Maitrise Histoire

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UNIVERSITE DE PARIS I PANTHEON-SORBONNE Abû Sulaymân al-ManÔiqî Rôle et place dans la société bagdadienne d'après le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al- TawÎîdî 982-985 Mémoire de maîtrise présenté par Tarek Ben Yakhlef sous la direction de Madame Françoise Micheau 1993-1994

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Maîtrise histoire médiévale soutenue en 1992 à la Sorbonne

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UNIVERSITE DE PARIS I PANTHEON-SORBONNE

Abû Sulaymân al-ManÔiqî Rôle et place dans la société bagdadienne d'après le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-

TawÎîdî

982-985

Mémoire de maîtrise

présenté par Tarek Ben Yakhlef sous la direction de

Madame Françoise Micheau

1993-1994

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Abû Sulaymân al-ManÔiqî Rôle et place dans la société bagdadienne d'après le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-

TawÎîdî

982-985

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TABLE DES MATIERES

ABREVIATIONS 7

INTRODUCTION 8

CHAPITRE PREMIER

LE MILIEU INTELLECTUEL D'ABU SULAYMAN ET SA PLACE DANS LA SOCIETE BUYIDE 11

A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel ! 13

1. Les Bûyides et la légitimité politique 13 2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation 16 3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant 17

B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues... 19 1. Joute verbale et confrontation dans les cercles 19

a. confrontation d'idées 19 b. Tolérance ? 22

2. Fracture entre le peuple et l'élite 24 3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad 24 4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ? 26

C. Les Bûyides et le Mécénat 27 1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ? 27

a. Mécénat et culture d'Elite 27 b. Quelques mécènes musulmans 27 c. Les Bûyides, de grands mécènes ? 28

2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ? 30 a. Le prestige 30 b. Les conseils politiques 30 c. La religion 31

3. Quels sont les revenus ? 32 a. La situation économique 32 b. Les revenus du pouvoir 32

4. Les lettrés à la quête d'un protecteur 34

D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive... 35 1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ? 35 2. Les conséquences du mécénat 37

a. Les lettrés esclaves de leur public 37 b. Úarf et frivolité 38

CHAPITRE DEUXIEME

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L'ECOLE DE BAGDAD OU LA GENERATION FORMEE PAR ABU BISR MATTA B. YUNUS 40

A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne 41 1. La civilisation urbaine 41 2. Le désir de regroupement volontaire de l'élite 42 3. Langage et science 43

a. La langue arabe 43 b. Classification du savoir 44

4. Critère de regroupement : le cercle des savants 44

B. Enseignements et diffusion du savoir 46 1. La civilisation de la parole 46

a. Le témoignage 46 b. La culture orale 46 c. Ebauche de critique 47

2. Lieux où l'on diffuse le savoir 47 a. Les magasins 47 b. Ecoles religieuses et lieux de culte 47 c. Bayt al-Íikma et bibliothèques 48

3. L'enseignement 48 a. Quel est-il ? 48 b. La relation maître/disciple 49

C. Aspirations et déceptions de l'élite 50 1. Anthologie, genre spécifique du Xe siècle 50

a. Un genre littéraire 50 b. Quelques anthologues 50 c. Le public 51

2. Aspirations... 51 a. L'homme parfait 51 b. Le modèle des anciens 52

3. ...et déceptions de l'élite 53 a. La quête de la cité vertueuse 53 b. La société est-elle malade ? 54 c. Echec de l'Umma 54

D. L'Ecole de Bagdad 54 1. Bagdad, la grande métropole bûyide 54

a. Carrefour intellectuel 54 b. Les librairies 55

Localisation. 55 Développement des publications. 55 Rôle de Ibn Nadîm 56 Le travail de copiste. 56

2. L'Ecole de Bagdad 56 a. L'école de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus 56 b. Quelques disciples 58 c. Abû Sulaymân et TawÎîdî 58 d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî 59 e. Le débat entre Sîrâfî et Mattâ b. Yûnus chez Ibn al-Furât 60

3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî 61 a. Qui est Abû Sulaymân ? 61 b. Abû Sulaymân et le Sijistan 63 c. Abû Sulaymân habitant du quartier d’al Karkh 63 d. Le cercle Abû Sulaymân avant 983 63

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CHAPITRE TROISIEME

LE CERCLE DE L'IMTA‘ WA-L-MU'ANASA : ABU SULAYMAN AL-MANOIQI, UN GRAND REPRESENTANT DE L'ECOLE PHILOSOPHIQUE DE MATTA B. YUNUS (983-985) 66

A. Le Kitâb al-Imtâ‘ de TawÎîdî ou le témoignage de la place qu'occupait Abû Sulaymân dans la société bagdadienne 67

1. Nature et structure de l'Imtâ‘ 67 a. Datation et place dans l’œuvre de TawÎîdî 67 b. Pourquoi l'avoir écrit ? 68 c. Le vizir al-‘Ârià 69

2. TawÎîdî témoin de la vie des cercles des grands et des savants 69 a. La personnalité de TawÎîdî 69 b. TawÎîdî témoin de son siècle ? 70 c.. L'art du portrait 71 d. Ton de l'Imtâ‘ 71

3. Le déroulement du cercle 73 4. Al-‘Ârià et le cercle 74

a. Pourquoi et dans quel but ? 74 b. Les intimes du vizir 74 c. La relation avec TawÎîdî 75

B. Abû Sulaymân le maître et TawÎîdî le confident 75 1 - Abû Sulaymân et l’œuvre de TawÎîdî 75

a. Quelles sont les occurrences d’Abû Sulaymân dans l’œuvre de TawÎîdî ? 75 b. Eloge du maître ? 77 c. TawÎîdî, le disciple et l'ami 77

2. Les relations dans le cercle du vizir 78 a. TawÎîdî est le lien entre le monde extérieur et Abû Sulaymân 78 b. TawÎîdî est le lien entre le vizir al-‘Ârià et Abû Sulaymân 78 c. Le vizir et Abû Sulaymân 79

3. La pensée d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après les indications de l’Imtâ‘ 81 a. Le pouvoir : al-dawla 81 b. L'exemple du Roi 82 c. Le prophète et le philosophe 83 d. La religion et la philosophie 83

4. Abû Sulaymân et l'amitié 84 a. L'astrologie 84 b. L'amitié et le bonheur 84

C. Abû Sulaymân, illustre représentant de l'école de Mattâ b. Yûnus et YaÎyâ b.‘Adî 85 1. Abû Sulaymân, la grande référence 86

a. Le Kitâb al-Imtâ‘ 86 b. L'exemple 86 c. L'autorité 87

Verbes et noms 89 d. Le commentateur 89

2. Abû Sulaymân et la controverse avec... 90 a. Les mutakallimûn 90 b. Les ikhwân al-Òafâ' ou Frères de la pureté 91 c. Ibn Zur‘a 91

3. Abû Sulaymân laisse-t-il des gens indifférents à son savoir ? 92 4. Abû Sulaymân, haute figure qui s’impose à sa génération 93

a. Quelle est cette génération ? 93

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b. Le cas de TawÎîdî et d'Ibn Zur‘a: deux disciples de YaÎyâ b. ‘Adî encore vivants qui ne s'imposent pas aux autres 93 c. La place du philosophe Abû Sulaymân dans la société bagdadienne : Le sage aux qualités exceptionnelles 94

CONCLUSION 96

BIBLIOGRAPHIE 98

I. Sources 98

II. Ouvrages généraux 99 A - Généralités 99 B - Encyclopédie de l'Islam 99

III. Ouvrages spécialisés 100 A - Travaux et Etudes spécialisés 100 B - Articles 101

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ABREVIATIONS

Les ouvrages fréquemment cités sont mentionnés par les abréviations suivantes :

a - Miskawayh : M. Arkoun, L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh philosophe et historien, Paris, J. Vrin, 1982.

b - Al-Imtâ‘ : M. Bergé, Une source pour la connaissance de la vie intellectuelle et sociale à Bagdad au IVe/Xe siècle : plan, traduction partielle (125 pages des 650 pages du Texte arabe) et analyse suivie des quarante « nuits » du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu’ânasa d'al-TawÎîdî, avec introduction (thèse de 3ème cycle de 750 pages dact.).

c - TawÎîdî : M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abû Íayyân al-TawÎîdî, Damas, Institut Français de Damas, 1979.

d - Essayiste arabe : I. Keilani, Abû Íayyân at-TawÎîdî. Essayiste arabe du IVe siècle de l'Hégire (Xe siècle), Beyrouth, Institut Français de Damas, 1950.

e - Abû Sulaymân : J. L. Kraemer, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and his circle, Leiden, E. J. Brill, 1986.

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INTRODUCTION

Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après le Kitâb al-Imtâ‘ d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Pourquoi engager des recherches sur ce philosophe du IVe/Xe siècle si peu présent dans la mémoire collective du monde arabo-musulman1 ? Et pourquoi choisir le Kitâb al-Imtâ‘ ?

