Post on 28-Jun-2020
Version anglaise à paraître en 2013 dans : Social Science Information
L’assèchement de la Vie en Commun à travers la perte de biodiversité
Dominique Lestel
Le phénomène de la perte de biodiversité ne reçoit pas réponse vraiment satisfaisante de notre
culture. Edward O. Wilson fait remarquer que toute notre histoire évolutionnaire nous a plutôt
sélectionnés pour raisonner à court ou moyen terme (ce qu’il appelle le « temps
physiologique ») et non suivant le long terme1 qui est requis pour penser la biodiversité.
Malgré l’immense admiration que je porte à Wilson, sa remarque, comme la majorité des
hypothèses évolutionnistes de ce genre, relève plus du bavardage chic que de la réflexion
sérieuse. Une autre raison à la difficulté rencontrée est à mon sens plus pertinente : nous
négligeons indûment quelques-uns des enjeux fondamentaux de cette catastrophe biologico-
culturelle – en particulier celle des pathologies de la vie partagée qui leur est largement sous-
jacentes. Les écologues analysent en effet la biodiversité exclusivement comme une question
de régulation biologique et négligent non seulement la dimension sémiotique du vivant, mais
aussi la diversité de sens que chaque être vivant porte en lui et la connectivité qui en résulte
pour chacun d’entre eux. De ce point de vue, l’écologie contemporaine se fourvoie de deux
façons. D’abord, en considérant que les êtres vivants occupent des écosystèmes
communs alors qu’ils vivent plutôt ensemble. Ensuite, en pensant que cette crise écologique
est un effet collatéral (side effect) de notre progrès technologique qui pourrait être résolue
avec des outils qui pourraient être avantageusement choisis parmi les poisons qui nous font
mourir. En ce sens, l’effondrement de la biodiversité n’est pas le résultat malheureux des
tendances techniciennes de l’Occident mais au contraire la conséquence de ce qu’est la culture
occidentale2 depuis ses origines – son technicisme n’en étant finalement qu’une de ses c 1 E.O. Wilson, 1984/2012, Biophilia, Paris : José Corti, pp.156sq.2 Il est évidemment un peu rapide de parler de « culture occidentale » de façon générale comme si elle était homogène, et Tim Ingold (« General introduction », in : T. Ingold (ed.), Companion Encyclopedia of Anthropology : Humanity, Culture and Social Life, London : Routledge, p. xiii), nous met très justement en garde contre une telle tentation homogénéisante, mais on peut néanmoins considérer que toute culture à des tendances fortes qui la caractérisent. Je remercie Gabriela Melo d’avoir attiré mon attention sur ce texte d’Ingold.
omposantes. Loin d’être un effet inattendu des pratiques occidentales, j’estime que la
suppression de la nature fait au contraire partie de ses attentes les plus profondes depuis ses
débuts grecs. L’idéologie du propre de l’homme, qui constitue l’un des piliers majeurs de la
culture occidentale, considère que l’humain n’est pas un animal, que ce dernier représente au
contraire toujours une menace pour l’homme et que la culture constitue un substitut nécessaire
à une nature dans laquelle vivent au contraire les animaux. L’homme est donc pensé comme
un être vivant qui non seulement ne partage pas sa vie avec celle des autres êtres vivants et
n’a pas à se soucier de ces derniers – mais doit au contraire s’en protéger autant qu’il le peut.
Si une telle intuition anthropologique se révèle juste, il en résulte qu’une réponse appropriée à
la crise écologique actuelle doit commencer par s’appuyer sur une critique radicale de
l’humanisme européen et de la culture.
Quatre formes d’écologies
Quand le philosophe norvégien Arne Naess distingue et oppose, en 1973, l’écologie profonde
et l’écologie superficielle3, il distingue une écologie qui pense que les problèmes
environnementaux ont une solution technique à une écologie qui estime que les biosystèmes
doivent être considérés pour eux-mêmes, indépendamment de leur intérêt pour l’humain. Mais
Erazim Kohàk estime qu’il faut plutôt distinguer écologie superficielle, écologie profonde et
une depth ecology - une écologie de la profondeur qui considère que les écosystèmes
biologiques, comme les montagnes, ont une subjectivité propre4. Mais une quatrième façon de
concevoir l’écologie peut encore être distinguée – une écologie qui considère que les
écosystèmes biologiques ont une signification non seulement en eux-mêmes mais aussi pour
eux-mêmes, et que chaque animal est un message pour un autre animal, pour généraliser l’idée
exprimée par Jesper Hoffmeyer qui considère qu’un chien est un message pour un autre
chien5. La biosémiotique, qui émerge avec les travaux de Jakob von Uexküll au milieu du 20e
3 A. Naess, 1973, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement : A Summary », Inquiry, 16, 1, 95-100.4 E. Kohàk, 2000, The Green Halo : A Bird’s-Eye View of Ecological Ethics, Chicago : Open Court. Voir la discussion éclairante de Graham Harvey sur ces trois écologies dans : Graham Harvey, 2005, Animism. Respecting the Living World, London: Hurst & Company, pp.180-182. 5 Jesper Hoffmeyer, 1996, Signs of Meaning in the Universe, Bloomington : Indiana University Press. J’ai discuté cette phrase intrigante dans : D. Lestel, 2012, « Data », in : Donald Favareau, Paul Cobley & Kalevi Kull (eds.), A More Developed Signs. Interpreting the Work of Jesper Hoffmeyer, Tartu: Tartu University Press, pp.93-95. Plus généralement, ce recueil permet de prendre la mesure de l’importance de l’œuvre de Jesper Hoffmeyer.
siècle, est encore largement ignorée par la majorité des philosophes contemporains malgré le
renouveau récent de sa pratique6, ou n’est évoquée que de façon succincte et superficielle et
elle est rarement discutée à la hauteur de son importance. Elle ouvre pourtant des perspectives
potentiellement très fécondes sur de nombreux aspects de l’évolution et la conservation des
espèces, et elle est d’une grande utilité pour mieux appréhender l’un des enjeux majeurs de la
perte actuelle de biodiversité – car ce n’est pas seulement la diversité biologique qui est en
effet ainsi menacée, mais aussi la diversité sémiotique, ce qui est au moins aussi grave, c’est-
à-dire la capacité des êtres vivants à vivre ensemble – laquelle ne peut être réduite à celle de
cohabiter dans des écosystèmes communs.
Sémiosphère
En évoquant la notion de « sémiosphère », le sémioticien estonien Yuri Lotman élargit la
notion d’Umwelt proposée par von Uexküll aux dimensions de la planète, lui donne une
connotation globale et contribue du coup à mettre en évidence quelques-uns de ses enjeux
évolutionnaires les plus importants7. En parlant de « niche sémiotique », Jesper Hoffmeyer
fait un pas important en ce sens. Se soucier de l’autre prend du coup une envergure inédite : il
ne s’agit pas seulement de permettre à l’individu de survivre physiquement, mais également
de lui donner la place sémiotique qui fait partie intégrante de son espace vital. Une telle
perspective replace l’exigence sémiotique à son plus haut niveau – celui d’une recherche de
signification qui est intrinsèque au vivant lui-même.
L’écologie humaine de Paul Shepard
Les biosémioticiens convergent ainsi avec Paul Shepard qui est à ma connaissance le premier
à avoir expliqué en Occident qu’être humain était avant toute autre chose une façon de se
connecter aux autres êtres vivants et que déstabiliser une telle connexion mettait l’être humain
en danger. Pour Shepard, la coupure entre l’homme et son environnement vivant est purement
artificielle et idéologique – l’homme est son environnement et inversement. C’est ce qu’il
appelait lui—même « écologie humaine ». Comme il l’écrit : « Avoir mis l’environnement en
dehors, à l’extérieur de nous, l’a rendu invisible8 ». Même s’il n’a visiblement pas lu von
6 Une revue universitaire, Biosemiotics, publiée par Springer Verlag, est par exemple aujourd’hui entièrement consacrée à la biosémiotique.7 A ce sujet, on peut lire la discussion éclairante Kalevi Kull, 1999, “Towards biosemiotics with Yuri Lotman », Semiotica, 127, 1/4, 115-131.
