἀναλογία à συνηθεία; ἑλληνισμός à
διάλεκτος. C'est après avoir poussé le lecteur à associer les analogistes à la τέχνη
et au λόγος, puis les anomalistes à la τριβή et à l'ἐμπειρία qu'il présente
chronologiquement le développement des concepts utiles à la compréhension de la
querelle.
On apprend dans la partie du volume consacrée aux philosophes (p.10-46)
que φύσις est opposé à νόμος: il est clair que déjà les opinions des présocratiques
divergeaient au sujet de ces notions. En effet, déjà chez Héraclite le langage est
identifié comme φύσει30 et chez Démocrite comme νόμῳ31, qui se fondait sur
quatre considérations: 1- qu'un seul mot puisse désigner deux choses; 2- l'inverse,
qu'il y ait plusieurs mots pour désigner la même chose; 3- que les noms propres se
présentent différemment (sous différentes déclinaisons); 4- que l'on trouve des
lacunes dans les régularités (ἐκ δὲ τῆς τῶν ὁμοίων ἐλλείψεως). La nature aurait
fait le contraire. On doit comprendre de ces arguments que la nature aurait dû créer
une langue régulière, alors que l'arbitraire des hommes ne pouvait que produire le
contraire. C'est aussi chez les philosophes et les sophistes32 qu'apparaît la notion
d'ὀρθότης, rectitude, qui apparaît dans nombre d'expressions: ὀρθοεπεία33,
29 cf. Sext. Ι,60, citant Ptolémée le Péripatéticien: Αὐτὴ μὲν γὰρ ἡ ἐμπειρία τριβή τίς ἐστι καὶ ἐργάτις, ἄτεχνός τε καὶ ἄλογος. 30 Ammonius, In Arist. Int. p. 24 Busse. 31 Proclus, In Cra. p.6 32 Sur ces derniers, voir Kerferd 1999 [1981]: 121-131. L'utilisation «abusive» de l'analogie grammaticale est attestée dès Aristophane qui, dans les Nuées (669-80), fait dire à Socrate qu'il faut remplacer les terminaisons féminines en -ος par -η. Il s'agit ici encore d'un débat sur la relation entre la forme et le sens - donc sur l'impositio, et non sur la régularité des schèmes flexionnels. 33 Sur ce mot, voir Blank 1998: 201-3.
36
ὀρθότης ὀνομάτων (objet du dialogue de Platon, le Cratyle). Or, si l'on peut
prouver qu'à l'époque de Platon on discutait du bon usage des mots et de leur
caractère approprié à leur nature, Lersch ne réussit pas à associer de façon
convaincante ces fragments philosophiques et la querelle analogie-anomalie:
l'objet de cette dernière est la morphologie et rien chez Varron ne nous indique une
origine philosophique à ce débat exclusivement morphologique. S'il est vrai que
Varron dit que Cratès s'est inspiré du περὶ ἀνωμαλίας de Chrysippe (fretus
Chrysippo, LL VIII, 1), rien ne permet de supposer une réflexion philosophique
préalable aux observations de Cratès sur l'hétérogénéité du langage, comme le fait
aussi Wachsmuth (1848), qui généralement paraphrase Varron en ajoutant «s'il
faut croire Varron». Aucun des témoignages d'auteurs philosophiques invoqués
par Lersch ne parle de morphologie, sauf celui de Démocrite qui prend comme
argument contre l'origine naturelle du langage l'exemple de l'irrégularité dans la
dérivation lexicale: διὰ τί ἀπὸ μὲν τῆς φρονήσεως λέγομεν φρονεῖν, ἀπὸ δὲ
τῆς δικαιοσύνης οὐκ ἔτι παρονομάζομεν;34 Mais il a aussi été établi par Varron
que jamais les analogistes n'ont prétendu étendre les règles de l'analogie à la
dérivation lexicale (VIII, 15). Ceci explique sans doute que les successeurs de
Lersch dans la recherche des origines de la querelle analogie-anomalie ne se soient
pas encombrés des auteurs philosophiques, dont on n'a pu établir l'impact chez nos
protagonistes. Mais les liens entre Cratès et les stoïciens35 nous enjoignent quand
34 «Pourquoi à partir de φρόνησις dit-on φρονεῖν alors que de δικαιοσύνη on ne dérive pas l'équivalent?» 35 Sur le prétendu stoïcisme de Cratès, voir Porter 1992: 85-7.
37
même à souligner leur contribution par deux de leurs concepts, ἑλληνισμός et
ἀνωμαλία.
Le développement du concept d'ἑλληνισμός est en effet plus significatif
que les notions philosophiques esquissées jusqu'ici. Une distinction entre
ἑλληνισμός, le bon grec, et le βαρβαρισμός ou le σολοικισμός, mauvais grec,
se trouve déjà chez Aristote36. Il importe tout d'abord de distinguer deux types de
ἑλληνισμός. Le premier est simplement géographique: il oppose le grec dans son
ensemble à ses manifestations locales, les διάλεκτοι. L'autre, celui qui nous
intéresse, est une forme de grec épuré (p.48) composé des expressions les mieux
attestées et, toujours selon Lersch, construit selon l'analogie, dans le but de
produire le discours le plus clair possible; son contraire serait le βαρβαρισμός ou
le σολοικισμός (cf. Sext. M I,176). Chez Diogène Laërce (Zeno, 40),
l'ἑλληνισμός est défini comme une des vertus du discours: Ἀρεταὶ δὲ λόγου εἰσὶ
πέντε, ἑλληνισμός, σαφήνεια, συντομία, πρέπον, κατασκευή. Ἑλληνισμὸς
μὲν οὖν ἐστι φράσις ἀδιάπτωτος ἐν τῇ τεχνικῇ καὶ μὴ εἰκαίᾳ συνηθείᾳ.37 Ce
texte est une autre bonne raison d'éliminer l'opposition ἀναλογία - συνηθεία:
l'usage en lui-même n'est pas irrégulier, puisqu'on oppose εἰκαία συνηθεία à
τεχνικὴ συνηθεία. Il existe donc un usage aléatoire, et un autre développé avec
art. Le terme ἀναλογία n'est encore que sous la plume de Lersch, mais on voit
clairement poindre l'idée d'un mode d'expression qui suit des règles dans
36 Rhet. III, 5; Poet. 22; Réf. Soph. 14. 37 «Il y a cinq vertus du discours: hellénisme, clarté, brièveté, convenance, agencement. L'hellénisme est une énonciation sans faille dans l'usage technique et non aléatoire.»
38
l'expression τεχνικὴ συνηθεία. Il reste impossible de déterminer quelle était la
portée de cet usage technique chez les stoïciens: est-ce le choix de mots, la
syntaxe, la morphologie qui sont désignés, ou simplement un des trois? Et surtout,
qui devait l'appliquer, et jusqu'où fallait-il pousser la technicité du langage? Peut-
être n'est-ce aussi qu'une simple façon de parler du langage spécialisé par
disciplines: l'usage des rhéteurs, l'usage des géomètres, des médecins, etc.38
Une forme de norme ayant été définie, on peut passer à l'exception,
l'anomalie. Le terme apparaît pour la première fois chez Chrysippe le stoïcien, qui
l'aurait utilisé dans le titre de son oeuvre déjà citée par Varron, LL VIII, 1.
Cependant, comme l'indique Varron, Chrysippe ne parle que de l'impositio des
noms, pas de declinatio. Cela reste suffisant pour Lersch pour forger le chaînon
manquant entre philosophes et grammairiens (comme Varron fretus Chrysippo).
Mais encore une fois, on se retrouve dans la même situation que celle où nous a
placés Varron: la réfutation de l'analogie aurait précédé son élaboration, puisque le
lien entre philosophie et grammaire aurait été accompli par un anomaliste. Ce ne
seraient pas les grammairiens comme Aristophane de Byzance qui, s'il fallait
chercher une origine philosophique à la querelle, s'appuyant sur une conception
naturaliste du langage (si l'on doit accepter les paires synonymes de Lersch),
auraient d'abord imaginé les schèmes flexionnels.
38 cf. Sext. M. 235.
39
Les grammairiens
Après avoir exploré les notions philosophiques qu'il jugeait utiles, Lersch est
prêt à s'attaquer aux éditeurs d'Homère. S'appuyant sur une notice de la Suda qui
fait de Zénodote le premier διορθωτής (bien que, comme il le remarque, les
scolies ne parlent que d'ἐκδόσις) il conclut que ce sont les soucis philosophiques
de l'ὀρθότης ὀνομάτων, ὀρθὸς λόγος, d'ἑλληνισμός et de συνηθεία qui ont
poussé Zénodote à corriger le texte d'Homère. Encore une fois, est-ce nécessaire,
même utile, d'inclure un vague souci philosophique pour expliquer un phénomène
somme toute assez simple? Zénodote, en lisant Homère, a été confronté à deux
problèmes liés à la langue d'Homère: celle-ci est d'une part évidemment différente
du langage des Grecs des époques classique et hellénistique et contient des mots
difficiles ainsi qu'une morphologie et une syntaxe exotiques; d'autre part Zénodote
a été un des premiers confrontés à une variété de manuscrits parmi les leçons
desquels il fallait choisir. Faut-il avoir lu le Cratyle de Platon ou la Rhétorique
d'Aristote pour rechercher un peu de clarté dans la poésie homérique et proposer
un texte corrigé?
Mais son analyse de l'activité éditoriale de Zénodote reste pertinente. Si ce
dernier a été souvent blâmé pour ses corrections arbitraires39, un exemple proposé
par Lersch (p.57) permet de comprendre son malaise, conséquence de sa
compréhension limitée de la langue homérique. Ainsi en δ70, Zénodote écrit
πευθοίαθ᾽οἱ ἄλλοι, alors qu'Aristarque choisit πευθοίατο ἄλλοι: c'est que 39 Cf. Pfeiffer 1968: 114.
40
Zénodote n'avait pas constaté, ou avait rejeté, que souvent chez Homère on
pouvait omettre l'article40. Ce n'est que grâce à la succession des générations de
savants et leur interaction qu'on a pu mieux comprendre la langue homérique et
publier de «meilleures» éditions.41
Après avoir passé en revue les autres grands éditeurs d'Homère, Aristophane
de Byzance, Aristarque et Cratès (sur lesquels nous reviendrons au prochain
chapitre), Lersch dresse une liste (sans souci historique) de quelques autres
grammairiens qu'il juge des analogistes d'après les quelques informations que nous
avons à leur sujet (p.73-77):
Ptolemaios l'Analogiste: Apollonios Dyscolos dans son περὶ συνδέσμων42
l'appelle Πτολεμαῖος ὁ ἀναλογητικός: un tel surnom montre, selon Lersch, à
quel point la querelle était répandue. Que quelqu'un pratique abondamment
l'analogie fait-il de lui un chaud partisan d'une doctrine analogiste? Les ὁμηρικοί
sont ils des partisans d'Homère? Comme un γραμματικός désigne quelqu'un qui
s'occupe des lettres, un ἀναλογητικός est quelqu'un qui s'occupe d'analogies.
Aristoclès. Cité par Varron (LL X, 9) où il passe pour avoir défini quatorze
déclinaisons. Encore une fois, ce que nous avons du De Analogia de César montre
assez bien qu'il n'était pas un analogiste doctrinaire et que le fait d'écrire sur un
sujet ne fait pas d'un auteur un partisan de l'objet de son étude et ne produit pas
automatiquement des partisans d'une école adverse.
40 Pour un plus ample traitement de l'activité éditoriale de Zénodote, voir Pfeiffer 1968: 111-114. 41 Voir aussi à ce sujet Nagy 2000. 42 Bekker, Anec. Graec. II: 508.
41
On pourrait prouver de la même façon que Didyme, qui est rapporté avoir
écrit un περὶ παρεφθορυίας λέξεως (= περὶ ἀνωμαλίας) est un anomaliste. Or il
passe plutôt pour un analogiste, pour avoir écrit un Περὶ τῶν ἡμαρτημένων
παρὰ τὴν ἀναλογίαν ou encore un Περὶ τῆς παρὰ ῾Ρωμαίοις ἀναλογίας.
Les disciples de Pindario (lui-même disciple d'Aristarque) auraient tenu des
propos similaires à la position de Varron sur l'analogie: Sextus M.1.202-3:
Ἀναλογία, φησίν, ὁμολογουμένως ἐκ τῆς συνηθείας ὁρμᾶται· ἔστι γὰρ
ὁμοίου τε καὶ ἀνομοίου θεωρία. Τὸ δὲ ὅμοιον καὶ ἀνόμοιον ἐκ τῆς
δεδοκιμασμένης λαμβάνεται συνηθείας43. Le commentaire de Lersch est
typique de la confiance qu'il accorde à Varron au sujet de l'existence de la
querelle: «Pindario war also einer von den Wenigen, die, wie Varro, sich zu
keinem der beiden Extreme verstanden, sondern behaupteten, Analogie und
Sprachgebrauch seyen im Grunde dasselbe, der bewährte Sprachgebrauch sey
nichts anders als die Analogie selber44.» (p.75). Il était pourtant facile de voir que
la position modérée de Varron, qui se présentait comme le premier à constater que
l'usage était constitué à la fois de formes analogiques et de formes anomales, avait
été clairement énoncée avant lui.
Que Varron se soit attribué illégitimement la définition la plus appropriée de
l'analogie ne signifie pas pour autant que la querelle qu'il relate est une création de
toutes pièces. Mais jusqu'ici, le survol de Lersch n'a apporté aucun indice de
43 «L'analogie, dit-il, procède de l'usage: il s'agit de l'observation du semblable et du dissemblable. Le semblable et le dissemblable sont extraits de la mise à l'épreuve de l'usage.» 44 «Pindario était donc un des rares qui, comme Varron, ne se positionnaient en faveur d'aucun des deux extrêmes, mais jugeaient plutôt que l'analogie et l'usage étaient au fond la même chose, que l'usage correct n'était autre que l'analogie elle-même.»
