Omnivore Magazine Volume_3

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Le magazine de la Jeune cuisine

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FLANDRESVEN CHARTIER

EL BULLI FIN DE PARTIEDÉBAT INCARNÉ

VOLUME_035,50 EUROS

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P. 32011_VOLUME 02

FIN DE BAL ON A ÉCRIT – ET LU – PEU DE CHOSES DE LA RÉCENTE ET BIEN TRISTE FERMETURE

DE LA MAISON CHAPEL. SURVENUE PENDANT LES VACANCES, À UN MOMENT OÙ

LA FRANCE SKIE ET REPREND SON SOUFFLE D’APRÈS NOËL. DRÔLE DE CADEAU

EMPOISONNÉ POUR TOUTE UNE PROFESSION QUI A PARFOIS DU MAL À VOIR

LA RÉALITÉ EN FACE. POURTANT, AVEC LA DEUXIÈME MORT DE CHAPEL (LE

CRÉATEUR S’EST ÉTEINT EN 1990), C’EST BIEN TOUT UN MODÈLE ÉCONOMIQUE

QU’IL CONVIENT DE REVOIR, CELUI DES GRANDES MAISONS PROSPÈRES DE

LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XXE SIÈCLE. QU’EST-CE QU’UN GRAND RESTAURANT

AUJOURD’HUI QUAND IL N’EST PAS SITUÉ À PARIS OU SUR LA CÔTE ET QU’IL

NE PROPOSE PAS CE SUPPLÉMENT D’ÂME ? UN CHÂTEAU DE CARTES BIEN

FRAGILE, UN NAVIRE ESSEULÉ. AU MOMENT OÙ LES NOUVEAUX MANGEURS

AVIDES DE NOUVEAUTÉS FONT LA LOI DANS LA RESTAURATION, IL EST TEMPS

DE REVOIR NOS MODÈLES, DE REDÉFINIR L’EXEMPLE À LA FRANÇAISE POUR

MIEUX RÉINVENTER LA HAUTE GASTRONOMIE. NE PAS S’INTERROGER REVIENT

À EN MOURIR. IL CONVIENT DE LE FAIRE VITE, ET BIEN.

LUC DUBANCHET

RÉDACTIONDIRECTEUR DE LA RÉDACTION LUC DUBANCHETDIRECTION ARTISTIQUE DIMITRI MAJ ET JEAN-MARIE LAMBERT COORDINATION ESTELLE HALADJIANRÉDACTION ET PHOTOS PAUL BOWYER, LOUIS DESCAMPS, LUC DUBANCHET, SÉBASTIEN DEMORAND, STÉPHANE MÉJANÈS, PAULA REISEN, BRUNO VERJUS, DRPHOTO DE COUVERTURE MANTEAU EN LOUP (FAVIKEN, SUÈDE) © BRUNO VERJUSWWW.OMNIVORE.COM

MARKETING & COMMERCIALDIRECTEUR DU DÉVELOPPEMENT OMAR ABODIDTél. : 06 09 81 87 73 • [email protected]É D’AFFAIRES GUILHEM CARLE-ROUXTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

RELATIONS PRESSE RPCA • Tél. : 01 42 30 81 00LAURENCE FAUCHET • [email protected]

Omnivore Magazine est édité par SARL Omnivore au capital de 486,40 euros • RCS Paris B 450 370 929 Directeur de la publication : Luc Dubanchet

SOMMAIRE

P.04 LE GOÛT DU SILENCE

P.08 FLANDRE, L’AUTRE NORD

P.16 ISLANDE AIR

P.18 LES CHEFS ET L’ARCHITECTE

P.24 EL BULLI FIN DE PARTIE

P.28 ST. JOHN LONDON COOKING

P.36 BŒUF, LE DÉBAT INCARNÉ

P.39 “RÉPUBLIQUE DE LA MALBOUFFE” LE FILM POLÉMIQUE

P.40 SUPER�HÉROS

P.46 ENTRE LES BRAS

P.50 À LA TABLE DU SAUVAGE

P.60 CHEF MADE MAN

P.62 THE GREG NEXT DOOR

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Magazine.pdf 1 22/02/2012 13:30:14

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FIN DE BAL ON A ÉCRIT – ET LU – PEU DE CHOSES DE LA RÉCENTE ET BIEN TRISTE FERMETURE

DE LA MAISON CHAPEL. SURVENUE PENDANT LES VACANCES, À UN MOMENT OÙ

LA FRANCE SKIE ET REPREND SON SOUFFLE D’APRÈS NOËL. DRÔLE DE CADEAU

EMPOISONNÉ POUR TOUTE UNE PROFESSION QUI A PARFOIS DU MAL À VOIR

LA RÉALITÉ EN FACE. POURTANT, AVEC LA DEUXIÈME MORT DE CHAPEL (LE

CRÉATEUR S’EST ÉTEINT EN 1990), C’EST BIEN TOUT UN MODÈLE ÉCONOMIQUE

QU’IL CONVIENT DE REVOIR, CELUI DES GRANDES MAISONS PROSPÈRES DE

LA DEUXIÈME MOITIÉ DU XXE SIÈCLE. QU’EST-CE QU’UN GRAND RESTAURANT

AUJOURD’HUI QUAND IL N’EST PAS SITUÉ À PARIS OU SUR LA CÔTE ET QU’IL

NE PROPOSE PAS CE SUPPLÉMENT D’ÂME ? UN CHÂTEAU DE CARTES BIEN

FRAGILE, UN NAVIRE ESSEULÉ. AU MOMENT OÙ LES NOUVEAUX MANGEURS

AVIDES DE NOUVEAUTÉS FONT LA LOI DANS LA RESTAURATION, IL EST TEMPS

DE REVOIR NOS MODÈLES, DE REDÉFINIR L’EXEMPLE À LA FRANÇAISE POUR

MIEUX RÉINVENTER LA HAUTE GASTRONOMIE. NE PAS S’INTERROGER REVIENT

À EN MOURIR. IL CONVIENT DE LE FAIRE VITE, ET BIEN.

LUC DUBANCHET

RÉDACTIONDIRECTEUR DE LA RÉDACTION LUC DUBANCHETDIRECTION ARTISTIQUE DIMITRI MAJ ET JEAN-MARIE LAMBERT COORDINATION ESTELLE HALADJIANRÉDACTION ET PHOTOS PAUL BOWYER, LOUIS DESCAMPS, LUC DUBANCHET, SÉBASTIEN DEMORAND, STÉPHANE MÉJANÈS, PAULA REISEN, BRUNO VERJUS, DRPHOTO DE COUVERTURE MANTEAU EN LOUP (FAVIKEN, SUÈDE) © BRUNO VERJUSWWW.OMNIVORE.COM

MARKETING & COMMERCIALDIRECTEUR DU DÉVELOPPEMENT OMAR ABODIDTél. : 06 09 81 87 73 • [email protected]É D’AFFAIRES GUILHEM CARLE-ROUXTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

RELATIONS PRESSE RPCA • Tél. : 01 42 30 81 00LAURENCE FAUCHET • [email protected]

Omnivore Magazine est édité par SARL Omnivore au capital de 486,40 euros • RCS Paris B 450 370 929 Directeur de la publication : Luc Dubanchet

SOMMAIRE

P.04 LE GOÛT DU SILENCE

P.08 FLANDRE, L’AUTRE NORD

P.16 ISLANDE AIR

P.18 LES CHEFS ET L’ARCHITECTE

P.24 EL BULLI FIN DE PARTIE

P.28 ST. JOHN LONDON COOKING

P.36 BŒUF, LE DÉBAT INCARNÉ

P.39 “RÉPUBLIQUE DE LA MALBOUFFE” LE FILM POLÉMIQUE

P.40 SUPER�HÉROS

P.46 ENTRE LES BRAS

P.50 À LA TABLE DU SAUVAGE

P.60 CHEF MADE MAN

P.62 THE GREG NEXT DOOR

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P. 4 2012_VOLUME 03 P. 52012_VOLUME 03

SVEN CHARTIER SOUS L'APPLIQUE SERGE MOUILLE

DE SON RESTO/LABO PRÈS DE LA BOURSE. DÉPOUILLÉ. LE GOÛT

DU SILENCEUN AN ET DEMI APRÈS L’OUVERTURE DE SON PREMIER RESTAURANT, SVEN CHARTIER IMPOSE SA CUISINE DANS LE PAYSAGE PARISIEN : INTENSITÉ, NATUREL, ÉMOTION. SANS UN MOT NI UNE SAVEUR DE TROP. MUTIQUE ET HYPNOTIQUE.

Il se tait. À l’heure où la cuisine devient de plus en plus bavarde. À l’heure où les chefs expliquent et démontrent à longueur d’antenne et de colonnes – mais TV, radio et magazines les sollicitent comme jamais. Sven Chartier se tait. Au risque de déplaire, de ne pas s’attirer la sympathie des obser-vateurs/mangeurs/bloggeurs devenus les nouveaux critiques. Certains s’en énervent sur la toile, lui reprochant derrière son mutisme et son jusqu’au-bou-tisme culinaire – le produit et rien d’autre - l’absence d’identité réelle, de personnalité. Forcément, il ne dit rien mais ça le touche. Il ne comprend pas pourquoi une certaine incompréhension a pu naître ainsi avec un public venu comme un blast à l’ouverture de Saturne le 10 septembre 2010 et qui traîne depuis un peu les pieds, même si le succès ne se dément pas. Les blog-geurs se font plus rares, ont changé de rive ou de quartier pour des cuisiniers aux angles moins à vif. Mais Sven Chartier n’a rien appris de la com’, de l’image et du marketing. Fil d’un proviseur et d’une instit en hôpital, il a simplement, depuis toujours, voulu faire la cuisine, rien que la cuisine. Pas en parler.

Il faut sans doute aller chercher du côté de Biarritz les raisons de ce mutisme exigeant et pénible. Pendant son Bac Pro à l’École hôtelière, le jeune Sven va travailler chez Arnaud Daguin, talentueux ours hibernant à l’année aux “Platanes”. “C’était tout sauf un restaurant, une table de copains où le chef ne faisait la cuisine que si ça lui chantait,” explique-t-il du bout des lèvres. “Et il fallait voir la tête de ceux qui n’avaient pas l’habi-

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

SATURNE A OUVERT LE 10 SEPTEMBRE 2010. UN BISTROT, UN RESTAURANT ET UNE CAVE.

tude : une assiette, un pigeon sublimement cuit posé au milieu, un assaisonnement et basta. Il ne fallait pas demander un supplément garniture. Moi-même, je ne comprenais pas, j’ai failli me casser.” Il est resté un an, a passé son bac puis est revenu tous les jours faire des extras. L’apprenti avait rencontré un mentor et un style : prendre ce qu’il y a de mieux sur terre, découper de la manière la plus intime, la plus juste, pour respecter la fibre et cuire comme si la vie de l’humanité en dépendait. Avec Daguin, il arrache les mauvaises herbes d’Hégia, la ferme-auberge que l’ours se construit de ses mains. C’est vrai qu’au beau milieu des montagnes, avec pour seul horizon les Pyrénées surplombant Hasparren, nul mot n’est vraiment utile. Mais l’essentiel, déjà, y est : “Daguin m’a apporté cette liberté, m’a fait comprendre que rien n’est acquis, qu’on fait ce qu’on veux et qu’il ne faut surtout pas s’en tenir a l’académisme de la cuisine française.” Peu de mots : assez pour dire une politique. Il est 10h30 et Sven Chartier, après avoir nettoyé un à un des anchois de Collioure comme s’il s’agissait de pierres précieuses destinées à Cartier, s’est mis à trier quelques choux de Bruxelles. Autour de lui, une jeune brigade nettoie des scorso-nères, lave quelques palourdes, épluche de gluants salsifis. Silence d’une mise en place à peine dérangée par le cliquetis des couverts qu’on dresse sur les tables de bois blond conçues par les mêmes designers que la ferme Hégia. Un bout d’Hasparren, de son silence, posé en pleine stridence du quartier de la Bourse. Paris, Sven Chartier

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SVEN CHARTIER SOUS L'APPLIQUE SERGE MOUILLE

DE SON RESTO/LABO PRÈS DE LA BOURSE. DÉPOUILLÉ. LE GOÛT

DU SILENCEUN AN ET DEMI APRÈS L’OUVERTURE DE SON PREMIER RESTAURANT, SVEN CHARTIER IMPOSE SA CUISINE DANS LE PAYSAGE PARISIEN : INTENSITÉ, NATUREL, ÉMOTION. SANS UN MOT NI UNE SAVEUR DE TROP. MUTIQUE ET HYPNOTIQUE.

Il se tait. À l’heure où la cuisine devient de plus en plus bavarde. À l’heure où les chefs expliquent et démontrent à longueur d’antenne et de colonnes – mais TV, radio et magazines les sollicitent comme jamais. Sven Chartier se tait. Au risque de déplaire, de ne pas s’attirer la sympathie des obser-vateurs/mangeurs/bloggeurs devenus les nouveaux critiques. Certains s’en énervent sur la toile, lui reprochant derrière son mutisme et son jusqu’au-bou-tisme culinaire – le produit et rien d’autre - l’absence d’identité réelle, de personnalité. Forcément, il ne dit rien mais ça le touche. Il ne comprend pas pourquoi une certaine incompréhension a pu naître ainsi avec un public venu comme un blast à l’ouverture de Saturne le 10 septembre 2010 et qui traîne depuis un peu les pieds, même si le succès ne se dément pas. Les blog-geurs se font plus rares, ont changé de rive ou de quartier pour des cuisiniers aux angles moins à vif. Mais Sven Chartier n’a rien appris de la com’, de l’image et du marketing. Fil d’un proviseur et d’une instit en hôpital, il a simplement, depuis toujours, voulu faire la cuisine, rien que la cuisine. Pas en parler.

Il faut sans doute aller chercher du côté de Biarritz les raisons de ce mutisme exigeant et pénible. Pendant son Bac Pro à l’École hôtelière, le jeune Sven va travailler chez Arnaud Daguin, talentueux ours hibernant à l’année aux “Platanes”. “C’était tout sauf un restaurant, une table de copains où le chef ne faisait la cuisine que si ça lui chantait,” explique-t-il du bout des lèvres. “Et il fallait voir la tête de ceux qui n’avaient pas l’habi-

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

SATURNE A OUVERT LE 10 SEPTEMBRE 2010. UN BISTROT, UN RESTAURANT ET UNE CAVE.

tude : une assiette, un pigeon sublimement cuit posé au milieu, un assaisonnement et basta. Il ne fallait pas demander un supplément garniture. Moi-même, je ne comprenais pas, j’ai failli me casser.” Il est resté un an, a passé son bac puis est revenu tous les jours faire des extras. L’apprenti avait rencontré un mentor et un style : prendre ce qu’il y a de mieux sur terre, découper de la manière la plus intime, la plus juste, pour respecter la fibre et cuire comme si la vie de l’humanité en dépendait. Avec Daguin, il arrache les mauvaises herbes d’Hégia, la ferme-auberge que l’ours se construit de ses mains. C’est vrai qu’au beau milieu des montagnes, avec pour seul horizon les Pyrénées surplombant Hasparren, nul mot n’est vraiment utile. Mais l’essentiel, déjà, y est : “Daguin m’a apporté cette liberté, m’a fait comprendre que rien n’est acquis, qu’on fait ce qu’on veux et qu’il ne faut surtout pas s’en tenir a l’académisme de la cuisine française.” Peu de mots : assez pour dire une politique. Il est 10h30 et Sven Chartier, après avoir nettoyé un à un des anchois de Collioure comme s’il s’agissait de pierres précieuses destinées à Cartier, s’est mis à trier quelques choux de Bruxelles. Autour de lui, une jeune brigade nettoie des scorso-nères, lave quelques palourdes, épluche de gluants salsifis. Silence d’une mise en place à peine dérangée par le cliquetis des couverts qu’on dresse sur les tables de bois blond conçues par les mêmes designers que la ferme Hégia. Un bout d’Hasparren, de son silence, posé en pleine stridence du quartier de la Bourse. Paris, Sven Chartier

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P. 8 2012_VOLUME 03 P. 92012_VOLUME 03

FLANDRE L’AUTRE NORDLES DERNIÈRES ANNÉES CULINAIRES APPARTIENNENT AUX PAYS NORDIQUES, AU DANEMARK EN PARTICULIER QUI CONCENTRE TOUS LES REGARDS. MAIS LA FLANDRE EST LE NOUVEL ELDORADO DES MANGEURS. UNE CRÉATIVITÉ INOUÏE À DEUX HEURES DE PARIS.

TEXTE ET IMAGES : LUC DUBANCHET ET STEPHANE MÉJANÈS

KOBE DESRAMAULTS (IN DE WULF) ET DRIES, SON JARDINIER.

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P. 8 2012_VOLUME 03 P. 92012_VOLUME 03

FLANDRE L’AUTRE NORDLES DERNIÈRES ANNÉES CULINAIRES APPARTIENNENT AUX PAYS NORDIQUES, AU DANEMARK EN PARTICULIER QUI CONCENTRE TOUS LES REGARDS. MAIS LA FLANDRE EST LE NOUVEL ELDORADO DES MANGEURS. UNE CRÉATIVITÉ INOUÏE À DEUX HEURES DE PARIS.

