Notes sur la spécificité Cours en ligne

46
La Spécificité du texte de théâtre (notes) La spécificité du texte de théâtre 1Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire, Seuil, 1989. Le but de Jean-Marie Schaeffer n’est pas d’établir une nouvelle théorie des genres. Il réfléchit sur l’extrême diversité des genres existants et montre que la question des genres est une manière d’impasse parce que les genres se placent à des niveaux très divers pour décrire les pratiques littéraires. Son livre commence donc par le bilan d’un échec des grandes théories des genres. Selon lui, cet échec provient largement de l’essentialisme latent de ces théories (c'est-à-dire la croyance qu’un genre serait invariable de tout temps ou qu’un genre aurait une essence parfaite et que tout écart ne pourrait être qu’une décadence). C’est pourquoi J.-M. Schaeffer peut être utile dans une dissertation où l’on a parfois à critiquer en première partie l’essentialisme des termes littéraires, afin de les rendre à l’évolution historique. Jean-Marie Schaeffer repère en effet le risque d’essentialisme qui est latent dans toute théorie des genres. Les théoriciens des genres ont toujours été tentés, selon lui, de prendre les genres comme des données absolues, souvent perçues sur le modèle des êtres vivants, plutôt que comme des concepts changeants. Même Aristote (qui trouve le plus de grâce à ses yeux) n’échappe pas à la tentation de considérer la tragédie ou l’épopée selon un modèle biologique avec une enfance et un âge mûr où elles seraient en pleine possession de leurs forces. Cet essentialisme (hors du modèle biologique cette fois), Jean-Marie Schaeffer le retrouve à plus forte raison chez Hegel qui considère que trois grands genres constituent trois essences de l’art littéraire (le reste n’étant que « genres bâtards »). Il s’agit de l’épopée (dont l’essence est l’épopée homérique), de la poésie dramatique (dont l’essence est triple : la tragédie grecque, le drame shakespearien et la comédie d’Aristophane) et du lyrisme (que Jean-Marie Schaeffer caractérise de « catégorie fourre- tout » chez Hegel). Jean-Marie Schaeffer étudie ensuite l’approche de Ferdinand Brunetière. À la fin du XIX e siècle F. Brunetière fonde sa théorie générique sur l’analogie biologique : explicitement, il applique l’évolutionnisme darwinien à la théorie des genres, c'est-à-dire qu’il considère les genres comme des espèces qui grandissent, mûrissent, entrent en lutte avec d’autres espèces (le drame romantique est en quelque sorte le prédateur de la tragédie classique) puis entrent en décadence sous l’effet de facteurs divers (la race, les milieux, l’histoire et surtout l’individualité des auteurs – ce qui le sépare de Taine). On repère ici un habile essentialisme qui sait intégrer l’histoire. Mais l’essentialisme de Brunetière a encore une autre dimension : il bâtit des modèles plus « purs » que d’autres. À ses yeux, les seules œuvres dont il faut rendre compte sont celles qui ont marqué des étapes dans l’évolution littéraire : Corneille crée le classicisme, Racine le porte à son sommet, etc (Rotrou ou Thomas Corneille n’importent pas dans cet évolutionnisme : ce sont des organismes

description

cours

Transcript of Notes sur la spécificité Cours en ligne

Page 1: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

La spécificité du texte de théâtre

1Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire, Seuil, 1989.

Le but de Jean-Marie Schaeffer n’est pas d’établir une nouvelle théorie des genres. Il réfléchit sur l’extrême diversité des genres existants et montre que la question des genres est une manière d’impasse parce que les genres se placent à des niveaux très divers pour décrire les pratiques littéraires.

Son livre commence donc par le bilan d’un échec des grandes théories des genres. Selon lui, cet échec provient largement de l’essentialisme latent de ces théo-ries (c'est-à-dire la croyance qu’un genre serait invariable de tout temps ou qu’un genre aurait une essence parfaite et que tout écart ne pourrait être qu’une déca-dence). C’est pourquoi J.-M. Schaeffer peut être utile dans une dissertation où l’on a parfois à critiquer en première partie l’essentialisme des termes littéraires, afin de les rendre à l’évolution historique.

Jean-Marie Schaeffer repère en effet le risque d’essentialisme qui est latent dans toute théorie des genres. Les théoriciens des genres ont toujours été tentés, selon lui, de prendre les genres comme des données absolues, souvent perçues sur le mo-dèle des êtres vivants, plutôt que comme des concepts changeants. Même Aristote (qui trouve le plus de grâce à ses yeux) n’échappe pas à la tentation de considérer la tragédie ou l’épopée selon un modèle biologique avec une enfance et un âge mûr où elles seraient en pleine possession de leurs forces. Cet essentialisme (hors du mo-dèle biologique cette fois), Jean-Marie Schaeffer le retrouve à plus forte raison chez Hegel qui considère que trois grands genres constituent trois essences de l’art litté-raire (le reste n’étant que « genres bâtards »). Il s’agit de l’épopée (dont l’essence est l’épopée homérique), de la poésie dramatique (dont l’essence est triple : la tra-gédie grecque, le drame shakespearien et la comédie d’Aristophane) et du lyrisme (que Jean-Marie Schaeffer caractérise de « catégorie fourre-tout » chez Hegel). Jean-Marie Schaeffer étudie ensuite l’approche de Ferdinand Brunetière. À la fin du XIXe siècle F. Brunetière fonde sa théorie générique sur l’analogie biologique : expli-citement, il applique l’évolutionnisme darwinien à la théorie des genres, c'est-à-dire qu’il considère les genres comme des espèces qui grandissent, mûrissent, entrent en lutte avec d’autres espèces (le drame romantique est en quelque sorte le prédateur de la tragédie classique) puis entrent en décadence sous l’effet de facteurs divers (la race, les milieux, l’histoire et surtout l’individualité des auteurs – ce qui le sépare de Taine). On repère ici un habile essentialisme qui sait intégrer l’histoire. Mais l’es-sentialisme de Brunetière a encore une autre dimension : il bâtit des modèles plus « purs » que d’autres. À ses yeux, les seules œuvres dont il faut rendre compte sont celles qui ont marqué des étapes dans l’évolution littéraire : Corneille crée le classi-cisme, Racine le porte à son sommet, etc (Rotrou ou Thomas Corneille n’importent pas dans cet évolutionnisme : ce sont des organismes faibles). On voit comment chaque genre dégage la pureté de son type (Corneille), la porte au sommet (Racine) puis décline (les classiques antiromantiques du XIXe siècle). Résumons en citant Jean-Marie Schaeffer :

La manière dont les théories essentialistes se servent de la notion de genre littéraire est plus proche de la pensée magique que de l’investigation rationnelle. Pour la pensée magique, le mot crée la chose. C’est exactement ce qui se passe avec la notion de genre littéraire : le fait même d’utiliser le terme amène les théoriciens à penser qu’on doit trouver dans la réalité littéraire une entité cor-respondante, qui se surajouterait aux textes et serait la cause de leurs parentés.

Dans un deuxième temps Jean-Marie Schaeffer montre que les textes sont des ob-jets sémiotiquement complexes et que sous les noms de genres on s’adresse à des aspects très différents de la signification. Une même oeuvre peut relever de genres différents selon l'angle d'analyse choisi (Don Quichotte peut être légitimement étu-dié comme un récit ou comme une parodie). De plus, le contexte historique chan-geant, l’œuvre peut aussi changer de sens (certains traits neutres deviennent ac-

Page 2: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

tifs : la dimension romanesque de L’Odyssée n’a été sensible que lorsque le genre romanesque est devenu pertinent). Résumons :

Les noms de genres établis possèdent les fonctions les plus diverses, de même qu'ils naissent dans les circonstances et dans les intentions les plus diverses : les traiter tout uniment comme des noms de classes obéissant à une fonction commune, qui serait celle de classer, c'est donner une image très simplifiée de leur statut communicationnel. [...] Dire d'un texte qu'il est un sermon et d'un autre qu'il est un sonnet ne revient pas simplement à les classer selon deux genres différents, mais encore par rapport à des critères d'identité textuelle différents : acte communicationnel dans le premier cas, organisation formelle dans le second.

C’est pourquoi dans un troisième temps, l’auteur propose non pas une classifica-tion raisonnée des œuvres en genres mais plutôt une classification des noms de genres selon les niveaux du texte auxquels ils s’adressent. 1-Jean-Marie Schaeffer distingue les noms de genres qui recensent des invariants liés à la dimension de communication du texte (la prière, la complainte, la fiction, le récit, le théâtre, etc) : Jean-Marie Schaeffer parle alors de noms de genres « exemplifiants » parce que tous les membres des genres de ce type possèdent sans exception les caractéris-tiques qui sont définies – ces conditions sont des « universaux pragmatiques », des « conditions transcendantes ». 2-Jean-Marie Schaeffer repère des noms de genres qui dictent des règles (le sonnet, la tragédie, la comédie, etc). 3-Viennent ensuite des noms de genres qui reposent sur une généalogie ou sur des ressemblances (quand un auteur prétend se ranger dans une tradition ou lorsque les lecteurs le rangent dans une série d’œuvres ressemblantes – le roman bourgeois, le théâtre de boulevard, etc). 4-Enfin, Jean-Marie Schaeffer repère des noms de genres fondés sur une analogie entre oeuvres étrangères qui s’ignorent (lorsqu’on rapproche des textes de cultures différentes). Il n’est pas aisé d’ainsi résumer ces quatre distinc-tions. Un exemple sera plus clair :

Lorsque nous énonçons que La Princesse de Clèves est un récit, nous disons en fait que le texte exemplifie la propriété d’être un récit ; lorsque nous affirmons que « Le Parfum » (de Baudelaire) est un sonnet, nous disons en fait que ce poème applique les règles du sonnet ; lorsque nous soute-nons que Micromégas est un conte de voyage imaginaire, nous disons en fait que le texte de Voltaire transforme et adapte une lignée textuelle qui va de L’Histoire vraie de Lucien aux Voyages de Gulli-ver en passant par L’Autre Monde ou les États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac ; enfin, lorsque, pour faire montre d’une érudition supposée, nous lançons à la cantonade que Dame Chao de P’ou Song-ling est une nouvelle, nous voulons dire tout simplement que le récit du lettré chinois du XVIIe siècle ressemble par certains traits à des textes qu’en Occident nous qualifions de nou-velles, sans que pour autant le statut causal de cette ressemblance soit déterminé.

Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire, 1989. p. 180.

Parmi ces différents types de genres, quels sont ceux qui échappent à l’évolution historique ? Les deux premiers (genres exemplifiants et genres dictant une règle) dépendent peu du contexte et sont plutôt stables dans le temps : le sonnet peut évo-luer ou mourir, mais si j’écris selon les règles d’un sonnet de Pétrarque ce sera tou-jours un sonnet. En revanche, les genres fondés sur la généalogie ou les ressem-blances sont instables dans le temps : leur désignation dépend des lecteurs de l’ave-nir. Être instable ne signifie pas être faux (le livre de Jean-Marie Schaeffer s’achève sur une jolie défense de toutes les approches génériques) mais ce sont assurément les distinctions génériques exemplifiantes qui vont nous intéresser dans le cadre d’une dissertation parce qu’elles permettent une partie sur les invariants. C’est plu-tôt sur elles que la première partie du cours va se fonder.

2 Aristote a essayé de penser la spécificité de la tragédie par rapport à l’épopée. Il y a des similitudes entre ces deux arts, dit-il : tous deux imitent le réel, et tous deux l’imitent avec des mots. Mais théâtre et épopée s’opposent sur le mode narratif. Le théâtre en effet s’oppose à tout récit en ce sens que l’auteur se refuse par conven-tion à parler en son nom propre – sauf dans les didascalies. L’auteur de théâtre est donc un sujet « dessaisi de son je » (la formule est d’Anne Ubersfeld, dans Lire le Théâtre). Ce n’est jamais l’auteur qui s’exprime, mais c’est toujours un personnage (d’où l’importance particulière du personnage au théâtre). Pour Aristote, le théâtre présente donc des actions (d’où le mot mode dramatique dérivé du mot drama – ac-tions et qui est donc un faux ami car il n’a pas le sens courant de ce qui suscite des émotions) parce qu’il vise à représenter les hommes au moyen de leurs seuls dits et faits. Quant à l’épopée (et à tout récit), elle présuppose un homme qui raconte et qui

Page 3: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

désigne (d’où le mot mode épique). Cette convention d’un effacement de l’auteur au théâtre conduit Platon (et non pas Aristote) à conclure à une duplicité essentielle du théâtre.

3 Exemple de reformulation de la note 2 dans une dissertation. Elle demande-rait, à sa suite, une illustration. En comparant la tragédie à l’épopée, Aristote a montré que le théâtre n’est pas un récit mais une présentation des hommes au moyen de leurs actions et de leurs paroles. C’est le fameux mode dramatique qui im-plique un effacement de la voix personnelle de l’auteur au théâtre qui ne peut s’ex-primer que par l’intermédiaire d’autres voix.

4 La double énonciation et la double destination. Cette notion découle de la dis-tinction d’Aristote qui fonde le mode dramatique. Puisqu’il y a un auteur qui serait contraint au retrait derrière les paroles qui constituent le texte théâtral, on peut dire qu’au théâtre les conversations entre les personnages sont doublées par un autre discours implicite : celui de l’auteur au public. Lorsque deux personnages se passent une information, l’auteur est aussi en train de fournir une information au public. Le public a donc le statut de destinataire indirect, puisqu’en dernier ressort, c’est à lui que tous les discours sont adressés, même s’ils le sont rarement de ma-nière explicite. On dit selon une terminologie un peu scientiste qu’au théâtre il y a double énonciation (énonciation du personnage qui parle mais aussi implicitement énonciation de l’auteur) et doubles destinataires (le personnage qui écoute et impli-citement le public). On trouvera une évocation précise de la double énonciation dans le chap.7 du livre de Dominique Maingueneau : Pragmatique pour le discours litté-raire Dunod, 1990. 3/4 d’heure de lecture.

5 Il lui donne son couteau. Elle fait une incision dans l’étoffe de lin sur son flanc, à la place qui est sur le cœur et sous le sein gauche, et, penchée sur lui, des mains écar-tant l’ouverture, elle lui montre sa chair où la première tache de lèpre apparaît.

JACQUES HURY, détournant un peu le visage. — Donnez moi le couteau.Violaine, je ne me suis pas trompé ? Quelle est cette fleur d’argent dont votre chair est bla-sonnée ?

Paul Claudel, L’Annonce faite à Marie, II, 3, 1948

6 Harpagon

Au voleur ! au voleur ! à l’assassin ! au meurtrier ! Justice, juste Ciel ! je suis perdu, je suis assassiné, on m’a coupé la gorge, on m’a dérobé mon argent. Qui peut-ce être ? Qu’est-il devenu ? Où est-il ? Où se cache-t-il ? Que ferai-je pour le trouver ? Où courir ? Où ne pas courir ? N’est-il point là ? N’est-il point ici ? Qui est-ce ? Arrête. Rends-moi mon argent, coquin… (Il se prend lui-même le bras.) Ah ! c’est moi. Mon esprit est troublé, et j’ignore où je suis, qui je suis, et ce que je fais. Hélas ! mon pauvre argent, mon pauvre argent, mon cher ami ! on m’a privé de toi. Et puisque tu m’es enlevé, j’ai perdu mon support, ma consolation, ma joie ; tout est fini pour moi, et je n’ai plus que faire au monde : sans toi, il m’est impossible de vivre ; c’en est fait, je n’en puis plus ; je me meurs, je suis mort, je suis enterré. N’y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me ren-dant mon cher argent, ou en m’appre-nant qui l’a pris ? Euh ? que dites-vous ?

