René Pommier : Contre René Girard

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1 René Pommier Contre René Girard

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Les textes proviennent par copier-coller du site : http://rene.pommier.free.fr/Girard00.htm Nous nous sommes contentés d’une mise en page, et de quelques corrections orthographiques.

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René Pommier

Contre René Girard

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René Pommier est un universitaire français né le 11 décembre 1933. Maître de conférences à la Sorbonne et écrivain essentiellement sceptique, rationaliste et antireligieux, il s'est fait connaître par des essais critiques consacrés à des essayistes du XXe siècle comme Roland Barthes ou René Girard.

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René Girard, un allumé qui se prend pour un Phare.

Plus on avance dans la lecture des livres de René Girard, et plus on se demande comment l'humanité a pu se passer si longtemps de lui. Deux affirmations, en effet, y reviennent continuellement, à savoir, d'une part, qu'avant ledit René Girard, personne n'a jamais rien compris à rien et, d'autre part, que, grâce aux théories dudit René Girard, soudain tout s'éclaire, tout s'illumine, tout devient d'une évidence aveuglante. Soyons juste, si René Girard pense qu'avant lui personne n'a jamais compris rien à rien, c'est seulement dans le domaine des sciences humaines. Dans sa grande modestie, il n'a jamais songé, semble-t-il, à nier qu'en ce qui concerne les sciences exactes et les techniques, l'humanité s'était fort bien passée de lui jusqu'ici, et avait, sans lui, accumulé une somme considérable de connaissances, fait d'innombrables et d'immenses découvertes, et réalisé de très nombreuses et prodigieuses inventions qui ont profondément transformé l'existence des hommes.

Mais, si René Girard s'est jusqu'ici abstenu de faire la leçon aux mathématiciens, aux physiciens, aux naturalistes, aux biologistes ou aux médecins, et n'a pas essayé de les persuader que, s'ils voulaient vraiment dominer leurs disciplines respectives, ils devaient absolument commencer par lire ses ouvrages, il est profondément persuadé, en revanche, qu'en matière de psychologie, de sociologie, d'ethnologie ou de sciences des religions, les plus grands savants et les esprits les plus pénétrants ne sont jamais parvenus à dominer vraiment leurs disciplines respectives et à éclairer vraiment les sujets qu'ils traitaient. S'ils ont souvent réussi à décrire avec beaucoup de précision et d'exactitude, les phénomènes qu'ils étudiaient, ils n'ont jamais réussi à aller au fond des choses et à en trouver l'explication.

« L'essentiel » nous dit René Girard, leur échappe toujours, l'essentiel qui pourtant devrait leur crever les yeux, comme il crève les siens. C'est le cas notamment des ethnologues, comme en témoigne cette déclaration : « C'est là, à mon sens la tâche essentielle de l'ethnologie, une tâche qu'elle a toujours éludée » 1. C'est le cas des critiques les plus renommés, comme Auerbach : « L'essentiel que personne ne voit, et pas plus Auerbach que les autres, c'est que dans les mythes, la victime est coupable avant même d'être divine, alors que dans le biblique, il lui arrive d'être innocente, d'être faussement accusée. Pas plus que les autres interprètes, Auerbach ne voit ce qui, à mes yeux, est seul essentiel. » 2 C'est le cas de tous les philosophes, de Platon à Lacoue-Labarthe : « Il ne faut pas s'étonner si Lacoue-Labarthe ne voit pas ce qui fait défaut à Platon sur le plan des rivalités mimétiques. Ce qui fait défaut à Platon, en effet, lui fait défaut à lui-même, et c'est l'essentiel, c'est l'origine de la rivalité mimétique dans la mimesis d'appropriation. C'est ce point de départ dans l'objet sur lequel nous n'insisterons jamais assez, et c'est cela que personne, semble-il, ne comprend. » 3 C'est le cas, d'une manière générale, de tous ceux qui ont traité avant René Girard les mêmes sujets que lui.

1 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 50. 2 Les Origines de la culture, p. 119 3 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, pp. 26-27.

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Certes il leur arrive d'avoir des intuitions qui pourraient être fécondes s'ils étaient capables d'en mesurer toute la portée, c'est-à-dire de comprendre vraiment ce qu'ils disent. Ainsi, à propos de l'aphorisme 125 du Gai savoir sur la mort de Dieu, René Girard nous dit qu'il ne pense pas que « Nietzsche ait été pleinement conscient de ce qu'il disait dans ce fameux aphorisme. » 4 Il en est de même de Freud qui ne cesserait de frôler la vérité, sans jamais s'en rendre compte le moins du monde : « Dans un article sur le deuil, nous dit René Girard, Freud, comme d'habitude, passe tout près d'une vérité qui pourtant lui échappe complétement. » 5 Mais, ce faisant, il tire les marrons du feu pour le compte de René Girard, en lui fournissant des matériaux qu'il utilisera pour établir la théorie mimétique : « Freud a des intuitions très vraies parfois, mais qu'il interprète de façon 'laïcarde' et dix-neuviémiste un peu comme Darwin, alors qu'en réalité, elles renforcent le message biblique. Les œuvres de Freud sont pour moi des documents à l'appui de la thèse mimétique. » 6 Il en est de même de Claude Lévi-Strauss qui, lui aussi, ne cesse sans s'en douter le moins du monde d'apporter de l'eau au moulin de René Girard : « Ce qui rend Lévi-Strauss précieux, c'est qu'il nous apporte tous les éléments de la genèse vraie sans jamais comprendre à quoi il a affaire. » 7 On le voit, seul René Girard est capable d'exploiter à fond, en les éclairant et en les complétant, les intuitions restées confuses et partielles des penseurs qui l'ont précédé. Grâce à lui les philosophes les plus obscurs deviennent soudain transparents : « Pour compléter Heidegger et le rendre parfaitement clair, ce n'est pas dans une lumière philosophique qu'il faut le lire, mais à la lumière de l'ethnologie, non pas de n'importe quelle ethnologie, bien sûr, mais de celle que vous venons d'ébaucher. ».8

L'assurance avec laquelle René Girard affirme que tous ceux qui ont traité avant lui les mêmes sujets que lui, ont toujours été incapables de les éclairer vraiment, n'a d'égale que celle avec laquelle il soutient que ses théories expliquent tout d'une manière complète et définitive. Ainsi les mythes ont fait l'objet d'innombrables études et pourtant, selon René Girard, ce travail séculaire n'a finalement servi à rien puisque le mystère est toujours resté entier : « Après des siècles d'efforts inutiles, la recherche moderne n'a pas encore déchiffré l'énigme de la mythologie, et finalement elle s'est lassée. » 9 Bien plus, lors même que René Girard leur apporte la solution sur un plateau, les spécialistes s'obstinent à la rejeter : « Beaucoup d'ethnologues, de classicistes et de théologiens ont beau écarquiller les yeux, disent-ils, ils ne voient pas de bouc émissaire dans les mythes. Ils ne comprennent pas ce que je dis. » 10 Et pourtant, nous dit René Girard, « Il y a une force prodigieuse dans la présente lecture, une fois qu'on l'a vraiment comprise. C'est ici, je n'hésite pas à l'affirmer, l'explication dernière de la mythologie, non seulement parce que d'un seul coup il n'y a rien d'obscur, tout devient intelligible et cohérent, mais parce qu'on comprend, du même

4 Les Origines de la culture, p. 135. 5 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 113. Voir aussi La Violence et le sacré, p. 300 : « De tous les

textes modernes sur la tragédie grecque, le texte de Freud est sans doute celui qui va le plus loin dans la voie de la

compréhension. Et pourtant ce texte est un échec ». 6 Les Origines de la culture, p. 114. 7 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 167. 8 Ibid., p. 381. 9 La Voix méconnue du réel, p. 13. 10 Quand ces Choses commenceront, Entretiens avec Michel Treguer, p. 41.

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coup, pourquoi les croyants d'abord, et à leur suite les incroyants ont toujours passé à côté du secret pourtant si simple de toute mythologie. ».11 On reste sans voix devant une telle infatuation.

Mais là où René Girard a sans doute le plus reculé les bornes de la présomption et de l'outrecuidance, c'est lorsqu'il a prétendu expliquer aux chrétiens que lui seul pouvait les éclairer sur l'essence même de leur religion. S'il s'est, en effet, converti sur le tard, ce fut pour découvrir aussitôt qu'il était le premier chrétien à avoir vraiment compris en quoi consistait le christianisme et le sens profond des Évangiles. « Les chrétiens, nous dit-il, n'ont pas compris la véritable originalité des Évangiles. ».12 À tous ceux à qui l'on a appris que le Christ s'était sacrifié sur la croix pour racheter les hommes du péché originel, sacrifice renouvelé sans cesse dans la célébration de la messe, René Girard ne craint pas d'affirmer qu'il s'agit là d'une erreur monumentale, de l'erreur la plus phénoménale de tous les temps : « Cette lecture sacrificielle de la passion […] doit être critiquée comme le malentendu le plus paradoxal et le plus colossal de toute l'histoire, le plus révélateur, en même temps de l'impuissance radicale de l'humanité à comprendre sa propre violence, même quand celle-ci lui est signifiée de la façon la plus explicite. » 13 Mais fort heureusement il s'empresse de les rassurer, en leur affirmant que, grâce à ses théories, la révélation chrétienne est maintenant dénuée de toute ambiguïté, et que, pour la première fois et pour toujours dorénavant, elle est devenue parfaitement claire, complète et cohérente : « Ce sont, dit-il, tous les grands dogmes canoniques, j'en suis persuadé, que la lecture non sacrificielle retrouve, et qu'elle rend intelligibles en les articulant de façon plus cohérente qu'on n'a pu le faire jusqu'ici. » 14 Citons aussi ce passage plus péremptoire encore : « à la lumière de cette lecture [la lecture non sacrificielle] seulement peuvent enfin s'expliquer l'idée que se font les Évangiles de leur propre action historique, les éléments dont la présence nous paraît contraire à 'l'esprit évangélique'. Une fois de plus, c'est aux résultats que nous allons juger la lecture qui est en train de s'ébaucher. En refusant la définition sacrificielle de la passion on aboutit à la lecture, la plus directe, la plus simple, la plus limpide et la seule vraiment cohérente, celle qui permet d'intégrer tous les thèmes de l'Évangile en une totalité sans faille. » 15

René Girard est né un 25 décembre. Il ne saurait s'agir d'un pur hasard. Comment ne pas y voir, au contraire, un signe très clair envoyé par la divine Providence, pour nous faire comprendre que René Girard était destiné à compléter et à parfaire le message qu'Elle avait, il y a plus de deux mille ans, chargé son Fils unique d'apporter aux hommes ? Il conviendrait donc, me semble-t-il, que dorénavant tous les chrétiens fêtassent, avec autant d'ardeur, voire avec plus d'ardeur encore, la naissance de René Girard en même temps que celle du Christ. Il conviendrait également que le pape convoquât au plus vite un nouveau concile œcuménique, qui pourrait enfin être le dernier, pour intégrer à la Révélation chrétienne l'apport indispensable des théories girardiennes. Et, au lieu de mettre sur l'autel à côté de la Bible la Somme théologique

11 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, p. 166. 12 Le Bouc émissaire, p. 189. 13 Des Choses cachées depuis la fondation du monde. p. 267. 14 Ibid., p. 324 15 Ibid. pp. 268-269.

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de Thomas d'Aquin comme on l'avait fait au concile de Trente, il conviendra, bien sûr, d'y mettre les œuvres complètes de René Girard. En attendant, le Saint Esprit serait bien inspiré de suggérer à Benoît XVI de faire au plus tôt de René Girard un docteur de l'Église.

René Girard est persuadé que lui et lui seul, grâce à la théorie mimétique peut tout expliquer de ce qui est humain, les conduites individuelles comme les conduites collectives, l'histoire des individus comme celle des peuples, des institutions, des arts et des religions : « C'est, dit-il, une théorie complète de la culture humaine qui va se dessiner à partir de ce seul et unique principe. » 16 Mais, si l'on admet que les prétentions qu'il affiche, si exorbitantes qu'elles puissent paraître, sont tout à fait justifiées, si l'on croit qu'il a vraiment apporté une lumière nouvelle, décisive, inestimable dans tous les domaines des sciences humaines, si l'on pense comme il le pense lui-même, qu'il est bien le Phare que l'humanité attendait depuis toujours, alors, comment n'être pas saisi rétrospectivement d'un sentiment de terreur panique à la pensée qu'effrayées par le poids de l'immense responsabilité qui pesait sur elles, les vénérables entrailles de la mère de René Girard auraient pu laisser échapper prématurément le précieux fardeau qu'elles portaient, privant ainsi l'humanité de la découverte, sans doute, la plus révolutionnaire et la plus bouleversante de tous les temps, celle de la théorie mimétique ? Car qui sait combien de siècles, voire de millénaires auraient pu s'écouler avant de voir apparaître un nouveau René Girard, si tant est qu'un miracle si extraordinaire puisse se renouveler un jour ?

Pourtant, avant de s'abandonner à cette terreur rétrospective, il conviendrait peut-être de se demander si elle est vraiment fondée, c'est-à-dire de s'interroger sur la validité des théories de René Girard. Mais il n'est pas même besoin de commencer à examiner de près ses analyses pour concevoir les plus grands doutes à ce sujet. Le simple bon sens suffit à les faire naître. Si l'on en croit René Girard, avant lui, tout le monde a toujours pataugé, tout le monde s'est toujours trompé. Mais il est venu, lui, il a vu et, tout de suite, il a tout compris. La question qui se pose est donc de savoir si on a affaire avec René Girard au Phare que l'humanité attendait depuis toujours ou à un allumé atteint de mégalomanie galopante. Or il n'est pas nécessaire d'être un spécialiste du calcul des probabilités pour voir tout de suite que la seconde de ces deux hypothèses est de loin la plus vraisemblable. Car, outre que les allumés sont légion, alors que les Phares sont rares, si vraiment la lumière que René Girard prétend apporter aux hommes est d'une clarté aussi aveuglante qu'il le dit, comment se fait-il que personne ne l'ait aperçue avant lui ? On en revient toujours à la même question : comment se fait-il que René Girard se soit fait attendre aussi longtemps ?

Cette question en apparence extrêmement flatteuse pour René Girard, mais qui, en réalité, suffit à faire éclater l'absurdité de ses prétentions, un des admirateurs de René Girard, Michel Treguer, a osé la lui poser, sans en mesurer vraiment le caractère sacrilège, et il s'est empressé de se satisfaire de la réponse aussi brève que peu satisfaisante qu'il lui a faite : « Mais pourquoi René Girard arrive-t-il maintenant ?

16 Ibid., p. 30. Voir aussi un peu plus loin : « En suivant toutes les bifurcations successives, on doit arriver, je crois, à

faire la genèse de toutes les institutions religieuses et même non religieuses. On peut montrer, je pense, qu'il n'y a rien

dans la culture humaine qui ne puisse se ramener au mécanisme de la victime émissaire » (p. 72).

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Pourquoi pas en l'an 1000, en l'an 1500 ? - Oh, là, vous exagérez ! Les trois quarts de ce que je dis sont dans Saint-Augustin. » 17 On le voit, René Girard est passablement agacé par la question de son interlocuteur : « Oh, là, vous exagérez ! » Sa réponse est assez habile, car elle suggère qu'il ne se prend pas du tout pour la Lumière du monde, mais qu'il n'est, au contraire, qu'un humble disciple de celui qui est, avec saint Thomas d'Aquin, le plus grand docteur de l'Église. Mais elle n'est aucunement convaincante et il le sait fort bien. Aussi se garde-t-il bien d'insister et de commencer seulement à expliquer un peu ce que le girardisme devrait à Saint-Augustin. En effet, s'il lui devait vraiment les trois quarts de ses idées, il aurait dû reconnaître sa dette beaucoup plus tôt et le citer sans cesse dans ses livres. Il ne le fait jamais. Et l'on ne saurait s'en étonner, car la théologie de saint Augustin, loin d'annoncer celle de René Girard, est, par excellence, celle qu'il considère comme le résultat du « malentendu le plus paradoxal et le plus colossal de toute l'histoire ». Disons seulement que si, pour l'auteur de Des Choses cachées depuis la fondation du monde, le christianisme est par excellence la religion du refus de la violence, Saint-Augustin, lui, est l'auteur de la fameuse lettre 185 et de bien d'autres textes qui justifient le recours à la force pour convertir les hérétiques.

Michel Treguer se pose la question de savoir pourquoi René Girard n'est pas arrivé beaucoup plus tôt, en l'an 1000 ou en l'an 1500, mais il aurait dû arriver pour le moins en même temps que le Messie puisque lui seul était capable d'éclairer vraiment le message du Christ. Dieu le père aurait dû l'envoyer en même temps que son fils, auprès de qui il aurait joué un peu le même rôle que Matthieu Ricard auprès du dalaï-lama, et même un rôle beaucoup plus grand : il aurait été non seulement son interprète, mais son inspirateur. Il lui aurait fait dire des choses que, n'ayant pas lu René Girard, il n'a pas songé à dire et l'aurait surtout empêché de dire des choses qu'il a dites, et qui vont à l'encontre des thèses girardiennes. Tout compte fait, Dieu le Père aurait été bien avisé de ne pas nous envoyer son Fils, mais de nous envoyer le seul René Girard, qui, au fond, faisait bien mieux l'affaire.

Toute plaisanterie mise à part, les prétentions de René Girard se heurtent à l'objection que l'on peut faire à tous ceux qui prétendent enfin apporter aux hommes la vérité. Lorsque les témoins de Jéhovah sonnent à ma porte pour me proposer leur vérité, je leur réponds que, s'il était possible à un homme de trouver la vérité, ce serait fait depuis longtemps, la nouvelle se serait rapidement répandue partout et ils ne seraient pas en train de faire du porte à porte pour essayer de refiler à ceux qui acceptent de les écouter, une vérité qu'ils ne connaissent pas plus que les autres et que personne sans doute ne connaîtra jamais.

Si quelqu'un vous arrête dans la rue pour vous dire : « jusqu'ici personne n'a jamais rien compris à rien, mais, moi je vais tout vous expliquer, car c'est très simple », il n'y a assurément qu'une chose à faire : hausser les épaules et continuer son chemin. C'est ce type de réaction que l'on est d'abord tenté d'avoir lorsqu'on lit René Girard. Et, si ses écrits n'avaient rencontré qu'un très faible écho, le mieux serait, en effet, de refermer ses livres et de ne plus y penser. Mais après n'avoir eu assez longtemps qu'une audience restreinte, René Girard est maintenant de plus en plus célébré, comme 17 Quand ces Choses commenceront, p. 196.

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« un penseur génial », 18 « l'Albert Einstein des sciences de l'homme », 19 « le nouveau Darwin des sciences humaines », 20 ses éditeurs n'hésitant pas à le présenter comme le penseur du siècle voire du millénaire, 21 faute d'oser dire qu'il est, en fait, le plus grand penseur de tous les temps.

Lorsque j'avais quinze ou seize ans, il m'est arrivé sur mon vélo, en profitant, je dois le dire, d'une descente, de renverser une vache. Cela m'avait beaucoup réjoui et je pense encore assez souvent à cet épisode avec nostalgie. J'aime à croire qu'il fut à l'origine du besoin irrésistible que j'ai toujours éprouvé par la suite, lorsque je découvrais une vache sacrée, de lui foncer dedans et de la renverser. J'ai commencé à m'en prendre à de simples vachettes, qui n'étaient sacrées que dans certains cercles universitaires, comme Mme Anne Ubersfeld. J'ai ensuite chargé une vache sacrée d'envergure internationale en la personne de Roland Barthes que j'ai attaqué avec un acharnement qui a pu surprendre, mais sur lequel je me suis longuement expliqué dans ma « Lettre ouverte aux jobarthiens ». Tout récemment j'ai enfin réalisé un vieux rêve en fonçant tête baissée sur la vache sacrée la plus célèbre du vingtième siècle, Sigmund Freud, et j'y ai pris beaucoup de plaisir. Certes René Girard est loin d'être une vache aussi sacrée que Freud, et sans doute ne le sera-t-il jamais, mais sa mégalomanie est tellement phénoménale, dépassant de loin celle de Freud lui-même, que je ne pouvais résister à l'envie de déboulonner la statue géante que beaucoup veulent lui élever.

Je n'entends pas pour autant passer au crible toutes les analyses et toutes les théories de René Girard. Outre que mon ardeur polémique est très affaiblie par l'âge, la maladie et les traitements qu'elle nécessite, on ne peut se livrer à une réfutation vraiment exhaustive que lorsqu'il s'agit de textes courts et qui portent sur des sujets très circonscrits. J'ai pu le faire assez souvent, notamment lorsque j'ai démonté, mais la chose était aisée, l'interprétation d'une totale absurdité que Pierre Barbéris avait proposée du Misanthrope dans son livre Le Prince et le marchand, ou lorsque j'ai démontré le caractère parfaitement arbitraire de la présentation que Lucien Goldmann a faite de la pensée de Martin de Barcos et du rôle qu'il a joué dans le mouvement janséniste. J'ai pu le faire encore, dans une très large mesure, lorsque j'ai entrepris, dans ma thèse de doctorat d'État, de m'attaquer au Sur Racine de Roland Barthes, parce qu'il s'agit d'un livre court dont les pages essentielles les seules qui soient toujours citées, se réduisent à une quarantaine. Pour faire ressortir toute la sottise de cette quarantaine de pages, il m'a pourtant fallu en écrire six cents, chacune de mes pages comptant trois fois plus de caractères que celles de Roland Barthes. Comme je l'ai déjà dit plus d'une fois, s'il est très vite fait de dire n'importe quoi, il faut généralement beaucoup de temps pour démontrer que quelqu'un dit n'importe quoi.

18 André Laporte, La Tribune de Genève du 8/3/1977, article cité dans la revue de presse que propose l'édition de La

Violence et le sacré de la collection Pluriel, p. 491. 19 Pierre Chaunu, Le Sursis, Robert Laffont, collection « Libertés 2000 », p. 172. 20 « Je vous nomme désormais 'le nouveau Darwin des sciences humaines' », lui a déclaré Michel Serres en le recevant à

l'Académie française le 15 décembre 2005. Voir René Girard et Michel Serres, La Tragique et la pitié, Discours de réception de René Girard à l'Académie française et réponse de Michel Serres, Le Pommier, 2007, p. 63.