TEXTE ET IMAGES : LUC DUBANCHET ET STEPHANE MÉJANÈS

KOBE DESRAMAULTS (IN DE WULF) ET DRIES, SON JARDINIER.

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P. 18 2012_VOLUME 03 P. 192012_VOLUME 03

Il a la parole claire et le regard acéré de ceux qui savent ce qu’ils disent. Mots et avis tranchants découlant de quarante années sans repentir qui l’ont mené de la direction de l’école Camondo au Ministère de la Culture – il fut conseiller de Jack Lang durant sept ans –, en passant par des chan-tiers comme ceux de Zingaro, la maison Starck, l’Académie Fratellini, la Condition publique à Roubaix et plus récemment la création du Centre Pompidou Mobile. En 2006 il a construit le pavillon français de la biennale de Venise comme le cou-ronnement d’une carrière en ligne droite, uniquement dictée par des choix personnels qui l’ont vu souvent refuser bon nombre de commandes. Le hasard l’a mis dans les pas de Michel Troisgros au milieu des années 2000 puis d’Alexandre Gauthier en 2009. La rencontre entre créateurs a accouché de lieux uniques qui devraient servir d’exemple pour l’ensemble de la restauration.

Omnivore : Comment est venue l’idée de vous lancer dans la restauration ? Patrick Bouchain : De toute ma carrière, je n’ai jamais fait de maison, d’appartement ou de logements sociaux car cette archi-tecture-là ne me convenait pas. C’est pour ça que j’ai travaillé à des projets impliquant des artistes. J’ai d’abord collaboré avec Daniel Buren, puis avec des artistes américains et français qui réalisaient des œuvrent monumen-tales dans l’espace public. J’ai découvert que l’art est une sorte de sésame pour aller à l’essentiel et non pas tomber dans le décor avec ses réglementations et ses contraintes. Puis j’ai travaillé pour des gens de théâtre comme Bartabas qui avaient le souhait de créer des lieux de représen-tation dans lesquels ils vivraient. On parlait de “permanence artistique” et sans m’en rendre compte j’ai commencé à faire des endroits pour le spectacle certes mais aussi pour dormir, manger. J’ai fait des lieux de vie, pas des lieux de mort. Très vite, j’en suis devenu une sorte de spécialiste qu’on venait trouver chaque fois qu’on avait besoin de réhabiliter des espaces pour les trans-former en lieux culturels.

J’ai fait ça pendant 20 ans. Un jour, Michel Troisgros m’a appelé. Il avait vu mon travail lors de la première rétrospective qui m’était consacré à la Villa Noailles. J’avais 55 ans et je n’avais rien montré de mon travail pour ne pas en être prisonnier. Dans cette expo intitulée “Oui avec plaisir”, c’était des pho-tographes qui montraient mes réalisations dans leur vieillissement, dans l’époque. Je crois que Michel avait beaucoup aimé. Il m’a dit qu’il voulait me confier un projet d’auberge en pleine campagne. J’ai répondu “non”, je ne fais pas d’auberge à la campagne et je ne travaille pas pour des particuliers.

Qu’est-ce qui vous rebutait ?Je ne me voyais pas faire une auberge dans le terroir ! Il n’empêche que comme Michel est extraordinaire et tenace, j’ai compris dans la conversation qu’il y avait quelqu’un derrière ces idées. J’ai aussi rencontré Marie-Pierre, sa femme et c’était la ren-contre que je craignais le plus car il n’y a pas pire que la femme d’un grand Chef (rires). Mais j’ai vu cette mère de famille, cette femme amoureuse et d’une certaine manière cette paysanne pleine de bon sens. J’ai convenu avec eux que je descendrais voir. J’ai aimé Iguérande car au fond il n’y avait rien. Ce n’était pas un lieu fantastique, il ne se différenciait pas des autres. Ça m’a donné envie, mais j’ai proposé à Michel de ne rien faire pendant un an, simplement réparer la maison, reboucher quelques trous, nettoyer les haies, lui faire une sorte de

EN CINQ ANS, PATRICK BOUCHAIN A RÉALISÉ DEUX MAISONS MAJEURES DANS LE PAYSAGE GASTRONOMIQUE FRANÇAIS. L’IGUÉRANDE DES TROISGROS ET LA GRENOUILLÈRE DES GAUTHIER SONT DEUX EXEMPLES ULTIMES DE LIEUX DE VIE. ENTRETIEN.

LES CHEFS ET L’ARCHITECTE

PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DUBANCHET

ALEXANDRE GAUTHIER ET PATRICK BOUCHAIN PAR UNE MATINÉE DE PRINTEMPS ALORS QUE LES TRAVAUX DE LA GRENOUILLÈRE VIENNENT À PEINE DE COMMENCER.

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Il a la parole claire et le regard acéré de ceux qui savent ce qu’ils disent. Mots et avis tranchants découlant de quarante années sans repentir qui l’ont mené de la direction de l’école Camondo au Ministère de la Culture – il fut conseiller de Jack Lang durant sept ans –, en passant par des chan-tiers comme ceux de Zingaro, la maison Starck, l’Académie Fratellini, la Condition publique à Roubaix et plus récemment la création du Centre Pompidou Mobile. En 2006 il a construit le pavillon français de la biennale de Venise comme le cou-ronnement d’une carrière en ligne droite, uniquement dictée par des choix personnels qui l’ont vu souvent refuser bon nombre de commandes. Le hasard l’a mis dans les pas de Michel Troisgros au milieu des années 2000 puis d’Alexandre Gauthier en 2009. La rencontre entre créateurs a accouché de lieux uniques qui devraient servir d’exemple pour l’ensemble de la restauration.

Omnivore : Comment est venue l’idée de vous lancer dans la restauration ? Patrick Bouchain : De toute ma carrière, je n’ai jamais fait de maison, d’appartement ou de logements sociaux car cette archi-tecture-là ne me convenait pas. C’est pour ça que j’ai travaillé à des projets impliquant des artistes. J’ai d’abord collaboré avec Daniel Buren, puis avec des artistes américains et français qui réalisaient des œuvrent monumen-tales dans l’espace public. J’ai découvert que l’art est une sorte de sésame pour aller à l’essentiel et non pas tomber dans le décor avec ses réglementations et ses contraintes. Puis j’ai travaillé pour des gens de théâtre comme Bartabas qui avaient le souhait de créer des lieux de représen-tation dans lesquels ils vivraient. On parlait de “permanence artistique” et sans m’en rendre compte j’ai commencé à faire des endroits pour le spectacle certes mais aussi pour dormir, manger. J’ai fait des lieux de vie, pas des lieux de mort. Très vite, j’en suis devenu une sorte de spécialiste qu’on venait trouver chaque fois qu’on avait besoin de réhabiliter des espaces pour les trans-former en lieux culturels.

J’ai fait ça pendant 20 ans. Un jour, Michel Troisgros m’a appelé. Il avait vu mon travail lors de la première rétrospective qui m’était consacré à la Villa Noailles. J’avais 55 ans et je n’avais rien montré de mon travail pour ne pas en être prisonnier. Dans cette expo intitulée “Oui avec plaisir”, c’était des pho-tographes qui montraient mes réalisations dans leur vieillissement, dans l’époque. Je crois que Michel avait beaucoup aimé. Il m’a dit qu’il voulait me confier un projet d’auberge en pleine campagne. J’ai répondu “non”, je ne fais pas d’auberge à la campagne et je ne travaille pas pour des particuliers.

Qu’est-ce qui vous rebutait ?Je ne me voyais pas faire une auberge dans le terroir ! Il n’empêche que comme Michel est extraordinaire et tenace, j’ai compris dans la conversation qu’il y avait quelqu’un derrière ces idées. J’ai aussi rencontré Marie-Pierre, sa femme et c’était la ren-contre que je craignais le plus car il n’y a pas pire que la femme d’un grand Chef (rires). Mais j’ai vu cette mère de famille, cette femme amoureuse et d’une certaine manière cette paysanne pleine de bon sens. J’ai convenu avec eux que je descendrais voir. J’ai aimé Iguérande car au fond il n’y avait rien. Ce n’était pas un lieu fantastique, il ne se différenciait pas des autres. Ça m’a donné envie, mais j’ai proposé à Michel de ne rien faire pendant un an, simplement réparer la maison, reboucher quelques trous, nettoyer les haies, lui faire une sorte de

EN CINQ ANS, PATRICK BOUCHAIN A RÉALISÉ DEUX MAISONS MAJEURES DANS LE PAYSAGE GASTRONOMIQUE FRANÇAIS. L’IGUÉRANDE DES TROISGROS ET LA GRENOUILLÈRE DES GAUTHIER SONT DEUX EXEMPLES ULTIMES DE LIEUX DE VIE. ENTRETIEN.

LES CHEFS ET L’ARCHITECTE

PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DUBANCHET

ALEXANDRE GAUTHIER ET PATRICK BOUCHAIN PAR UNE MATINÉE DE PRINTEMPS ALORS QUE LES TRAVAUX DE LA GRENOUILLÈRE VIENNENT À PEINE DE COMMENCER.

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LE CATALAN FERRAN ADRIÀ A SURVOLÉ PAR SA CRÉATIVITÉ LA CUISINE DE LA DERNIÈRE DÉCENNIE.

MAIS EN PLEINE GLOIRE, L’ICÔNE DE LA JEUNE CUISINE A DÉCIDÉ DE FERMER SON RESTAURANT

POUR LE TRANSFORMER EN FONDATION. DERNIER DÎNER À EL BULLI.

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

EL BULLI FIN DE

PARTIE

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LE CATALAN FERRAN ADRIÀ A SURVOLÉ PAR SA CRÉATIVITÉ LA CUISINE DE LA DERNIÈRE DÉCENNIE.

MAIS EN PLEINE GLOIRE, L’ICÔNE DE LA JEUNE CUISINE A DÉCIDÉ DE FERMER SON RESTAURANT

POUR LE TRANSFORMER EN FONDATION. DERNIER DÎNER À EL BULLI.

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

EL BULLI FIN DE

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SVEN CHARTIER SOUS L'APPLIQUE SERGE MOUILLE

DE SON RESTO/LABO PRÈS DE LA BOURSE. DÉPOUILLÉ. LE GOÛT

DU SILENCEUN AN ET DEMI APRÈS L’OUVERTURE DE SON PREMIER RESTAURANT, SVEN CHARTIER IMPOSE SA CUISINE DANS LE PAYSAGE PARISIEN : INTENSITÉ, NATUREL, ÉMOTION. SANS UN MOT NI UNE SAVEUR DE TROP. MUTIQUE ET HYPNOTIQUE.

Il se tait. À l’heure où la cuisine devient de plus en plus bavarde. À l’heure où les chefs expliquent et démontrent à longueur d’antenne et de colonnes – mais TV, radio et magazines les sollicitent comme jamais. Sven Chartier se tait. Au risque de déplaire, de ne pas s’attirer la sympathie des obser-vateurs/mangeurs/bloggeurs devenus les nouveaux critiques. Certains s’en énervent sur la toile, lui reprochant derrière son mutisme et son jusqu’au-bou-tisme culinaire – le produit et rien d’autre - l’absence d’identité réelle, de personnalité. Forcément, il ne dit rien mais ça le touche. Il ne comprend pas pourquoi une certaine incompréhension a pu naître ainsi avec un public venu comme un blast à l’ouverture de Saturne le 10 septembre 2010 et qui traîne depuis un peu les pieds, même si le succès ne se dément pas. Les blog-geurs se font plus rares, ont changé de rive ou de quartier pour des cuisiniers aux angles moins à vif. Mais Sven Chartier n’a rien appris de la com’, de l’image et du marketing. Fil d’un proviseur et d’une instit en hôpital, il a simplement, depuis toujours, voulu faire la cuisine, rien que la cuisine. Pas en parler.

Il faut sans doute aller chercher du côté de Biarritz les raisons de ce mutisme exigeant et pénible. Pendant son Bac Pro à l’École hôtelière, le jeune Sven va travailler chez Arnaud Daguin, talentueux ours hibernant à l’année aux “Platanes”. “C’était tout sauf un restaurant, une table de copains où le chef ne faisait la cuisine que si ça lui chantait,” explique-t-il du bout des lèvres. “Et il fallait voir la tête de ceux qui n’avaient pas l’habi-

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

SATURNE A OUVERT LE 10 SEPTEMBRE 2010. UN BISTROT, UN RESTAURANT ET UNE CAVE.

tude : une assiette, un pigeon sublimement cuit posé au milieu, un assaisonnement et basta. Il ne fallait pas demander un supplément garniture. Moi-même, je ne comprenais pas, j’ai failli me casser.” Il est resté un an, a passé son bac puis est revenu tous les jours faire des extras. L’apprenti avait rencontré un mentor et un style : prendre ce qu’il y a de mieux sur terre, découper de la manière la plus intime, la plus juste, pour respecter la fibre et cuire comme si la vie de l’humanité en dépendait. Avec Daguin, il arrache les mauvaises herbes d’Hégia, la ferme-auberge que l’ours se construit de ses mains. C’est vrai qu’au beau milieu des montagnes, avec pour seul horizon les Pyrénées surplombant Hasparren, nul mot n’est vraiment utile. Mais l’essentiel, déjà, y est : “Daguin m’a apporté cette liberté, m’a fait comprendre que rien n’est acquis, qu’on fait ce qu’on veux et qu’il ne faut surtout pas s’en tenir a l’académisme de la cuisine française.” Peu de mots : assez pour dire une politique. Il est 10h30 et Sven Chartier, après avoir nettoyé un à un des anchois de Collioure comme s’il s’agissait de pierres précieuses destinées à Cartier, s’est mis à trier quelques choux de Bruxelles. Autour de lui, une jeune brigade nettoie des scorso-nères, lave quelques palourdes, épluche de gluants salsifis. Silence d’une mise en place à peine dérangée par le cliquetis des couverts qu’on dresse sur les tables de bois blond conçues par les mêmes designers que la ferme Hégia. Un bout d’Hasparren, de son silence, posé en pleine stridence du quartier de la Bourse. Paris, Sven Chartier

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s’y est installé quand Daguin a pris son téléphone pour appeler Alain Passard et lui recommander le petit. Le grand chef de la rue de Varenne a dit oui même si la cuisine était déjà pleine. Certains mots pèsent plus que d’autres. Chartier devient donc “runner” aux légumes avec pour mission essentielle d’emporter dare-dare à la plonge les casseroles et les ustensiles utilisés par le chef de partie. Dans cette cuisine non plus il n’y a pas un bruit, l’impression parfois de devoir fonctionner en télépathie avec un chef entièrement concentré sur une assiette composée comme un jardin paysagé. “Tu mets du temps à comprendre ce qu’il veut, plusieurs mois, mais tu regardes et tu t’adaptes. Il te pousse en dehors de tes limites.” En septembre 2005 – il s’en souvient comme d’un changement de vie – Sven Chartier prend seul la responsabilité des légumes de l’ Arpège. De Paris, il suit les trois potagers de Passard au quotidien, oreille vissée au téléphone avec les jardiniers, pour anticiper au mieux l’arrivée des tout premiers petits pois, des betteraves fumées et des carottes de plein champs. En quatre mots : “J’avais la trouille.”

LA DÉMYSTIFICATION À 11h30, la carte du midi de Saturne n’est toujours pas écrite. Une série d’ingré-dients s’entassent en une liste qui ne quitte pas son maître. Depuis quinze mois que Saturne est ouvert avec ses soixante places assises, sa salle à l’allure scandinave scandée par des appliques Serge Mouille, il suit ainsi son rituel : quelques notes griffonnées d’une pointe bic bleue pour écrire la struc-ture du repas avant de s’absorber dans le taillage des légumes. “Je n’ai pas de fiches techniques, pas de menus préconçus. Je ne supporte pas l’idée de la répétition ou d’un plat qui dure quinze jours.” Alors il jongle chaque matin avec les arrivages du jour, parfois même avec la pénurie, les petits fournisseurs oubliant de dire qu’il n’ont rien ramassé pour lui. “Aujourd’hui nous avons de la chance, c’est carton plein de produits.” À 11h40, soit à peine une heure avant l’arrivée des premiers convives, il tend enfin un bout de papier : trois entrées, trois plats, trois desserts. Le compte y est. Ewen, l’associé et sommelier, peut tout mettre au propre sur l'ordinateur et commencer à gamberger un peu sur la série de vins nature qu’il proposera au verre pour accompagner le repas. La barbe druidique mais bien taillée de Chartier esquisse un mince sourire : “C’est une cuisine de la fragilité, elle est imparfaite, en devenir. Il faut cinq ans pour qu’elle existe.” Un phrase pour passer du

mystère au réalisme. Et si, au fond, c’était bien ça, ce que quelques-uns reprochent à Sven Chartier. Derrière le mutisme, la volonté de transparence, derrière l’absence d’expli-cations, la démystification d’une cuisine qui passe le reste du temps, chez d’autres, à vouloir se la raconter. Chez Saturne, ce midi-là, les mots manquent pour décrire l’imbrication miraculeuse des saint-jacques taillées crues, assez épaisses, croquant sur de minces lamelles de courge, des fila-ments de chou rouge à l’amertume pointue avant un torrent d’iode déversé par les langues d’oursin. Brutal mais doux, incisif mais soyeux. Il faut un Val de Saône sans soufre

de Guy Bussière pour sortir de l’effarement et plonger, l’esprit rafraîchi, dans le duo anchois – ceux du matin – à peine effleurés par la flamme et des pommes de terre en chips croustillantes, un plat insensément évident, presque enfantin dans sa fausse gourmandise associant perfidement cendres de queues d’anchois et radicelles de poireaux à croquer comme une terre argileuse. Et puis soudain, de nouveau, le silence face à ce qui ressemble au plat de l’année : lotte, scorsonère, poireaux crayons, trévise et jus à l’olive. On pourrait vous l’expliquer – l’amertume, encore renforcée par la pro-fondeur aigrelette de l’olive… – mais non. Il fallait y aller et manger. Et voir, de loin, derrière le passe de sa cuisine, Sven Chartier dresser les assiettes et se taire. À 26 ans, il a la vie devant lui pour l’ouvrir.