Ce n’est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu’avec beaucoup de soin on ait épié l’heure ; et l’on a choisi justement le temps que je parlais à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller qué-rir la justice, et faire donner la question à toute la maison : à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble un voleur. Eh ! de quoi est-ce qu’on parle là ? De celui qui m’a dérobé ? Quel bruit fait-on là-haut ? Est-ce mon voleur qui y est ? De grâce, si l’on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l’on m’en dise. N’est-il point caché là parmi vous ? Ils me re-gardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu’ils ont part sans doute au vol que l’on m’a fait. Allons vite, des com-missaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bourreaux. Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après.

Molière, L’Avare, IV, 7, 1668

Page 4: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

7L’esclavage où je me trouvais en Amérique m’était très pénible, et je me suis peint sous les traits d’un jeune gaillard qui vend sa femme pour recouvrer sa liberté. J’ai fait du désir perfide et multiforme de la liberté une actrice américaine, en lui oppo-sant l’épouse légitime en qui j’ai voulu incarner la « passion de servir ». Tous ces rôles sortent tout entiers du thème, comme dans une symphonie on confie telle partie aux violons et telle autre aux bois. En résumé, c’est moi-même qui suis tous les per-sonnages, l’actrice, l’épouse délaissée, le jeune sauvage et le négociant calculateur.

Paul Claudel, Lettre à Marguerite Moreno, 20 avril 1900, à propos de sa pièce L’Échange, de 1894.

8 HERNANI, seulOui, de ta suite, ô roi ! de ta suite ! – j’en suis.Nuit et jour, en effet, pas à pas, je te suis !Un poignard à la main, l’œil fixé sur ta trace,Je vais ! Ma race en moi poursuit en toi ta race !Et puis, te voilà donc mon rival ! un ins-tantEntre aimer et haïr je suis resté flottant,Mon cœur pour elle et toi n’était point assez large,J’oubliais en l’aimant ta haine qui me charge1,Mais puisque tu le veux, puisque c’est toi qui viensMe faire souvenir, c’est bon, je me sou-viens !

Victor Hugo Hernani, 1830, Acte I, scène 4

9 FIGARO, seul, se promenant dans l’obscurité, dit du ton le plus sombre : O Femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante !... nul animal créé ne peut manquer à son instinct ; le tien est-il donc de tromper ?... Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pres-sais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole ; au milieu même de la cérémonie… Il riait en li-sant, le perfide ! et moi comme un be-nêt !... Non, Monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand Seigneur, vous vous croyez un grand génie !... noblesse, fortune, un rang, des places ; tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner

toutes les Espagnes ; et vous voulez jou-ter… On vient… c’est elle… ce n’est per-sonne. [...]

Beaumarchais, Le Mariage de Figa-ro, 1781, acte V, scène 3.

10AGNÈS

N'est-ce plus un péché lorsque l'on se marie?ARNOLPHE

Non.AGNÈS

Mariez-moi donc promptement, je vous prie.

ARNOLPHESi vous le souhaitez, je le souhaite aussi,Et pour vous marier on me revoit ici.

AGNÈSEst-il possible?

ARNOLPHEOui.

AGNÈSQue vous me ferez

aise!ARNOLPHE

Oui, je ne doute point que l'hymen ne vous plaise.

AGNÈSVous nous voulez, nous deux...

ARNOLPHERien de plus assuré.

AGNÈSQue, si cela se fait, je vous caresserai!

ARNOLPHEHé! la chose sera de ma part réciproque.

AGNÈSJe ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.Parlez-vous tout de bon?

ARNOLPHEOui, vous le pourrez

voir.AGNÈS

Nous serons mariés?ARNOLPHE

Oui.AGNÈS

Mais quand?ARNOLPHE

Dès ce soir.

1 J’oubliais, en aimant Doña Sol, le fardeau de la haine que je ressens pour toi.

Page 5: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

AGNÈS, riant.Dès ce soir?

ARNOLPHEDès ce soir. Cela vous fait

donc rire?AGNÈS

OuiARNOLPHE

Vous voir bien contente est ce que je désire.

AGNÈSHélas! que je vous ai grande obligation,Et qu'avec lui j'aurai de satisfaction!

ARNOLPHEAvec qui?

AGNÈSAvec..., là.

ARNOLPHELà... : là n'est pas mon

compte.A choisir un mari vous êtes un peu prompte. [..]

Molière, L'École des Femmes. II, 5, 1662.

11 Horace (Art poétique, 148) loue Ho-mère d'avoir fait démarrer l'Iliade en plein milieu de l'action : « Semper ad eventum festinat et in medias res non secus ac notas auditorem rapit » (« il se hâte toujours vers le dénouement, il em-porte l’auditeur au milieu des faits, comme s’ils étaient connus »).

12MADAME PERNELLE

Allons, Flipote, allons, que d’eux je me dé-livre.

ELMIREVous marchez d’un tel pas qu’on a peine à vous suivre.

MADAME PERNELLELaissez, ma bru, laissez, ne venez pas plus loin :Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

ELMIREDe ce que l’on vous doit envers vous on s’ac-quitte.Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

MADAME PERNELLEC’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,Et que de me complaire on ne prend nul sou-ci.Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée,On n’y respecte rien, chacun y parle haut,Et c’est tout justement la cour du roi Pétaut.

DORINESi…

MADAME PERNELLEVous êtes, mamie, une fille suivante

Un peu trop forte en gueule, et fort imperti-nente ;Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

DAMISMais…

MADAME PERNELLEVous êtes un sot en trois lettres, mon

fils ;C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère ;Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,Que vous preniez tout l’air d’un méchant gar-nement,Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

MARIANEJe crois…

MADAME PERNELLEMon dieu, sa sœur, vous faites la dis-

crète,Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,Et vous menez sous chape un train que je hais fort. [...]

Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, I,1, 1669.

13CHRYSALDE

Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?

ARNOLPHEOui, je veux terminer la chose dans de-main.

CHRYSALDENous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,Sans craindre d’être ouïs, y discourir en-semble [...]

Molière, L'École des Femmes. I, 1, 1662.

14 FIGARO. - Dix-neuf pieds sur vingt-six.SUZANNE. - Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?FIGARO lui prend les mains. - Sans comparaison, ma charmante. Oh! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d'une belle fille, est doux, le matin des noces, à l'œil amoureux d'un époux!... SUZANNE se retire. - Que mesures-tu donc là, mon fils ?FIGARO. - Je regarde, ma petite Su-zanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne grâce ici. SUZANNE. - Dans cette chambre ?FIGARO. - Il nous la cède.SUZANNE. - Et moi je n'en veux point.FIGARO. - Pourquoi ?SUZANNE. - Je n'en veux point.FIGARO. - Mais encore ?

Page 6: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

SUZANNE. - Elle me déplaît.FIGARO. - On dit une raison.SUZANNE. - Si je n'en veux pas dire ?FIGARO. - Oh! quand elles sont sûres de nous!SUZANNE. - Prouver que j'ai raison se-rait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non?FIGARO. - Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si Madame est in-commodée, elle sonnera de son côté; zeste! en deux pas tu es chez elle. Mon-seigneur veut-il quelque chose ? il n'a qu'à tinter du sien; crac! en trois sauts me voilà rendu.SUZANNE. - Fort bien! mais quand il aura tinté le matin pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste! en deux pas, il est à ma porte, et crac! en trois sauts...FIGARO. - Qu'entendez-vous par ces pa-roles ?SUZANNE. - Il faudrait m'écouter tran-quillement.FIGARO. - Eh qu'est-ce qu'il y a ? bon Dieu!SUZANNE. - Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, Mon-sieur le Comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme; c'est sur la tienne, entends-tu, qu'il a je-té ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plai-sirs et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant le-çon.

Beaumarchais, Le Mariage de Figa-ro, 1781, I,1.

15 Sganarelle, tenant une taba-tière :

Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais en-core il instruit les âmes à la vertu, et l’on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu’on en prend, de quelle manière obli-geante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droit et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend pas même qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des

gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c’est as-sez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gus-man, que Done Elvire, ta maîtresse, sur-prise de notre départ, s’est mise en cam-pagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n’a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu’entre nous je te dise ma pensée ? j’ai peur qu’elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Molière, Dom Juan ou le Festin de Pierre, I,1, 1665.

16LE ROI – SARAGOSSE.Une chambre à coucher. La nuit. Une lampe sur une table.

Scène 1DOÑA JOSEFA DUARTE, vieille; en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais, à la mode d’Isabelle-la-Catholique, DON

CARLOSDOÑA JOSEPHA, seule. Elle ferme les ri-deaux cramoisis de la fenêtre et met en ordre quelques fauteuils. On frappe à une petite porte dérobée à droite. Elle écoute. On frappe un second coup.Serait-ce déjà lui ?Un nouveau coup.

C'est bien à l'escalierDérobé.Un quatrième coup.

Vite, ouvrons!Elle ouvre la petite porte masquée. Entre don Carlos, le manteau sur le nez et le chapeau sur les yeux.

Bonjour, beau cava-lier.Elle l'introduit. II écarte son manteau et laisse voir un riche costume de velours et de soie, à la mode castillane de 1519. Elle le regarde sous le nez et recule, étonnée.Quoi, seigneur Hernani, ce n'est pas vous! - Main forte !Au feu !DON CARLOS, lui saisissant le bras.

Deux mots de plus, duègne, vous êtes morte !Il la regarde fixement. Elle se tait ef-frayée.Suis-je chez doña Sol ? fiancée au vieux duc

Page 7: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

De Pastraña, son oncle, un bon seigneur, caduc,Vénérable et jaloux ? Dites ? La belle adoreUn cavalier sans barbe et sans mous-tache encore,Et reçoit tous les soirs, malgré les en-vieux,Le jeune amant sans barbe à la barbe du vieux.Suis-je bien informé ? [...]

Victor Hugo, Hernani, Acte I, scène 1, 1830

17 HIPPOLYTELe dessein en est pris : je pars, cher Théramène,Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.Dans le doute mortel dont je suis agité,Je commence à rougir de mon oisiveté.Depuis plus de six mois éloigné de mon père,J’ignore le destin d’une tête si chère ;J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.

THÉRAMÈNEEt dans quels lieux, Seigneur, l’allez-vous donc cher-cher ?Déjà, pour satisfaire à votre juste crainte,J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bordsOù l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare.Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux cli-matsCroyez-vous découvrir la trace de ses pas ?Qui sait même, qui sait si le Roi votre pèreVeut que de son absence on sache le mystère ?Et si, lorsque avec vous nous tremblons pour ses jours,Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,Ce héros n’attend point qu’une amante abusée…

HIPPOLYTECher Théramène, arrête, et respecte Thésée.De ses jeunes erreurs désormais revenu,Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,Phèdre depuis longtemps ne craint plus de ri-vale.Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,Et je fuirai ces lieux que je n’ose plus voir.

THÉRAMÈNEHé! depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présenceDe ces paisibles lieux, si chers à votre enfance,Et dont je vous ai vu préférer le séjour

Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ?Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?

HIPPOLYTECet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face

Depuis que sur ces bords les Dieux ont en-voyéLa fille de Minos et de Pasiphaé.

THÉRAMÈNEJ’entends. De vos douleurs la cause m’est connue.Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,Que votre exil d’abord signala son crédit.Mais sa haine sur vous autrefois attachée,Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.Et d’ailleurs, quels périls vous peut faire cou-rirUne femme mourante et qui cherche à mou-rir ?Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire,Peut-elle contre vous former quelques des-seins ?

HIPPOLYTESa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.Hippolyte en partant fuit une autre ennemie :Je fuis, je l’avoûrai, cette jeune Aricie,Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.

THÉRAMÈNEQuoi ! vous-même, Seigneur, la persécutez-vous ?Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides2

Trempa-t-elle aux complots de ses frères per-fides ?Et devez-vous haïr ses innocents appas ?

HIPPOLYTESi je la haïssais, je ne la fuirais pas.

Jean Racine, Phèdre, acte I, scène 1, 1677.

18UNE RUE DANS LA CAPITALE DU SE-TCHOUAN.C’est le soir. Wang, le porteur d’eau, se présente au public.

2 Roi d’Athènes, Thésée a éliminé les Pallantides, ses rivaux politiques et frères d’Ari-cie.

Page 8: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

WANG. Je suis porteur d’eau, ici, dans la capitale du Se-Tchouan. Mon commerce est pénible : quand l’eau se fait rare, je dois aller loin pour en trouver. Et quand il y en a beaucoup, moi, je suis sans un sou. De toute façon, la pauvreté est mon-naie courante dans notre province. On dit partout que seuls les Dieux pour-raient encore nous aider. À mon indi-cible joie, un marchand de bestiaux, qui voyage beaucoup et vient souvent par ici, m’apprend que quelques-uns des Dieux les plus éminents sont déjà en route et qu’ici aussi dans le Se-Tchouan, on peut s’attendre à leur venue. Il paraît que ça donne grand souci au Ciel, toutes ces plaintes qui s’élèvent jusqu’à lui.

Bertold Brecht, La Bonne Âme du Se-Tchouan, prologue, 1939.

19Un décor neutre. Trois portes sem-blables. Au lever du rideau, tous les per-sonnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent, jouent au cartes. Le Prologue se détache et s'avance.

LE PROLOGUE : Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire d'Antigone. An-tigone, c'est la petite maigre qui est as-sise là-bas, et qui ne dit rien. Elle re-garde droit devant elle. Elle pense. Elle pense qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir qu'elle joue son rôle jusqu'au bout… Et, depuis que ce rideau s'est le-vé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vi-tesse vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous qui sommes là bien tran-quilles à la regarder, de nous qui n'avons pas à mourir ce soir.

Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité aussi car Ismène est bien plus belle qu'Antigone, et puis un soir, un soir de bal ou il n'avait dansé qu'avec Is-mène, un soir ou Ismène avait été

éblouissante dans sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêve dans un coin, comme en ce moment, ses bras en-tourant ses genoux, et il lui a demandé d'être sa femme.

Jean Anouilh, Antigone, 1944, Pro-logue.

20Route à la campagne, avec arbre.Soir.Estragon, assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure ; Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu.Entre Vladimir.ESTRAGON (renonçant à nouveau). – Rien à faire.VLADIMIR (s’approchant à petits pas raides, les jambes écartées). – Je com-mence à le croire. (Il s’immobilise.) J’ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable, tu n’as pas encore tout essayé. Et je repre-nais le combat. (Il se recueille, songeant au combat. À Estragon.) – Alors, te re-voilà, toi.ESTRAGON. – Tu crois ?VLADIMIR. – Je suis content de te revoir. Je te croyais parti pour toujours.ESTRAGON. – Moi aussi.VLADIMIR. – Que faire pour fêter cette réunion ? (Il réfléchit.) Lève-toi que je t’embrasse. (Il tend la main à Estragon.)ESTRAGON (avec irritation). – Tout à l’heure, tout à l’heure.

Si-lence.

Samuel Beckett, En attendant Go-dot, acte premier, 1952.

21 Le présentateur, devant le ri-deau fermé.

Un célèbre auteur dramatique du XIXe

siècle – que, par respect pour sa mé-moire, nous tenons à ne pas nommer – a laissé dans ses œuvres posthumes la co-médie qui va être jouée devant vous.Ce grand écrivain avait coutume de dire que, bien souvent, les spectateurs sont conviés à suivre une action théâtrale dont ils ne parviennent pas à com-prendre les vrais mobiles.Est-ce par suite d’une infirmité propre à l’art dramatique ?Est-ce parce que la vie des autres, à la scène comme dans la réalité, ne nous livre guère son secret ?