Le grand témoin de la vie d’Abû Sulaymân à Bagdad est Abû Íayyân al-TawÎîdî, le célèbre prosateur encore tant admiré et très étudié2 de nos jours, dans plusieurs pays arabes. Depuis une quarantaine d’années, ce dernier a fait l'objet de nombreuses recherches scientifiques très poussées dans de grandes universités occidentales3. Or, nous avons remarqué qu’Abû Sulaymân n’apparaît pas systématiquement dans toutes ces études comme haute figure de la vie intellectuelle4, mais comme un intermédiaire, qui permet de cerner et d'analyser le profil psychologique et intellectuel de TawÎîdî, sa relation avec ses contemporains, et son parcours philosophique atypique. Finalement, Abû Sulaymân est omniprésent dans toute cette littérature sans être réellement son centre d'intérêt. Quelle est la cause de ce silence ? Nous avons alors décidé d'étudier la période du vizirat d'al-‘Ârià et de son cercle, de 983 à 985.

La plupart des documents et presque toutes les publications concernant Abû Sulaymân sont soit anciens5, soit écrit dans une langue étrangère6 et, enfin les recherches abordent le plus souvent sa pensée7 et non son rôle de philosophe dans la société. Une histoire sociale avec ce penseur comme centre d'intérêt reste encore à écrire. Nous avons utilisé pour notre étude, comme source principale, mais non exclusive, la traduction partielle du Kitâb al-Imtâ‘ de M. Bergé afin de dresser un tableau de la société des savants et des philosophes de Bagdad à l'époque où Abû

1 Mattâ b. Yûnus et Yahyâ b. ‘Adî sont eux aussi très peu présents dans les écrits des biographes postérieurs vivant à Bagdad. Nous pouvons nous demander pourquoi de telles figures sont quasiment devenues anonymes dès le XIesiècle ? 2 Le Kitâb al-Imtâ‘ était, il y a encore quelques années, au programme du baccalauréat en Tunisie pour ne citer qu'un exemple. 3 Cf. l’œuvre importante de M. Bergé mais aussi celle de I. Keilani ou de M. Arkoun. 4 Cf. TawÎîdî ou Essayiste arabe. Il n'y a aucun chapitre sur Abû Sulaymân, sa place, son rôle, ou bien, sur son enseignement. 5 Cf. l'étude de M. K. Qazvînî de 1933 et l'article de S.M. Stern dans E.I². 6 M. K. Qazvînî écrit en Persan, J. L. Kraemer en anglais et D. M. Dunlop en anglais et en arabe. 7 J. L. Kraemer dans son livre, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and his circle, aborde surtout l'aspect de la philosophie d’Abû Sulaymân puisqu'il se base essentiellement sur le Ñiwân al-Íikma et les Muqâbasât et non sur le Kitâb al-Imtâ‘.

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Sulaymân, digne représentant de l'enseignement d’Abû Bišr Mattâ b. Yûnus, est au firmament de son art entre 983 et 985.

Dans presque tous les travaux sur TawÎîdî (et sur son œuvre), il y a des occurrences sur Abû Sulaymân plus ou moins importantes. Or, les écrits sur Abû Íayyân al-TawÎîdî sont si nombreux que cela nous a permis d'avoir une somme de renseignements supplémentaires pour mieux éclairer les chemins de notre investigation dans le passé et aussi d'apporter une sorte de ciment à l'édifice qu'est le Kitâb al-Imtâ‘. Points obscurs et situations incongrues1 ont pu être ainsi expliqués. Nous avons puisé beaucoup d'indications dans les livres de J. L. Kraemer qui proviennent des nombreuses traductions partielles qu'il a faites des œuvres de ce prosateur.

La vie intellectuelle à Bagdad, en cette seconde moitié du Xe siècle, est intimement liée à la conjoncture politique, sociale et économique. En 945, sous l'impulsion de Daylamites le califat disparaît dans les faits mais pas en tant qu'institution religieuse. D'ailleurs, il n'en a jamais été question ! Dès lors, ils fondent une dynastie, celle des Bûyides2, avec pour illustre représentant à notre époque, ‘AÃud al-Dawla3. Le résultat est qu'il y a une désacralisation de l'autorité politique car plus aucun lien n'existe entre le pouvoir temporel et la famille du prophète.

En outre, le pouvoir est décentralisé puisqu'il y a un partage de l’Empire au bénéfice des trois frères bûyides. Le chiisme ismaélien étend sa domination au Maghreb (909-972) puis en Egypte où il fonde le Caire et al-Azhar (969-972). Les Fatimides éradiquent la menace qarmate et leur reprend la Syrie en 987. Tout comme les villes saintes, les Íamdânides d'Alep se rallient à cette nouvelle force venue de l’ouest. Enfin, le front byzantin se stabilise et le danger est pour un moment écarté, loin du Caire ou de Bagdad. Al-Andalus connaît son apogée sous ‘Abd al-RaÎman III (912-961) et Cordoue devient le plus grand centre intellectuel et artistique de l'Occident musulman. Une politique d'ouverture sur Constantinople est menée afin de s'affirmer par apport à Bagdad et Kairouan. Il n'y a plus, en somme, de véritable Empire abbasside. Jadis unique, le califat est dorénavant triple. La fracture déjà consommée, l'idée de l’Umma une et indivisible perdue à jamais ne cesse de hanter la communauté musulmane, petits et grands, pauvres et riches...

Ce Xe siècle n’est-il pas celui de la prépondérance chiite ? L'islam d'opposition devient officiel tandis que l'islam sunnite est réduit à la défensive4. Une fracture

1 Al-Imtâ‘, Ie nuit. 2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 3 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 4 Cf. les troubles fréquents à Bagdad surtout dans le quartier d'al-Karkh, le rôle du Îanbalisme, l'attitude de TawÎîdî...

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s’opère dans la cité entre d'une part, l'aristocratie terrienne, la bourgeoisie marchande, les groupes dirigeants et les savants et, d'autre part, les petites gens des villes, les ‘ayyârûn1 et les nomades. Cette dichotomie de la société n’a cessé d’affecter la littérature et la pensée puisque la « populace » et l'élite2 y sont constamment mises en opposition. Pourtant, la conjoncture économique est favorable jusqu'au XIe siècle puisqu'il y a une forte croissance et les richesses sont toujours présentes à Bagdad ainsi que dans les autres villes de l’Empire, mais subsistent les inégalités qui accentuent le fossé entre les riches et le peuple.

Tel est donc le tableau que l’on peut dresser du siècle dans lequel a vécu ce philosophe (912-985) et dans lequel il s'affirme par l'étendue de son savoir comme une incontournable personnalité. Une question, toutefois, à laquelle il s'agit de répondre, nous a préoccupé tout au long de notre recherche. Dans quelle mesure est-on susceptible d'avancer qu'Abû Sulaymân, au crépuscule de sa vie, tel que le décrit TawÎîdî dans le Kitâb al-Imtâ‘, s'impose à toute sa génération comme l'illustre représentant et digne héritier de la pensée de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus?

Nous verrons en quoi et pourquoi l'avènement des Bûyides en 945 engendre une nouvelle donne qui se répercute également sur le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân. Peut-on parler alors de réalisme ou bien de tolérance ? Il nous semble qu'il convienne de décrire et, surtout de cerner cette Ecole de Bagdad ainsi que toute cette génération formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus. Enfin, à l'aide du cercle du vizir al-‘Ârià nous pouvons effectivement comprendre comment Abû Sulaymân s'est imposé à ses contemporains, après la mort de ses maîtres.

1 « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner). 2 « Khâss », E.I² (C. Orhonlu).

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Chapitre Premier Le milieu intellectuel d'Abû Sulaymân et sa place dans la société bûyide

A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel !

B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues...

C. Les Bûyides et le mécénat

D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive

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En cette seconde moitié du Xe siècle, le Califat de Bagdad subit une transformation importante avec l'arrivée des Bûyides à la tête de l'émirat. Le partage du domaine abbasside en trois provinces (‘Iraq, Fars et Djabâl) accentue la dislocation de l’Empire et dilue les pouvoirs réels du calife : l'un devient pluriel.

Ces nouveaux venus ont-ils une réelle influence sur le devenir ainsi que sur le déroulement de la vie culturelle et intellectuelle des disciples de Mattâ b. Yûnus dans leurs nouvelles provinces et, en particulier, dans leurs capitales respectives1, Bagdad, Rayy et Chiraz ? Ont-ils été réalistes ou ont-ils plutôt fait preuve de tolérance à l'égard des opinions divergentes et à l'encontre des autres communautés religieuses, que ce soit les ahl al-Kitâb (chrétiens et juifs) ou les autres expressions de l’islam ?

Alors que dans les rues de Bagdad les différences s'affirment très souvent au cours de violents affrontements2, qui se transforment parfois en émeutes incontrôlables, les cercles de pensée se servent, lors des discussions, des particularismes de chacun pour une meilleure réflexion, sans pour autant permettre à quiconque de le ridiculiser en présence du prince ou devant l’assemblée. Tout se passe dans un climat de joute verbale ainsi que dans le respect d'autrui, sans pour autant se renier ou alors dissimuler sa véritable pensée. C’est dans une sorte de communion, n’épargnant ni les faibles ni les perdants, que ces savants, hommes cultivés, philosophes et dirigeants curieux, posent les questions fondamentales et tentent d’y répondre.