11H40, LE MENU DU MIDI SORT ENFIN D'UNE PAGE GRIFFONNÉE : “C'EST UNE CUISINE DE LA FRAGILITÉ”.

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FLANDRE L’AUTRE NORDLES DERNIÈRES ANNÉES CULINAIRES APPARTIENNENT AUX PAYS NORDIQUES, AU DANEMARK EN PARTICULIER QUI CONCENTRE TOUS LES REGARDS. MAIS LA FLANDRE EST LE NOUVEL ELDORADO DES MANGEURS. UNE CRÉATIVITÉ INOUÏE À DEUX HEURES DE PARIS.

TEXTE ET IMAGES : LUC DUBANCHET ET STEPHANE MÉJANÈS

KOBE DESRAMAULTS (IN DE WULF) ET DRIES, SON JARDINIER.

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Comme tous les changements, personne n’a rien vu venir. On se souvient encore des mots très durs d’Henri Gault dans le guide Europe de l’an 2000. Celui qui pourtant savait si bien manger traitait la Flandre et les Pays-Bas avec un mépris confondant. On avait frôlé l’incident diplomatique, il avait même dû y avoir des excuses. Il faut sans doute aller chercher dans la vieille amitié liant Pierre Wynants à Henri Gault ce dérapage – assez drôle dans les mots – pas si contrôlé envers la cuisine flamande. Le chef de Comme chez Soi dominait encore le royaume culinaire Belge, cuisine wallonne de tradition à la française (Wynants avait été formé chez Raymond Oliver et à la Tour d’Argent) appliquée aux produits locaux : crevettes grises en croquettes, tête de veau en tortue ou poussins à la Bruxelloise. Beurre, crème, oignons, chicons formaient les limites d’un territoire mental rappelant drôlement la France. Et pour cause : l’inspiration, la langue et une certaine façon patrimoniale de concevoir la cuisine décou-laient pleinement de l’histoire des deux pays frontaliers. “La région francophone de la Belgique a été énormément inspi-rée par la France c’est certain, confirme Philippe Schroeven, rédacteur en chef adjoint du magazine Culinaire Saisonnier

Détail marquant : Oud Sluis et In De Wulf occupent chacun un poste avancé près d’une “frontière”, belge pour le premier, française pour le deuxième. “Globalement plus rien ne se passe en Wallonie, analyse Philippe Schroeven. Comme Chez Soi n’est plus le même depuis le départ de Pierre Wynants, même chose pour la Villa Lorraine depuis celui de Freddy Vandecasserie. Tout se passe à Anvers, Bruges ou Gent qui ont non seu-lement la clientèle et l’argent mais aussi une passion grandissante pour la cuisine au même titre que le design, les arts de la table ou la mode. La Wallonie reste paralysée.”

EST�CE FLAMAND ? Anvers, un soir d’automne. La ville est magni-fique sous le pavé luisant. Le tram passe à intervalles réguliers, projetant comme une ombre dans la salle du restaurant. Dave de Belder a quelque chose d’Alexandre Gauthier. Même physique trapu, même énergie, même regard fiévreux. La comparaison ne s’arrête d’ailleurs pas là. Le tartare de bœuf maturé durant 14 semaines servi en micro cubes à la texture pommadée et au goût puissant boosté par des œufs de hareng pourrait très

qui connaît son territoire par cœur. C’était là que la gastronomie se développait alors qu’on considérait les Flamands comme des paysans.” À l’époque, la Belgique était déjà coupée en deux hémisphères. Au nord, le long de la mer, la Flandre. Au Sud, bordant la fron-tière française la Wallonie. Pas de postes frontières entre les deux mais la barrière naturelle de la langue et de la culture. Et c’est peu dire que les deux Belgique n’ont pas grand-chose à voir. Introvertie et carrée pour la néerlandophone, expansive et débor-dante pour la francophone. En quelques décennies, les “paysans ” flamands ont fortement développé leur bout de territoire. Le tertiaire, la mode, le design, l’architec-ture, les médias sont devenus pour eux des secteurs de pointe. L’économie a suivi, devançant largement une Wallonie restée sur ses bases. Et c’est tout naturellement que la Belgique de la croquette de crevettes se fait aujourd’hui supplanter par la Flandre créative.

bien figurer à la carte de la Grenouillère. À 32 ans, Dave De Belder a fait ses classes chez Jonnie De Boer, le triple étoilé De Librije à Zwolle avant d’ouvrir il y a cinq ans De Godevaart dans cette ancienne pois-sonnerie du 19 en plein centre d’Anvers. L’endroit, de facture bourgeoise, est malmené par la fougue d’un jeune talent qui, lorsqu’il se met à cuisiner les crevettes grises, fait d’abord frire leurs têtes pour en dégager le maximum de punch et de saveurs avant de les associer à de jeunes sommités de chou-fleur et à ses feuilles grillées au barbecue. Le registre marin s’enrichit de notes fumées, persistantes, rafraîchies par une sorte de jus/crème à l’orange très bien dosé. Un pain toasté, très rustique, joue l’effet tartine croustillante en bouche sans enlever la moindre délicatesse. De Belder garde bien les deux pieds en Flandre, culti-vant la palette terre/mer tout en ouvrant les chakras. À quelques kilomètres de là, à Berchem, Davy Schellemans, lui, a ouvert son bistrot.

“La révolution est clairement venue d’Oud Sluis, explique Philippe Schroeven. C’est Sergio Herman qui a apporté le vent de fraîcheur qui soufflait alors sur la cuisine européenne.” Oud Sluis se trouve… à Sluis, aux Pays-Bas. C’est-à-dire à trois minutes en voiture de la frontière belge. Herman a repris en 1990 l’affaire de ses parents et de ses grands-parents, transformant au fil des ans un bistrot à moules réputé en laboratoire créatif. Herman admire le catalan Ferran Adrià, le rencontre, s’en inspire pour développer sa propre cuisine. “Je veux être mon propre Gulf Stream, dit-il aujourd’hui. Je peux m’enthousiasmer pour de beaux ingrédients mais aussi pour des choses qui n’ont rien à voire avec la nourriture. Mon univers est celui de l’art, du design, de la musique, de la mode, de la mer, de la Zélande.” Il n’en faut pas plus pour faire un programme politique. Pas plus non plus pour convaincre de jeunes gens avides d’apprendre différem-ment. Une génération Herman est née, plus libre, plus ouverte, contemporaine. Kobe Desramaults, le chef de In De Wulf a non seulement été transformé par son passage à Oud Sluis mais a repris lui aussi la maison de famille en l’ayant pour modèle (lire également le portrait page 13).

Veranda est pourtant bien plus que cela. Un restaurant de poche, aménagé brocante chic avec subtilité, où tous les goûts sont permis. Schellemans a 30 ans. Il a été le second de Kobe Desramaults à In De Wulf. Et il sait immédiatement où porter ses efforts pour convaincre et séduire en partant du produit. Les énoncés sont courts, directs, mais annoncent la couleur. “Betteraves et pommes” est une broderie autour de la betterave luisante comme un vernis en fine mousseline, une alternance de micro betteraves cuites confites dans leur peau et de pommes en fins rouleaux contenant dés et gelée de pomme. Des notes de cumin, une fraîche acidité et un goût de terre s’échappent de ce plat purement jouissif. La sébaste, artichaut et coquillages où le cochon de lait aux carottes et aux épices suivent la ligne, éblouissent par la maîtrise et l’énergie contenues en quelques par-celles de matière. Est-ce flamand ? Oui, indéniablement, dans la volonté de concen-trer l’essentiel dans l’assiette, de ne pas faire du show mais de résumer en quelques bouchées profondeur, textures et technique. “J’y ai emmené récemment l’équipe, confirme Julien Burlat. On adore.” Dans la bouche de ce français expat’ depuis des années à Anvers, cela vaut toutes les notes de guide.

RIS DE VEAU ET POIRE DE “DE GODEVAART” À ANVERS. DAVY SCHELLEMANS, LE CHEF DE “VERANDA” À BERCHEM. L'IMPRESSIONNANTE SALLE EN ROTONDE DU “DÔME” À ANVERS ABRITE LA CUISINE DIRECTE DE JULIEN BURLAT, ANCIEN DE GAGNAIRE.

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LE REBELGEKOBE DESRAMAULTS A FAIT DE L’AUBERGE FAMILIALE, EN FLANDRE�OCCIDENTALE, UN LABORATOIRE D’IDÉES LUMINEUSEMENT TERRE À TERRE. APRÈS UN PARCOURS ALAMBIQUÉ, IL S’IMPOSE COMME LE CHEF DE FILE DE LA JEUNE CUISINE BELGE.

REPORTAGE : STÉPHANE MÉJANÈS

Un matin d’automne. Casquette vissée sur le crâne, un bac en plastique sous le bras droit, Kobe Desramaults arpente la forêt du Mont Rouge, à Heuvelland, en compagnie de sa brigade au grand complet. Le sol est jonché de feuilles mortes aux reflets roux, un dégradé du plus clair au plus foncé. Un mol tapis humique, à la fois sec et détrempé, qui dissimule les pièges d’un terrain gentiment escarpé. Ces sous-bois, Kobe en connaît intimement chaque sentier, chaque arbre, chaque entrelacs de ronces. Il avance du pas rapide et assuré de celui qui sait, de celui qui a déjà repéré tous les bons coins, les talus fertiles, les systèmes racinaires aux orientations propices à l’ef-florescence d’herbes aromatiques ou de champignons sauvages. Il scrute, cueille, croque et communie avec ses compagnons de promenade. Comme un rite sylvestre qu’il mènerait en gourou bienveillant. Cette terre, c’est la sienne, celle de ses pa-rents. Cette colline, c’est celle des livraisons assurées par son grand-père, négociant en poisson, au “Belvédère”, l’institution locale, celle aussi de Koert Van Kerkckhove, chef du restaurant “Picasso”, entre Mont Rouge et Mont Noir, premier maître d’un enfant turbulent qui aurait pu mal tourner. Sur cette butte rouge, le baptême se faisait tous les matins où tous ceux qui montaient rou-laient de joie dans le ravin. Cette butte rouge porte le nom des copains. Sirop de la rue, aucune école n’a jamais su le retenir : rien que dix différentes dans le secondaire. “Pas de grosses bêtises mais les études m’en-nuyaient, je me faisais renvoyer de partout.” Une sorte d’Antoine Doinel flamand toujours prêt à faire les 400 coups, au grand déses-poir de Heidi, son ange maternel. Car même s’il traîne dans l’auberge des parents, il se nourrit peu, s’exerce vaguement la main sur quelques plats, uniquement en pâtisse-rie, et mange les spaghettis à la bolognaise

en y saupoudrant du sucre avec allégresse et la main lourde. Il faut que Heidi se fâche et le confie de force, l’année de ses 17 ans, à Koert Van Kerkckhove, pour que sa vie bascule. Rétif à presque toute forme d’au-torité, Kobe n’a jamais contesté celle de sa mère. Contre toute attente, il ne remet pas non plus en cause celle de son nou-veau patron. Ce contrat d’apprentissage est une révélation. “J’ai découvert quelqu’un qui travaillait pour sa famille, avec un but. Je le respectais. J’ai beaucoup appris. Des bases, mais aussi à me concentrer.” Il découvre surtout une autre cuisine que celle servie dans la taverne familiale où les Ch’tis viennent se houblonner à peu de frais. Son sens du graphisme est lui aussi émoustillé. Au point que, deux ans plus tard, il n’a plus qu’une envie, trouver un point de chute qui prolongera le plaisir.

CHOC ESTHÉTIQUEEn quittant “Picasso”, il rêve de “Carmélite”. Nulle tentation blasphématoire là-dessous, juste une candide attirance pour le res-taurant brugeois qui fait alors autorité en Belgique. Vite douchée. “Chez moi, on m’a dit : tu sors d’une expérience où vous étiez deux en cuisine, tu vas te retrouver dans une équipe de 20, n’y va pas.” Message reçu. Il pousse un peu plus loin, à 15 kilomètres de Bruges, en direction des Pays-Bas. À Sluis, il rejoint la dream team de Sergio Herman, chef du restaurant “Oud Sluis”. Entre terre et mer, après la période rose de “Picasso”, la descente est brutale. Loin de chez lui, il trime à un rythme nettement différent de celui de sa bohème juvénile. “La première année a été terrible. J’ai eu tout à coup beaucoup de responsabilités et Sergio était très strict. On n’avait pas le temps de réfléchir, on travaillait du matin

jusqu’à la nuit, on ne dormait que quelques heures. Physiquement, c’était très dur. J’ai souvent pensé à tout arrêter.” Il s’accroche, fasciné par un cuisinier visionnaire, à la base de la révolution espagnole incarnée par Ferran Adrià. Sergio Herman, l’homme qui, bien avant les autres, choquait le bourgeois en dressant ses plats non plus au centre de l’assiette, mais décalé sur les bords. Passé le spleen, le choc esthétique est immense. “C’est là-bas que j’ai vraiment découvert une chose : en cuisine, il n’y a pas que le métier, il y a aussi la créativité. Sergio m’a montré que l’on pouvait jouer avec les idées.” Il y reste deux ans. Le mentor légèrement tyrannique des années de for-mation est devenu un proche. Son premier fan. C’est lui qui lui a permis d’effectuer un passage à Barcelone, au “Comerç 24”, tenu par un ancien de “El Bulli”. C’est lui qui a envoyé à Dranouter un journaliste du magazine Knack, la bible des néerlan-dophones, dont l’article dithyrambique a sans doute sauvé “In De Wulf”.Car entre temps, l’aventure espagnole est écourtée par un appel au secours de Heidi : “Je suis fatiguée. Rentre, sinon je vends”.

Julien Burlat est lui même étoilé pour son “Dôme ”, magnifique salle en rotonde qu’il a transformée en référence pour une grande partie de la cuisine belge. Surtout, Burlat, stéphanois d’origine, passé – rien de moins – chez Gagnaire et Pacaud à l’Ambroisie, est un observateur éclairé de la cuisine en Belgique doublé d’un redoutable mangeur. Le produit, la cuisine, il connaît, et ses jugements sont aussi tranchants qu’étayés. “Ici les mecs travaillent, c’est une certitude. Ils n’ont plus de complexes vis-à-vis de la France, se connaissent tous les uns et les autres, voyagent et ont pris conscience de leurs capacités.” On le me-sure encore en pénétrant dans la “petite” adresse ouverte par Kobe Desramaults à Gent. De Vitrine, qui se situe pile poil en plein quartier des prostitués, s’avère en quelques secondes l’un des lieux les plus attachants du royaume. Dans un décor de boucherie préservé, la cuisine initiée par

Kobe fait beaucoup mieux que du bistrot réchauffé. Matthias Speybrouck qu’on voit œuvrer aux fourneaux se joue des fameuses crevettes grises en les accompagnant de chou pickelisé, d’un trait d’huile de navette et de moutarde. Des radis croquent sous la dent, l’acidité du vinaigre irradie la langue… C’est vif, émotif, immédiatement compré-hensible. Et puis soudain jaillit un plat aussi simple qu’éblouissant : une aubergine brû-lée/fumée, mimolette, huile de persil et ail saumuré. Un plats à trois francs six sous tout bonnement parfait où le légume soyeux mêle sa texture suave à la douceur de la mimolette avant de prendre une rasade d’huile verte et perçante. Tout bonnement énorme.

D’un coup se dessine le nouveau paysage flamand de la cuisine. De la modestie et de la persistance, l’envie d’en découdre avec un territoire sans pour autant dénigrer ce qui existe autour, plus loin. Ce sentiment étrange que les “petits pays” ont des besoins incommensurables d’action et de conquête. L’histoire des hommes et des voyages part d’ailleurs souvent de ces ports d’attache, pas plus grands que des pontons sur une carte. La Flandre actuelle ressemble furieusement à un point d’envol pour la cuisine.