Page 9: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

Est-ce parce que les personnages – sur-tout dans les drames dits « réalistes » – croient nécessaire de s’occuper unique-ment de leurs propres affaires, et pas du tout de celles des spectateurs, attitude qui dénote un manque de courtoisie re-grettable ?Serait-ce enfin parce que les auteurs, abusant de leur situation privilégiée, tiennent à nous laisser sur une pénible impression de mystère ?…Ce sont là autant de questions que, sans doute, vous ne manquerez pas de vous poser en écoutant Eux seuls le savent et en essayant de comprendre ce qui se passe.Le Présentateur disparaît. Le rideau s’ouvre.Hector et Simone sont debout au milieu de la scène, en proie à une vive discus-sion. Hector va et vient nerveusement. Simone le suit des yeux avec un regard mauvais.Les rideaux de la fenêtre sont à demi ti-rés. La pièce est dans la pénombre.Hector. – On ne m’y reprendra pas de si tôt, je t’en réponds !Simone. – C’est bien vite dit !Hector. – C’est encore plus vite fait !Simone. – Je t’en défie !Hector. – C’est ce que nous verrons !Simone, haussant les épaules. – À ta place, j’y renoncerais tout de suite !Hector, bondissant. – Y renoncer, moi ! Après tout ce qui s’est passé ! Jamais, entends-tu, jamais !… Et c’est toi qui me donnes ce… conseil !… Ah merci, merci vraiment !Simone. – Je te préviens une dernière fois : tu fais fausse route. Et il t’en cuira, oui il t’en cuira, je t’assure !Hector. – Et moi je t’assure que l’affaire n’en restera pas là ! Ce serait trop simple !… Trop simple, vraiment !… Non, mais, c’est insensé ! On croirait, à t’entendre, que tu y es pour quelque chose !… Eh bien non, veux-tu que je te dise : tu n’y es pour rien, rien du tout ! Tu n’as donc qu’un parti à prendre : te taire et me laisser agir !Simone. – Non je ne me tairai pas ! Je sais que j’ai raison et je veux que tu te rendes à l’évidence. Ne compte pas…Hector, furieux. – Te tairais-tu, à la fin !Simone, continuant. – Ne compte pas me réduire au silence. J’ai mon rôle à jouer ici, autant que toi-même.

Jean Tardieu, Eux seuls le savent, dans Théâtre de Chambre, 1955-

1965.

22Intérieur bourgeois anglais, avec des fau-teuils anglais. Soirée anglaise. M. SMITH, An-glais, dans son fauteuil et ses pantoufles an-glais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lu-nettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais.

MME SMITH

Tiens, il est neuf heures. Nous avons man-gé de la soupe, du poisson, des pommes de terre au lard, de la salade anglaise. Les en-fants ont bu de l’eau anglaise. Nous avons bien mangé, ce soir. C’est parce que nous ha-bitons dans les environs de Londres et que notre nom est Smith.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

MME SMITH

Les pommes de terre sont très bonnes avec le lard, l’huile de la salade n’était pas rance. L’huile de l’épicier du coin est de bien meilleure qualité que l’huile de l’épicier d’en face, elle est même meilleure que l’huile de l’épicier du bas de la côte. Mais je ne veux pas dire que leur huile à eux soit mauvaise.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

MME SMITH

Pourtant, c’est toujours l’huile de l’épicier du coin qui est la meilleure…

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

MME SMITH

Mary a bien cuit les pommes de terre, cette fois-ci. La dernière fois elle ne les avait pas bien fait cuire. Je ne les aime que lors-qu’elles sont bien cuites.

M. SMITH, continuant sa lecture, fait claquer sa langue.

MME SMITH

Le poisson était frais. Je m’en suis léché les babines. J’en ai pris deux fois. Non, trois fois. Ça me fait aller aux cabinets. Toi aussi tu en as pris trois fois. Cependant la troi-sième fois, tu en as pris moins que les deux premières fois, tandis que moi j’en ai pris beaucoup plus. J’ai mieux mangé que toi, ce soir. Comment ça se fait ? D’habitude, c’est toi qui manges le plus. Ce n’est pas l’appétit qui te manque.

Page 10: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

M. SMITH, fait claquer sa langue.

MME SMITH

Cependant, la soupe était peut-être un peut trop salée. Elle avait plus de sel que toi. Ah, ah, ah. Elle avait aussi trop de poireaux et pas assez d’oignons. Je regrette de ne pas avoir conseillé à Mary d’y ajouter un peu d’anis étoilé. La prochaine fois, je saurai m’y prendre.

Eugène Ionesco, La Cantatrice chauve — Anti-pièce, 1950.

23Le pont d’un grand paquebot.Le milieu de l’Océan Indien entre l’Ara-bie et Ceylan.AMALRIC : Vous vous êtes laissé enguir-lander.MESA : La chose n’est pas faite encore.AMALRIC : Alors ne la faites pas. Croyez-moi, je vous aime bien : ne la faites pas.MESA : L’affaire ne me paraît pas mau-vaise.AMALRIC : Mais l’homme qui la fait ?MESA : Eh bien, il a ses qualités.AMALRIC : Je déteste les faibles et j’en ai peur.Laissez-vous faire seulement. Prenez-le seulement avec vous !Et vous voilà comme avec de l’eau de seltz débouchée, avec une bouteille de soda pointue que l’on ne sait plus où po-ser.Je vous le dis, prenez garde à vous, mon petit Mesa.Et que dites-vous de sa femme ?Les voici.

Paul Claudel, Partage de Midi, acte I, version de 1906.

24 Il est aussi absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est ver-tueux parce qu’il a fait un livre de morale, tous les jours on voit le contraire. C’est le personnage qui parle et non l’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée, il fait agir et parler les bri-gands en brigands, il n’est pas pour cela un brigand. À ce compte, il fau-drait guillotiner Shakespeare, Cor-neille et tous les tragiques, ils ont plus commis de meurtres que Man-drin et Cartouche.

Théophile Gautier, Préface de Made-moiselle de Maupin, 1836.

Page 11: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

25 Sous-partie de dissertation sur la double énonciation.

[Pour des raisons d’efficacité de la dé-monstration, je commence ma sous-partie en annonçant ce que je vais y développer. Notez que ce n’est pas une annonce de plan (il en suffit d’une à la fin de l’introduction et le de-voir deviendrait vite redondant)] Le dis-cours au théâtre se caractérise par la duplicité. L’énonciation y est double puisque tout discours d’un personnage à un autre personnage s’accompagne in-évitablement d’un autre discours de l’au-teur au public. Si le monologue, la ti-rade, l’aparté ou le quiproquo consti-tuent des situations extrêmes où l’auteur est amené à privilégier le public, les scènes d’exposition vont nous permettre d’étudier cette double énonciation parce qu’elles sont tout particulièrement contraintes. En effet, l’auteur doit y fournir d’abondantes informations à un public qui est véritablement en attente. [Je vais essayer d’éviter des exemples qui ne sont qu’une illustration. Ce n’est pas interdit mais c’est souvent ressenti comme « pauvre ». Je vais donc rendre les choses in-téressantes en ajoutant une étude à mon illustration. J’annonce donc ici que je vais faire une typologie et j’en explicite le critère] C’est à tel point qu’on pourrait classer les scènes d’exposition selon la façon dont les informations nous arrivent.

[A nouveau, je commence mon § par son idée-force dans la première phrase pour que le lecteur n’ait pas à se demander où je veux en venir et pour donner une impression de synthèse] Souvent – tout particulièrement dans les œuvres classiques – les infor-mations sont fournies rapidement (idéa-lement dès la première scène), en atté-nuant par quelques techniques de vrai-semblance le fait de privilégier le pu-blic : un début in medias res et l’illusion d’un dialogue informatif sont deux tech-niques fréquentes. L’exposition de Tar-tuffe [je n’oublie pas de souligner un titre] est exemplaire. Madame Pernelle y interrompt chaque personnage pour lui dire son fait – moyen d’en résumer brillamment le caractère pour le specta-teur [Admettons que j’aie appris par cœur ce passage – ce serait une bonne idée. J’en profite pour montrer mes connaissances, ce qui est une exigence implicite de la dissertation] :

DORINESi…

MADAME PERNELLE

Vous êtes, mamie, une fille suivanteUn peu trop forte en gueule, et fort imperti-nente ;Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

DAMISMais…

MADAME PERNELLEVous êtes un sot en trois lettres, mon

fils ;C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère [...][Je ne mets pas d’alinéa parce que je sou-haite montrer au lecteur que mon § se pour-suit] On peut penser qu’une telle virtuo-sité n’est pas sans humour et que Mo-lière dialogue ici avec les connaisseurs ou les auteurs concurrents pour faire preuve de son savoir-faire. [Je vais rendre ma démonstration plus intéressante en pro-posant une hypothèse synthétique. Peu im-porte ici qu’elle soit absolument juste : c’est l’effort de synthèse qui importe]On peut d’ailleurs proposer l’idée que la contrainte de la rapidité est telle qu’elle suscite toujours chez les plus habiles un clin d’œil. Dans ce même Tartuffe n’y a-t-il pas une perturbation de l’exposition lorsque Molière ouvre sa pièce par une personne qui déclare haut et fort qu’elle s’en va, c’est-à-dire qu’on ne la reverra plus, qu’elle ne compte pas pour la pièce ? De même, dans la rapide exposi-tion de L’École des Femmes, on peut penser que Molière n’a pas pu écrire sé-rieusement [Autre type de citation, parce qu’il ne s’agit que de deux vers. Je les sépare nettement par une barre oblique. Admettons encore une fois que je me souvienne de ces vers] : « Nous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,/ Sans craindre d’être ouïs, y discourir ensemble ». Ja-mais personne n’a été moins seul que Chrysalde et qu’Arnolphe puisqu’ils se parlent devant un public dans une salle de théâtre.

[Alinéa : c’est bien un nouveau §. J’intro-duis au plus vite (dans la seconde phrase ici) le thème de ce §]Certaines scènes d’expo-sition ne se contentent pas de cette rapi-dité de l’information. Elles organisent au contraire un jeu qui les porte aux limites de la convention d’exposition. [Je ne connais pas par cœur le début du Mariage de Figaro : je le décris un peu précisément. No-tez que mon exemple est une illustration en-richie par une étude, ceci pour éviter de faire un simple catalogue] Alors que la pièce commençait très efficacement, Le Ma-riage de Figaro organise brutalement un retard de l’exposition. Suzanne refuse la chambre la plus commode du château d’Almaviva et s’entête à ne pas en don-

Page 12: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

ner la raison, malgré les prières de Figa-ro qui relaie à cet instant les prières muettes des spectateurs. Même retard d’exposition dans l’incipit de Dom Juan [On écrit « Dom » pour le titre mais « Don » pour le personnage – c’est une pure conven-tion. Notez que je dédouble mon illustration, ce qui n’est pas très efficace parce que c’est un peu redondant mais c’est compensé par la qualité de l’étude (quand je dis « qualité », j’entends « pour un devoir de CAPES »)] puisque Sganarelle y fait un éloge du ta-bac. Cuistrerie du serviteur ? Signe de libertinage d’un apprenti Don Juan ? Signe d’un esprit faussé qui se laisse prendre aux apparences ? Peut-être. Il n’en demeure pas moins que les infor-mations importantes s’en trouvent retar-dées. [A partir de maintenant, ce n’est plus une simple illustration mais bien une étude : je classe mes exemples en proposant des ef-fets croissants d’égarement du public] Dans ce jeu avec l’information, les effets d’égarement du public sont les plus no-tables puisqu’ils contredisent le but même de toute scène d’exposition. Her-nani commence par l’apparition d’un homme en noir pour un rendez-vous se-cret. Mais le public apprend très vite qu’il se trouve en face d’un quiproquo : il lui faut soudain réévaluer toutes les in-formations qu’il vient de recevoir à l’ins-tant où il était le plus disponible. Mais c’est bien Phèdre [je me garde d’écrire : de Racine, auteur du XVIIe siècle. Ce serait une évidence pour ce niveau] qui va le plus loin dans le désarroi du spectateur puisque toute la première scène est construite non seulement sur une complexification des informations mais bien sur leur contestation. [Je ne connais pas le début de Phèdre. Je dois donc l’évoquer sans le citer. Si je pouvais citer non pas la totalité (ce se-rait vraiment trop pesant) mais certains ex-traits révélateurs, cela n’en serait que mieux, bien sûr] Si Hippolyte annonce à Théra-mène qu’il quitte Trézène dans le but de rechercher son noble père, une telle ex-position est immédiatement niée : Thé-sée n’est pas le noble vainqueur du Mi-notaure mais un coureur de jupons, et Hippolyte doit bien reconnaître qu’il s’en va plutôt pour fuir la haine de Phèdre. Cette dernière information est elle-même immédiatement contestée : Phèdre ne donne plus de signes de haine et ce n’est pas elle que fuit Hippolyte mais plutôt les complots d’Aricie. L’ins-tant d’après, le public apprend que cette Aricie n’est pas si dangereuse, et Hippo-lyte résiste encore avant de reconnaître

l’amour qu’il éprouve pour la jeune fille. On le voit : la grande information de cette scène d’exposition, c’est l’absence d’informations, c’est le déni et la parole retenue. [J’ajoute quelques autres exemples sous la forme d’une nouvelle hypothèse. Mon § serait bon sans elles, mais pourquoi s’en priver ? Il importe de donner le sentiment qu’on développe une pensée ouverte]Notons que, sauf dans Phèdre, un tel jeu avec les limites de la scène d’exposition serait suicidaire s’il n’était suivi par sa com-pensation, c’est-à-dire par une extrême rapidité des informations. En quelques vers, l’homme en noir d’Hernani résume toute l’intrigue [ce serait bien si je connais-sais par cœur ces quelques vers, mais admet-tons que ce ne soit pas le cas] et Sganarelle s’empresse de déclarer : « Mais c’est as-sez de cette matière. » et de compenser le retard par une série d’informations in-vraisemblablement rapides [Même re-marque].

[Alinéa. A nouveau j’explicite l’idée-force de mon § : la transgression] De nombreuses pièces modernes rompent avec le simple jeu sur les informations. Rompant avec la notion d’intrigue, elles peuvent orga-niser la provocation de fausses scènes d’exposition. Eux seuls le savent de Jean Tardieu [cette fois je donne le nom de l’au-teur parce que la pièce est peu connue] pointe la convention de la scène d’expo-sition, car les personnages sont bien les seuls à savoir de quoi il retourne dans cette pièce : toujours en attende d’infor-mations, le public en est résolument se-vré. Samuel Beckett ne fait pas autre-ment dans En attendant Godot. La fa-meuse route n’est qu’un no man’s land entre deux lieux, elle n’est aucunement informative et les personnages ne peuvent manifestement pas servir non plus d’informateurs puisqu’ils ne sont même pas sûrs d’être là où ils sont : « Alors, te revoilà, toi. – Tu crois ? » [ad-mettons que je ne me rappelle pas qui dit quoi (ce qui n’est pas scandaleux), mais je peux m’en tirer ainsi sans dommage] Oppo-sons à ces refus d’informer les pratiques d’abus d’informations – ce qui revient au même. On sait que le dialogue de M. [j’évite d’écrire « Mr. » qui est l’abréviation de « Mister » et non pas de « Monsieur », même si ce sont des personnages anglais : je conserve la graphie d’Ionesco] et Mme Smith dans La Cantatrice chauve de-vient inepte à force d’informations in-utiles [Il est regrettable ici que je ne puisse pas citer par cœur…]. Plus remarquable est l’usage de la scène d’exposition dans

Page 13: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

Le Soulier de Satin : du fait de la multi-plicité des lieux, chaque scène demande une nouvelle exposition, c’est-à-dire que les scènes d’expositions sont innom-brables et que le public désorienté est en perpétuelle demande d’informations. On ne saurait mieux représenter l’idée claudélienne d’un monde en perpétuel appel de sens. Et c’est bien par Claudel qu’il faut finir ce paragraphe sur les ex-positions atypiques. Partage de Midi a beau être une pièce à intrigue, elle com-mence (dans sa première version) par une véritable erreur d’informations, ce qui en fait une sorte de Phèdre à la puis-sance deux, si l’on peut dire. Amalric et Mesa y parlent longuement d’une mysté-rieuse affaire qui est extrêmement sur-évaluée puiqu’elle n’a que peu d’impor-tance au prix de la véritable affaire de la pièce : l’amour de Mesa pour Ysé.