Grâce au mécénat, certains Bûyides3, et non des moindres, ainsi que leurs vizirs contribuent à ce que la vie de cour reste toujours florissante. Cependant, l'attrait des richesses et le désir d'acquérir une place près d'un grand ont une incidence sur les relations entre les hommes de savoir4, dès lors que l’honneur et le rang sont mis en cause devant des témoins.

1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 2 TawÎîdî, p. 5. 3 Nous pensons surtout à ‘AÃud al-Dawla et ‘Izz al-Dawla. 4 Miskawayh, p. 45.

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A. Les bouleversements politiques de la seconde moitié du Xe siècle dans le monde musulman : l'un devient pluriel !

Les Bûyides, contrairement aux Omeyyades et aux premiers Abbassides, n’ont pas besoin de produire un discours politique et, encore moins de rechercher une légitimité quelconque en se réclamant de la famille du Prophète. Bien au contraire, ils détiennent l'autorité suprême en Islam, le califat. Ainsi, leur politique extérieure et intérieure ne recherche aucune reconnaissance auprès d'autres forces religieuses ou d'autres dirigeants musulmans.

1. Les Bûyides et la légitimité politique

En destituant le Calife al-Mustakfi, en 945, Mu‘izz al-Dawla commet un acte politique majeur puisqu'il met fin pour longtemps à une vénérable institution dont il ne laisse subsister que les apparences. Dès lors, la destinée de la communauté change de guide.

D'après A. Miquel, l’Empire ne survit qu'en tant que concept1 du fait d'une forte activité économique, qui se définit encore comme impériale. Il invoque aussi une sorte de résistance inconsciente à la réalité et une envie de vivre ensemble l'emporte encore chez la plupart des musulmans. Par conséquent au niveau de la politique intérieure, il est primordial de dissoudre progressivement dans la conscience collective une autorité séculaire ayant, de surcroît un lien de parenté avec le Prophète. Cela devient donc, pour les Bûyides, un sujet de dérision et de moquerie publique2 car une suppression radicale et brutale risquerait alors de cristalliser les mécontentements divers3 et de déclencher une forte opposition4 dans les quartiers populaires. Pour ces diverses raisons, les émirs et leur entourage n’ont guère besoin d'orienter ouvertement les esprits et la littérature afin d'y trouver un moyen efficace et discret de s'affirmer ou alors un vecteur de diffusion leur permettant de se faire

1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème siècle, T1, Paris, Mouton, 1973, p. 337. 2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 106 à 107. 3 Miskawayh, p. 172. 4 A Bagdad, les Îanbalites ont pignon sur rue et ne sont pas du tout prêts à céder leur place. Cf. S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, chap. IV.

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admettre comme autorité unique et légale1. Mu‘izz al-Dawla favorise pourtant le chiisme2, sans pour autant l'imposer à tous et, fonde une organisation Óalibite. Il attribue à cette dernière une grande représentativité aux postes clés face au reste de la population et nomme ses membres à de hautes fonctions dans la direction des affaires de l’Etat3. Deux événements peuvent, semble-t-il, nous donner une idée de l'atmosphère qui règne à Bagdad durant ces années là4.

En 962, Mu‘izz al-Dawla donne l'ordre de couvrir les murs et les portes des mosquées d'injures contre Mu‘âwiya. Sitôt effacés par les habitants, les slogans reparaissent sur l'ordre de l'émir. Un an plus tard, il décide d'instituer deux fêtes chiites : ‘Ašurâ' et Ghadir Khum. Cette décision ne fait qu'aggraver la fracture entre sunnites et alides.

Tout et, d'abord le vizirat, est maintenant directement rattaché à l'émirat5. Les prérogatives califales échouent aux Bûyides puisque le calife, dorénavant, n'alloue plus les soldes et les traitements, mais s'occupe uniquement de nommer et de contrôler le personnel des mosquées ainsi que la juridiction « cadiale » sunnite à Bagdad. Le pouvoir temporel des Abbassides disparaît dans les faits. On ne peut ainsi considérer cela comme de la tolérance mais plutôt comme une sorte de réalisme et de pragmatisme de la part des Bûyides. A cet égard, il convient de citer l’archétype du politique, incarné par ‘AÃud al-Dawla6 (949-983), sachant s'adapter à toutes les situations difficiles : dès 977, il ramène la paix et sécurise les populations puis, un an plus tard, fait son entrée à Bagdad, insufflant ainsi un climat propice à la recherche scientifique, aux affaires culturelles et, bien sûr, on assiste à une renaissance de la vie mondaine7. La conjoncture favorise naturellement la liberté d'expression tant que personne ne se permette de remettre en question l’autorité de cette dynastie.

‘AÃud al-Dawla considère les sermonnaires populaires comme étant les responsables des désordres dont souffre Bagdad. Il prend la décision d'interdire les séances d'exhortation8 dans les mosquées et dans les autres lieux publics. Pourtant,

1 Ce n’est pas le cas des Fatimides qui tentent de propager leur idéologie dans tout le Dâr al-Islam. Cf. « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung). 2 Notons que les mots d'ordre chiite sont accompagnés de l'interdiction de louer les compagnons du Prophète. Cf. M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 277; S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106. 3 S. Sabari, Mouvement populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-Xème siècles, p. 106. 4 S. Sabari, idem, p. 107 et Tawhîdî, p. 5. 5 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). 6 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 7 TawÎîdî, p 166 et « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen). 8 H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165.

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comme le souligne M. Arkoun, « l'une des plus frappantes caractéristiques de la culture sous les Bûyides, c'est qu'aucune des tendances qui, depuis l'avènement de l'Islam, se sont développées dans une atmosphère de rude compétition, ne l'a emporté sur les autres de manière décisive. Au contraire, tous connaissent un plein épanouissement grâce à la conjonction d'une tension socio-politique permanente et d'une étonnante liberté de pensée1 ». Les multiples changements survenus à la tête de l'émirat sont souvent accompagnés de troubles civils et militaires, d'arrestations, de perquisitions, de poursuites et parfois même d'exécutions capitales. Par exemple, à la mort de ‘AÃud al-Dawla, ses trois fils déclenchent une guerre de succession avec toutes les conséquences négatives que cela peut supposer pour la survie de la dynastie2.

En somme, la situation intérieure du domaine bûyide est le résultat d’une succession de troubles et de rétablissement de l'ordre avec un seul objectif pour les émirs : retrouver l'unité et défendre un mode de vie ainsi qu'une manière de gouverner. Cet émirat perpétuellement démembré ne connaît, pour la période qui nous intéresse, l'unité que sous ‘AÃud al-Dawla3.

Les Bûyides luttent essentiellement contre d'autres puissances et d'autres dynasties musulmanes4. Le calife fatimide est le grand rival car les deux dynasties ont une volonté de domination et d'extension de leur territoire. L’affrontement est inévitable. Les Bûyides, par conséquent, se rapprochent pour un temps des Qarmates et de certaines tribus arabes, dont des Íamdânides, afin d’être encore plus puissant face à ce péril. En réalité, les Fatimides apparaissent comme de terribles voisins car ils deviennent face aux chrétiens « le Sabre de l'Islam » et en outre, jusqu'à la fin du Xe siècle, ils imposent leur suprématie économique dans toute la région, sans négliger d’alimenter les troubles endémiques qui secouent la population chiite du bas Iraq. Aucune menace majeure venant de l'extérieur ne menace encore Bagdad car elle est fort éloignée du limes musulman.

Pendant toute cette période, la vie politique souffre de l'insubordination de l'armée et de ses chefs qui se servent de la soldatesque pour satisfaire leur ambition 1 Miskawayh, p. 189. 2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 269. 3 TawÎîdî, p. 29 ; D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-1960, p. 516 à 517 et S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque Abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 46 à 49. 4 « Bûyides », E.I² (C. Cahen). A l'est, les Sâmânides et leurs vassaux, Ziyârides et Saffârides du Sijistan, connaissent des désagréments causés par des rebelles du Khorâsân soutenu par les Bûyides. Au nord ouest, ils imposent un protectorat sur les petites dynasties daylamites et combattent les Kurdes en Azerbaïdjan et dans le Djabâl. A l'ouest, ils neutralisent les Íamdânides chiites, arabes et rivaux. Au sud, ils liquident les Barîdides de Basra et subissent du fait des Qarmates une petite guerre permanente en Iraq, Arabie ainsi qu'au BaÎrayn.

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personnelle1. Pourtant, la plus grande transformation qui affecte l’équilibre de l’institution militaire est celle du régime de l’Iqtâ‘2, c'est-à-dire, le droit accordé à certains officiers de prélever l'impôt dans un district fiscal en échange du service rendu. Il en résulte une concentration des terres aux mains de quelques soldats ignorant tout du travail de la terre. Ils ont ainsi des revenus considérables3 et un important pouvoir politique dans les provinces.