21 Voir la quatrième de couverture de Quand ces Choses commenceront : « Sans doute peut-on compter sur les doigts d'une main les 'intuitions' comme celles de René Girard qui, en en siècle ou peut-être même en un millénaire,

déchirent et restructurent le ciel des idées ».

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Or René Girard a beaucoup écrit, même s'il s'est beaucoup répété, et, surtout, il a abordé toutes sortes de sujets et des sujets très vastes. Si l'on voulait passer au crible toutes les affirmations aventureuses et toutes les analyses tendancieuses que renferment les livres de René Girard, il faudrait donc lui consacrer plusieurs années d'un travail assidu. Même si j'en étais encore capable, je ne le ferais pas, car ce serait accorder une importance excessive à une œuvre qui sera sans doute presque complétement oubliée dans cinquante ans. J'ai donc fait des choix. Certains s'imposaient, à commencer par l'examen de la grande « découverte » qui été le point de départ de toute l'œuvre de René Girard, celle de la prétendue nature mimétique du désir. Pour le reste, on aurait certainement pu en faire d'autres. Spécialiste de l'explication de textes, je me suis particulièrement attaché à montrer que les « relectures » sur lesquelles René Girard entend s'appuyer pour essayer d'établir ses théories, sont généralement aussi arbitraires que celles que j'ai si souvent démontées chez les tenants de la « nouvelle critique ».

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Mensonge romantique, vérité romanesque ou élucubrations rocambolesques.

Le livre de René Girard Mensonge romantique et vérité romanesque 22 est souvent célébré comme un « grand livre » 23 et pas seulement par les tenants du structuralisme et de la nouvelle critique. Et, certes, René Girard n'est pas Roland Barthes. À la différence de celui-ci, il a une réelle culture et certaines de ses remarques ne laissent pas d'être pertinentes, même si elles ne nous apprennent rien : ce qu'il nous dit sur Emma Bovary ou Madame Verdurin est, dans l'ensemble, exact, mais Flaubert et Proust l'avaient dit avant lui. Quoi qu'il en soit, on peut lui savoir gré de bien vouloir admettre à l'occasion qu'un auteur a bien dit ce qu'il a voulu dire et c'est sans doute ce qui l'a empêché d'acquérir une notoriété aussi grande que celle de Roland Barthes. Mais, pour l'essentiel, sa démarche, qui fait sans cesse appel aux généralisations abusives, aux interprétation tendancieuses, aux rapprochements arbitraires, aux analyses approximatives et qui ignore superbement tout ce qui va le plus manifestement à l'encontre de ce qu'il veut prouver, rappelle tout à fait celle du structuralisme et de la nouvelle critique. Rien d'étonnant, par conséquent si ses thèses sont elles aussi fort peu convaincantes.

René Girard vise la même clientèle que Roland Barthes : les jobards. Comme lui, il a compris que, pour les ébahir, il ne fallait pas craindre de prendre le contre-pied du sens commun et d'aller résolument à l'encontre de l'expérience universelle. C'est ce qu'il fait en soutenant, c'est la thèse centrale de son livre, que nous ne désirons jamais que des objets déjà désirés par un autre et que nous ne les désirons que parce qu'il les désire. Selon lui, nos désirs ne sont jamais spontanés : ils nous sont toujours dictés ou suggérés par un tiers qu'il appelle le « médiateur ». Le désir ne va jamais directement du sujet à l'objet; passant toujours par un médiateur, il n'est jamais linéaire, mais toujours « triangulaire ». Croire à l'autonomie du désir est une illusion « romantique ». De telles affirmations devraient faire sauter au plafond n'importe quel lecteur qui a un peu de bon sens et de psychologie. Mais, à l'instar de Roland Barthes et de tant d'intellectuels de notre temps, René Girard affiche le plus parfait mépris pour le bon sens et la psychologie qui ne peuvent fournir, selon lui, que des « explications dérisoires. » 24 Pourtant le simple bon sens nous dit tout de suite que, si le désir était toujours second, si nous ne pouvions jamais désirer qu'on objet déjà désiré par un autre, personne n'aurait jamais encore éprouvé le moindre désir. Car il faut bien que quelqu'un commence, il faut bien que quelqu'un donne l'exemple, il faut bien que l'objet que nous désirons parce qu'un autre l'a désiré avant nous, lequel ne l'avait lui-même désiré que pour la même raison, il faut bien que cet objet ait d'abord été désiré

22 Grasset, 1961. Le livre a été réédité dans la collection Pluriel, 1078. Toutes les références renverront à la première

édition. 23 Il est d'ailleurs présenté comme tel sur les pages de couverture. René Girard est donc le premier à le penser, car,

même si ce n'est pas lui qui a rédigé ces pages, il les a certainement approuvées. 24 Voir p. 162 : « Le rationaliste ne veut pas percevoir la structure métaphysique du désir; il se contente d'explications

dérisoires, il fait appel au "bon sens" et à la "psychologie" ».

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de façon spontanée. Tous les maillons d'une chaîne sont reliés à celui qui les précède, sauf le premier. Mais ce n'est pas seulement la logique qui condamne sans appel la théorie de René Girard, ce sont aussi les faits. A ne s'en tenir qu'à leur expérience personnelle, la plupart des individus, pour ne pas dire la quasi-totalité d'entre eux, aura beaucoup de mal, et souvent n'y parviendront pas, à trouver des objets qu'ils n'ont désirés que parce qu'un autre les avait été déjà désirés. Ils n'auront, en revanche, que l'embarras du choix, tant ils leur paraîtront innombrables, pour trouver des objets qu'ils ont désirés de manière tout à fait spontanée. Qu'importe ? René Girard écrit pour les jobards et il sait que plus c'est difficile à avaler et plus ils se régalent.

Comme Roland Barthes, René Girard ne sait pas seulement ce qu'il faut dire aux jobards : il sait aussi comment le dire. Comme lui, il a compris qu'une affirmation devait être d'autant plus péremptoire qu'elle était plus imprudente, d'autant plus hardie qu'elle était plus hasardeuse, d'autant plus intrépide qu'elle était plus inepte. Quand on choisit de dire n'importe quoi, il est essentiel de le dire avec le plus d'autorité possible. Malheur à l'ânerie apeurée, à la sottise craintive, à la sornette timorée, à la faribole effarouchée, à la baliverne circonspecte, à la calembredaine précautionneuse. L'ânerie se doit d'être assurée, la sottise suffisante, la sornette résolue, la faribole arrogante, la baliverne intrépide, la calembredaine catégorique. C'est pourquoi René Girard affectionne les formules définitives. Comme Roland Barthes, il a une prédilection pour les mots et les locutions, comme « toujours », « ne… que » ou « tout », qui confèrent à ses propos une portée universelle et excluent toute possibilité d'exceptions. 25 Il fait sentir continuellement au lecteur qu'il le considérera comme un parfait demeuré s'il se permet seulement de s'interroger un instant sur le bien-fondé de ses affirmations. Il va même à l'occasion jusqu'à lui interdire carrément de les mettre en doute. 26

Quant aux critiques qui l'ont précédé, René Girard multiplie à leur égard les déclarations dédaigneuses. 27Il est manifestement convaincu que jamais personne 25 Citons quelques exemples : « Le tiers est toujours présent à la naissance du désir » (p. 29) ; « Toute analyse

"psychologique" est analyse de la vanité, c'est-à-dire révélation du désir triangulaire » (ibid.) ; « L'objet n'est qu'un moyen d'atteindre le médiateur » (p. 59) ; « Tous les héros de roman attendent de la possession une métamorphose

radicale de leur être » (ibid.) ; « Tous les héros de roman se haïssent eux-mêmes à un niveau plus essentiel que celui des "qualités" » (p. 61) ; « Le héros de roman est toujours l'enfant oublié par les bonnes fées au moment de son baptême » (p. 63) ; « Le désir selon l'Autre est toujours le désir d'être un Autre » (p. 89) ; « À l'origine du désir il y a

toujours, disons-nous, le spectacle d'un autre désir, réel ou illusoire » (p. 109) ; « Tout développement romanesque authentique, quelle qu'en soit l'ampleur, peut se définir comme un passage de la maîtrise à l'esclavage. » (p. 175) ;

« Toutes les conclusions romanesques sont des conversions. Personne ne peut en douter » (p. 293) ; « La conclusion est toujours mémoire » (p. 296); « Toutes les conclusions romanesques sont des Temps retrouvés » (ibid.) ; « Les

grandes créations romanesques sont toujours le fruit d'une fascination dépassée. » (p. 299) ; « Les œuvres romanesques vraiment grandes naissent toutes de cet instant suprême et elles retournent à lui à la façon dont l’église jaillit toute entière du chœur et s’avance vers lui. » (p. 308) ; « Nous ne choisissons que des objets déjà désirés par un

autre » (page de couverture). 26 Ainsi, après avoir affirmé que « toutes les conclusions romanesques sont des conversions », il ajoute froidement :

« Personne ne peut en douter » (loc. cit.) 27 En voici quelques-unes : « Nous croyons que les critiques se trompent » (p. 32) ; « La critique romantique isole dans

le roman stendhalien les scènes qui flattent la sensibilité contemporaine. Après avoir fait de Julien une canaille, au

XIXe siècle, elle en fait de nos jours un héros ou un saint. Si l'on reconstituait la série entière des contrastes révélateurs, on constaterait l'indigence des interprétations outrées que propose toujours cette critique romantique »

(p. 151) ; « Les critiques perçoivent le sens ascétique du bras en écharpe mais ils n'y voient guère qu'un "trait de

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avant lui n'a vraiment vu le véritable sens des œuvres dont il parle. Ainsi, quand il écrit : « À la Recherche du temps perdu a cessé de paraître obscure, mais il n'est pas certain qu'elle soit mieux comprise » (p. 229), le « il n'est pas certain » est, bien sûr, une litote. René Girard est évidemment persuadé que Proust n'est toujours pas compris, ou du moins qu'il n'est pas encore pleinement et vraiment compris, si ce n'est par une seule personne : lui-même. Il est persuadé que les intelligences les plus aiguisées, les esprits les plus déliés, dans les très rares instants où ils parviennent, comme par miracle et hélas ! de manière très momentanée, à se dépasser eux-mêmes, peuvent tout au plus commencer à s'approcher un peu de son exceptionnelle pénétration : ils ne sauraient jamais se hisser vraiment à son niveau. C'est ce qu'on lit entre les lignes lorsqu'il affirme que « même dans leurs intuitions les plus audacieuses, les sociologues ne parviennent jamais à se libérer complétement de la tyrannie de l'objet. Ils sont tous en deçà de la réflexion romanesque » (p. 226). Que les critiques ne se fassent pas d'illusions : ils sont tous condamnés à rester toujours très en deçà de René Girard.

Je n'ai pas l'intention de discuter ici toutes les affirmations de René Girard ni d'entrer dans le détail de toutes ses analyses. Ce serait un travail de très longue haleine. Car, s'il est très vite fait de dire n'importe quoi (et c'est une des raisons pour lesquelles tant de gens disent n'importe quoi), il est généralement assez long de démontrer que quelqu'un dit n'importe (et c'est également une des raisons pour lesquelles si peu de gens s'attellent à cette tâche). Pour réfuter un livre inepte de façon aussi précise et exhaustive que possible, il faut écrire un livre au moins trois ou quatre fois plus gros. Je l'ai fait une fois pour le Sur Racine de Roland Barthes, mais c'est un livre assez court et encore n'ai-je discuté que les principales thèses du livre, c'est-à-dire dire une quarantaine de pages. Pour ce faire, il m'avait fallu écrire plus de six cents pages, mes pages comptant en moyenne trois fois plus de caractères que celles du Sur Racine. Il me reste trop peu d'années à vivre pour me livrer au même exercice sur le livre de René Girard. Je me contenterai donc de faire un certain nombre de remarques.

Ce qui m'a frappé, c'est surtout l'extraordinaire décalage qu'il y a entre ce qui est annoncé sur les pages de couverture et ce qu'on trouve effectivement dans le livre. Voici, en effet, comment les pages de couverture le résument : « L'homme est incapable de désirer par lui seul : il faut que l'objet de son désir lui soit désigné par des tiers […] Nous nous croyons libres […], autonomes dans nos choix, que ce soit celui

caractère". Ils ne comprennent pas que l'univers du Noir est tout entier dans ce geste enfantin » (p. 160); « Ce n'est pas, comme nous le suggèrent tant de critiques "à la page", parce que Dostoïevski éprouve pour son personnage une

sympathie secrète qu'il le pare de dons aussi divers. » (p. 168) Je ne songe certes ! nullement à contester à René Girard ou à quiconque le droit de juger les écrits des autres avec la

plus grande liberté. Personne ne serait plus mal placé que moi pour le faire. On a, bien sûr, toujours le droit de dénoncer les contre-sens des autres critiques. Mais il faut d'abord être en mesure de démontrer qu'il s'agit bien de contre-sens ; or, le plus souvent, René Girard l'affirme plus qu'il ne le démontre. Il faut aussi et surtout éviter de

remplacer ces contre-sens par d'autres contre-sens, voire par des absurdités. Venant de quelqu'un qui se livre aux élucubrations auxquelles se livre René Girard, le souverain mépris qu'il manifeste à l'égard de la quasi-totalité des

autres critiques est aussi insupportable qu'il est ridicule.

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d'une cravate ou celui d'une femme. Illusion romantique ! En réalité nous ne choisissons que des objets désirés par un autre. René Girard retrouve partout ce phénomène de désir triangulaire : dans la publicité, la coquetterie, l'hypocrisie, la rivalité des partis politiques, le masochisme et le sadisme, etc. » On le voit, la thèse avancée par René Girard ne comporte aucune restriction (« nous ne choisissons que des objets désirés par un autre René Girard retrouve partout ce phénomène de désir triangulaire »). Il prétend nous fournir une clé universelle, il prétend avoir découvert le mécanisme qui régit, sans aucune exception, tous les désirs humains On s'attendrait donc à ce qu'il s'appuyât sur des exemples extrêmement nombreux et extrêmement divers, on s'attendrait à ce qu'il fît appel à des témoignages empruntés aux sources les plus variées, à des documents provenant de toutes les époques et du plus grand nombre de pays possible. Or il n'en est rien.

Dès qu'on ouvre le livre, on s'aperçoit vite que René Girard s'appuie, sinon exclusivement, du moins presque exclusivement sur la littérature. Avant de m'interroger sur cette étrange démarche, je vais donc commencer par m'intéresser aux exemples littéraires qu'il nous propose. Fort heureusement ma tâche sera grandement simplifiée par le nombre extrêmement réduit des œuvres que René Girard invoque à l'appui de sa thèse. Et ce fait ne laisse pas d'être fort déconcertant. En effet, puisque René Girard pense que le désir triangulaire est partout, on se serait attendu à ce qu'il s'efforçât de nous démontrer que le désir triangulaire était partout dans la littérature, et d'abord dans toutes les œuvres vraiment importantes. Or c'est tout le contraire. De l'ensemble de la littérature, René Girard ne retient quasiment, en effet, que la littérature romanesque. Selon lui, en effet, « seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir » (p. 23). On s'attendrait donc à ce que René Girard fît appel à un nombre considérable de romans, or il n'en invoque qu'un tout petit nombre empruntés essentiellement à cinq auteurs : Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust. Et encore reconnaît-il, nous le verrons, que, même chez ces auteurs, on trouve des exemples, et parfois très nombreux, de désirs spontanés.

On aimerait donc, tout d'abord savoir pourquoi seuls les romanciers sont capables de montrer la vraie nature du désir, pourquoi les dramaturges ou les poètes par exemple, en sont, eux, incapables. René Girard ne l'explique jamais; il n'essaie même pas de le faire. Pourtant, peu conséquent avec lui-même, il lui arrive malgré tout, pour illustrer sa théorie de faire appel à des œuvres dramatiques, mais, outre qu'il n'invoque que deux exemples, le moins que l'on puisse dire est qu'ils sont bien peu convaincants. Il prétend ainsi trouver dans Andromaque une véritable chaîne de désirs triangulaires : « L'Andromaque de Racine constitue un bel exemple de ces "triangles en chaîne". Oreste est l'esclave d'Hermione ; Hermione est l'esclave de Pyrrhus ; Pyrrhus est l'esclave d'Andromaque qui est elle-même fidèle au souvenir d'un mort. Tous ces personnages ont les yeux fixés sur leur médiateur et sont, envers leurs esclaves, d'une indifférence absolue. Tous se ressemblent dans leur orgueil sexuel, leur isolement angoissé et leur inconsciente cruauté. Andromaque est la tragédie du courtisan et d'un

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type déjà très moderne de médiation » (p. 178). Ces lignes laissent le lecteur perplexe. Certes ! Au lieu de dire, comme on le fait d'ordinaire, qu'il y dans Andromaque une chaîne d'amours non partagés, puisque Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui reste fidèle à la mémoire d'Hector, on peut, bien sûr, si l'on y tient, dire qu'il y a trois « triangles en chaîne » dans Andromaque dans la mesure où Oreste aime Hermione qui aime Pyrrhus, où Hermione aime Pyrrhus qui aime Andromaque et où Pyrrhus aime Andromaque qui aime toujours Hector. Mais, outre que cela ne change rien à rien, il s'en faut bien qu'Andromaque puisse corroborer la théorie de René Girard; il s'en faut bien que ces triangles puissent servir à illustrer la conception girardienne du désir triangulaire.

On n'arrive d'ailleurs pas à comprendre comment René Girard lui-même prétend le faire et on a l'impression, comme c'est souvent le cas, qu'il se prend les pieds dans ses schémas. Quand on cherche à retrouver dans Andromaque les trois pôles du triangle girardien : le sujet, l'objet et le médiateur, on n'a certes, aucune peine en ce qui concerne les deux premiers : il est clair que les trois sujets sont Oreste dans le premier triangle, Hermione dans le deuxième et Pyrrhus dans le troisième; les trois objets que chacun d'eux désire sont bien sûr Hermione, Pyrrhus et Andromaque. Il en résulte que les trois médiateurs ne peuvent être respectivement que Pyrrhus, Andromaque et Hector. Pourtant les propos de René Girard sont loin d'être clairs à ce sujet. Il nous dit, en effet : « Oreste est l'esclave d'Hermione ; Hermione est l'esclave de Pyrrhus ; Pyrrhus est l'esclave d'Andromaque qui est elle-même fidèle au souvenir d'un mort ». Or il nous a expliqué dans la phrase qui précède immédiatement que « le personnage qui joue le rôle de médiateur dans un premier triangle joue le rôle de l'esclave dans un second triangle et ainsi de suite ». Par conséquent, Hermione qui est l'esclave de Pyrrhus dans le second triangle, devrait donc jouer le rôle de médiateur auprès d'Oreste dans le premier triangle, et Pyrrhus, qui est l'esclave d'Andromaque dans le troisième triangle, devrait donc jouer le rôle de médiateur auprès d'Hermione dans le deuxième triangle. Hermione étant l'objet du désir d'Oreste ne saurait évidemment en être en même temps le médiateur, de même que Pyrrhus ne saurait être le médiateur du désir d'Hermione. Aussi bien n'est-ce certainement pas ce que René Girard a voulu dire. Mais il ne s'est pas relu d'assez près et ne s'est pas rendu compte qu'il s'était empêtré dans ses catégories.

Quoi qu'il en soit, le schéma du désir triangulaire ne saurait s'appliquer à Andromaque, car ni Oreste, ni Hermione ni Pyrrhus, n'ont eu besoin d'un médiateur pour tomber amoureux. Certes ! Pyrrhus est un héros et Oreste a pour lui une grande admiration, mais, s'il est tombé amoureux d'Hermione, ce n'est aucunement parce qu'il a cru que Pyrrhus l'aimait, Hermione se trouvant alors auréolée à ses yeux par cet amour supposé. Il l'a aimée, en effet, bien avant que Ménélas ne décidât de la donner à Pyrrhus, et il avait fini ensuite, après une longue période de désespoir, par se résigner à renoncer à elle. Si sa passion s'est réveillée et s'il a repris espoir, c'est parce qu'il a appris que Pyrrhus dédaignait Hermione pour ne s'intéresser qu'à Andromaque. Ainsi

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non seulement Pyrrhus n'a pas contribué à faire naître l'amour d'Oreste, mais c'est à cause de lui qu'Oreste, croyant qu'il répondait à l'amour d'Hermione, s'était résolu à oublier Hermione et y avait réussi tant bien que mal. Pas plus que Pyrrhus ne l'a été pour Oreste, Andromaque n'a servi de médiateur à Hermione non plus qu'Hector à Pyrrhus. Lorsqu'elle est tombée amoureuse de Pyrrhus, non seulement Hermione ne savait pas qu'il aimait Andromaque, mais elle croyait qu'il répondait pleinement à son amour. 28 Quant à Pyrrhus, rien n'indique que l'image d'Hector, qu'il n'évoque jamais, ait joué le moindre rôle dans la naissance de son amour. Il est tombé amoureux non pas de la veuve d'Hector, mais seulement d'Andromaque, et, pour cela, il lui a suffi de la voir. René Girard prétend qu'Oreste, Hermione et Pyrrhus « ont les yeux fixés sur leur médiateur et sont, envers leurs esclaves, d'une indifférence absolue ». Mais, s'il est vrai qu'ils sont profondément indifférents envers ceux qui les aiment, ils n'ont les yeux fixés que sur ceux qu'ils aiment. Pyrrhus, Andromaque et Hermione ne sont pas, pour Oreste, Hermione et Pyrrhus des médiateurs, mais seulement des rivaux, et ils le sont non parce qu'ils veulent leur ravir l'être qu'ils aiment, auquel ils sont profondément indifférents, mais seulement par ce qu'ils en sont aimés. Loin de pouvoir corroborer si peu que ce soit la théorie de René Girard, Andromaque la contredit continuellement. Ce que René Girard prétend nier, l'autonomie du désir, Racine, lui, ne cesse de l'affirmer du début à la fin de sa pièce. Ce qui caractérise ses personnages, c'est la suprématie de la passion qui les amène à fouler aux pieds leur amour-propre et tous les liens sociaux, c'est le triomphe de l'individualisme. Prétendre qu'Andromaque est « la tragédie du courtisan » témoigne d'une totale inintelligence de la pièce.