26A l'égard du genre de style et de conversation, je conviens qu'il est le même que celui de la Surprise de l'amour et de quelques autres pièces ; mais je n'ai pas cru pour cela me répéter en l'employant encore ici : ce n'est pas moi que j'ai voulu copier, c'est la nature, c'est le ton de la conversation en général que j'ai tâché de prendre: ce ton-là a plu

extrêmement et plaît encore dans les autres pièces, comme singulier, je crois; mais mon dessein était qu'il plût comme naturel, et c'est peut-être parce qu'il l'est effectivement qu'on le croit singu-lier, et que, regardé comme tel, on me reproche d'en user toujours.

On est accoutumé au style des au-teurs, car ils en ont un qui leur est parti-culier: on n'écrit presque jamais comme on parle ; la composition donne un autre tour à l'esprit ; c'est partout un goût d'idées pensées et réfléchies dont on ne sent point l'uniformité, parce qu'on l'a reçu et qu'on y est fait : mais si par ha-sard vous quittez ce style, et que vous portiez le langage des hommes dans un ouvrage, et surtout dans une comédie, il est sûr que vous serez d'abord remarqué ; et si vous plaisez, vous plaisez beau-coup, d'autant plus que vous paraissez nouveau : mais revenez-y souvent, ce langage des hommes ne vous réussira plus, car on ne l'a pas remarqué comme tel, mais simplement comme le vôtre, et on croira que vous vous répétez.

Marivaux, Avertissement des Ser-ments indiscrets, 1732.

27 Toute phrase trop « écrite » paraît artificielle au théâtre et comment pourrait-il en être autrement ? Qui dit phrase écrite dit phrase méditée, corrigée, recopiée parce que jugée bonne ; alors que le jeu dramatique suppose une phrase improvisée, qui souvent semble échapper au personnage qui la dit dans le feu de la passion, trop oc-cupé apparemment de lui-même et des autres pour se soucier de la qualité de ce qu’il dit.

Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980.

28 La notion de période est une des plus imprécises qui soit et il est à peu près impos-sible d’affirmer de façon nette à partir de quelle limite un style peut être dit pério-dique. De plus, les conceptions ont changé du XVIIe siècle à nos jours. Mais si l’on entend par là, d’une façon sommaire mais commode, une phrase longue et très orga-nisée dont le déroulement, la mélodie, les coupes et la chute sont rigoureusement préparés, on s’aperçoit que dans notre théâtre classique les périodes sont extrême-ment rares.

Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980 mais première édition en 1972.

Page 14: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

29 Les accidents du langage (Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980 mais première édition en 1972)

I. – ACCIDENTS PROPREMENT DE LANGAGE.

1) Qui sont le fait du locuteur:

a) Type: < Qu'est–ce que je disais ? >

1. – LA MARQUISE – Attendez donc, j’avais à dire… je ne sais plus ce que c’était… Ah ! passez-vous, par ha-sard, du côté de Fossin, dans vos courses ?(MUSSET, Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée, Comédies et Proverbes)2. – VLADIMIR. – Qu'est–ce que je disais... Comment va ton pied ? ESTRAGON. – Il enfle. VLADIMIR. – Ah! oui, j'y suis, cette histoire de larrons...(BECKETT, En attendant Godot, acte I, p. 17.)

b) l'impossibilité physique de parler.

3. – SAINT–ALBAN. – Je me rends à vos ordres, Mademoiselle.PAULINE se lève et salue. A part. – « A mes ordres.» (Sa respiration se précipite et l'empêche de parler. Elle lui montre un siège en l'invitant du geste à s'y reposer.)SAINT–ALBAN. – Ma vue paraît vous causer quelque altération.(BEAUMARCHAIS, Les Deux Amis, V, 3.) c) le bredouillement.4. – Pouvez–vous voir toutes les inventions dont la machine de l'homme est composée sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre ? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces ... ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients, qui sont là et qui... Oh dame, interrompez–moi donc si vous vou-lez, je ne saurais disputer si l'on ne m'interrompt 15.(MOLIÈRE, Dom Juan, III, 1.)5. – Non, madame, jamais, puisqu'il faut vous parler, Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler, Mais...

– Achevez.– Hélas !

– Parlez.-Rome... l'Empire...

– Eh bien.– Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

(RACINE, Bérénice, II, 4.)

d) défauts divers d'élocution : bégaiement, bâillements, éternuements.

6. – BRID'OISON. – Plus bê–ête encore que monsieur ! On peut se dire à soi–même ces–es sortes de choses–là, mais... I–ils ne sont pas polis du tout dans–ans cet endroit–ci.(BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, III, 20.)7. – L'Eveillé arrive en bâillant, tout endormi. – Aah, aah, ah.

BARTHOLO. – Où étais–tu, peste d'étourdi, quand ce barbier estentré ici ?L'Eveillé. – Monsieur, j'étais... ah, aah, ah...

(BEAUMARCHAIS, Le Barbier de Séville, II, 6.)Voir à la scène suivante le rôle de La Jeunesse qui éternue sans cesse 16. e) les mots qu'on cherche.8. – LE BARON. – J'achetai donc une laisse de vingt sous et j'y

attachai Anatole. Il en parut surpris, disons plus... (11 hésite).BOISSONNADE. – ... Mortifié ?LE BARON. – Je cherchais le mot! Mortifié...

(COURTELINE, Le Gendarme est sans pitié, sc. 2.)9. – ESTRAGON. – Tu vois, tout ça, c'est des..

VLADIMIR. – Je vois ce que c'est. Oui, je vois ce qui s'estpassé.ESTRAGON. – Tout ça c'est des...VLADIMIR. – C'est simple comme bonjour.

(BECKETT, En attendant Godot, acte II, p. 114.) f) les lapsus.10. – Mme de MONTALEMBREUSE. – A table les enfants ! Il est minuit moins cinq... Je pense que nous allons faire un drôle de dîner. LE MAITRE D'HOTEL. – Erreur, Madame, erreur! (11 récite.) « Rien n'est réchauffé, tout est froid! Miracle de la maison Chauvin ». (Il s'arrête, confus.) Oh! pardon, je voulais dire... PHILÉMON. – Cela ne fait rien, allez! pour un repas de famille... (Jean ANOUILH, Le Rendez–vous de Senlis, scène finale.)

2) Qui sont le fait de l'auditeur

a) qui n'entend pas.

11. – VÉZINET. – Ne vous dérangez pas... c'est moi, l'oncle Vézinet... La noce est–elle arrivée ? FÉLIX, d'un air aimable. – Pas encore, aimable perruque! ... (11 lui offre une chaise.) Allez donc vous coucher. VÉZINET. – Merci, mon ami, merci.

Page 15: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

(LABICHE, Le Chapeau de paille d'Italie, I, 2.)

b) qui n'écoute pas ou feint de ne pas écouter.

12. – C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.(En cet endroit Alceste paraît tout rêveur et semble n'en tendre pas qu'Oronte lui parle.)– A moi, Monsieur?– A vous. Trouvez–vous qu'il vous blesse ?

(MOLIÈRE, Le Misanthrope, I, 2.)

c) qui ne comprend pas ou comprend mal

13. – Monsieur JOURDAIN. – Je suis Mamamouchi.Madame JOURDAIN. – Quelle bête est–ce là ?Monsieur JOURDAIN. – Mamamouchi, c'est–à–dire en notre lan gue paladin.Madame JOURDAIN. – Baladin! Etes–vous en âge de danser des ballets ?Monsieur JOURDAIN. – Quelle ignorante! Je dis Paladin...

(MOLIÈRE, Le Bourgeois gentilhomme, V, 1.)14. – LA FEMME. – Comment est–il, celui–là ?

LE MARI. – Très intelligent, comme les autres.LA FEMME. – Je veux dire: il est grand ?LE MARI. – Assez.L& FEMME. – Comment « assez ». Est–ce que je n'ai plus le droit de te questionner maintenant ?LE MARI. – Mais, mon petit, ce n'est pas à toi que je dis « assez ». Tu me demandes s'il est grand... Je

te réponds « Assez... assez grand, oui. »(Sacha GUITRY, Faisons un rêve, I.)

d) qui comprend à retardement (effet de compréhension différée)

15. –Lady HURF. – Vous ne comprenez donc pas qu'il l'a séduite ? Il la fera voler ou faire le trottoir. LORD EDGARD, qui ne comprend pas. – Le trottoir ? (Il comprend soudain.) Le trottoir! (II s'écroule.)(Jean ANOUILH, Le Bal des voleurs, 4° tableau, p. 78.)

3) Qui tiennent au dialogue lui–même

a) l'interruption.

16. – PHILAMINTE. – Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire. TRISSOTIN. – So... BÉLISE â Henriette. – Silence! ma nièce.(MOLIÈRE, Les Femmes savantes, III, 2.)b) les propos simultanés.17. - VLADIMIR, ESTRAGON (se retournant simultanément). - Est-ce...

VLADIMIR. - Oh, pardon!ESTRAGON - Je t'écoute.VLADIMIR. - Mais non!ESTRAGON. - Mais si !VLADIMIR. - Je t'ai coupé.ESTRAGON. - Au contraire. (Ils se regardent avec colère.)VLADIMIR. - Voyons, pas de cérémonie.ESTRAGON. - Ne sois pas têtu, voyons.VLADIMIR (avec force). - Achève ta phrase, je te dis.ESTRAGON (de même). - Achève la tienne

(BECKETT, En attendant Godot, acte II, p. 127.)

c) le dialogue non ou mal enchaîné.

18. - La promenade est belle. - Fort belle.- Le beau jour!

- Fort beau, etc.(MOLIÈRE, L'Ecole des femmes, II, 5.)

19. – VLADIMIR. - Ça fait comme un bruit de plumes. ESTRAGON. - De feuilles. VLADIMIR. - De cendres. ES-TRAGON. - De feuilles. (Long silence.) VLADIMIR. - Dis quelque chose. ESTRAGON. - Je cherche. (Long silence.) VLADIMIR (angoissé). - Dis n'importe quoi.

(BECKETT, En attendant Godot, II, p. 106.)

II. - ACCIDENTS DE PAROLE ET DE LANGUE.

1) Utilisation des tics verbaux20. - M. MACROTON (Il parle en allongeant ses mots.) - Monsi-eur, dans ces ma-ti-ères-là, il faut procéder

a-vec-que circonspection et ne rien fai-re com-me on dit à la volés.(MOLIÈRE, L'Amour médecin, II, 5.)

2) Utilisation des fautes

a) de prononciation.21. - MERLIN. - Quand le roi t'appelle, tu te caches. . LE FAUX GAUVAIN. - C'est exprès. (II prononce ESPRÈS.) . MERLIN. - Ex... LE FAUX GAUVAIN. - Quoi ex ?...

Page 16: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

MERLIN. - Exprès, pas esprès. Tu nous perdras un jour avec tes fautes ridicules.(COCTEAU, Les Chevaliers de la table ronde, I, p. 30.)

b) de vocabulaire.22. - FANNY. - Ce matin, je n'ai fait que quatre-vingts francs.

HONORINE. - Parce que tu viens bavarder ici au lieu de rester près de l'inventaire.FANNY. - On ne dit pas l'inventaire.HONORINE. - Comment on dit alors ?FANNY. - On dit l'éventaire.HONORINE, indignée. - De quoi je me mêle! Tu ne crois pourtant pas que tu vas apprendre le français

à ta mère, non ?(Marcel PAGNOL, Marius, I, 7.)

c) de grammaire.23. - MARTINE. - Quand on se fait entendre, on parle toujours bien.Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

PHILAMINTE. - Hé bien! ne voilà pas encore de son style !Ne servent pas de rien!

BÉLISE. - O cervelle indocile!Faut-il qu'avec les soins qu'on prend incessamment,On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?De pas mis avec rien tu fais la récidive,Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

(MOLIÈRE, Les Femmes savantes, II, 6.)24. - SUZY. - Mon cher, si vous ne l'aviez pas compris tout de suite, vous méritiez qu'on vous le cache.

TOPAZE. - ... cachât.SUZY. - comment cachat ?TOPAZE. - qu'on vous le cachât...

(Marcel PAGNOL, Topaze, III, 2.)

30 Pierre Larthomas et la simulation de l’oralité.

Ce développement est fondé sur le livre de P. Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980 (il existe une précédente édition moins fournie datant de 1972). Selon P. Lar-thomas, le discours théâtral serait contraint de se soumettre à l’illusion de la spontanéi-té : « le jeu dramatique suppose une phrase improvisée, qui souvent semble échapper au personnage qui la dit dans le feu de la passion, trop occupé apparemment de lui-même et des autres pour se soucier de la qualité de ce qu’il dit ». Il en conclut que « toute phrase trop ‘écrite’ paraît artificielle au théâtre et comment pourrait-il en être autre-ment ? Qui dit phrase écrite dit phrase méditée, corrigée, recopiée parce que jugée bonne ». Aussi P. Larthomas propose-t-il d’analyser le discours de théâtre comme un compromis entre le travail d’écriture et la représentation qu’on se fait de l’oralité spon-tanée. Marivaux pointe d’ailleurs une tension analogue lorsque, dans l’Avertissement des Serments indiscrets (1732), il critique l’écriture théâtrale au nom d’un prétendu na-turel (dont nous dirons plus tard combien il convient de se méfier). À des reproches sur l’uniformité du ton « Marivaux », il répond par une critique du ton général du théâtre toujours trop écrit et pensé : « On est accoutumé au style des auteurs, car ils en ont un qui leur est particulier: on n'écrit presque jamais comme on parle ; la composition donne un autre tour à l'esprit ; c'est partout un goût d'idées pensées et réfléchies dont on ne sent point l’uniformité » (on trouvera l’intégrité du texte dans la note 26)

P. Larthomas se propose donc de faire une sorte de grammaire de l’oralité théâtrale au moyen d’un repérage statistique qui ignore la perspective historique (ce qui n’est pas sans poser de problèmes et qui autoriserait une critique dans une dissertation). Pour ré-sumer, il repère trois grands types de spécificités dans le discours de théâtre :

Des licences : un relâchement de la construction grammaticale (avec l’usage plus fréquent d’anacoluthes) et un notable relâchement des interdits de répétitions de mots.

Des contraintes : il s’agit de simuler une situation de conversation avec des pra-tiques de collaboration (des efforts pour ménager l’interlocuteur ou pour s’assurer qu’il a compris), il s’agit aussi d’intégrer l’interruption (« sans elle le dialogue perd toute vie ») ainsi que les accidents de langage ou les appuis de discours (« bon ! par-di ! voulez-vous que je vous dise ?). On lira ci-dessus des exemples de contraintes (voir note 29)

Des cas limites voire des interdits : P. Lathomas repère une relative rareté du mot d’auteur (ce qui est très discutable, d’autant qu’aux XVIe et XVIIe siècles le pré-

Page 17: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

cepte au théâtre est une véritable mode). Il note la difficulté de la poésie au théâtre, l’image poétique y étant plutôt simple, jaillissante, fulgurante, mais peu filée ou peu complexe, comme s’il fallait un temps au spectateur pour réfléchir l’image quand elle est élaborée, pour la réaliser en ajustant comparé (le terme propre – on dit aussi le thème) et comparant (le terme second – on dit aussi le phore) : « nous avons essayé de montrer comme le texte perd sa valeur dramatique toutes les fois que certaines fi-gures, les images par exemple, sont utilisées en elles-mêmes pour leur beauté ». En-fin, il repère la rareté de ce qu’il nomme la période. Il ne prend pas ce terme dans son sens rhétorique de mouvement d’éloquence qui bâtit une phrase sur une séquence montante (la protase), un sommet (l’acmé) et une séquence descendante (l’apodose). Il définit la période comme une construction grammaticale à la fois ample et com-plexe :

La notion de période est une des plus imprécises qui soit et il est à peu près impossible d’affirmer de façon nette à partir de quelle limite un style peut être dit périodique. De plus, les conceptions ont changé du XVIIe siècle à nos jours. Mais si l’on entend par là, d’une fa -çon sommaire mais commode, une phrase longue et très organisée dont le déroulement, la mélodie, les coupes et la chute sont rigoureusement préparés, on s’aperçoit que dans notre théâtre classique les périodes sont extrêmement rares.