42
querelle, seulement de concepts contraires: qu'un grammairien parle d'analogie ou
d'anomalie ne signifie pas qu'il cherche à prendre l'un ou l'autre comme moteur
d'une doctrine linguistique. On a d'ailleurs jusqu'ici à peine aperçu le concept
d'anomalie. Il est donc normal qu'on ait fait grand cas d'un passage de Sextus (M I,
154) où celui-ci utiliserait le terme ἀνωμαλία dans le même sens que Varron,
c'est-à-dire «deviation from inflectional regularity45». Sextus mentionne ici que
Athènes, une seule ville, a un nom pluriel, et qu'il s'agit là d'une anomalie. Mais,
comme remarque Blank, cette «seule occurrence» n'a même pas le sens qu'on lui
accorde: l'exemple exposé par Sextus ne relève pas de l'irrégularité grammaticale,
mais philosophique: l'anomalie des stoïciens se rapporte à des
«situations in which words no longer corresponded to their meanings or their logical functions. [...] It is clear enough that, used in the Stoic sense, "anomaly" implies that there should be in fact a direct relation between the form and meaning of a word or utterance, but that this relation has in some cases been disturbed.»46
Ainsi le mot ἀθάνατος a une forme négative, mais un sens positif. Le seul espoir
de témoin positif du simple terme «anomalie» (dans son sens grammatical) chez
les Grecs était en fait basé sur une mauvaise interprétation.
Ceci nous ramène à l'importance de bien saisir dans son ensemble le
témoignage du Adversus Grammaticos de Sextus Empiricus. Lersch y avait
remarqué le premier l'utilisation du terme ἐμπειρία (par opposition à τέχνη) en
parlant de grammaire. Il supposait en fait deux approches possibles à la 45 Pinborg 1975: 109-110; il ajoute que c'est la seule occurrence dans toute la littérature grecque où le mot a ce sens. 46 1994: 152
43
grammaire: «... ob die Grammatik Alles rationell zu durchdringen, in Regeln
einzufassen, oder vielmehr nur ein Aggregat einzelner Bemerkungen aufzuhaüfen
habe, kurz ob sie eine τέχνη oder eine ἐμπειρία sey»47 (p.77). C'est la définition
de la grammaire par Dionysios le Thrace qui contient le fameux mot ἐμπειρία dès
le premier chapitre48: γραμματική ἐστιν ἐμπειρία τῶν παρὰ ποιηταῖς τε καὶ
συγγραφεῦσιν ὡς ἐπὶ τὸ πολὺ λεγομένων. La suite du texte expose les parties
de la grammaire: Μέρη δὲ αὐτῆς εἰσιν ἕξ· πρῶτον ἀνάγνωσις ἐντριβὴς κατὰ
προσῳδίαν, δεύτερον ἐξήγησις κατὰ τοὺς ἐνυπάρχοντας ποιητικοὺς
τρόπους, τρίτον γλωσσῶν τε καὶ ἱστοριῶν πρόχειρος ἀπόδοσις, τέταρτον
ἐτυμολογίας εὕρεσις, πέμπτον ἀναλογίας ἐκλογισμός, ἕκτον κρίσις
ποιημάτων, ὃ δὴ κάλλιστόν ἐστι πάντων τῶν ἐν τῇ τέχνῃ49. Plus encore, on
retrouve le même terme attribué à Cratès (Sext. M.1.79 = F 94B) dans sa définition
du κριτικός, qu'il ne faut pas confondre avec le γραμματικός : τὸν μὲν κριτικὸν
πάσης, φησί, δεῖ λογικῆς ἐπιστήμης ἔμπειρον εἶναι50. Ceci fait conclure à
Lersch que les anomalistes ont eu un impact marquant sur le développement de la
grammaire en convaincant la première génération des disciples d'Aristarque de
47 «Soit qu'on a pénétré la grammaire dans son ensemble par la raison, pour l'encadrer de règles, ou alors on a seulement accumulé un agrégat de remarques particulières. Bref, soit la grammaire est une τέχνη, soit elle est une ἐμπειρία.» 48 Uhlig 1883. 49 «La grammaire est l'expertise, le plus souvent possible, de ce qui est dit chez les poètes et les écrivains. Ses parties sont au nombre de six: la première est la pratique de la lecture en suivant la prosodie, la deuxième l'interprétation selon les figures poétiques de base, la troisième, l'explication simple des mots difficiles et des histoires, la quatrième, la découverte de l'étymologie, la cinquième, le calcul de l'analogie, le sixième, la critique des poèmes, qui est la meilleure partie de toutes dans cet art.» 50 «Le κριτικός doit être expérimenté dans toute la science linguistique.»
44
reconnaître que leur façon d'aborder la langue était la bonne (p.78). Il importe
donc, avant de continuer, de définir la méthode empirique.
Sextus et les empiristes, critiques des τέχναι
Dès l'époque des traités hippocratiques, les médecins argumentaient au sujet
de la nature de la connaissance médicale51. C'est qu'avec la montée de la pensée
philosophique, certains ont voulu promouvoir l'efficacité de leur pratique en
s'inscrivant en faux contre la médecine traditionnelle qui faisait appel à la magie et
à des forces surnaturelles, par une justification naturaliste et mécaniste: c'est ainsi
que serait apparue la τέχνη médicale. La méthode empiriste se serait développée
chez les médecins au IIIe siècle en réponse à cette médecine technique qui
intégrait des considérations philosophiques sur la nature des maladies et du corps
humain, se détournant, semble-t-il, de la bonne vieille méthode d'essai-erreur:
«The empiricists did not want to admit that logos ("theory" or "reason") had any
role in medical practice at all. Experience deriving from one's own observations
(teresis, autopsia) and from the records of other physicians' observations
(historia) were the totality of medicine.»52
Frede53, prenant comme source la Subfiguratio empirica de Galien54,
présente ainsi l'école empiriste, qui s'est définie en réaction contre l'école
rationaliste, qui voulait que la médecine fût basée sur une conception du corps
51 Frede 1987: 245. 52 Blank 1998: p.XXV-VI. 53 1987: 245 sq. 54 Deichgräber 1968.
45
humain et une définition de ses états normal et anormal, ce qui a mené à un vaste
éventail de théories dont l'utilité n'était pas manifeste. La distinction entre ces deux
types de professions, théorique et empirique, semble quand même précéder
l'apparition de ces «écoles» (Platon Lois 720a-c, 857c-d). Les empiristes devaient
donc prouver, d'une part, que l'expérience était une base suffisante pour une
pratique efficace de la médecine et, d'autre part, que les rationalistes avaient
échoué dans leur tentative de fonder la médecine sur des bases théoriques.
La rhétorique empirique fait d'abord une historique de sa discipline, qui
explique son efficacité actuelle:
«This story was supposed to show how human beings naturally were led to make certain observations about what is conducive or detrimental to health, how they would try again and again what had shown itself to be conducive to health, and how from a careful observation of all this there would grow an accumulated experience of sufficient richness and complexity to require people who would pay special attention to these matters, and how the experience of these people would grow, until it would fully account for the competence of the most successful doctors.»55
C'est donc l'ancienneté de leur pratique, dont l'expérience accumulée au fil des
générations s'est organisée naturellement, qui garantit le succès de leur méthode. Il
ne reste aux rationalistes pour se justifier que leur volonté d'expliquer pourquoi
une cure est efficace et une autre ne l'est pas. Mais les empiristes ajoutent que,
même si l'expérience n'explique pas pourquoi tel remède fonctionne contre telle
maladie, elle est suffisante pour déterminer quel remède est efficace contre telle
maladie: le médecin cherche l'utilité, pas l'explication.
55 Frede 1987: 247.
46
L'attaque contre les rationalistes porte sur la nature même de leur théorie:
une telle approche est purement spéculative, donc peut toujours être remise en
question. Plus encore, c'est toute forme de théorisation qui est rejetée: une théorie
fait appel à des entités qu'on ne peut observer et il n'y a pas de connaissance de ce
qui n'est pas observable. Dans le même ordre d'idées, ils rejettent même
l'anatomie: les observations pratiquées sur des cadavres ne peuvent s'appliquer à
des corps vivants.
Ces derniers arguments donnent une saveur sceptique à la position empiriste.
Mais il semble à Frede56 que les empiristes vont plus loin que les pyrrhonniens,
auxquels on les a traditionnellement associés: alors que ces derniers s'interrogent
sur la possibilité pour la raison de saisir ce qui n'est pas observable, mais acceptent
que la raison existe et qu'on en peut faire un usage correct ou incorrect, les
premiers empiristes rejettent simplement toute forme de raison dans la
connaissance médicale, que les faits soient observables ou non. «Thus the early
empiricists were not Pyrrhonean skeptics. They used a battery of skeptical
arguments against reason to come to the unskeptical conlusion not only that
theory-building is an empty and vain enterprise, but also that any use of reason is
to be avoided.»57 Cette position extrême semble toutefois s'être mitigée avec le
temps.
On doit tenir compte de cette évolution dans l'exposé de la méthode
empirique. Celle-ci ferait appel à trois procédés. 1- αὐτοψία : l'observation
56 1987: 248. 57 Frede 1987: 249.
47
personnelle; 2- ἱστορία: les observations accumulées par les autres; et enfin, au
cas où une maladie encore inattestée ferait surface, 3- κατὰ τὸ ὅμοιον
μετάβασις, traduit en anglais par «transition to the similar».58 Cette dernière
expression est expliquée ainsi par Blank59:
«This phrase describes a heuristic method common to rationalists and empiricists for moving from known cases to unknown ones, with the difference that the rationalist believes he is noting a similarity in the nature of the known and the new cases (e.g. this drug helped in illness A, illness A is similar in nature to illness B, thus this drug will also help in illness B), while the empiricist merely observes situations which present themselves to him similarly and then acts similarly.»
C'est évidemment ce dernier cas qui pose problème: l'empiriste extrême présenté
plus haut peut difficilement accepter un tel raisonnement; il y aurait même eu
débat chez certains d'entre eux sur la légitimité de ce procédé et Cassius aurait
écrit un livre démontrant que Sérapion, un des principaux théoriciens de
l'empirisme, n'avait ni inclus ce raisonnement dans sa définition de la méthode
empiriste, ni utilisé dans sa pratique.60
Il convient donc d'établir une chronologie générale du développement de la
méthode empirique. Frede prend pour point de départ la Rhétorique de Philodème
(27-28), où l'on apprend qu'au début du IIIe siècle av. J.-C. la rhétorique et la
politique étaient considérées comme une affaire d'expérience (τριβή) et d'ἱστορία.
Si, comme le croit Frede, c'est cette conception qui a donné naissance à
l'empirisme médical, ce passage confirme que c'était là la position des premiers
58 Frede 1987: 249; Blank 1998: XXVI. 59 1998: 239-40, commentaire à Sext. M.216. 60 Frede 1987: 250-1
48
empiristes.61 C'est l'influence du pyrrhonisme qui aurait poussé l'intégration de la
rationalité, du troisième "outil" des empiristes. L'époque de ce changement repose
cependant sur une conjecture:
«If it is true, as it is usually assumed, that the famous Empiricist physician Heraclides of Tarentum is identical with the teacher of the philosopher Aenesidemus, who gave Pyrrhonean skepticism its detailed form, the process may have started as early as 100 B.C. with Heraclides of Tarentum. It certainly was in full progress in the second century A.D., when the main representatives of the Empirical school of medicine, Menodotus, Theodas, and Sextus Empiricus, at the same time were the main representatives of Pyrrhonean skepticism.»
L'apparition de l'expression κατὰ τὸ ὅμοιον μετάβασις chez Sextus
Empiricus (dans un contexte "analogique", même si ledit contexte ne nous permet
pas de prendre l'expression comme synonyme d'analogie) nous ramène à
l'importance de ce dernier comme source de la querelle. On a remarqué depuis le
début de ce chapitre l'abondance de sources grammaticales qui sont tirées du
Πρὸς Γραμματικοὺς de Sextus (Μ Ι). Jusqu'ici les chercheurs se sont contentés
d'isoler les témoignages en fragments sans porter attention aux contexte général de
ces citations qui sont pourtant concentrées dans un nombre relativement restreint
de pages. Il est bon de noter que c'est un ouvrage entier consacré à la réfutation de
la faisabilité et de la technicité de la grammaire et de ses parties. On survolera
donc les parties qui ont trait à la définition de la grammaire comme τέχνη ou
ἐμπειρία et au passages s'attaquant à l'analogie et à l'ἑλληνισμός.
61 Frede 1987: 251.
49
Le Adversus Grammaticos de Sextus Empiricus
La réfutation de la grammaire chez Sextus commence, comme dans tout bon
traité, par une définition. La grammaire peut avoir un sens général (κοινῶς) ou
spécialisé (ἰδίως) (M.1.44). Le premier n'a pas à être attaqué, puisque tous en
reconnaissent l'utilité: c'est l'art de lire et d'écrire, que Sextus baptise
γραμματιστική (49-56). C'est l'autre sorte de grammaire qui pose problème,
ἰδιαίτερον δὲ ἐντελὴς καὶ τοῖς περὶ Κράτητα τὸν Μαλλώτην Ἀριστοφάνην
τε καὶ Ἀρίσταρχον ἐκπονηθεῖσα62 (44 = T7B). Il est difficile de ne pas
remarquer que Cratès est placé aux côtés des deux grammairiens canons
d'Alexandrie comme un des fondateurs de la grammaire spécialisée. La définition
de base est celle de Dionysios de Thrace au début de sa τέχνη γραμματική (1):
γραμματική ἐστιν ἐμπειρία τῶν παρὰ ποιηταῖς τε καὶ συγγραφεῦσιν ὡς ἐπὶ
τὸ πολὺ λεγομένων. Nous avons déjà cité l'opposition de Ptolémée le
Péripatéticien (p.25) à cette doctrine, mais jusqu'ici personne n'a souligné le
commentaire de Sextus à cette objection: sans doute Dionysios utilise-t-il le terme
ἐμπειρία dans un sens plus général, comme synonyme de τέχνη. Ptolémée aurait
mal interprété la définition, οὐ συνορῶν ὅτι τάττεται μὲν καὶ ἐπὶ τέχνης
τοὔνομα, καθὼς ἐν τοῖς ἐμπειρικοῖς ὑπομνήμασιν ἐδιδάξαμεν, ἀδιαφόρως
τοῦ βίου τοὺς αὐτοὺς ἐμπείρους τε καὶ τεχνίτας καλοῦντος63 (61-4). Blank64
62 «celle qui a été élaborée dans sa forme achevée par les disciples de Cratès, Aristophane et Aristarque» 63 «ne voyant pas que l'on applique ce mot à la τέχνη, comme nous l'avons montré dans nos Commentaires empiriques, la vie appelant les mêmes personnes ἐμπείροι et τεχνίτες sans distinction» 64 1998: 130.