Le démembrement de l’Empire et la désintégration de l'ordre régnant s’ajoutent à la décentralisation politique.

2. Les centres concurrents de Bagdad ou les conséquences de la décentralisation

La dislocation de l’Empire est une nouvelle étape et un défi pour Bagdad puisqu’elle n’a plus la primauté culturelle. Elle conserve encore son prestige et tout son éclat4.

Nous observons que ce changement politique majeur permet un éveil des esprits en raison de l’émergence de groupes socioculturels variés en concurrence. En outre, la multiplication de cours princières ne cesse de favoriser les lettrés5. Pourquoi la grande capitale abbasside est devenue un centre culturel menacé par d'autres centres urbains ? Tout d'abord, Bagdad est secouée, en ce Xe siècle, par d'incessants troubles politiques, sociaux et religieux, qui dans l'ensemble portent un sérieux coup à la prospérité de la ville et à son rang dans le monde islamique. Le souci de chercher ailleurs, dans les forces neuves du Caire et de Cordoue, explique peut-être, la déchéance de Bagdad6 ou, du moins la perte de sa splendeur. Celle-ci devient une référence rappelant le passé flamboyant et le symbole de la grandeur

1 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 165 et M. Canard, « Bagdâd au IVe siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 274. 2 « Bûyides », E.I² (C. Cahen) ; S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 45 à 46 et C. Cahen, « l'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977. 3 Certains officiers entretiennent une cour et protègent les lettrés et les artistes. 4 Al-Andalusî est venu d'Occident pour apprendre auprès des maîtres réputés à Bagdad, la Morale et la philosophie, pour ne citer qu'un exemple de l'Imtâ‘. 5 Cf. Introduction de al- Íamaδâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957. 6 « Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267 et A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 338.

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des temps premiers et fondateurs. La survivance d'une société aristocratique et bourgeoise héritière des gloires de l'époque antérieure, l'activité intellectuelle qui continue à s'y exercer par le biais de la Bayt al-Íikma1 et des cercles, n’ont pas plus d'importance que ce que l'on peut trouver dans ces nouvelles capitales provinciales2. En effet, ce développement est bénéfique à la vie de l'esprit et rapproche les exigences intellectuelles des diverses populations, lui conférant une vitalité nouvelle3 et, semble-t-il, les moyens d'un essor indépendant de Bagdad4. C’est le cas des métropoles bûyides5 : Rayy pour n'en citer qu'une, devient selon M. Bergé « une brillante ville du Djabâl6 » et une sérieuse rivale. D'autres villes connaissent leur apogée durant cette même époque : al-BaÒra, al-Kufa, Nišappour et Damas.

3. Quelques notions sur la position de l’islam à l’égard du savoir et du savant

Le système de pensée médiévale diffère du notre à tout point de vue. Comme le souligne M. Arkoun, « il en résulte que l'attitude de l'intelligence contemporaine renforcée par les récents progrès de la civilisation industrialisée est diamétralement opposée à celle de l'intelligence médiévale devant la connaissance. L'univers intellectuel de l'homme médiéval est dominé par la manifestation à tous les niveaux de l'existence d'un Dieu vivant7 ». Par conséquent, le savoir et la religion sont intimement liés. Dieu se manifeste partout et dans toutes les consciences : la structure mentale se définit par rapport aux enseignements de l'islam et de ses docteurs. Le Donné révélé sert à toute la société8 de source et de critère absolu, du vrai et du faux, du bien et du rare. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, tout comme les autres disciplines profanes (médecine, morale, éthique...), reste encore 1 M.-G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992. 2 M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267. 3 « Bûyides », E.I² , (C. Cahen). 4 Nous pouvons prendre, pour exemple le développement des bibliothèques, depuis al-Ma’mûn, dans les autres villes d'Iraq ainsi que dans l'Egypte fatimide. Cf. Y. Eche, Les Bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967 et C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 98. 5 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 158. 6 TawÎîdî, p. 137 et Cf. Miskawayh, p. 65. 7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 13 et 14. Pour plus de détails, Cf. F. Schuon, Comprendre l'Islam, Paris, Le seuil, 1976, p. 11 à 101 et R. Delort, La vie au Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1982, p. 61 à 124 et J. le Goff, Les intellectuels au Moyen Age, Paris, Le seuil, 1985. 8 Miskawayh, p. 176 et Cf. Al-Imtâ‘ où l'on retrouve souvent des questions concernant à la religion et Dieu, des citations des Prophètes et des Íadi×s…

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tributaire de la religion1. L'islam est, en outre, un moyen privilégié de diffusion du savoir et de la science. La connaissance joue un rôle essentiel dans le développement de la culture musulmane2.

Cette question du savoir et de la connaissance est abordée de différents points de vue, par de nombreux préceptes, qui ont leur origine dans les Íadi×s et dans la tradition de l’Imam ‘Alî3 :

Honorabilité scientifique. Obligation d'apprendre pour l'homme et pour la femme. Appréciation et respect du savant et du maître. Rapport permanent au savoir. Connaissance et innovation. Connaissance dans l'espace. Diffusion du savoir est un devoir.

Le Coran sert de référence fondamentale à la production littéraire des arabo-musulmans4. Les versets coraniques relatifs à la connaissance, à la réflexion, à l'observation et à l'éducation abondent véritablement : « On en a dénombré près de 750 alors qu'à peine 250 traitent de Droit et de l'organisation sociale5 ». Les savants arabes, dans toutes les sciences, se sont progressivement affranchis de leurs maîtres grecs dans les domaines de l'observation, de l'expérimentation, de la mesure et des procédés pratiques de calcul.

Le cas de la philosophie doit être étudié en particulier car au Xe siècle elle a atteint un haut niveau de développement6. A-t-elle, alors, comblé un espace intellectuel resté vide malgré la sunna et le Coran ? Est-ce le résultat logique du mouvement de collecte des traditions et de l'élaboration des différentes Ecoles juridiques ? Quelle est sa place ? En réalité les philosophes de l'Islam restent effectivement des musulmans en rapport avec des théologiens, des courants mystiques et, qui ne veulent guère se séparer de l'enseignement du Coran7. Rendre la falsafa marginale serait sûrement une erreur puisqu'elle ne se sépare pas de l'ensemble du mouvement culturel et spirituel. Nous pouvons citer ici, A. Amin, qui pense que « les falâsifa furent d'abord, hommes de religion ensuite ils s'occupèrent de la religion que 1 Miskawayh, p. 367. 2 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 7 et 15. 3 E. Naraghi, idem, p. 14. 4 E. Naraghi, idem, p. 13 et 14 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée Islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p.16. 5 E. Naraghi, op. cit., p. 14. 6 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikma of Abû Sulaimân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XI. 7 « Falâsifa », E.I² ( R. Arnaldez).

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là où leur spéculation philosophique était en désaccord avec elle et, pour chercher à les harmoniser1 ». Toutefois, certains philosophes ont une attitude audacieuse à l'égard de la religion puisqu'ils veulent justifier, voire dépasser, la Loi religieuse par la raison. Mais même ceux qui osent adopter cette conduite extrême, continuent à se mouvoir dans une métaphysique d'essence religieuse2.

B. Joute verbale dans les cercles et réactions violentes dans les rues...

Deux sociétés distinctes cohabitent à Bagdad, celle des grands et des lettrés incarnant l'élite urbaine et, celle de la masse, majoritaire et exclue. Echanges d’idées et mondanités caractérisent les premiers alors que la violence3 est le lot quotidien des petites gens. Nous envisageons sans peine qu'il y a une incompréhension entre ces deux groupes.

1. Joute verbale et confrontation dans les cercles

a. confrontation d'idées

Au Xe siècle, après la réaction sunnite déclenchée sous al-Mutawakkil, les conditions économiques, sociales, politiques et culturelles libèrent et excitent de nouveau les esprits vivaces. Le fait qui domine la vie de l’esprit est la promotion de la falsafa, celle d'une élite iranienne présente en nombre dans l'entourage des Bûyides. Le retour en force de la liberté de pensée est accompagnée par celui du chiisme et du mu‘tazilisme4. N'oublions pas que le calife al-Mutawakkil avait interdit la lecture des ouvrages philosophiques et de logique, la vente de livres de kalâm et les réunions publiques des anthologues5. De surcroît, ce siècle annonce les prémisses d'un grand débat doctrinal qui traduit les divisions socio-politiques de la population. Celle-ci est la principale conséquence de la décentralisation et de la confluence de vieux courants culturels vivaces et concurrents6, telles que les traditions sassanides.

1 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99. 2 Miskawayh, p. 183 et 362. 3 Nous entendons par-là, violence physique, dureté de la vie, problèmes économiques... Cf. « Baghdâd », E.I² (A. A. Dûrî) ; « ‘Ayyâr », E.I² (Fr. Taeschner). 4 « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret). 5 Miskawayh, p. 184, 185, 358 et 359. 6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, Chap. III (coll. Que Sais-Je ? n°915).