8 Paul Shepard, 1973/1998, The Tender Carnivore and the Sacred Game, Athens, Ga : University of Georgia Press, p. xxvi.
Uexküll, l’originalité de Shepard est précisément de considérer que la question de l’écologie
humaine relève d’une éco-biosémiotique cognitive plutôt que d’une écologie biologique au
sens strict du terme. Pour lui, la disparition des espèces n’est pas un phénomène purement
biologique mais un processus complexe qui transforme en profondeur ce que signifie être
humain.
L’anthropologie des lignes de Tim Ingold
Une écologie sémiotique ne se développe pas dans un espace en friche et les ressources
abondent beaucoup plus qu’on ne l’aurait cru au premier abord pour la penser. Elle peut par
exemple se nourrir de l’anthropologie des lignes telle que la conçoit Tim Ingold9 – une
anthropologie des lignes qui pourrait tout aussi bien être une zoologie et une botanique des
lignes. Pour l’anthropologue britannique, tous les êtres vivants sont, en fin de compte,
constitués de lignes qui s’entremêlent les unes aux autres sans s’arrêter aux nœuds que
constitue chaque organisme10. La conception du vivant que propose Tim Ingold soutient une
vision écologique qui n’est plus caractérisée comme étude des écosystèmes, mais comme
étude de la façon dont les êtres vivants se constituent comme écosystèmes et dont les
écosystèmes se concrétisent à travers des individus biologiques différenciés. Dans cette
perspective, les organismes ne s’adaptent pas à des écosystèmes qui leurs préexistent mais ils
sont eux-mêmes partie prenante de l’écosystème pertinent. La métaphore du maillage
mobilisée par Ingold permet de graduer très finement les proximités des individus les uns par
rapport aux autres, à la fois dans une perspective inter-spécifique et dans une perspective
intraspécifique. Je peux comprendre grâce à une telle métaphore que mes relations avec moi-
même et celles avec ceux qui me sont les plus proches relèvent déjà de l’écologie. A travers
une telle métaphore, je peux concevoir que l’écologie renvoie aussi à mes relations avec
l’ensemble du vivant sur Terre et pas seulement avec ceux que je croise, réellement ou
potentiellement, dans un écosystème donné. Cette écologie des significations est beaucoup
plus riche et complexe qu’une écologie uniquement préoccupée par les chaines trophiques, les
stratégies de reproduction et la gestion des territoires.
Biodiversité et sémiosphère
9 Il expose d’abord cette anthropologie dans un livre, Tim Ingold, 2007, Lines. A Brief History, London: Routledge, avant d’en préciser certains aspects dans un texte ultérieur: Tim Ingold, 2009, « Point, line and Counterpoint: From Environment to Fluid Space », in: A. Berthoz & Y. Christen (eds.), Neurobiology of ‘Umwelt’: How Living Beings Perceive the World, Berlin: Springer-Verlag, pp. 141-155.
10 Le philosophe italien Massimo Cacciari propose une lecture très intéressante de la Monadologie de Leibniz qui aboutit à une vision du monde qui est étonnamment proche de celle d’Ingold. M. Cacciari, 1985/1990, Icônes de la loi, Paris : Christian Bourgois, pp.283-303.
On donne donc habituellement un sens trop restrictif à la notion de « conservation des
espèces » en considérant qu’il s’agit avant tout de préserver des espèces. Les auteurs évoqués
plus haut nous aident à comprendre que ce ne sont pas seulement les espèces elles-mêmes,
mais les sémiosphères induites par ces espèces et le rôle qu’elles jouent dans la dynamique
des espèces, qui sont détruites (ou tout au moins considérablement affaiblies) par la perte de
biodiversité, c’est-à-dire les espaces de sens dans lesquels les espèces vivantes peuvent vivre
ensemble. Au-delà des notions habituelles de l’écologie scientifique, la conservation des
espèces doit tenir compte de l’espace de sens à travers lequel les individus de chacune des
espèces concernées (humaine ou non) établissent leur rapport au monde et organisent leurs
vies en conséquence. Expliciter la signification et l’importance de ces espaces de sens qui ne
rentrent pas dans les catégories habituelles à travers lesquelles les biologistes tentent
d’appréhender ce qu’est l’intelligence et le vivant doit nous conduire à développer une vision
plus complexe de ce que signifie pour un être vivant qui vit avec les autres11. Il s’agit de
comprendre ce qui permet de garder la cohérence du vivant et dans quelle mesure chaque être
vivant, fût-il le plus primitif, est intrinsèquement concerné par ce qui arrive aux autres êtres
vivants - un agent étant « concerné » par quelque chose quand celle-ci prend de l’importance
pour lui. Un tel effort suppose que nous ayons les capacités de concevoir les êtres vivants
autrement que comme des machines plus ou moins complexes12. A cet égard, il est important
de repenser la puissance de l’imagination, de reconceptualiser sa place dans l’existence et de
le faire dans une perspective phylogénétique, sémiotique et culturelle. Il est également
important de comprendre pourquoi nous rencontrons tant de difficultés à effectuer une telle
tâche et pourquoi nous sommes si peu empressés à en rendre compte de façon satisfaisante.
Importance de l’imagination
Une perspective interprétative du vivant nous conduit à être sensibles à quelques-uns de ses
aspects qui ont été jusque-là largement indûment négligés, en particulier à l’imagination qui
11 Il est symptomatique qu’une approche comme celle des « espèces compagnons » de Donna Haraway et ses suiveurs fait complètement l’impasse sur les questions de biodiversité.12 J’ai montré dans D. Lestel, 2010, L’animal est l’avenir de l’homme, Paris : Fayard, pourquoi considérer un être vivant comme une machine n’avait tout simplement aucun sens, sauf à inventer une ingénierie totalement imaginaire.
joue un rôle crucial dans ce contexte. L’imagination est l’une des compétences les plus
remarquables des êtres vivants, mais aussi l’une de celles qui a été le plus sous-estimées
jusqu’à présent. Même quand elle a été prise en compte, il a été tentant d’en réserver
l’exclusivité à l’humain, à quelques très rares exceptions près. On pourrait pourtant considérer
que chaque être vivant incarne un aspect fondamental de l’imagination du vivant, et que loin
de faire exception, l’humain participe lui aussi pleinement à cette dynamique, sans en avoir le
moindre monopole ; lui-même le fait seulement avec des moyens culturels inédits qui lui sont
propres13. Le problème de l’imagination, qui s’applique à tout être vivant, acquiert une
pertinence accrue dans le cas de l’humain moderne à cause des capacités de ce dernier à
transformer le monde et les autres êtres vivants et l’imagination joue un rôle majeur dans la
nature des relations que nous entretenons avec les animaux qui partagent nos monde14.
L’héritage phylogénétique de notre imagination
Les limites de l’imagination humaine, mais aussi quelques-unes de ses extensions les plus
remarquables, tiennent d’abord à son enracinement dans sa phylogenèse15. Considérer
l’imagination comme une pure compétence cognitive ne lui rend pas justice. L’imagination
est une activité collective qui s’appuie largement sur l’espace des possibles que nous révèlent
les espèces avec lesquelles nous partageons notre vie. En exterminant ces espèces
cohabitantes, nous réduisons notre imagination de façon dramatique et limitons drastiquement
les potentialités existentielles qui peuvent nous permettre de devenir des humains toujours
actualisés. Chaque espèce qui disparaît est une partie de notre imagination dont nous nous
amputons peut-être à tout jamais de façon irréversible. Paul Shepard est à ma connaissance le
seul penseur à avoir eu une telle intuition, en particulier quand il évoque cette notion
intraduisible en français de façon satisfaisante de « minding animal » - animal qui pense,
animal qui donne à penser, animal qui pense en donnant à penser16. Pour Shepard, l’humain a
des compétences potentielles qui peuvent être activées dans certaines configurations avec
13 A cet égard, il me semble salutaire de méditer les pages de Stephen J. Gould sur l’impossibilité de comprendre la fonctionnalité des fossiles du schiste de Burgess.