Pas plus qu'Andromaque, les autres tragédies de Racine ne sauraient le moins du monde illustrer les thèses de René Girard. A l'instar de celle de Phèdre pour Hippolyte, la passion y naît le plus souvent instantanément à la seule vue de l'être aimé. De tous les personnages de Racine, Néron est le seul à tomber amoureux d'un être dont il sait qu'il est déjà aimé par un autre. Il est donc le seul amoureux racinien que l'on pourrait songer à évoquer pour illustrer la théorie de René Girard, s'il n'était aussi le seul dont l'amour ne parvient pas à nous émouvoir, le seul dont on ait tout lieu de penser qu'il n'est pas vraiment amoureux, le seul d'ailleurs dont l'amour n'ait aucun passé. Sans parler du cabotinage qui le fait se complaire à jouer les amoureux transis devant Narcisse, son prétendu amour est d'abord dicté par la volonté de déjouer le plan de sa mère et de l'humilier, et ensuite par le désir de détruire le bonheur de Junie et de Britannicus.

Le second exemple emprunté à une œuvre dramatique témoigne lui aussi d'un complet mépris du texte, car il faut un singulier culot ou une totale inconscience pour prétendre assujettir le Dom Juan de Molière à la loi du désir « selon l'Autre ». C'est pourtant ce que fait René Girard qui ne craint pas d'écrire ceci : « Le vrai Dom Juan n'est pas autonome ; il est incapable, au contraire, de se passer des Autres. Cette vérité est

28 Voir ce qu'Hermione dit à Cléone (acte II, scène 1, vers 456-470). Je rappellerai seulement le vers 468, où, parlant de

Pyrrhus, elle évoque : Ses feux que je croyais plus ardents que les miens.

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aujourd'hui dissimulée. Mais c'est la vérité de certains séducteurs shakespeariens ; c'est la vérité du Dom Juan de Molière » (p. 56). Et, pour le prouver, il s'appuie seulement sur ce que dit Dom Juan à Sganarelle, à la scène 2 de l'acte I, lorsqu'il lui annonce son intention d'enlever une jeune fiancée : « Le hasard me fit voir ce couple d'amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je ne vis deux personnes être si contentes l'une de l'autre et faire éclater plus d'amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion; j'en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir de les voir si bien ensemble; le dépit alarma mes désirs, et je me figurais un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet engagement dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ».

Ce texte lui paraît manifestement tout à fait concluant. Il ne semble pas douter pas un instant qu'il suffise à prouver que Dom Juan ne saurait jamais désirer que des femmes déjà désirées par un autre. Mais Dom Juan, lui, n'en est manifestement pas conscient. Loin d'avoir le sentiment que ce qui vient de lui arriver corresponde à sa « vérité », il y voit une bizarrerie qu'il a du mal à s'expliquer et en souligne le caractère paradoxal : « mon amour commença par la jalousie ». N'ayant pas lu René Girard, Dom Juan pense, en effet, que la jalousie est beaucoup plus volontiers la conséquence que la cause de l'amour. C'est apparemment la première fois que pareille chose lui arrive. D'ordinaire il lui suffit de voir une jolie femme pour la désirer : « Je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous », a-t-il confié un instant avant à Sganarelle à qui cet aveu n'a certainement rien appris. Et apparemment, il en est toujours ainsi, comme on peut le constater à la scène 2 de l'acte II où, apercevant Charlotte, il dit à Sganarelle : « Ah ! Ah! D’où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien vu de plus joli ? Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut bien l'autre ? » Notons que Dom Juan ne sait alors encore rien sur Charlotte et qu'il ignore notamment qu'elle est fiancée à Pierrot. Le désir qu'elle lui inspire est évidemment immédiat dans tous les sens du mot. Et il en est de même de tous les amoureux de Molière. A l'instar d'Agnès et d'Horace, il leur a suffi de se voir pour se plaire et pour s'aimer. Bien loin que les œuvres de Racine et de Molière puissent servir à étayer les thèses de René Girard, on n'y trouverait sans doute que des exemples propres à les contredire.

Mais il en irait de même de la très grande majorité des auteurs dramatiques et peut-être de tous. Pour n'évoquer que le plus célèbre de tous, l'auteur de Roméo et Juliette n'a manifestement pas compris qu'on ne pouvait jamais tomber amoureux que d'un être déjà aimé par un autre. Ce qui est vrai des auteurs dramatiques l'est aussi des innombrables poètes qui ont chanté l'amour et dont aucun ne semble avoir jamais soupçonné la vraie nature du désir. René Girard ne songe pas à s'étonner qu'aucun d'entre eux n'ait jamais pensé à célébrer le médiateur sans lequel il ne serait jamais tombé amoureux. René Girard ne songe pas à s'étonner que tous, au contraire, n'expliquent jamais la naissance de leur amour que par la seule découverte de la beauté de la femme aimée, découverte généralement instantanée et dont ils ne sont redevables

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qu'à leurs propres yeux. René Girard préfère donc ignorer totalement les poètes qui, à ses yeux, sont sans doute tous atteints d'« illusion romantique ». Quant aux romanciers eux-mêmes, qui seraient pourtant selon René Girard pratiquement les seuls à avoir compris la nature triangulaire du désir, en dehors des cinq auteurs sur lesquels il s'appuie essentiellement, ceux qui ne la soupçonnent pas semblent être si nombreux, même en s'en tenant à ceux qui sont célèbres, que je ne puis entreprendre d'essayer de les dénombrer. 29 J'inviterai donc le lecteur qui voudrait trouver rapidement des exemples suffisamment nombreux et divers de romans dans lesquels la naissance de l'amour échappe manifestement à la loi girardienne du désir triangulaire, à se reporter au livre de Jean Rousset Leurs yeux se rencontrèrent. La scène de première vue dans le roman. 30 Je me contenterai pour ma part de faire remarquer que les œuvres, pourtant bien peu nombreuses, sur lesquelles s'appuie René Girard pour établir sa théorie, semblent souvent la contredire.

René Girard reconnaît volontiers que, même chez les quelques romanciers qu'il a privilégiés, les exceptions à la loi du désir triangulaire ne manquent pas. Chez Cervantès, nous dit René Girard, « le désir spontané est encore la norme » car « le désir métaphysique se détache sur un fond de bon sens » (p. 153). Pourtant, s'il admet ainsi que, dans Don Quichotte, le désir mimétique reste une anomalie, il prétend qu'il n'est pas l'apanage du héros éponyme, mais qu'il se manifeste aussi chez d'autres personnages du roman et en premier lieu Sancho Pança : « Don Quichotte, dans le roman de Cervantès, est la victime exemplaire du désir triangulaire, mais il est loin d'être la seule. Le plus atteint après lui est l'écuyer Sancho Pança. Certains désirs de Sancho ne sont pas imités ; ceux qu'éveille, par exemple, la vue d'un morceau de fromage ou d'une outre de vin. Mais Sancho a d'autres ambitions que celle de remplir son estomac. Depuis qu'il fréquente Don Quichotte, il rêve d'une 'île' dont il sera gouverneur, il veut un titre de duchesse pour sa fille. Ces désirs-là ne sont pas venus spontanément à l'homme simple qu'est Sancho. C'est Don Quichotte qui les lui a suggérés » (p. 12) Mais ces affirmations sont tout à fait tendancieuses. René Girard dit tout d'abord que Don Quichotte est « loin d'être la seule » victime du désir mimétique, suggérant ainsi qu'un certain nombre d'autres personnages du roman en sont eux aussi les victimes. On aurait donc aimé savoir qui ils étaient. Or il ne cite que le seul Sancho Pança et c'est évidemment parce qu'il aurait été bien en peine d'en citer d'autres. Mais même ce qu'il dit de Sancho Pança se révèle tendancieux et fort peu convaincant. En reconnaissant que « certains » désirs de Sancho ne sont pas imités, il suggère que tous les autres le sont. Chez lui, les désirs spontanés seraient donc beaucoup plus rares que

29 René Girard le reconnaît lui-même : « Dans la plupart des œuvres de fiction, les personnages désirent plus

simplement que Don Quichotte. Il n'y a pas de médiateur entre le sujet et l'objet. Quand la "nature" de l'objet

passionnant ne suffit pas à rendre compte du désir, on se tourne vers le sujet passionné. On fait sa "psychologie" ou l'on invoque sa "liberté". Mais le désir est toujours spontané. On peut toujours le représenter par une simple ligne droite qui relie le sujet et l'objet » (p. 12). Mais René Girard devrait alors nous expliquer pourquoi la plupart des

romanciers nous présentent le désir comme toujours spontané. C'est peut-être parce qu'il en est ainsi dans la réalité et pas seulement dans les œuvres de fiction.

30 José Corti, 1981, réédit. 1989.

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les désirs imités. Or c'est tout le contraire : les désirs imités sont évidemment l'exception. René Girard n'en cite d'ailleurs que deux, et l'on peut gager que, s'il avait pu en citer d'autres, il n'aurait pas manqué de le faire.

De plus et surtout il s'en faut bien que ces deux désirs que René Girard déclare « imités » méritent vraiment d'être considérés comme tels. Une nouvelle fois René Girard s'exprime d'une manière tendancieuse. Il a certes raison quand il dit que les deux désirs « d'être gouverneur d'une île et de voir sa fille devenir duchesse […] ne sont pas venus spontanément à l'homme simple qu'est Sancho ». On ne peut nier que, si Sancho n'avait pas rencontré Don Quichotte, il n'aurait jamais rêvé de devenir gouverneur d'une île ni de voir sa fille devenir duchesse. Mais, en ajoutant que « c'est Don Quichotte qui les lui a suggérés », René Girard nous révèle qu'il n'a pris la peine de relire un roman dont apparemment il ne se souvient pas très bien, à moins, bien sûr, qu'il n'ait délibérément choisi d'oublier tout ce qui ne s'accordait pas avec sa thèse. Il convient donc de rappeler pourquoi et comment Sancho Pança a conçu l'envie de devenir gouverneur d'une île. Nous sommes encore dans le début du roman. Dans une hôtellerie qu'il a prise pour un château, Don Quichotte s'est déjà fait armer chevalier par l'hôtelier qu'il a pris pour un châtelain. Mais un chevalier se doit d'avoir un écuyer et Don Quichotte va s'empresser d'en embaucher un : « Dans ce temps-là, Don Quichotte sollicita secrètement un paysan, son voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la cervelle. Finalement, il lui conta, lui persuada et lui promit tant de choses que le pauvre homme se décida à partir avec lui et à lui servir d'écuyer. Entre autres choses, Don Quichotte lui disait qu'il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce qu'il lui pourrait arriver telle aventure qu'en un tour de main il gagnât quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant. Séduit par ces promesses et d'autres semblables, Sancho Pança (c'était le nom du paysan) planta là sa femme et ses enfants et s'enrôla pour écuyer de son voisin. » 31 On le voit, si Sancho Pança nourrit le désir de devenir gouverneur d'une île, ce désir n'a rien de « mimétique ». S'il désire devenir gouverneur d'une île, ce n'est aucunement, comme René Girard voudrait nous le faire croire en disant que Don Quichotte le lui a « suggéré », parce qu'il s'est laissé peu à peu gagner par la folie de son maître et qu'il s'est mis à partager ses rêves de conquêtes et de grandeur. En effet Don Quichotte n'a pas « suggéré » à Sancho qu'il pourrait devenir gouverneur d'une île, il lui a d'emblée promis de la manière la plus explicite qu'il le deviendrait, s'il acceptait de le suivre. Ce n'est donc pas, comme le dit René Girard « depuis qu'il fréquente Don Quichotte » que Sancho Pança rêve d'une 'île' dont il sera gouverneur. C'est, au contraire, parce qu'il rêve de devenir gouverneur d'une île qu'il accepte d'accompagner Don Quichotte. Et ce rêve ne prouve aucunement que, comme le prétend René Girard, il « a d'autres ambitions que celle de remplir son estomac ». René Girard croit pouvoir opposer aux désirs non imités de Sancho, « ceux qu'éveille, par exemple, la vue d'un morceau de fromage ou d'une outre de vin ». Mais, s'il désire

31 Éditions Garnier, 1972, p. 234.

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devenir gouverneur d'une île, c'est uniquement pour les avantages matériels qu'il compte bien en retirer, et en tout premier pour pouvoir « remplir son estomac », pour avoir toujours en abondance de quoi bien manger et boire du meilleur. Bien loin que Sancho Pança soit peu à peu contaminé par la fréquentation de Don Quichotte et se mette progressivement à adopter ses lubies, tout dans ses propos et dans son comportement montre qu'il reste tout au long du roman pleinement lui-même, c'est-à-dire parfaitement étranger et totalement parfaitement imperméable aux rêveries et aux visions de son maître, à qui il ne cesse de dire qu'il est fou.

René Girard reconnaît que, dans Don Quichotte, « le désir métaphysique se détache sur un fond de bon sens ». Mais c'est bien peu dire puisque le désir métaphysique est présenté par l'auteur, comme une maladie très étrange et très rare, et heureusement non contagieuse, qui fait du héros éponyme un personnage tout à fait à part, une espèce d'extra-terrestre qui ne cesse de susciter l'étonnement et la risée partout où il passe. Au total, la première grande œuvre romanesque que René Girard invoque à l'appui de sa thèse, se révèle totalement impropre à l'illustrer.

Le deuxième grand romancier que René Girard croit pouvoir mobiliser est Stendhal qui serait, selon lui, le premier à avoir « posé le principe » de « la priorité de l'Autre » dans le désir (p. 52). Le désir spontané qui était « encore la norme » chez Cervantès, « est devenu l'exception chez Stendhal » (p. 12). Mais René Girard fait remarquer en même temps que « la passion chez Stendhal est le contraire de la vanité. Fabrice del Dongo est l'être passionné par excellence ; il se distingue par son autonomie sentimentale, par la spontanéité de ses désirs, par son indifférence absolue à l'opinion des Autres. L'être de passion puise en lui-même et non pas en autrui la force de son désir » (p. 26). Il est difficile de ne pas approuver René Girard sur ce point, puisqu'il ne dit rien d'autre que ce que Stendhal nous dit lui-même. Mais alors si Fabrice, si la Sanseverina, si Clélia Conti, si tous les personnages passionnés que Stendhal a peints, ignorent superbement le désir selon l'Autre, comment René Girard peut-il prétendre que Stendhal a posé le principe de la priorité de l'Autre dans le désir ? En réalité, Stendhal n'a jamais prétendu, n'a jamais pensé que l'on ne désirait jamais que ce qui était déjà désiré par un autre. René Girard nous dit que « Dans Les Mémoires d'un touriste, Stendhal met ses lecteurs en garde contre ce qu'il appelle les sentiments modernes, fruits de l'universelle vanité : "l'envie, la jalousie et la haine impuissante" » (p. 23). Mais si Stendhal parle de sentiments « modernes », c'est qu'il pense qu'ils n'ont pas toujours existé, du moins au même degré, et que, même aujourd'hui, ils ne sont pas universels, car il y a toujours des individus qui résistent aux « sentiments modernes ».

Il s'en faut bien, de plus, que tous les personnages de Stendhal sur lesquels s'appuie René Girard, puissent vraiment illustrer la théorie du désir selon l'Autre. Certes, ce qu'il dit de Mathilde de la Mole est en grande partie fondé, mais, si elle est sans doute le personnage de Stendhal auquel ses analyses s'appliquent le mieux, elle est en même temps, comme par hasard, un des personnages les moins crédibles de Stendhal, un de ceux qui paraissent le plus artificiels. Mme de Rênal est un personnage bien autrement

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convaincant. Malheureusement, comme par hasard, elle semble échapper complétement à la loi du désir triangulaire, même si René Girard prétend le contraire : « Mme de Rênal elle-même est jalouse d'Élisa, jalouse aussi de l'inconnu dont Julien cache, pense-t-elle, le portrait, dans sa paillasse. Le tiers est toujours présent à la naissance du désir » (p. 29). René Girard semble quand même se rendre compte (« Mme de Rênal elle-même ») que Mme de Rênal n'est sans doute pas le personnage le plus apte à illustrer ses vues. Qu'importe ! puisqu'elle est capable d'être jalouse, elle n'échappe donc pas au désir selon l'Autre. Mais René Girard oublie une fois de plus que la jalousie est généralement la conséquence de l'amour plutôt qu'elle n'en est la cause. Il ne veut pas voir que, dans le cas de Mme de Rênal, nous ne sommes pas, nous ne sommes plus, depuis assez longtemps déjà, « à la naissance du désir ». Mme de Rênal a très vite été attirée par Julien, pour ne pas dire qu'elle l'a été dès qu'elle l'a vu pour la première fois, et il est clair qu'elle est déjà amoureuse de lui, même si elle n'ose pas encore se l'avouer, lorsqu'elle devient jalouse d'Élisa et à plus forte raison lorsque Julien lui avoue qu'il a un portrait caché dans sa paillasse (il n'est pas encore son amant, mais il a déjà obtenu qu'elle lui laisse prendre sa main).

Il s'en faut bien aussi, pour en finir avec le cas de Stendhal, que les exemples que privilégie René Girard soient toujours aussi démonstratifs qu'il le prétend. Ainsi il fait un sort à l'épisode qui constitue le point de départ de tout le roman, celui où M. de Rênal annonce à sa femme qu'il a décidé de faire de Julien le précepteur de ses enfants. Voici comment René Girard analyse cette décision : « M. de Rênal désire faire de Julien Sorel le précepteur de ses deux fils. Mais ce n'est pas par sollicitude pour ces derniers ni par amour du savoir. Son désir n'est pas spontané. La conversation entre les deux époux nous en révèle bientôt le mécanisme : - Le Valenod n'a pas de précepteur pour ses enfants. - Il pourrait bien nous enlever celui-là. Valenod est l'homme le plus riche et le plus influent de Verrières, après M. de Rênal lui-même. Le maire de Verrières a toujours l'image de son rival présente devant lui au cours de ses négociations avec le père Sorel. Il fait à ce dernier des propositions très favorables mais le paysan rusé invente une réponse géniale : "Nous trouverons mieux ailleurs." M. de Rênal est tout à fait convaincu, cette fois, que Valenod désire engager Julien et son propre désir redouble. Le prix toujours plus élevé que l'acheteur est disposé à payer se mesure au désir imaginaire qu'il attribue à son rival. Il y a donc bien imitation de ce désir imaginaire, et même imitation fort scrupuleuse puisque tout, dans le désir copié, jusqu'à son degré de ferveur, dépend du désir qui est pris pour modèle » (p. 15).

René Girard est persuadé d'avoir trouvé là, dès le début du roman, un premier exemple de désir triangulaire. Mais est-il aussi patent, aussi évident qu'il le prétend ? On peut en douter. Pour qu'il y eût vraiment désir triangulaire, il faudrait d'abord qu'il y eût vraiment désir. Or, à proprement parler, M. de Rênal ne « désire » pas que ses enfants aient un précepteur. S'il veut que Julien devienne le précepteur de ses enfants, « ce n'est pas par sollicitude pour ces derniers ni par amour du savoir », comme le note lui-même René Girard; c'est seulement pour contrer Valenod. Ce que désire M. de Rênal,

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c'est rester l'homme le plus important de Verrières et, pour ce faire, il veille à essayer de prévenir tout ce qui pourrait renforcer la position du seul homme susceptible de lui porter ombrage, Valenod. Avoir un précepteur n'est, pour M. de Rênal, aucunement une fin. C'est seulement un moyen parmi beaucoup d'autres de conserver sa position prédominante. Manifestement il est d'ailleurs tout à fait conscient qu'il ne veut avoir un précepteur que pour faire pièce à Valenod. L'interprétation de René Girard aurait été beaucoup plus convaincante si M. de Rênal avait admiré secrètement Valenod, s'il avait fait le plus grand cas de son jugement et si, en conséquence, la décision supposée de Valenod l'avait convaincu de la nécessité de donner un précepteur à ses enfants pour leur assurer la meilleure éducation possible. Mais M. de Rênal n'admire aucunement Valenod, bien au contraire, et le fait de croire qu'il veut donner un précepteur à ses enfants n'est aucunement de nature à le convaincre que ses propres enfants ont besoin d'un en avoir un. Nous ne sommes pas dans le domaine du désir, mais dans celui du calcul. Un commerçant, un industriel, un financier qui apprend ou qui suppose qu'un de ses concurrents les plus dangereux cherche à réaliser une opération susceptible de renforcer grandement sa position, essaiera naturellement de l'empêcher de la réaliser, ou, s'il le peut, de le faire à sa place. Cela n'a rien à voir avec le désir triangulaire. Il n'y a rien de « métaphysique » là-dedans. C'est simplement le jeu normal, le jeu logique de la concurrence.

Avec Flaubert, la primauté du désir selon l'autre devient encore plus manifeste, s'il faut en croire René Girard : « A partir de Flaubert, et en dehors de quelques cas tout à fait spéciaux, tels que L'Idiot de Dostoïevski, le désir spontané joue un rôle si mineur qu'il ne peut même plus servir de révélateur romanesque » (p. 154). René Girard ne trouve dans Madame Bovary que deux personnages qui échappent au désir selon l'Autre : Catherine Leroux et le docteur Canivet : « Dans Madame Bovary les seules exceptions sont la paysanne des comices qui échappe au désir bourgeois par la misère et le grand médecin qui échappe par le savoir » (ibidem). On pourrait commencer par lui objecter que, même s'il n'y avait que deux exceptions, ce serait déjà bien gênant pour lui, puisque Madame Bovary constitue une des pièces maîtresses de son arsenal pourtant très réduit. Mais il s'en faut bien que, dans Madame Bovary, seuls deux personnages épisodiques, Catherine Leroux et le docteur Canivet, échappent au désir selon l'Autre. Je me dispenserai de passer en revue tous les personnages du roman pour voir si tous leurs désirs sont bien conformes au schéma de René Girard (ce n'est apparemment pas le cas du désir qu'Emma inspire à Justin), pour n'évoquer qu'un seul personnage, mais qui est incontestablement, après Emma, le plus important du roman : Charles. Car Charles est tout le contraire de son épouse : si les désirs de celle-ci lui sont essentiellement dictés par la vanité, ceux de Charles sont simples directs, naturels et spontanés. Charles qui est totalement dépourvu de vanité et d'ambition (ce qu'Emma ne peut lui pardonner), ignore totalement le désir selon l'Autre. À la différence d'Emma qui n'aime vraiment rien ni personne, qui n'aime ni son mari, ni sa fille, ni même ses amants, qui n'aime vraiment ni la nature, ni la littérature, ni la musique qu'elle prétend pourtant aimer, Charles, lui, aime vraiment : il aime sa femme et sa

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fille, il aime les gens, il aime la nature, et, bien qu'il n'ait apparemment aucune formation musicale, il est même capable d'aimer la musique, comme on le voit au plaisir tout à fait sincère (Flaubert souligne « la franchise de son plaisir ») que lui donne la représentation de Lucie de Lammermoor et c'est à regret qu'il suit Emma et Léon qui ont voulu partir avant la fin. Dans Madame Bovary, Flaubert nous a effectivement dépeint un personnage, Emma, dont les désirs semblent n'être jamais spontanés, mais toujours suggérés par d'autres, principalement à travers ses lectures : il n'a pour autant jamais prétendu, il n'a jamais pensé, comme René Girard, qu'il en était de même de tous les désirs humains. Les autres romans de Flaubert nous fourniraient d'"ailleurs bien d'autres exemples de désirs manifestement spontanés. Que l'on pense seulement à la fameuse évocation (« Ce fut comme une apparition »), au début de L'Éducation sentimentale, de la première rencontre entre Frédéric et Mme Arnoux !