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Donc, tout engagement religieux dans cette diversification d'écoles et de sectes1 a automatiquement des répercussions vis-à-vis du pouvoir, sans parler de l'épanouissement des lettrés et des hommes de savoir2. Par exemple, les Îanbalites deviennent une force avec qui les dirigeants doivent compter même s'ils refusent la controverse par principe3. Il est donc difficile de discuter avec ces derniers. En revanche, les ismaéliens modérés, ikhwân al-Òafâ', gardent un souci constant pour les valeurs spirituelles avec pour principal objectif d'enseigner et de discuter avec autrui. Ils insistent sur le rôle de la famille, des amis, des professeurs et du milieu social en général pour expliquer les rouages de la formation4. Il existe, enfin, quelques tensions entre mu‘tazilites et opposants5. En somme, la discussion à l'intérieur de la communauté musulmane existe même si certaines forces politiques ou religieuses ne veulent jamais y participer.

Le Dâr al-Islam n’est pas sur la défensive, ainsi que le montre A. Miquel : « L'islam n'est pas encore, pour l'essentiel, en affrontement ouvert avec les communautés des autres confessions mais vit, au contraire, avec elles, en une sorte de symbiose (…). C'est que les différences de sectes ou d'écoles ne compromettent pas le sentiment unitaire de l'Islam dès qu'il se pense globalement par rapport à autrui ; l'identité de la foi en est sans doute pour beaucoup, mais tout autant peut être, les cadres, les moyens et les goûts de la culture profane qui créent, au-delà des divergences doctrinales, une communauté intellectuelle aussi solide, au total, que la communauté religieuse, Umma, dont elle est comme la forme séculière6 ».

Les « Gens du Livre » ont en effet collaboré de près à l'essor des sciences et de la philosophie7, dès les temps fondateurs. En l'occurrence, une bonne part de l'activité des chrétiens concerne la traduction et la médecine8, domaines où ils sont passés maîtres, servant ainsi de modèles aux néophytes musulmans. Il est évident qu'à ses origines l’islam ne peut que s'adapter et accepter les us et coutumes, les écrits

1 Cf. H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977. 2 Exemple de TawÎîdî : Cf. TawÎîdî, p. 30 et 31. 3 D. Sourdel, Le vizirat Abbasside de 749 à 936, T.2, Damas, Institut Français de Damas, 1959-60, p. 522. 4 « Ismâ'îliyya », E.I² (W. Madelung) ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 206 et 207. 5 C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 28. 6 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 341. 7 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 15. 8 M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 383.

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profanes et les traditions grecques, indiennes, persanes et chrétiennes. Celles-ci se sont propagées dans des lieux où naguère ont vu le jour d'illustres civilisations1.

Les hommes de pouvoir et de savoir, au Xe siècle, considèrent cela comme une richesse et acceptent aisément le débat : le choc des cultures les amène à se poser des questions. Et, comme l'indique M. Bergé, « ils constituaient un exemple d'esprit œcuménique, pris dans son sens le plus large2 », œcuménique ne voulant pas dire syncrétique. Ne nous leurrons point sur la perfection de ces relations où les différences ne manquent pas de surgir lors des rencontres3, sans parler des jugements sévères4 que ces lettrés portent parfois les uns sur les autres.

Nous avons gardé le cas du zoroastrisme pour finir, car l'attitude des musulmans nous a paraît assez difficile à cerner en ce qui le concerne. Ils ne sont pas des « Gens du Livre » mais ne sont, par ailleurs, jamais considérés et traités par les conquérants arabes comme des idolâtres. Pourtant, au Xe siècle, la libre pensée5 n’est pas la falsafa, dont les disciples musulmans ne se réclament que de la philosophie grecque. C’est bien la zandaqa qui s'inspire volontiers des mazdéens ou des manichéens, c'est-à-dire d'une autre religion.

Cette recherche de la vérité devient la règle du jeu intellectuel, comme du jeu politique, pour tout un groupe social qui discute, participe aux débats et s'affronte dans des joutes verbales6. La compétition est engagée entre théologiens, jurisconsultes, grammairiens et philosophes7 qui utilisent les mêmes mots avec pour chacun des sens différents, voire divergents, d'où le besoin de constituer un lexique et pratiquer la définition8. D'aucuns pensent, à cette époque, détenir la vérité, ou plutôt les conditions d'accès à celle-ci. Aussi faut-il pour cela s'exposer en public, avec tous les risques que cela comporte, afin de faire progresser ses vues9. Or, une philosophie assez souple permet de ne refuser catégoriquement aucune opinion, 1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977 ; TawÎîdî, p. XV. 2 TawÎîdî, p. 64. 3 Cf. Le débat entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî ou celui d'Abû Sulaymân et Ibn Zur‘a que nous retrouvons dans le Kitâb Al-Imtâ‘. 4 Cf. La position d'Abû Sulaymân, de Fârâbî et de Tawhîdî concernant les mutakkalimûn ou bien le jugement sévère d'Abû Sulaymân sur les ikhwân ou encore la critique très dure de TawÎîdî à l'égard des chiites. 5 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 99. 6 Miskawayh, p. 198. 7 Miskawayh, p. 198 et G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962 et M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 15. 8 Tout au long de l'Imtâ‘ les membres du cercle définissent des mots en se rapportant aux définitions des bédouins. 9 Miskawayh, p. 161.

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même celles qui touchent le domaine de la religion. La conséquence est que la culture peut s'épanouir et enrichir son patrimoine1 sans que, toutefois, des éléments exogènes ne viennent tout remettre en question.

b. Tolérance ?

Les Bûyides, dont le centre d'intérêt est principalement la politique et l'exercice du pouvoir, tentent de dépasser les conflits entre les sectes, les écoles, les diverses croyances et toutes les traditions, en instaurant une parenthèse de tolérance. Nous assistons à un échange poussé dans tous les domaines du savoir, avec pour corollaire une diversification et une multiplication des connaissances.

Au Xe siècle, le chiisme prend le relais du mu‘tazilisme et dépasse ce dernier au moins sur un plan, celui de la politique2. Il cristallise de plus en plus nettement les espoirs, en faveur d'un islam composite respectant les autres - au sens large du terme - et d'un parti alide à la recherche d'un succès temporel3. Parallèlement, le Îanbalisme devient à Bagdad une grande force sociale capable d'empêcher toute innovation jugée audacieuse, touchant les préceptes de la sunna. Les milieux cultivés sont réduits à chercher un moyen de sauver, vaille que vaille, derrière al-Aš‘arî, certaines méthodes mu‘tazilites4. Par conséquent, parler de tolérance quand il s'agit d'évoquer cette période dans sa totalité nous paraît très difficile à concevoir5, en particulier lorsque nous découvrons les quelques événements sanglants qui ont lieu dans le quartier d’al-Karkh. Or, certains rivalisent sans utiliser la force et la menace afin d'assurer la prééminence de leur Ecole6. Rivalité qui constitue, certes, une véritable émulation mais qui ne correspond nullement pas à une généralité7.

Au sujet des conversions et de l'expansion du message coranique, nous citerons C. Cahen, qui considère que « certaines populations ont adopté l'islam, elles ont fait aussi de cet islam leur islam, et c'est la synthèse réalisée qui s'est avérée la plus

1 TawÎîdî, p. XVII ; J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 258. 2 Après la réaction violente du calife al-Mutawakkil, le mu‘tazilisme n’a plus aucune influence politique. Cf. « Mu‘tazila », E.I² (D. Gimaret). 3 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 341. 4 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204. 5 La lutte est parfois très virulente car aucune partie ne s’est réellement imposée. On utilise parfois des termes extrêmement durs pour décrire son rival : « impies, pêcheurs ». Cf. Al-Imtâ‘, p. 470. 6 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 23. 7 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 79.

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cohérente de celles qu'elles avaient jusqu'alors expérimentées1 ». N’est-ce point le cas durant ces décennies ?

Nous savons, grâce aux conclusions de C. Cahen, qu'il y a peu de conversions jusqu'au début de ce siècle. Elles connaissent par la suite une hausse tendancielle2. N’est-ce là pas un changement décisif dans le rapport de force entre musulmans et non-musulmans ? Voyons maintenant ce qu'il en est des ahl al-Kitâb. La conquête arabe, tout d'abord, n’a pas - ou presque - détruit les structures sociales des chrétiens et des juifs3, offrant ainsi à ces derniers la possibilité de se mouvoir dans leur culture originelle - mais originale pour les musulmans venus d'Arabie !