14 Erica Fudge, 2008, Pets, Stocksfield : Acuman, en particulier pp.2-3, attire l’attention sur l’importance de l’imagination dans nos relations avec les animaux de compagnie.15 L’un des domaines les plus fascinants de la paléoanthropologie et de la préhistoire contemporaines concerne précisément cet aspect en s’intéressant aux capacités d’imagination culturelle des Néandertaliens, en particulier à travers leurs sépultures et leurs pratiques artistiques ou décoratives. Mais l’éthologie n’est pas en reste, qu’il s’agisse des capacités de mises en scène chez l’animal dans le jeu (pretend play), les capacités graphiques des chimpanzés initiées par Desmond Morris ou l’imagination musicale chez certains oiseaux – et le travail pionnier d’Hollis Taylor doit être cité ici.16 Paul Shepard, 1978, Thinking Animals. Animals and the Development of Human Intelligence, New York: Vicking Press, p. 249. Une grande partie du livre discute d’ailleurs plus ou moins explicitement cette question.
certains animaux. La disparition de ces derniers entraîne donc ipso facto une réduction de
l’ensemble des possibles auxquels nous pouvons accéder un jour. Nous appauvrissons
considérablement notre capacité à faire sens de ce qu’est non seulement le vivant mais notre
vie elle-même en réduisant la diversité des êtres vivants qui peuvent servir de moteurs
sémiotiques et cognitifs. En d’autres termes, l’effondrement actuel de la biodiversité n’est pas
seulement une catastrophe biologique qui nous empêchera de trouver de nouveaux
médicaments17 mais aussi, et peut-être surtout, une catastrophe existentielle qui réduit
substantiellement l’étendue et la complexité de notre imagination et par conséquent notre
humanité elle-même. Mais les problèmes liés à l’interface entre notre imagination et
l’effondrement de la biodiversité tiennent aussi à des caractéristiques de notre culture.
Une imagination pathologique qui brouille notre perception du vivant
Une imagination pathologique joue ainsi un rôle important dans l’assèchement de notre
capacité à partager nos vies avec celles d’autres êtres vivants et dans la perte de biodiversité
qui en est l’une des conséquences les plus tragiques. D’abord en étant incapable de concevoir
vraiment les conséquences de nos actes comme l’a compris E.O. Wilson; mais aussi en
orientant nos préférences dans un sens contestable. Günter Anders n’est pas le premier à avoir
reconnu l’importance du rôle de l’imagination dans nos comportements éthiques, mais c’est
celui qui lui a donnée une coloration adaptée aux problèmes contemporains18. Pour lui,
l’absence d’imagination doit être conçue comme un handicap de la perception. Etre capable
de voir ce qu’il y a à voir, requiert en effet une imagination suffisante19. Pour Anders,
« l’éducation de l’imagination » est même la tâche principale à laquelle nous devons prêter
attention aujourd’hui20. Il serait par ailleurs trop facile de considérer que seuls des individus
superficiels seraient dépourvus de l’imagination requise pour faire face aux problèmes de
perte de biodiversité. Dans leur grande majorité, les experts eux-mêmes sont aveugles à la
dimension biosémiotique de la catastrophe qui se joue sous nos yeux et ils ont eux-mêmes une
imagination pratique limitée, impuissante à faire comprendre aux politiques l’urgence de la
situation et l’étendue du désastre.
Une imagination pathologique qui nous rend aveugle au vivant
17 Pour une discussion intéressante dans cette perspective, voir G. Bœuf, 2007, « Océan et recherche biomédicale », Journal de la Société de Biologie, 201, 1, 5-12.18 En toute rigueur, il faudrait discuter aussi l’Ecole de Frankfort, en particulier Adorno, qui a abordé la question de la restriction culturelle de l’imagination. Une perspective bien résumée par Fredric Jameson qui estime que : « …nos imaginations sont otages de notre propre mode de production », F. Jameson, 2005, Archéologies du futur, Paris : Max Milo, p.17.19 Günter Anders, 1995/2008, Hiroshima est partout, Paris : Seuil, pp.81-82.20 Günter Anders, 1995/2008, Hiroshima est partout, Paris : Seuil, p.143.
La situation est même encore pire, en ce sens que les limites de notre imagination nous
conduisent non seulement à ne pas voir mais aussi à mal voir. Car c’est justement le rôle de
l’imagination qui nous conduit à nous demander si l’animalité artificielle émergente ne
représente pas une menace pour l’environnement en nous faisant préférer des artefacts
animalisés à de vrais animaux, précisément parce que les premiers seraient plus proches des
représentations de notre imagination que les seconds. Là encore, Günter Anders est d’une
redoutable actualité ; c’est en effet sans doute le premier à avoir eu l’intuition d’une telle
perversion intellectuelle avec sa notion de « honte prométhéenne21 » - c’est-à-dire la honte que
ressent l’homme d’être « né et devenu » plutôt que « d’avoir été fabriqué ». C’est la honte de
l’homme qui évalue l’écart entre l’imperfection de l’humain biologique et la perfection des
machines qu’il a fabriquées.
Des animaux artificiels plus réels que des animaux naturels
La version de la honte prométhéenne qui m’intéresse particulièrement ici n’est pas discutée
par Anders ; elle renvoie plutôt à la conviction qu’un artefact animalisé est plus convaincant
qu’un animal authentique. Sherry Turkle est la première à avoir observé ce curieux
phénomène – ou plus exactement à en avoir rendu compte à propos des tortues des
Galápagos22. Alors qu’elle visite Disneyland à Orlando avec sa fille adolescente et qu’ils vont
voir le vrai zoo qui s’y trouve, cette dernière lui demande pourquoi de vraies tortues ont été
placées là alors que les artefacts en forme de tortues font plus vrais ! Les autres adolescents
présents réagissent de façon similaire. Un nombre croissant d’humains n’ont plus le moindre
rapport direct avec une espèce animale vivante, et ils ne connaissent plus les animaux qu’à
travers des émissions de TV où ces derniers sont toujours « en représentation » à faire des
choses intéressantes, puisqu’il n’y a plus que ces moments-là qui sont sélectionnés. Du coup,
le « vrai » animal devient évidemment extrêmement décevant – puisqu’il ne se comporte
même pas comme à la TV ! Que des enfants ou des adolescents trouvent finalement les
machines animalisées plus convaincantes n’est en fin de compte pas si étonnant que ça, et il
est difficile de la disqualifier d’un simple haussement d’épaule. Gary Paul Nabhan, qui a
effectué des enquêtes inquiétantes auprès des populations autochtones du Sud Ouest des
Etats-Unis constate que plus de la moitié des enfants interrogés n’ont jamais passé seuls plus
d’une demi-heure dans un milieu naturel, et qu’un très grand nombre d’entre eux n’a jamais
21 Il développe cette notion dans : Günter Anders, 1956/2002, L’obsolescence de l’homme, Paris : Editions de l’Encyclopédie des Nuisances, pp.37-115.22 S.Turkle, « A Nascent Robotic Culture: New Complicities for Companionship », AAAI Technical Report Series, July 2006.
joué avec des produits de la nature (feuille d’arbre, plumes d’oiseau, petits os abandonnés,
etc.), ou ne les a collectionnés23. Le nombre de mots se rapportant à des phénomènes naturels,
des noms d’espèce, etc., utilisés par les gens chute par ailleurs de façon dramatique dans les
générations récentes. Le problème d’un appauvrissement massif du rapport à la nature n’est
pas seulement le fait de populations en difficulté mais celui de l’ensemble des générations
montantes24.