50
indique qu'une influence de la médecine empiriste n'est pas impossible. Les deux
positions sont attestées, apparemment indépendantes de Sextus, dans les scholies
au passage cité.
L'attaque porte d'abord sur un point manifestement très faible de la
définition: ὡς ἐπὶ τὸ πολύ (66-72), qui dénote une certaine insécurité chez
Dionysios face à l'ampleur de la tâche du grammairien. Asclépiade de Myrléa
blâme Dionysios pour la même raison et, suivant Ptolémée, définit la grammaire
comme τέχνη τῶν παρὰ ποιηταῖς τε καὶ συγγραφεῦσιν λεγομένων (72-73),
dévoilant son flanc à une autre attaque de Sextus qui saute sur l'occasion pour
montrer l'impossibilité de connaître tout ce qui a été dit par les poètes et les
écrivains (de prose) (74-5). Vient ensuite la définition de Charès65 (76): «φησὶ
γραμματικὴν ἕξιν εἶναι ἀπὸ τέχνης <καὶ ἱστορίας> διαγνωστικὴν τῶν
παρ᾽Ἕλλησι λεκτῶν καὶ νοητῶν ἐπὶ τὸ ἀκριβέστατον, πλὴν τῶν ὑπ᾽ἄλλαις
τέχναις.»66 C'est ici que se place la fameuse définition par Cratès du travail du
κριτικός par rapport à celui du γραμματικός, distinction que semble utiliser selon
lui Charès: «τὸν μὲν γραμματικὸν ἁπλῶς γλωσσῶν ἐξηγητικὸν καὶ
προσῳδίας ἀποδοτικὸν καὶ τῶν τούτοις παραπλησίων εἰδήμονα· παρὸ καὶ
ἐοικέναι έκεῖνον μὲν ἀρχιτέκτονι τὸν δὲ γραμματικὸν ὑπηρέτῃ»67 (77-79). La
définition de Charès est aussi vulnérable que celle d'Asclépiade: c'est un labeur de
65 ou Chaeris, voir Blank 1998: 137-8. 66 «La grammaire est la maîtrise la plus précise possible par τέχνη <et ἱστορία> de ce qui est dit et pensé par les Grecs, sauf en ce qui a trait aux autres τέχναι» 67 «Le grammairien ne fait qu'expliquer des mots difficiles et agencer la prosodie et connaître des choses de ce genre. C'est pourquoi le critique se compare à l'architecte et le grammairien à l'ouvrier.»
51
dieu de maîtriser ce qui est dit ou pensé par tous les Grecs: le langage reste une
chose illimitée et changeante (80-83). Sextus critique de la même façon la
définition de Demetrius Chlorus68 (84-90). À la lumière de ces définitions, Blank69
remarque qu'au IIe siècle av. J.C., on se demande quel est le champ d'action de la
grammaire: quel est son objet (poésie, prose, langue vulgaire) et jusqu'où peut elle
aller: peut-elle expliquer une partie, l'ensemble ou plupart des phénomènes
linguistiques?
Il n'est pas nécessaire d'interpréter ἐμπειρία dans son sens populaire pour ne
pas juger inévitable l'apport de la méthode empiriste au développement de la
grammaire. Si l'on suppose qu'avant Cratès et sa supposée méthode empirique les
savants alexandrins se passaient d'observation, comment pouvait-on parler même
d'analogie? Comment remarquer même que certains mots se déclinent de la même
façon sans observation? Est-ce que l'empirisme radical, tel qu'on le suppose à
l'époque d'Aristarque et Cratès70, pouvait, après avoir éliminé toute forme de
considération rationelle, apporter quelque chose à la méthode des alexandrins?
Rien n'indique non plus qu'Aristophane ou Aristarque aient appliqué ou prêché une
forme de rationalisme qui ne tenait pas compte de l'observation de l'usage -
l'attitude qui justifierait une attaque de la part d'un empiriste. Les définitions
rapportées par Sextus ne changent pas de toute façon la nature du travail du
grammairien: le problème porte sur la façon de nommer (ἐμπειρία, τέχνη, ἕξις) la
68 γραμματική ἐστι τέχνη τῶν παρὰ ποιηταῖς τε καὶ τῶν κατὰ τὴν κοινὴν συνηθείαν λέξεων εἴδησις. «La grammaire est la τέχνη de ce qui se trouve chez les poètes et la connaissance des mots dans l'usage commun» 69 1994: 157 70 Voir la citation de Frede, plus haut, p.45.
52
grammaire, pas sur la façon de la pratiquer. Comme dit Varron au sujet de
l'analogie et de l'anomalie: «potius de verbo quam de re controversia» (X,6).
Sextus, suivant sa propre division de la grammaire en deux parties, τὸ
τεχνικόν et τὸ ἱστορικόν (91-96), place la notion d'ἑλληνισμός (traitée de 176 à
240) dans la première. Sextus reconnaît l'importance de la pureté du langage
(καθαρότης), pureté pouvant être obtenue de deux façons: l'une, qui n'est pas à
réprouver, procède par observation et assimilation de l'usage commun71; l'autre, à
laquelle s'attaque Sextus, est dissociée de l'usage et procède par analogie
grammaticale72 (176). Les exemples choisis par Sextus pour illustrer ces deux
approches sont étonnants: celui qui suit l'usage dira Ζεύς, Ζηνός, Ζηνί, Ζῆνα
tandis que celui qui suit l'analogie grammaticale fera Ζεύς, Ζεός, Ζεΐ, Ζέα (177).
La ressemblance est frappante avec les formes absurdes Marspitrem, Juppitrem
dérivées par Varron en VIII, 33 et on s'étonne aussi de l'absence des formes
classiques Διός, Διί, Δία; plus près de Varron encore, qui, au même passage,
qualifie l'analogiste qui utiliserait ces formes de pro insano reprehendendus,
Sextus ajoute (178) que celui qui adopte la méthode analogique est près de la folie
(μανίας ἐγγὺς ἐστίν) en allant contre l'usage. Remarquons que les formes Ζεός
etc. ne sont pas plus attestées que Juppitrem73.
Suivent quelques considérations générales, qu'on peut appliquer à bien des
arts. Une τέχνη περὶ ἑλληνισμόν doit avoir des principes, soit techniques, soit
71 κατὰ τὴν ἑκάστου τῶν Ἑλλήνων συνηθείαν ἐκ παραπλασμοῦ καὶ τῆς ἐν ταῖς ὁμιλίαις παρατηρήσεως. 72 κεχωρισμένος τῆς κοινῆς ἡμῶν συνηθείας καὶ κατὰ γραμματικὴν ἀναλογίαν δοκεῖ προκόπτειν. 73 Sur ces passages voir Blank 1998: 210-212.
53
non-techniques. S'ils ne sont pas techniques, il ne peut y avoir que l'usage; s'ils le
sont, ils doivent venir d'une autre technique, elle-même basée sur les principes
d'une autre technique, ad infinitum (180-1).74 À côté de ces ἀρχαί que Sextus ne
définit pas, doit se trouver un critère pour éprouver les résultats de cette technique:
δεήσει κριτήριόν τι ἡμᾶς ἔχειν εἰς τὴν ταύτης δοκιμασίαν (182), un critère qui
ne peut être technique (pour éviter une régression à l'infini). Il ne reste donc que
l'usage. Remarquons ici que Sextus, en distinguant les deux sortes d'hellénisme
(177), oppose l'analogie à l'usage, comme si imiter l'usage n'était pas analogique:
ce qui change, entre ces perspectives opposées, ce n'est pas la place de l'analogie,
c'est son critère (ce à partir de quoi elle est définie), comme on le voit ici.
La confusion règne dans le choix de ce critère. Si celui-ci est évident, il n'y a
pas lieu d'enseigner ce qu'est le bon grec, puisque tous l'accepteront d'emblée. S'il
ne l'est pas, il faut chercher un critère naturel ou encore une fois se fier à l'usage;
mais, puisque que l'usage n'est pas constant (on dit, par exemple τὸ τάρισκος à
Athènes, mais dans le Péloponnèse on dit ὁ τάρισκος) il n'y a pas de critère
naturel (184-7). Puisqu'il serait arbitraire de déterminer telle ou telle personne
comme référence, il faut imiter l'usage de la majorité (188). Il n'y a pas non plus
besoin d'analogie pour observer l'usage populaire: celui qui parle bien ne le fait pas
parce qu'il comprend l'analogie, mais parce qu'il est habitué à l'usage (τριβεὶς ἐν
συνηθείᾳ, 190); les gens sont d'ailleurs peu nombreux à connaître cette analogie
et à parler selon elle (191-4).
74 Cet argument (assez mauvais et dont les principes sont obscurs) peut évidemmment s'appliquer à toute forme de technique.
54
On recherche l'ἑλληνισμός pour deux raisons: la clarté (σαφηνεία) et
l'aisance (προσηνεία - sens difficile à interpréter: se rapporte probablement à
l'aspect naturel du langage, qui est le plus propice à ne pas nous faire avoir l'air fou
par des tournures artificielles75). Évidemment c'est par l'imitation de l'usage qu'on
atteint mieux ces fins: celui qui utilisera la forme alambiquée Ζεΐ ne sera pas
compris et aura l'air fou (194-196).
Il semble à Sextus que de toute façon, les analogistes prennent déjà pour
base l'usage, malgré ce qu'ils sont censés prétendre. Ainsi si on se demande s'il
faut dire χρῆσθαι ou χρᾶσθαι, l'analogiste répondra que χρῆσις et κτῆσις sont
analogues et, puisque l'usage a consacré κτᾶσθαι, il faut dire χρᾶσθαι (197-9);
Sextus conclut par une définition de l'analogie: ὁμοίων πολλῶν ὀνομάτων
παραθέσις, τὰ δε ὀνόματα ταῦτα ἐκ τῆς συνηθείας76. Ainsi le grammairien qui
rejette l'usage rejette aussi l'analogie, puisque celle-ci découle de celle-là (200-
204). Suit une critique de ceux qui prennent Homère comme critère de l'analogie
(205-8).
Les analogistes se retrouvent aussi dans une impasse en définissant les deux
types de fautes: le barbarisme est une faute par rapport à l'usage dans un seul mot
(παράπτωσις ἐν ἁπλῇ λέξει παρὰ τὴν κοινὴν συηθείαν) et solécisme est une
faute inhabituelle par rapport à l'agencement des mots, et incohérente
(παράπτωσις ἀσυνήθης κατὰ τὴν ὅλην σύνταξιν καὶ ἀνακόλουθος) (210-3).
Sextus se moque des grammairiens qui encore une fois sont contraints de faire
75 Blank 1998: 222-3. 76 «Comparaison de nombreux mots semblables; ces mots viennent de l'usage.»
55
appel à l'usage dans leur définition de la rectitude linguistique. Ainsi, en enlevant
la notion d'usage de la définition du solécisme, on ne pourrait écrire Ἀθῆναι καλὴ
πόλις à cause de son sujet pluriel et de son attribut singulier (214-8).
Ensuite, par κατὰ τὸ ὅμοιον μετάβασις, Sextus montre que l'analogie ne
pouvant fonctionner pour l'imposition des mots, elle ne peut fonctionner pour la
flexion (217), puis souligne à nouveau les liens entre analogie et usage (218-20, cf.
180 sq.).
On a vu plus haut qu'un problème des premiers grammairiens était
l'universalité de leur science. Sextus emploie le même argument contre l'analogie
comme critère de l'hellénisme. Il nie d'abord tout simplement que leurs
θεωρήματα soient καθολικά, parce que ce n'est pas tout le monde qui les
accepte; pour que le précepte soit universel, il doit être découvert par observation
de toutes les occurrences de tous les noms, ce qui est impossible; et les
grammairiens ne peuvent répondre que la majorité des cas suffit pour en
représenter l'ensemble inaccessible. Il y aura de toute façon toujours des
exceptions, puisque la nature en offre en abondance (221-8). Les grammairiens
reconnaissent d'ailleurs la multiplicité des usages (du moins celle entre dialectes, si
l'on se fie aux exemples de Sextus). Il leur échoit donc d'en choisir un comme
modèle. Pour Sextus, la solution est simple: il s'agit d'adapter son langage à son
interlocuteur. On parlera donc à son esclave en utilisant la langue populaire, à un
érudit, un langage plus raffiné, parce que l'homme moyen se moque de la langue
raffinée et l'érudit, de la langue populaire; au philosophe avec le vocabulaire du
56
philosophe, au géomètre, avec celui du géomètre puisqu'ils ont chacun un lexique
qui leur est propre (229-235).
Sextus conclut enfin par quelques exemples qui montrent que le critère
inévitable de l'analogie, l'usage, est lui-même rempli d'anomalies. Les exceptions
auxquelles Varron nous a longuement exposés refont surface ici: nombre de mots
ont des nominatifs identiques qui ont des cas obliques différents (236-9).77
Empirisme et grammaire: le travail du grammairien à l'époque de la querelle
À la lumière de la charge de Sextus, le livre VIII du De Lingua Latina de
Varron prend une autre couleur, celle d'une attaque empiriste contre la
grammaire78, non plus d'une querelle entre grammairiens. Des traces étaient
détectables chez Varron. Ainsi Cratès est-il appelé nobilis grammaticus (LL, 9.1),
tout en étant associé à ce qui ressemble bien plus à une école antigrammaticale
qu'à une école rivale des Alexandrins. Ce malaise fut confirmé chez Sextus qui
place Cratès à côté d'Aristophane et d'Aristarque, dans le groupe de ceux qui ont
formé la grammaire dans son sens (sur-)spécialisé, celle qui est attaquée dans le
Adversus Grammaticos I de Sextus. D'autre part, des similiarités frappantes entre
l'argumentation du grammairien «anomaliste» de Varron et celle de Sextus
l'Empiriste ne peuvent être négligées: la crainte d'avoir l'air fou qui revient tout au
long des deux textes, l'exemple avec les formes absurdes du nom de Jupiter/Zeus,
77 Le même texte est résumé plus schématiquement chez Lersch 1838: 86-88. 78 C'est aussi la conclusion de Blank 2005.
57
la confusion au sujet de l'usage (utilisé comme synonyme d'anomalie plutôt que
comme entité comprenant des régularités et des irrégularités), les exemples tirés de
nominatifs identiques avec cas obliques différents, l'absence d'analogie dans la
création lexicale. Les autres arguments de Sextus relèvent de l'écrit polémique
auquel nous sommes habitués depuis les sophistes (comparons-les par exemple au
Traité du Non-Être de Gorgias où le lecteur est constamment amené à choisir entre
deux possibilités qui mènent chacune à une aporie) et attaquent la grammaire dans
son ensemble et plus encore sur son statut de τέχνη. De plus, jamais Sextus ne
prétend que la grammaire est une ἐμπειρία, et jamais il n'associe Cratès aux
empiristes, sauf en citant que le κριτικός doit être ἔμπειρος de toute la
connaissance linguistique - et il est clair ici qu'on a affaire au sens banal de
ἐμπειρία comme synonyme d'expertise.