Les lieux de diffusion du savoir, en l'occurrence les cercles philosophiques, sont essentiellement composés de musulmans, de juifs et de chrétiens (jacobites et nestoriens) et on y trouve parfois même des sabéens ou des manichéens. Néanmoins, les chrétiens sont plus nombreux que les juifs dans ce milieu4. L. Gardet explique ainsi « qu’aucune discrimination d'ethnies, ni même d'appartenance religieuse n'intervenait. En ces IXe/Xe siècles abbassides, chiites et sunnites s'opposèrent sans doute aux heures troubles, mais non point dans le monde des lettrés. Des juifs, des chrétiens, des sabéens, des mazdéens, fréquentaient les cercles les plus côtés (...). Cette attitude d'esprit ne se présente point alors comme la réaction contre l'islam mais bien plutôt comme l'une de ses exigences5... ».

Peut-on alors parler de tolérance dans la coexistence, plus ou moins paisible entre ces différentes confessions détenant chacune sa vérité ? La plupart du temps, elle est plus officielle et tactique que vécue et désintéressée, sans cesse remise en question et par des événements imprévus, remettant en cause l'équilibre existant, et les légitimes ambitions de chacun6. Selon TawÎîdî, « c'était une époque où la situation politique était calme et laissait le loisir de réfléchir sur des problèmes de morale7 » : cela explique, en partie, l'attitude des premiers Bûyides à Bagdad. Les entretiens sur les Mérites respectifs des Nations sont régulièrement discutés dans les différents cercles. En effet, on s'intéresse alors à autrui et, précisément, à ses qualités intrinsèques, favorisant ainsi un comportement tolérant chez une certaine 1 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 174. 2 C. Cahen, « Le problème préjudiciel de l'adaptation entre les autochtones et l'Islam », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 181. 3 G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 389 ; M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 136. 4 Abû Sulaymân, p. X ; TawÎîdî, p. 6 et 60. 5 L. Gardet, Les hommes de l'Islam, Paris, Hachette, p. 134 à 136. 6 La politique extérieure et intérieure des Bûyides est un exemple flagrant de cette capacité d'adaptation. Cf. « Bûyides », E.I² (C. Cahen ) ; TawÎîdî, p 31 et Miskawayh, p. 361. 7 Al-Imtâ‘, p. 428.

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élite de l'esprit, encouragé de façon pratique par le pouvoir1, notamment le vizir de ÑamÒam al-Dawla selon qui « c'est un problème très discuté où les opinions divergent beaucoup2 ».

Son rôle économique, politique et culturel ainsi que sa situation géographique font inévitablement de Bagdad un carrefour obligé entre l'ouest et l'est, le sud et le nord - d'où cette présence massive de personnes venant des quatre coins de l’Empire.

2. Fracture entre le peuple et l'élite

Le Xe siècle connaît un relâchement de l'autorité politique aussi bien à Bagdad que dans les autres villes de province. En effet, le pouvoir de celle-ci s’amenuise jusque dans les plus petites bourgades. Ainsi, le désordre peut, s'il le souhaite, pénétrer par la grande porte. De plus, cette période voit les califes, déchus de leur pouvoir temporel, s’éloigner du peuple et, loin des regards indiscrets, s'adonner à la « luxure et aux intrigues de la cour3 ». Les gens du peuple ne supportent plus les excès du pouvoir. Beaucoup d'entre eux rejoignent les rangs des Îanbalites ou des chiites actifs dans plusieurs villes du domaine abbasside ou bien deviennent la clientèle de la bourgeoisie locale dont les richesses accroissent4. Toutefois, ils ne se désintéressent pas de ce qui se trame chez les dirigeants et les marchands influents. Bien au contraire, les faits et gestes de ces hommes engendrent de nombreuses discussions, des rumeurs... Le peuple veut savoir5. Cette distance entre la base et le sommet n’induit donc pas un manque d'intérêt, loin de là, puisque la méfiance régit les liens entre les gouvernés et les gouvernants.

3. La réaction, parfois violente, du Îanbalisme dans les rues de Bagdad

Il s’agit d’une Ecole juridique qui interprète les textes coraniques à la lettre et, par conséquent, exclue le raisonnement analogique tout comme l'opinion personnelle. Son fondateur, AÎmad b. Íanbal (780-855), est un traditionaliste, jurisconsulte et

1 TawÎîdî, p. 59 et 277 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 176 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, IX, 1962, p. 382. 2 M. Bergé, op. cit., p.165. 3 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 103. 4 Miskawayh, p. 164. 5 Al-Imtâ‘, p. 390.

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théologien opposé à la doctrine mu‘tazilite. Il écrit un recueil de tradition1, source privilégiée de ses adeptes. La religion est omniprésente dans la vie de tous les jours : auprès du peuple, les prédicateurs entretiennent toutes sortes de croyances et prononcent des sermons2 tandis que les lettrés, à travers leurs spéculations, demeurent, eux aussi, toujours en contact avec la littérature religieuse. Dans les grandes métropoles comme dans les campagnes, les nombreuses masses populaires non-intégrées représentent un élément d'instabilité endémique pour le pouvoir3. Les Îanbalites, formant une opposition minoritaire très active, recrutent leurs partisans, essentiellement dans le petit peuple urbain4.

Le Xe siècle est traversé par une période d'affrontement ouvert entre propagandistes sunnites et chiites. En effet, les rivalités entre un islam minoritaire devenant officiel et un islam majoritaire soutenu par les masses mais exclu, les rivalités deviennent plus âpres et prennent d'avantage d'importance lors de l'arrivée des Bûyides à la tête de l’Empire5. Ces derniers favorisent les chiites d’al-Karkh en échange d'un statut de préséance. Nous constatons toutefois qu'ils encouragent plutôt un chiisme modéré et tolérant6. Cette prépondérance du politique ne parvient à aucun moment à freiner le développement du sunnisme et, surtout, ne peut mettre fin aux réactions violentes des partisans les plus tenaces de « l'orthodoxie7 ». Il serait sans doute imprudent, selon C. Cahen, de trouver entre ces deux communautés de profondes différences économiques et sociales8. Ce sont les mêmes groupes sociaux qui s'affrontent à Bâb al-BaÒra, par exemple.

1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-Xème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 101 à 109. 2 TawÎîdî, p. 31. 3 Miskawayh, p. 164. 4 TawÎîdî, p. 26 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 362 ; C. Cahen, « la changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 204. 5 Miskawayh, p. 97 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 355 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 275. 6 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème- Xème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 106 à 112. 7 M. Bergé, « Les Ecrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de chronologie », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 56 ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 163 et 174. 8 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 202.

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Les autres écoles sunnites1, la falsafa, toutes les sciences spéculatives y compris le kalâm, la gnose ismaélienne et les mu‘tazilites ont pour farouche adversaire les partisans d'Ibn Íanbal2. Ils répondent à ceux qu'ils considèrent comme éloignés de la Vérité par des professions de Foi rigides, exclusives, formalistes et conservatrices3. Le dialogue est impossible. Evitons, néanmoins, d’opposer systématiquement le sunnisme au chiisme car, à cette époque, chacun pense détenir la Vérité. Surtout, n'oublions pas que le sunnisme n’est pas encore la doctrine officielle : il se cherche et cherche un allié puissant, outre le peuple.

4. Quelle est l'attitude des hommes de savoir par rapport au peuple ?

Le comportement excessif de certains militants, qu'ils soient sunnites ou bien alides, les heurts et les désordres sociaux accentuent la distance - déjà très grande - entre l'élite et le peuple. « A la rationalité et aux certitudes logiques de l'une s'opposaient radicalement l'émotivité et les certitudes dogmatiques de l'autre4 ». Cette élite, qui représente 50 000 âmes5, est assez nombreuse pour vivre à part et ne pas se mêler à la population - elle n'aide jamais les ‘ayyârûn6. Quant aux hommes de science et aux milieux cultivés, ils leurs réservent les noms les plus méprisants7 et ne veulent à aucun moment les intégrer dans leur monde. Ils n’ont nulle intention de les instruire8 puisqu'ils les dénigrent et respectent à leur égard une certaine étiquette pour bien marquer leur différence9.

1 M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 28. 2 Miskawayh, p. 178 et 362 ; M. Arkoun, Ibid., p 27 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 120 ; M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, Chap. II (coll. Que Sais-je ? n°915). 3 Miskawayh, p. 361. 4 Miskawayh, p. 151. 5 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 17. 6 S. Sabari, idem, p. 99. 7 Miskawayh, p. 96 et 164. 8 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia islamique, XIV, 1961, p. 96. 9 Al-Imtâ‘, p. 375 à 377 ; Miskawayh, p. 63.

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C. Les Bûyides et le Mécénat

Nous nous sommes demandés en quoi et pourquoi les Bûyides bénéficient d'un quelconque avantage à favoriser les arts et les lettres sans attendre - officiellement - en contrepartie la légitimation de la part du milieu intellectuel ?