Dostoïevski est, selon René Girard, l'auteur qui a le mieux montré, avant Proust, l'importance du désir triangulaire. Il reconnaît néanmoins, chez Dostoïevski, « l'existence de rares personnages qui y échappent entièrement » (p. 47). Qu'est-ce à dire sinon que Dostoïevski lui-même n'a pas compris le caractère universel et absolu du désir triangulaire et qu'il a été parfois victime de l'illusion romantique ? Mais surtout, quoi que dise René Girard, il s'en faut bien qu'il n'y ait chez Dostoïevski que de rares personnages qui échappent au désir triangulaire. Aussi se garde-t-il bien, comme à son habitude, de se livrer à un dénombrement complet des personnages et n'en évoque-t-il, en fin de compte, qu'un assez petit nombre. Je ne les passerai pourtant pas tous en revue, cela serait trop long, pour m'en tenir à celui qui sans doute incarne le mieux aux yeux de René Girard, le désir triangulaire : Pavel Pavlovitch Troussotzki, le héros de L'Éternel mari. De tous les romans de Dostoïevski, L'Éternel mari est manifestement celui qui, pour René Girard, constitue la plus parfaite illustration de sa théorie : « L'Éternel mari révèle, nous dit-il, l'essence de la médiation interne sous une forme aussi simple aussi, pure que possible. Aucune digression ne vient distraire ou égarer le lecteur. C'est parce que le texte est trop clair qu'il paraît énigmatique. Il projette sur le triangle romanesque une lumière qui nous éblouit » (p. 52).

Avant d'examiner le cas de Pavel Pavlovitch, je commencerai par observer qu'une fois de plus René Girard n'invoque qu'un seul personnage du roman à l'appui de sa théorie. Pourtant, si elle avait la portée universelle qu'il revendique pour elle, elle devrait s'appliquer à tous. Or, apparemment, l'autre personnage central du roman, Veltchaninov, ne dit et ne fait jamais rien qui puisse faire penser qu'il obéirait, lui aussi, à la loi du désir triangulaire. Rien de mimétique assurément dans la passion que lui a inspirée, dès qu'il l'a vue, Natalia Vassilievna, la femme de Pavel Pavlovitch. Le violent désir qu'il a aussitôt éprouvé pour elle a été aussi direct que spontané. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter Pavel Pavlovich évoquer la première rencontre de Veltchaninov avec le couple : « Vous rappelez-vous […] notre première entrevue, lorsque vous êtes venu chez moi, un matin vous renseigner au sujet d'une affaire ; vous aviez même commencé par vous fâcher. Mais Natalia Vassilievna est apparue, et dix

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minutes après, vous étiez déjà l'ami très sincère de la maison ; et cela dura une année entière ». Pavel Pavlovitch ne manque pas de relever l'effet quasi magique produit sur Veltchaninov par « l'apparition » de sa femme. Lui, qui avait commencé par se fâcher, devient alors quasi instantanément « l'ami très sincère de la maison ». La suite du récit ne fait que le confirmer : l'ascendant que Natalia Vassilievna exerce sur Veltchaninov est aussi direct qu'il est puissant. « Cette liaison et cet amour, note le narrateur, avaient à tel point dominé son esprit qu'il était devenu pour ainsi dire l'esclave de Natalia Vassilievna ; il aurait fait sans hésiter les choses les plus monstrueuses, les plus insensées si tel avait été le caprice de cette femme ». Et après qu'il a été limogé par Natalia Vassilievna qui a pris autre amant, Stéphane Mikhaïlovitch Bagaoutov, Veltchaninov est tout à fait conscient qu'il lui suffirait de la revoir pour subir de nouveau le même sortilège : « il savait parfaitement que malgré tous les doutes qui s'élevaient en lui, il retomberait immédiatement sous le charme dominateur de cette personne, à peine revenu à T… ».

Et ce qui est vrai de Veltchaninov, l'est aussi, semble-t-il de tous les amants de Natalia Vassilievna, et notamment de Bagaoutov. Veltchaninov se demande comment un homme comme Bagaoutov qui « appartenait à la meilleure société pétersbourgeoise » et « ne pouvait faire carrière qu'à Pétersbourg […] avait perdu cinq ans de sa vie à T…, uniquement pour cette femme ». Et il ne voit qu'une explication : « Il y avait donc quelque chose d'extraordinaire en cette femme, le don d'attirer, de subjuguer, de dominer ! ». Et ce don, Natalia Vassilievna l'a, semble-t-il, d'abord exercé sur Pavel Pavlovitch lui-même avant de l'exercer sur ses nombreux amants. Et c'est une première raison de douter que le comportement de Pavel Pavlovitch relève bien du désir mimétique. « La conduite de Pavel Pavlovitch, écrit René Girard, nous paraît bizarre ; mais elle est tout à fait conforme à la logique du désir triangulaire. Pavel Pavlovitch ne peut désirer que par l'intermédiaire de Veltchaninov, en Veltchaninov comme diraient les mystiques. Il entraîne donc Veltchaninov chez la femme qu'il a choisie afin que Veltchaninov la désire et se porte garant de sa valeur érotique » (p. 52). Mais René Girard semble oublier que Pavel Pavlovitch est marié depuis dix ans déjà avec Natalia Vassilievna lorsque Veltchaninov entre dans sa vie. Cela étant, comment peut-il donc affirmer que « Pavel Pavlovitch ne peut désirer que par l'intermédiaire de Veltchaninov » ?

Finalement René Girard n'invoque à l'appui de sa théorie qu'un seul épisode, celui où Pavel Pavlovitch supplie Veltchaninov de l'accompagner chez sa fiancée à qui il veut le présenter ainsi qu'à toute sa famille. Cette étrange requête ne peut, selon René Girard, s'expliquer que d'une seule façon : Pavel Pavlovitch souhaite que Veltchaninov « désire » sa fiancée et ainsi « se porte garant de sa valeur érotique ». Mais, si René Girard avait trouvé dans le texte la moindre indication susceptible de nous mettre sur la piste d'une telle interprétation, il n'aurait pas manqué de nous en faire part. En revanche, il aurait pu trouver des éléments qui sans contredire directement sa thèse, seraient plutôt de nature à l'infirmer. Ainsi Pavel Pavlovitch apprend à Velchaninov

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qu'il s'est fiancé avec une des filles de Fédosséï Pétrovitch Zakhlébinine, lequel en a huit. Et au lieu de choisir l'aînée, dont il dit pourtant qu'elle est « charmante », qui a vingt-quatre ans, il a choisi la sixième qui n'a que quinze ans. L'interprétation de René Girard aurait paru moins gratuite, si Pavel Pavlovitch venu trouver Veltchaninov avant d'avoir fait son choix et lui avait demandé de l'aider à le faire. Mais ce choix, il l'a fait tout seul et il en donne les raisons : « Ces quinze ans vous ont fait sourire tantôt, Alexeï Ivanovitch ; mais c'est justement cela qui a frappé mon imagination, le fait qu'elle va encore au lycée, un petit sac d'écolière à la main. Hi… hi… hi… C'est ce sac qui m'a conquis. Je suis pour l'innocence, Alexeï Ivanovitch. À mes yeux, ce n'est pas tant la beauté du visage, c'est l'innocence qui importe. Ces rires avec une petite amie dans les coins ! et quels rires, ô mon Dieu ! Et à quel sujet ! Au sujet d'un chat qui a sauté de la commode sur le lit et s'y est roulé en boule. Cela fleure la pomme fraîche ». Certes, on peut se demander si Pavel Pavlovitch est tout à fait sincère lorsqu'il affirme préférer l'innocence à la beauté. En effet la beauté de la jeune fille paraît plus évidente que son innocence, malgré son jeune âge, si l'on s'en fie à ce que nous en dit Veltchaninov : « Nadia était indiscutablement la plus jolie de toutes [les jeunes filles]: c'était une petite brune, à l'air un peu sauvage, hardie comme une nihiliste ; un diablotin aux yeux étincelants, au sourire délicieux, bien que méchant parfois, aux lèvres et aux dents admirables, svelte, élancée ; son visage enfantin reflétait déjà l'ardeur naissante de la pensée ». Il se pourrait donc bien, quoi que puisse dire Pavel Pavlovitch, qu'il ait d'abord et surtout été séduit par la beauté de la jeune fille. Quoi qu'il en soit des véritables raisons du choix de Pavel Pavlovitch, il ne doit rien à Veltchaninov et Pavel Pavlovitch est trop assuré de l'excellence de son choix pour avoir pu éprouver le besoin de le faire ratifier par Veltchaninov.

Certes il n'est pas facile d'expliquer le comportement de Pavel Pavlovitch dans cet épisode comme d'ailleurs dans l'ensemble du roman. Mais avant d'adopter une explication que rien dans le texte ne semble étayer, il conviendrait d'abord de prendre en considération celles que le texte lui-même suggère. Or, lorsqu'ils sont de retour à Saint-Pétersbourg, Veltchaninov demande à Pavel Pavlovitch de lui expliquer pourquoi il a absolument voulu qu'il l'accompagnât chez Zakhlébinine. Et Pavel Pavlovitch lui répond : « C'était pour me rendre compte […] Hier je vous ai rencontré et je me suis dit : 'Je ne l'ai jamais encore vue dans la société d'étrangers, avec des hommes autres que moi'. Une sotte idée, je le sens moi-même maintenant, sotte et superflue ». Il ne faut bien sûr pas le croire lorsque l'idée lui paraît maintenant « sotte et superflue ». Quoi qu'il en soit, son explication ne satisfait nullement Veltchaninov : « Vous m'avez entraîné, vous m'avez amené là-bas, nullement dans le but ridicule d'éprouver votre fiancée (idée stupide) ; mais lorsque vous m'avez vu hier, la colère vous a repris, tout simplement, et vous m'avez amené pour me la montrer et pouvoir me dire : 'La vois-tu ? Elle sera à moi. Eh bien ! essaye un peu !' Vous m'avez défié. Vous ne vous en rendiez peut-être pas compte, mais c'était ainsi, vous le sentiez ainsi ». Veltchaninov n'est lui pas sincère, lui non plus, lorsqu'il dit à Pavel Pavlovitch que l'idée d'éprouver sa fiancée était stupide ; mais il a probablement raison de penser

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que son principal mobile était de le défier. Il faut sans doute retenir les deux explications, celles de Pavel Pavlovtich et celle de Veltchaninov, tout en privilégiant la seconde. Quant à celle de René Girard, elle apparaît tout à fait gratuite.

Mais, plus encore que Dostoïevski, c'est sans doute Marcel Proust qui, pour René Girard, a le mieux mis en lumière le rôle du désir triangulaire : « Il n'est pas exagéré, écrit-il, de dire que, chez tous les personnages de La Recherche du temps perdu, l'amour est étroitement subordonné à la jalousie, c'est-à-dire à la présence du rival. Le rôle privilégié que joue le médiateur, dans la genèse du désir, est donc plus évident que jamais » (p. 31). Et il est vrai que, Proust étant à la fois un grand peintre de la jalousie et du snobisme, beaucoup de ses personnages semblent particulièrement propres à illustrer les thèses de René Girard. Cela dit, Proust n'a certainement jamais prétendu que l'amour était toujours nécessairement lié à la jalousie et encore moins que tous nos désirs nous étaient toujours suggérés par les autres. Et, de fait, à côté des faux désirs, des désirs imités d'une madame Verdurin et de beaucoup d'autres personnages, il est d'ailleurs aisé de trouver dans La Recherche des désirs spontanés, et authentiques. C'est évidemment le cas de ceux de M. de Charlus. René Girard a d'ailleurs bien senti que ce personnage pouvait lui poser un problème, mais il a cru lever la difficulté en faisant intervenir la notion de « snobisme descendant » : « Le désir métaphysique ne porte jamais, par définition sur l'objet accessible. Ce n'est donc pas vers le noble faubourg que tendent les désirs du baron mais vers la basse "canaille". C'est ce snobisme "descendant" qui explique la passion pour Morel, assez crapuleux personnage » (p. 212). On me permettra de n'être guère convaincu. Quoi que dise René Girard, si les désirs du baron se portent sur la canaille, c'est sans doute en partie parce qu'elle est plus accessible et qu'elle peut s'acheter plus aisément; c'est sans doute aussi qu'il préfère chercher ses partenaires chez des gens qui ne sont pas de son monde et donc qu'il ne risque pas de retrouver tous les jours dans les salons de la haute société; mais c'est sans doute aussi et surtout parce qu'il recherche des partenaires aussi virils que possible : c'est ce qui explique l'attirance d'assez nombreux homosexuels pour les mauvais garçons, pour les boxeurs ou pour les militaires. Mais quand bien même René Girard aurait réussi à nous expliquer le goût particulier de Charlus pour les « mauvais » garçons, il aurait fallu qu'il nous expliquât d'abord son goût pour les garçons en général. Or il se garde bien de le faire, espérant que, satisfait d'avoir reçu une explication sur le premier point, le lecteur ne pensera pas à lui en demander une sur le second. C'est là une échappatoire très répandue : on essaie de répondre sur un point secondaire pour essayer de détourner l'attention du fait que l'on est incapable de répondre sur l'essentiel. Et René Girard aurait, en effet, été bien peine de le faire. Car on ne trouve rien chez Proust qui puisse le moins du monde suggérer que la préférence de Charlus pour les garçons ait pu lui avoir été dictée par un tiers. A la différence de René Girard, Proust a assez de bons sens et d'expérience de la vie pour savoir qu'on n'est pas hétérosexuel on homosexuel pour imiter quelqu'un.

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Le désir triangulaire est partout, nous dit René Girard, mais dans la littérature, s'il n'est pas absolument nulle part, il faut toute de même reconnaître que, bien loin d'être partout, on ne le rencontre que très exceptionnellement. Qu'est-ce à dire ? Est-ce à croire que les écrivains, eux qui décrivent, qui décortiquent, qui analysent les sentiments, qui peignent les passions et les conflits qu'elles font naître, qui célèbrent, qui chantent l'amour, ne parlent, sauf exceptions rarissimes, que de ce qu'ils ne connaissent, que de ce qu'ils ne comprennent pas ? Est-ce à croire que seul un tout petit nombre d'entre eux sont capables, sinon de se hausser au même niveau d'intelligence souveraine que René Girard, du moins de s'en approcher par moments ? Est-ce à croire que, pour connaître la nature humaine, la lecture de René Girard remplacerait avantageusement celle des plus grands noms de la littérature universelle ? On me permettra de penser, au contraire, que, si la littérature offre au total si peu d'exemples de désirs triangulaires, ce n'est pas parce que les écrivains sont quasiment tous victimes de l'illusion romantique, c'est tout simplement parce qu'ils s'inspirent des réalités de la vie et d'abord de leur expérience personnelle, et René Girard aurait été bien inspiré d'en faire autant.

Quand il s'agit de savoir quelle elle est la vraie nature du désir, avant d'aller chercher la réponse dans des livres et, qui plus est, dans des livres de fiction, on commence logiquement par considérer les seuls désirs dont l'on puisse se flatter d'avoir une connaissance vraiment intime : les siens. Certes ! La psychanalyse prétend que nous nous trompons souvent sur nos propres désirs, mais, outre que l'on peut mettre en doute ses affirmations, nous risquons encore bien plus de nous tromper sur ceux des autres. On se serait donc attendu à ce qu'avant de faire appel à la littérature, René Girard nous parlât d'abord de ses propres désirs, à ce qu'il nous dît qu'ils n'avaient jamais été spontanés, mais qu'ils lui avaient toujours été dictés par les autres. Et comme, quand il s'agit de désir, on pense d'abord et surtout au désir amoureux, on se serait d'abord et surtout attendu à ce qu'il nous confiât que, pour sa part, il n'avait jamais désiré de femmes que parce qu'elles étaient déjà désirées par d'autres, qu'il n'était jamais tombé amoureux que de femmes dont d'autres étaient déjà amoureux et parce qu'ils en étaient amoureux. Il ne dit pourtant, il ne suggère jamais rien de tel. Pourquoi ? Très probablement parce que cela ne s'est pas produit, et on ne peut que s'en réjouir pour lui. Mais, si c'est, en effet, le cas, il aurait dû s'avouer et nous avouer que sa théorie n'était pas absolument universelle puisque, par un hasard étrange, il faisait lui-même exception à la loi générale qu'il avait découverte.

Beaucoup de gens, il est vrai, lui auraient alors sans doute écrit pour lui dire qu'ils étaient au moins deux, car eux aussi faisaient exception à la règle. En effet, non seulement les amoureux ne semblent guère être portés à disposés à croire qu'ils le sont devenus par mimétisme, mais ils auraient, au contraire, plutôt tendance à croire, sinon qu'ils sont les premiers à être amoureux, du moins que personne ne l'a jamais été autant qu'eux. Les gens tombent amoureux parce qu'ils rencontrent une fille ou un garçon qui leur plaisent et ils leur plaisent parce qu'ils correspondent à une image

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qu'ils portent en eux, à un idéal de beauté qui leur est propre. Le désir amoureux est le plus souvent immédiat dans tous les sens du mot, il l'est parce qu'il n'a nul besoin d'un « médiateur » quoi que puisse dire René Girard, et il l'est parce qu'il est quasi instantané. Il suffit d'entrevoir une silhouette pour avoir aussitôt envie de la suivre des yeux aussi longtemps que l'on peut l'apercevoir. Tout le monde ou presque connaît sans doute ainsi au cours de son existence un grand nombre de petits coups de foudre. Et, si le véritable coup de foudre, est certes ! beaucoup plus rare, il n'en est pas moins une réalité; il n'est aucunement une invention « romantique ».

Certes ! Chez l'homme, les mécanismes du désir peuvent être très complexes ; certes ! Le désir humain n'a pas toujours le caractère spontané et direct qu'il a chez l'animal. Il peut donc arriver que quelqu'un soit attiré par un être parce qu'un autre en est déjà épris. Il peut arriver qu'un homme devienne amoureux d'une femme parce qu'un de ses amis en est déjà amoureux. Mais outre que, bien loin qu'il s'agisse d'une règle générale, ce cas est manifestement rare, il s'en faut bien qu'il puisse illustrer la thèse de René Girard. Car il s'agit alors très probablement d'un désir homosexuel qui n'ose pas s'avouer. Le véritable objet du désir n'est pas la femme, mais l'homme. Le désir second n'est pas seulement second, il est aussi largement factice. René Girard nous explique d'ailleurs lui-même que dans le désir triangulaire : « L'objet n'est qu'un moyen d'atteindre le médiateur. C'est l'être de ce médiateur que vise le désir » (p. 59). Mais qu'est-ce à dire sinon que le véritable objet du désir est alors le médiateur ? René Girard croit aller plus loin, il croit faire un pas de plus dans l'élucidation du mécanisme du désir, sans se rendre compte qu'il ruine lui-même la théorie dont il est si fier. Car, si le médiateur est le véritable objet du désir, alors ce que René Girard nous présente comme un désir imité, comme un désir selon l'Autre, n'est pas un véritable désir. Ce n'est qu'un détour pour essayer de satisfaire tant bien que mal, et plutôt mal que bien, un désir qui ne peut aller directement vers son objet et ce désir, lui, n'est nullement imité.

Quand il n'est pas un moyen détourné d'essayer de satisfaire un autre désir qui n'ose pas s'avouer, ce que René Girard appelle le désir « selon l'Autre » et qui est selon lui la vérité du désir, est bien souvent, en réalité, le fait de ceux qui sont incapables d'un vrai désir. On peut s'étonner d'ailleurs que René Girard ne cite jamais une maxime très connue de La Rochefoucauld qui aurait dû plus que toute autre retenir son attention, à savoir la maxime 136 : « Il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour ». À l'évidence, il ne la connaît pas, car, s'il l'avait connue, il n'aurait certainement pas manqué de voir en La Rochefoucauld un précurseur de la théorie du désir selon l'Autre. 32 Il aurait pourtant eu tort. Car non seulement La Rochefoucauld ne prétend aucunement formuler une règle universelle, mais il a bien le sentiment d'un cas relativement rare. En effet, d'ordinaire il confère à

32 D'autres indices semblent indiquer que René Girard ne connaît guère la Rochefoucauld. Ainsi quand il dit, à juste titre

d'ailleurs, qu'« il faut être snob soi-même pour souffrir du snobisme des autres » (p. 78), on s'étonne qu'il ne rappelle pas les maximes 34 (« Si nous n'avions point d'orgueil, nous ne nous plaindrions point de celui des autres ») et 389 («

Ce qui rend la vanité des autres insupportable, c'est qu'elle blesse la nôtre »).