Les enjeux existentiels et culturels de l’effondrement de la biodiversité
L’impuissance de notre imagination à appréhender justement l’effondrement de la
biodiversité est non seulement une catastrophe biologique majeure mais également une crise
profonde de la vie en commun qui constitue un problème qui a été jusque-là largement
négligé malgré son importance fondamentale. Notre imagination dépend en grande partie de
l’accueil que lui donne la culture dans laquelle nous vivons et en faire un phénomène
essentiellement psychologique est très réducteur. Ernst Bloch a sans doute été l’un des
philosophes contemporains les plus très sensibles à cet aspect de notre époque et il a perçu
avec une lucidité exemplaire que la qualité de notre existence dépendait en grande partie de la
richesse de notre imagination25.
Une vision simpliste du vivant
L’imagination occidentale atrophiée vis-à-vis du vivant n’est pas un accident qui arrive de
façon inopinée. La culture occidentale a au contraire dès ses débuts disqualifié toute vision
complexe du vivant en insistant sur la nécessité de concevoir un être vivant comme
appartenant à une catégorie très pauvre dépourvue de toute expérience existentielle réelle, de
surcroît coupée de toute expérience avec les autres êtres vivants. Elle a considéré que l’animal 23 G.P. Nabhan, 1995, « Cultural Parallax in Viewing North American Habitat », in: Michael E. Soulé & Gary Lease, Reinventing Nature? Responses to Postmodern Deconstruction, Washington, D. C., Island Press, pp.87-101; G.P. Nabhan & Sara St. Antoine, 1993, « The Loss of Floral and Faunal Story: The Extinction of Experience », in: Stephen R. Kellert & Edward O. Wilson (eds.), The Biophilia Hypothesis, Washington, D.C.: Island Press, pp.229-250.24 P. Shepard se pose la question dès 1977 : « Qu’est-ce qui arrive à l’enfant à qui manque la nature ? Dans un habitat dépourvu de créatures, quelle est la conséquence de cette ontogenèse ? Démence est le mot le plus courtois pour caractériser un tel monde ». Originellement dans « Place and Human Development », in : Proceedings : Symposium on Children, Nature, and Urban Development, U.S. Forest Service and the Gifford Pinchot Institute, Washington, D.C. ; repris dans P. Shepard, 1996, Traces of an Omnivore, Washington, D.C., Island Press, pp.91-92.25 Il y a consacré l’ouvrage majeur de son travail, E. Bloch, 1959/1991, Le Principe Espérance, Paris : Gallimard.
pouvait sans doute être complexe, mais a persisté à penser que cette complexité était sans
commune mesure avec celle de l’humain26. Elle est restée convaincue que l’animal était
dépourvu de toute vie en commun avec d’autres êtres vivants en dehors de relations assez
superficielles comme celle de la relation proie/prédateur, celle de hiérarchie sociale, de
défense du territoire, de séduction d’un partenaire sexuel ou de relation entre petits et adultes.
L’humain seul a été crédité d’une authentique sociabilité, c’est-à-dire d’une vie en commun
qui ne se limite pas à de simples rapports fonctionnels. Quant aux végétaux ou aux
champignons, ils ont toujours été considérés comme tellement insignifiants qu’ils ont
rarement été discutés ; pour la majorité des penseurs occidentaux, ils n’existent tout
simplement pas27. Ce serait pourtant une erreur de considérer que s’exprime ainsi une
indifférence à la nature ; traditionnellement, l’élite occidentale lui a plutôt voué une véritable
haine28.
La haine de la nature
La culture occidentale a toujours eu un rapport compliqué avec la nature qui a constamment
posé un problème majeur à ses élites. Aucune culture n’a complètement assimilé l’humain
aux autres animaux mais la culture occidentale est allée plus loin qu’aucune autre dans la
haine qu’elle a vouée dès ses origines grecques dans la nature et dans sa volonté de s’en
affranchir radicalement. Les élites occidentales ont en effet très précocement définit l’humain
contre la nature avant de vider cette dernière de toute substance, c’est-à-dire de toute
intelligence, et de l’instrumentaliser à loisir. Même si tous les peuples paysans ont perçu le
sauvage avec une suspicion teintée de crainte, les Occidentaux ont atteint des sommets qui
n’ont jamais été atteints ailleurs – et on pourrait justement caractériser la culture occidentale
comme une culture sur-paysanne, une culture pathologiquement paysanne29.
La mythologie grecque était encore très animalière, quoique un mythe comme celui de
Prométhée est déjà très ambivalent à cet égard puisque s’y exprime la conviction que
26 Florence Burgat, 2006, Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris : Kimé, p.30, écrit à juste titre à ce propos que « la philosophie a failli à sa tâche ».27 Avec quelques exceptions remarquables comme Gustav Theodor Fechner, en particulier dans son livre publié en 1848, Nanna oder über das Seelenleben der Pflanzen, qui connut un énorme succès populaire et … les critiques cinglantes des intellectuels de l’époque. Fechner est aujourd’hui connu comme le père de la psychologie expérimentale la plus étriquée et le découvreur des potentiels d’action, ce qui constitue une vision excessivement réductrice de son génie. Rappelons quand même que William James considérait Fechner comme l’un des philosophes les plus importants du 19e siècle et qu’il lui consacre entièrement la quatrième leçon de son livre sur l’univers pluraliste.28 D. Lestel, 2010, « La haine de l’animal », in : P.-H. Gouyon (ed.), Aux origines de l’environnement, Paris : Fayard, pp.193-205, dont je reprends les grandes lignes d’analyse dans le paragraphe qui suit.29 Il faudrait reprendre ici et discuter en détail les analyses de Paul Shepard, en particulier dans son dernier livre, Nature and Madness.
l’homme est une victime par rapport aux autres animaux et qu’il a par conséquent une
revanche légitime à prendre. La philosophie grecque, par exemple chez Aristote, a résolument
opposé l’homme et l’animal, et le christianisme a accentué cette tendance zoophobe en
identifiant le corps comme la partie animale de l’homme et en faisant de son rejet une priorité
morale. Malgré maints aspects éminemment positifs, l’Humanisme de la Renaissance ouvre
une période très hostile à l’animalité. Tout en cherchant à rassembler tous les hommes, il
raffermit la frontière hygiénique qui sépare l’homme de l’animal et la rend plus stricte que
jamais. Etait-il vraiment nécessaire de construire une machine de guerre idéologique contre
l’animal pour lutter contre le scandale des hiérarchies entre humains ? On peut en douter.
L’humanisme européen enferme l’homme sur lui-même et lui attribue un monopole sur la
moralité : seuls les humains sont moraux et seuls les humains sont objet de l’attention morale
des autres hommes. Dans cette perspective, l’homme n’est pas un animal qui est différent ; ce
n’est plus un animal du tout.