31 LE COMTE. - Je crois que c'est ce coquin de Figaro.

FIGARO. - C'est lui-même, Monsei-gneur.

LE COMTE. - Maraud ! si tu dis un mot...

FIGARO. - Oui, je vous reconnais; voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré.

LE COMTE. - Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras...

:FIGARO. - Que voulez-vous, Monsei-gneur, c'est la misère.

LE COMTE. - Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t'avais autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.

FIGARO. - Je l'ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance...

LE COMTE. - Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?

FIGARO. - Je me retire.LE COMTE. - Au contraire. J'attends ici

quelque chose; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi ?

FIGARO. - Le Ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ Garçon Apothicaire.

LE COMTE. - Dans les hôpitaux de l'Ar-mée ?

FIGARO. - Non; dans les haras d'Anda-lousie.

LE COMTE, riant. - Beau début!FIGARO. - Le poste n'était pas mauvais;

parce qu'ayant le district des panse-ments et des drogues, je vendais sou-vent aux hommes de bonnes méde-cines de cheval…

LE COMTE. - Qui tuaient les sujets du Roi!

FIGARO. –Ah! ah! il n'y a point de re-mède universel; mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois des Gali-ciens, des Catalans, des Auvergnats.

LE COMTE. - Pourquoi donc l'as-tu quit-té?

FIGARO. - Quitté ? C'est bien lui-même3; on m'a desservi auprès des Puis-sances.

L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide...

LE COMTE. - Oh grâce! grâce, ami! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.

FIGARO. - Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je fai-sais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris4, que j'envoyais des énigmes aux journaux, qu'il cou-rait des Madrigaux5 de ma façon; en un mot, quand il a su que j'étais im-primé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des af-faires.

3 Je n’ai pas quitté le poste, c’est le poste qui m’a quitté.4 Chloris : déesse grecque des fleurs (la Flore des Romains).5 Courtes pièces ingénieuses et galantes.

Page 18: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

LE COMTE. - Puissamment raisonné! et tu ne lui fis pas représenter...

FIGARO. - Je me crus trop heureux d'en être oublié; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.

LE COMTE. - Tu ne dis pas tout. Je me souviens qu'à mon service tu étais un assez mauvais sujet.

FIGARO. - Eh! mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.

LE COMTE. - Paresseux, dérangé...FIGARO. - Aux vertus qu'on exige dans

un Domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets ?

LE COMTE, riant. - Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville ?

FIGARO. - Non pas tout de suite.LE COMTE, l'arrêtant. - Un moment...

J'ai cru que c'était elle... Dis toujours, je t'entends de reste.

FIGARO. - De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents litté-raires, et le théâtre me parut un champ d'honneur...

LE COMTE. - Ah! Miséricorde !FIGARO. (Pendant sa réplique, le Comte

regarde avec attention du côté de la jalousie.) - En vérité, je ne sais com-ment je n'eus pas le plus grand suc-cès, car j'avais rempli le parterre des plus excellents travailleurs; des mains... comme des battoirs; j'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudisse-ments sourds; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale...

LE COMTE. - Ah! la cabale! Monsieur l'Auteur tombé !

FIGARO. - Tout comme un autre : pour-quoi pas ? Ils m'ont sifflé; mais si ja-mais je puis les rassembler...

LE COMTE. - L'ennui te vengera bien d'eux ?

FIGARO. - Ah! comme je leur en garde, morbleu!

LE COMTE. - Tu jures! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses juges ?

FIGARO., - On a vingt-quatre ans au théâtre; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.

LE COMTE. - Ta joyeuse colère me ré-jouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.

FIGARO. - C'est mon bon ange, Excel-lence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres était celle des loups, tou-jours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les In-sectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins, les En-vieux, les Feuillistes, les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent; à la fin, convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philo-sophiquement les deux Castilles, la Manche, l’Estramadure, la Sierra-Mo-rena, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et par-tout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les mé-chants; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira de m'ordon-ner.

LE COMTE. - Qui t'a donné une philoso-phie aussi gaie ?

FIGARO. - L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regar-dez-vous donc toujours de ce côté ?

LE COMTE. - Sauvons-nous. FIGARO. - Pourquoi ? LE COMTE. - Viens donc, malheureux!

tu me perds. (Ils se cachent.)

Beaumarchais, Le Barbier de Séville, I,2, 1775.

32Mademoiselle, ne plus ne moins que la statue de Memnon rendait un son harmo-nieux lorsqu’elle venait à être éclairée des rayons du soleil ; tout de même me sens-je animé d’un doux transport à l’apparition du soleil de votre beauté. Et comme les

Page 19: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

naturalistes remarquent que la fleur nommée héliotrope tourne sans cesse vers cet astre du jour, aussi mon cœur dores-en-avant tournera—il toujours vers les astres resplendissants de vos yeux adorables, ainsi que vers un pôle unique [..].

Molière, Le Malade imaginaire, acte II, sc. 5.

33Nous avons montré, nous semble-t-il, que si, sur le plan du lexique, l’auteur drama-tique peut se permettre à peu près tout, sa liberté, sur le plan de la syntaxe est beaucoup plus limitée. Le problème de l’efficacité du langage dramatique est avant tout le problème de la phrase, de sa structure et de son rythme. Quelque éloigné que puisse être le dialogue de théâtre du dialogue quotidien, il doit avoir les mêmes patrons syntaxiques, s’il veut être efficace, dans la mesure où il est fait avant tout pour être dit

Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, PUF, 1980

34 Le Dealer :Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur qui-conque, homme ou animal, qui passe devant moi.

C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre, je m’approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fe-nêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueuse-ment, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents.

Non pas que j’aie deviné ce que vous pouvez désirer, ni que je sois pressé de le connaître ; car le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qui soit, qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on prend son temps avant de percer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle. Mais c’est que j’ai moi-même désiré, depuis le temps que je suis à cette place, tout ce que tout homme ou animal peut désirer à cette heure d’obscurité, et qui le fait sortir hors de chez lui malgré les grognements sauvages des animaux insatisfaits et des hommes insatisfaits ; voilà pourquoi je sais, mieux que l’acheteur inquiet qui garde encore un temps son mystère comme une pe-tite vierge élevée pour être putain, que ce que vous me demanderez je l’ai déjà, et qu’il vous suffit, à vous, sans vous sentir blessé de l’apparente injustice qu’il y a à être le demandeur face à celui qui propose, de me le demander.

Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, 1986.

35Le texte de théâtre n’aura de valeur pour nous qu’inattendu, et – proprement – in-jouable. L’œuvre dramatique est une énigme que le théâtre doit résoudre. Il y met parfois beaucoup de temps. Nul ne savait comment jouer Claudel au commence-ment, ni Tchekhov, mais c’est d’avoir à jouer l’impossible qui transforme la scène et le jeu de l’acteur ; ainsi le poète dramatique est-il à l’origine des changements for-mels du théâtre ; sa solitude, son inexpérience, son irresponsabilité même, nous sont précieuses. Qu’avons-nous à faire d’auteurs chevronnés prévoyant les effets d’éclairage et la pente des planchers ? Le poète ne sait rien, ne prévoit rien, c’est bien aux artistes de jouer. Alors, avec le temps, Claudel, que l’on croyait obscur, de-vient clair ; Tchekhov, que l’on jugeait languissant, apparaît vif et bref.

Antoine Vitez, éditorial du n°1 de L’Art du théâtre, Actes Sud/théâtre National de Chaillot, printemps 1985

Page 20: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

36 L’épaississement du discours au théâtre

Cette idée n’est pas étrangère à l’étude de Pierre Larthomas. En effet, si le théâtre évite les constructions syntaxiques ou les images complexes, s’il est aussi un spectacle éphémère ou un discours pris dans le temps, s’il est construit enfin de signes distants (les décors, les costumes, les accessoires, les gestes ou les expres-sions du visage sont vus de loin par le spectateur), alors il faut bien admettre que l’écrivain de théâtre est contraint de durcir le trait et de gommer la nuance. C’est ce que pense Eugène Ionesco :

Le théâtre peut paraître un genre littéraire inférieur, un genre mineur. Il fait toujours un peu gros. C’est un art à effets, sans doute ; Il ne peut s’en dispenser, et c’est ce qu’on lui re-proche. Les effets ne peuvent être que gros. On a l’impression que les choses s’y alour-dissent ; Les nuances des textes de littérature s’éclipsent. Un théâtre de subtilités littéraires s’épuise vite. Les demi-teintes s’obscurcissent ou disparaissent dans une clarté trop grande ; Pas de pénombre, pas de raffinement possible. Les démonstrations, les pièces à thèse sont grossières, tout y est approximatif ; Le théâtre n’est pas la langue des idées.

Eugène Ionesco, Notes et Contre-notes, 1966.

Eugène Ionesco en conclut que tout théâtre qui ne met pas en scène le théâtre est voué à la grossièreté : un théâtre psychologique est insuffisamment psychologique, un théâtre engagé est caricatural.

Etienne Brunet dans sa thèse Le Vocabulaire de Jean Giraudoux, structure et évo-lution (Slatkine, Genève 1978) va dans ce sens – ce qui désigne Giraudoux comme pur auteur de théâtre, contrairement à ce qu’on dit souvent de lui. Etienne Brunet fait une étude lexicométrique du vocabulaire de Jean Giraudoux. Il aborde la notion de vocabulaire caractéristique. Le vocabulaire significatif est défini par l’écart de fréquence entre des textes et par rapport à des courbes de fréquence dans un en-semble plus grand (la fréquence des termes dans les œuvres d’une époque ou dans les œuvres d’un auteur). Il est conduit à observer une différence entre les genres. Alors qu’il s’attendait à trouver une unité de vocabulaire dans des œuvres de cet au-teur, il repère une forte spécificité des termes selon les genres (entre les romans de Jean Giraudoux et son théâtre). Certaines fréquences remarquables ne trouvent pas d’explication (« pourquoi les oncles, pères et les enfants fréquentent-ils le roman, quand les maris, les femmes, les mères et les sœurs préfèrent le théâtre ? »). D’autres oppositions nous concerneront plus tard dans ce cours. Mais il en est une qui s’impose chez Giraudoux : la nuance disparaît dans son théâtre. Les mots qui ap-portent des précisions (de couleur, de forme, de mouvement) ou qui indiquent des sensations ou des sentiments, ainsi que ceux qui désignent le siège des sentiments (cœur, âme) ou leur expression (yeux, visage, regard) prédominent dans le roman.

Le roman enfin est à son aise dans la nuance, quand le théâtre impose le grossissement des effets et le durcissement des contrastes. La nuance peut être dans la couleur (rouge, bleu, vert, blanc, noir, couleur), dans la forme, la dimension, le mouvement (grand, long, lé-ger, droit, milieu, mouvement, geste, habitude) mais plus encore dans les sensations, et les sentiments (cœur, âme) et le canal de leur expression (yeux, tête, visage, regard semblent caractéristiques du roman). Le roman fait ainsi appel aux catégories descriptives qui ana-lysent ou suggèrent la réalité du monde et du cœur, alors que le sentiment peut certes s’ex-primer et éclater au théâtre mais sans se définir.

Etienne Brunet, Le Vocabulaire de Jean Giraudoux, structure et évolution, Slat-kine, Genève 1978.

En plus de la nuance, il manquerait donc, dans le théâtre de Giraudoux, par rapport à ses romans, un métadiscours composé de commentaires, et de jugements de va-leur.

Claude-Edmonde Magny (Précieux Giraudoux, Seuil, 1945) faisait en 1945 presque la même analyse concernant Giraudoux, sauf qu’elle ne voyait pas de nuances dans ses romans. Elle observait que le style de Jean Giraudoux est théâtral parce qu’il est réducteur. Selon elle, Jean Giraudoux fonderait toute son esthétique sur l’antithèse et sur le contraste plutôt que sur la nuance. Elle en concluait que cet auteur est faible dans le roman et fort dans le théâtre (qui a précisément besoin de ces traits

Page 21: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

accusés). En effet, dans son livre célèbre, Claude-Edmonde Magny tente de montrer que Giraudoux bâtit un monde précieux, c’est-à-dire un univers enchanté, plus par-fait, composé d’essences (en rupture avec l’impureté du réel). Pour cela il utilise le contraste et l’antithèse qui servent à pousser dans les extrêmes les éléments de l’univers giralducien :

L’antithèse est l’analyse chimique grâce à laquelle le précieux réussit à séparer effective-ment les uns des autres les corps simples qui forment le monde, essences indestructibles que la réalité nous montre d’ordinaire mêlées, réciproquement souillées. La France et l’Alle-magne, la cruauté et la douceur, les avocats et les diplomates deviennent des substances aussi pures, aussi irréelles, des entités aussi abstraites que le tungstène ou le polonium.

37 Le Discours plus souvent performatif

Dans le domaine de la pragmatique, on oppose l’énoncé performatif à l’énoncé constatatif, ce dernier étant un énoncé vérifiable (du type « il fait beau »). Dans un sens étroit on définit l’énoncé performatif comme un énoncé qui accomplit l’acte qu’il décrit, comme lorsqu’on dit « je te remercie », « je te salue », « je te l’or-donne », « je te maudis », « je te jure », « la séance est ouverte ». Nous emploierons ce terme dans une acception plus large : il s’agit de tout énoncé qui accomplit quelque chose par le fait d’être proféré. C’est le cas de la poésie, des formules ma-giques, des menaces, des interdits ou des aveux, par exemple.

On s’est vite avisé qu’au théâtre « parler, c’est agir », selon la formule de d’Aubi-gnac (La Pratique du théâtre, 1657) et que les énoncés performatifs seraient plus nombreux au théâtre que dans les autres genres. Par exemple, Jean-Paul Sartre ob-serve que le langage du théâtre « ne doit jamais être descriptif » :

Il6 est fait uniquement pour donner des ordres, défendre les choses, exposer sous la forme de plaidoiries les sentiments (donc dans un but actif), pour convaincre ou pour dé-fendre ou pour accuser, pour manifester des décisions, pour des duels de paroles, des refus, des aveux, etc., bref, toujours en acte. (Jean-Paul Sartre, Un Théâtre de situations, Gal-limard, 1973.)

Dans le vocabulaire spécifique du genre théâtral de Giraudoux, Etienne Brunet repère ainsi l’abondance des verbes :

« Le théâtre n’est plus le lieu du regard et du reflet, mais celui de l’action. C’est donc dans la catégorie verbale qu’il puise de préférence les mots significatifs. »

Tout particulièrement, il repère la fréquence des verbes d’action, nettement plus nombreux que dans les romans de Giraudoux : les auxiliaires, les mots d’action vio-lente (sauver, tuer). Surtout, les verbes de parole s’imposent (dire, appeler, appeler, silence).