Pourquoi alors Cratès estiil présenté comme un anomaliste chez Varron? La
solution est rhétorique. On trouve en effet dans la littérature médicale empiriste
des attaques qui utilisent les désaccords entre rationalistes pour justifier leur
pratique: si ces derniers ne peuvent s'entendre entre eux, il n'y a pas de raison de
les écouter79. C'est ce procédé que semble utiliser la source de Varron au livre
VIII, prenant des objections ponctuelles, très ponctuelles si l'on se fie aux
mentions directes de Varron, pour attaquer l'ensemble de la prétendue doctrine:
une fois Cratès demande à Aristarque pourquoi on ne décline pas les noms de
lettres (8.63-5); une autre fois on voit Cratès remarquer que des noms au même
79 Blank 1998: XXVII, 2005: 233.
58
nominatif ont des vocatifs différents (8.68). Cet exemple, souligne Blank80, est
attribué à Cratès, mais pas l'argument global, qui est introduit par l'habituel pluriel
indéfini (ici: rogant). En somme, Sextus, en nous fournissant un parallèle au texte
de Varron, bien loin de confirmer l'existence de la querelle, nuit à la crédibilité du
De Lingua Latina VIII en éliminant la possibilité que Cratès ait été l'anomaliste à
son origine.
Il est aussi imprudent de conclure que Cratès s'opposait à Aristarque par son
approche empiriste de la grammaire: ceci mènerait à la supposition que les savants
alexandrins ne se fiaient pas à leurs observations sur l'usage pour créer des
schèmes flexionnels, en somme qu'ils travaillaient a priori, et qu'il fallait le bon
sens d'un empiriste pour les rappeler à l'ordre. Ce qui à son tour est tout à fait en
contradiction avec l'activité essentielle des grammairiens de l'époque d'Aristarque,
c'est-à-dire le travail sur les grands auteurs anciens, dans sa forme canonique
d'interprétation, et tout particulièrement, en ce qui nous concerne, d'édition des
textes homériques. Cet aspect du travail des Alexandrins et des Pergaméniens a été
négligé jusqu'ici dans le traitement de la querelle. On connaît pourtant depuis
Lersch le lien théorique entre analogie et diorthose (que nous définirons avec plus
de précision au prochain chapitre). Ce dernier81 cite des scholies à Dionysios le
Thrace dans sa division de la grammaire en six parties: l'exercice de la lecture en
respectant la prosodie, l'interprétation du sens d'après les figures poétiques,
explication des allusions mythologiques et historiques et des mots difficiles,
80 1998: XXXVII. 81 1838: 78-9.
59
découverte de l'étymologie, explication de formes par l'analogie (ἀναλογίας
ἐκλογισμός)82, critique des poèmes (i.e. déterminer s'ils sont dignes d'être pris
pour modèles). C'est évidemment la cinquième qui nous intéresse, ἀναλογίας
ἐκλογισμός. Une première scholie va comme suit: Μαθὼν ὁ εἰσαγόμενος τὰ
προειρημένα, καὶ ἔμφρων γενόμενος, ἄρχεται καὶ περὶ τέχνην
καταγίνεσθαι, καὶ πυνθάνεσθαι τί δήποτε μῆνιν λέγομεν καὶ οὐχὶ μήνιδα83.
Τὸ οὖν πέμπτον μέρος ἐστὶν ἡ ἀκριβὴς τῶν ὁμοίων παράθεσις, δι᾽ἧς
συνίστανται οἱ κανόνες τῶν γραμματικῶν - - ἐπὶ πάντων οὖν τῶν ὀνομάτων
καὶ τῶν ῥημάτων καὶ τῶν μερῶν τοῦ λόγου ἀκριβῶς ζητοῦντες, καὶ τὰ
ὅμοια τοῖς ὁμοίοις παρατιθέμενοι, τοὺς κανόνας ἀσφαλῶς ἀποφαινόμεθα.
τοῦτο ἐστι τὸ πέμπτον μέρος τῆς γραμματικῆς. ἰδοῦ συμπεπλήρωται τὸ
διορθωτικόν.84 La définition de base et ses six parties montrent très bien que
l'activité du γραμματικός portait d'abord sur les textes anciens et que l'analogie a
selon toute vraisemblance tiré son origine du travail éditorial sur le texte
d'Homère. À l'époque de Dionysios le Thrace85, il semble donc que la grammaire
soit encore limitée à notre lecture lente. Ainsi di Benedetto86:
82 L'expression ἀναλογίας ἐκλογισμός est traduite «setting out of grammatical paradigms» par le LSJ. Dans le contexte qui nous intéresse, celui de la grammaire comme discipline encore indissociable de l'édition et l'interprétation des textes, cette définition n'est pas appropriée. 83 «Celui qui s'introduit à cette discpline, ayant appris ce qui a été dit, devenu connaisseur, commence à s'occuper de technique, et à se demander pourquoi on dit μῆνιν et non pas μήνιδα.»On reconnaît évidemment le premier mot de l'Iliade. 84 «La cinquième partie de la grammaire est la juxtaposition précise des semblables, par laquelle sont constitués les règles des grammairiens - en recherchant avec précision dans tous les noms, tous les verbes et toutes les parties du discours, et mettant côte à côte les semblables avec les semblables, nous exposons les règles avec certitude. C'est-à-dire que la cinquième partie de la grammaire accomplit la correction.» 85 1990. Les problèmes d'authenticité de la τέχνη γραμματική ne nous ont pas échappé. Ce qui importe ici c'est qu'il y eut, parmi les disciples d'Aristarque, un Dionysios de Thrace qui définissait la grammaire comme nous l'avons cité, en six parties. C'est la suite du traité, à partir du paragraphe
60
«Actually of the six Dionysian parts it was only the first, that concerning ἀνάγνωσις, which could interest the boys of the school to whom the "Techne" was directed; the other five parts belonged to a level which was not of a school of about the 4th century A.D. (and instead were essential for the philological-grammatical activity of an Aristarchus' pupil in the 2nd-1st century B.C.).»
Ceci correspond d'ailleurs au récit de Suétone sur la venue de Cratès à Rome:
après que les Romains eurent été été initiés par lui à l'étude de la grammaire, ceux-
ci se sont précipités sur d'anciens textes et se sont mis à les corriger et à les
commenter (De Grammaticis et Rhetoribus II = T 3 B).
À défaut d'avoir pu trouver des traces de la querelle analogie-anomalie chez
les grammairiens grecs, les savants avaient essayé de l'appuyer sur d'autres
oppositions antiques. Ainsi on a cherché en vain dans l'opposition philosophique
νόμος/θέσις une origine à la querelle; les recherches de Platon sur la rectitude des
noms n'est peut-être pas étrangère au développement du concept d᾽ἑλληνισμός
qui, s'il est très présent dans la polémique de Sextus, n'a pourtant laissé aucune
trace dans le De lingua latina Varron. La notion d'anomalie apparaît aussi pour la
première fois dans la philosophie mais rien ne nous permet, sauf deux mots de
Varron, de faire le lien entre cette notion stoïcienne d'anomalie et la prétendue
théorie grammaticale de Cratès. On a pu voir ensuite qu'à Alexandrie, avec
Zénodote, se développe le souci de corriger Homère, souci qui ne découle pas
3 qui passe pour une compilation du IVe siècle ap. J.-C. Voir di Benedetto 1958-9 et 1990. Les scholies sont évidemment plus tardives mais elles confirment un fait évident à la lecture des scholies à Homère, comme nous le verrons: l'analogie a joué une part importante dans la diorthose de la poésie homérique. 86 1990: 39.
61
nécessairement des concepts d'ἑλληνισμός ou de ὀρθὸς λόγος. Après qu'aient été
exclus du débat quelques noms de grammairiens dont les titres d'oeuvres
fragmentaires auraient pu nous laisser croire qu'ils étaient analogistes, il a fallu
s'attaquer à la thèse selon laquelle l'argumentation anomaliste relèverait d'une
école empiriste en grammaire. Un exposé de la méthode empiriste en médecine a
pu démontrer qu'une attaque de grammairiens empiristes contre les analogistes
n'était pas probable, puisque la méthode analogiste était déjà basée sur
l'observation et était beaucoup plus flexible que ne le prétendent ses critiques. Une
attention détaillée à la critique d'un empiriste montre assez bien que les arguments
utilisés par les «anomalistes» de Varron ne sont pas ceux d'un grammairien, mais
d'un sceptique qui s'attaque à la grammaire dans son ensemble. La définition de la
grammaire par Dionysios le Thrace montre enfin qu'à l'époque où est censée se
situer la querelle, la grammaire était confinée encore à la lecture des auteurs
classiques, surtout Homère; il devient donc improbable qu'un Aristarque ait voulu
imposer sa grammaire prescriptive basée sur une analogie radicale à l'usage
commun. Nous disions à la fin du chapitre précédent, après l'analyse des trois
livres pertinents du De Lingua Latina, que le problème ne se trouvait pas dans le
camp analogiste, mais chez les anomalistes. Plus précisément, c'est la présentation
de la doctrine analogiste par ses adversaires qui semble être le noeud du problème:
en voulant prouver par l'absurde que les grammairiens disaient n'importe quoi, les
empiristes ont simplement exagéré les présupposés et la portée prétendue de
62
l'analogie qui, comme nous le verrons au prochain chapitre, est d'abord et avant
tout un outil du grammairien lecteur et interprète des textes classiques.
63
Chapitre 3 Analogie, anomalie et diorthose
Puisqu'il a été démontré que, pour des raisons historiques et conceptuelles,
un désaccord ne peut avoir existé entre Aristarque et Cratès sur l'application d'une
grammaire normative à la langue parlée, encore moins résultant d'une approche
empirique opposée à une approche technique de la grammaire, il faut maintenant
tenter de retracer le débat là où il est posible qu'il ait eu lieu, c'est-à-dire dans
l'activité éditoriale de nos protagonistes.
De Zénodote à Aristarque
Nous avons déjà mentionné que Zénodote passe pour le premier διορθωτής
(Suidas), mais que les scholies ne parlent que de son ἔκδoσις; cette distinction ne
semble pas importante. L'ἔκδοσις est en effet la publication du texte et la
διόρθωσις en est la correction; le second est donc la méthode qui mène au
premier et il est inimaginable que les philologues alexandrins se soient contentés
de piger un manuscrit pour le publier tel quel87. La question des manuscrits
accessibles aux philologues des grandes bibliothèques n'est par contre pas réglée,
pas plus que l'utilisation qu'on en faisait. Certains ont adopté une position
extrêmement sceptique, position qui se traduit dans leurs éditions d'Homère par
87 Il reste toutefois Antimaque, dont l'édition est souvent citée dans les scholies, sans qu'on parle de lui comme διoρθωτής, cf. Pfeiffer 1968: 94. Mais le but ici n'est pas de prouver que Zénodote fut le premier διoρθωτής, mais qu'il a proposé un nouveau texte d'Homère en comparant différents manuscrits et en appliquant sa propre critique; cf. Pfeiffer (1968: 110); Antimaque, dans tous les cas, fait figure d'exception et son édition, manifestement consultée par les Alexandrins, ne fait pas partie de leur tradition.
64
une attitude méprisante envers les leçons transmises par les savants alexandrins88.
C'est-à-dire que les choix de ceux-ci auraient été de nature purement
conjecturale89; s'il ne fait aucun doute que le travail d'édition d'Homère ait inclus
une part de conjectures, l'accumulation de manuscrits contenant des copies
d'origines diverses des textes homériques à Alexandrie et à Pergame, bien
attestée90, aurait été sans intérêt pour les éditeurs de l'époque91. Bref, comme
l'énonce Montanari92:
«The extent and role of either aspect of the Alexandrian grammarians' philological work should not be taken in isolation from the other, indeed should not even be excessively emphasized: to think in terms of mere conjectures without any manuscript variants, or of no conjectures and mere manuscript variants, are both extreme and highly implausible alternatives.»
Lorsqu'on parle d'une édition alexandrine ou pergaménienne d'Homère, on ne peut
prendre pour acquis que nos philologues aient chacun produit leur nouveau texte
pour le distribuer au grand public. Il est clair d'après les sources que les corrections
qu'on y proposait étaient destinées aux autres philologues93. Il n'était pas question
non plus de modifier radicalement un texte qui avait une forme classique, une
vulgate (κοινή):
«Generally speaking, the received texts were revered, whatever their imperfections. No obstacle to easy comprehension was so great that it might not, simultaneously, conceal a scrap of authentic Homer: Flaws were encased in an approving tradition like obscure flecks in
88 Nagy 2000. 89 Pour les références, voir Montanari 1998: 1 n.1. 90 Cf. Pfeiffer 1968: 94 «αἱ κατὰ πόλεις» ou «ἀπὸ πόλεων» sc. ἐκδόσεις. 91 Pour une argumentation plus complète allant dans le même sens pour Aristarque, voir Nagy 2000. 92 1998: p.2 93 McNamme 1981.