Le cartésianisme durcit l’opposition homme/animal en liant établissant une connexion
ontologiquement30 l’animal et la machine. Rétrospectivement, la thèse de l’animal-machine
constitue une infamie en érigeant la raison contre le vivant et en liant l’animal et la machine
pour les opposer à l’homme. Le détour par la machine pervertit durablement et en profondeur
la question animale en Occident et accompagne le pourrissement des élevages industriels et de
l’expérimentation animale prédatrice : pourquoi donc se soucierait-on du bien-être des
machines ? Le Père Malebranche joua un rôle important dans cette histoire sordide en niant
toute affectivité aux animaux, alors que Descartes restait plutôt flou sur ce point. Déterminant
l’insensibilité de l’animal en s’appuyant sur la distinction âme/corps, il explique dans le
quatrième livre de la Recherche de la vérité que les animaux n’ayant pas péché, ils sont
incapables de souffrir. Sans sensibilité, ils sont par conséquent dépourvus de conscience. D’où
le corrélat éthique fondamentale de la thèse de l’animal-machine : si l’animal est une
machine, l’homme peut faire ce qu’il veut avec lui. Pour Malebranche la thèse de l’animal
machine de Descartes légitime qu’on place l’animal hors de la sphère de l’éthique. Le prête-
philosophe affermit par ailleurs son raisonnement en couplant cette thèse éthique à une thèse
psychologique sur l’illusion des sens de l’homme : celui qui s’émeut de la souffrance animale,
explique-t-il en effet, est tout simplement trompé par ses sens31. 30 Une connexion ontologique est une connexion qui affecte la nature des choses qui sont connectées.31Par exemple dans La Recherche de la vérité, livre 4, chapitre 11. Malebranche utilise d’ailleurs des termes extrêmement méprisants pour qualifier ceux qui refusent de se rendre aux évidences de la raisons contre celles de l’expérience : il évoque par exemple « des esprits superficiels et peu capables d’attention ». Il serait intéressant d’explorer la rhétorique de la haine vis-à-vis de l’animal et celle du mépris vis-à-vis de ceux qui les défendent de la même façon que des philosophes contemporains comme Theodor Adorno ou Jean Pierre Faye ont étudié la
En fin de compte, la thèse de l’animal machine apparaît moins comme la cause que comme
l’expression d’un rapport tordu à l’animal qui parcourt toute l’histoire occidentale. On perçoit
en effet en Europe une véritable dimension sadique du rapport à l’animal qui a jusqu’à présent
été peu étudié. Massacres et tortures de l’animal sont des constantes singulièrement
minimisées de l’histoire de l’Occident. L’un de ceux qui l’ont le mieux compris est sans
aucun doute John Ray, qui était un naturaliste célèbre de la Royal Society du 17e siècle, un
représentant admiré de l’école platonicienne de Cambridge et un de ceux qui ont permis à
Linné et Jussieu d’établir leurs classification des plantes et des insectes. L’éminent penseur
écrit en effet un livre qu’il publie en 1691, Existence de la Sagesse de Dieu, dans lequel il
attaque assez durement un cartésianisme qui s’inspire d’une raison tyrannique qui dénie toute
pertinence à la sensibilité. Il y souligne en particulier avec une acuité remarquable que si les
animaux étaient vraiment des machines, ils ne seraient justement pas torturés autant et
personne ne songerait une minute qu’ils puissent souffrir. A-t-on jamais vu quelqu’un être
cruel avec une machine ? John Ray démontre très simplement la monstrueuse perversité de
Malebranche qui justifie la cruauté envers l’animal en prenant pour prémisse de son
raisonnement ce qui devrait en être la conclusion logique ! Ce n’est en effet pas parce que les
animaux sont des machines qu’ils ne souffrent pas, mais bien parce qu’on veut les faire
souffrir qu’on a intérêt à les considérer comme des machines.
Machination de l’animal et animalisation de l’artefact
Au cours de la deuxième moitié du 20e siècle, cette culture occidentale s’est engagée dans un
processus auquel on n’a pas attaché à mon sens une attention suffisante : après s’être
convaincue que les animaux n’étaient que des machines plus ou moins complexes, et avoir
conçu des agencements hybrides qui réduisaient l’animal à des rouages dans des dispositifs
techniques dans les fermes industrielles, elle s’est mise à développer avec la cybernétique des
artefacts animalisés, c’est-à-dire des machines qui ne se comportaient pas seulement comme
des machines, mais qu’on pouvait psychologiquement prendre pour des machines. Une telle
tendance s’est trouvée corrélée à une dynamique qui donne à cette neutralisation savante de la
nature une connotation très particulière : la population mondiale est devenue massivement
urbaine, puisque plus de la moitié de la population mondiale vit désormais dans des villes. Le
paysan classique n’aimait pas la nature mais le post paysan urbain n’a plus aucune
connaissance directe de ce qu’elle est, ce qui le conduit à accepter sans difficulté ni état d’âme rhétorique de la haine nazie.
que la nature artificielle avec laquelle il interagit de façon croissante soit finalement plus
naturelle que la nature elle-même. Une telle auto-intoxication mentale est d’autant plus
valable que cette nature artificielle, qui n’est plus une nature asservie mais une nature de
substitution, est intégralement manipulable à volonté.
La nature 2.0.
Cette nature 2.0. constitue le rêve ultime du paysan. Cette vision très appauvrie de la nature
est caractérisée par son côté subordonné, instrumental et manipulatoire. Pour le paysan, la
bonne nature n’est pas une nature qui tient la place de partenaire génératrice de sens et de
ressources multiples avec laquelle on doit constamment composer mais une nature soumise et
productive. La nature est contrainte à l’asservissement à travers des procédures
d’hybridation, des campagnes d’éradication de nuisibles ou supposés tels et des discours
idéologiques, souvent religieux, qui accorde à l’homme une suprématie absolue sur les autres
êtres vivants32. La nature 2.0. , dont la conception apparaît à la fin du 20e siècle, reprend cette
posture mais en radicalise l’expression à travers la manipulation génétique, l’exo-
hybridation33 et la mise en place d’écosystèmes totalement artificiels34. Une telle conception
de la nature oublie que l’autre-qu’humain n’est peut-être pas seulement un opposé mais celui
avec lequel l’humain partage sa vie et dont la disparition entraînerait ipso facto celle de
l’homme au profit d’un post humain qui préfèrerait partager sa vie avec des artefacts plutôt
qu’avec des animaux ou des végétaux35. La nature n’est pourtant pas seulement un espace de
ressources dépourvu de toute valeur dans lesquelles l’humain peut puiser gratuitement à
volonté, mais un ensemble de communautés partenaires avec lesquelles l’homme doit partager
sa vie pour être pleinement humain. Dans cette perspective, la crise écologique que nous
vivons aujourd’hui est loin d’être un effet pervers du développement technique occidental ; la
« fin de la nature » est au contraire la réussite la plus éclatante d’une idéologie du progrès
matériel continu et vouloir résoudre cette crise sans sortir de la culture occidentale telle
32 Lewis Mumford , 1970, The Pentagon of Power, New York : Harcour, Brace Jovanovich qui est malheureusement largement oublié aujourd’hui, est évidemment la grande référence sur cette question. C’est lui qui a été l’un des premiers à développer l’idée selon laquelle le passage du paléolithique au néolithique n’avait pas été un pas majeur vers le progrès, comme l’ânonnent la majorité des préhistoriens, mais une catastrophe absolue qui a conduit à l’asservissement généralisé, à la guerre permanente, à l’essor des religions d’état et à la catastrophe écologique. Nietzsche est par ailleurs toujours important, en particulier dans son traitement très moderne de la religion et de la morale comme techniques d’asservissement sophistiquées.33 L’exo-hybridation est l’hybridation entre un organisme biologique et un système technique.34 Dans Lestel (1996), j’ai démonté la vision axiomatique de la nature qui s’en dégage, en particulier avec l’essor de l’Artificial Life de Chris Langton. Pour un traitement très malin de ces travaux qui veulent créer la vie non seulement telle qu’elle est mais aussi telle qu’elle pourrait être, voir Stefan Helmreich (1998).35 David More, Nick Bostrom, Ray Kurzweil et Kevin Warwick sont les grands théoriciens du post humain qui préfère s’acoquiner avec les machines plutôt que de continuer à partager sa vie avec d’autres êtres vivants.
qu’elle s’édifie depuis plusieurs siècles est une pure absurdité – qui a seulement l’avantage
bien dérisoire d’échapper à ce qui est sans doute l’une des questions philosophiques
fondamentales du 21e siècle : comment une culture peut-elle se sortir d’elle-même et
s’inventer autrement ? Je n’ai naturellement pas la prétention de répondre à une telle question
mais je peux au moins suggérer qu’elle ne pourra le faire qu’en redéfinissant radicalement ce
qu’elle doit entendre par «écologie ». Sans vouloir m’appesantir outre mesure sur ce point,
« l’écologie » telle qu’elle est aujourd’hui développée dans les départements universitaires
n’est pas la solution à la crise majeure que traverse l’humanité dans ses relations avec la
nature (quoiqu’on désigne vraiment par ce terme), mais fait intrinsèquement partie du
problème. En d’autres termes, la culture occidentale et ses dérivés réussit à proposer comme
remède un poison à même de définitivement neutraliser le patient. Où s’exprime une fois
encore, le côté profondément pervers et suicidaire d’une culture toxique qui a réussi le
mariage inédit et improbable d’une raison instrumentale sans équivalent et d’une déraison
intellectuelle plus grande encore36.