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ses maximes une portée très générale, tout en évitant de les présenter comme absolument universelles : plus prudent que René Girard, il se garde bien de dire « toujours » ou « tous les hommes »; il préfère dire « le plus souvent » ou « la plupart des hommes ». Or, dans la maxime 316, non content d'éviter de lui donner un caractère universel, il emploie une formule (« Il y a des gens ») qui suggère clairement qu'il ne parle que d'une minorité. La Rochefoucauld n'est pas René Girard : il a du bon sens et il sait bien que la plupart des hommes n'ont pas besoin d'avoir entendu parler de l'amour pour tomber amoureux. On peut même penser que la maxime a un caractère ironique, La Rochefoucauld suggérant que ceux qui ne deviennent amoureux que parce qu'ils ont entendu parler de l'amour, veulent se persuader et persuader les autres qu'ils sont enfin amoureux, mais ne le sont pas vraiment. 33

Certes ! À la différence du désir amoureux qui est presque toujours tout à fait spontané et totalement autonome, beaucoup de nos désirs nous sont suggérés par les autres. Mais, si l'Autre joue bien un rôle de médiateur, ce n'est pas au sens que René Girard donne à ce mot : le plus souvent, le rôle du médiateur se réduit à celui d'informateur et ne porte en rien atteinte à notre autonomie. On ne peut désirer ce dont on ignore jusqu'à l'existence. Pour avoir envie de lire un livre, d'écouter un morceau de musique ou de rencontrer quelqu'un, il faut en avoir entendu parler. Mais le désir de découvrir un objet ou un être susceptible de nous intéresser est un désir seulement virtuel, et il n'est pas sûr du tout qu'une fois connus cet objet ou cet être nous intéresseront effectivement. Quand quelqu'un, dont nous apprécions le jugement et le goût, nous parle d'un livre ou d'un morceau de musique qu'il a particulièrement aimés, il est naturel d'avoir envie de lire ce livre et d'écouter ce morceau de musique. Cela ne veut pas dire pourtant que nous les aimerons et que nous aurons envie de les relire ou de les écouter de nouveau. Il m'est arrivé souvent de n'avoir pas aimé du tout des livres dont mes amis m'avaient dit le plus grand bien, d'avoir jugé inepte un livre qu'ils avaient trouvé très intelligent, et c'est d'ailleurs ce qui s'est produit avec Mensonge romantique et vérité romanesque.

René Girard invoque la publicité pour essayer de prouver que le désir triangulaire régit jusqu'aux comportements les plus ordinaires de la vie de tous les jours : « La publicité la plus habile ne cherche pas à nous convaincre qu'un produit est excellent, mais qu'il est désiré par les Autres. La structure triangulaire pénètre les moindres détails de l'existence quotidienne » (p. 109). Il me semble que ce raisonnement est bien peu convaincant. René Girard dit que la publicité « ne cherche pas à nous convaincre qu'un produit est excellent, mais qu'il est désiré par les Autres ». Mais, si, en effet, la publicité fait souvent ce choix, ce n'est pas parce que les publicitaires sont sans le savoir des disciples de René Girard et pensent que nos désirs sont toujours seconds. C'est tout simplement parce que le moyen le plus simple et le plus court de nous convaincre qu'un produit est excellent est de nous convaincre qu'il est désiré par les autres. Il est beaucoup plus rapide, beaucoup plus aisé de faire dire à quelqu'un qu'un

33 J'ai commenté cette maxime dans mes Études sur les Maximes de La Rochefoucauld, Eurédit, 1999, pp, 61-63.

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produit est excellent que d'essayer de prouver qu'il l'est effectivement. Il est très difficile, pour ne pas dire impossible dans le cadre d'un spot publicitaire de démontrer que le produit qu'on propose est le meilleur et cela d'autant plus que généralement les produits proposés sur le marché sont quasiment équivalents. Certes, pour vanter un produit, la publicité fait assez souvent appel à des gens très connus, des stars de la chanson ou des champions célèbres que le grand public admire et à qui il peut rêver de s'identifier. Mais elle fait encore plus souvent appel à des gens très ordinaires auxquels personne n'a envie de s'identifier : qui n’a jamais rêvé d'être la mère Denis ? Quoi d'étonnant à cela ? Pour faire la publicité de produits d'usage courant, pour vanter des lessives ou des machines à laver, il vaut mieux faire appel à une ménagère ordinaire plutôt qu'à une grande vedette de l'écran dont tout le monde sait bien qu'elle ne fait pas le ménage et ne lave pas elle-même son linge.

Au total, si René Girard est persuadé d'avoir écrit un grand livre et même un livre tout à fait capital, s'il est persuadé d'être le premier à avoir vu ce que quelques très rares écrivains avaient seulement entrevu, le premier à avoir pleinement compris la vraie nature du désir, il n'y a pourtant rien à retenir de son livre. Certes tout ce qu'il dit n'est pas toujours faux. Ce qu'il dit sur les auteurs dont il parle est souvent vrai dans la mesure où il se contente souvent de les paraphraser. Ce qu'il dit plus généralement sur l'importance que nous accordons à l'opinion des autres et sur le rôle de la vanité dans les comportements humains renferme bien sûr une part de vérité, mais d'autres l'avaient dit avant lui avec beaucoup plus de talent, et notamment La Rochefoucauld. Mais celui-ci, s'il recourt volontiers au paradoxe et, à l'occasion, force le trait, comme le veut le genre de la maxime, sait toujours jusqu'où il ne faut pas aller trop loin sous peine de susciter des haussements d'épaules chez tous les lecteurs qui ont un peu de bon sens. René Girard, redisons-le, a choisi, lui, comme Roland Barthes, de s'adresser aux jobards, et comme lui, il leur offre ce dont ils raffolent : des fariboles. Mais, comme Roland Barthes encore, il ne s'adresse pas aux jobards tout venant, qui, d'ailleurs, ne lisent guère et surtout pas des essais : il s'adresse à des jobards qui ont des prétentions intellectuelles et qui se flattent d'être au fait des idées à la mode; comme Roland Barthes il s'adresse à des jobards qui sont aussi des snobs. Il ne suffit donc pas de les ébahir en disant n'importe quoi pourvu que cela aille hardiment à l'encontre du sens commun et de l'expérience universelle; il faut en même temps les caresser dans le sens du poil en leur proposant des fariboles qui fleurent bon la modernité. Et c'est évidemment le cas des thèses de René Girard. En niant l'autonomie et le caractère spontané du désir, il se situe dans le prolongement d'un vaste courant d'idées qui tend à chercher dans les relations avec les autres l'explication de toutes les particularités individuelles, qui rend la société responsable des inégalités naturelles et des maladies mentales et qui impute les insuffisances intellectuelles à l'éducation. Peu importe que ces vues soient de plus en plus contredites par les avancées de la science qui a démontré l'origine génétique de bien des troubles ou des particularités du comportement. Ceux qui les professent sont persuadés d'être résolument modernes et

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regardent ceux qui les contestent comme des esprits foncièrement rétrogrades. Mais on peut leur renvoyer leurs compliments.

René Girard entend nous faire savoir que nous nous trompons continuellement sur nous-même et que lui seul peut nous expliquer la vraie nature de nos désirs. Il me permettra de penser que c'est lui, au contraire, qui se connaît mal. Il se croit doté d'une intelligence exceptionnellement pénétrante, alors que tout son livre, d'une suffisance insupportable, est celui d'un esprit foncièrement confus, essentiellement faux et profondément obscurantiste, ce que confirmeront pleinement ses ouvrages ultérieurs et notamment La Violence et le sacré 34 et Le Bouc émissaire. 35

34 Grasset, 1972. Nouvelle édition, Collection Pluriel, 1994. 35 Grasset, 1982. Nouvelle édition, Le livre de poche, 1991.

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Quand René Girard nous offre ses salades. Remarques sur la théorie girardienne du sacrifice.

Quiconque a corrigé beaucoup de dissertations dans sa vie, sait qu'il suffit généralement de lire la première page, voire les premières lignes pour savoir qu'une copie ne vaut strictement rien. Quand il s'agit d'un livre, c'est souvent un petit peu plus long, mais il est bien rare qu'il ne suffise pas d'une dizaine de pages pour pouvoir affirmer que l'auteur n'a rien d'autre à nous proposer que des sornettes. C'est ce que je m'étais dit en lisant les premières pages du livre de René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, et toute la suite du livre m'avait amplement prouvé que je ne m'étais pas trompé C'est ce que je me suis dit de nouveau en lisant les premières pages du premier chapitre, « Le sacrifice », de son livre La violence et le sacré. 36

Comme cela avait déjà été le cas avec Mensonge romantique et vérité romanesque, j'ai d'abord eu quelque mal à comprendre quelles étaient ses thèses. René Girard n'est pourtant guère obscur, mais, avec beaucoup d'autres, comme Roland Barthes ou Freud, il fait partie de ces auteurs qui disent des choses tellement arbitraires, tellement absurdes, tellement en contradiction avec les textes, comme avec les faits, l'expérience universelle, la logique et le sens commun, qu'il me faut toujours un certain temps pour me rendre à l'évidence et admettre qu'ils veulent vraiment dire ce qu'ils semblent dire.

Comme dans Mensonge romantique et vérité romanesque, les thèses que soutient René Girard dans La violence et le sacré sont pour le moins paradoxales. Selon lui, à l'origine des sociétés humaines, il y a toujours la violence qui est la conséquence de la nature mimétique du désir qui fait que tous les hommes sont naturellement rivaux, puisqu'ils ne désirent jamais que ce que d'autres désirent déjà. Pour conjurer le risque de voir cette violence les détruire, les sociétés sont donc obligées d'essayer de la canaliser. Et c'est la véritable raison d'être du sacrifice ; il a pour objet de transformer la violence individuelle qui veut qu'un meurtre soit toujours payé par un autre et engendre ainsi en une vendetta sans fin, en une violence collective qui s'exerce sur une victime arbitrairement choisie, dont la perte importe peu à la société et ne risque pas de susciter un désir de vengeance.

Afin de préparer et d'aplanir le terrain sur lequel il compte échafauder ses fariboles, René Girard commence par se livrer à une quasi assimilation des deux notions de sacrifice et de violence, en prétendant, d'une part, que le sacrifice est toujours violent et, d'autre part, que la violence est presque toujours sacrificielle : « Si le sacrifice, écrit-il, apparaît comme violence criminelle, il n'y a guère de violence, en retour, qui ne puisse se décrire en termes de sacrifice » (p. 10 ) 37. Voilà, me semble-t-il, une affirmation doublement hasardeuse.

36 Grasset 1972, collection Pluriel, Hachette 1994. 37 Toutes les citations renverront à l'édition Pluriel, Hachette 1994, qui propose une substantielle et très intéressante

revue de presse.

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Pour l'étayer, René Girard va s'appuyer sur le récit de ce qui fut, si l'on en croit la Bible, le premier acte de violence de l'histoire humaine, le meurtre d'Abel par Caïn qu'il analyse ainsi : « On ne peut tromper la violence que dans la mesure où on ne la prive pas de tout exutoire, où on lui fournit quelque chose à se mettre sous la dent. C'est là peut-être ce que signifie, entre autres choses, l'histoire de Caïn et d'Abel. Le texte biblique ne donne sur chaque frère qu'une seule précision. Caïn cultive la terre et il offre à Dieu les fruits de sa récolte. Abel est un pasteur ; il sacrifie les premiers-nés de ses troupeaux. L'un des deux frères tue l'autre et c'est celui qui ne dispose pas de ce trompe-violence que constitue le sacrifice animal. Cette différence entre le culte sacrificiel et le culte non-sacrificiel ne fait qu'un, en vérité, avec le jugement de Dieu en faveur d'Abel. Dire que Dieu agrée les sacrifices d'Abel et qu'il n'agrée pas les offrandes de Caïn, c'est redire dans un autre langage, celui du divin, que Caïn tue son frère alors qu'Abel ne le tue pas […] La 'jalousie' que Caïn éprouve à l'égard de son frère ne fait qu'un avec la privation d'exutoire sacrificiel qui définit le personnage » (p. 14).

Avant de discuter la principale conclusion que René Girard croit pouvoir dégager du récit biblique, à savoir que le sacrifice a pour fonction essentielle de servir d'exutoire à la violence, je voudrais d'abord relever l'étrange opposition qu'il veut établir entre le « culte sacrificiel » d'Abel et le « culte non-sacrificiel » de Caïn. Ayant décrété que le sacrifice était nécessairement sanglant, René Girard considère que seules les offrandes d'Abel ont une valeur de sacrifice. Mais cette distinction n'apparaît nullement dans le texte biblique : « Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des offrandes à Yahvé et qu'Abel de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau, et même de leur graisse. Or Yahvé agréa Abel et son offrande, mais il n'agréa pas Caïn et son offrande » (Genèse, 2, 2-5).

On dira que, si la Bible ne dit pas que l'offrande d'Abel est un sacrifice tandis que celle de Caïn n'en est pas un, elle ne dit pas non plus le contraire. Mais d'autres textes de l'Ancien Testament rangent clairement les offrandes de prémices parmi les sacrifices au même titre que les offrandes d'animaux. C'est le cas notamment du long texte, les dix premiers chapitres du livre, que le Lévitique consacre au « rituel des sacrifices ». René Girard ne l'évoque nulle part ; il serait pourtant bien surprenant qu'il ne le connût pas. Il en est de même dans l'antiquité gréco-romaine. Les Grecs pratiquaient les deux formes de sacrifices, sanglants et non sanglants. Ces derniers, nous disent Guy et Marie-Françoise Rachet, « s'adressaient aux divinités agraires, mais non exclusivement. La mère des dieux recevait des pavots, de l'orge, du froment, des lentilles… Sur l'autel d'Héraclès à Mykalessos, en Béotie, on déposait des fruits de saison. Dionysos recevait des grappes de raisin ainsi qu'Athéna aux Oschophories ; à Pan et aux nymphes, on portait du lait et du fromage. Les gâteaux étaient aussi une offrande agréée par les dieux ». Qui plus est, « pour remplacer les sacrifices d'animaux, on offrait aussi des dons en forme d'animaux : ainsi, les Thébains offraient à Héraclès des pommes auxquelles on donnait l'apparence de béliers en leur plantant

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des bouts de bois pour simuler les pattes et les cornes, et les Locriens, par ce système, offraient des concombres à la place des bœufs. » 38 Quant aux Romains, s'ils pratiquaient eux aussi les deux formes de sacrifices, ils semblent avoir privilégié les sacrifices non sanglants, si l'on en croit Albert Grenier : « Leurs sacrifices en effet ne répandent le sang qu'avec une extrême parcimonie. Pline affirme que le culte, tel que l'avait organisé Numa, ne comportait d'autres offrandes que des fruits de la terre et des gâteaux […] On peut citer, à l'époque historique, des exemples de sacrifices humains ; c'était là, spécifie Tite-Live en les mentionnant un rite étranger aux Romains […] Les dieux romains ne tenaient même pas au sang des animaux ; ils admettaient aisément des substitutions : il est permis, spécifie un scoliaste de Virgile, de substituer des simulacres aux vraies victimes ; si les animaux nécessaires sont difficiles à trouver, les dieux en agréent l'image en pain ou en cire. » 39

Il apparaît donc tout à fait abusif de prétendre, comme René Girard, qu'il n'y a de véritable sacrifice que sanglant. Et tel est bien l'avis d'Henri Hubert et de Marcel Mauss dont il est permis de penser qu'ils étaient plus compétents que René Girard dans ce domaine : « On doit appeler sacrifice, écrivent-ils, toute oblation même végétale, toutes les fois que l'offrande, ou qu'une partie de l'offrande est détruite, bien que l'usage paraisse réserver le mot de sacrifice à la désignation des seuls sacrifices sanglants. Il est arbitraire de restreindre ainsi le sens du mot. Toutes proportions gardées, le mécanisme de la consécration est le même dans tous les cas ; il n'y a donc pas de raison objective pour les distinguer. Ainsi, le minhâ hébraïque est une oblation de farines et de gâteaux ; elle accompagne certains sacrifices. Or elle est si bien un sacrifice au même titre qu'eux que le Lévitique ne l'en distingue pas. Les mêmes rites y sont observés. Une portion en est détruite sur le feu de l'autel ; le reste est mangé totalement ou en partie par les prêtres. En Grèce, certains dieux n'admettaient sur leur autel que des oblations végétales ; il y a donc eu des rites sacrificiels qui ne comportaient pas d'oblations animales. On peut en dire autant des libations de lait, de vin ou d'autre liquide. » 40 Non seulement le sacrifice sanglant n'a pas le caractère universel qu'il devrait avoir, si René Girard avait raison, mais il brille très souvent par son absence, comme Régis Debray ne manque pas de le faire remarquer lorsqu'il discute ses thèses : « On n'en trouve pas trace chez les aborigènes australiens, les chamans de Sibérie. Le taoïsme ne veut pas de sacrifices sanglants. Les bouddhismes indien et chinois leur sont résolument hostiles, et le jaïnisme pousse ce refus à l'extrême. » 41

De plus, à ne considérer que les seuls sacrifices sanglants, la mise à mort de la victime n'est pas l'étape essentielle du sacrifice, elle n'en est pas la fin, la consécration. Elle

38 Dictionnaire de la civilisation grecque, article « sacrifice », Larousse 1968, p. 226, colonne 2. 39 Le Génie romain dans la religion, la pensée et l'art, collection « L'évolution de l'humanité », La renaissance du livre

1925, pp. 119-120. 40 « Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », Année sociologique, 1899, 2, repris dans Marcel Mauss, Œuvres,

tome I, Les fonctions sociales du sacré, Éditions de Minuit, 1968) 41 Le Feu sacré, Fonctions du religieux, folio essais, Gallimard, 2005 (première édition Fayard, 2003), p. 441.

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n'est qu'un préliminaire, comme le rappelle M. Alfred Marx qui ne manque pas de noter au passage que cela contredit les thèses de René Girard : « dans tous les cas, l'immolation de la victime n'est qu'un rite préparatoire destiné à libérer la matière sacrificielle, et non le rite central, ce qui va à l'encontre de toute forme de théorie d'une satisfaction vicaire (y compris celle de Girard). » 42 M. Alfred Marx parle des sacrifices de l'Ancien Testament, mais, bien sûr, cela vaut aussi pour tous les autres. L'essence du sacrifice, ce n'est pas l'immolation, comme le prétend René Girard : c'est l'oblation. Le sacrifice est une offrande à la divinité et la mise à mort est destinée à préparer et à permettre cette offrande. Si on veut offrir à un dieu un poulet, un agneau, une génisse ou un taureau, on ne va pas les déposer vivants sur son autel, sous peine de l'embarrasser et de l'irriter gravement, au lieu de se le concilier : on commence donc par les tuer, avant de les couper en morceaux et de les faire griller.

Mais René Girard veut à tout prix oublier qu'un sacrifice est essentiellement une offrande à un dieu. C'est ce que l'on croit généralement, c'est ce qu'ont toujours cru depuis des millénaires tous ceux qui se sont livrés à cette pratique, et c'est ce que tout le monde aurait certainement continué à croire, si un penseur d'un prodigieux génie n'était enfin venu dissiper cette illusion immémoriale qu'il balaie d'un revers de main : « On a toujours défini le sacrifice comme une médiation entre un sacrificateur et une 'divinité'. Étant donné que la divinité n'a plus, pour nous modernes, aucune réalité, tout au moins sur le plan du sacrifice sanglant, c'est l'institution tout entière, en fin de compte, que la lecture traditionnelle rejette dans l'imaginaire » (p. 17). Assurément pour la plupart des esprits modernes, pour tous ceux du moins qui sont athées, la pratique des sacrifices sanglants ou non sanglants repose sur des croyances purement imaginaires sans lesquelles elle n'existerait pas. Mais René Girard refuse de croire que la pratique des sacrifices puisse n'avoir été fondée que sur l'illusion alors pourtant que l'histoire de l'humanité nous a toujours offert et nous offre encore d'innombrables exemples de pratiques et de comportements qui ne reposent que sur des illusions. Il préfère penser que, derrière la fonction religieuse du sacrifice, en apparence essentielle mais en réalité illusoire, se cache une autre fonction, la seule effective, celle de préserver la société de la violence qui menace de la détruire : « Si on refuse de voir dans sa théologie, c'est-à-dire dans l'interprétation qu'il donne de lui-même, le dernier mot du sacrifice, on s'aperçoit vite qu'à côté de cette théologie et en principe subordonné à elle, mais en réalité indépendant, au moins jusqu'à un certain point, il existe un autre discours religieux sur le sacrifice, qui a trait à sa fonction sociale et qui est beaucoup plus intéressant » (pp. 18-19).

Derrière l'infinie diversité des raisons apparentes pour lesquelles les hommes célèbrent des sacrifices, il y a toujours selon René Girard un seul mobile réel qui est de préserver la paix sociale : « Pour confirmer la vanité du religieux, on fait toujours état des rites les plus excentriques, des sacrifices pour demander la pluie et le beau temps,

42 Dictionnaire critique de théologie sous la direction de Jean-Yves Lacoste, collection Quadrige, PUF, 2002, p. 1048,

colonne 1.

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par exemple. Cela existe assurément. Il n'y a pas d'objet ou d'entreprise au nom duquel on ne puisse offrir de sacrifice, à partir du moment, surtout, où le caractère social de l'institution commence à s'estomper. Il y a pourtant un dénominateur commun de l'efficacité sacrificielle, d'autant plus visible et prépondérant que l'institution demeure plus vivante. Ce dénominateur, c'est la violence intestine ; ce sont les dissensions, les rivalités, les jalousies, les querelles entre proches que le sacrifice prétend d'abord éliminer, c'est l'harmonie de la communauté qu'il restaure, c'est l'unité sociale qu'il renforce » (p. 19).