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KOBE DESRAMAULTS. SALLE À MANGER DE IN

DE WULF, JANVIER 2012.

LES CREVETTES GRISES FAÇON “DE VITRINE”, LE BISTROT FRONDEUR DE DESRAMAULTS INSTALLÉ EN PLEIN QUARTIER CHAUD DE GENT.

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Nous sommes en 2003, Kobe a 23 ans. Il revient. À cause de Heidi. À cause de ces champs vallonnés, au charme apaisant, et de cette ancienne ferme, sans grâce apparente. À cause de ce village un brin austère marqué, comme l’écrit l’office du tourisme local, “par les gueux, les guerres et la musique folk” – le Dranouter Festival, sorte de Woodstock flamand, est mondiale-ment connu. À cause, enfin, de ces habitants plutôt taiseux et si peu friands de nouveauté. Justement, c’est pour l’imposer que le jeune chef a relevé le défi d’un fils peu prodigue. L’estaminet familial, ouvert du vendredi au dimanche pour une clientèle essentiellement française, vend des crêpes et des tartines, du jambon et de la bière ? Il commence à “faire son petit truc” le mercredi et le jeudi en proposant une carte brasserie et un petit menu découverte. “Personne ne venait !” Jusqu’à cette visite d’un critique de Knack. “Après la parution du magazine, on sortait 60 couverts à tous les repas, à deux en cui-sine. J’ai décidé de ne plus faire que le petit menu, qui s’est développé au fil du temps.” Car il en a fallu pour convaincre les scep-tiques et battre en brèche les idées reçues. “Les gens disent encore que c’est facile parce que j’ai commencé chez ma mère. Mais, au début, on faisait 0 de chiffre d’affaire. Ça n’était pas un cadeau. On a augmenté peu à peu et les seuls exercices positifs durant toutes ces années ont été les deux derniers, 2010 et 2011.” Car, c’est bien connu, nul n’est prophète en son pays où d’aucun parle de “cuisine de riches”. Comme à la boulange-rie “Oventote” où Hilde Ringoot-Van Rossem, femme de Walter, génie du speculoos (le seul utilisé en cuisine par Kobe !), fait son coming out. Elle avoue n’être allé manger chez In De Wulf qu’une seule fois, et encore, après avoir gagné un repas grâce à la décoration de sa boutique au cours d’une fête traditionnelle. Cet a priori, Kobe veut le démythifier... à tout prix. “Ce n’est pas cette histoire que l’on veut raconter. Quand on vient à Dranouter, on sait que l’on ne va pas trouver forcément du caviar ou de la truffe, on est prêt à vivre une expérience culinaire différente.” Un menu en 18 services (hors volée d’amuse-bouche), avec un accord mets-vins de 13 verres.

PIGEONS DE STEENVORDELe déclic, comme pour beaucoup, a lieu à l’occasion d’un pèlerinage sur le plateau de l’Aubrac, chez Michel Bras. “J’ai pris une vraie claque. J’ai découvert une cuisine sur les émotions, les sentiments. J’ai compris la magie de ce que l’on peut faire avec la limitation de soi-même. J’ai commencé à m’intéresser aux produits disponibles autour de moi. D’abord les herbes sau-

vages, puis très vite le cercle s’est agrandi.” C’est ainsi qu’il s’est rapproché du réseau Local Food Express, qui regroupe des pro-ducteurs bio un peu partout en Belgique. À quelques kilomètres de chez lui, il a tissé un lien tout particulier avec Dries, un paysan lunaire, fils d’agriculteur traditionnel, qui vit chichement sur ses quelques hectares avec femme et enfants. Bonnet en tricot en-filé de guingois sur la tête, visage hirsute et buriné, mains calleuses, il laisse pousser, comme ça vient, en osmose avec sa terre, et même quand la météo se dérègle, faisant fi des saisons. Il expérimente aussi, commande des graines dans le monde entier (Amérique du sud essentiellement), en sème quelques rangées et attend. Pour se laisser surprendre par le vivant. Pour étonner le cuisinier. “Des gens comme Kobe nous donnent de la force pour faire ce que nous faisons. Cuisinier et paysans regardent la nature de la même façon, ressentent les mêmes choses.” C’est un spectacle d’observer Kobe piétiner la glaise du potager, courber l’échine pour pénétrer dans les serres (non chauffées), porter à ses narines une feuille, une fleur, une racine, tendues par Dries l’air mysté-rieux et complice, y planter les dents, et voir la création à l’œuvre dans son regard qui s’allume. Un miracle qui se reproduit tous les jours, lorsqu'arrivent la pêche de la Manche ou de la Mer du Nord, les écre-visses de la baie de Somme, ou les pigeons de Steenvorde.C’est en puisant dans cette histoire, ces partis pris, ces engagements, que Kobe Desramaults a fait de la fermette originelle un lieu à peine moins modeste, coton, verre et bois, cheminées et bougies, am-biance amniotique. C’est en toute logique qu’il y créé une cuisine impressionniste, voire pointilliste, selon une équation toute personnelle : connaissance + technique = spontanéité. Avec des choix qui s’imposent sans heurt, relèvent souvent de l’évidence, du genre “Mais pourquoi n’y a-t-on pas pensé avant ?”. Une quenelle de pain brûlé

renfermant du maroilles coulant. Un bulot comme au premier jour avec une mayon-naise montée au jus de cuisson du coquil-lage. Une huître pochée dans le petit lait, recouverte par la dentelle d’une feuille de chou d’ornement comestible. Un risotto de céréales (millet, sarrasin, blé), champi-gnons du Mont Rouge (le revoilà !) et cresson. Une purée de butternut lovée dans ses lamelles et plantée de graines de courge. Un morceau de lièvre ranci six semaines, saucisse de pattes du lagomorphe et chips de peau de topinambour. Un pigeon maturé quinze jours, cuit au foin et servi quasi entier, cervelle comprise. Une infusion de feuilles mortes des sous-bois.

Tous les sens et toutes les émotions sont convoqués au long d’un repas à la progression parfaitement cohérente, avec ses temps forts et ses temps plus faibles, comme au-tant de cailloux à ramasser pour retrouver son chemin, autant d’indices à glaner pour résoudre une énigme qui n’en est pas une. Tout est là, en effet, sous nos yeux, dans le paysage alentour, dans la personnalité d’un cuisinier à la fois réservé et déterminé.Désormais, dans les pas du sorcier de Laguiole, en phase avec une cuisine nordique dont il est philosophiquement et géographiquement proche, Kobe Desra-maults veut pousser plus loin le dépouil-lement. “Je vais me forcer à encore plus me limiter. C’est la base de la créativité. Pour l’utilisation de certains produits, comme les patates ou le porc, tout a été pensé et réfléchi en temps de misère, de restriction. Ne presque rien toucher, ne presque rien faire, juste le choc du produit. Quand on comprend ça, on change de pers-pective.” Rêve éveillé de colline, immense gageure mais excitant pari pour ce Kobe du plat pays.

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ISLANDE

AIR On l’a découverte en 2010 avec l’éruption de l’Eyjafjöll. Où comment un volcan en éruption, là-haut, tout là haut vers le cercle polaire, pouvait paralyser les vols du monde entier. L’Islande, bien sûr, est beaucoup plus que cela. 100 000 km , 320 000 habitants dont le tiers à Reykjavik, la capitale. Tout autour, une succession de paysages chaotiques et sublimes, de fjords, geysers, petits monts propices à l’élevage de l’agneau de pré salé, à la pêche à l’omble et à la morue comme à l’initiation au goût si particulier du Skyr, ce fromage typique à mi-chemin du frais et du caillé. “Nous aimons nos produits, nous en sommes fiers.”, dit le grand chauve Hákon Már Örvarsson, chef parmi les chefs, décou-vert par Omnivore à Deauville voici deux ans et devenu depuis un habitué, au point de venir cette année à Paris réaliser un 100% Cercle polaire qui restera dans les mémoires. Avec son complice Gunnar Karl Gislasson, chef du formidable Dill à Reykjavik, ils accouchèrent ce soir de janvier d’une succession de sen-sations magiques : omble rosé, mariné puis fumé avant d’être cuit à peine, recouvert d’une fine pellicule de moutarde à l’ancienne mélangée au miel, grosse bulle de crème fraiche acidulée, crumble de pain de seigle et poudre d’algues ; morue salée, aneth et céleri confit et pickelisé, mousse d’aneth jusqu’à l’agneau et son jus laqué à souhait, infusé aux baies de genièvre. Si l’Islande a été frap-pée de plein fouet par la crise financière de 2008, voici l’occasion de découvrir une culture qui, avant d’être tournée vers l’informatique et la finance, sait d’abord pêcher, cueillir et conserver pour passer l’hiver. On prend le pari que l’Islande jouera dans les années qui viennent la nouvelle éruption… culinaire.

DILLWWW.DILLRESTAURANT.IS

Y ALLER : VOLS RÉGULIERS AU DÉPART DE PARIS VERS REYKJAVIK À PRIX TRÈS RAISONNABLES. WWW.ICELANDAIR.FRPHOTO : PAULA REISEN

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Il a la parole claire et le regard acéré de ceux qui savent ce qu’ils disent. Mots et avis tranchants découlant de quarante années sans repentir qui l’ont mené de la direction de l’école Camondo au Ministère de la Culture – il fut conseiller de Jack Lang durant sept ans –, en passant par des chan-tiers comme ceux de Zingaro, la maison Starck, l’Académie Fratellini, la Condition publique à Roubaix et plus récemment la création du Centre Pompidou Mobile. En 2006 il a construit le pavillon français de la biennale de Venise comme le cou-ronnement d’une carrière en ligne droite, uniquement dictée par des choix personnels qui l’ont vu souvent refuser bon nombre de commandes. Le hasard l’a mis dans les pas de Michel Troisgros au milieu des années 2000 puis d’Alexandre Gauthier en 2009. La rencontre entre créateurs a accouché de lieux uniques qui devraient servir d’exemple pour l’ensemble de la restauration.

Omnivore : Comment est venue l’idée de vous lancer dans la restauration ? Patrick Bouchain : De toute ma carrière, je n’ai jamais fait de maison, d’appartement ou de logements sociaux car cette archi-tecture-là ne me convenait pas. C’est pour ça que j’ai travaillé à des projets impliquant des artistes. J’ai d’abord collaboré avec Daniel Buren, puis avec des artistes américains et français qui réalisaient des œuvrent monumen-tales dans l’espace public. J’ai découvert que l’art est une sorte de sésame pour aller à l’essentiel et non pas tomber dans le décor avec ses réglementations et ses contraintes. Puis j’ai travaillé pour des gens de théâtre comme Bartabas qui avaient le souhait de créer des lieux de représen-tation dans lesquels ils vivraient. On parlait de “permanence artistique” et sans m’en rendre compte j’ai commencé à faire des endroits pour le spectacle certes mais aussi pour dormir, manger. J’ai fait des lieux de vie, pas des lieux de mort. Très vite, j’en suis devenu une sorte de spécialiste qu’on venait trouver chaque fois qu’on avait besoin de réhabiliter des espaces pour les trans-former en lieux culturels.

J’ai fait ça pendant 20 ans. Un jour, Michel Troisgros m’a appelé. Il avait vu mon travail lors de la première rétrospective qui m’était consacré à la Villa Noailles. J’avais 55 ans et je n’avais rien montré de mon travail pour ne pas en être prisonnier. Dans cette expo intitulée “Oui avec plaisir”, c’était des pho-tographes qui montraient mes réalisations dans leur vieillissement, dans l’époque. Je crois que Michel avait beaucoup aimé. Il m’a dit qu’il voulait me confier un projet d’auberge en pleine campagne. J’ai répondu “non”, je ne fais pas d’auberge à la campagne et je ne travaille pas pour des particuliers.

Qu’est-ce qui vous rebutait ?Je ne me voyais pas faire une auberge dans le terroir ! Il n’empêche que comme Michel est extraordinaire et tenace, j’ai compris dans la conversation qu’il y avait quelqu’un derrière ces idées. J’ai aussi rencontré Marie-Pierre, sa femme et c’était la ren-contre que je craignais le plus car il n’y a pas pire que la femme d’un grand Chef (rires). Mais j’ai vu cette mère de famille, cette femme amoureuse et d’une certaine manière cette paysanne pleine de bon sens. J’ai convenu avec eux que je descendrais voir. J’ai aimé Iguérande car au fond il n’y avait rien. Ce n’était pas un lieu fantastique, il ne se différenciait pas des autres. Ça m’a donné envie, mais j’ai proposé à Michel de ne rien faire pendant un an, simplement réparer la maison, reboucher quelques trous, nettoyer les haies, lui faire une sorte de

EN CINQ ANS, PATRICK BOUCHAIN A RÉALISÉ DEUX MAISONS MAJEURES DANS LE PAYSAGE GASTRONOMIQUE FRANÇAIS. L’IGUÉRANDE DES TROISGROS ET LA GRENOUILLÈRE DES GAUTHIER SONT DEUX EXEMPLES ULTIMES DE LIEUX DE VIE. ENTRETIEN.

LES CHEFS ET L’ARCHITECTE

PROPOS RECUEILLIS PAR LUC DUBANCHET

ALEXANDRE GAUTHIER ET PATRICK BOUCHAIN PAR UNE MATINÉE DE PRINTEMPS ALORS QUE LES TRAVAUX DE LA GRENOUILLÈRE VIENNENT À PEINE DE COMMENCER.

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VU DE L'EXTÉRIEUR, LA DEUXIÈME FORGE, CELLE DE LA SALLE À MANGER AUX TABLES ORGANIQUES. LE JARDIN PAILLÉ ATTEND LES PREMIÈRES POUSSES.

LES POUTRELLES D'ACIER ABRITENT LA PREMIÈRE FORGE, CELLE DE

LA CUISINE OÙ TOUT S'ORGANISE EN PARALLÈLES. AU PREMIER PLAN

LA TABLE D'HÔTE OUVERTE SUR LE JARDIN BRUT.

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toilette... Je n’ai rien fait pendant presque six mois et Michel a dit à mon assistante : “il est comme les autres, on ne le verra jamais”. Ça m’a piqué, je suis allé le voir et lui ai dit : on va faire comme si tu étais un étudiant, désireux d’apprendre, d’acquérir un savoir. On va faire deux cahiers, le tien et le mien et on va les échanger chaque fois qu’on a une idée, qu’on voit quelque chose qu’on aime bien. Michel et Marie-Pierre sont très sensibles à la matière, à l’archi-tecture et à leur région. Et du coup sans s’en rendre compte on a fait le projet. Je dessinais, ils corrigeaient, ou l’inverse. Et un beau jour, on a abouti. Je n’ai rien imposé, je n’avais pas d’idées, je ne vou-lais pas faire de resto comme “en bas” à Roanne, mais je voulais quelque chose de rural et de contemporain. J’en ai fait “mon chantier”, j’y suis allé 100 fois, avec la neige, la pluie, le vent. J’ai choisi les entrepreneurs, les ai formés, pour garder le lieu au maxi-mum comme il était. Pas de clôture, que la végétation soit des haies paysannes… Bref rappeler ce que j’aimais dans la ru-ralité. Le maire voulait refaire la route, on l’a simplement réparée, il voulait mettre des bordures, on ne l’a pas fait. Et on s’est retrouvé avec Michel à parler de simplicité, d’hospitalité et d’amour.

Comment s’est passée la rencontre avec Alexandre Gauthier ? En fait travailler sur Iguérande avait relancé l’envie de travailler sur du logement social. J’ai donc commencé à le faire tout en finis-sant le chantier du Chanel, le lieu culture de Calais. C’est là que Fabrice Lextrait, le patron des Grandes Tables, m’a dit qu’il fallait que je rencontre Alexandre Gauthier qui était son chef exécutif pour le restaurant du Chanel. “Il est en train de se fourvoyer avec ses architectes” m’a-t-il dit. Or il vou-lait exactement ce qu’on avait fait à Calais, une architecture brute, ce qui était plutôt étrange de la part d’un jeune chef. Du coup je suis allé à La Madelaine-sous-Montreuil. J’avais l’impression de voir mon fils, mon enfance, j’allais en vacances au Touquet, je connaissais la maison. Alexandre me parlait de mangrove, d’architecture composée, me donnait des références de films fantastiques des années 80... Je suis sorti de là et j’ai tout de suite dessiné quelque chose. Je suis retourné le voir et il a très vite donné son accord pour le projet. Et je ne regrette pas du tout, c’est tout autre chose qu’Iguérande. Pour moi c’est un

autre endroit. Michel l’a fait pour lui et pour d’autres, Alexandre l’a fait pour lui. On a joué au chat et à la souris. Il fallait “casser” ce que son père avait étendu, retirer ce qu’il y avait en trop comme l’extension de la salle à manger sur le modèle de l’an-cienne et puis cette cuisine dans la cour de la ferme qui bouchait l’accès au paysage.