1. Mécénat bûyide : Qui sont-ils ?

a. Mécénat et culture d'Elite

« La culture arabe médiévale est une culture d'élite donc de classe1 ». En effet, deux catégories distinctes cohabitent dans la cité : l’une, dirigeante formée par la cour et les protégés dont le pouvoir est illimité, s'accapare richesse et gloire ; l’autre, regroupant les érudits, les savants, les intellectuels et tous ceux, ayant pour trait commun la misère et la pauvreté, qui tentent de vivre au jour le jour dans de bonnes conditions2. Nous constatons, cependant, qu'auprès des grands vivent de riches marchands que nous ne pouvons guère associer au bas peuple. Leur fortune les met à l'abri des divers soucis de l'existence et ils n’ont pas besoin de se rapprocher du pouvoir pour en tirer certains avantages. Le trait commun qui relie ces hommes est la culture3 car l'accès aux lieux de savoir n’est permis qu'aux notables. Seule l’élite peut s'instruire.

En somme, une infime partie de la population, « les gens nobles4 », par le biais du mécénat accède aux sciences, aux arts et aux livres parce qu'elle possède les moyens5 nécessaires (locaux, revenus et instruction).

b. Quelques mécènes musulmans

La dispersion du pouvoir et l'élévation des provinces au rang de principautés plus ou moins indépendantes transforment radicalement les conditions du milieu social et culturel. Le mécénat, devenant un usage, se disperse lui aussi avec ces nouvelles

1 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 33. 2 Essayiste arabe, p. 29. 3 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A , XVI, 1958-60, p. 29 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu de XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346. 4 Al-Imtâ‘, p. 11. 5 Miskawayh, p. 163.

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cours1. Le cercle du souverain reste l'instance suprême dont le verdict est, le plus souvent, définitif2.

Le premier éveil intellectuel survient dans le cercle du vizir Ibn al-Furât3 autour de 937. Nous trouvons dans l’Imtâ‘ un témoignage de TawÎîdî sur la teneur des propos échangés lors de ces réunions. Un autre mécène, Sayf al-Dawla, instaure à Alep une somptueuse cour et se montre généreux, comme en témoigne la protection qu'il accorde à Fârâbî et aux deux poètes Abû Firâs et al-Mutanabbi. Il est question de lui dans l'une des séances de ÍamaÃâni, celle des princes ou des mécènes4.

De simples marchands ainsi que des fonctionnaires peuvent organiser, à l'occasion, des réunions5. En outre, la prédominance de la classe moyenne, prospère grâce à la liberté économique, permet à certains de ses éléments versés dans la science grecque d'animer et de soutenir la vie de l'esprit. C’est aussi un public réceptif et stimulant, accueillant volontiers les œuvres nouvelles6.

c. Les Bûyides, de grands mécènes ?

Les dignitaires bûyides reçoivent la formation de l'aristocratie cultivée d’Iran, d'où ce besoin qu’ils ont de se tenir au courant, d'apprendre et de découvrir de nouvelles choses. Les savants trouvent bon accueil auprès de ces hommes et, en premier lieu, ceux dont la science a une utilité pratique et concrète. Quant aux falâsifa qui ne sont pas patronnés, ils peuvent néanmoins discuter et enseigner sans le moindre problème. Souvent, ils aident les représentants les plus marquants de la falsafa car ils y trouvent un certain intérêt7.

Le plus illustre des mécènes bûyides est, sans aucun doute, ‘AÃud al-Dawla. Il a été éduqué par le vizir de son père, Abû-l-FaÃl b. al-‘Amid. En 977, le grand vainqueur de Takrit devient le maître de Bagdad et s'attache à y restaurer les beaux jours de l'ère abbasside. Ce protecteur libéral et exigeant s'entoure de savants ainsi que de fins lettrés qu’il protège. Il construit également des mosquées, des écoles et des hôpitaux. La politique et la philosophie l'intéressent au plus au point8 si l'on se

1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T.1, Paris, Mouton, 1973, p. 335. 2 E. Bencheikh, « Le cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 34. 3 TawÎîdî, p. 55 et 60. 4 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, librairie C. Klincksieck, 1957, p. 114 à 116. 5 Par exemple, un ra'is dans une ville avait son propre cercle. Cf. TawÎîdî, p. 98. 6 Miskawayh, p. 163. 7 « Bûyides », E.I² (Cahen) ; H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 186. 8 « ‘AÃud al-Dawla », E.I² (H. Bowen).

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rapporte aux dires de TawÎîdî et d'Abû Sulaymân dans l’Imtâ‘. Tous ceux qu'il comble d'honneurs et de bienfaits se rencontrent au palais, où seuls les intimes, les médecins et les philosophes, ont un lieu réservé prés de la salle d'audience, dans la même pièce que le Chambellan1.

Un autre grand émir, ‘Izz al-Dawla, a été un mécène attentif puisqu'il organise l'un des cercles les plus éminents de Bagdad2, où qualité d'expression et savoir ne font qu'un. Mais la protection des gens de lettres n’est, somme toute, que l’œuvre d'un groupe très actif de vizirs persans admirablement cultivés et informés3.

Tout d'abord, le cercle d'al-MuÎallabî marque intensément la vie intellectuelle de la première moitié du Xe siècle. Cet homme comble de ses dons les membres de son cénacle, ressuscite des disciplines tombées dans l'oubli après la réaction hostile de « l’orthodoxie ». Une vie luxuriante, faite de légèreté et de débauche, triomphe dans sa cour4. De célèbres figures, que nous retrouvons plus tard chez ‘AÃud al-Dawla et YaÎyâ b. ‘Adî, fréquentent déjà ce cercle. N’est-ce pas là un signe de regroupement volontaire et réservé aux initiés ? Ibn ‘Abbad as-ÑâÎib appartient, lui aussi, à cette famille de vizirs avisés qui attire bien des poètes et autres beaux esprits venant essentiellement de la Perse septentrionale. Il offre des avantages matériels en échange des faveurs de ses protégés5. Enfin, deux témoignages de TawÎîdî 6 nous présente Ibn al-‘Amid comme un bienfaiteur dynamique à la recherche de la meilleure compagnie : « Une fois arrivé à Bagdad, il s'y dépensa, réunit beaucoup de monde, organisa des cercles variés, un jour les jurisconsultes [...] un autre jour les philosophes. Il distribua des sommes considérables. Il chercha [à rencontrer] Sîrâfî, al-Rummânî, et d'autres, et leur proposa de partir avec lui à Rayy, en leur faisant des promesses, en leur accordant des dons et en leur montrant son admiration pour eux. Il tint le même langage à Ibn Ka‘b, Abû Sulaymân... et à d'autres ». Un jour Ibn ‘Abbad interroge TawÎîdî sur sa fréquentation d’al-‘Amid et se voit rétorquer : « Oui, répondis-je, je l'ai vu, j'ai été présenté à son cercle, j'ai été témoin de ce qui lui est arrivé. Voici telles et telles dépenses qu'il a fait pour attirer les hommes de lettres... ».

Comme nous venons de le voir, ces hommes qui possèdent la richesse et le pouvoir sont amenés à intervenir dans le monde des savants. Reste à en définir les raisons.

1 Miskawayh, p. 78. 2 TawÎîdî, p. 63 et 96. 3 Essayiste arabe, p. 18. 4 TawÎîdî, p. 64, 65 ; 67 ; Miskawayh, p. 62. 5 Al- ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, Introduction. 6 TawÎîdî, p. 139 et 141.

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2. Pourquoi deviennent-ils les protecteurs des arts et des sciences ?

a. Le prestige

Le mécénat devient une mode à laquelle il faut se soumettre, sous peine de déchoir. En effet, les chefs de ces Etats autonomes, dans l'espoir de perpétuer les traditions de la Bagdad des VIIIe et IXe siècles, ou plutôt dans l'intention de ressembler aux califes abbassides, rivalisent pour attirer à leur cour littérateurs et savants de renom1. Le haut degré de compétence de l'un de ces derniers a une incidence sur l'image du souverain parmi les siens.

Les Bûyides et leurs ministres, par amour du prestige ainsi que de toutes les apparences de grandeur et de munificence qui incitent le peuple à la soumission et à l'obéissance aux maîtres, constituent des cénacles dans ce but. Par souci politique, ils récompensent largement ceux qui les élèvent au-dessus de leurs sujets ; ils n’ont jamais assez de faveurs envers les écrivains de leur entourage ni envers les poètes, leurs panégyristes. Le domaine intellectuel est considéré, outre le prestige qu’il confère, comme un facteur de puissance2. Il n’y a donc aucune discrimination raciale ou religieuse dans le recrutement au sein des cénacles car la diversité des opinions permet d'obtenir, finalement, les éléments nécessaires pour apprendre et, parfois même, pour prendre des décisions capitales.

b. Les conseils politiques

L'Ethique et la politique3 tendent à éclipser les autres sciences spéculatives. D'autant plus que la dynastie bûyide, en particulier dans sa période d'ascension, assure un support socio-politique à ceux qui pratiquent ces deux disciplines. TawÎîdî et Abû Sulaymân, en l'occurrence, proposent dans une Epître leur vision sur l'art et la manière de gouverner. La notion de royauté enseignée par les textes grecs devient avec l'émirat une réalité institutionnelle qui consacre le mérite du chef de la cité sur le principe de légitimité califale4. Les sciences morales et politiques doivent, par conséquent, déboucher sur l'art de gouverner. Or, le cercle permet à celui qui l'organise de bénéficier des conseils avisés des spécialistes en la question mais aussi de choisir des hommes de bon conseil5. Selon M. Arkoun, l'apparition de gouverneurs-philosophes favorise l'essor de ces enseignements : Ibn al-‘Amid et

1 Essayiste arabe, p. 17 et 18. 2 Essayiste arabe, p. 29 et 30 ; TawÎîdî, p. 58 et 59. 3 Cf. L’œuvre d'al-Fârâbî et toutes les Epîtres composées par ses successeurs durant le Xe siècle. 4 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 173. 5 TawÎîdî, p. 62 et 133 ; Miskawayh, p. 69.