On pourrait, bien sûr, s'étonner que ce dénominateur commun si « visible », si « prépondérant » puisse rester totalement méconnu. Mais cette méconnaissance de la véritable fonction du sacrifice est, nous dit René Girard, la condition indispensable de son efficacité : « Les fidèles ne savent pas et ne doivent pas savoir le rôle joué par la violence. Dans cette méconnaissance, la théologie du sacrifice est évidemment primordiale. C'est le dieu qui est censé réclamer les victimes ; lui seul, en principe, se délecte de la fumée des holocaustes ; c'est lui qui exige la chair amoncelée sur les autels. C'est pour apaiser sa colère qu'on multiplie les sacrifices » (pp. 17-18). Certes on aurait aimé qu'il nous expliquât clairement pourquoi cette méconnaissance était nécessaire. Mais, quand bien même on pourrait en faisant preuve de la plus grande bonne volonté admettre que les hommes qui ont recours à la pratique du sacrifice doivent ignorer que sa vraie fonction est d'offrir un exutoire à leur violence latente, comment expliquer que personne parmi tous les autres, et notamment les historiens, les sociologues et les ethnologues qui ont longuement étudié ces pratiques, ne l'ait jamais compris et qu'il ait fallu pour cela attendre la seconde moitié du vingtième siècle et l'apparition d'un homme providentiel, René Girard ? Loin de s'en étonner, il ne se sent aucunement gêné par le fait que jamais personne avant lui n'ait perçu la véritable finalité du sacrifice qui, sans lui, serait sans doute restée cachée pendant très longtemps encore et peut-être même toujours. On pourrait pu croire pourtant qu'en formant une hypothèse qui, si elle s'avérait fondée, prouverait qu'il est un prodigieux, un phénoménal génie, qui a su faire preuve dans son domaine, d'une perspicacité, d'une pénétration sans précédent dans l'histoire humaine, il aurait pu avoir au moins un court instant de doute et d'hésitation. Il n'en a apparemment rien été.

Non content de décréter qu'il n'y a de sacrifices que sanglants, René Girard suggère que les sacrifices d'animaux sont, en réalité, des sacrifices humains déguisés. Selon lui, la violence qui est volontiers aveugle, se rabat facilement sur des victimes de substitution : « La violence inassouvie cherche et finit toujours par trouver une victime de rechange. À la créature qui excitait sa fureur, elle en substitue soudain une autre qui n'a aucun titre particulier à s'attirer les foudres du violent, sinon qu'elle est vulnérable et qu'elle passe à sa portée » (p. 11). Ces victimes de substitution peuvent être d'autres hommes, mais aussi des animaux : « l'immolation de victimes animales détourne la violence de certains êtres qu'on cherche à protéger, vers d'autres êtres dont la mort importe moins ou n'importe pas du tout » (ibid.).

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On peut, en effet, penser que si la thèse de René Girard était fondée, les sacrifices humains auraient dû être beaucoup plus nombreux qu'ils ne l'ont été. Ceux-ci sont constitués essentiellement par les sacrifices de prisonniers et les sacrifices d'enfants. Les premiers ne semblent avoir été nombreux que chez les Aztèques et les seconds ne semblent avoir guère été pratiqués que par les Phéniciens et les Carthaginois. Au total les sacrifices humains semblent avoir été très peu nombreux en comparaison des sacrifices d'animaux.

A l'appui de son hypothèse, René Girard se contente de citer l'auteur des Soirées de St-Pétersbourg : « Joseph de Maistre, dans son Éclaircissement sur les sacrifices, observe que les victimes animales, ont toujours quelque chose d'humain, comme s'il s'agissait de mieux tromper la violence : 'On choisissait toujours parmi, les animaux, les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l'homme par leur instinct et par leurs habitudes… On choisissait, dans l'espèce animale, les victimes les plus humaines, s'il est permis de s'exprimer ainsi'. L'ethnologie moderne apporte parfois une confirmation à ce genre d'intuition. Dans certaines communautés pastorales qui pratiquent le sacrifice, le bétail est toujours étroitement associé à l'existence humaine » (pp. 11-12). Certes, mais ce n'est pas seulement dans les « communautés pastorales qui pratiquent le sacrifice » que le bétail est « étroitement associé à l'existence humaine ». Il est évident que, dans la vie d'un pasteur ou d'un éleveur, les moutons et les bovins tiennent une très grande place et il n'est nul besoin pour s'en convaincre d'être au fait des travaux de « l'ethnologie moderne ». Pour un berger qui passe ses journées tout seul dans les alpages avec son troupeau, ses moutons sont assurément étroitement associés à son existence. Il y a pourtant un autre animal qui l'est encore beaucoup plus, c'est son chien. Ce n'est pourtant pas son chien qu'il sacrifie. Rien d'étonnant à cela, puisqu'il n'a souvent qu'un et ne saurait guère s'en passer.

Mais ce ne sont pas seulement les bergers qui entretiennent d'étroites relations avec le chien. De tous les animaux, celui-ci semble avoir toujours été le plus proche et le plus fidèle compagnon de l'homme. Si Joseph de Maistre et René Girard avaient raison, le chien aurait donc dû être la première et la principale victime des sacrifices d'animaux. Or, si les sacrifices de chiens ont effectivement été pratiqués, notamment en Afrique, mais aussi dans le monde gréco-romain, ils ont toujours été beaucoup plus rares que ceux de volailles, d'ovins ou de bovins. Il n'y a rien d'étonnant à cela, car la familiarité que l'homme a toujours entretenue avec le chien, familiarité qui, dans la perspective de René Girard, devrait l'inciter à le sacrifier en priorité, explique, au contraire, qu'il ne soit guère porté à le faire. De plus, à la différence des autres animaux habituellement offerts en sacrifice, le chien est un animal que, sauf exceptions, l'homme ne mange pas. Et les deux faits sont, bien sûr, étroitement liés : c'est parce que l'homme et le chien s'attachent facilement l'un à l'autre, que les sacrifices et la consommation de chiens ont un caractère exceptionnel.

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Quant à expliquer pourquoi les hommes sacrifient plus volontiers les animaux qu'ils mangent que ceux qu'ils ne mangent pas, rien n'est plus aisé, à la condition de bien vouloir admettre que le sacrifice, quoi qu'en pense René Girard, est d'abord et surtout une offrande à la divinité. René Girard prétend que pour comprendre la vraie nature du sacrifice, il faut commencer par mettre la divinité entre parenthèses. Le bon sens, me semble-t-il, suggère que c'est elle, au contraire, qu'il faut d'abord considérer, la nature et la forme des sacrifices dépendant étroitement de la conception que ceux qui lui offrent des sacrifices se font de la divinité et évoluant en même temps qu'elle. Si les hommes n'offrent guère aux dieux que les animaux qu'ils mangent, c'est parce qu'ils prêtent aux dieux leurs propres besoins, et leurs propres pratiques, c'est parce qu'ils croient que, comme eux, les dieux se nourrissent et qu'ils se nourrissent des mêmes nourritures qu'eux. Et c'est aussi parce qu'ils croient que les dieux leur en sauront gré. Le sacrifice représente une privation, mais c'est une privation dont on attend un bénéfice. Le but du sacrifice est soit d'apaiser la divinité lorsqu'elle est en colère pour qu'elle cesse de vous accabler, soit de se la concilier pour qu'elle vous accorde ses bienfaits, soit de la remercier de ceux qu'elle vous a accordés afin qu'elle soit mieux disposée à vous en accorder d'autres. Il est donc toujours plus ou moins une sorte de marché ou de contrat comme beaucoup d'auteurs l'ont fait remarquer et notamment Durkheim : « La règle do ut des, par laquelle on a parfois défini le principe du sacrifice, n'est pas une invention tardive de théoriciens utilitaires : elle ne fait que traduire, d'une manière explicite le mécanisme même du système sacrificiel et, plus généralement de tout le culte positif. » 43

René Girard considère comme « excentriques » les sacrifices pour demander la pluie et le beau temps. Il pense qu'ils n'apparaissent qu'assez tardivement, lorsque, croit-il « le caractère social de l'institution commence à s'estomper ». Ils semblent pourtant être parmi les plus anciens et les plus universels. Et l'on ne saurait s'en étonner. Bien loin d'être « excentriques », ils sont, au contraire, parfaitement naturels. L'homme a toujours été porté à attribuer à des dieux la gestion des événements qu'il subit sans pouvoir rien faire pour en modifier le cours : phénomènes météorologiques, tremblements de terre, éruptions volcaniques ou épidémies. Dès lors donc qu'il croit que la pluie et le beau temps dépendent de telle ou telle divinité, il est tout à fait naturel qu'il essaie de se la concilier en lui offrant des sacrifices. Si René Girard juge ces sacrifices « excentriques », c'est sans doute qu'ils l'embarrassent particulièrement dans la mesure où leur explication paraît si simple et si évidente, que l'on n'éprouve n'est nul besoin d'en chercher une autre, surtout lorsqu'elle est aussi saugrenue que celle qu'il nous propose, ou plutôt qu'il entend bien nous imposer.

D'une manière plus générale, si, dans le détail de ses pratiques qui varient beaucoup suivant les pays et les époques, le sacrifice demande pour être pleinement compris à être étudié par des spécialistes des civilisations ou des peuplades qui s'y livrent, il n'en est pas moins dans ses grandes lignes un phénomène clairement intelligible, à

43 Les Formes élémentaires de la vie religieuse, collection Quadrige, PUF, 2005, p. 495.

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condition de ne pas gommer, comme veut le faire René Girard, ce qui en constitue le caractère essentiel : la relation avec la divinité, comme le rappelle Michel Meslin : « Loin de penser que le sacrifice n'est qu'un moyen de détourner une violence originelle que l'on réactualise sur un substitut sacrificiel, refoulant ainsi la violence dans le sacré (ô Totem et tabou !), on peut soutenir que la fonction du sacrifice est de déterminer la condition humaine par rapport à un monde de puissances que l'homme juge supérieures et auxquelles il se relie volontairement. » 44 Point n'est besoin d'ailleurs d'être, comme Michel Meslin, un spécialiste de l'histoire religieuse, pour parvenir à cette conclusion : le simple bon sens y conduit.

Pour prétendre remplacer une explication qui paraît évidente et sur laquelle quasiment tout le monde s'est toujours accordé 45, par une autre explication à laquelle jamais personne, même parmi les meilleurs spécialistes, n'avait encore pensé et à laquelle jamais personne n'aurait sans doute pensé, si la mère de René Girard avait fait une fausse couche lorsqu'elle portait dans son sein avec d'infinies précautions ce « penseur génial » 46, il faut assurément disposer d'arguments singulièrement forts. Mais avant même d'examiner ceux de René Girard, on a tout lieu de douter que de tels arguments puissent effectivement exister. Car, si cela était, on ne comprendrait guère que jamais personne ne les ait entrevus avant lui. En revanche, dès que l'on commence à les examiner, on comprend vite pourquoi ils n'étaient encore jamais venus à l'esprit de personne.

Si peu convaincantes, si extravagantes que puissent paraître les thèses de René Girard, l'argumentation sur laquelle il s'appuie pour essayer d'établir leur validité, l'est encore davantage. Elle repose essentiellement sur une perpétuelle sollicitation des textes. René Girard se pose volontiers en adversaire de la psychanalyse et du structuralisme, mais, comme tous ceux qui s'en réclament, il ne cesse de chercher à faire dire aux textes, qu'il semble d'ailleurs souvent mal connaître, ce qu'ils ne disent pas du tout, voire tout le contraire de ce qu'ils disent. C'est le cas dès le premier texte qu'il commente, le récit du meurtre d'Abel. Non content de prétendre y découvrir une

44 Revue historique, CCLV, 1, cité dans la revue de presse de l'édition Pluriel, p. 504. 45 Je citerai seulement Bergson qui écrit dans Les deux sources de la morale et de la religion, bibliothèque de

philosophie contemporaine cinquante-huitième édition P.U.F. 1948, p. 213 : « Quant au sacrifice, c'est sans doute d'abord une offrande destinée à acheter la faveur du dieu ou à détourner sa colère » et Roger Caillois qui, dans

L'homme et le sacré (Grasset 1950, folio essais, 2002, p. 34), définit la « nature du sacrifice » en ces termes : « L'individu désire réussir dans ses entreprises ou acquérir des vertus qui lui permettront la réussite, prévenir les

malheurs qui le guettent ou le châtiment que sa faute a mérité. L'ensemble de la société, cité ou tribu, se trouve dans le même cas : fait-elle la guerre, elle appelle la victoire et craint la défaite. Jouit-elle de la prospérité, elle souhaite la conserver toujours et, à l'inverse, se préoccupe d'éviter la ruine dont elle croit apercevoir le présage. Ce sont autant de

grâces que l'individu ou l'État ont à obtenir des dieux, des puissances personnelles ou impersonnelles dont l'ordre du monde est censé dépendre. Le demandeur n'imagine alors, pour contraindre celles-ci à les lui accorder, rien de mieux

que de prendre le devant en leur faisant lui-même un don, un sacrifice, c'est-à-dire en consacrant, en introduisant à ses dépens dans le domaine du sacré, quelque chose qui lui appartient et qu'il abandonne, ou dont il avait la libre disposition et sur quoi il renonce à tout droit. Ainsi les puissances sacrées qui ne peuvent refuser ce cadeau usuraire

deviennent les débitrices du donateur, sont liées par ce qu'elles ont reçu et, pour ne pas demeurer en reste, doivent accorder ce qu'on leur demande ».

46 Dixit André Laporte dans La Tribune de Genève du 8/3/1977. Cité dans la revue de presse de l'édition Pluriel, p. 491.

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opposition, qui ne s'y trouve aucunement, entre les sacrifices non sanglants de Caïn, qui ne seraient pas de véritables sacrifices et les sacrifices sanglants d'Abel qui, seul, mériteraient le nom de sacrifices, il prétend, et selon lui ce serait la leçon essentielle à tirer de cet épisode, que Caïn tue Abel parce qu'il n'a pas, à la différence de son frère, l'exutoire du sacrifice animal. Certes il présente son interprétation comme une simple hypothèse (« C'est là peut-être ce que signifie, entre autres choses, l'histoire de Caïn et d'Abel »). Mais la suite montre que ce n'est qu'une clause de style et qu'il est vraiment persuadé d'avoir trouvé la véritable explication du meurtre d'Abel, que personne n'avait su voir avant lui. Tout le monde, en effet, s'était jusque ici satisfait de l'explication donnée par l'auteur de la Genèse à savoir que Caïn, qui ne supporte pas de voir que Dieu agrée les offrandes d'Abel et dédaigne les siennes, est jaloux de son frère et éprouve un sentiment d'injustice, qui peut paraître tout à fait justifié. Car, si l'auteur de la Genèse explique le geste de Caïn, il n'explique pas, en revanche, la préférence que Dieu témoigne pour Abel, qui semble relever du pur caprice. Aussi bien les théologiens et les exégètes chrétiens ont-ils souvent cherché à le faire à sa place en lui faisant dire ce qu'il n'a pas dit. Ainsi, dans le Discours sur l'histoire universelle, Bossuet n'hésite-t-il pas à prêter à Caïn des défauts que la Bible ne lui donne pas : « Là paraissent les mœurs contraires des deux frères : l'innocence d'Abel, sa vie pastorale, et ses offrandes agréables ; celles de Caïn rejetées, son avarice, son impiété, son parricide et la jalousie, mère des meurtres. » 47 L'auteur de la Genèse ne dit nullement que Caïn est avare ; il ne dit pas non plus qu'il est impie : au contraire il offre à Dieu ce qu'il a, ses récoltes, comme Abel offre à Dieu ce qu'il a ses agneaux. Mais Bossuet est en accord avec la tradition chrétienne qui, depuis Saint-Jean 48, a toujours présenté Abel comme un homme foncièrement doux et bon, et Caïn comme foncièrement violent et mauvais.

Et c'est cette explication que René Girard semble bien adopter lui-même : « Dire que Dieu agrée les sacrifices d'Abel et qu'il n'agrée pas les offrandes de Caïn, c'est redire dans un autre langage, celui du divin, que Caïn tue son frère alors qu'Abel ne le tue pas ». Ainsi si Dieu accepte les offrandes d'Abel et rejette celles de Caïn, c'est parce qu'il sait que Caïn est un meurtrier en puissance tandis que son frère est incapable de violence. Malheureusement René Girard ne se rend pas compte que cette explication s'accorde bien mal avec la thèse qu'il veut établir. On avait cru comprendre, en effet, que, si c'est Caïn qui tue son frère et non l'inverse, c'est essentiellement pour ne pas dire uniquement parce que le premier ne dispose pas l'exutoire à sa violence que le second trouve dans le sacrifice sanglant animal : « La 'jalousie' que Caïn éprouve à l'égard de son frère ne fait qu'un avec la privation d'exutoire sacrificiel qui définit le personnage » (p. 14). On avait cru comprendre, par conséquent, que, pour René Girard, si Abel avait été cultivateur et Caïn, pasteur, c'est Abel alors qui aurait tué

47 Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, pp. 669-670. 48 « Nous devons nous aimer les uns les autres, loin d'imiter Caïn qui étant mauvais, égorgea son frère. Et pourquoi

l'égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, tandis que celle de son frère étaient bonnes » (Première

Épître, 3, 11-12).

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Caïn. Mais si celui-ci est foncièrement violent, le sacrifice d'animaux ne suffirait probablement pas à évacuer la violence qu'il porte en lui. On peut même penser qu'il pourrait, au contraire, l'attiser davantage. Quant à Abel, s'il est foncièrement doux, il n'a nul besoin d'un exutoire pour une violence qui lui est naturellement étrangère et il n'aurait jamais tué son frère, même s'il n'avait jamais immolé le moindre animal.

On le voit, cette première analyse de texte que nous propose René Girard est singulièrement tendancieuse. Mais celles qu'il nous offre ensuite le sont encore davantage, comme on peut le constater aussitôt après : « Une autre grande scène de la Bible s'éclaire à l'idée que la substitution sacrificielle a pour objet de tromper la violence, et elle éclaire en retour de nouveaux aspects de cette idée, c'est la bénédiction de Jacob par son père Isaac » (p. 14) Avant de commenter cet épisode célèbre, René Girard le résume en ces termes : « Isaac est vieux. Songeant qu'il va mourir, il veut bénir son fils aîné Ésaü ; il lui demande, auparavant, d'aller chasser pour lui et de lui rapporter un 'plat savoureux'. Jacob, le cadet, qui a tout entendu, prévient Rachel sa mère. Celle-ci prélève deux chevreaux sur le troupeau familial et elle en apprête un plat savoureux que Jacob s'empresse d'aller offrir à son père, en se faisant passer pour Ésaü.

« Isaac est aveugle. Jacob n'en craint pas moins d'être reconnu à la peau de ses mains et de son cou qui est lisse et non velue comme celle de son aîné. Rachel a l'heureuse idée de recouvrir cette peau avec la fourrure des chevreaux. Le vieillard palpe les mains et le cou de Jacob mais il ne reconnaît pas son fils cadet ; c'est à lui qu'il donne sa bénédiction » (pp. 14-15).

Si j'ai cité ce résumé, c'est parce qu'il contient deux erreurs, qui sont certes, sans conséquence, mais n'en sont pas moins révélatrices de l'attention distraite que René Girard porte généralement aux textes. Tout d'abord, ce n'est pas Jacob qui a entendu ce qu'Isaac a dit à Ésaü, mais sa mère ; c'est elle qui a prévenu son fils et non l'inverse. En second lieu, la mère de Jacob est Rebecca et non Rachel, qui sera le nom de la seconde femme de Jacob. Mais passons sur ces erreurs littérales, car elles sont vénielles en regard de l'interprétation que René Girard donne de cet épisode, qui est, elle, parfaitement extravagante. Il veut y voir une nouvelle illustration de « l'idée que la substitution sacrificielle a pour objet de tromper la violence ». Et voici comment il entend le démontrer : « Les chevreaux servent de deux manières différentes à duper le père, c'est-à-dire à détourner du fils la violence qui le menace. Pour être béni et non maudit, le fils doit se faire précéder auprès du père par l'animal qu'il vient d'immoler et qu'il lui offre à manger. Et le fils se dissimule, littéralement, derrière la fourrure de l'animal sacrifié. L’animal est toujours interposé entre le père et le fils, il empêche les contacts directs qui pourraient précipiter la violence » (p. 15).

Comme le récit du meurtre d'Abel, celui de la bénédiction de Jacob par Ésaü montrerait donc, selon René Girard, que le sacrifice a pour fonction de prévenir la violence. Mais, si l'on pouvait douter qu'Abel trouvait un exutoire à sa violence en sacrifiant des agneaux, du moins se livrait-il effectivement à ces sacrifices. En

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revanche, dans le second récit, il n'est nullement question de sacrifice. C'est d'une manière tout à fait abusive que René Girard évoque « l'animal sacrifié ». C'est une chose de tuer un animal pour le manger soi-même ou pour le donner à manger à quelqu'un, c'en est une autre de le sacrifier. Dans le premier cas, on ne se soucie que d'utiliser la méthode la plus simple et plus rapide. Dans le second, on prend le temps de respecter un rituel précis. En tuant des chevreaux afin que Rébecca puisse préparer un délicieux repas pour son père, Jacob ne se livre aucunement à un sacrifice. D'ailleurs, il n'est même pas sûr que ce soit Jacob qui les tue : ce pourrait être sa mère. En effet le texte biblique nous dit seulement qu'elle demande à son fils de lui apporter deux chevreaux, ce qu'il fait aussitôt : « Va au troupeau et apporte de là deux beaux chevreaux et j'en préparerai un régal pour ton père comme il les aime […] Il alla les chercher et les apporta à sa mère qui apprêta un régal, comme son père aimait ». Mais, on peut, me semble-t-il, le concéder à René Girard, il est probable que c'est Jacob qui les tue plutôt que sa mère, et qu'en lui demandant de les lui apporter, elle sous-entend qu'il doit auparavant les tuer. Toujours est-il que le texte ne le dit pas explicitement. L'immolation des chevreaux, est en effet totalement passée sous silence. Et c'est bien gênant pour la thèse de René Girard : car comment ne pas se dire que, si l'épisode avait vraiment un caractère sacrificiel comme il le prétend, cette immolation n'aurait pas été escamotée ainsi ?

Selon René Girard, la véritable fonction du prétendu sacrifice des chevreaux serait de « détourner du fils la violence qui le menace ». Mais Isaac qui est très vieux, aveugle et sur le point de mourir, apparaît bien incapable d'exercer la moindre violence sur son fils. Tout au plus pourrait-il le maudire, comme Jacob le dit à Rebecca : « peut-être mon père va-t-il me tâter, il verra que je me suis moqué de lui et j'attirerai sur moi la malédiction au lieu de la bénédiction ». Mais Isaac n'aurait aucune raison d'exercer la moindre violence sur son fils, et, faute de pouvoir le faire, de le maudire, si celui-ci n'avait auparavant essayé de le tromper en se faisant passer pour son frère. René Girard affirme que « pour être béni et non maudit, le fils doit se faire précéder auprès du père par l'animal qu'il vient d'immoler ». Or cette affirmation est tout à fait tendancieuse. Elle suggère que Jacob n'a le choix qu'entre être béni et être maudit, qu'il lui faut à tout prix être béni s'il ne veut pas être maudit : mais si Jacob risque d'être maudit, c'est seulement parce qu'il veut se faire bénir indûment.