Casser pour reconstruire ? Il fallait repasser par la ferme d’origine pour comprendre pourquoi Alexandre était là. Dans son parcours, en revenant chez son père pour l’aider, il a compris à un moment donné qu’il ne pouvait pas être ailleurs. Il fallait ne pas effacer la trace de son père et garder la qualité de l’endroit en créant deux architectures nouvelles puisqu’il parlait de “cuisine opposée”. J’ai fait comme deux ateliers, deux forges l’un avec le piano, l’autre avec la table à feu dans la salle à manger. Et comme à Iguérande, une cuisine ouverte sur le jardin et la salle. Alexandre a été scout, il a une organisation militaire et je voulais donc une salle à manger orga-nique, sans formes, aux tables nues revêtues de cuir. Pour les chambres, comme il a des copains qui sont chasseurs, j’ai vu cette architecture cachée, tapie, pour observer la bête, j’ai travaillé sur ce principe de ca-mouflage puisqu’on regarde la citadelle de Vauban. Je suis parti de la chasse et de l’Art de la guerre de Vauban. Je m’y suis com-plètement impliqué comme à Iguérande.

Comment qualifier les deux lieux ? La Grenouillère pour moi est un atelier, un peu comme au théâtre, le lieu de l’élabora-tion de la cuisine, le lieu d’observation et de partage du travail. D’ailleurs on a eu le permis de construire car l’architecte des bâtiments de France a considéré qu’on avait fait un lieu comme un lieu de production. Ce n’est

pas forcément un lieu agréable mais un lieu de création. Iguérande est un lieu d’Art de vivre, un lieu en opposition contre la société qui détruit tout. C’est l’auberge au sens d’hospitalité, de protection face au dehors.

Que reste-t-il à faire, à explorer, défricher ? Dans la restauration, il faut penser gîte et couvert, le lieu pour dormir me semble indispensable, lié à la table. Le feu et le lieu sont aussi liés, ce qu’on a essayé de faire chez Alexandre. Moi j’en ai fini avec tout cela mais la seule – et dernière – dérogation pour un autre restaurant serait de faire un restaurant forain, quelque chose qui réunirait pendant un temps donné, celui par exemple d’un spectacle, des gens autour de la table. Un lieu itinérant qui suivrait les saisons. Je voudrais bien travailler pour les restos du cœur par exemple, pour au moins faire une salle-à-manger à ceux qui sont déclassés. On pourrait le faire avec des gens comme Michel ou Alexandre, retrouver ce moment rare du partage que nous avons eu durant ces deux chantiers.

“DANS LA RESTAURATION, IL FAUT PENSER GÎTE ET COUVERT, LE LIEU POUR DORMIR ME SEMBLE INDISPENSABLE, LIÉ À LA TABLE.”

UNE DES TROIS "CADOLES" IMAGINÉES POUR LES TROISGROS

PAR PATRICK BOUCHAIN. LES CABANES/COCONS OUVRENT

SUR LA CAMPAGNE D'IGUÉRANDE.

LE CATALAN FERRAN ADRIÀ A SURVOLÉ PAR SA CRÉATIVITÉ LA CUISINE DE LA DERNIÈRE DÉCENNIE.

MAIS EN PLEINE GLOIRE, L’ICÔNE DE LA JEUNE CUISINE A DÉCIDÉ DE FERMER SON RESTAURANT

POUR LE TRANSFORMER EN FONDATION. DERNIER DÎNER À EL BULLI.

REPORTAGE : LUC DUBANCHET

EL BULLI FIN DE

PARTIE

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mets transcendés par la technique et par l’émotion. De la “simple” olive transformée en bonbon croquant et liquide en bouche où verdeur et huile d’olive se mêlent inextrica-blement pour trouver l’ADN de cette terre chaude catalane à la “séquence japonaise” livrant la vision adriesque de l’algue nori en ravioli croquant renfermant un coquillage irisé de citron, tout n’est ici que décou-verte, sensation de n’avoir “jamais mangé ça comme ça”. Surtout, on s’aperçoit une nouvelle fois de l’absurde catalogage d’Adrià en pape d’une cuisine “molécu-laire” dont il a toujours renié le terme. Une ultime fois, en quarante quatre chapitres, il prouve que la technique, l’utilisation de la gélification pour créer de fines mem-branes croquantes – une fausse huître où une soupe miso remplace le fruit de mer, un faux caviar où de minuscules perles de noisettes viennent exploser en bouche –,

l’emploi de l’azote liquide permettant de cryogéniser n’importe quelle matière – une huile d’olive figée en mince biscuit croquant à manger en alternance avec une sphère ventrue au gorgonzola et muscade, une fausse cacahuète où le froid emprisonne une fine texture apéritive explosant en bou-che – ne l’emporte jamais sur les saveurs, les acidités, les amertumes, les produits dans leur simple appareil. Sur la planète, Ferran Adrià et son équipe sont bien les seuls à maîtriser parfaite-ment des techniques qu’ils ont eux-mêmes inventées, reléguant en pauvres plagiaires tous ceux qui s’en sont inspiré sans com-prendre ni avoir les moyens de réaliser cette cuisine qui n’a rien ne virtuel, où les saveurs s’incarnent réellement. Prenez le “papier fleurs”, le douzième plat de la liste. C’est un mince livre qu’on ouvre devant vous, découvrant un papier blanc comme sortant tout droit d’un moulin à papier ancien. Une multitude de fleurs comestibles sont incrustées entre les fibres de ce qui pourrait être une barbapapa aplatie. Chaque bouchée de cette étrange mélange vous ramène à l’essence, la sub-tilité. Prouesse technique, certes, mais surtout poétique culinaire aussi sensible qu’une toile de Twombly. Dans le même registre, prenez délicatement entre les doigts ce ravioli won ton de jambon, en fait un pétale de rose emprisonnant un bouillon juste tempéré venant libérer en bouche une sensation saline ainsi que tout le bon gras dégraissé des meilleurs porcs d’Espagne. Pour l’équilibre, une eau de melon vient rincer la bouche entre chaque plongée en porcherie divine.

VAGUE DE CALA MONTJOIOn n’en était qu'au numéro 14 et on n'avait encore rien vu. Car après cette séquence de “snacking” venaient les “plats de résis- tance”. Une salve encore plus aboutie qui aurait pu faire taire les plus classiques des puristes : crevette en deux cuissons – numéro 22 sur la liste – où la chair nacrée comme un sashimi rivalise d’intensité avec une tête frite d’une incroyable légèreté ;

percebes (numéro 28, des coquillages aux formes préhistoriques introuvables en France) à la cuisson rosée et croquante, jamais encore testée de la sorte, jusqu’au concombre de mer en ceviche et jus de concombre de mer - numéro 34 - à la puissance iodée tendue comme une vague de la cala Montjoi. Jamais mangé, comme ça, si brut, puissant, presque insoutenable d’intensité. Jusqu’à la viande, le lièvre roi ici chez Ferran Adrià, où le lièvre à la Royale façon française se trouve immanqua-blement détrôné par cette interprétation en quatre passages : beignet de lièvre (à croquer tout en portant au nez une boule de laurier séché enfermé dans une gaze), capuccino de gibier profond et chocolaté, risotto de mûre et jus de gibier – une cuillère à pourlécher sans faim – pour accompa-gner un ravioli de lièvre à la chair aussi délicate que la meilleure des saint-jacques. Et pour accompagner le tout : un verre de sang, à boire jusqu’à la lie. El Bulli, le Bull dog, l’animal devenu soudain fauve mais toujours d’une infinie délicatesse, crocs apparents pour faire fuir la mièvrerie qu’on trouve tellement en cuisine. Elle devra bien cela à Adrià, la cuisine : une poétique et du réalisme, du travail acharné et de la sobriété. Pour dire encore plus le goût, la profondeur, les racines. Il est 1 heure du matin. La salle à manger d’El Bulli est vide comme elle le sera désormais pour un temps qu’il affirme éternel. Grippé, Ferran est rentré se reposer avant la fin du service. Mais dans quelques semai-nes, il entrera dans une forme d’éternité. Être le premier chef à avoir, volontairement, fermé son restaurant en pleine gloire. Ou comment faire d’El Bulli un mythe. Vivant.

EL BULLIWWW.ELBULLI.COM

Ce soir, comme tous les soirs depuis 1983, El Bulli ouvre son service à 50 chanceux ayant réservé parfois un an à l’avance, “élus” parmi les centaines de milliers qui, chaque année, ont en vain tenté leur chance pour venir passer “le meilleur repas de leur vie”. Mais depuis quelques semaines, chaque service rend un peu plus unique un repas au “Bull Dog”. Le 31 juillet au soir, soit ap-proximativement dans 80 000 assiettes – la brigade envoie environ 2 000 plats différents chaque soir –, ce restaurant qui a bouleversé la cuisine fermera ses portes à jamais. Décision insensée, coup de force ultime de celui qui dicte le goût depuis plus de dix ans à l’échelle internationale. “El Bulli ne ferme pas, nous transformons simplement le restaurant en fondation, se défend Ferran Adrià en contemplant la crique de Montjoi, paradis sauvage aux pieds du restaurant. Rien ne dit que nous n’organiserons

pas de temps en temps, pour quelques personnes, des repas afin de mettre en pratique le fruit de nos recherches. Jusqu’à présent nous consacrions 10 % de notre temps à l’investigation et 90 % au service. Désor-mais ce sera le contraire et c’est excitant.” N’empêche, pour le grand public – manger à El Bulli ne coutait “que” 150 euros – plus de Cava sur la terrasse après une promenade sur la plage de galets, plus de plats en salves ininterrompues durant quatre heures

pour explorer les confins de la cuisine. “Nous avions atteint une limite, explique Adrià. Depuis quelques temps nous créons moins, nous ne pouvons pas aller plus loin dans le cadre d’un restaurant normal avec ses quinze heures de travail et ses services qui sont comme autant de concerts quotidiens.”

“REPAS DE MA VIE”Fatigué Adrià ? Il dit que non. Et on le croit ce soir de mai quand il regagne son labo-ratoire où 30 cuisiniers s’apprêtent à lancer une nouvelle fois les hostilités. On le croit, cinq heures et quarante quatre plats plus tard, oui 44 plats plus tard, ébloui par une telle profusion sensorielle, après ce qu’il faut bien nommer, oui aussi, le “repas de ma vie”. Succession sans lien apparent de

CHARISME ABSOLU : LE REGARD NOIR ET LE GESTE D'ADRIÀ MARQUENT LA CUISINE DE SA PRÉSENCE. INDÉLÉBILE.

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On connaît peu de choses en France de Fer-gus Henderson, de sa cuisine récompensée à multiples reprises et de la philosophie de son St. John à Smithfield. On ne peut pas en dire autant de Londres où il est né et a grandi. Alors que la capitale se noie sous les restaurants chics, les étoiles Michelin et les egos surdimensionnés qui les accom-pagnent, vous trouverez peu de gens pour dire du mal de ce chef charismatique. Tout simplement parce qu’il y a un homme derrière l’institution. Fergus est né à Chelsea de deux parents architectes. Il a eu une enfance heureuse et une immersion très rapide dans le monde des tripes, le plat si-gnature du St. John. Sa mère était née dans le Lancashire, au nord de l’Angleterre, il n’y avait donc rien d’inhabituel à consommer des abats à la table familiale. Cela explique sans doute sa passion pour les pieds de cochon. Mais rien pour autant ne laissait supposer que Fergus choisirait la cuisine. Après avoir quitté le collège pour suivre un cursus d’architecture, il se retrouve à peindre l’intérieur d’un restaurant et a finalement y travailler pour se faire un peu d’argent. Drôle de premier contact : la cuisine s’y avère horrible et les pour-boires peu conséquents. Surtout, il se fait copieusement engueuler par le chef, saoul du matin au soir. Malgré tout, Fergus se retrouve happé par le commerce de la restauration, s’y engage presque malgré

lui. Il se met à composer les menus des restaurants pour lesquels il travaille, se fait régulièrement critiquer par les sous-chefs qui se demandent bien pourquoi un étudiant en architecture se retrouve à dicter au chef ce qu’il a à faire. Son premier souvenir positif remonte à la fin des années 80 au restaurant Le Globe. C’est aussi à cette époque qu’il rencontre sa femme Margot et admet enfin que la cuisine prend une place importante dans sa vie. Peu de temps après, ils ouvrent ensemble The French House à Soho. “Des jours heureux, dit Fergus. Je n’avais pas réellement de concept en tête mais il me semblait évident que je devais utiliser les produits britanniques en saison.“

COCHON DE PARKINSON Il n’a pas fallu longtemps à Fergus et à son style très british pour être reconnu. Sa réputation grandissante lui permet de rencontrer Trevor Guliver devenu son

ST. JOHN LONDON COOKINGDEPUIS PRÈS DE 20 ANS, FERGUS HENDERSON VITALISE LA CUISINE BRITANNIQUE EN L’INCITANT À CUISINER LOCAL ET DE LA TÊTE AUX PIEDS. IL VIENT D’OUVRIR À LONDRES SON ST. JOHN OPUS 2 AGRÉMENTÉ DE CHAMBRES.

REPORTAGE : PAUL BOWYER

partenaire financier depuis 17 ans. Trevor, un entrepreneur de restauration a succès, venait juste de vendre The Fire Station, un restaurant et un pub de Waterloo et avait découvert un fumoir à viande abandonné près du marché de Smithfield à l’est de Londres. C’est ce lieu qu’il voulait montrer à Fergus, avec en tête l’intention d’y ouvrir un nouveau restaurant. Si Smithfield Meat Market est aujourd’hui un lieu à la mode, c'était loin d’être le cas dans les années 90. “Le vieux fumoir à viande était couvert sur tous les murs d’une épaisse couche de graisse et de suie noire qui n’avait jamais été nettoyée depuis les années 60, se souvient Fergus. Des champignons poussaient au sous-sol, les “raves party” et les graffitis d’artistes y ajoutaient des touches colorées.” Smithfield était encore dans l’underground londonien, mais rien n’em-pêcha les deux associés d'ouvrir ce pub 24/24 en 1994. Dix-sept ans après, St. John figure dans le classement des 50 meilleurs restaurants du monde (même s’il joue au yo-yo autour de la vingtième place depuis plusieurs années). Fergus est devenu le pionnier de la cuisine de la tête aux pieds, ce qui le fait bien rire car il ne s’agit ni plus ni moins pour lui que d’une logique de cuisine. “C’est le bon sens. Si tu tues un cochon autant l’utiliser entièrement, non ? Mes menus ne sont pas là pour choquer les gens. Ceux qui pensent que je le fais uniquement pour faire peur ont tort. Il s’agit simplement d’imaginer combien de plats délicieux

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peuvent être issus d’une tête de cochon. Il doit bien exister une centaine de textures et de saveurs des joues de porc braisées à la langue confite en passant par le museau en salade… ” Quand on lui demande pourquoi le St. John est toujours une référence après deux décennies, il répond simplement : “On cuisine juste, les gens le comprennent. On cuisine comme chacun devrait d’ailleurs le faire. Mais nous le faisons très bien. Il y a tant de pop-up restaurants qui ouvrent et ferment en quelques semaines et ennuient si profondément les gens que nous ne devons changer pour rien au monde. On ne suit pas la mode. Il n’y a d’ailleurs aucune mode ici. Nous n'avons pas de balustrades en laiton, d’endroits pour accrocher vos manteaux, des pein-tures contemporaines sur les murs, pas de marbre ici ou là. ” C’est la pure vérité. Le bar et la boulangerie du St. John se tiennent là où se trouvait auparavant le fumoir. Le restaurant, lui, occupe l’ancien local destiné à l’emballage. Les murs ont été lessivés, les tables sont d’un blanc immaculé et le décor est minimaliste. La cuisine y est aussi simple, mais comme le dit Fergus : “Simple n’est pas simple. Nous essayons de dénicher les meilleurs produits et nous les traitons avec amour. Nous faisons toute la charcuterie nous-mêmes à partir de la carcasse entière. Elle est juste délicieuse !” Cet amour et cette implication totale ont valu au St. John une étoile en 2009, ce qui n’a pas déplu à Fergus : “nous étions tous très heureux et très fiers. Ce n’était pas un but mais ce serait terrible de la perdre aujourd’hui.” Pourtant rien n’est simple. Fergus a été diagnostiqué de la maladie de Parkinson au milieu des années 90 et a dû être opéré du cerveau il y a quelques années. Cela l’a beaucoup soulagé mais l’oblige désormais

à passer moins de temps en cuisine. Plus assez rapide, notamment au moment du coup de feu. L’orgueil et la vanité le tiennent donc éloigné des fourneaux. S’il s’implique au quotidien dans la réalisation des menus, il a donné cependant carte blanche au chef du St. John, Chris Gillard. “J’aime penser que je représente pour eux une sorte de garde-fou mais de toute façon ils respectent totalement ma philosophie.” De fait, l’os à moelle grillé et la salade de persil ou le cochon grillé entier restent indéboulon-nables au menu du St. John.