C’est à cause de cette caractéristique performative du discours théâtral que Mi-chel Vinaver propose d’analyser le théâtre à la lumière des enjeux, c'est-à-dire comme un processus d’actions parfois minuscules mais qui convergent toujours vers un but donné. Écritures dramatiques, essais d’analyse de textes de théâtre (sous la direction de Michel Vinaver, Actes Sud, 1993) propose une méthode d’analyse des textes théâtraux, appliquée à 28 micro-études (parce qu’elle a pour principe l’idée discutable qu’un fragment est révélateur d’une œuvre dans la mesure où l’écriture n’est pas une donnée changeante mais une constante). Il s’agit donc d’un travail sur des fragments choisis de façon intuitive ou arbitraire. Dans chaque fragment, sont isolées de très courtes parties (des segments) où l’on repère toutes les micro-ac-tions : on cherche comment des ordres ou des informations font évoluer la situation. A la fin du fragment, on peut faire un bilan pour se demander ce qui s’est passé entre le début et la fin.

Je joins à cette présentation (en note 39) une étude d’un extrait des Caprices de Marianne. On y remarquera l’invention de termes très parlants, nommés figures tex-tuelles qui rendent compte d’actions qui mêlent aussi bien la parole que le geste qu’elle sous-entend : attaque (ébranler l’autre par la parole), défense, riposte, es-quive, mouvement-vers (aller vers l’autre), duel (dominante attaque-défense-riposte-

6 Le langage du théâtre.

Page 22: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

esquive), duo (dominante mouvement-vers), chœur (personnages parlant ensemble, ou toute série de répliques où l’individualité s’efface), bouclage (la façon dont la ré-plique se lie à la précédente : notamment il y a non-bouclage quand une réplique succède à la précédente sans rapport de sens ni de forme – opposez « Tu vas bien ?/ Oui » et « Tu vas bien ? / Oh, il neige ! »), fulgurance (une réplique produit une forte surprise qui se mue en révélation ou en évidence : voir note 38). On trouvera d’autres concepts qui sont utiles, notamment pour rendre compte du théâtre mo-derne : la pièce-machine ou la pièce-paysage :On distingue deux modes de progression dramatique ; l’avancement de l’action se fait :— soit par enchaînement de cause et d’effet ; le principe de nécessité joue. On a affaire à une

pièce-machine ;— soit par une juxtaposition d’éléments discontinus, à caractère contingent. On a affaire à

une pièce-paysage.

On observe dans certaines œuvres, la coexistence des deux modes de progression. Bien entendu, le concept de pièce-paysage s’applique à une dramaturgie moderne, pour qui l’intrigue ou la fable est problématique.

38 Un exemple de fulgurance :

MESA. – Vous ne me comprenez pas.YSE. – Je comprends que vous êtes malheureux.MESA. – Cela du moins est à moi.YSE.— N’est-ce pas ? Il vaudrait mieux que ce fût Ysé qui fût à vous ?

Pause.MESA, lourdement. – Cela est impossible.

Paul Claudel, Partage de Midi, version de 1906, acte I.

39 Alfred de Musset, Les Caprices de Marianne (version de 1833)FRAGMENT (acte I, scène 1)PREMIÈRE SÉQUENCEOCTAVE. Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse 1. mélancolie?COELIO. Octave! ô fou que tu es! tu as un pied de rouge sur les joues! 2. - D'où te vient cet accoutrement! N'as-tu pas de honte en plein jour ?

OCTAVE. O Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de blanc sur les joues ! 3. - D'où te vient ce large habit noir ? N'as-tu pas de honte en plein carnaval ?COELIO. Quelle vie que la tienne! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même. 4. OCTAVE. Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même. 5.COELIO. Plus que jamais de la belle Ma-rianne. 6.OCTAVE. Plus que jamais de vin de Chypre.

Exemple de l’étude de cette pre-mière séquence :1. OCTAVE. Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie?Le fragment s'ouvre par un mouve-ment-vers, en l'occurrence une apos-trophe, qui esquisse une situation : Coe-lio est dans un état particulier, dont Oc-tave est déjà informé - à moins qu'il ne s'agisse d'un état permanent, d'un trait de caractère de Coelio ; la question d'Oc-tave serait alors plus nettement railleuse. Cependant, rien dans cette adresse ne permet de déterminer à coup sûr le type de relation qu'entretiennent les per-sonnages : se tutoient-ils ou se vou-voient-ils (la métonymie "cette mélanco-

lie" au lieu de "vous" ou "tu" évite la deuxième personne) ? "Mon bon mon-sieur" est-il à prendre au premier degré (parler populaire, sollicitude) ou comme un effet d'ironie ? La sophistication rhé-torique de cette courte réplique (deux fi-gures: une métonymie et un oxymore, "gracieuse mélancolie") ferait plutôt pen-cher en faveur de la deuxième hypothèse. Le thème de la mélancolie est donc intro-duit de façon ambiguë : cette "gracieuse" maladie est aussi évoquée ici comme une pose, un dandysme ; et sous la sollicitude surjouée du mouvement-vers résonne une légère attaque par l'ironie.COELIO. octave! ô fou que tu es! tu as un pied de rouge sur les joues ! - D'où te

Page 23: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

vient cet accoutrement! N'as-tu pas de honte en plein jour ?A l'attaque voilée d'Octave, Coelio ré-pond par une contre-attaque franche, qui amène deux informationsOctave est grimé et accoutré, la scène a lieu "en plein jour". Cette riposte élude du même coup la question posée en R i. Première occurrence du thème de la fo-lie, associé à celui de la mascarade et du divertissement.OCTAVE. O Coelio ! fou que tu es ! tu as un pied de 3 blanc sur les joues! - D'où te vient ce large habit noir ? N'as-tu pas de honte en plein carnaval ?Esquive d'Octave par une reprise en mi-roir, parodique, de la réplique de Coelio. Tutoiement et usage des prénoms in-diquent le statut d'égalité, la familiarité des deux personnages. Ce jeu spéculaire est subtil ; si la syntaxe de R 3 décalque exactement celle de R 2, le niveau du langage n'est pas le même: "pied de rouge" est à prendre au sens littéral, tandis que "pied de blanc" est évidem-ment une métaphore: Coelio est pâle parce que mélancolique. La réplique 3 est une variation bouffonne sur la ré-plique 2. Si miroir il y a, c'est un miroir déformant ; le double est un double iro-nique, voire un double "en négatif', comme le suggère fortement une théma-tique bipolaire : austérité/divertissement (habit noir/accoutrement), débauche/mé-lancolie... Deux informations concrètes font pendant à celles de la réplique 3 c'est le carnaval, Coelio est vêtu de noir.COELIO. Quelle vie que la tienne! Ou tu es gris, ou je le 4 suis moi-même.Riposte: poursuite de l'attaque lancée en R 2. Introduction du thème de l'ivresse - et d'une quatrième couleur!5. OCTAVE. Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.De même que R 3 reflétait R 2, R 5 re-flète R 4. Mais de façon adoucie : la bouffonnerie et l'ironie sont en sourdine, et Octave n'a pas repris en miroir la pre-mière phrase de la réplique 4, celle qui avait valeur d'attaque; ce qui oriente cette réplique 5 plutôt du côté du mou-vement-vers. Octave ne donne pas à sa supposition la nuance de réprobation qu'il y a chez Coelio. Comme précédem-ment, le miroir est là pour dire une diffé-rence et une ressemblance : comme la mascarade et la mélancolie, l'amour et l'ivresse se trouvent renvoyés dos à dos. Le thème du double "en négatif' se déve-loppe: il est aussi improbable que Coelio

soit ivre qu'il est manifeste qu'Octave l'est, aussi inimaginable qu'Octave soit amoureux qu'évident que Coelio l'est. La situation se précise par ces deux infor-mations.6. COELIO. Plus que jamais de la belle Marianne.Premier bouclage depuis le début de la scène. Information, et confirmation de la nature du mal dont souffre Caelio.OCTAVE. Plus que jamais de vin de Chypre.Troisième dispositif spéculaire, et bou-clage de R 5. Comme l'amour et l'ivresse, la femme et le vin sont mis en parallèle. Le vin de Chypre étant tradi-tionnellement associé aux rendez-vous galants, la différence recouvre ici une proximité plus grande qu'il n'y paraît.VUE D'ENSEMBLE SUR LA PREMIÈRE SÉQUENCEI. - SITUATIONL'information est minimale ; elle permet de reconnaître les linéaments d'une si-tuation archétypale : Coelio est amou-reux de Marianne, d'un amour malheu-reux. Octave, double bouffon de Coelio, pourrait dans ce schéma occuper la place d'un Scapin ou d'un Figaro - n'était qu'il est l'égal de Coelio.II. - ACTIONSur le canevas simple de cette action d'ensemble qu'on pressent, les figures de parole greffent leur activité riche et complexe. Coelio mène un dialogue qu'à tout moment Octave détourne, subvertit par un jeu de miroir subtil et ambigu ; il s'agit à la fois d'un système attaque-es-quive (duel) et, plus profondément, d'un face-à-face spéculaire (duo) : le double bouclage qui clôt la séquence - les per-sonnages acceptent enfin de se répondre après plusieurs questions esquivées - té-moigne d'un accord, sinon dans l'objet du désir, du moins dans l'excès, dans la fuite en avant qui est son apanage ("plus que jamais"). Par la complexité de ces jeux de langage, le thème du double est d'emblée posé comme ambivalent : tan-tôt conflictuel, tantôt fusionnel - et sou-vent les deux à la fois. C'est ce que nous désignerons par la suite par l'oxymore "double inverse".III. - THÈMESLes thèmes sont eux aussi extrêmement actifs, dans la mesure où des couples ap-paremment antithétiques sont suscep-tibles de s'identifier : la mélancolie est aussi un accoutrement, une pose, la dé-bauche suppose des fêtes galantes (le

Page 24: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

vin de Chypre) ; le tout étant placé sous le signe du carnaval, c'est-à-dire de l'in-

version des valeurs et de l'identité des contraires.

40 Proposition pour l’utilisation en dissertation du vocabulaire de Michel Vi-naver.

[Voici l’exemple du travail qui devrait être le vôtre – celui de la traduction du cours en éléments personnels de dissertation. Évidemment, le temps vous manquera pour tra-duire ainsi la totalité du cours mais – surtout sur les parties les plus difficiles – il faudra au moins vous demander : de quelle façon les réemploierai-je ? Admettons qu’il s’agisse d’une sous-partie sur le mode dramatique. Je commence par annoncer mon idée-force] La définition d’Aristote pointe une particularité du discours au théâtre. Le théâtre imite les hommes au moyen de leurs actions et, comme le dit d’Aubignac, au théâtre « parler c’est agir ». C’est à tel point que, lorsque, dans Écritures dramatiques, un groupe de dramaturges sous la direction de Michel Vinaver a tenté d’élaborer des outils pour dé-crire le texte de théâtre, c’est au moyen de l’action qu’ils prétendent définir ce qu’ils nomment des « figures textuelles ». Ils se refusent à séparer les mots, les mouvements et les gestes et proposent d’analyser les textes de théâtre au moyen de termes comme « attaque » (tout geste ou parole qui vise à ébranler l’autre), « défense » (sa réciproque) ou « riposte », ou encore « mouvement-vers » (le fait d’aller vers l’autre par le geste ou la parole. [Je vais illustrer mon propos, maintenant, et c’est un peu dangereux : il vaut mieux pimenter l’illustration en la doublant d’une étude intéressante – celle que déve-loppe le texte de Vinaver que je vous ai donné en note. On peut apprendre par cœur le début de la scène d’Octave et Coelio : cela produirait une étude beaucoup plus précise. Mais je vais considérer que je ne connais pas le texte par cœur : je vais être obligé d’être beaucoup plus synthétique]. Ces dramaturges commentent par exemple la célèbre rencontre d’Octave et de Coelio dans Les Caprices de Marianne [Je ne dis pas que c’est de Musset. Je mets une majuscule à « Les » ainsi qu’au premier nom qui le suit : « Ca-prices »]. Ils y montrent comment le « mouvement-vers » de la première réplique (où Oc-tave salue son ami) se mue en une suite d’attaques-ripostes, fondées sur un bouclage rare (c’est-à-dire sur des questions et des contre-questions plutôt que sur des questions-réponses) et sur un beau jeu de miroirs déformants. En effet, chaque personnage se pré-sente comme le double déformé de l’autre. Or ce jeu spéculaire n’est pas seulement l’expression de cette dualité qui hante Alfred de Musset. Il s’agit aussi d’une action – d’une façon d’attaquer l’autre ou de contre-attaquer. Le théâtre est donc ici un jeu de forces – une « force qui va ».

41Résumé de Psyché, La source de Psyché se trouve chez Apulée dans L’âne d’or (aussi nommée Les Métamorphoses), 2ème siècle après JC. C’est un roman à tiroirs dans lequel est insérée l’histoire suivante :

Psyché est si belle qu’on l’adore comme si elle était une réincarnation de Vénus – Vénus s’en offusque et s’en venge au moyen d’un oracle qui la condamne à épouser un monstre marin – Suivant la sentence de l’oracle, Psyché est précipitée dans la mer du haut d’un roc mais Zéphyr l’emmène dans un lieu délicieux. Des serviteurs invisibles la servent – Chaque nuit son époux vient la rejoindre mais ne se montre ja-mais – Malgré ses réticences, le mari accepte de faire venir les sœurs de Psyché qui, dotées de maris décevants et piquées de jalousie à l’issue de deux visites, suggèrent à Psyché que son mari doit être bien monstrueux pour ainsi se cacher et lui in-diquent un stratagème pour s’en débarrasser : la nuit venue, plutôt que de souffler la lampe, elle la recouvrira sans l’éteindre et pourra ainsi tuer son époux. – Mais l’époux se révèle être l’Amour et Psyché, tombée amoureuse de l’Amour, le réveille par erreur en laissant tomber sur son épaule une goutte d’huile brûlante – L’Amour s’enfuit, Psyché erre à sa recherche et tente de se tuer – Vénus lui apparaît et lui im-pose une série d’épreuves qu’elle surmonte toujours (trier un immense tas de graines diverses, apporter la laine d’or de moutons dangereux, puiser un peu d’eau du Styx et, pour finir, rapporter dans une boite un peu de la beauté de Proserpine, reine des Enfers – Psyché commet l’erreur d’ouvrir la boite et tombe en léthargie mais l’Amour guéri de sa brûlure parvient à la retrouver, l’éveille et demande à Jupi-ter d’accueillir Psyché dans l’Olympe.

Page 25: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

42 Structure du livret de Psyché (composé par Molière pour le carnaval de 1670, avec l’aide de Corneille) :

Prologue : Flore et sa cour chantent la paix de 1668 avec l’Espagne et appellent Vénus qui apparaît dans une nuée mais éprouve du courroux devant les témoignages d’ad-miration que les mortels donnent à Psyché.

Acte I : Au pays de Psyché, les deux sœurs sont éconduites par les deux princes qui leur préfèrent Psyché – L’oracle « étonnant ».

Intermède 1 : Lieu effroyable où doit se tenir le sacrifice de Psyché. Plaintes de la foule.

Acte II : Adieux à Psyché des parents, sœurs et prétendants (les deux princes s’offrent à mourir à sa place) – Zéphyr apparaît sur une machine et emporte Psyché.

Intermède 2 : Un palais merveilleux, des Cyclopes y travaillent pour le dieu Amour.Acte III : Zéphyr rend compte au dieu Amour de sa mission – Surprise de Psyché devant

le charme de ces lieux – Sans se nommer, l’Amour se montre et lui propose son amour que Psyché accepte, mais elle demande à voir ses sœurs.

Intermède 3 : Divertissement donné par les Zéphyrs et les Amours à Psyché.Acte IV : Un jardin « superbe et charmant ». Les deux sœurs visitent une seule fois Psy-

ché et la convainquent de demander au mari de se découvrir – L’Amour jure par le Styx de satisfaire toutes les demandes de celle qu’il aime. Il doit donc se nommer, puis disparaît – Comme dans le roman, Psyché veut se tuer mais le dieu du Fleuve l’en empêche. – Vénus apparaît et adresse des reproches à la jeune femme.