Assurément l'interprétation de René Girard renouvelle totalement la lecture de l'épisode biblique. Avant lui on croyait comprendre qu'il racontait essentiellement la substitution d'un homme à un autre, le rôle de l'animal, en l'occurrence les deux chevreaux, étant, outre celui de fournir à Isaac le repas qu'il avait réclamé, de permettre à Jacob de cacher à son père qu'il avait pris la place de son frère. René Girard ne craint pas de renverser totalement la perspective : « Deux types de substitution sont ici télescopés, celle d'un frère à un autre et celle de l'animal à l'homme. Le texte ne reconnaît explicitement que la première qui sert en quelque sorte d'écran à la seconde » (p. 15). Dans l'interprétation de René Girard, l'épisode raconte

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le sacrifice d'un animal substitué à un homme pour détourner de lui la violence qui le menace. Comment ne pas se dire que René Girard est, lui, en face des textes, un maître dans l'art de la substitution d'un sens à un autre ?

Si persuadé qu'il puisse être du bien-fondé de son interprétation, René Girard semble pourtant se rendre compte qu'elle ne convaincra peut-être pas tout le monde. Mais il croit pouvoir parfaire sa démonstration en comparant le texte de la Genèse à un passage de L'Odyssée. auquel personne sans lui n'aurait sans doute jamais pensé à le comparer : « A la bénédiction de Jacob dans la Genèse, il convient de comparer l'histoire du cyclope dans L'Odyssée, la ruse merveilleuse, surtout, qui permet au héros d'échapper finalement au monstre […] De même qu'Isaac aveugle cherche à tâtons le cou et les mains de son fils, mais ne rencontre jamais que la fourrure des chevreaux, le Cyclope palpe au passage le dos de ses bêtes pour s'assurer qu'elles sont seules à sortir. Plus rusé que lui, Ulysse a l'idée de se cacher sous une brebis ; s'agrippant à la laine de son ventre, il se laisse porter par elle jusqu'à la vie et à la liberté.

La mise en rapport des deux scènes, celle de la Genèse et celle de L'Odyssée, rend plus vraisemblable l'interprétation sacrificielle de l'une comme de l'autre. Au moment crucial, chaque fois, l'animal est entreposé entre la violence et l'être humain qu'elle vise. Les deux textes s'éclairent mutuellement ; le Cyclope de L'Odyssée souligne la menace qui pèse sur le héros et qui reste obscure dans la Genèse ; l'immolation des chevreaux dans la Genèse, et l'offrande du plat savoureux dégagent un caractère sacrificiel qui risque de passer inaperçu dans la brebis de L'Odyssée » (p. 16).

Tout d'abord, on constate une nouvelle fois que René Girard n'a gardé qu'un texte qu'un souvenir imprécis du texte qu'il invoque et n'a pas pris la peine de le relire. Passons sur le fait que la brebis à la toison de laquelle s'accroche Ulysse est, en réalité, un bélier. Certes Polyphème a aussi, et sans doute surtout, des brebis dans son troupeau, mais l'ingénieux Ulysse a jugé que les béliers, plus forts, conviendraient mieux pour les transporter, lui et ses compagnons, hors de la caverne. Mais René Girard commet plusieurs autres erreurs. Voici, en effet, comment il résume le début de l'épisode : « Ulysse et ses compagnons sont enfermés dans l'antre du Cyclope. Tous les jours celui-ci dévore l'un d'entre eux. Les survivants finissent par s'entendre pour aveugler ensemble leur bourreau avec un pieu enflammé » (p. 16). Ces deux lignes ne contiennent pas moins de quatre erreurs. Tout d'abord Polyphème ne dévore pas qu'un seul compagnon d'Ulysse par jour : il en dévore deux à son lever et deux à son coucher. Fort heureusement Ulysse et ses compagnons ne restent pas plusieurs jours, comme semble le croire René Girard (« tous les jours ») : ils arrivent le soir et repartent le surlendemain au matin. Si ces deux erreurs sont sans doute vénielles, il n'en est pas même des deux autres. En écrivant que « les survivants finissent par s'entendre pour aveugler ensemble leur bourreau », René Girard contredit deux fois le texte. Il dit en effet que la décision d'aveugler Polyphème a été prise collectivement, après d'assez longues discussions (« les survivants finissent par s'entendre ») et qu'elle a aussi été exécutée collectivement. Or c'est Ulysse et lui seul qui a pris la décision.

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Certes, il aurait agi de façon plus démocratique s'il avait d'abord réuni ses compagnons en assemblée générale pour leur demander d'élire à bulletins secrets les membres d'une commission chargée de réfléchir à la situation et d'élaborer des propositions pour sortir de la crise, propositions soumises ensuite à une seconde assemblée générale appelée à se prononcer de nouveau à bulletins secrets. Mais, sans compter que l'heure n'était pas aux palabres, l'ingénieux Ulysse a l'habitude de prendre les décisions tout seul. En revanche, s'il a décidé l'opération tout seul, il n'a pu l'exécuter tout seul, le pieu étant beaucoup trop long et trop lourd pour être manié par un seul homme, fût-il, comme Ulysse, d'une force tout à fait extraordinaire. Elle n'a pas pour autant été exécutée par les Grecs tous ensemble, comme le dit René Girard. Il le réaffirme plus loin avec insistance et, qui plus est, il en tire argument pour prétendre que les fidèles doivent toujours participer tous ensemble à un sacrifice, une seule abstention le rendant non seulement inefficace, mais néfaste : « C'est tous ensemble 49 qu'Ulysse et ses compagnons plantent le pieu enflammé dans l'œil du Cyclope. C'est tous ensemble, dans de nombreux mythes fondateurs, que les conspirateurs divins immolent un membre de leur propre groupe […] Sans la collaboration de tous, le sacrifice aurait perdu ses vertus. Le mythe fournit ici, très explicitement, un modèle auquel les sacrifices des fidèles doivent se conformer. L'existence 50 d'unanimité est formelle. L'abstention même d'un seul assistant tend le sacrifice pire qu'inutile, dangereux » (p. 151). Malheureusement l'insistance de René Girard est bien mal venue, car Ulysse (il en a de nouveau décidé tout seul), qui, à la différence de René Girard, est doué d'un grand bon sens, a compris que, s'il avait besoin de l'aide de ses compagnons, il ne fallait pourtant pas que tous s'y mettent sous peine de se gêner les uns les autres et ainsi de compromettre le bon succès de l'opération : « Je fais alors tirer au sort ceux de mes gens qui, partageant mon risque et soulevant le pieu, s'en iront le planter et tourner dans son œil, sitôt que nous verrons sur lui le doux sommeil. Le sort désigne ceux que moi-même aurais pris ; ils étaient quatre, et, moi, je m'enrôle en cinquième. » 51 À la différence des précédentes, on pourrait penser que ces deux dernières erreurs sont intentionnelles, puisque, si le texte d'Homère était bien conforme à la présentation qu'en donne René Girard, l'interprétation qu'il nous propose serait sinon crédible, du moins un tout petit peu moins arbitraire. Mais laissons-lui le bénéfice du doute et admettons qu'il s'agisse d'erreurs involontaires. Il n'en reste pas moins qu'avant de prétendre être le premier à avoir vraiment compris des textes que d'innombrables hommes ont lu et ont cru avoir compris avant lui, René Girard ferait mieux de commencer par leur prêter une attention moins distraite.

Mais venons-en au rapprochement que René Girard opère entre les deux textes. Il est fondé sur le fait que de même qu'Isaac palpe la peau des chevreaux qui recouvre les bras et le cou de Jacob, de même Polyphème palpe la toison de ses béliers sous lesquels Ulysse et ses compagnons sont suspendus. Ce rapprochement peut déjà

49 C'est René Girard qui souligne en ayant recours aux italiques. 50 Il faut sans doute lire « exigence » à la place d'« existence ». 51 Collection des universités de France, Les Belles Lettres, 1953, traduction Victor Bérard, chant IX, vers 331-335.

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paraître en lui-même singulièrement tiré par les cheveux, mais comme ne pas avoir envie de se pincer pour s'assurer qu'on ne rêve pas devant les conclusions que René Girard prétend en tirer ? Selon lui, « le Cyclope de L'Odyssée souligne la menace qui pèse sur le héros et qui reste obscure dans la Genèse ». Il serait certes difficile de nier que le Cyclope constitue une menace pour Ulysse et ses compagnons. Mais on ne voit pas comment cela pourrait lui conférer le pouvoir de faire que le vieil Isaac aveugle et moribond devienne, lui aussi, une menace pour son fils. René Girard reconnaît que la menace « reste obscure » et c'est vraiment le moins que l'on puisse dire. Il en est de même lorsqu'il prétend que « l'immolation des chevreaux dans la Genèse, et l'offrande du plat savoureux dégagent un caractère sacrificiel qui risque de passer inaperçu dans la brebis de L'Odyssée ». La formule est tout à fait plaisante, car le risque que le caractère sacrificiel de la scène passe inaperçu est tellement grand que personne, avant René Girard, ne l'avait jamais aperçu et que, sans lui, personne ne l'aurait encore aperçu et sans doute pour longtemps. De plus lui-même ne semble pas très bien savoir en quoi consiste au juste le sacrifice et quelle en est la victime. On croit d'abord comprendre que la victime est Polyphème, et l'on est donc un peu désorienté quand il nous parle d'un « caractère sacrificiel qui risque de passer inaperçu dans la brebis de L'Odyssée ». On se demande un instant si la victime n'est pas la brebis, comme les chevreaux le sont dans la Genèse, du moins dans l'esprit de René Girard. Mais il est probable que la brebis renvoie ici à l'épisode tout entier. Quoi qu'il en soit, l'action d'aveugler Polyphème ne saurait être considérée comme un sacrifice. Les Grecs l'auraient tué, s'ils n'avaient pas eu besoin qu'il restât en vie pour enlever l'énorme rocher qui barrait l'entrée de son ante et leur permettre ainsi d'en sortir. Mais même s'ils l'avaient fait, ce meurtre aurait été un acte de légitime défense, et non un sacrifice. À la différence de celui-ci, qui respecte toujours des règles précises et où l'on prend son temps, un acte de légitime défense ne vise qu'à l'efficacité et à la rapidité. Rien ne ressemble moins à une pratique rituelle.

René Girard prétend que « les deux textes s'éclairent mutuellement ». Mais quoi qu'il puisse dire, la scène de la Genèse ne peut rien nous apprendre sur celle de L'Odyssée et réciproquement. Le rapprochement des deux textes est parfaitement incongru. René Girard pose complaisamment au penseur solitaire, au grand sage indifférent aux modes intellectuelles, 52 mais il s'inspire volontiers des méthodes de décodage que notre époque a mises au point pour faire dire aux textes ce que leurs auteurs n'avaient jamais songé à dire. Comme l'on sait, l'intertextualité est fort à la mode et, parmi ces méthodes, l'une des plus employées consiste à prétendre, comme le fait ici René Girard, éclairer les textes les uns par les autres, et, en réalité, à les déformer les uns à partir des autres. Charles Mauron a été le principal adepte de cette méthode qu'il a

52 Ainsi dans l'introduction de La Voix méconnue du réel, il écrit parlant des textes qu'il a rassemblés dans ce livre :

« Au plaisir de les relire dans ma langue maternelle s'ajoute celui de constater qu'ils ne reflètent pas les modes tapageuses de notre dernière fin de siècle, les divers avatars de la French theory qui, à l'époque de leur composition

caracolaient aux avant-scènes dans les université américaines » (biblio essais, 2004, p. 7).

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théorisée dans une perspective freudienne et à laquelle il a donné le nom de « superposition de textes. » 53

J'ai plus d'une fois discuté cette méthode et notamment dans mes Études sur « Le Tartuffe ». 54 Elle est déjà très contestable quand, comme Charles Mauron le fait d'ordinaire, mais pas toujours, 55 on se contente de pratiquer cette opération sur des œuvres d'un même auteur. En effet, quand un critique prétend que pour bien comprendre telle œuvre d'un auteur, il est nécessaire de faire appel à une autre œuvre qu'il n'a écrite que plus tard, comment ne pas se dire que, si l'auteur était mort plus tôt et n'avait donc pu écrire cette œuvre, la première aurait été de ce fait condamnée à rester partiellement incomprise ? Et d'une manière plus générale, comment ne pas se dire que, si l'auteur avait vécu plus longtemps il aurait pu écrire d'autres œuvres qui auraient peut-être jeté une lumière différente sur toutes ses œuvres antérieures ? Dans ces conditions, il serait parfaitement vain de chercher à trouver le véritable sens de quelque œuvre que ce soit. Heureusement un auteur digne de ce nom qui écrit un livre fait généralement en sorte que ce livre se suffise à lui-même, sans qu'il soit nécessaire pour pouvoir le comprendre d'avoir lu ses autres livres.

Mais l'opération est évidemment encore beaucoup plus aventureuse quand elle fait intervenir des œuvres d'auteurs différents et qui plus est, appartenant à des cultures très différentes. Prétendre éclairer un passage de la Bible à l'aide d'un texte de L'Odyssée et réciproquement, est totalement incongru, pour ne pas dire insensé. Car cela revient à prétendre que tous ceux qui ont lu L'Odyssée sans connaître la Bible, à commencer par les Grecs de l'Antiquité, et que tous ceux qui ont lu la Bible sans connaître L'Odyssée à commencer par les anciens Juifs, ne pouvaient comprendre pleinement tout ce qu'ils lisaient. Et si l'on croit, comme c'est le cas de René Girard, que la Bible est un livre inspiré par Dieu, cela soulève encore une autre difficulté. Plus qu'aucun autre, en effet, un livre un livre inspiré par Dieu devrait se suffire à lui-même ? Pour le croyant juif ou chrétien, la Bible n'est pas un livre comme les autres, c'est un livre sacré, c'est le livre sacré, c'est le Livre tout court. Comment pourrait-il avoir besoin d'être éclairé par d'autres livres, qui, plus est, tout à fait profanes ?

Mais revenons sur les conclusions que René Girard entend tirer de la comparaison de ces deux épisodes. Il prétend que « la mise en rapport des deux scènes, celle de la Genèse et celle de L'Odyssée, rend plus vraisemblable l'interprétation sacrificielle de l'une comme de l'autre ». Or il faudrait d'abord que cette mise en rapport fût vraiment justifiée. Et pour ce faire, il faudrait que fût déjà établi ce qu'elle est censée permettre de mieux établir : le caractère sacrificiel de chacune des deux scènes. Ce n'est pas le cas. René Girard le reconnaît d'ailleurs en disant qu'il s'agit de rendre l'interprétation sacrificielle des deux textes « plus vraisemblable ». Mais on ne voit pas comment le 53 On la trouvera définie dans sa thèse, Des métaphores obsédantes. Introduction à la Psychocritique, José Corti, 1962,

p. 32. 54 Voir la deuxième édition, Eurédit, 2005, pp. 182-191. 55 Dans sa Psychocritique du genre comique, il se livre, par exemple, à la « superposition » de L'Avare et de Mithridate

(José Corti, 1964, pp. 69-70).

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fait de rapprocher deux textes pourrait conférer à chacun d'eux le caractère qu'ils n'ont ni l'un ni l'autre. Cela n'empêche pas René Girard de conclure d'une manière tout à fait catégorique : « Les deux grands textes que nous venons de lire parlent certainement du sacrifice » (p. 17).

Avec le rapprochement de ces deux textes et leur commentaire, l'exégèse de René Girard atteint un degré de gratuité et d'absurdité qui pourrait suffire à disqualifier définitivement n'importe quel critique. On ne peut, en tout cas, qu'être enclin à accueillir avec la plus grande méfiance tout ce qu'il dira par la suite. Et il va tout faire pour justifier cette méfiance. Avec la Bible, c'est sans doute la tragédie grecque que René Girard invoque le plus souvent pour étayer ses thèses. On peut lire, sur la quatrième de couverture de La Violence et le sacré, qu'il s'appuie sur « une relecture très personnelle des tragiques grecs ». Voilà encore une formule dont on appréciera le comique involontaire. Certes ! La « relecture » de René Girard est « très personnelle », mais il aurait été bien préférable qu'elle le fût un peu moins : elle aurait eu des chances d'être un peu plus fidèle. On en trouve un premier exemple avec l'Ajax de Sophocle où René Girard prétend de nouveau déceler un caractère sacrificiel : « Furieux contre les chefs de l'armée grecque qui refusent de lui donner les armes d'Achille, Ajax massacre les troupeaux destinés à la subsistance de l'armée. Dans son délire, il confond de paisibles animaux avec les guerriers dont il voudrait tirer vengeance. Les bêtes immolées appartiennent aux espèces qui fournissent traditionnellement aux grecs leurs victimes sacrificielles. L'holocauste se déroule hors de tout cadre rituel et Ajax passe pour un dément. Le mythe n'est pas sacrificiel au sens rigoureux mais il n'est certainement pas étranger au sacrifice » (p. 20).

On le voit, René Girard est toujours aussi dogmatique, toujours aussi sûr de lui. Tout à l'heure il affirmait que la scène de la Genèse (la bénédiction de Jacob) comme celle de L'Odyssée avaient « certainement » un caractère sacrificiel. Maintenant il affirme que ce caractère n'est « certainement pas » étranger au mythe d'Ajax. Malheureusement, quitte à enfoncer des portes ouvertes, mais cela vaut tout de même mieux que de dire des inepties, il aurait mieux fait d'employer « certainement pas » à la place de « certainement » et réciproquement. Car de même qu'il n'y avait aucune raison de prêter un caractère sacrificiel aux deux scènes de la Genèse et de L'Odyssée, il n'y a non plus aucune raison de considérer le massacre par Ajax du troupeau des Grecs comme un acte sacrificiel. Aussi bien les arguments de René Girard sont-ils une fois de plus tout à fait spécieux.

Certes, ce résumé ne contient pas d'erreurs patentes, comme c'est le cas pour la scène de L'Odyssée, mais il n'en est pas moins grandement faussé par une grave omission. Quiconque a lu la pièce de Sophocle remarque tout de suite que René Girard passe totalement sous silence un personnage qui joue un rôle essentiel dans la tragédie, un personnage sans lequel Ajax ne se serait jamais jeté sur les troupeaux des Grecs : Athéna. Cet oubli n'est sans doute pas innocent car René Girard cherche à minimiser la folie d'Ajax. Il dit, en effet, qu'Ajax « passe pour dément ». C'est suggérer qu'il ne l'est

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pas vraiment. Or Ajax est momentanément mais réellement dément lorsqu'il prend des bovins et des ovidés pour les chefs de l'armée grecque ; et c'est Athéna qui l'a rendu fou pour préserver les chefs grecs et en premier lieu son protégé, Ulysse. Mais si Ajax a agi sur un coup de folie, et qui, plus est, si cette folie est l'œuvre d'un dieu, son comportement peut difficilement être invoqué à l'appui d'une théorie qui prétend apporter une explication logique et universelle d'une pratique humaine.

René Girard fait remarquer que « les bêtes immolées appartiennent aux espèces qui fournissent traditionnellement aux Grecs leurs victimes sacrificielles ». Sans doute, mais elles appartiennent aussi aux espèces dont ils se nourrissent. Car la première fonction du troupeau des Grecs est d'abord de les nourrir, et René Girard le rappelle d'ailleurs lui-même (« les troupeaux destinés à la subsistance de l'armée »). Il utilise de plus un terme tendancieux quand il parle de bêtes « immolées ». Il reconnaît pourtant que la façon dont les animaux sont tués ne ressemble guère à une immolation sacrificielle : « L'holocauste, avoue-t-il, se déroule hors de tout cadre rituel ». La formule est plaisante : le moins qu'on puisse, en effet, c'est que le carnage brutal et sauvage auquel se livre Ajax ne ressemble guère à une cérémonie sacrificielle. Hubert et Mauss notent que la victime reçoit habituellement des marques d'honneur et de respect qui visent à lui conférer un caractère sacré 56, voire quasi divin. Le comportement d'Ajax est bien différent : loin de manifester le moindre respect envers les animaux qu'il prend pour les chefs grecs, il les abreuve d'insultes et d'outrages. Et ce comportement, qui s'accorde si mal avec la thèse de René Girard, s'explique parfaitement si l'on veut bien admettre, comme on semble l'avoir toujours admis avant lui, qu'Ajax n'accomplit pas un sacrifice mais un acte de vengeance.

Mais le commentaire de René Girard n'est plus seulement tendancieux, il est, une nouvelle fois, gravement erroné, lorsqu'il écrit un peu plus loin : « Dans l'Ajax de Sophocle, certains détails soulignent l'étroite parenté de la substitution animale et de la substitution humaine. Avant de se jeter sur les troupeaux, Ajax manifeste un moment l'intention de sacrifier son propre fils. La mère ne prend pas cette menace à la légère et elle fait disparaître l'enfant » (p. 21). En employant le pluriel (« certains détails ») René Girard laisse entendre qu'il pourrait invoquer d'autres « détails » encore. On aurait aimé les connaître. Car le seul détail qu'il invoque, il l'a inventé : à aucun moment, en effet, Ajax ne menace la vie de son fils, ni avant de se jeter sur les troupeaux, comme l'affirme René Girard, ni pendant qu'il se livre au carnage, ni après.

56 « Parfois, elle [la victime] était sacrée du fait même de sa naissance ; l'espèce à laquelle elle appartenait était unie à la

divinité par des liens spéciaux. Ayant ainsi un caractère divin congénital, elle n'avait pas besoin de l'acquérir spécialement pour la circonstance. Mais, le plus généralement, des rites déterminés étaient nécessaires pour la mettre

dans l'état religieux qu'exigeait le rôle auquel elle était destinée […] Dans certains pays, on la paraît, on la peignait, on la blanchissait, comme le bos cretatus [Bœuf blanchi à la craie » (Juvénal, Satires, X, 65-66] des sacrifices

romains. On lui dorait les cornes, on lui mettait une couronne, on la décorait de bandelettes. Ces ornements lui communiquaient un caractère religieux. Parfois même le costume qu'on lui mettait la rapprochait du dieu qui présidait au sacrifice […] Mais le rituel hindou va nous permettre de mieux suivre toute la suite d'opérations au cours

desquelles la victime est progressivement divinisée. Après qu'on l'a baignée, on l'introduit, tandis qu'on fait différentes libations, on lui adresse alors la parole en multipliant les épithètes laudatives et en la priant de se

tranquilliser » (op. cit., pp. 227-229).