Les structures culturelles de l’écologie
La situation actuelle requiert en fin de compte une révision assez radicale de ce qu’est
l’écologie en refusant la priorité du biologique sur le culturel et l’opposition très
problématique entre une écologie scientifique (qui relèverait de la biologie) et une écologie
politique (qui relèverait des sciences humaines). L’écologie n’est réductible ni aux uns ni aux
autres. L’effondrement actuel de la biodiversité est une tragédie culturelle tout autant qu’une
catastrophe biologique, et cette crise extrême ne découle pas seulement des conséquences
matérielles de la perte de diversité mais également de l’assèchement culturel qui en découle. Il
ne s’agit bien sûr pas de prétendre que les biologistes perdent leur temps en s’intéressant à
l’écologie, mais plutôt de mettre en garde les spécialistes des sciences sociales face à un
problème dont ils ne sont manifestement conscients que de façon très marginale et
incroyablement simplifiée. La destruction des écosystèmes naturels ne signifie pas seulement
36 Une situation que G. Anders a été l’un des plus fins à exprimer.
l’apparition de famines, de mouvements de population incontrôlés donc violents, etc., mais
aussi d’un appauvrissement majeur de ce que signifie être humain et sans doute aussi de ce
que signifie être un animal.
En ce sens, toute approche classique de l’écologie bute sur deux difficultés majeures. La
première est de réduire en gros l’écologie à des phénomènes de régulation biochimique. Une
telle démarche, qui est très cohérente avec l’idéologie scientiste37 occidentale, néglige
totalement la dimension sémiotique, ontologique et existentielle de l’écologie et considère,
sans en apporter pour autant la moindre justification, que l’écologie est une discipline qui doit
toujours s’effectuer du point de vue de la troisième personne – par exemple sous la forme de
proposition générales comme celle-ci : « les tortues des Galapados sont en danger ». La
deuxième difficulté est de considérer que tous les acteurs pertinents qui doivent être pris en
compte le sont effectivement. Une telle démarche est pourtant problématique dès lors qu’on
admet que l’on doit aussi aborder l’écologie du point de vue de la première personne ou du
point de vue de la deuxième personne, c’est-à-dire qu’on considère qu’un écosystème sain
satisfait non seulement la survie élémentaire de ses habitants, mais également leurs besoins
sémiotiques, psychologique et existentiels. Vivre dans un écosystème ne revient pas
seulement à échanger des énergies pour arriver à un équilibre mais aussi à établir un espace de
signification avec tous ceux avec lesquels on partage sa vie pour donner un sens à son
existence, pouvoir s’épanouir et atteindre des équilibres psychiques satisfaisants. L’écologie,
en d’autres termes, ne doit pas seulement s’intéresser à la survie mais également à une vie
satisfaisante, laquelle est nécessairement une vie partagée avec d’autres agents. Il faut rompre
avec les conceptions autistes de l’écologie qui sont encore très largement majoritaires. Le
terme peut surprendre car on le réserve habituellement à des pathologies intellectuelles
individuelles. Mais la culture occidentale a réussi l’exploit de collectiviser, si j’ose dire, une
pathologie individuelle, et d’en faire une caractéristique culturelle, en considérant que les
êtres vivants ne communiquent les uns avec les autres que de façon très superficielle et que
l’humain lui-même est dans l’impossibilité de le faire avec les autres, non parce que lui-même
aurait des problèmes cognitifs mais parce qu’il n’existe pas de communication réelle. Les
êtres vivants ne sont mus que par des intérêts primitifs et conflictuels qui s’opposent
aveuglément les uns aux autres et d’où tout accord un peu signifiant est exclu a priori. Pire,
dans la culture de l’élite occidentale, c’est plutôt celui évoque une quelconque communication
avec un être vivant autre qu’humain qui est taxé de déviant. D’où la nécessité de développer
37 Est scientiste toute approche du monde qui estime que son explication sérieuse doit s’appuyer sur des systèmes causaux, éventuellement très complexes, et uniquement sur des systèmes causaux.
une écologie du point de vue de la première personne (ou de la deuxième personne) qui
complète une écologie plus classique à la troisième personne.
Ecologie du point de vue de la première personne
Une telle posture nous conduit à changer assez radicalement notre conception de l’écologie et
abandonner l’idée que l’écologie est seulement la science de la régulation des écosystèmes
pour assumer pleinement qu’elle est aussi un art de la vie partagée et de la coexistence (plus
ou moins conflictuelle) des points de vue et des subjectivités, et que ces dernières peuvent être
profondément hétérogènes les unes par rapport aux autres.
Tous les agents impliqués dans la dynamique d’un écosystème ont un point de vue avec lequel
les autres doivent composer – quelle que soit par ailleurs leur ontologie. Il n’est pas nécessaire
de savoir ce qui importe à un agent de son point de vue, mais il est important de réaliser qu’il
a lui-même un point de vue, que je n’arriverai pas à imposer mon point de vue de façon
unilatéral. Je devrais au contraire moi-même opérer des compromis, des alliances et des
accords avec ce qui peut rapidement être caractérisé comme des points de vue autres
qu’humains pour établir mon existence, même si je suis par ailleurs parfaitement conscient
qu’il est sans doute illusoire de chercher dans ces partenaires non humains ce qu’une
psychologie aussi primitive que la nôtre exigera de trouver.
Une telle perspective est assez proche de celle des Indiens amazoniens que décrit
l’anthropologue brésilien Viveiros de Castro et qu’il généralise à de nombreuses populations
de chasseurs-cueilleurs autour du monde. Pour ces populations, animaux et esprits ont une
perception propre du monde. Pour l’animal ou l’esprit se voit lui-même un homme et les
autres comme des animaux. Il n’y a donc une différence homme/animal, mais celle-ci est
relative et dépend du sujet dont on tient compte du point de vue. Les animaux voit donc de la
même manière que les humains, mais ce qu’il voit est différent parce qu’ils ont des corps
différents.
Qui fait partie de nos écosystèmes ?
Ce n’est pas parce qu’il m’est impossible de déterminer tous ceux qui partagent
potentiellement mon existence qu’il ne m’est pas possible d’essayer de le faire au moins
partiellement. Une hypothèse forte mais implicite de l’écologie scientifique contemporaine est
de penser que tous les acteurs qui jouent un rôle significatif dans un écosystème sont
immédiatement repérables par un observateur extérieur à cet écosystème, que tous ces acteurs
appartiennent à une même classe ontologique (celle des êtres vivants biologiques) et qu’un
biologiste est par conséquent celui qui est le mieux placé pour en recenser les éléments. Un
anthropologue qui s’intéresserait à la culture occidentale ne manquera pas d’être intrigué par
une telle certitude d’autant plus fragile qu’elle n’est jamais sérieusement argumentée. Il s’agit
là d’une profession de foi, et non un résultat empirique ou expérimental, encore moins la
conséquence logique d’une démonstration rigoureuse.