Intermède 4 : Les Enfers, danses des diables, lutins, Furies.Acte V : Psyché est en bateau sur le Styx pour satisfaire Vénus. Elle trouve les princes

morts d’amour aux Enfers, ouvre la boite de Proserpine (elle espère ainsi reconqué-rir Amour) et s’endort. Amour vient la secourir et s’oppose à Vénus. Enfin, Jupiter paraît en juge suprême.

Intermède 5 : les Cieux, avec quatre cortèges qui fêtent Psyché (ceux d’Apollon, de Bacchus, de Mars et de Mome – Dieu de la Raillerie).

43 AlcandreIl vous prit quelque argent, mais ce petit butinA peine lui dura du soir jusqu’au matin ;Et pour gagner Paris, il vendit par la plaineDes brevets à chasser la fièvre et la migraine,Dit la bonne aventure, et s’y rendit ainsi.Là, comme on vit d’esprit, il en vécut aussi.Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ;Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire.Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,Et fit danser un singe au faubourg saint-Germain.Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veineEnrichit les chanteurs de la Samaritaine7.Son style prit après de plus beaux ornements ;Il se hasarda même à faire des romans,Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume8,Depuis il trafiqua de chapelets de baume,Vendit du mithridate en maître opérateur9,Revint dans le Palais, et fut solliciteur.Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,Sayavèdre, et Gusman10, ne prirent tant de formes ;C’était là pour Dorante un honnête entretien !

PridamantQue je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien !

AlcandreSans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,

7 La fontaine de la Samaritaine se trouvait près du Pont-Neuf. La Samaritaine donnant à boire au Christ y était représentée. On y trouvait une horloge (qui montrait les phases de la lune, la saison et les signes du Zodiaque). Les chanteurs s’y rassem-blaient depuis le tout début du XVIIe siècle pour y vendre leurs chansons.

8 Ce sont des bateleurs célèbres à l’époque (Gaultier-Garguille et Gros-Guillaume).9 Ce sont des poudres de perlimpinpin.10 Personnages de romans picaresques espagnols traduits en français.

Page 26: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

Dont le peu de longueur épargne votre honte.

Pierre Corneille, L’Illusion comique, I, 3, 1635 (version de 1644).

44 Le roman suit ses personnages dans leur cadre naturel et s’installe chez eux quand le théâtre les installe chez lui.

Etienne Brunet, Le Vocabulaire de Jean Giraudoux, structure et évolution, Edi-tions Slatkine, Genève, 1978.

45 Le théâtre n’est plus le lieu du regard et du reflet, mais celui de l’action. C’est donc dans la catégorie verbale qu’il puise de préférence les mots significatifs.

Etienne Brunet, Le Vocabulaire de Jean Giraudoux, structure et évolution, Edi-tions Slatkine, Genève, 1978.

46LE CHAMBELLAN. – [...] Si le chevalier et Bertha se rencontrent et s’expliquent au-jourd’hui, nous épargnant le semestre qu’exigerait la vie, s’ils se touchent la main dans la matinée, s’ils s’embrassent dans la soirée, au lieu de remettre leur baiser à l’hiver ou à l’automne, la trame de leur intrigue n’en sera pas changée, mais elle en sera plus vraie, plus forte et aussi plus fraîche. C’est le grand avantage du théâtre sur la vie, il ne sent pas le rance… [...]

Jean Giraudoux, Ondine, acte II, scène I, 1939

47C’est pour ça que les procédés d’introspection recommandés par les anciens philo-sophes grecs : Connais-toi toi-même, et les procédés d’introspection de Proust, etc., me semblent absolument faux, parce que, si on se met à se contempler soi-même, on n’arrive à rien, n’est-ce pas… à rien ! Notre vie est basée sur le néant, comme dit le psaume.

Mais au contraire, c’est la vie, ce sont les contacts avec l’existence, ce sont tels êtres que nous rencontrons qui, tout à coup, produisent en nous des choses que nous étions loin d’attendre ; choses qu’on voit par exemple dans mon drame le Par-tage de Midi, où Mesa ne serait rien s’il ne rencontrait pas cette femme qui seule connaît son véritable nom ; et le secret de son âme, de sa propre existence, n’est pas chez lui, il est chez cette femme qu’il a rencontrée sur le bateau.

Paul Claudel, Mémoires improvisés, 4ème entretien, 1954.

48 L'homme libre dans les limites de sa propre situation, l'homme qui choisit, qu'il le veuille ou non, pour tous les autres quand il choisit pour lui-même - voilà le sujet de nos pièces. Pour remplacer le théâtre de caractères nous voulons un théâtre de si-tuations ; notre but est d'explorer toutes les situations qui sont les plus communes à l'expérience humaine, celles qui se présentent au moins une fois dans la plupart des vies. Les personnages de nos pièces différeront les uns des autres non pas comme un lâche diffère d'un avare ou un avare d'un homme courageux, mais plutôt comme les actes divergent ou se heurtent, comme le droit peut entrer en conflit avec le droit. En cela on dira à juste titre que nous nous rattachons à la tradition corné-lienne.

Jean-Paul Sartre, « Forger des mythes », Un théâtre de situations, Gallimard, coll. « Idées », 1973

49GARCIN. – Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais de-vant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.

Jean-Paul Sartre, Huis-clos, acte unique, 1944.

50 Qu’est-ce que la théâtralité ? c’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et de sensations qui s’édifie sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, dis-

Page 27: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

tances, substances, lumières, qui submerge le texte sous la plénitude de son langage extérieur. Naturellement, la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d’une œuvre, elle est une donnée de création, non de réalisation. Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante, chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité des corps, des objets, des situations ; la parole fuse aussitôt en substances. 

Roland Barthes, Essais critiques, « Le théâtre de Baudelaire ».

51 Voltaire écrivait à propos de Marivaux et d’autres : « grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée »

Lettre à Trublet, 27 avril 176152 SILVIA :

Bourguignon, ne nous tutoyons plus, je t'en prie.DORANTE :

Comme tu voudras.SILVIA :

Tu n'en fais pourtant rien.DORANTE :

Ni toi non plus, tu me dis : « je t'en prie ».SILVIA :

C'est que cela m'est échappé.

Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard, 1730, acte II, scène 9.

53AMALRIC. – Eh eh ! si distrait que vous soyez, je crois que je vous ai mis la chose dans la tête !

Cette scène que vous lui avez faite l’autre soir ! Et cette cigarette que l’on vous a donnée,Vous qui ne fumez pas, comme vous l’avez achevée avec dévotion ! Allons, ne soyez pas confus.

Paul Claudel, Partage de Midi, Acte I.

54AMALRIC. – La même, vous-même,Mieux. Un regard m’a suffi.La même que je connaissais. La même stature.Le même noir tout à coup sur l’air. Libre et droite, hardie, souple, résolue.YSÉ. – Toujours jolie ?

Elle le regarde, rit, rougit. Pause.

Paul Claudel, Partage de Midi, Acte I.

55Rentre Mesa, qui se dirige gauchement vers Ysé, et voyant qu’elle ne le regarde pas, il reste hésitant.

MESA. – Qu’est-ce que vous lisez là qui est défait et déplumé comme un livre d’amour ?YSÉ. – Un livre d’amour.

56Mesa. – D’une part, vous êtes mariée, et d’autre part, je sais que vous avez goûtPour cet autre homme, Amalric.Mais pourquoi est-ce que je dis cela et qu’est-ce que cela me fait ?

57La grâce et la nature ordonnent également qu’entre les créatures de Dieu il y ait un lien de charité. Non seulement un lien général, mais un aménagement particulier, de sorte par exemple que la clef de l’une ne soit que dans le cœur de tel autre. C’est ainsi que dans le règne matériel nous voyons tel animal avoir besoin pour se nourrir exclusivement de la chair de tel autre animal. Et de même telle femme de tel homme et telle âme de telle âme. La fin suprême bien entendu ne pouvant être autre que Dieu.

Paul Claudel, Préface de 1948 à Partage de Midi.

58 La Théâtralité comme potentiel d’effets

Prise dans ce sens, la théâtralité est une notion voisine du spectaculaire ou de l’expressif. Cela peut avoir un sens péjoratif (la théâtralité en mauvaise part dési-gnerait les facilités et les complaisances qui seraient destinées à mettre l’acteur en

Page 28: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

valeur ou qui flatteraient le goût du public au moyen de défilés ou de clous – c'est-à-dire des scènes à grand spectacle). Mais la théâtralité peut avoir le sens positif d’un texte qui autorise des effets. C’est le sens de la définition de Roland Barthes citée en note 51. Ce texte n’est pas clair parce qu’il demande une étrange opération de sous-traction (prendre un spectacle et lui ôter le texte). Il a néanmoins le mérite de défi-nir la théâtralité comme un effet qui submerge le spectateur, et qui s’applique à la fois à la représentation (distances, substances, lumières, etc.) et au texte qui doit présupposer une telle fascination.

Il est difficile (voire vain) de classer ces effets parce que, comme l’écrit R. Barthes, le théâtre impose une « perception œcuménique », c'est-à-dire qui mêle des effets très divers en un tout. Dans une dissertation on pourrait cependant distin-guer les effets qui sont liés à l’économie de la pièce. Aristote les pense en terme de coup de théâtre, c'est-à-dire de renversement de situation au moyen d’une péri-pétie ou de la reconnaissance (je n’en dis pas plus : voir cours à venir sur la récep-tion). On distinguera aussi les effets qui sont liés à la présence sur scène. Je vais leur consacrer la fin de cette note. C’est par exemple la présence fascinante de cer-tains objets (le ruban de la Comtesse dans Le Mariage de Figaro, l’épée sanglante de Rodrigue présentée à Chimène dans la scène 4 de l’acte III – l’effet est si fort qu’il est dupliqué dans l’acte V scène 5 quand Don Sanche présente à Chimène une épée qu’elle croit trempée du sang de Rodrigue). Ou c’est la présence fascinante de certains personnages, comme l’homme noir et masqué au début d’Hernani ou comme la présence même de Rodrigue dans la maison de Chimène dans la scène 4 de l’acte III. Citons ce que Pierre Corneille en dit car il est rare qu’on dispose d’un pareil témoignage :

« [..] J’ai remarqué aux premières représentations, qu’alors que ce malheureux amant se présentait devant elle, il s’élevait un certain frémissement dans l’assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d’attention pour ce qu’ils avaient à se dire dans un état si pitoyable ».

Corneille, Examen du Cid, 1660.

Au théâtre, le silence est un effet. Prenons à nouveau un exemple dans Le Cid : dans la scène 5 de l’acte V, Chimène a exprimé son amour devant le roi parce qu’elle croit que Rodrigue est mort mais, dans la scène 6, elle apprend du roi qu’elle s’est trompée. Il est impossible d’ignorer le silence de Chimène (même s’il est couvert par la voix d’autres acteurs). C’est le discours du roi qui décrit sa réaction muette et puissante : elle rougit, elle esquisse un geste. Ajoutons à la présence fascinante des personnages la puissance qui ressort d’un personnage caché. C’est le cas de Ro-drigue quand Chimène avoue son amour à Elvire (III, 3). C’est le cas dans Tartuffe où Orgon caché sous la table a du mal à se persuader que Tartuffe tente de séduire sa femme Elmire.

D’où vient donc cette puissance de la présence ? Certes, elle est souvent due au fait que certaines présences ont une puissance symbolique par elles-mêmes (proba-blement le ruban, accessoire intime, dans Le Mariage de Figaro) ou par leur rôle dans la pièce (Rodrigue qui se rend chez Chimène). Mais cela est dû aussi au fait que le théâtre est le lieu d’une tension entre le réel et la fiction :

C’est précisément dans le rapport entre le réel tangible de corps humains agissants et parlants, ce réel étant produit par une construction spectaculaire, et une fiction ainsi repré-sentée, que réside le propre du phénomène théâtre. (Jean Rey (avec D. Couty), Le Théâtre, Bordas, 1980).

Anne Ubersfeld remarque dans Lire le Théâtre que le théâtre est composé de signes « homomatériels », c'est-à-dire que le théâtre représente des hommes avec des hommes alors que, par exemple, la peinture représente des hommes avec de l’huile et des pigments. Elle y voit une limite (cela empêcherait le théâtre de se séparer du mimétisme et de faire le saut dans l’abstraction que la peinture a pu faire). Mais on peut en faire une analyse positive. Par cette dimension homomatérielle, le théâtre ne peut être purement gratuit. Il est le lieu d’une tension entre fiction (c'est-à-dire

Page 29: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

gratuité, convention, dénégation11) et réalité. D’un côté les acteurs ne sont que des déguisés, ils disent « je t’aime » à des partenaires qui leur sont indifférents, les per-sonnes ne sont pas les personnages, les accessoires ne sont pas des vrais objets (c'est-à-dire qu’ils ne sont pas utilitaires – au théâtre les épées ne tuent pas, la nour-riture ne nourrit pas, le vin n’enivre pas). D’un autre côté les personnages sont de vrais hommes qui se mettent en danger, les objets ont une réalité matérielle, un poids et un tranchant. Opposons Tartuffe joué par Louis Jouvet et Tartuffe joué par Gérard Depardieu. Entre l’austérité de l’un et la sensualité de l’autre le personnage fictif est altéré. De même, tout combat à l’épée dans la fiction constitue un danger réel pour les acteurs réels et le spectateur y est sensible. Une escalade sur scène, un jeu sur une planche en hauteur, un coup de poing, une blessure, un baiser, une robe courte, la nudité, l’acte sexuel sur scène tiennent leur caractère troublant de cette double nature. Il est à la mode aujourd’hui que l’acteur s’engage au moyen de cette tension. S’il évite soigneusement de se blesser ou de se tuer, il n’évite pas la nudité. Le succès du Grand Guignol qui a fait frissonner les Parisiens de 1897 à 1962 au moyen de spectacles qui mêlaient terreur, sadisme et sexualité s’explique par la tension transgressive entre le réel et la fiction.

59 Elle regarde longuement du côté où se perd la trace des pieds nus ; puis, comme elle se tourne d’un autre côté, elle aperçoit, par l’air plein de flocons, une forme noire ; vêtu de vêtements grossiers et coiffé d’un capuchon, cela se dirige vers elle. Et quand elle est suffisamment près, Mara reconnaît Violaine. Toutes deux un ins-tant restent immobiles, face à face ; puis l’une continue son chemin, l’autre la suit.

Et elles s’enfoncent au travers de la maigre forêt de sapins et de bouleaux, de bruyères et de genêts secs. Un lapin parfois se sauve devant leurs pieds. Mara porte l’enfant sur son dos. La neige cesse, la nuit est venue. Il se fait une éclaircie. Le pre-mier quartier de la lune, brillant au milieu d’un immense halo, éclaire une butte toute couverte de bruyères et de sable blanc. Des pierres monstrueuses, des grés aux formes fantastiques s’en détachent. Ils ressemblent aux bêtes des âges fossiles, à des monuments inexplicables, à des idoles ayant mal poussé encore leurs membres et leurs têtes. Et l’aveugle conduit Mara à la caverne qu’elle habite : un couloir formé de deux rocs qui s’étayent. L’un sur l’autre. Le fond est fermé, sauf une ouverture pour la fumée. Elle allume un feu de bruyères.

Et tous les trois restent assis, sans rien dire, auprès du feu.

Paul Claudel, La Jeune Fille Violaine, Acte III. 2ème version, écrite vers 1898.

60 Le fond du jardin. L’après-midi du même jour. Fin de l’été.Les arbres sont chargés de fruits. De quelques-uns les branches qui plient jus-

qu’à terre, les branches sont soutenues par des étais. Les feuillages, comme usés et pleins de pommes rouges, font comme une tapisserie.