65
prehistoric amber. Scholarly practice, steeped in suspicion, only mirrored this bias.»94 Le texte ainsi corrigé ne devait donc pas contredire cette vulgate, mais quand
même contenir les choix (conjectures ou variae lectiones) de leurs éditeurs. Ceci
nous mène à un autre débat, à savoir quelle était la forme matérielle de ces
ἐκδόσεις. La forme qui nous vient le plus spontanément à l'esprit, celle d'un texte
réécrit par un Zénodote ou un Aristarque, a été mise en doute depuis Pfeiffer et il
semble de plus en plus probable que Zénodote ait sélectionné un manuscrit pour y
mettre ses annotations, de même pour Aristophane de Byzance; quant à
Aristarque, l'incertitude règne depuis le fameux ouvrage de Lehrs, De Aristarchi
studiis homericis, Leipzig, 1865.95 Cratès, pour sa part, dans le cas d'Homère est
toujours cité dans les scholies pour avoir publié des διορθωτικά et/ou des
Ὁμηρικά: si ces deux titres doivent être compris séparément, les premiers doivent
contenir des remarques de nature éditoriale et grammaticale, les seconds, ses
fameuses interprétations allégoriques. Il semble donc que, dans le vocabuaire
philologique d'époque hellénistique, éditer un texte ne signifiait pas
nécessairement en diffuser un nouveau; les commentaires séparés ou les notes
marginales aux manuscrits déjà existants suffisaient comme support aux travaux et
aux débats de nos grammairiens. La recherche prenait donc toujours pour point de
départ la vénérable vulgate.
Une édition corrigée d'Homère devait, naturellement, être composée de
corrections ponctuelles à l'intérieur des vers, mais aussi d'athétèses. Ce dernier 94 Porter 1992: 68. 95 Pour un survol des ἐκδόσεις de ces trois éditeurs, voir Montanari 1998.
66
procédé consiste à conserver un vers (ou une séquence de vers) donné dans le texte
corrigé, avec la mention, par un signe marginal († l'ὀβελός) qu'il n'est pas
authentiquement homérique96. Le passage douteux continuait donc à être transmis
et son acceptation ou son rejet était soumis aux générations successives de
correcteurs. Il est clair que Zénodote pratiquait l'athétèse, mais on ne connaît pas
les critères qui lui faisaient rejeter un vers: selon les témoignages des scholies97, on
peut conclure qu'il n'avait pas transmis par écrit la justification de chacun de ses
choix et ses successeurs devaient interpréter eux-mêmes les raisons de ses
corrections ou athétèses. La recherche moderne propose que c'est surtout l'aspect
linguistique de tel vers ou tel mot qui motivait les choix de Zénodote. Nous avons
vu plus haut (p.29) la suggestion de Lersch selon laquelle Zénodote avait écrit en
δ70 πευθοίαθ᾽οἱ ἄλλοι pour conformer l'usage d'Homère à celui de l'époque
hellénistique. Dans le même ordre d'idées, Pfeiffer suggère que l'athétèse par
Zénodote de A 4-5 est motivée par des raisons similaires: «his predilection for a
clear syntactical structure and for as concise a text as possible may have made him
suspicious of their genuineness»98. Mais dans cette même phrase difficile,
Zénodote choisit une lectio difficilior qui, selon nos critères actuels, est considérée
comme la bonne: Il.1.5: οἰωνοῖσι τε δαῖτα (leçon attestée seulement chez
Athénée Epit. I 12F) plutôt que la vulgate οἰωνοῖσι δε πᾶσι, acceptée par
Aristarque. Preuve, selon Pfeiffer, que Zénodote ne s'adonnait pas à une critique
96 Voir Pfeiffer 1968: 231, en parlant d'Aristarque. 97 Pfeiffer 1968: 108. 98 1968: 112.
67
arbitraire, mais basait aussi ses lectures sur des témoignages documentaires99.
Notons enfin que Zénodote a aussi éliminé tout simplement des vers dans son
édition (par opposition à une athétèse, plus prudente), bien qu'encore une fois, les
raisons ne nous en soient pas parvenues.100
Aristophane de Byzance a été classé comme un analogiste à la suite de
Varron101. Ses choix éditoriaux dans le texte d'Homère sont beaucoup moins bien
représentés dans les scholies que les leçons de Zénodote ou d'Aristarque, mais son
apport à la grammaire de son temps est mieux connu. Il aurait introduit certains
nouveaux signes critiques pour indiquer soit des vers répétés ou redondants
sémantiquement102. On répète aussi souvent qu'Aristophane a «inventé» la
ponctuation et les accents103. La source de la rumeur est le chapitre 20 de l'épitome
de la Καθολικὴ Προσῳδία d'Hérodien. Or la confrontation avec des sources
épigraphiques montre que la ponctuation existait longtemps avant Aristophane: un
graffito datant d'environ 700 av. J.-C. porte déjà des marques de ponctuation et des
témoignages littéraires d'époque classique confirment cet état de fait. D'autre part,
Aristophane semble bien être le plus ancien savant à avoir introduit des accents
dans son texte d'Homère (schol. Od.7.317: Ἀριστοφάνης περισπᾷ τὸ εἰδῆς);
c'est aussi dans les papyri du Ier S. av. J.C. que l'on commence à voir des accents.
L'introduction de l'accent amène donc un nouvel aspect à l'édition du texte
d'Homère: en plus du choix parmi les variantes graphiques offertes par les
99 1968: 111-114. 100 Pfeiffer 1968:114 et 173 n.8 101 Ax 1990. 102 Pfeiffer 1968: 178. 103 Sur ce qui suit, cf. Pfeiffer 1968: 178-180.
68
manuscrits, de l'athétèse et du rejet de vers, l'éditeur doit désormais choisir et
justifier la place et la nature de l'accent à mettre sur les mots du nouveau texte - et
c'est en fait la première partie de la grammaire telle que définie par Dionysios le
Thrace: ἀνάγνωσις ἐντριβὴς κατὰ προσῳδίαν. Cet aspect de la recherche a
jusqu'ici été négligé, pour des raisons que l'on peut imaginer, mais revêt une
importance capitale, comme nous le verrons, dans la caractérisation du travail
d'Aristarque et Cratès. Placer l'accent sur un mot est, dans la mesure où le texte
reçu n'en porte pas, un acte interprétatif aussi important que de choisir une leçon
ou rejeter un vers - les critères choisis par les éditeurs détermineront de quelle
façon ces accents seront imposés aux mots.
Aristarque, lecteur d'Homère
Le successeur d'Aristophane, Aristarque de Samothrace, est sans doute le
plus célèbre des philologues alexandrins. Sa lecture (interprétation et correction)
des textes homériques est présente partout dans les scholies de l'Iliade mais cette
abondance de sources a été interpretée de différentes façons par l'érudition
moderne. On peut dire que ceux qui méprisent la valeur du travail éditorial et
interprétatif alexandrins en général n'ont pas été plus généreux envers Aristarque
qu'envers Zénodote.104 Ce mépris résulte d'une interprétation réductrice de la
maxime qui lui a été accollée: Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν105. Cette
104 Voir tout spécialement Nagy 2000. 105 La «maxime» nous est transmise par Porphyre, in Iliadem, 297,16 (Schrader) dans un contexte exégétique. Il importe peu qu'elle ait été prononcée par Aristarque lui-même: ce qui compte, c'est qu'elle représente bien son travail, comme nous le verrons.
69
interprétation veut qu'Aristarque ne se soit fié qu'à des critères internes pour
élaborer sa lecture d'Homère, lecture qui négligerait en outre le corpus de
manuscrits acquis par la grande bibliothèque. Il reste que, si Aristarque tenait aussi
compte des variantes manuscrites et montrait assez de flexibilité dans son
traitement de l'usage homérique, il cherchait surtout à recréer un texte régulier (ou
plus simplement à en déceler les régularités), analogue à lui-même: l'usage
homérique est son propre critère. Aristarque avait d'ailleurs cerné quelques
caractéristiques de l'usage homérique.106Cette supposée constance homérique
pouvait servir à l'athétèse et à l'interprétation d'un passage. Une phrase donnée
pouvait donc être éclaircie en la comparant à tel autre passage, mais un vers
pouvait être rejeté parce qu'en contradiction avec ce qui est dit ailleurs; un concept
important chez Aristarque à cet égard est l'ἀπρέπεια107.
La maxime d'Aristarque doit aussi être interprétée négativement,
particulièrement en réaction aux interprétations des allégoristes: éclaircir Homère
par Homère, c'est surtout ne pas chercher hors d'Homère la clef d'interprétation du
texte108, position confirmée à la scholie Il.5.385, où l'on apprend qu'Aristarque
refusait de dépasser l'interprétation au premier degré de la gigantomachie: Homère
a intégré un mythe à son récit et il ne sert à rien d'aller plus loin que ce qui est
écrit: μηδὲν ἔξω τῶν φραζομένων ὑπὸ τοῦ ποιητοῦ περιεργαζομένους109.
Mieux encore, une scholie à Il.1.18 oppose deux lectures, une καθ᾽ Ὅμηρον,
106 Erbse 1980: 242-3 et Friedländer 1853: 1-35. 107 Voir à ce sujet Schenkeveld 1970. 108 Porter 1992: 70-1. 109 «en ne pérorant sur rien qui n'ait été dit par le poète» - cf Eustathe ad loc.
70
l'autre κατ᾽ἀλληγορίαν.110 La fameuse maxime d'Aristarque est donc au moins
autant une manifestation de sa prudence exégétique qu'un outil d'intervention
éditoriale dont le caractère aussi prudent est attesté par exemple à la scholie
Il.9.222 où Didyme rapporte qu'Aristarque avait le choix entre deux leçons
manuscrites mais que sa prudence excessive lui a conjuré de ne rien changer à la
vulgate: ὑπὸ περιττῆς εὐλαβείας οὐδὲν μετέθηκεν111.
Ceci nous mène enfin au coeur de la querelle analogie-anomalie: qu'est-ce
qu'était pour Aristarque l'analogie grammaticale et, par conséquent, à quoi Cratès
était-il censé s'en prendre? Les scholies relatives à l'analogie ont été scrutées par
Hartmut Erbse dans son article Zur normativen Grammatik der Alexandriner
(Glotta 58 (1980): 236-258), en réaction à l'ouvrage de E. Siebenborn, Die Lehre
von der Sprachrichtigkeit und ihren Kriterien. Sudien zur antiken normativen
Grammatik, Amsterdam, 1976, où ce dernier affirmait que le travail sur la
déclinaison fait par Aristarque se limitait à la diorthose et à l'exégèse poétiques et
que sa méthode ne dépassait pas la comparaison simple («Methode der einfachen
Vergleichung»), par opposition à la méthode proportionnelle à quatre termes,
comme ce qui est présenté chez Varron (9.37-42)112. Concentrons-nous sur
quelques scholies où sont rapportés des raisonnements analogiques d'Aristarque:
Il.24.8: ἀνδρῶν τε πτολέμους ἀλγεινά τε κύματα πείρων. Les scholiastes
débattent de la place de l'accent (πειρῶν : πείρων) et Aristarque choisit 110 Porter 1992: 84. 111 Nagy 2000. 112 Erbse 1980: 236-7.
71
πείρων: le poète connaît le verbe πείρω, puisqu'il l'utilise en β 434 (ἠῶ πεῖρε
κέλευθον). Il ajoute ensuite comme règle générale que l'on n'accentue pas le
participe sur la finale: τὸ πεῖρε διδάσκει ἡμᾶς καὶ τὴν πείρων μετοχὴν
βαρύνειν· ὡς γὰρ ἔκειρε κείρων, οὕτως ἔπειρε πείρων. L'analogie n'est
pas explicitement nommée dans cette scholie, mais nous avons clairement une
«règle de trois». Erbse (p.238-9) remarque prudemment que ce n'est cependant
pas toujours ce type de d'analogie qui était pratiqué par Aristarque: le plus
souvent il se contente de placer une forme étrange à côté d'un mot parent.
Il.16.123: τῆς δ᾽αἶψα κατ᾽ἀσβέστη κέχυτο φλόξ. La segmentation de
ΚΑΤΑΣΒΕΣΤΗ et l'accentuation sont en jeu ici: on pourrait aussi écrire
κατὰ σβεστή. La forme grammaticalement habituelle σβεστή pose un
problème sémantique, mais ἀσβέστη est surprenante: ce type d'adjectifs fait
normalement son féminin en -ος. Ceci n'arrêta pas Aristarque, rapporte
Hérodien, qui y avait trouvé un analogue (τὸ ἀνάλογον) de cette formation,
et que c'était une construction homérique habituelle (πολὺς ὁ τοιοῦτος
σχηματισμὸς ὁμηρικός). Le parallèle est cité dans la scholie A du même
vers: τὸ σχῆμα Ὁμηρικόν «ἀσβέστη» καθάπερ «ῥεῖα δ᾽ ἀριγνώτη
πέλεται» (ζ 108) ἀντὶ τοὺ ἀρίγνωτος. Aristarque a donc appliqué l'analogie
pour définir la licence poétique d'Homère.
72
Il.14.464 offre un exemple d'analogie appliquée à la dérivation lexicale - ce qui
contredit Varron (9.16) - au sujet du nom propre Ἀρχέλοχος ou Ἀρχίλοχος:
Ἀρίσταρχος ἀναλογώτερον (Ἀρχέλοχος) τοῦ Ἀρχίλοχος, ὡς φερένικος,
Μενέλαος. Erbse reconstruit l'analogie μένειν: Μενέλαος, φέρειν:
φερένικος, donc ἄρχειν: Ἀρχέλοχος.
Il.5.299 montre comment l'analogie peut expliquer une forme étrange, ici ἀλκί. On
rapporte qu'Aristarque dit: ἔθος αὐτοῖς (?) ἐστι λέγειν τὴν ἰωκὴν «ἰῶκα»
καὶ τὴν κρόκην «κρόκα» καὶ τὴν ἀλκὴν «ἄλκα» ὡς σάρκα. εἰ δὲ σάρκα
ὡς ἄλκα, καὶ «ἀλκί» ὡς σαρκί.113
Aristarque n'est évidemment pas le seul à avoir pratiqué l'analogie et ses
successeurs se sont même permis de corriger le bon maître à quelques reprises: à
Il.2.592, 3.198, on lui oppose des lectures «ἀναλογώτερα»; plus grave encore, à
Il.1.493 on qualifie sa lecture de παραλόγως et à Il.12.231, de παρὰ τὴν
ἀναλογίαν (p.241). Erbse remarque aussi114 que l'adjectif ἀνάλογος a trois
différentes acceptions dans les scholies homériques: « a) formal entsprechend; b)
inhaltlich entsprechend; c) der Regel entsprechend». Une lecture plus détaillée -
qui n'est pas l'objet du présent travail - pourrait permettre de déceler une évolution
de la notion d'analogie à partir d'Aristarque. Pour l'instant, les témoignages que
nous avons d'Aristarque ne nous permettent de voir dans l'analogie qu'un outil
113 Pour d'autres exemples voir Erbse 1980: 238-242. 114 1980: 240.
73
éditorial, ou, pour parler plus laconiquement: l'analogie a servi à Aristarque à
placer les accents sur les mots.