Une vision écologique aussi réductrice est une particularité occidentale de surcroît très
récente38. Dans toutes les autres cultures39, un très grand nombre d’agents autres qu’humains
partagent les écosystèmes des humains, et ces agents ne peuvent être assimilés aux agents
naturels dont les écologistes scientifiques établissent les listes. On y trouve en particulier tous
ces agents incorporels, qu’on peut appeler « esprits » en première approximation, en étant
conscient qu’il s’agit là d’un terme générique très insuffisant parce que trop flou, que l’on ne
peut utiliser ici que parce que nous n’avons pas d’outils intellectuels mis au goût du jour40 à
notre disposition pour y faire référence et pour les caractériser de façon plus satisfaisante.
Contrairement à une croyance positiviste largement partagée dans les cercles scientifiques, il
est difficile de considérer que ce qu’on a des difficultés à connaître et plus encore à mesurer
doit être considéré comme inexistant. Les intellectuels occidentaux contemporains sont les
seuls à prétendre ne jamais rencontrer ces agents incorporels41 et une telle singularité doit être 38 La position que je défends ici est sensiblement différente des approches spiritualistes de l’écologie qu’on trouve par exemple exposées dans Warwick Fox,1995, Toward a Transpersonal Ecology: Developing New Foundations for Environmentalism, New York : State University of New York Press, qui insistent sur la dimension morale de l’écologie et qui ne font aucune référence au problème qui me préoccupe ici, à savoir que notre pensée écologique, excessivement ancrée dans la culture occidentale contemporaine, ne tient pas compte d’une grande partie des agents qui composent un écosystème sous prétexte que leur ontologie n’est pas physique.39 En toute rigueur il faudrait plutôt opposer les élites intellectuelles occidentales et toutes les cultures. 40 Cette nuance fait allusion à la pensée de l’Antiquité, du Moyen Age et de la Renaissance qui a une gamme de concepts d’une extraordinaire diversité pour discuter les anges, les démons, etc. Qui ne veut pas trop se compromettre peut toujours lire les livres remarquables de Frances Yates , 1964, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, Chicago : University of Chicago Press et Fr. Yates, 1983, The Occult Philosophy in the Elizabethan Age, Chicago : University of Chicago Press ; ou E.R. Dodds, 1952, The Greeks and the Irrational, Berkeley University Press et E.R. Dodds, 1965, Pagan and the Christian in an Age of Anxiety, Cambridge University Press,). Que les intellectuels contemporains n’y soient même plus sensibles montre l’étendue des ravages d’une idéologie matérialiste primitive dans les sphères intellectuelles et universitaires occidentales.41 J’introduis cette nuance importante parce qu’un anthropologue de la culture occidental se rendra très vite compte qu’une très grande partie des Occidentaux ont rencontré de tels agents mais la majorité des intellectuels préfèrent se moquer des croyances de ces individus considérer comme crédules plutôt que d’essayer sérieusement de comprendre ce dont il est question. Ce n’est d’ailleurs pas totalement vrai, la situation se révélant finalement beaucoup plus complexe à qui prend le temps de se documenter sérieusement. Le psychiatre Mack a fait un travail remarquable sur les « abductees », ces milliers d’individus qui sont convaincus d’avoir été enlevés par des extra-terrestres. Deux remarques sont importantes ici. La première, c’est que Mack n’a décelé aucun trouble psychique évident chez ces personnes de tous âges et conditions. La deuxième, c’est qu’à la suite de ces travaux, Mack a dû subir les affres d’une commission disciplinaire interne de Harvard qui a finalement conclu qu’il n’y avait rien à reprocher aux travaux de Mack, ni d’un point de vue déontologique ni d’un point de vue méthodologique. On peut citer aussi les travaux d’un autre psychiatre, Rick Strassman ,2001, DMT :The Spirit Molecule : A Doctor’s Revolutionary Research into the Biology of Near-Death and Mystical Experiences,
plus sérieusement argumentée qu’en recourant à un vague déni un peu terroriste évoquant une
immaturité intellectuelle quelconque. Quand un Japonais, par exemple, est convaincu qu’il
partage son territoire avec des kami dont il doit constamment tenir compte quand il agit, ceux-
ci font indubitablement partie de son écosystème et je n’ai pas à mettre en doute cette
conviction ou sa légitimité, sauf à adopter une posture résolument colonialiste (je sais mieux
que ce Japonais ce qui lui importe), scientiste (il n’existe que ce dont la science montre
l’existence) et ethnocentriste (la vision occidentale et matérialiste du monde est la seule qui
est juste).
Deux positions, et deux positions seulement, ont en fin de compte un minimum de pertinence.
Une position faible, tout d’abord, qui considère que l’Occidental n’a pas à régenter les
croyances des autres, mais qu’il doit au moins en tenir compte dans l’organisation de leurs
mondes. Un écosystème comporte des esprits pour ces populations et préserver ces
écosystèmes signifie aussi qu’il faut préserver ces « esprits ». Une position forte, ensuite, qui
considère que ce sont ces populations non occidentales qui ont quelque chose à nous
apprendre et que mépriser la croyance aux « esprits » est une erreur qui s’est finalement
révélée très coûteuse et sur laquelle il est temps de revenir. A souligner que dans une
perspective constructiviste42, admettre la réalité des « esprits » ne signifie pas nécessairement
considérer que je peux prouver l’existence de ces « esprits », au sens scientifique
contemporain du terme, ni même qu’ils sont « vrais ». Que les « esprits » existent ou non
n’est pas ce qui est le plus important ; que les populations concernées croient en leur existence
et agissent en conséquence est ce qui importe seul. Que la croyance en ces « esprits »
influence mon action suffit à leur attribuer une réalité (qui n’est pas une véracité) et à les
prendre au sérieux, au moins d’un point de vue anthropologique, mais aussi d’un point de vue
philosophique. Mais quelle que soit la position adoptée, et en l’état actuel des choses,
l’arrogance occidentale concernant ce sujet constitue une résurgence néo-colonialiste d’autant
plus honteuse qu’elle n’est pas assumée comme telle.
Une pensée post coloniale
La crise écologique actuelle est un problème culturel qui a ses racines dans l’impasse de la
pensée occidentale et de l’idéologie mortifère qui en découle – à savoir une vision du monde
très simpliste (basée sur l’idée d‘un progrès technologique sans fin et sans effets secondaires
Park Street Press, qui a conduit les premières recherches financées par la Food and Drug Administration à l’Université du Nouveau-Mexique sur les effets de la DMT (di.méthyl-triptamine) qui rapporte une très grande quantité de témoignages, au cours de ce travail, sur la rencontre avec des entités à l’ontologie complexe.42 Voir W. James, 1912/2003, Essays in Radical Empiricism, Dover Publication.
négatifs43) jumelée à un pouvoir instrumental sans équivalent dans l’histoire humaine qui
culmine avec la puissance nucléaire, les biotechnologies et les technologies cognitives et à un
complexe de supériorité qui est d’autant plus pernicieux qu’il ne s’exprime pas facilement.
Les Occidentaux ne sont certainement pas les seuls à avoir adopté des pratiques qui ont
conduit à des catastrophes écologiques44, mais les Occidentaux sont les seuls à être arrivés à
une crise écologique globale.
Une façon de gérer ces handicaps pour un Occidental est de considérer avec un peu moins de
condescendance des systèmes de pensée différents qui portent au contraire une attention
fondamentale aux relations avec l’environnement45. L’histoire occidentale contemporaine est
d’ailleurs traversée de courants alternatifs qui sont restés constamment minoritaires – comme
les courants panpsychistes – qui n‘ont cependant jamais été complètement éliminés malgré
le mépris des intellectuels proches des pouvoirs, les tentatives répétées de disqualification et
de marginalisation46 et la propension de l’Université à se mobiliser contre eux.