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Quand la pièce commence Ajax s'est déjà jeté sur les troupeaux ; et il n'est dit nulle part qu'il a auparavant menacé la vie de son fils. Si Tecmesse a mis celui-ci à l'abri, c'est seulement quand elle a vu Ajax se jeter sur les troupeaux, comme nous l'apprend cet échange de répliques entre Ajax et Tecmesse lorsque le héros a repris ses esprits : « Apporte-moi alors mon fils que je le voie. - C'est que, dans ma terreur, je l'avais fait partir. - Quand le mal m'a frappé - c'est ce que tu veux dire ? - Le pauvre enfant pouvait tomber sous tes yeux et périr. ».57 On peut de nouveau se demander s'il s'agit simplement d'un manque d'attention ou d'une déformation volontaire. Et de nouveau j'accorderai à René Girard le bénéfice du doute en ne retenant que la première hypothèse. Toujours est-il que c'est bien fâcheux.

Et malheureusement René Girard s'expose aussitôt après au même reproche critique avec ce nouvel exemple : « Il est clair, par exemple, qu'un mythe comme celui de Médée est parallèle, sur le plan du sacrifice humain, au mythe d'Ajax sur le plan du sacrifice animal […] A l'objet véritable de sa haine qui demeure hors d'atteinte, Médée substitue ses propres enfants. Il n'y a pas de commune mesure, dira-t-on, entre cet acte de démence et tout ce qui mérite à nos yeux le qualificatif de 'religieux'. L'infanticide n'en est pas moins susceptible de s'inscrire dans un cadre rituel. Le fait est trop bien attesté et dans un trop grand nombre de cultures, y compris la grecque et la juive, pour qu'on puisse s'abstenir d'en tenir compte. L'action de Médée est à l'infanticide rituel ce que le massacre des troupeaux, dans le mythe d'Ajax, est au sacrifice animal. Médée prépare la mort de ses enfants à la façon d'un prêtre qui prépare un sacrifice. Avant l'immolation, elle lance l'avertissement rituel exigé par la coutume ; elle somme de s'éloigner tous ceux dont la présence pourrait compromettre le sacrifice » (pp. 20-21). On constate tout d'abord qu'une fois de plus René Girard affirme d'emblée ce qu'il lui faudrait établir. « Il est clair », dit-il, mais justement ce n'est pas clair du tout. D'ailleurs il semble le reconnaître lorsqu'il écrit : « Il n'y a pas de commune mesure, dira-t-on, entre cet acte de démence et tout ce qui mérite à nos yeux le qualificatif de 'religieux' ». C'est le moins que l'on puisse dire. Il invoque le fait que le sacrifice prend parfois la forme de l'infanticide, mais ce n'est pas une raison pour en conclure que n'importe quel infanticide relève du sacrifice. S'il y a une chose de claire, en revanche, c'est que René Girard fait de nouveau dire au texte ce qu'il ne dit pas. Il se garde bien d'ailleurs de le citer. Car rien ne permet de dire que « Médée prépare la mort de ses enfants à la façon d'un prêtre qui prépare un sacrifice ». Quant à « l'avertissement rituel », il n'existe que dans l'imagination de René Girard. Où a-t-il vu que Médée « somme de s'éloigner tous ceux dont la présence pourrait compromettre le sacrifice ? » De plus il ne se rend pas compte qu'en disant que « Médée prépare la mort de ses enfants à la façon d'un prêtre qui prépare un sacrifice », il disqualifie l'exemple d'Ajax, car à l'évidence Ajax n'a aucunement préparé son prétendu sacrifice : il s'est rué soudainement et sauvagement sur le troupeau en donnant de grands coups d'épée dans tous les sens.

57 Traduction de Paul Mazon, Collection des Universités de France, Les belles Lettres, 1958, vers 530-533.

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Mais quand bien même toutes les scènes qu'évoque René Girard auraient effectivement un caractère sacrificiel, il ne s'ensuivrait pas pour autant qu'elles fussent de nature à étayer sa théorie du sacrifice. On a l'impression, au contraire, que la recherche d'exemples susceptibles d'illustrer sa thèse amène René Girard à oublier de plus en plus en quoi au juste elle consiste. Et cela n'a rien d'étonnant car elle est tellement arbitraire que, s'il voulait ne retenir que des exemples qui soient en pleine adéquation avec elle, il n'en trouverait aucun. Il a besoin d'exemples pour illustrer sa thèse mais, pour en trouver, il a besoin non seulement de faire dire aux textes ce qu'ils ne disent pas, mais d'éviter de rappeler de façon précise quelle est la thèse qu'ils sont censés illustrer. Car si l'on se souvient que, selon lui, le sacrifice a pour fonction, en détournant la violence sur une victime dont la mort n'importe à personne, d'éviter que l'on entre dans un cycle sans fin de vengeances, on ne voit pas en quoi comment les scènes qu'évoque René Girard pourraient remplir ce rôle, même si elles avaient effectivement le caractère sacrificiel qu'il leur prête.

Revenons, en effet, sur la scène de la bénédiction de Jacob. Oublions que tuer des chevreaux pour les donner à manger à son père n'est aucunement un acte sacrificiel, oublions que ce père n'est pas en mesure d'exercer quelque violence que ce soit sur son fils, oublions que c'est la ruse de celui-ci qui seule pourrait inciter Isaac à vouloir y recourir. Il reste que cette ruse, censée protégée Jacob de la violence, l'expose au contraire à la vengeance de son frère, comme l'auteur de la Genèse ne manque pas de nous l'apprendre : « Ésaü prit Jacob en haine à cause de la bénédiction que son père avait donnée à celui-ci et il se dit en lui-même 'proche est le temps où l'on fera le deuil de mon père. Alors je tuerai mon frère Jacob' ». Aussi celui-ci va-t-il suivre le conseil de sa mère qui lui dit de partir chez son oncle Laban jusqu'à ce que la colère de son frère s'apaise.

Quant à l'épisode de L'Odyssée, certes, le prétendu sacrifice accompli par Ulysse et ses compagnons empêche la violence de Polyphème d'aller jusqu'à son terme en massacrant tous les Grecs, mais il ne s'agit aucunement d'éviter que ne s'ouvre un cycle sans fin de vengeances, en détourant la violence sur une victime non susceptible d'être vengée. Bien au contraire, l'action des Grecs ne manquerait pas de les exposer à la vengeance des autres cyclopes, si Ulysse, en disant à Polyphème que son nom était Personne, n'avait fait en sorte de parer à ce danger. Heureusement pour eux, les compagnons d'Ulysse avaient la chance d'avoir un patron très sagace et l'on ne peut rétrospectivement s'empêcher de trembler pour eux à la pensée qu'à la place d'Ulysse, ils auraient pu avoir un René Girard.

Le cas d'Ajax est très différent, mais, quand bien même l'hécatombe à laquelle il se livre aurait un caractère sacrificiel, il serait bien difficile d'admettre que ce sacrifice remplit vraiment la fonction que lui assigne René Girard. Certes, le massacre des animaux a bien pour effet de détourner la violence d'Ajax sur des victimes dont la mort n'appelle pas la vengeance, encore que les Grecs aient de bonnes raisons d'en vouloir à Ajax pour avoir massacré les troupeaux sur lesquels ils comptaient pour se

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nourrir. Mais ce n'est évidemment pas ce qu'avait voulu faire celui qui a accompli ce prétendu sacrifice, qui va d'ailleurs engendrer un nouvel acte de violence, celui qu'Ajax va commettre sur lui-même en se suicidant.

Reste le cas de Médée. Certes, si elle tue ses enfants, c'est faute de pouvoir tuer leur père, Jason. Il y a donc bien, si l'on veut, substitution de personnes. Mais cette substitution, Médée ne l'a évidemment pas choisie comme un moindre mal ; elle n'a évidemment pas voulu tuer ses enfants pour éviter de tuer leur père. Elle aurait mille fois préféré, au contraire, pourvoir tuer Jason. La haine qu'il lui inspire est plus forte que l'amour qu'elle éprouve pour se enfants. Parce qu'elle n'a pas d'autre moyen de l'atteindre, c'est lui qu'elle veut frapper en frappant ses enfants. Mais ce faisant, elle se livre à un acte de violence particulièrement horrible, plus horrible assurément que ne l'aurait été le meurtre de Jason. C'est d'ailleurs ce que semble penser René Girard lorsqu'il nous dit que « Médée comme Ajax, nous ramène à la vérité la plus élémentaire de la violence. Quand elle n'est pas satisfaite, la violence continue à s'emmagasiner jusqu'au moment où elle déborde et se répand aux alentours avec les effets les plus désastreux ». Or il écrit aussitôt après : « Le sacrifice cherche à maîtriser et à canaliser dans la 'bonne' direction les déplacements et substitutions spontanés qui s'opèrent alors » (p. 21). Mais on a alors bien du mal à comprendre comment le geste de Médée peut à la fois servir à montrer que la violence non contrôlée produit « les effets les plus désastreux » et que le sacrifice permet de la canaliser « dans la 'bonne' direction ». Et, de plus, comment ne pas se dire qu'en l'occurrence la « bonne direction » est la plus calamiteuse possible, celle que redoutait la Nourrice au début de la tragédie et qu'elle aurait voulu empêcher. 58 Plus on avance dans la lecture de René Girard, plus on a le sentiment de patauger en pleine absurdité.

Concluons donc ces rapides remarques (je reviendrai plus à loisir sur la théorie girardienne du sacrifice dans le livre que je prépare sur sa 'pensée') en disant que, si la violence appelle la violence, la sottise aussi appelle la sottise. Quand on s'emploie à vouloir démontrer une thèse tout à fait arbitraire, on est inévitablement amené à s'appuyer sur des analyses, elles aussi, très arbitraires. C'est ce que René Girard nous prouve ici sans le vouloir, mais on le savait déjà, car bien d'autres l'avaient fait avant lui.

58 Rappelons les consignes qu'elle donne au gouverneur des enfants : « Et toi, le plus possible, tiens-les à l'écart, ne les

laisse pas approcher une mère au désespoir. Déjà je l'ai vue fixer sur eux un œil farouche, comme prête à quelque

éclat. Et elle ne suspendra pas sa colère, j'en suis sûre, qu'elle n'ait fait tomber ses coups sur quelqu'un. Qu'aux ennemis, du moins non aux amis, en aillent les effets ! » (Traduction de Louis Méridier, Collection des Universités de

France, Les belles Lettres, 1956, vers 90-95).

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Conclusion

Au terme de cette étude, je crois pouvoir le dire sans prendre trop de risques : bien que beaucoup la célèbrent à grands coups de trompette, la pensée de René Girard ne vaut vraiment pas tripette. Certes ! Je n'ai examiné qu'une assez faible partie de ses écrits. Je n'ai d'ailleurs pas lu tous ses livres, et notamment les plus récents, comme Achever Clausewitz, que je n'ai pas l'intention de lire. Car il n'est pas nécessaire d'avoir lu tous les écrits d'un auteur pour pouvoir affirmer qu'il n'a, en réalité, rien à dire, rien du moins qui vaille la peine d'être dit. Quand on a lu quelques centaines de pages où l'on a sans cesse trouvé des affirmations totalement dénuées de fondement, voire franchement extravagantes et des analyses où les textes sont continuellement faussés, on peut se permettre d'extrapoler et d'en conclure que le reste doit être de la même eau.

Personne pourtant ne peut ne dire jamais que des sottises. Même un Roland Barthes, si extraordinairement doué dans ce domaine, n'a pu y parvenir. Ainsi, dans le Sur Racine, qui est pourtant de ce point de vue un chef-d'œuvre sans doute inégalé, il n'a pu s'empêcher de laisser échapper une affirmation incontestable en disant que, chez Racine, le conflit était fondamental. Il arrive donc, notamment dans son premier livre Mensonge romantique et vérité romanesque, que René Girard dise des choses tout à fait exactes, mais qui n'ont rien de proprement girardien : ce sont des choses que tout le monde peut dire et qui ne pouvaient donc le rendre célèbre. 59 Or René Girard voulait à tout prix devenir célèbre, très célèbre, aussi célèbre qu'on peut l'être. Heureusement la thèse essentielle du livre, à savoir que nos désirs ne sont jamais spontanés et vont toujours à leur objet par une voie détournée puisque nous ne désirons jamais que ce qu'un autre désire, cette thèse, elle, était déjà profondément et pleinement girardienne. Car elle prenait hardiment le contre-pied de l'expérience universelle et allait à l'encontre du sentiment général. Et c'est bien pourquoi elle l'a tout de suite séduit.

Il y a là un processus tout à fait banal et qu'illustre fort bien un propos de Freud que rapporte Frank J. Sulloway : « Robert Fliess, fils de Wilhelm Fliess et psychanalyste lui aussi, se souvient d'avoir entendu Freud confesser la chose suivante à propos des

59 Non seulement René Girard tient à l'occasion des propos auxquels je pourrais tout à fait souscrire, mais il peut même

arriver, très exceptionnellement, que je lise sous sa plume des remarques que j'avais faites moi-même. C'est le cas, par

exemple, lorsqu'il parle des délocalisations : « Les mêmes intellectuels qui tempêtent contre l'égoïsme des pays riches, l'aide insuffisante aux pays sous-développés, etc., trouvent mauvaise la seule solution vraiment positive, les

progrès que ces peuples font par leurs propres moyens à la force du poignet. « S'il y a du bon dans le capitalisme, c'est bien cela. Les affaires se déplacent en direction des pays où la main d'œuvre

est bon marché. C'est de l'exploitation, me direz-vous. Sans doute, mais, ça débouche sur les seules améliorations du

niveau de vie qui soient réelles, plutôt que sur quelques Mercedes de plus dans les garages des potentats locaux. » « Pour empêcher l'exploitation des pauvres, faut-il leur enlever le pain de la bouche et fermer nos frontières ? Grâce à

cette excellente solution nous pourrons continuer à tenir de beaux discours marxisants tout en défendant nos privilèges sans avoir à nous avouer notre but véritable » (Quand ces choses commenceront, p. 24)

Comment pourrais-je ne pas approuver totalement ces propos, puisque j'ai envoyé, il y a quelques années, au Monde,

qui l'a publié, un billet dans lequel je faisais les mêmes remarques ? Mais ce sont là des remarques de simple bon sens. Je n'en fais guère d'autres, et, c'est pourquoi, à la différence de René Girard, je ne me prends nullement pour un

grand esprit.

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pulsions de vie et de mort : 'Lorsque je conçus cette idée, je me dis moi-même : cela est quelque chose de tout à fait faux (etwas ganz Abwegiges), soit quelque chose de très importante. Eh bien, concluait-il avec un sourire, depuis quelque temps je me sens plutôt porté à adopter la second hypothèse'. » 60 Cet aveu que Freud fait à propos de la « découverte » des pulsions de vie et de mort, il aurait certainement pu le faire à propos de toutes ses « découvertes » antérieures et notamment celle de l'interprétation des rêves. Quand une idée, qui semble, de prime abord, tout à fait extravagante, traverse un esprit habité par un ardent désir de devenir célèbre, la tentation, pour lui, est grande de se dire qu'après tout cette idée pourrait quand même être fondée. Car si c'était le cas, il aurait fait alors une découverte capitale, inappréciable, une découverte que personne sans lui n'aurait peut-être jamais faite, une découverte susceptible de lui valoir une gloire universelle et éternelle. Bien vite, alors, il commence à essayer de se persuader que cette idée est vraie et à chercher des arguments susceptibles d'en persuader ses lecteurs. Et il a tellement envie d'en trouver qu'il en trouve en effet. C'est ainsi que Freud est devenu freudien et c'est ainsi, de même, que René Girard est devenu girardien.

On pourrait leur appliquer à l'un et l'autre ce que Malebranche dit des « inventeurs de nouveaux systèmes » qui, pour devenir célèbres, veulent à tout prix dire des choses nouvelles : « Ils veulent être les inventeurs de quelque opinion nouvelle, afin d'acquérir par là quelque réputation dans le monde ; et ils s'assurent qu'en disant quelque chose qui n'ait point encore été dite, ils ne manqueront pas d'admirateurs. » 61 Pour ce faire, dès qu'ils croient avoir enfin découvert une théorie qui leur paraît de nature à leur permettre de parvenir à leur but, ils s'y attachent aveuglément, en privilégiant tout ce qui leur semble pouvoir si peu que ce soit, la conforter, et en ignorant superbement tout ce qui la contredit de la façon la plus évidente et pourrait la ruiner dans l'œuf : « lorsqu'ils ont une fois imaginé un système qui a quelque vraisemblance, on ne peut plus les en détromper. Ils retiennent et conservent très clairement toutes les choses qui peuvent servir en quelque manière à les confirmer ; et au contraire ils n'aperçoivent presque pas toutes les objections qui lui sont opposées, ou bien ils s'en défont par quelque distinction frivole. Ils se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage, et de l'estime qu'ils espèrent en recevoir. Ils ne s'appliquent qu'à considérer l'image de la vérité que portent leurs opinions vraisemblables. Ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux, mais ils ne regardent jamais d'une vue arrêtée les autres faces de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté. » 62

Ceux, si nombreux, qui, pour citer de nouveau Malebranche, « ne disent que des sottises parce qu'ils ne veulent dire que des paradoxes » 63 déclarent volontiers que les erreurs sont plus fécondes que les vérités. Et l'on pourrait, certes, souscrire à ce

60 Frank J. Sulloway, Freud, biologiste de l'esprit, Fayard, 1981, p. 394. 61 Malebranche, De la Recherche de la vérité, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 230. 62 Ibidem. 63 Ibidem p. 431.

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propos, mais à la condition de préciser que, si, en effet, les erreurs sont très fécondes, c'est parce qu'elles sont d'ordinaire grosses de beaucoup d'autres. L'erreur engendre hélas ! beaucoup plus facilement d'autres erreurs que la vérité ne fait découvrir d'autres vérités. Les idées fausses sont comme les mauvaises herbes : elles prolifèrent rapidement. Les sottises n'aiment pas la solitude. Elles ont besoin d'être entourées pour se rassurer. Elles éveillent généralement chez ceux qui les profèrent une sourde et lancinante inquiétude très perceptible chez René Girard. Comme nous avons pu le noter, il lui arrive assez souvent de s'interrompre et de s'interroger sur la validité de ses thèses et de ses analyses. Mais il surmonte vite ces moments de doute en se lançant à corps perdu dans de nouvelles divagations. Et plus il accumule les élucubrations, plus il se rassure en se disant qu'il est impossible qu'il ait pu se tromper à ce point-là. Eh bien si ! C’est tout à fait possible et c'est même comme cela que se construisent beaucoup de systèmes.

Cette perpétuelle fuite en avant n'a pas seulement l'avantage de rassurer ceux qui n'ont, en réalité, rien à dire qui mérite d'être dit. Elle sert en même temps à mieux convaincre leurs lecteurs qui se laissent trop souvent impressionner par l'ampleur de leur production. Devant une telle quantité d'explications aventureuses et d'interprétations arbitraires, ils se disent, eux aussi, que tout ne peut pas être faux. Et pour éviter d'avoir à se donner le mal de faire le tri et de commencer à examiner d'un œil critique leurs écrits, ils tendent à penser que tout est vrai. Ils y sont conduits aussi par le snobisme. En adhérant à des thèses et à des analyses qui prennent le contre-pied du sens commun et des opinions conceptions les plus généralement répandues, en adoptant les idées de « penseurs » qui prétendent que tout le monde s'est toujours trompé avant eux, ils ont le sentiment de s'élever au-dessus de l'humanité moyenne et de faire partie de l'élite intellectuelle. C'est ce qui vaut à René Girard de jouir aujourd'hui aux yeux de beaucoup d'un immense prestige.

Mais il ne lui suffit pas à d'être considéré par ses admirateurs comme un très grand penseur, voire comme le plus grand penseur de tous les temps. Il estime que tout le monde sur la planète devrait partager ce sentiment et il pense que seule la postérité lui donnera rendra pleinement justice : « Un jour ou l'autre, dit-il à Michel Treguer, vous le verrez mais je ne le verrai pas, on comprendra que j'ai raison. ».64 Mais, puisque René Girard se prend pour un nouveau Messie, il devrait se souvenir que le Christ avait prédit à ses disciples qu'une génération ne s'écoulerait pas avant qu'il ne reparaisse dans toute sa gloire. 65 La prédiction de René Girard pourrait bien s'avérer aussi inexacte que celle de son alter ego. Certes ! Puisqu’il a écrit des livres qui ont eu un large écho, il ne sera sans doute jamais complétement oublié, mais il ne sera plus cité que très occasionnellement et de façon fort peu flatteuse par des spécialistes de l'histoire des idées. Je crois pourtant que, comme Roland Barthes, il mérite vraiment de passer à la postérité. Roland Barthes le mérite pour avoir battu des records

64 Quand ces choses commenceront, p. 43. 65 Voir Mt 16, 28 ; Mc 9, 1 ; Lc 21, 32.

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d'imbécillité. Car il avait assurément une sorte de génie, celui de trouver immédiatement le moyen de dire sur n'importe quel sujet la chose la plus fausse, la plus stupide et la plus absurde qu'il était possible de dire. Dans ce domaine René Girard est loin de l'égaler. Mais il le bat largement sur un autre terrain. Il peut, en effet, très légitimement se flatter, sans, pour une fois, risquer d'être taxé de présomption, d'avoir battu, et pour longtemps sans doute, tous les records d'outrecuidance.

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Table des matières

René Girard, un allumé qui se prend pour un Phare. ................................... 3

Mensonge romantique, vérité romanesque ou élucubrations rocambolesques. ...................................................................... 10

Quand René Girard nous offre ses salades. Remarques sur la théorie girardienne du sacrifice................................................. 31

Conclusion ...................................................................................................... 51