Cratès lecteur d'Homère
Le nobilis grammaticus de Varron, l'homme qui aurait enseigné aux
Romains l'étude de la grammaire,115 a marqué la postérité surtout par ses
interprétations allégoriques de certains passages homériques, en réaction
auxquelles s'est peut-être construite la maxime aristarchéenne de l'interprétation
d'Homère par Homère116. L'allégorisme était évidemment bien présent avant
Cratès (Diog. Laert. II.11 rapporte qu'Anaxagore et Métrodore sont les premiers à
avoir recherché chez Homère autre chose qu'un récit épique), mais les allégories
qu'il propose son certainement uniques en leur genre. La complexité du
personnage est telle que Porter117 écrit à son sujet: «[Crates] is one of those
puzzling figures who seem to have been dreamt up by antiquity just to remind us
how little of the past we truly fathom.»
Il est commun de le présenter comme un stoïcien, en particulier chez les
adversaires de la querelle analogie anomalie; ses partisans essaient plutôt de
concilier le rationalisme stoïcien et l'«empirisme» de la position anomalise. Suidas
présente Cratès comme un stoïcien et ajoute tout de suite ὁμηρικὸς καὶ κριτικός -
115 C'est-à-dire l'art de corriger et commenter les poèmes, cf. chap. 2 et le savoureux récit de Suétone, De. Gramm. et Rhet. II. 116 Nagy 1998: 220, suivant Helck 1905: 50 suggère que c'est Aristarque qui réagit aux lectures de Cratès, et non l'inverse. Cette idée - historiquement possible - ne sera sans doute jamais démontrée avec certitude, mais nous pouvons ajouter qu'une telle chronologie convient assez bien à ce qui est rapporté par Varron, qui présente la position des anti-analogistes avent celle des anomalistes. 117 1992: 85.
74
ceci semble insuffisant pour en faire véritablement un stoïcien. Pour soutenir cette
allégeance, on a souligné sa pratique de l'allégorie comme une marque de
stoïcisme. Or, remarque Porter118, il est de moins en moins certain que les stoïciens
se soient occupés d'interprétation littéraire. Il semble plus prudent, à la lumière de
l'éclectisme de Cratès119, d'inclure des auteurs stoïciens parmi ses sources sans
faire du grammairien un philosophe. L'affirmation de Sextus Empiricus (M 1.79),
selon laquelle le κριτικός que prétend être Cratès s'y connaît en toute la science
linguistique confirme le caractère ambitieux de ses interprétations. Un exemple
suffira à montrer comment Cratès fait appel à d'autres disciplines pour interpréter
Homère autrement que par lui-même, et autrement que par une doctrine stoïcienne:
À la fin premier chant de l'Iliade (590-3), Héphaïstos raconte comment il a
été jeté à bas de l'Olympe par Zeus. Sa chute dure une journée et à l'heure du
coucher du soleil, il atterrit à Lemnos. Cratès explique ici120 que c'est parce que
Zeus cherchait à connaître la grandeur du monde (ἀναμέτρησιν τοῦ πάντός) qu'il
a lancé Héphaïstos, en même temps qu'il laissait le soleil parcourir sa course. Les
deux corps ont complété leur course au même moment (à l'heure où le soleil se
couche) après avoir voyagé à la même vitesse (ἰσοδρομοῦσιν). Comment le
«calcul» a été effectué n'a pas été transmis; mais puisque Cratès place l'Olympe
dans le ciel (voir plus bas, le traitement du mot βηλοῦ 1.591), probablement que
Zeus avait comme hypothèse que l'altitude à laquelle se trouve la demeure des
dieux est aussi grande que la distance parcourue par le soleil en une journée. Cette 118 1992: 85-6, n.52 et références. 119 Au sujet duquel voir Porter 1992: 86-7. 120 D'après Héraclite, Quaestiones Homericae, 27.
75
interprétation s'intègre dans la recherche constante par Cratès de la σφαιροποιία,
d'une part une théorie cosmologique selon laquelle le monde serait sphérique,
d'autre part, et c'est là la particularité de Cratès, une notion abstraite:
«[σφαιροποιία] denotes the "spherical structure" of the cosmos or earth as
visualized in the imagination»121. En conséquence, Cratès recherche des formes
circulaires partout chez Homère, et son exégèse est imprégnée de cette
recherche.122
C'est évidemment cet aspect philosophique et extrêmement exotique qui a
attiré l'attention des chercheurs, beaucoup plus que l'aspect grammatical du travail
de Cratès, vers lequel nous nous tournons maintenant. Sont donc considérés ici les
fragments de Cratès où sont rapportées ses notes sur le texte d'Homère et où c'est
l'interprétation seule du philologue qui motive ses lectures - par opposition aux
critères externes, comme l'attestation des manuscrits. L'enjeu est toujours
l'accentuation ou la segmentation des mots. Le texte des scholies à l'Iliade est celui
édité par Erbse (Berlin, 1969-1988), incluant les testimonia; pour les scholies à
l'Odyssée, on doit toujours se contenter de Dindorf (Oxford, 1855).
Il.1.591 (=F 3 B): ἀπο βηλοῦ θεσπεσίοιο. On discute du sens à donner à βηλοῦ:
soit le haut du ciel, soit l'Olympe. Cratès met le circonflexe sur la première
syllabe (περισπῶν τὴν πρώτην σύλλαβην): βῆλον, prétendant que c'est un
mot d'origine Chaldéenne, qui veut dire le haut du ciel. Ici Cratès semble faire 121 Porter 1992: 88. 122 Sur cette question difficile et des exemples pour éclairer cette pratique obscure, voir Porter (1992: 87-111), Mette (1936) et Helck (1905).
76
abstraction d'autres occurrences du mot, par exemple à 23.202 βηλῷ ἔπι
λίθέῳ, où clairement ΒΗΛΟΣ ne peut vouloir dire «ciel». Il est évidemment
tentant de voir là une stratégie de torsion du texte homérique pour le rendre
plus seyant à sa volonté de faire vivre les dieux dans les cieux plutôt que sur
l'Olympe, comme on l'a vu à l'instant.
Il.15.23 (=F 21 B): τεταγὼν ἀπο βηλοῦ: est plus étonnant encore: Cratès est
rapporté avoir écrit βήλου (ὡς ἥλου). Ceci peut cependant être une
réinterprétation de la première notice (ou vice-versa): le texte ici simplement
que Cratès écrit le mot βαρυτόνως et peut-être l'expression ὥς ἥλου n'a été
ajoutée pour expliciter erronément l'expression.
Il.11.754 (=F 15 B): ΔΙΑΣΠΙΔΕΟΣ ΠΕΔΙΟΙΟ: On hésite sur la segmentation
de ΔΙΑΣΠΙΔΕΟΣ. Le texte des scholies n'est pas clair et Aristarque ne
semble pas avoir pris de décision; le choix de Cratès, δι᾽ἀσπίδεος πεδίοιο,
n'est pas accompagné d'explications.
Il.14.31-2 (=F 19 B): τὰς γὰρ πρώτας πεδίον δὲ / εἴρυσαν, αὐτὰρ τεῖχος ἐπι
ΠΡΥΜΝΗΙΣΙΝ ἔδειμαν.123 Les commentaires sur ce passage sont très
révélateurs des attitudes éditoriales d'Aristarque et de Cratès. Il y a d'abord ici
un débat sur la disposition des nefs achéennes sur la plage de Troie, un sujet
d'une importance telle qu'Aristarque y avait dédié un livre séparé, avec un 123 «ils tirèrent les premières (nefs) sur la plaine et construisirent un mur ἐπὶ ΠΡΥΜΝΗΙΣΙΝ.
77
plan (schol. Il. 12.258, 11.807); comme le remarque Porter124, dont la
reconstruction de la position d'Aristarque et de Cratès passe encore par la
σφαιροποιία, la position de Cratès n'est pas claire dans le texte de la scholie:
οὐκ ἐν διστιχίᾳ ἦσαν, ὥς φησι Κράτης.125 La difficulté est liée à
l'accentuation de ΠΡΥΜΝΗΙΣΙΝ. Selon le scholiaste, Cratès écrivait
πρυμνῆσιν, de l'adjectif πρυμνός, en lui donnant le sens ἐπὶ ταῖς ἐσχάταις
«sur celles qui étaient les plus hautes (sur la rive)», en se basant sur les mots
précédents «τὰς γὰρ πρώτας πεδίον δὲ / εἴρυσαν». Mais le scholiaste le
réfute en éclairant Homère par Homère: le Poète ne dit jamais qu'une chose
est πρυμνός par rapport à une autre (ici certains navires par rapport aux
autres), mais toujours par rapport à elle-même. Puis il ajoute trois exemples:
«πρυμνόν ὑπὲρ θέρανος» (Il. 5.339: «au dessus du creux de la main»), «τοῦ
δ᾽ἀπὸ μὲν γλῶσσαν πρυμνὴν τάμε» (5.292: «il lui coupa la langue à la
base»), «πρυμνὴν ἐκτάμνοντες» (12.149: «coupant (le bois) à la base»). Il
faut donc lire πρύμνησιν, de πρύμνος «proue».
Il.15.189 (=F 22 B): τριχθὰ δὲ πάντα δέδασται. La scholie A rapporte que
Cratès et Stesimbrotos écrivaient «πάντα οὕτως δέδασται», ce qui n'a rien
de dactylique. On a reconstruit «παντ᾽ἂ δέδασται» Maass126, d'après un
commentaire de la scholie T, où on écrit «τινὲς «πάντα δέδασται». εἴασε δὲ
το τ, ὡς ἐν τῷ « ἐπίστιόν (pour ἐφέστιον, seule occurrence de la psilose 124 1996: 107-110. 125 «Ils n'étaient pas en deux rangées, comme le dit Cratès.» 126 1892: 176.
78
dans ce mot chez Homère) ἐστιν ἑκάστῳ». La justification ici de la psilose
pourrait reposer sur l'opinion des anciens sur le dialecte d'Homère, mais il n'y
a évidemment rien à ce sujet dans nos témoignages sur ce passage127. Cette
lecture explique la présence de οὕτως, qui exprime la surprise du scholiaste
face à cette graphie exotique: «παντ᾽ἃ» οὕτως («sic») «δέδασται».128
Il. 18.489 (=F 27 B): Le texte tel que toujours édité porte cette phrase (487-9):
Ἄρκτος... / ἥ τ᾽αὐτοῦ στρέφεται καί τ᾽Ὠρίωνα δοκεύει / οἴη δ᾽ἄμμορός
ἐστι λοετρῶν Ὠκεανοῖο.129 Notre connaissance de la lecture de Cratès est
encore hélas basée sur une reconstruction130, d'après Strabon (1.1.6), Apoll.
Soph. (29.9 Bekk.) et Porphyre (1.225.25). Le texte généralement accepté est:
«οἷ· ἡ δ᾽ἄμμορος». Si l'on peut expliquer le rejet de la lecture οἴη par la
notion astronomique que l'Ourse n'est pas la seule constellation à ne pas se
coucher, comme le rapporte Apoll. Soph., la fonction à donner au petit mot οἷ
échappe à la critique moderne. Ainsi Helck131: Homère n'a pas l'habitude
d'utiliser le datif éthique de cette façon, ni de mettre un monosyllabique au
premier pied du vers. Plutôt que de supposer qu'Homère ne connaissait pas
parfaitement la carte du ciel, Cratès a préféré aller contre l'usage homérique -
et peut-être l'usage grec.
127 Voir Helck 1905: 33-4. 128 Mais contra, Helck 1905: 34. 129 = Od. 5.274-5. «L'Ourse, qui tourne sur elle-même et désigne Orion, est la seule à ne pas connaître les bains d'Océan.» 130 Au sujet de laquelle voir Helck 1905: 40-45. 131 1905: 45-6.
79
Il. 21.322-3 (F 31 B) remet Cratès dans les bonnes grâces du philologue moderne.
Le texte va comme suit: αὐτοῦ οἱ καὶ σῆμα τετεύξεται, οὐδὲ τί μιν χρεὼ /
ἔσται τυμβοχόης, ὅτε μιν θάπτωσιν Ἀχαιοί.132 Les anciens débattaient de
la place de l'accent sur ΤΥΜΒΟΧΟΗΣ. Aristarque accentuait τυμβοχοῆσ᾽,
en faisant du mot l'infinitif aoriste de τυμβοχοέω, avec une élision
inhabituelle et une construction étrange: τυμβοχοῆσαί μιν.133 Cette lecture
semblait la plus favorisée chez les autres grammairiens. Cratès proposait le
texte tel qu'édité aujourd'hui τυμβοχόης, hapax, génitif de τυμβοχόη «acte
d'amonceler un tombeau». Il est évidemment impossible de déterminer si la
comparaison ὡς οἰνοχόη évoquée dans la scholie est de Cratès ou non, ou
comment Aristarque et ses suivants justifiaient leur choix.
Od.4.259-60 (= F 42 B): αὐτὰρ ἐμὸν κῆρ / χαῖρ᾽, ἐπεὶ ἤδη μοι κραδίη
τέτραπτο νέεσθαι.134 Cratès surprend encore une fois en écrivant ἦ δή, au
déplaisir du scholiaste: jamais le ἦ «de confirmation» (βεβαιοτικός) ne se
trouve entre ἐπεὶ et δή.
Cratès a aussi produit un texte d'Hésiode (F 78-81 B). L'Etymologicon
Genuinum (s.v. μυλιόωντες =F 81 B) rapporte une de ses lectures à l'encontre de
nos manuscrits
132 «Il aura obtenu son monument, et on n'aura pas à lui édifier un tumulus, lorsque les Achéens l'enterreront.» 133 cf. Leaf 1900 ad loc. 134 «Mon coeur se réjouissait, puisque déjà il s'était résolu au retour».