Dans ce contexte, l’ouverture à des pensées non occidentales constitue à la fois un défi
politique et une promesse intellectuelle. Défi politique parce qu’une telle démarche met en
difficulté la vision du monde que défendent les intellectuels de pouvoir et ceux qui s’en
inspirent ; promesse intellectuelle parce que reconnaître une réelle pertinence à des pensées
qui ont finalement gardé tout ce qui a été détruit par plusieurs siècles de positivisme et
d’humanisme européens a aujourd’hui une valeur inestimable. S’y ajoute aussi sans doute une
certaine satisfaction morale ; celle de vivre un moment où des visions du monde qui ont été
jusqu‘à présent méprisées par les puissances dominantes acquièrent la possibilité d’une
réhabilitation majeure.
La constitution récente d’une anthropologie postcoloniale qui remet en question la posture
surplombante et paternaliste du chercheur par rapport aux croyances et pratiques des peuples
qu’il étudie donne une pertinence accrue à des visions du monde qui sont proches des pensées
autochtones que plusieurs anthropologues actuels tentent de réhabiliter. Mais il ne s’agit pas
seulement de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, comme le dit de façon percutante
Gayatri Chakravorti Spivak47, mais également de permettre à ceux qui parlent autrement de
pouvoir être entendus – ces voix différentes (pour utiliser le terme le plus neutre possible) 43 Condorcet a joué un rôle majeur dans la mise en place d’une telle idée au XVIIIe siècle.44 Comme l’ont montré de nombreux auteur, par exemple Jared Diamond, 2005, Collapse : How Societies Choose to Fail or Succeed, New York: Penguin Books.45 Voir par exemple à ce sujet les travaux de l’anthropologue australienne Debbie Rose sur la pensée écologique extraordinairement complexe des Aborigènes australiens.46 Voir David Skrbina, 2005, Panpsychism in the West, Cambridge, MA: MIT Press.
pouvant se trouver dans quelques-unes des cultures les plus avancées au plan technologiques
comme le Japon, comme je l’ai évoqué plus haut.
Conclusion
D’un point de vue anthropologique, la culture occidentale constitue une vraie curiosité : c’est
sans doute la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’une culture importante n’accorde
d’existence qu’à des agents biologiques, en niant l’importance d’agents non humains et en
refusant de comprendre qu’il est de la nature de l’existence humaine de partager sa vie avec
d’autres êtres intelligents – quels que soient ces derniers : animaux, végétaux, dieux, esprits,
etc. – autrement que pour en tirer un quelconque bénéfice matériel. Le cri d’alarme de la
majorité des biologistes qui s’affligent de la perte de biodiversité parce qu’on perd ainsi la
possibilité de trouver de futurs médicaments est assez caricatural de ce point de vue. Un tel
« monothéisme de l’intelligence48 » a des conséquences pratiques dramatiques qui conduisent
finalement au suicide de l’homme et à l’éradication de la plus grande partie de la vie sur
Terre. Après tout, si l’humain est seul, il peut faire ce qu’il veut sans devoir tenir compte de
ceux qui n’existent pas. Aborder la question de la perte de biodiversité dans une perspective
sémiotique et culturelle inhabituelle en caractérisant l’écologie comme art de la vie en
commun de subjectivités hétérogènes dans des communautés hybrides au lieu de la voir
comme science de la distribution des énergies dans des écosystèmes biochimiques en
équilibre est une façon de changer de vision du monde. Une telle perspective est résolument
existentielle et attribue un rôle central au partage de sens, d’intérêts et d’affects entre agents
hétérogènes49 alors que la deuxième est plutôt physique et se contente d’une économie des
transferts d’énergie et des équilibres à atteindre.
L’effondrement de la biodiversité, qui résulte de la haine de l’animal développée par
l’humanisme européen, conduit à un appauvrissement massif psychologique, intellectuel,
moral et spirituel de l’humain. La perte de la biodiversité conduit à une restriction dramatique
de la sémiosphère sur Terre et entraîne un assèchement problématique de ce qui constitue la
47 G. C. Spivak, 1987, “Can the Subaltern Speak?” in Cary Nelson and Larry Grossberg (eds.), Marxism and the interpretation of Culture, Chicago: University of Illinois Press, pp. 271-313.
48 C’est-à-dire ne reconnaître qu’une forme d’intelligence et lui vouer un culte intolérant.49 Ce qui est la caractérisation des communautés hybrides discutées dans Lestel (1996).
substance même de l’humain qui est tissée dans la texture du vivant (de tous les êtres vivants).
Le problème est que nous ne sommes même pas conscients de ce que nous perdons avec
l’effondrement de la biodiversité parce que nous abordons la question avec une imagination
mutilée et en dégageons par conséquent une représentation tronquée du rôle des autres êtres
vivants dans la constitution non de ce que nous sommes mais surtout de qui nous sommes.
Pis, notre imagination dramatiquement appauvrie devient de plus en plus une imagination
pathologique qui nous pousse à confondre les êtres vivants avec de pauvres substituts qui ont
seulement les symptômes du vivant50 au lieu d’en avoir les propriétés psychiques
fondamentales. Ces leurres sont d’ailleurs d’autant plus efficaces que nous les avons conçus
pour nous tromper51. D’un point de vue évolutionniste, on peut par conséquent se demander si
un mélange détonnant d’intelligence et de bêtise ne pourrait pas être pour l’homme
l’équivalent des caractéristiques anatomiques de certains animaux qui leur furent adaptatives
un temps avant de les conduire à leur perte. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter ces
artefacts ; il faut au contraire apprendre progressivement à leur donner une place au sein de
nos communautés hybrides. Mais il faut les prendre pour ce qu’ils sont (de nouveaux agents
autres-qu’humains avec lesquels nous devrons de plus en plus composer) et non pour ce qu’ils
ne sont pas (des équivalents causaux de systèmes vivants sémiotiques).
Défendre une écologie à la fois non mécaniste et ouverte à des agents non corporels conduit à
ouvrir des perspectives intéressantes pour développer ce qui pourrait être une anthropologie
fondamentale de la culture occidentale, sensiblement différente d’une anthropologie
symétrique qui donnerait la parole à des anthropologues venant de cultures qui étaient jusque-
là elles-mêmes l’objet des discours anthropologiques traditionnels. On pourrait dire, de ce
point de vue, que le souci croissant dont font preuve les Occidentaux vis-à-vis de l’animalité
constitue les prémisses d’un bouleversement autrement plus profond qui conduirait à la
redécouverte de la richesse complète de nos écosystèmes et à la redécouvertes de ces entités
non corporelles avec lesquelles nous devons composer pour vivre. Que ces derniers soient
50 La notion de « symptômes du vivant » est originellement proposée dans D.Lestel, L. Bec, J.-L. Lemoigne, 1993, ,"Visible Characteristics of Living Systems: Aesthetics and Artificial Life", in: J. L. Deneubourg et al. (eds.),1993, Self-Organization and Life: from Simple Rules to Global Complexity - Proceedings of the European Conference on Artificial Life, Bruxelles, pp.595-603.51 Paul Shepard écrit désabusé que nous aurons sans doute un jour des arbres en plastique et qu’ils feront beaucoup mieux que de sembler comme des choses réelles parce qu’ils seront horriblement réels. Cf. Paul Shepard, « Five Green Thoughts », Massachusetts Review, 21, 2, Summer 1980, dont une version révisée en 1995 est parue dans : F. Shepard (ed.), 1999, Encounters with Nature. Essays by Paul Shepard, Washington, D.C.: Island Press, pp.117-134.
incompatibles avec la physique pourrait signifier que notre physique n’est pas satisfaisante
plutôt que ces entités n’ont aucune place dans nos vies. Se référer de façon inconsidérée à la
physique pour défendre une conception autiste de l’humain n’est d’ailleurs pas sans risque : la
physique contemporaine apparaît en effet de moins en moins matérialiste au sens où
l’entendaient les positivistes du siècle dernier.