Au loin, la plaine immense telle qu’après la moisson, inondée de lumière. Les éteules et déjà des terres labourées. On voit les routes et les villages.Des rangées de meules qui paraissent toutes petites, et çà et là un peuplier. Très loin et de différents côtés, des troupeaux de moutons.

L’ombre des grands nuages passe sur la plaine.Au milieu et à l’endroit où la scène descend vers le fond d’où l’on voit émerger

les cimes d’un bois, un banc de pierre circulaire terminé par des lions.

Paul Claudel, La Jeune Fille Violaine, 1ère version, acte IV, décor final (écrite en 1892 ou 1894).

61 Adieu Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sen-suels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses curieuses et dépra-vées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et

11 Pour ce terme voir les cours suivants.

Page 30: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois ; mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.

Alfred de Musset, On ne badine pas avec l’amour, II, 5, 1834.

62 Comment se fait-il qu’au théâtre, au théâtre du moins tel que nous le connaissons en Europe, ou mieux en Occident, tout ce qui est spécifiquement théâtral, c’est-à-dire tout ce qui n’obéit pas à l’expression par la parole, par les mots ou si l’on veut tout ce qui n’est pas contenu dans le dialogue (et le dialogue lui-même considéré en fonction de ses possibilités de sonorisation sur la scène, et des exigences de cette sonorisation) soit laissé à l’arrière-plan ? 

Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, Paris, 1938.

63 Le trait fondamental du discours théâtral est de ne pas pouvoir se comprendre au-trement que comme une série d’ordres donnés en vue d’une production scénique, d’une représentation.  

Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, éditions sociales, 1983.64 Ne vous offensez point, Sire, si devant vous

Un respect amoureux me jette à ses genoux.

Pierre Corneille, Le Cid, acte V, scène 7 (finale), 1637.

65Éva : Que dites-vous, Mademoiselle ?Geneviève : Moi, je me tais.Éva : Vous n’en donnez pas l’impression. Votre silence domine nos voix.Geneviève : Chacun se sert de son langage.Éva : Je vous en supplie. Daignez me regarder. Nous luttons, toutes deux. Cessez de

fixer ainsi vos yeux devant vous, sans rien voir.Geneviève : Chacun ses gestes.

Jean Giraudoux, Siegfried, III,5, 1928.

66Judith : C’est toi ?… Daria, n’est-ce pas ?… Oui, oui, je sais, tu es sourde et muette… C’est fini… Aucune voix de femme n’appellera plus Judith jeune fille… Ce que je veux ? Rien, Daria, qu’être une minute avec une femme… Tant mieux si tu es muette… Ton mutisme sera ta pureté… Car que n’as-tu pas vu en crimes et en ou-trages aux hommes et à Dieu ?… Ton silence, au contraire, me dit seulement que tu es femme, que tu as été fille, que tu as gémi et souffert… Es-tu vierge, Daria, es-tu vierge ? Tu dis non ; comme si je te demandais si tu entends, si tu parles… Pauvre Daria… tu n’es pas belle, tu es difforme, tu as des crins en place de cheveux, des pierres en place de dents, tu n’as même pas de vraie bonté dans les yeux, mais en ce moment, tu es ma mère, ma sœur et moi-même… Il t’a prise sans t’embrasser, sûre-ment, sa tête par-dessus ton épaule immonde, mais regardant d’un regard pur, tout le temps de son ignoble besogne, les dessins du tapis ou les insectes dans les brins d’herbe… Non, non, je n’ai pas froid… Tu es sourde, tant mieux ; ton oreille est pour moi illimitée !… Je peux te dire tout ce que je n’oserais dire à aucune amie, à aucune parente… Non, non, je n’ai pas soif. Si je lui résisterai ? Non. Il n’est plus question de souillure... Du jour où il m’a choisie, à cause de ma pureté, le regard de Dieu m’a souillée. [...]Que dis-tu ? Il est beau ? Oui, Holopherne est beau, Daria… C’est bien là l’aventure de toutes celles qui ont cru à elles-mêmes : je succombe dans une al-côve, sous un séducteur… Tant pis ; s’il était le monstre que tu es en femme, Daria, peut-être essayerais-je de m’enfuir… Ah oui ? Ce sera agréable ? Tant mieux, Daria, tant mieux… Quelque chose, n’est-ce pas, entre le crucifiement et le fou rire, l’urti-caire et la mort ? Non, laisse cette portière. Une minute encore… Donne-moi encore tes conseils muets… Il est temps, soit… Quel silence ! Qu’un roi qui attend l’orgie, qu’une fille qui se perd, qu’un peuple qui va mourir, une armée qui se prépare à donner la mort, puissent produire ce silence, cela peut faire croire aussi à un Dieu sourd et muet… Qu’il me pardonne, Daria, car je sais que tout ce que je t’ai dit est blasphème, et qu’un jour viendra bientôt, en toute hâte, où toi-même retrouveras ta langue, et où s’effondreront les vengeances du ciel sur ceux qui nous ont valu ces hontes, et cette volupté…

Page 31: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

Elle entre dans l’alcôve.Daria, la sourde-muette, ricanant : Ainsi soit-il !

Jean Giraudoux, Judith, II, 8, 1931.

67Jean Fouquet (vers 1420 – vers 1478-1481)

Page 32: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

68Le théâtre du Globe :

69[...] Ce qui caractérise pour moi le plaisir de faire du théâtre, c’est précisément d’affronter l’impossible. De résoudre des problèmes impossibles. Si j’ai commencé à penser qu’on peut « faire théâtre de tout » – de tout ce qu’il y a « dans la vie », et a fortiori de tous les textes – je me dois d’aller jusqu’au bout de mon intuition.

[...] Au contraire Catherine a été fait à partir d’un texte qui n’a rien à voir avec le théâtre, un roman presque classique – l’épaisseur romanesque elle-même. Les Cloches de Bâle n’ont pu être portées à la scène que par un coup de force, une sorte de viol. Par ce travail de voleur qui est le propre du théâtre. Le théâtre, c’est quel-qu’un qui prend son bien partout où il le trouve, et qui prend des objets qui ne sont pas faits pour lui, et les met à la scène. En scène, plutôt.

Antoine Vitez, Le Théâtre des idées, anthologie de D. Sallenave et G. Banu, Gal-limard, 1991.

Page 33: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

70Aperçus sur l’historicité des contraintes des scènes frontales.

Il est aisé de montrer comment, sur moins de 5 siècles, les contraintes des scènes frontales (c'est-à-dire où le public et les acteurs se font face, par opposition, par exemple, à l’organisation scénique de certains mystères médiévaux où le public en-tourait la scène) modifient le jeu et la structure des pièces.

Le théâtre à mansions :

Il semble que certains dispositifs dans les mystères, au XVe siècle, aient été fron-taux (voir les représentations note 67). Outre une scène au premier plan on repère des cabanes (appelées mansions – on parle d’un dispositif à mansions) dans le fond : elles représentent différents hauts lieux de la géographie chrétienne. On pense que les acteurs se tenaient dans ces lieux, descendaient symboliquement pour jouer sur l’avant-scène qui, par convention, représentait temporairement la mansion qui ve-nait d’être quittée (la scène devenait donc le palais d’Hérode ou le Paradis ou l’En-fer selon les cas). Un tel dispositif (pour autant que la représentation qu’on en a en soit exacte) dépliait donc l’espace qui se trouvait dans les mansions et autorisait une grande diversité des lieux.

Il est possible que le dispositif à mansion ait duré jusqu’au début du XVIIe

siècle. L’organisation simultanée de l’espace qui était ainsi possible permet de rendre compte de la difficulté que Corneille a éprouvée quand, en 1660, il a com-menté Le Cid (paru en 1637) : l’organisation scénique avait changé et rendait cer-taines scènes difficilement jouables :

Tout s’y passe donc dans Séville, et garde ainsi quelque espèce d’unité de lieu en gé-néral ; mais le lieu particulier change de scène en scène, et tantôt c’est le palais du Roi, tantôt l’appartement de l’Infante, tantôt la maison de Chimène, et tantôt une rue ou place publique. On le détermine aisément pour les scènes détachées ; mais pour celles qui ont leur liaison ensemble, comme les quatre dernières du premier acte, il est malaisé d’en choisir un qui convienne à toutes. Le Comte et don Diègue se querellent au sortir du palais ; cela se peut passer dans une rue ; mais après le soufflet reçu, don Diègue ne peut pas demeurer en cette rue à faire ses plaintes, attendant que son fils survienne, qu’il ne soit tout aussitôt environné de peuple ; et ne reçoive l’offre de quelques amis. Ainsi il se-rait plus à propos qu’il se plaignît dans sa maison, où le met l’Espagnol, pour laisser aller ses sentiments en liberté ; mais en ce cas il faudrait délier les scènes comme il a fait. En l’état où elles sont ici, on peut dire qu’il faut quelquefois aider au théâtre, et suppléer fa-vorablement ce qui ne s’y peut représenter. Deux personnes s’y arrêtent pour parler, et quelquefois, il faut présumer qu’ils marchent, ce qu’on ne peut exposer sensiblement à la vue, parce qu’ils échapperaient aux yeux avant que d’avoir pu dire ce qu’il est nécessaire qu’ils fassent savoir à l’auditeur. Ainsi, par une fiction de théâtre, on peut s’imaginer que don Diègue et le Comte, sortant du palais du Roi, avancent toujours en se querellant, et sont arrivés devant la maison de ce dernier lorsqu’il reçoit le soufflet qui l’oblige à y en-trer pour y chercher du secours. Si cette fiction poétique ne vous satisfait point, laissons-le dans la place publique, et disons que le concours du peuple autour de lui après cette offense, et les offres de service que lui font les premiers amis qui s’y rencontrent, sont des circonstances que le roman ne doit pas oublier ; mais que ces menues actions ne ser-vant de rien à la principale, il n’est pas besoin que le poëte s’en embarrasse sur la scène. (Corneille, Examen du Cid, 1660.)

De même, les lieux scéniques sont démultipliés dans L’Illusion comique (1636) et ils sont parfois présents de manière simultanée. Dans le prologue, Pridamant com-mente un autre lieu où sont exposés les costumes des comédies. Dans l’acte IV, Cor-neille présente la scène de la prison comme une scène « liée ». En effet une pre-mière scène présente un monologue de Clindor seul dans sa prison, puis la porte s’ouvre et Clindor est invité à sortir. Ses retrouvailles avec Isabelle se situent à l’ex-térieur de sa prison. De la même façon, dans l’acte V, trois lieux coexistent : la grotte du magicien, l’extérieur (Pridamant sort de la grotte lorsqu’il craint la mort de son fils) et le jardin où le drame se joue.

Deux hypothèses sont en concurrence. Je les livre sans les discuter (pour des rai-sons de temps). Dans les deux cas, on postule des compartiments placés sur scène simultanément. On pense en effet que la salle du Marais et que la salle de l’Hôtel de Bourgogne avaient encore à cette époque un dispositif de petits compartiments.

Page 34: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

Ces compartiments étaient peut-être masqués par des rideaux. L’une des hypo-thèses suppose un compartiment pour la grotte du magicien :

Prison de Clindor Maison de Géronte + costumes + jardin

Grotte de Pridamant et Alcandre

L’avant-scène où tout le jeu peut déborder, notamment où se situerait tout le jeu des actes I,II, III, IV puisqu’ils se trouveraient devant la maison de Gé-ronte, et peut-être même les scènes de groupes de l’acte V : on sortirait du confinement pour jouer.

L’autre hypothèse suppose que la grotte a un statut à part. Le père et le magi-cien, par exemple, se retiraient dans les coulisses pour laisser plus d’espace au jeu des comédiens.

La prison de Clindor

La maison de Géronte + le jardin

La grotte d’Alcandre (soit visible soit en coulisse)

La Scène shakespearienne

La scène shakespearienne (voir la représentation du Globe note 68) impose un es-pace plus délimité, mais elle autorise à la fois la diversité des lieux, leur simultanéi-té, ainsi que l’apparition par les trappes. Le Globe (théâtre de Shakespeare) est rond comme le monde ou comme un camp retranché contre ceux qui ne paient pas. Il semble que les spectateurs se massaient debout dans le centre à ciel ouvert (pour l’éclairage – on jouait de jour, quand il ne pleuvait pas) tandis que des galeries les entouraient : d’autres spectateurs s’y trouvaient assis et protégés de la pluie. La scène était immense et profonde. Elle était séparées en 2 aires de jeu : à l’extérieur (la platform) les batailles, les duels, puis, dans la partie couverte (le recess), située entre deux colonnes une zone plus privée où avaient lieu les scènes privées. Une scène à l’étage pour musiciens ou acteurs figurait le balcon de Juliette ou les rem-parts d’un château fort. Un sous-sol permettait l’usage de trappes pour représenter les enfers ou la disparition du fantôme dans Hamlet ou encore l’enterrement d’Ophélie. De la partie supérieure (le toit qui dominait la scène) pouvaient des-cendre les éléments du Ciel (dieux, anges). Chez Shakespeare, l’espace offre donc la possibilité de faire alterner les scènes ouvertes et peuplées et des scènes d’intérieur à peu de personnages.

La scène classique

Elle s’est fixée pendant la première moitié du XVIIe siècle. Les salles sont des rec-tangles (d’anciens jeux de paume) et elles sont donc des lieux clos, d’où des pro-blèmes d’éclairage qui limitent peut-être la durée des pièces ou des actes (mais ce n’est qu’une conjecture) : les chandelles ont la vie courte, il faut Ies changer : une pièce dure environ deux heures et les actes sont courts. Une telle organisation inci-tait à l’unité de lieu.

C’est au XVIIe siècle que se met en place le rideau d’avant-scène ainsi que l’usage des toiles peintes qu’on dispose en fond de scène : elles encouragent un théâtre sta-tique non seulement dans le jeu mais encore dans les situations car on ne peut re-monter vers le décor de fond de théâtre sans briser la perspective (si cette toile re-présente les maisons d’une place publique et que l’acteur est plus grand que ces maison cela nuit à la vraisemblance). La scène classique est donc à la fois étroite et peu profonde. Elle ne permet guère des mouvements de foule, d’autant qu’elle est réduite par la présence des spectateurs jusqu’au milieu du XVIIIe siècle (jusqu’en 1759 à la Comédie Française). On sait quelle libération a lieu avec la suppression des banquettes sur la scène : c’est un jeu beaucoup plus physique et des situations plus inextricables (cachettes, surgissements) qui sont composées. Jacques Scherer propose d’interpréter le calcul de la scène dans la première scène du Mariage de Fi-

Page 35: Notes sur la spécificité Cours en ligne

La Spécificité du texte de théâtre (notes)

garo (1781) comme l’hymne à la nouvelle dimension scénique. Cette ouverture de la scène permettra au XIXe siècle l’usage des tableaux et des clous dans le mélodrame ou dans le drame romantique :

LE PAGE, entrant.

Son Altesse le roi !

Doña Sol baisse précipitamment son voile. — La porte s’ouvre à deux battants. Entre Don Carlos en habit de guerre, suivi d’une foule de gentilshommes également armés, de pertui-sanniers, d’arquebusiers, d’arbalétriers.

Victor Hugo, Hernani, III,5.(1830)

71CRIS au dehors. – Attention ! Attention ! Ho ho ho ho !Un arbre immense s’abat transversalement sur la scène.

CASSIUS. – Tombe !O siècles, parure colossale de l’Automne !O Roi, comme tes funérailles se précipitent d’en haut !LE PORTE-ÉTENDARD. – Il gît renversé.

Moment de silence, puis le Porte-Étendard fait signe à Cassius. – Ce-pendant plusieurs hommes ébranchent l’arbre et construisent le trône funèbre.

Paul Claudel, Tête d’Or, première version, troisième partie, 1889.