80
Op. 529 sq.: καὶ τότε κεραοὶ καὶ νήκεροι ὑληκοῖται / λυγρὸν μυλιόωντες ἀνὰ
δρία βησσήεντα / φεύγουσιν. Le mot rare μυλιόωντες n'apparaît, selon l'Et.
Gen., pas dans le texte de Cratès, où l'on trouve plutôt μαλκιόωντες; les
manuscrits hésiodiques attribuent plutôt cette leçon à Ἰσοκράτης. Attribuer,
avec West (1978, ad loc.) cette divergence à une conjecture de Cratès dans le
but d'éviter le problème du hapax μυλιόωντες demande de supposer d'une
part que les manuscrits accessibles à Cratès ne comportaient que la leçon
μυλιόωντες et que le grammairien se soit permis de modifier le textus
receptus, supposition qui relève de l'attitude méprisante envers les
grammairiens anciens réfutée par Nagy (2000; voir p.63-4). Le problème n'a,
de toute façon, pas à voir avec l'analogie grammaticale: il s'agit ici de formes
grammaticalement équivalentes dont la dérive par rapport à l'usage normal (ou
attendu) est facilement explicable par l'usage épique (voir encore West ad
loc.). Maλκιόωντες n'est pas plus «analogique» que μυλιόωντες.
On a aussi attribué à Cratès une édition d'Aristophane, mais depuis le XIXe
siècle (voir Wachsmuth p. 32-3 et Broggiato p. xlvi) on assigne les fragments
relatifs à Aristophane à un περὶ Ἀττικῆς διαλέκτου (ou Περὶ Ἀττικῆς λέξεως =
F 106-121 B), un ouvrage glossographique. Ainsi fragment 111 B ne nous apprend
au sujet de Cratès que le fait qu'il a interprété (et non son interprétation) le vers
631 des Cavaliers d'Aristophane «κἄβλεπε σίναπυ καὶ τὰ πρόσωπ᾽ἀνέσπασε».
Que Σέλευκος ait préféré écrire «κἄβλεψε νᾶπυ» dans son Περὶ Ἑλληνισμοῦ
n'implique en rien que Cratès se soit prononcé sur la forme du texte transmis.
81
Le fragment 115 B est plus difficile à interpréter:
Ar. eq. 963: μολγὸν γενέσθαι δεῖ σε. Les scholiastes (je fais référence ici au
texte des scholies d'Aristophane édité par Dübner (1877), et non seulement à
la version abrégée de Broggiato) font des conjectures sur le sens à donner à
μολγόν. Parmis quelques interprétations (μολγόν = τυφλόν, Μολγόν,
πένητα, γλαυκόν, τὸν βραδύν) de commentateurs anciens, le scholiaste
inclut cette phrase: παρά δὲ τοῖς κωμικοῖς μόλγης ὁ μοχθηρὸς, ὡς γόης,
ὥσπερ (Σω)κράτης. Premièrement, le texte des scholies porte ὥσπερ
Σωκράτης (voir l'apparât de Broggiato). La forme μόλγης est aussi
problématique: cette nouvelle leçon potentielle pour le texte d'Aristophane
n'est nullement introduite comme une varia lectio (et n'apparaît pas non plus
dans les apparâts critiques modernes des éditions d'Aristophane) mais comme
si μόλγης était la leçon dont on discutait déjà depuis le début de la scholie. Se
peut-il qu'il s'agisse ici d'une erreur de scribe et que μολγός ait été influencé
(faute par anticipation) précisément par la forme γόης? Μοχθηρός et γόης
étant synonymes, on peut supposer qu'ils définissent tous deux <μολγός>, et
ce serait là l'interprétation de Cratès - s'il s'agit bien sûr de Cratès, ce dont l'on
ne saurait être sûr. La phrase se lirait donc: «Chez les poètes comiques, un
μολγός est un trompeur, un sorcier; c'est ce que dit Cratès». Même si cette
supplétion devait se révéler incorrecte, il reste clair que la notice attribuée à
82
Cratès, qui avait peut-être accès à un manuscrit qui portait μόλγης plutôt que
μολγόν, porte sur le sens du mot et non sur sa forme.
Nos conclusions doivent donc se baser sur les lectures homériques de Cratès.
Que peut-on conclure de ce témoignage? Il apparaît d'abord évident que la maxime
aristarchéenne Ὅμηρον ἐξ Ὁμήρου σαφηνίζειν ne représente pas l'activité
éditoriale de Cratès, qui ne se gêne pas, sur le plan interprétatif, pour attribuer au
Poète des doctrines et des connaissances qui ne peuvent être extraites des épopées:
la lecture allégorique, coloriée de σφαιροποιία. Du point de vue grammatical,
Cratès semble peu ou pas se soucier de l'usage homérique ou plus simplement du
bon grec (Il.1.591, Il.14.31-2, Il.18.489, Od.4.259-60). En somme, non seulement
Cratès ne fait pas usage de l'analogie pour interpréter ou corriger Homère, mais il
semble aussi introduire des anomalies dans le texte. Il reste à expliquer pourquoi il
permet ces entorses à la langue grecque.
Euphonie et anomalie
Une première solution consisterait à soumettre son activité diorthotique
entièrement à sa volonté de déterrer chez Homère des doctrines cosmologiques.
Cette interprétation fonctionne assez bien pour certaines lectures, mais n'arrive pas
à les englober toutes. On aurait bien du mal en effet à expliquer allégoriquement la
lecture ἐπεὶ ἦ δή μοι contre ἐπεὶ ἤδη μοι en Od.4.260; le sens de la phrase ne se
trouve pas non plus modifié par cette lecture, et il ne semble pas y avoir de raison
83
grammaticale au rejet de ἤδη. De plus, les allégories de Cratès semblent assez
tirées par les cheveux pour que son système d'interprétation ne soit pas
constamment en opposition avec l'analogie grammaticale. La lecture βῆλου au
lieu de βηλοῦ n'était pas nécessaire pour prouver que les dieux d'Homère
habitaient dans le ciel et faire de la projection d'Héphaïstos une expérience
cosmométrie: le seuil de la demeure des dieux peut très bien se trouver au ciel,
comme le note le scholiaste (Il.15.23): οὐ παράδοξον ἐν οὐρανῷ εἶναι, ὅπου
καὶ πύλαι εἰσίν.135 Sans exclure que la volonté d'extraire un sens second au texte
ait pu jouer un rôle dans l'accentuation des vers homériques, il faut trouver une
autre cause à l'attitude particulière de Cratès dans sa pratique de la diorthose.
Il faut intégrer ici un autre aspect de son travail, celui du κριτικός par
opposition à celui de γραμματικός. Le texte de Sextus Empiricus, nous l'avons
vu, fait de Cratès le κριτικός un lecteur «expérimenté dans toute la connaissance
linguistique» (M.1.79). Une autre source rapporte que Cratès s'était attaqué à un
groupe de chercheurs, appelés les κριτικοί, mais qu'en fait il faisait partie lui-
même de ce groupe, malgré son opposition. Cette source qui semble venir brouiller
les cartes est Philodème et son Περὶ Ποιηματῶν qui nous est parvenu sur des
papyri délabrés. Le texte des cinq livres est donc hautement conjectural, mais on
en sait suffisamment136 pour se faire une idée de ce qu'étaient ces κριτικοί et de
135 «Ce n'est pas étonnant qu'il y ait (un seuil) dans le ciel, puisqu'il y a aussi des portes.» 136 Porter 1995, Asmis 1991, Schenkeveld 1968.
84
quelle façon Cratès leur était relié. L'exposé qui suit est basé sur la reconstruction
par James Porter (1995).
Le texte de Philodème représente clairement Cratès et les κριτικοί comme
défenseurs de la théorie selon laquelle la qualité d'un poème est jugée à sa
sonorité: l'euphonie. Ce que ces critiques ont en commun est leur définition de
l'ἴδιον, par opposition au κοινόν: P.Herc. 1676 col.6: καὶ τὸ τὴν μὲν |
[ἐπιφαι]νομένην [ε]ὐφωνί | αν ἴδιον [εἶν]αι, τὰ δὲ νοή{ι} | ματα καὶ τὰς
λέξεις ἐκτὸς | εἶναι καὶ κοινὰ συνάγεσ | θαι δεῖ[ν, πα]ρὰ πᾶσι μὲν ὡς | ἐν
[στήλ]ηι μέ[ν]ει τοῖς κρι | τικοῖς137. Plus loin, sur le même papyrus (col.75),
Porter traduit sans citer: «Good poets are first in their class and alone endure
through no other reason than the sounds».138 L'importance de la sonorité d'un
poème vient de ce que c'est par lui qu'est accomplie sa fonction première: la
ψυχαγωγία, la faculté d'émouvoir. Ainsi P.Herc. 460 fr. 26, au sujet
d'Andromenides, auquel Cratès s'associait (toujours selon Philodème, P.Herc.
1976 col.21. 25-35): «[He posited] that humans naturally care for... and have a
self-learned kinship with the Muses, as is shown by the inarticulate
(ἀγραμμάτου) chants that are sung to put infants to sleep.»139 Les humains
éprouvent donc, selon les euphonistes, un plaisir naturel à un bel agencement de
sons.
137 Texte reconstruit par Janko, cité par Porter 1995: 87. «Aux yeux des κριτικοί il est comme (gravé) dans la pierre que l'euphonie apparente est le caractère particulier (d'un poème) et que la signification et les mots doivent être considérés comme extérieurs et communs.» 138 1995: 88. 139 Asmis 1991: 145.
85
Il faut encore définir comment se manifestait ce plaisir sonore. Porter
suggère140, d'après un exemple fourni par Philodème et attribué à Cratès (P.Herc.
1073 fr.9) que c'est l'accent qui est en jeu dans la recherche d'euphonie:
«He (Crates) compares two homeric phrases, ἐρευγομένης ἁλὸς ἔξω (Il. 17.265) and οῤυκτὴν τείχεος ἐκτός (Il. 9.67 = 20.49). Both «cause great delight due to their sound; but if we exchange them [i.e., the two prepositions] we change them for the worse». And so, he concludes, «there is no other cause apart from the sounds».
Les seules choses qui semblent être permutables ici, comme le remarque Porter,
sont ἔξω et ἐκτός. S'il y a sans doute allitération (candidat à l'euphonie) en κ et τ
dans le deuxième exemple, le premier n'offre rien de tel. Il semble donc en effet
que ces sons ne peuvent être autre chose que les accents. Porter ajoute trois
remarques à ce passage:
First, Crates is focusing not on the native sound of letters, but on their accents (if you like, their «accidents»); second, he is admiring not sounds in isolation, but as elements in a sequence (here, one in which substituting ἔξω for ἐκτός would disrupt the dappled effect of alternating pitches); third the sounds of the letters by themselves display no obviously pleasant characteristics. So, what is to be made of Crates' theory of euphony based on sound, as opposed to combination? Crates himself gives the answer: «Just as in an instrument, and even more so in a bow, there will be no harmony in the whole (ἐν τοῖς ὅλοις)» unless there is «relaxation and tension».
La priorité accordée à l'euphonie est telle que le sens premier du texte n'est
pas à considérer par le κριτικός: le contenu (τὸ ἱστορικόν) ne relève pas de la
technique: ἐκ τῆς ἀμεθόδου ὕλης (Sextus Empiricus, M.1.254; 265-7). Porter141
140 1995: 91-2. 141 1995: 94.
86
commente à ce sujet: «Given Crates' cavalier attitude towards Homer's meaning -
his tendency to extrapolate from the surface meaning of the text (traditional
hypothesis) and to look for more satisfying hidden meanings (hyponoiai) - his
claim is perhaps more readily understandable.» Avec le rejet de l'attention à
accorder au sens premier, tombe aussi celle à accorder à la rectitude linguistique,
l'ἑλληνισμός: le bon grec tire sa particularité du son. Ainsi P.Herc. 460 fr.15.7-13:
καὶ ἐπὶ | τῶν ἑλληνιζόντων ὁ | μὲν ἦχος ἀποτελεῖ τὸ | ἴδιον κατὰ τὴν
δ[ι]ά[λεκτον] (Gomperz : δ[ι]ά[νοιαν] Hausrath)| (ἦ δεινὸν ἄν εἴη [τὸ] διὰ |
τὸν ἑλληνισμὸν ἀπο | στερεῖσθαι.142
Homère était pour tous les philologues de l'antiquité le poète par excellence,
le modèle à suivre. Il est donc normal que s'appliquent à Homère les critères de
l'excellence poétique - critères qui d'ailleurs ont peut-être été déterminés par la
lecture du poète. Dans ce cas, Cratès serait un analogiste à son tour, mais en
prenant le vers dans son ensemble plutôt que sur la syntaxe, l'étymologie ou la
dérivation lexicale. Comment ont été construites les «règles» euphoniques de
Cratès - si règles il y eut - et comment elles ont été appliquées sera l'objet d'un
prochain travail. Une lecture euphoniste du côté «anomaliste» de la querelle
analogie-anomalie nous ramène à Varron, dont certains passages sont maintenant
plus clairs. Varron écrit en LL 8.30: «ex dissimilitudine plus voluptatis quam ex
similitudine saepe capitur», ce que nous avions qualifié de jugement esthétique
arbitraire. Or cela s'applique parfaitement à la théorie euphoniste: le but d'un
142 «Chez ceux qui parlent grec, c'est le son qui produit ce qui est propre au langage (ou: au sens). Il serait en en effet bien terrible qu'à cause du bon grec (le son) se fasse enlever (sa particularité?).»
87
poème est de procurer «a certain gratification (χάριν)»143. Donc, si un analogiste
lui a fait à Cratès le reproche que son accentuation d'un mot n'était pas analogue à
l'usage grec ou homérique, il pouvait toujours répondre que sa propre
reconstruction sonnait mieux, qu'elle procurait plus de plaisir. Ceci correspond
parfaitement aussi à la liberté accordée par Varron à chacun des trois registres de
langage: poétique, oratoire, quotidien. Si l'homme du commun doit suivre
invariablement l'analogie et l'orateur doit céder un peu à l'anomalie pour ne pas
choquer les auditeurs, le poète en revanche peut faire ce qu'il veut: cum poeta
transilire lineas impune possit (LL.9.5). Cratès ne fait qu'appliquer à son édition
d'Homère une licence accordée même par les analogistes.