GRANDES HUTTES URBAINES2011 a vu l’ouverture, avec beaucoup plus de rapidité que prévu, du St. John Restaurant and Hotel, plus proche d’ailleurs de la maison d’hôte. “Ce n’est pas tant un hôtel qu’un restaurant avec des lits où chacun peut prendre une chambre s’il le souhaite”, explique Fergus. Situé une fois encore dans un quartier marginal entre Chinatown et Leicester Square, il a investi cette fois le vieux restaurant de poisson Manzi, une institution vieille de 60 ans, l’un des derniers restaurants d’après spectacle de West End dont seul subsistait les lettres sur la façade : “Moules, Huîtres, Langouste”, toute autre trace ayant été effacée. L’idée de reprendre cet espace vacant trottait dans la tête de Fergus et Trevor depuis des années.

Ils étaient de grands fans de Manzi et se souvenaient que le restaurant possédait également un hôtel. Les 15 chambres rénovées ont été conçues comme de grandes huttes urbaines. Spacieuses et minimalistes mais avec tout ce qu’un voyageur a besoin de trouver à l’intérieur. “Certains les trouvent un peu froides, dit Fergus. Mais moi j’adore. Je trouve le décor très reposant.” Avec ses sols de vert vibrant, les panneaux de bois sur les murs et ses hublots en guise de fenêtres, on pourrait presque se croire sur le pont d’un bateau. Mais derrière cette appa-rence, se cache bien sûr un autre St. John, dans la pure lignée de celui de Smithfield. Les produits british travaillés par le chef Tom Harris et son sous-chef Jon Rohe-ram accouchent de nouveaux plats comme les joues de porc aux escargots où le merlu, tartine de crevettes grises qui sont rapide-ment devenus des best-sellers. Le restaurant est d’autant plus fréquenté qu’il sert à manger jusqu’à deux heures du matin, ce qui est unique à Londres. “C’est ce que j’aime de Paris, cette faculté de pouvoir manger jour et nuit”, assène Fergus. Les anglais ne semblent pas encore tout à fait prêts pour cela mais le restaurant est déjà bondé, même aux heures creuses. “Nous avons envie d’attirer les passionnés de cuisine bien sûr, mais aussi les artistes, chefs d’orchestre et chefs tout court de tout le voisinage. Mais bien sûr, tout le monde est accepté !” Dites, Fergus, vous ne vien-driez pas l’installer à Paris votre St. John ?

ST. JOHN BAR AND RESTAURANT26 ST. JOHN STREET LONDONTÉL. : +44 20 3301 8069CARTE : 40 € WWW.STJOHNRESTAURANT.COM

ST. JOHN HOTEL1 LEICESTER STLONDON TÉL. : +44 20 3301 8020CARTE : 30 € CHAMBRES : 400 € WWW.STJOHNHOTELLONDON.COM

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Le boucher d’Asnières-sur-Seine, Yves Marie Le Bourdonnec, publie l’Effet Boeuf. Dans cet ouvrage, le boucher à l’enseigne des Couteaux d’Argent proclame anathèmes, vérités et chiffres. Il souligne, selon ses termes, “l’œuvre d’un boucher en colère, d’un indigné.” Au fil des pages, on découvre une succession d’idées habilement liées aux chiffres comme ceux concernant les 9,8 milliards d’êtres humains qu’il faudra bien nourrir en 2050... ou les 95 % de la viande appelée de bœuf (mâle) qui sont en fait de la vache (femelle). Le boucher médiaphile dénonce l’abus de position dominante des groupes – Bigard/Socopa ou Jean Rosé – pliant les prix d’achat des bovins (3,20 €/kg...), encourageant ainsi une constante déprécia-tion du travail des éleveurs et de la qualité des bovins. Il tire à boulet rouge sur les effets néfastes de la politique de subventions de la PAC (Politique Agricole Commune), n’hésite pas à stigmatiser quelques races bovines, les jugeant désormais inadaptées à la production de viandes : Charolaise, Maine-Anjou, Limousine ou la Blonde d’Aquitaine — sa bête noire. Frondeur, il n’hésite pas à jouer les iconoclastes en sacrant la viande anglaise “meilleure du monde” ! Il l’est encore lorsqu’il élève à la modernité et au bon goût le statut des races mixtes et précoces, nourries simplement à l’herbe, comme l’Aubrac, l’ Hereford ou l’ Angus — qu’il porte au pinacle.C’est vrai, à tort ou à raison, la France possède la plus grande diversité de bovins au monde. Mais qui connaît encore les races : Armoricaine, Aure et Saint-Giron, Bordelaise, Bretonne Pie Noire, Maraîchine, Nantaise,

Rouge Flamande, Jersiaise, Bleue du Nord, Lourdaise, Vosgienne ou même Créole ? Le jeune boucher et éleveur de Saint-Mihiel en Moselle, Alexandre Polmard, salue plu-tôt cette nécessaire diversité : “Avant de nous lancer dans l’élevage d’une race plutôt que d’une autre, nous avons sélectionné plusieurs jeunes bovins de races diverses et âgés de 4 à 5 mois. Puis nous les avons élevés sur notre terroir, observés, enfin goûtés... Nous avons sélectionné la Blonde d’Aquitaine pour ses qualités d’adaptation à nos terres et climat et à notre façon de travailler”. Respect de la biodiversité, des coutumes, de l’histoire, des savoir-faire, voilà qui tombe sous le sens pour ce boucher fulgurant de 22 ans. La qualité d’une viande semble dépendre moins de sa race que de sa sélection, de son acclimatation et du sa-voir-nourrir des producteurs. Le sexe, l’âge, la conformation, la génétique (les parents), la finesse des poils et du cuir importent ; une somme de critères objectivement tournés

vers la qualité de la viande pour un éleveur respectueux.Arguant des coûts d’élevage, Yves-Marie Le Bourdonnec prône le retour au tout herbe pour les vaches. L’herbe ne coûte rien, elle croît en abondance sur les 11 mil-lions d’hectares de pâturages que compte la France. Idée séduisante et naturellement médiatique... Pas si simple pourtant. L’herbe offre un équilibre alimentaire parfait pour les bovins... trois mois par an, l‘été, en juin, juillet et août. Les neufs mois restants, l’herbe trop riche en azote - herbe digérée valant protéine d’azote - se voit dégradée en ammoniac par les bactéries digestives des bovins. Son excès entraîne une enté-rotoxémie et la mort de l’animal, le ventre gonflé comme une montgolfière. L’expérience d’éleveurs montre qu’une bonne alimenta-tion du bovin réside entre un équilibre jouant sur l’herbe pour 60 % de son alimentation, paille (de triticale, blé, seigle...) – protéines énergétiques - et des compléments divers et variés comme les légumes racines et les céréales.

ÂMES SENSIBLES… Équilibre aussi pour l’abattage de ces animaux bien élevés. En France, on dispose de deux types d’abattage, l’un dit “par étourdisse-ment”, l’autre par “égorgement” et donc “halal”, correspondant à la loi coranique. Dans les deux cas, les bêtes sont conduites à la bouverie (le lieu physique de leur mise à mort). Un anneau est posé sur l’œsophage de façon à contrer les reflux gastriques.

BŒUFLE DÉBAT INCARNÉLA VIANDE DÉBARQUE AU CŒUR DU DÉBAT POLITIQUE AVEC LA POLÉMIQUE SUR L'ÉLEVAGE DES BOVINS ET LEUR ABATTAGE “HALAL”. POINT COMPLET SUR UN SUJET HAUT EN PROTÉINES.

PAR BRUNO VERJUS

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YVES-MARIE LE BOURDONNEC À LA DÉCOUPE DE TRAINS DE CÔTE

MATURÉS 60 JOURS APRÈS L'ABATTAGE. UNE PRATIQUE COURANTE

DANS SA BOUTIQUE “LE COUTEAU D'ARGENT” À ASNIÈRES.

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C’est un film curieux, ovniesque. Engagé pour sûr, à la manière de ceux d’un Michael Moore aux États-Unis. C’est parce qu’il en a assez d’entendre que la baisse de la TVA est une bonne chose pour la restauration que Xavier Denamur, restaurateur indé-pendant à Paris, s’associe au réalisateur Jacques Goldstein. Leur but : montrer com-ment la décision a coûté 3 milliards d’euros à l’État sans en avoir les effets escomptés. Comment, au passage, la machine à réseaux s’est mise en marche pour défendre les avantages de la restauration commerciale – McDonald, explique le documentaire, a gagné 200 millions d’euros grâce à la TVA uniformisée – au détriment de la qualité et de la restauration indépendante. Décapant et utile.

Omnivore : Comment vous est venue l’envie de ce film ?Xavier Denamur : Tous les problèmes liés à l’agriculture, à la transparence, je les traite depuis des années en tant que géographe de formation. J’ai travaillé sur tous les problèmes de l’alimentation et j’aurais du finir fonc-tionnaire. Mais je n’ai pas voulu cautionner cela, faire des rapports bidon. Alors je me suis retrouvé dans la restauration pour être au cœur de l’action. J’ai acheté le Fer à cheval en 89 et commencé à faire en local ce qui devrait être fait en macro : des produits bons et sains. Je ne suis pas parfait, je ne prétends pas être un restaurant gastronomique mais nous proposons de bons menus à 12 euros, des produits bruts et frais. Si je peux acheter à la ferme des légumes je le fais sauf que les circuits n’existent plus à part pour des menus à 300 euros. L’idée était pour moi de recréer ces circuits pour faire en sorte qu’on change. Mais il faut bien reconnaître que rien ne bouge. C’est pour cela que j’ai voulu montrer com-ment tout cela fonctionne, interfère.

distribue pour les agriculteurs, les réseaux de production notamment. Mais pour des raisons liées aux intérêts particuliers et aux grands groupes de restauration, on a finalement décidé d’appliquer la TVA à 5,5 % pour tout le monde. Cela pose forcément le problème des représentations syndi-cales, des grands groupes. Comment les restaurateurs peuvent-ils être défendus par ces gens-là ? Le problème c’est qu'à long terme, en dehors de la santé, le développe-ment de la restauration de mauvaise qualité flingue toute l’agriculture et flingue aussi la restauration. Or l’avenir, on ne peut pas nous faire croire qu’il est dans la franchise et les grandes chaînes ! Ce sont les petites pousses qu’il faut aider comme on fait une nourricière pour le riz… Et ce n’est pas ce qui se passe dans notre pays. Avec la baisse de la TVA, ce sont les fast food qui ont gagné le plus de pognon. Personne ne l’a compris car ça n’est pas vraiment dit.

Quelles solutions avancez-vous s’il n’est pas trop tard ? Il faut d’abord instaurer de vrais débats citoyens, jouer la transparence sur ce thème qui est si important. Il faut une fiscalité juste et redistributive d’un point de vue social et écologique qui favorise ceux qui luttent pour la qualité. Utiliser l’argent récolté pour favoriser l’agriculture. Quand ont sait qu’il faut un salarié par hectare dans l’agriculture bio contre 3 pour 200 chez les céréaliers, les lois pourraient obliger toute une partie de l’agriculture à consacrer au moins 10 % des exploitations en bio. Enfin, on doit savoir ce qu’on mange dans les restaurants, pouvoir faire la diffé-rence à la carte entre le frais et le préparé. Utiliser un pictogramme, une petite maison que sais-je, suffirait largement. Si on s’en donne la peine, la transparence dans les assiettes fera changer les choses.

RÉPUBLIQUE DE LA MALBOUFFE

LE FILM POLÉMIQUEEN PARTANT DE LA BAISSE DE LA TVA DANS LA RESTAURATION, XAVIER DENAMUR, LUI AUSSI RESTAURATEUR, MONTRE COMMENT TOUT UN SYSTÈME SE RETROUVE PEU À PEU AU BORD DU GOUFFRE.

RÉPUBLIQUE DE LA MALBOUFFEPOUR COMMANDER LE FILM, ORGANISER DES PROJECTIONS OU DES DÉBATS : WWW.REPUBLIQUEDE LAMALBOUFFE.COM

Vous voulez dire comment les décisions politiques et les réseaux influent sur la qualité de ce que l’on mange ou donne à manger ?Oui, le film est le résultat de cela. Cela fait des années que j’écris des courriers à tous les politiques mais ils n’en ont stricte-ment rien à foutre, ils ne sont pas à l’écoute des citoyens, juste à l’écoute de leurs potes. En 2009 c’est pour ça que j’ai décidé de faire un film, dont d’ailleurs personne ne veut car il dérange.

Vous dénoncez une forme de complot ? Non, c’est trop fort. Il n’y a pas de complot, mais disons que les intérêts particuliers des restaurateurs commerciaux et indé-pendants se rejoignent autour de l’argent. Or les petits restaurateurs se sont fait avoir. Je proposais qu’on remonte la TVA pour tout le monde à 19,6 % et qu’ensuite on re-

Pour l’étourdissement, un pistolet à air com-primé, le matador, propulse une broche - un piston métallique - à une vitesse moyenne de 50 m/s (180 km/h). Le matador étant en contact avec la tête de l’animal, cette broche perfore le crâne et pénètre le cerveau. De quoi rester étourdi en effet devant cette imposture de terminologie. L’animal est ensuite aussitôt égorgé. Dans le cas de l’égorgement, l’animal est rapidement retourné sur le “travail”, la plate-forme mécanique située dans la bouverie, et instantanément égorgé. Des tests d'encé-phalogramme on été pratiqués dans les deux cas et montrent une absence de souffrance analogue. N’en déplaise au philosophe australien Peter Singer, auteur de La Libé-ration animale (Animal liberation), qui défend dans ce livre l’importance des animaux non-humains et la considération inégale des intérêts des animaux. Le choix de l’une ou l’autre méthode d’abattage répond bien sûr à des impératifs. De cultes pour le halal et plus pragmati-quement à des impératifs d’organisation, de cadences et de taille des abattoirs. Il faut savoir que les bêtes sont réglementairement et préalablement triées entres les moins de 40 mois et les plus de 40 mois. On imagine facilement l’impossible sous-catégorisation entre les moins de 40 mois halal et non halal et les plus de quarante mois “étourdies”… De ce fait les abattoirs appliquent la règle du licite : le halal. N’en déplaise aussi à Madame Le Pen et ses approximations inten-tionnelles. Éric Nieulat, d’Univers Boucherie, insiste sur les fondamentaux du métier de boucher. Les bouchers, il ne s’agit pas de les voir courir les prés et les champs à la recherche de la bête ultime, comme les agences de relations publiques aiment à le faire croire aux gogos, par la scénarisa-tion de storytelling . “Le boucher doit savoir choisir une carcasse, la travailler entière de façon à en optimiser les coûts de revient et de vente. Il ne doit pas se contenter d’ache-ter, au prix où il devrait les vendre, des aloyaux en caisses. Le boucher doit valoriser tous les morceaux du bovin par son travail, son savoir-désosser, sa connaissance de la maturation.” Voilà qui tombe sous le sens et qui pourtant aujourd’hui trouve écho chez seulement 15% d’artisans. Michel Brunon, boucher depuis 30 ans au Marché d’Aligre à Paris, confirme : “Je n’ai pas de races favorites, je les aime toutes à la condition qu’elles soient bien élevées”. Avec humour il poursuit : “La mode est aux vaches “maigres”, les bêtes grasses sont décotées à Rungis et notamment celles qui “grappent” (comprendre qui offrent des

petites grappes de gras dans la carcasses). Pourtant, ces bêtes là sont les meilleures si l’on prend le temps de les maturer 4 à 5 semaines.” “Je les paye dans les 5 € du kilo, ainsi je peux proposer du steak haché, avec 100 % de muscle à moins de 10 € le kilo et des côtes de bœuf rassises à souhait pour une vingtaine d’euro du kilo. C’est le métier de boucher tel que je l’ai appris et enseigné aux jeunes apprentis : allier compétence, compétitivité et valoriser la culture du goût auprès de nos clients”.