Il reste encore une difficulté, soulevée par Porter dans son compte-rendu144
de la récente édition des fragments de Cratès par Broggiato (2001). En somme, le
Cratès euphoniste dépeint par Philodème serait en contraditction avec ce que l'on
connaît de l'étonnant philologue:
«What does it have to do with Crates of Mallos? Here is where the disconnect mentioned earlier comes into view again. Not only is there a problem of attestation in Philodemus, as we saw, but nowhere outside of the Herculaneum papyri do we find even the slightest hint that Crates was interested in euphony as a criterion of poetic excellence. Nor does Philodemus himself ever link the "insane" Crates of On Poems 2, the Homerist and allegorist, to the author of the euphonist theory elsewhere in the same treatise who has been identified with Crates. Worse still, in the one general notice we have on Crates' programmatic self-description (from Sextus' Against the Grammarians), Crates elevates the critical science to an airy height that leaves such mundane concerns as breathing, accents, and syllabic quantity -- the bread and butter of euphonic criticism -- trailing well behind: those are areas that the "Critic" (kritikos) may share with the
143 Porter 1995: 95. 144 BMCR 2003.11.33.
88
(lower-case) grammarian (grammatikos), viz., the run-of-the-mill (Alexandrian) scholar, but they are his minor capacities (if they are his at all), while he devotes himself to a higher, more universal calling (whatever that is). If Crates really thought so little of prosodic analysis, why would he have devoted a treatise to the virtues of euphony? And how would he have connected euphony to the higher science of criticism?»
La difficulté d'intégration n'est pas si grande: on voit bien dans les scholies
homériques que Cratès s'adonnait à la diorthose et pratiquait la grammaire telle
que définie par Dionysios le Thrace. Il s'agit aussi ici de ne pas surinterpréter le
passage de Sextus Empiricus (M.1.79 = F94B) qui attribue cette attitude
méprisante à l'égard de la grammaire «spécialisée» pratiquée par les Alexandrins.
D'une part l'objectif de Sextus est de discréditer les grammairiens: un des
arguments favoris des adversaires d'une discipline est de prouver que ses
pratiquants n'arrivent pas à s'entendre - rien de mieux qu'une citation hors-contexte
pour amplifier les divergences145. Plus encore, Cratès ne dit pas qu'il ne faut pas
pratiquer l'aspect «ouvrier» du travail du philologue: si le κριτικός est au
γραμματικός ce que l'architecte est à l'ouvrier, rien n'empêche l'architecte de
prendre le marteau lui-même. Il doit simplement ne pas se borner à une étude
strictement grammaticale (au sens moderne) d'un texte: le κριτικός inclut son
activité éditoriale dans un registre beaucoup plus vaste, ce que Porter146 appelle
lui-même une théorie du langage, en parlant de l'euphonie. L'attaque de Sextus
montre donc que l'accentuation du texte d'Homère par Cratès repose sur quelque
chose de plus ambitieux que la recherche d'uniformité et même de rectitude de la 145 C'est en partie d'ailleurs ce qui s'est passé avec la critique moderne au sujet de la querelle analogie-anomalie: accumuler des exemples sans considérer le contete d'où ils ont été pris. 146 1995: 95.
89
langue homérique. Les accents de Cratès (et par conséquent ses «anomalies») sont
simplement une conséquence de sa doctrine euphoniste qui englobe «toute la
connaissance linguistique».
En remettant les deux protagonistes principaux de la querelle analogie-
anomalie dans leur milieu naturel, et après avoir exclu que Cratès et Aristarque
aient voulu l'un imposer une grammaire désordonnée, l'autre une grammaire
normative à la masse, l'exposé de Varron a plus de sens: il y eut bel et bien
désaccord entre Cratès et Aristarque sur la pratique de l'analogie, mais seulement
en ce qui a trait à la diorthose des poètes. On a vu comment à Alexandrie, depuis
Zénodote, on s'est efforcé de redresser Homère sur des critères grammaticaux et
comment Cratès, prétendant s'appuyer sur une vision plus large que les
explications ad hoc des Alexandrins, en imposant à la poésie homérique sa vision
euphonique, a pu introduire des anomalies grammaticales. Deux facettes de ce
surprenant philologue ont donc été éclaircies: quel fut son rôle dans la querelle
analogie-anomalie et comment ses recherches théoriques sur l'euphonie et la
σφαιροποιία l'ont mené à proposer les lectures polémiques que nous avons
soulignées. La prochaine étape dans la reconstruction de la pensée de Cratès
consistera à étudier le fonctionnement du vers euphonique.
90
Conclusion
Il y eut donc bien un différend au sujet de l'analogie grammaticale entre
Cratès et Aristarque, mais pas dans la forme présentée par Varron. Mais comment
expliquer le décalage entre l'exposé de Varron et ce que les sources grecques,
interprétées par elles-mêmes (c'est-à-dire sans prendre Varron comme base) nous
permettent de conclure sur la place de l'anomalie dans le développement de la
grammaire grecque? D'une part Varron laisse supposer que les grammairiens sont
divisés en deux écoles, les uns prétendant que la flexion du grec et du latin est
saisissable par des règles et qu'il faut rigoureusement les appliquer à la pratique
linguistique en général, les autres prétendant l'inverse, que l'observation des
phénomènes linguistiques ne permet pas l'élaboration de règles de déclinaison et
qu'il est inutile, voire ridicule, d'essayer d'en appliquer. D'autre part les sources
grecques laissent au chercheur aucune trace de querelle sur le sujet. On trouve
bien, au IIe siècle av. J.-C., des témoignages de la pratique de l'analogie et des
recherches l'entourant, en particulier à partir d'Aristarque et il semble, d'après
quelques rares références précises de Varron147, que la première génération
d'aristarchéens avait établi des modèles flexionnels mais qu'il restait des
divergences sur leur nombre et la façon de les construire: ce sont les conditions de
l'analogie. La pratique de l'analogie par Aristarque est abondamment attestée dans
les scholies homériques et c'est sans doute dans l'activité éditoriale des anciens 147 LL 10.9-12.
91
grammairiens que commence le travail sur la flexion, le calcul de l'analogie. On ne
trouve pas de prêche en faveur de l'anomalie dans les sources grecques, mais les
lectures de Cratès telles que transmises par les scholiastes ne semblent pas tenir
compte des l'analogie et parfois même aller à l'encontre du bon grec. Or la
divergence de ces deux pratiques est le résultat (et non une fin en soi) de deux
approches différentes de la poésie: Aristarque cherchait à «éclaircir Homère par
Homère», tant dans son exégèse que sa diorthose, tandis que Cratès soumettait son
travail à la sphairopoiia et à la critique euphoniste. On voit que si Varron n'était
pas tout à fait dans l'erreur en associant Cratès à l'anomalie, il était faux de faire de
Cratès un porte-étendard d'une école grammaticale anomaliste.
Tout le blâme n'est pas à rejeter sur Varron. Certes, il a produit un exposé
alambiqué d'une doctrine qui n'existait pas, mais son texte lui-même ne permet pas
la polarisation du débat en «écoles» et, surtout, ne présente pas Cratès comme un
défenseur de l'anomalie de façon aussi claire que le prétend la formulation
traditionnelle de la querelle. Rappelons que Cratès est qualifié par Varron de
nobilis grammaticus (LL 9.1); si nous avons souligné les différences entre Cratès
et Aristarque dans leur activité diorthotique, il reste que les deux pratiquaient le
même genre de lecture, c'est-à-dire interpréter les manuscrits à l'aide, entre autres,
de critères comme l'étymologie148 et que toutes les interventions de Cratès ne vont
pas contre l'analogie.149 Les passages150 où Varron cite Cratès ne permettent pas
non plus d'en faire un anomaliste: au premier, Cratès demande à Aristarque 148 Cf. scholies Il.15.365, Od.19.229. 149 Voir Blank 2005: 220 et Nagy 1998: 218-9 sur ce que Cratès et Aristarque ont en commun. 150 LL 8.64 ; 8.68.
92
pourquoi on ne décline pas le nom des lettres. Ceci ne veut pas nécessairement
dire que Cratès cherchait à prouver l'absence de régularité dans la langue parce que
certains mots se déclinent et d'autres non (ce que cherche à prouver l'argument de
LL 8.63-5 dans lequel Cratès est cité en exemple et non en autorité). Ironiquement,
comme le remarque Blank151, peut-être que Cratès souhaitait que les noms de
lettres fussent déclinés comme les noms communs. L'autre occurrence de
désaccord entre Cratès et Aristarque, en 8.68 peut être interprétée de la même
façon: Philomedes, Heraclides et Melicertes, selon Cratès, sont semblables, mais
Aristarque corrige en comparant leurs vocatifs. Blank conclut au sujet de ces deux
citations:
«Thus, both citations of Crates can be interpreted in the same way: Crates said that certain words were similar and should be analogous with one another in their case forms. Aristarchus responded by denying that the words were similar and that analogy should be applied among them.»152
Si cette interprétation ne cadre pas très bien avec ce qui a été déduit de notre
lecture des interventions de Cratès sur le texte d'Homère, elle montre toujours que
les deux passages où les paroles de Cratès sont rapportées ne sont pas sans
ambiguïté et que toute interprétation du De Lingua Latina sans appel à d'autres
sources est destinée à des conclusions conjecturales. Le témoignage de Varron est
malheureusement isolé et nous n'avons aucune autre indication que Cratès ait
discuté de formes grammaticales en soi, hors de tout contexte littéraire.
151 2005: 219. 152 Blank 2005: 233.
93
Si la querelle analogie-anomalie est un faux débat, comment expliquer que
Varron ait réussi à écrire ses deux livres sur le sujet? On a vu que l'opposition à
l'analogie au livre 8 du De Lingua Latina présentait des symptômes de mauvaise
foi, donnant au livre une saveur artificielle, comme si l'auteur s'était forcé à écrire
ces pages, qui n'appartenaient pas tant à la discipline grammaticale qu'à une oeuvre
sceptique. Cette impression est renforcée lorsqu'on considère l'ouvrage dans son
ensemble, même si nous ne connaissons que le cinquième des vingt-cinq livres qui
le composent. En fait, Varron donne lui-même la solution à l'énigme au livre 7,
chapitre 109 où il résume, en conclusion, les livres qui précèdent (2-7), dédiés à
l'étymologie: «In illis, qui ante sunt, in primo volumine est quae dicantur, cur
etymologike neque ars sit neque ea utilis sit, in secundo quae sint, cur et ars ea sit
et utilis sit, in tertio quae forma etymologiae»153. Ce plan est exactement parallèle
à celui des livres 8-10 sur l'analogie. Heureusement, la critique moderne n'a pas
fait les mêmes suppositions au sujet de cette autre partie de la grammaire: jamais
on n'a parlé de grammairiens «étymologistes» qui se seraient butés à l'opposition
de «pseudologistes». Blank note aussi qu'une autre partie de la grammaire, la
syntaxe, qui constituait d'ailleurs la dernière partie du LL, avait été la victime du
même type d'attaque.154 On peut donc supposer que le traité reposait sur cette
structure et qu'avant de présenter un aspect de la grammaire, il fallait réfuter les
153 «Dans le premier volume on rapporte ce qui est dit pour prouver que l'étymologie n'est ni un art ni utile, dans le second, pourquoi elle est un art et elle est utile, dans le troisième de quelle forme d'étymologie il s'agit.» Voir Blank 2005: 211-3. 154 Blank 2005: 210 avec la note 2.
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attaques qui y étaient adressées. Le livre anomaliste du De Lingua Latina est donc
placé comme une formalité, sans valeur grammaticale.
Nous ne connaîtrons sans doute jamais la nature de la (ou des) source(s) de
Varron. Comme on a vu au chapitre 2, les ressemblances entre l'argumentation de
l'anti-analogiste de Varron et la charge de Sextus Empiricus donnent une couleur
empiriste au livre 8 du LL, ce en faveur de quoi argumente Blank (2005)155. Mais,
comme nous l'avons montré au second chapitre, qu'un empiriste soit à l'origine de
l'attaque contre l'analogie ne signifie pas que la prétendue position anomaliste est
celle d'un grammairien anomaliste. Tout indique plutôt qu'à l'époque d'Aristarque
la grammaire se passait assez bien de ces considérations théoriques et s'appliquait
à la lecture et à la correction des textes classiques.
C'est justement dans les scholies homériques que l'on retrouve enfin des
manifestations concrètes d'un désaccord entre Cratès et Aristarque sur la pratique
de l'analogie. L'analogie était pratiquée par Aristarque tant du point de vue du
contenu que de la forme de la poésie homérique. Un passage était conservé ou
rejeté selon qu'il cadrait ou non dans l'ensemble de l'oeuvre et l'accentuation et
l'orthographe des mots étaient reconstituées de façon à ce que la langue d'Homère
soit la plus uniforme possible. On sait aussi qu'au contraire Cratès soumettait son
activité d'interprète et d'éditeur d'Homère à des critères différents, extérieurs à
Homère. Le texte qu'il publie est parsemé de bizarreries grammaticales,
conséquence de deux de ses doctrines: la sphairopoiia qui recherche chez Homère
une conception sphérique du monde et l'euphonie, qui régissait la place de l'accent 155 Fehling 1956-7 supposait plutôt une τέχνη περὶ ἑλληνισμοῦ, source unique des livres 8-10.
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dans le vers. Les règles de la pratique euphoniste restent encore à être définies, et
lorsque ce sera fait, il sera possible de mesurer avec plus de précision la place de
chacune de ces balises interprétatives dans l'activité éditoriale de Cratès. Ce travail
reposera en grande partie sur les avancées dans la connaissance des papyri du Περὶ
Ποιηµάτων de Philodème, notre seule source sur les euphonistes. Pour l'instant la
recherche de la véritable nature de la querelle analogie-anomalie aura au moins
réussi à découvrir un point commun entre les deux aspects du philologue, c'est-à-
dire les aspirations cosmologiques de l'interprète et le travail d'ouvrier de l'éditeur.
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