MIEUX CONSOMMERLe jeune boucher Alexandre Polmard a étu-dié très sérieusement, et scientifiquement, la maturation des viandes. Il allie technologie, observations gustatives et analyses scien-tifiques : “La maturation consiste en une dégradation des lipides, des protéines et des glucides. Cela permet d’attendrir la viande et de lui donner du goût. Pour obtenir une belle cuisson, il faut une réaction de Maillard : les acides aminés, en présence de sucres et à température élevée, brunissent en créant un composé semblable à l’humus.”La maturation à température et atmosphère contrôlée permet, lors des deux premières semaines, à une première famille d’enzymes de couper les protéines en deux segments. Une autre famille rogne ensuite les segments et les brise en une multitude d’éléments. Vers la quatrième ou cinquième semaine, les enzymes n’ont plus aucun effet sur les acides aminés. Seuls les acides gras libres peuvent continuer à se maturer, mais aléatoi-rement et par oxydation. Innovant tout en res-pectant la tradition, Alexandre Polmard prône un “élevage” sous vide de ses viandes, pour une maturation en atmosphère contrôlée, régie par des courbes de températures pré-cises. “En maîtrisant l’élevage de nos vaches Blonde d’Aquitaine abattues sereinement vers l’âge de deux ou trois ans et la précision de la maturation de nos viandes, nous offrons à nos clients le meilleur au meilleur moment, et cela de façon absolument régulière.” Cet inconditionnel du goût prévoit de construire son propre abattoir, investissant plus d’un million d’euros pour tuer cinq bêtes par semaine. Alors que l’abattoir ne lui coûte que 250 € par tête de bétail aujourd’hui… “La quête de la qualité n’a pas de prix ou plu-tôt si, celui du bon goût”. On pense au chef triplement étoilé Alain Passard, qui produit l’ensemble de ses légumes dédié à son res-taurant, L’Arpège, dans ses potagers. Le coût de production de son kilo de légumes frôle la centaine d’euros ! Drôle de pari alors que la France bouchère vogue à 85 % vers le tout venant, vendu sous barquettes filmées en supermarché. Le correct y côtoie l’indigne,

sans aucune possibilité de distinction. Une loterie qui fait l’affaire des importateurs de bovins à bas prix en provenance du Bré-sil ou des USA, et leurs parcs d’engraisse-ment - feed lots. La solution préconisée par Yves-Marie Le Bourdonnec consiste à utiliser des bovins précoces et de races mixtes pour nourrir le mass-market. Elle semble porteuse de sens, sauf si l’on s’intéresse au prix de cession actuel de ces races précoces et “élevées à l’herbe”, donc à coût zéro… Pas loin de 8 € le kilo à l’achat pour une Angus alors qu’une variété française très bien élevée et de grande qualité en vaudra 5 ! Il faudrait donc patienter vingt ou trente ans avant que la quantité ne fasse reculer les prix des ces bêtes rares.Dans l’immédiat, la solution consiste à manger éthique et bon, fréquenter des arti-sans sincères, des commerçants porteurs de valeurs et de sens. Le pouvoir du consom-mateur réside dans le savoir où et comment consommer. Si vous n’achetez plus de viandes en supermarché – qui sont dans leur rapport de qualités nutritionnelles/goût plus chères que chez un artisan boucher, à l’exemple du steak haché cité plus haut – ils n’en vendront plus ou mieux, devront revaloriser leur offre. Faisons mentir Jacques Borel, Le Tricatel du film L’Aile ou la Cuisse qui explique cyni-quement dans La République de la malbouffe de Jacques Goldstein et du restaurateur Xavier Denamur (voir ci-après) l’avènement du burger et du steak haché par la démis-sion des femmes au foyer. Savez-vous que les viandes cuites longuement, ou bouillies comme pot-au-feu, bourguignons, daubes et autres plats mijotés, se confient volontiers au feu ? Elles n’exigent pas plus de travail et de temps que celui nécessaire pour bien griller un steak ! De plus, elles offrent les champs du possible des plats gamelles : elles se réchauffent, se transforment en salades, en Parmentier et autres plats de ménage du lendemain à l’économie oubliée. Vous aimez griller ? Pourquoi ne pas demander à votre boucher une basse-côte, un paleron ou du haché dans le haut-de-côte ? Voilà comment l’on peut déguster du carné de grande qualité deux ou trois fois par semaine de façon différente et raisonnable. La côte de bœuf de 2,5 kg demeure bien sûr l’excep-tion. Elle mature d’abord dans les frigos de l’artisan boucher avant de maturer dans la mémoire du mangeur : le prix du souvenir ?

1. Le storytelling est une méthode utilisée en communication basée sur une structure narrative du

discours qui s'apparente à celle des contes, des récits. Signifie littéralement : raconter une histoire.

2. Moins cher qu'au supermarché où le prix moyen rapporté à 100 % de muscle se situe autour de 15 €/kg

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ILS SONT SIX À AVOIR ACCEPTÉ DE SE GRIMER POUR OMNIVORE. SIX HÉROS CONTEMPORAINS DES FOURNEAUX, DEVENUS L’ESPACE D’UNE CAMPAGNE, SIX SUPERS�HÉROS DES CUISINES. CHAPEAUX !

SUPER�HÉROS, LA SÉRIE QUI DÉFIE LA CUISINETEXTE : LUC DUBANCHET - PHOTOS : LOUIS DESCAMPS

Un studio-photo parisien au petit matin. Les techniciens s’affairent pour la dernière mise en place du décor. Minimaliste : un podium cylindrique en aluminium trône au centre d’un espace blanc. En coulisse, l’habil-leuse peaufine les costumes. Minimalistes eux aussi : des justaucorps rembourrés pour créer des corps bodybuildés et peints à grands coups de bombes colorées. C’est à cet instant précis qu’on mesure la difficulté de la tâche, l’incongruité de l’idée : comment faire rentrer des chefs de cuisine, leur image, leur ego, dans ces déguisements censés les faire passer pour des super- héros ? “Etait-ce vraiment une bonne idée ?”, demande-t-on a Dimitri Maj, le directeur artistique d’Omnivore dans le cerveau duquel a germé la trouvaille. Louis Descamps, le photographe, grand habitué des photos surréalistes et des projets insensés (il tra-vaille pour Citizen K, Milk, WWD mais aussi pour des marques comme Le Printemps, Danone ou Volkswagen) jubile. “Ça va être dément… à condition qu’ils acceptent !” Gloups ! Giovanni Passerini est le premier à découvrir ce qui l’attend – car, bien entendu, on s’est bien gardé de les prévenir. Sans broncher, le chef de Rino revêt le costume d’argent de Silver Maestro, se laisse passer sur le visage des paillettes d’aluminium et monte sur le podium en prenant toutes sortes de poses aussi drôles et réussies les unes que les autres. Il surfe réellement dans la peau

de son personnage mi humain, mi virtuel. Un assistant s’agite pour faire sortir de la fumée qui vient lécher ses bottes de jardins transformées en fusées grâce à la peinture argent. En une demi-heure, une bonne cen-taine de clichés, le tour est joué.

COMMENT VA MISTER GREEN ? Mais déjà Quique s’inquiète. Le chef de Denia ne s’attendait pas à cela, lui qui pose d’habitude de manière très sérieuse ne sait plus trop comment faire. “Ce n’est pas pour vous ridiculiser, c’est un fait que les chefs sont devenus des super-héros, argumente-t-on. C’est à la fois drôle, décalé et plus profond qu’il n’y paraît.” Quique se laisse convaincre. Sa barbe est peinte en noir, il entre comme un danseur dans la peau de son costume. Quatre paires de pinces à viande en guise de mains, un peu comme Edouard aux mains d’argent…

Un seul coup d’œil aux premiers clichés suffit à l’apaiser, le convaincre. Razor Eye a une gueule du tonnerre, la pose élé-gante du matador. “Comment va Mister Green ?” Jean-François Piège rigole. Lui aussi s’est laissé convaincre en un instant avant de plonger dans le personnage de ce méchant qui arrache sa veste de cuisine. Pas mal pour un chef qu’on a connu avec tour du cou, sanglé dans son tablier, voi-ci quelques années. Au fond, c’est bien cela que ce “shoot” révèle : pour être des plus sérieuses, la cuisine et ses chefs ne se prennent plus au sérieux. Capables, comme Thierry Marx, Bertrand Grébaut ou Gregory Marchand de laisser filer leur image pour une image décalée et marquante. Voir Thierry Marx enfiler sans broncher une cloche en argent en guise de couvre-chef de samouraï, voir Grégory Marchand sauter aussi haut que possible pour imiter les envolées de Captain Torch et Bertrand Grébaut s’efforcer d’avoir un regard dur – sans rire – sous la toque de Robotoque réconcilie d’une certaine manière la cuisine avec la vie. Oui, ces chefs-là sont bien les super-héros contemporains. À la fois proches et distants, impressionnants et sensibles. Courir le monde avec eux est une partie de plaisir.

LE GROUPE �SURRÉALISTE� DES SUPER�HÉROSBIEN SÛR CETTE PHOTO-LÀ SORT TOUT DROIT D'UN ORDINATEUR, RECOMPOSÉE PAR UN TALENTUEUX TECHNICIEN. MAIS INDIVIDUELLEMENT, ILS SE SONT BIEN

PRÊTÉS AU JEU, ASSUMANT COSTUMES BORDERLINE, ACCESSOIRES À LA LIMITE DU DÉRISOIRE. POURTANT IL ÉMANE DE CES SUPER-HÉROS DE PACOTILLE UNE FORCE

BIEN LOIN DU RIDICULE. CE N'EST PAS UNE TROUPE DE DON QUICHOTTE QUI FAIT FACE MAIS BEL ET BIEN LA FORCE DE FRAPPE DE LA JEUNE CUISINE.

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BERTRAND GRÉBAUT EST ROBOTOQUESOUS LE MASQUE DU PROPRIÉTAIRE ENJOUÉ DE SEPTIME, SE CACHE UN TECHNICIEN SCRUPULEUX DOUBLÉ D’UN IMAGINAIRE À VIF (D’OÙ LE CASQUE…) SON ARME SECRÈTE : IL ÉVOLUE DANS SON TEMPS ET SON ÉPOQUE COMME UN MOTARD SUR UNE PISTE OUVERTE. PERSONNE NE L’ARRÊTE.

JEAN�FRANÇOIS PIÈGE EST MISTER GREENVENU DE LA PLANÈTE CRILLON, IL A SUBI UNE MUTATION GÉNÉTIQUE

QUI L’A RENDU IMPERMÉABLE AUX SALAMALECS ET AUX BONNES MANIÈRES. SON ARME SECRÈTE : L’ASSOCIATION FOIE GRAS/

LANGOUSTINES QU’IL DÉCLINE EN AUTANT DE POTIONS MAGIQUES.

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QUIQUE DACOSTA EST RAZOR EYELE JEUNE CHEF DE DENIA EST L’ARCHANGE DU MINIMALISME

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Au tournant de l’An 2000, Paul Lacoste avait posé sa caméra sur le plateau de l’Aubrac, dans le restaurant soucoupe volante de Michel Bras, à quelques kilomètres de Laguiole. Il y avait croisé un jeune homme effacé, Sébastien Bras, fils de son père. Dans l’ombre d’un cuisinier au talent et à la personnalité écrasantes, le cinéaste avait pressenti qu’un destin tout à fait sin-gulier était en train de se forger. En 2010, il propose aux Bras de filmer le passage de témoin, initié par Michel lui-même un an plus tôt. “Si tu filmes cette passation, elle sera actée plus fortement que chez un notaire”, lui répond Sébastien. Le film est le témoignage d’une année passée au plus près des quatre générations de la famille Bras, des parents de Michel aux enfants de Sébastien et Véronique. En réussissant à se faire totalement oublier ou en provoquant des situations par sa seule présence, Paul Lacoste parvient à saisir de très beaux et très forts instants de vérité. La caméra elle-même semble vibrer, entre flou pudique et netteté voyeuriste. C’est comme si elle succombait au trouble provoqué par de longs silences, des confessions intimes, des regards assurés ou désemparés, par des conversations légères ou graves. Les certitudes des uns télescopent les doutes des autres, sans épargner personne. C’est une tragédie grecque dans un paysage d’aube de l’humanité. Une fin, un début, et réciproque-ment. Entretien avec le réalisateur.

Omnivore : Quel était le projet du film ?Paul Lacoste : Je suis parti filmer une crise. D’ailleurs, le premier “teaser” était très violent pour Sébastien Bras. Quand sa femme Véronique et lui l’ont regardé, ils ont pris peur. Je leur ai expliqué que ce que l’on y voyait, c’était la question dramatique, pas la réponse. Comment le fils de Picasso va-t-il faire pour peindre à son tour ? Or, la cuisine est peut-être le seul art transmissible. Cela n’est pas que de l’artisanat, il y a un rapport au monde, une sensibilité. Le film tente de montrer que c’est possible maintenant, que les conditions sont réunies. Je suis même sûr que cela arrive déjà.

En quoi ce film est-il différent des autres que vous avez réalisés ?Pendant 10 ans, j’ai filmé des cuisiniers prométhéens (série de documentaires baptisée “L’invention de la cuisine”, ndlr). C’était : “moi et ma sensibilité, on a un dis-cours sur le monde”. Dans “Entre les Bras”, il est non seulement question de transmis-sion mais, en plus, le père et le fils ont joué avec l’objet médiatique. La passation se déroule aussi vis-à-vis de ceux qui les re-gardent. Au début du tournage, le film n’est pas encore passé par là. Sébastien ne s’en

sort pas. Il y a de la souffrance, le poids de la responsabilité, du destin. Peu à peu, l’équi-libre s’installe, dans l’émulation et dans une sorte de guerre d’image. Sébastien devient plus causant, plus affirmé, il fait davantage face à la caméra.

Au cours d’une fête des vendanges, au domaine Plageoles, Sébastien participe à un paquito. Après son père, il se jette de tout son long sur une rangée d’hommes assis qui le portent à bout de bras pour le faire avancer de mains en mains. Pour un réalisateur qui veut filmer l’envol d’un homme, c’est presque trop beau, non ?Le plongeon aurait eu lieu sans moi, comme il a lieu tous les ans à la même époque. Pour autant, je ne refuse pas du tout le terme de mise en scène dans l’exercice du documen-taire. Du coup, oui, ce paquito fonctionne comme une métaphore. Mais, la vérité, c’est surtout que Michel et Sébastien Bras m’ont fait un cadeau incroyable en m’accor-dant une confiance absolue. Et quand on est en immersion, quand on est bien dans une situation, tout fait sens. De ce point de vue, ce qui est intéressant, c’est que le film ne fait pas que témoigner, il cristallise. Michel, Sébastien et le spectateur sont tous d’accord pour que des choses se passent. Ils ont tous besoin du film pour avancer. Sinon, la passation aurait pris 10 ans. Là, elle prend le temps du film.

Pourquoi un film de cinéma plutôt qu’un documentaire ?J’ai constaté que les chaînes n’aiment pas beaucoup les documentaires sans voix off. Mais, outre la qualité de l’image, je crois surtout qu’il y a des émotions auxquelles on accède seulement après un certain temps. En 90 minutes, c’est plus facile qu’en 52 mi-nutes. Et puis, quand on laisse la télévision de côté, que l’on quitte l’électroménager, comme disait Jean-Luc Godard, pour regar-der à plusieurs, dans une salle de cinéma, il y a un vrai partage. Et ce partage ressemble beaucoup à celui qui est à l’oeuvre autour d’un repas.

Véronique, la femme de Sébastien, est à la fois présente et discrète. Quel est son rôle dans cette histoire ?Il y a des rushes que je n’ai pas utilisés où on la voit défendre Sébastien d’une façon magnifique. Elle dit comme il est beau, comme il est courageux d’avoir été si pa-tient, si longtemps, d’avoir accepté un sort qui n’est pas à la mode. Cette acceptation du destin, elle en parle très bien. Dans le film, c’est l’envoyé du spectateur. Quand elle a rencontré Sébastien, elle était plutôt citadine, n’appartenait pas à l’univers de la famille Bras. Aujourd’hui, elle permet à tout ce petit monde de continuer à bouger en permanence, sans meurtre symbolique. Cela a été le génie de Ginette, la femme de Michel, en son temps. Avoir les pieds sur terre, accueillir, rendre les choses pos-sibles socialement, au-delà d’un cercle familial plutôt fermé sur lui-même.

Pensez-vous avoir atteint votre objectif avec ce film ?Mon Cap Horn, c’était de le montrer au Bras. Ils m’ont fait confiance pendant toute une année et, qui plus est, le film ne fait pas l’économie des choses qui fâchent. Leur accueil a été formidable. Je m’en veux même d’avoir douté de leur intelligence.

Y a-t-il une vie après les Bras ?J’ai un projet qui me tient particulièrement à cœur. Je voudrais filmer une équipe de vendangeurs. Ces gens qui sont au milieu de la beauté de la nature mais sont aussi en grande souffrance sociale. Je voudrais montrer des paysages magnifiques dans une société de merde.

PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE MÉJANÈS

“ENTRE LES BRAS” (90’), ÉCRIT ET RÉALISÉ PAR PAUL LACOSTE, PRODUIT PAR EVERYBODY ON DECK, GAËLLE BAYSSIÈRE ET DIDIER CRESTE, DISTRIBUÉ PAR JOUR2FÊTE. SORTIE LE 14 MARS 2012.

DIX ANS APRÈS SON PREMIER FILM SUR LA FAMILLE DE LAGUIOLE, PAUL LACOSTE A TENTÉ DE SAISIR LA TRANSMISSION À L’ŒUVRE

ENTRE MICHEL BRAS ET SON FILS SÉBASTIEN. UN FILM DOCUMENTAIRE D’UNE GRANDE JUSTESSE, ENTRE VIOLENCE ET COMPASSION.

ENTRE LES BRAS“LA CUISINE EST

PEUT�ÊTRE LE SEUL ART TRANSMISSIBLE”

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À LA TABLE DU

SAUVAGEFAVIKEN MAGASINET SE SITUE À SEPT HEURES DE TRAIN DE STOCKHOLM. FERME AUTARCIQUE ÉTENDUE SUR DES MILLIERS D’HECTARES, ELLE ABRITE LA TABLE LA PLUS INSOLITE DU MOMENT. MAGNUS NILSSON, FORMÉ À L’ASTRANCE, EN EST LE CHEF.

REPORTAGE : BRUNO VERJUS

Accroché sur le mur, au pied de l’escalier, un lourd manteau taillé dans des peaux de loups, campe le décor de cette grange en bois. Il faut gravir d’épaisses et larges volées de marches pour accéder à la salle à manger. Cette vaste pièce lambrissée, percée de minuscules fenêtres, évoque une cabane d’enfant où la chambre d’un ogre. Des stalactites de viandes et de poissons pendues au hasard de clous plantés à même les poutres et éclairées comme des œuvres d’art au musée sèchent, à quelques centimètres des tables. Il faut se faufiler entre ces vivres aux arômes plaisant de gras et d’huiles oxydées pour rejoindre sa place à table. Douze convives pour cet office du samedi soir. Sept services, unique. Le bois grince, craque, supplie. Magnus Nilsson, stature et sourire de viking débonnaire, débouche de l’escalier. Le chef qui porte les cheveux mi longs, la barbe blonde grignotant d’ombres les angles de son visage est langé d’un tablier blanc. Un os, énorme fémur de vache posé sur un plateau, le précède. Pause, puis arrêt sur cette saisissante image : il découpe cet os d’un bon mètre, fumant au centre de la pièce. Sur un billot de bois, à l’aide d’une grande scie, devant les bouches bées, c’est la naissance d’un mets sauvage.Il est des mots taillés pour l’imagination : "Faviken Magasinet" fait partie de ceux là. Sa sonorité particulière, étrangère, énigma-tique recèle la magie d’une formule. Pour

se rendre à Faviken dans le centre/nord-ouest de la Suède, près des montagnes du Jämtland, il faut s’envoler jusqu’à Stockholm, puis embarquer, T Centralen, par le train-couchette de 21h22 à destina-tion de Järpen. Une belle façon d’ajouter au pittoresque le confort relatif des trains anciens - fantômes grinçant, couturant la géographie d’un pays, le long de rails fermetures à glissières. L’alarme du com-partiment couchette retentit, 7h35, arrivée en gare de Järpen : un bâtiment bardé de planches, des rails et la prairie. Dix minutes de taxi et Faviken au bout du chemin.

9 000 HECTARES DE CHASSE Nous sommes en mai, la neige vient de se retirer. Quelques tapis neigeux incrus-tés dans la prairie renaissante, grisonnent et rendent grâce au soleil. Un élan blanc, solitaire, erre de flaques en plaques de neiges. Plus loin, une centaine de moutons en troupeau lui font écho. Ils observent avec vigilance l’appétit pour le blanc de cet élan couleur de lait, beuglant à tout va son manque d’affection. Faviken, ferme autarcique, peint la campagne du Jämtland de sa palette aux tons jaunes à rouges, ces ambrés particuliers à la Scandinavie. Cinq bâtiments indépendants répondent

LES SALAISONS, IL FAUT COURBER L'ÉCHINE POUR PASSER DESSOUS AVANT D'ATTEINDRE LA TABLE DU DÎNER.

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On est invité à pêcher quelques truites sauvages. Une vaste étendue d’eau fait office d’aquarium. Les truites vaquent par centaines. D’un coup de lancer bien manié, la prise est certaine. Le fil se tend, la main se crispe et ferre. Le poisson captif plonge et s’enfuit. Après quelques minutes, son dos sombre surgit de l’onde, il se cabre. Bientôt le ventre doré de la truite taille l’ombre des

eaux d’une lumière métallique. Son flanc piqué de taches rouges palpite sur l’herbe. Assommée d’une main sûre, la voilà prête pour la saumure et la cuisson froide de la fumée. La cuisine de Magnus Nilsson aborde les produits par la nature. La sin-gularité vaut pour quotidien. Ici l’essentiel se cultive, se pêche, se chasse, se cueille, se récolte en autarcie véritable. Les saisons se résument aux hivers en noir et blanc. La neige et la nuit se font la courte-échelle pour étirer le temps et cultiver la patience des hommes. Quatre mois de printemps-été – de mai à août - pour ravir à la nature de quoi subvenir l’année entière. Nature, qui procède de même avec au cœur de l’été, une amplitude diurne de près de 22 heures. Voilà comment, sous ces latitudes,

aux fonctions du lieu et à ce chromo de carte postale. Lacs et ciels réfléchissent la course du soleil. Sous cette latitude, l’heure n’a pas d’existence, à partir du mois de mai, la lumière semble croître et décroître infiniment. La nuit habite l’hiver. Cette propriété de chasse de 9 000 hectares, possession de la famille Brummer, devient le temps d’un long week-end – du mercredi au samedi – un restaurant de haute gastronomie. Ceci, grâce à la détermina-tion de Magnus Nilsson, né il y a 27 ans, à Östersund - soit environ deux heures de route de Faviken. Sa passion pour la cuisine, il la cultive lors d’un bref passage par l’Arpège. Parisien, il en profite pour faire le siège de l’Astrance, le restaurant triple-ment étoilé de Pascal Barbot. Après trois rendez-vous, dont deux au culot, le chef agacé et séduit de tant de ténacité, engage à l’essai cet effronté viking. Magnus Nilsson va rester trois ans rue Beethoven et parta-ger bien plus que cette passion commune pour le goût et la perfection.Dîner à Faviken nécessite d’y résider. Flanquée à gauche de la maison de maître, une élégante bâtisse de bois blanc offre quelques chambres cossues. Tissus de laine, coussins et couvre-lit mousseux rassurent de l’hiver et promettent la cha-leur de l’été. Le rez-de-chaussée fait office de salon et de cuisine. Invitation à habiter une maison plus qu’une chambre. À l’étage, un poêle à bois dispense une aimable chaleur aux notes balsamiques. Alors que la lumière décline aux fenêtres, leurs vitraux projettent des bleus de lac, des rouges san-glants et des jaunes de tussilage. Dehors, l’immensité procure un senti-ment d’insularité. L’on dévale des pentes légères, peuplées de tussilages aux fleurs en trophées d’or et de bouleaux stoïques. Ces prairies et bois clairsemés glissent à coup sûr aux lacs. Succession d’images d’eau et de ciel. En cette fin de journée, impossible de démêler cette mise en abîme où l’eau mire le bleu lacté des nuages.

LES SAINT-JACQUES DE TRONDHEIM SELON MAGNUS NILSSON. COQUILLES ET LICHEN

POUR SEUL DÉCOR. LIMPIDE.

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À LA TABLE DE FAVIKEN : LAITS, POISSONS

ET LÉGUMES FERMENTÉS, VINAIGRES DE FRUITS,

CHAIR DE TRUITE SAUVAGE BOUCANÉE, LARD FUMÉ AU BOIS DE FEUILLUS…

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les maturités glucidiques et phénoliques des fruits et légumes s’obtiennent en quelques semaines seulement. Récolter, ici, nécessite de savoir conserver : enfouir les légumes racines dans le sable d’une cave, saler viandes et poissons, fumer, sécher, cuire au sucre, fermenter, stériliser, vinai-grer, procéder au conserves simples ou aux fermentations malolactiques. Il faut aussi remettre en œuvre les outils et savoirs du temps passé. La ferme du Jämtland, région hautement réputée pour la qualité de ses élevages laitiers, fut dans les années 20 une école de laiterie. Ici les femmes apprenaient à transformer les précieux laits en fromages, en glaces et en un délicieux lång fil - yaourt à la texture visqueuse caillé à l’aide de la grassette commune - Pingui-

cula vulgaris. Sans nostalgie, ce Faviken recèle les trésors du passé. Magnus Nilsson leur redonne vie.

SIROP DE SÈVE DE BOULEAURevenons au dîner : il se compose de mets où produits exceptionnels – à entendre au sens de rare – comme des langoustines de trente centimètres ou d’épaisses coquilles

de plongée en provenance de Trondheim, sont assaisonnés par les trésors du garde-manger. Rares encore et maturés, les aloyaux de vache laitière confiés à la chambre froide pour dix-sept semaines. S’ajoute à ces matières premières uniques, une palette de merveilles accumulées et confectionnées au long des saisons. Les laits, poissons et légumes fermentés, les vinaigres de fruits, de légumes, de bière, la chair de truite sauvage boucanée, le lard fumé au bois de feuillus, le sirop de sève de bouleau cuit patiemment une semaine dans la confidence d’un dodu chaudron planté sur un feu de bois et les herbes, lichens et champignons séchés... Ici rien ne se perd, tout se créé et prend forme sapide.En cuisine, voici la dernière carotte exhu-mée de l’hiver et du sable fin de la cave. On observe à la naissance du collet quelques petites feuilles, têtues, jaunes et fragiles. Elle sont aussitôt réservées – préservées même ! La carotte, râpée à la peau en grossiers filaments, rejoint les cubes en carpaccio - au sens de ces rouges très particuliers que l’on trouve sur la cou-verture de Sainte-Ursule ou sur le corsage de la Vierge du peintre éponyme - détaillés dans le cœur frais d’un élan. Mélange de poésie et de cruauté, nous voilà presque plongé dans le mythe de Blanche Neige : manger le cœur de la bête plutôt que celui du chef ? Magnus Nilsson aidé de ses deux assis-tants emporte trois grands plateaux vers l’étage. Le cœur à l’ouvrage, il scie dans le silence de la salle, le fémur de vache préalablement rôti sur la braise. La moelle chaude s’écoule en filet grumeleux et tiédit au contact de ce tartare résolument paléo-lithique. Fouetté lestement et agrémenté des jeunes feuilles de carottes privées de chlorophylle, il arrive sur table, offrande de l’ultime adressée au mangeur. Le vent qui chante aux bouleaux amplifie la rumeur : “Il faut se rendre chez Magnus Nilsson génie suédois de Faviken.” La rumeur ne se dément pas.

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Avant, on pouvait le croiser à la Flèche d’Or ou à la Boule Noire, vibrant en esthète sur les rythmes pointus d’un duo d’électro minimaliste, voire d’un groupe de rock indé furibard. On pouvait l’apercevoir dans un bar à vin, entre Belleville, République et Bastille, sifflant en initié un verre de Morgon exta-tique de chez Jean Foillard ou un canon de Chablis aérien de chez Thomas Pico. On pouvait le débusquer dans son atelier chambre de bonne du XIV arrondissement, pianotant sur son orgue ou gouachant sur la toile, en sépia, des corps patibulaires de bagnards musculeux aux tatouages naïfs, tout droit sortis de l’enfer de Biribi. On pouvait enfin le surprendre dans son fauteuil, dévorant en ogre un roman de Knut Hamsun ou de Céline, balayé par le souffle des écrivains qui sentent le soufre. Jérôme Bigot, né à Suresnes, logé intra muros depuis trente ans, était un Parisien comme il n’en existe même plus. Après. Le jour de la Saint-Valentin 2012, on le retrouve à Lindry, 1 200 habitants, dans l’Yonne, à 10 kilomètres d’Auxerre, cerné par les Guy Roux de tout poil, seul aux commandes d’un restaurant baptisé “Les Grès”. Même pas le trou du cul du monde, plutôt son duodénum, son gros côlon. Du jour au lendemain, avec son beat et son couteau, il a tout plaqué pour retourner

chez sa mère. En moins de temps qu’il n’en faut pour snacker une saint-jacques, il a laissé derrière lui les amis, les amours, pour aller chercher les emmerdes au cœur de l’hiver bourguignon, quand la vigne elle-même émerge à peine de son repos végétatif, en plein coma pré éthylique. Quand on lui demande son pedigree, un peu méfiant, normal, on cherche en vain le moindre atavisme, le nom d’une école de cuisine ayant pignon sur rue, voire la trace d’une expérience significative dans une brigade respectable. Mais voilà : père employé chez Veolia, mère agent EDF, Bac éco, école de commerce, fac de droit. On frôle l’imposture ? Non, en fait, mais vous vous en doutiez.Car sous une casquette de poulbot, dans un tee-shirt jazzy et derrière une barbe auburn, se dissimule un vrai cuisinier. Si on avait fait partie de sa bande de citadins, on aurait d’ailleurs assisté en leur compa-gnie à des battles de barbecue, à des défis de cuissons, à des joutes de produits. Si on avait fréquenté le Garde-Manger, à Saint-Cloud (92), où officie son frère, en salle comme au tire-bouchon, on aurait su qu’il était capable de servir 200 convives à la fois dans des soirées événementielles déloca-lisées. Et puisque l’on se dit tout, on avait surtout goûté, interloqué, à son oignon doux-andouille et à sa choucroute de navet- cochon, à l’occasion d’une dégustation organisée par les joyeux drilles du Vin de mes Amis, avec Sophie Cornibert et Hugo Hivernat (Fulgurances). Tout s’ex-plique : dès la petite enfance, le garçon

a confié à son cordon bleu de grand-mère italienne, chez qui il déjeunait toute la se-maine, l’éducation de son palais. Mieux, depuis qu’il a 20 ans, il a dévoré tout ce que la littérature culinaire a produit de plus instructif. Et il pratiqué, pratiqué. Cent fois sur le plan de travail, il a remis sa planche à découper. Le hasard n’est donc pas pour grand-chose dans son épopée gastronomi-co-agreste.

ENFIN, QUAND MÊME, LINDRY… “J’ai vaguement essayé de trouver quelque chose à Paris mais tout est hors de prix. Et finalement, là-bas, j’avais l’impression de combler une sorte d’ennui par tout un tas d’occupations. Ma mère a cherché autour de chez elle et elle est tombée sur un ancien restaurant fermé depuis quelques mois. Le bail n’est pas très cher, j’ai investi dans du matériel, mais sans m’endetter pour des fortunes. Ici, j’ai le temps et la possibilité de voir venir. De plus, mon beau-père s’est reconverti dans la céramique et nous avons créé toute la vaisselle ensemble. Aujourd’hui, j’ai envie de cette immersion dans la cuisine.

JÉRÔME BIGOT MENAIT UNE VIE DE PARISIEN BRANCHÉ, ENTRE PEINTURE ET BANDE DE POTES. MAIS LA PASSION DE LA CUISINE A TOUT BALAYÉ. SANS FORMATION, SANS ARGENT, IL EST PARTI S’INSTALLER AU FIN FOND DE L’YONNE POUR CRÉER UN RESTAURANT À SON IMAGE, “LES GRÈS”. RÉCIT D’UNE EXPÉRIENCE HORS NORME.

CHEF MADE MAN

REPORTAGE : STÉPHANE MÉJANÈS

Pour savoir si c’est vraiment ce que je veux faire, si j’aime ça au quotidien. Sans plan de carrière.”Ni lassitude, ni fuite en avant, ni regrets, ce type est fou ou sage. On cherche la faille, sans la trouver. On tente encore un coup bas, parce que, quand même, Rungis, c’est loin… “Être ici me permet d’être en accord avec mes choix politiques et de société. Je peux être un acteur plus qu’un consom-mateur. Il est impossible pour moi d’envi-sager de travailler autrement qu’en direct avec les producteurs de la région, dans un engagement raisonné et raisonnable de la production.” De fait, en quelques semaines, puisqu’il n’a pas grand-chose d’autre à faire que de se promener, d’aller à la rencontre des gens, il s’est constitué un réseau de fidèles, enthousiasmés par

son projet. Attention, toute ressemblance avec un annuaire de Groland serait fortuite et involontaire. Il y a donc Jean-Luc Simon, boucher à Toucy (89), Frédéric Lamour, maraîcher à Parly (89), la ferme des Piloux, pour la farine et les légumes secs, à Saints-en-Puisaye (89), la pisciculture de Crisenon, à Prégilbert (89), Aïssata et Jean-Christophe Bras et leurs huiles de la ferme du Buisson à Etais-la-Sauvin (89) et Catherine Castille, la plus éloignée, qui fabrique de superbes vinaigres aro-matisés à Saint-Julien-de-Jonzy (71). Ils sont pour la plupart membres de la très active association BioBourgogne (www.biobourgogne-association.org).Tout s’emboîte, tout fait sens, c’en est presque énervant. Mais, dans l’assiette, ça donne quoi ? C’est là que l’on encaisse le coup de grâce. Comme son nom l’indique. Autodidacte intelligent et cultivé, Jérôme Bigot a les papilles absolues. Totale-ment décomplexé, il comble ses lacunes techniques par un art de l’invention quasi permanent comme ce veau cru coupé au

couteau, rangé proprement et surmonté d’œufs de truite et d’estragon ainsi que d’un assaisonnement au raifort et au jus de poulet. Mâche, acidité, amertume. Il prélève un morceau choisi de truite marinée dans l’eau et le sel puis laquée au Nikka White, l’accompagne d’une vinaigrette au miso et d’une rondelle de radis noir. Vivacité et puissance. Plus fort encore, il exécute un délirant célerisotto à la tomme de vache locale pour magnifier un ris de veau à la cuisson maîtrisée. Tout n’est pas parfait, bien sûr, pas tout à fait en place, mais si les petits cochons ne le mange pas, ce cuisinier là risque d’en étonner plus d’un.

LES GRÈS9 RUE DU 14 JUILLET89240 LINDRY TÉL. : 09 52 31 64 10FERMÉ LUNDI ET MARDI, OUVERT DIMANCHE SOIR SUR RÉSERVATIONMENU : 13,50-45 €

BAC, ÉCOLE DE COMMERCE, FAC DE DROIT… JERÔME BIGOT N'AVAIT PAS PRÉVU LA CUISINE.

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