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‘AÃud al-Dawla sont deux figures éminentes dirigeant les affaires publiques et possédant une vaste culture philosophique1.

Gouverner suppose ainsi de savoir choisir ses hommes… Pour TawÎîdî, « choisir les hommes était avant tout un art. Rares furent ceux qui le possédaient, car cet art était autre chose que celui d'écrire2 ». En effet, toute prise de décision ne peut guère risquer de léser certaines populations récalcitrantes. Pouvoir et savoir, en somme, s’allient pour diriger la communauté, l'un grâce à l'autorité qu'il exerce, l'autre en sachant comment l'utiliser convenablement. Ces émirs duodécimains ont un plus grand souci d'efficacité que de prosélytisme confessionnel. Aussi sont-il peu enclins à raviver la flamme, fraîchement éteinte, entre alides et sunnites.

c. La religion

« La religion et le pouvoir sont deux frères : la religion est la base, le pouvoir est le gardien. Ce qui n'a pas de base est [voué] à la destruction et ce qui n'est pas gardé est [destiné] à la perdition3 ». Cet adage est la conception de l'émir ‘AÃud al-Dawla sur les liens entre le sacral et le temporel.

Les Bûyides sont explicitement alides. Ils protègent et encouragent, de ce fait, des théologiens duodécimains qui tels MuÎammad b. ‘Alî b. Bâbawayh (m. 991), bénéficient de leur appui et de leur largesse. La littérature doctrinale des imamites connaît une étonnante vitalité puisque la plupart de ses œuvres maîtresses voient le jour au Xe siècle4, du moins celles qui font autorité. Une clientèle chiite s'exprime et assiste, dans les cercles, aux diverses discussions : la taqîya, qui est une manière de se protéger en évitant de se découvrir, n’est plus à l'ordre du jour. Ce soutien accordé vise-t-il plus à satisfaire cette clientèle politique très influente - les riches et les hommes cultivés d'appartenance duodécimaine sont en majorité d'origine iranienne - qu'à défendre une profession de foi tenue pour seule vraie ?

Pour organiser ces réunions nocturnes et entretenir tant de lettrés, il faut détenir des sommes considérables. La richesse est donc l'unique critère pour reconnaître les grands mécènes des petits bienfaiteurs, souvent occasionnels.

1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 174. 2 M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 271. 3 TawÎîdî, p. 128. 4 Miskawayh, p. 175 ; « Bûyides », E.I² (C. Cahen) et H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977, p. 181 et 182.

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3. Quels sont les revenus ?

a. La situation économique

L'avènement des militaires, au Xe siècle, installe en permanence la crise dans les campagnes. Une crise agraire qui affecte, avant tout, les territoires relevant de l'autorité des émirs. L'armée, en outre, met la main sur la totalité des ressources de l'Etat puis distribue à qui de droit des terres en Iqtâ‘1. Les petits propriétaires sont dépossédés de leurs terres pendant cette période. Cette nouvelle donne crée, ainsi, un climat malsain dans les campagnes. Les conséquences sont néfastes en ville puisqu’une crise des prix des céréales et du pain s’installe jusqu'au XIe siècle. Ajoutons à cela une crise monétaire, causée par la baisse de la valeur du dinar ; les sources d'or à l'ouest passent sous contrôle de l’ennemi, les Fatimides2. ‘AÃud al-Dawla ramène, cependant, un semblant de prospérité à Bagdad pour un temps.

b. Les revenus du pouvoir

Afin de donner une idée précise sur les moyens réels du mécénat, nous avons dressé un tableau général des différents revenus existant dans la société bagdadienne :

• Le salaire moyen d'un professeur particulier varie de deux à quinze dinars par mois ; il augmente en fonction de la personne à qui l'enseignement est destiné. Par exemple, donner des cours au fils d'un vizir est rétribué au minimum quinze dinars3. • L’anecdote suivante peut, nous semble-t-il, nous donner un aperçu de ce que peut gagner un médecin : « ‘Isa, le médecin d'al-Qahir (932-934) s'était vu confisquer une somme de 200 000 dinars ». Cela signifie, en somme, que la médecine est très lucrative et permet d'avoir une situation privilégiée dans la société4, d'autant plus que les grands et les riches attirent vers eux ceux qui possèdent ce savoir pratique.

1 C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXe au XIIIe siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 237, 240, 241 et 243 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 338. 2 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 42 et 43. 3 S. Sabari, idem, p. 38 et 39. 4 S. Sabari, idem, p. 38 et 39.

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• Au Xe siècle, les commerçants en tissus, fils d'or et parfums sont très riches, leur fortune se comptant en centaines de milliers de dinars. Ils pratiquent largement le mécénat1. • Certains propriétaires terriens détiennent également de très grosses fortunes, parfois plusieurs millions de dinars2. • Au début du Xe siècle, le salaire mensuel des vizirs est de 5 000 dinars, plus des maisons, des terres et des revenus provenant de l’Iqtâ‘; en 927, ces dernières sont évaluées à 170000 dinars. • Le salaire des gouverneurs varie entre 2 500 et 5 000 dinars. • En 930, un muÎtasib perçoit 200 dinars par mois3.

De plus, nous pouvons dire qu'au Xe siècle la plupart des fonctionnaires appartiennent à de grandes familles aisées, le plus souvent d'origine persane. Ils s’accoutument au luxe en raison des énormes ressources que leur charge leur procure4. Cependant, il arrive qu'un mécène omette de rétribuer un savant alors qu'au même moment il offre à un concurrent une grosse somme en dinars5. Les revenus de la maison califale et de l'armée vont clore ce tableau descriptif. L'ampleur de leurs avoirs permet au calife et à sa famille de jouir d'une très grande richesse se chiffrant en millions de dinars. Les émirs bûyides en possèdent autant6, voire plus, lorsque l’Empire ne fait qu'un. Dans l'armée, il y a une fracture causée par les différences de revenus entre les soldats et les officiers, et ce sans parler de la mésentente entre les Turcs et les Daylamites.

Seuls les chefs s'enrichissent très rapidement et constituent des trésors évalués en millions de dinars. Comment ont-ils pu s'enrichir aussi vite ? Sous les Bûyides, les militaires perçoivent les impôts dans leur totalité sans rendre de comptes mais s’appuient aussi sur la production de leurs domaines7, tant qu'ils sont rentables. Miskawayh pense que ce régime est une catastrophe économique8. En effet, le soldat, qui ne vit pas sur la terre, ne se soucie guère d'elle ; il envoie son intendant toucher les redevances des paysans, avec pour mission de les pressurer au maximum. La terre risque d'être ruinée : mais qu'importe ! Il se retourne vers l'Etat,

1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 37 et 38. 2 S. Sabari, idem, p. 37 et 38. 3 S. Sabari, idem, p. 34 et 36. 4 D. Sourdel, Le vizirat abbasside de 749 à 936, T. 2, Institut Français de Damas, 1959-60, p. 690. 5 Al-Imtâ‘, p. 5 ; Miskawayh, p. 42. 6 S. Sabari, op. cit., p. 33 et 34. 7 A. Miquel, Infra., p. 337 ; C. Cahen, « L'évolution de l'Iqtâ‘ du IXème au XIIIème siècle », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 238 et 239. 8 C. Cahen, idem, p. 242 et 243.

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garant de son revenu, fait établir que son Iqtâ‘ ne lui rapporte plus assez et se la fait compléter ou remplacer. Ainsi, des zones jadis fertiles deviennent de simples friches.

Nous venons de voir qu'une infime partie de la population, les privilégiés qui possèdent les moyens d'entretenir les arts et les lettres, a la capacité et les moyens d'organiser des cénacles et offre des subsides aux détenteurs du savoir. Mais ces derniers ne recherchent-ils simplement pas ces quelques avantages, de même l'accès aux cours somptueuses... et pleines de richesses ?

4. Les lettrés à la quête d'un protecteur

C’est le temps où des vizirs et des administrateurs de premier plan se trouvent être à la fois de fins lettrés, voire des écrivains, et des décideurs. Cela favorise les bonnes relations entre le pouvoir et le savoir1. C’est un moyen, pour certains, d'assurer la continuité de l'héritage persan tout en restant à la tête de l'Etat. Tout en agissant sur le déroulement de l'histoire, ils cultivent leur jardin secret : la science complément du « dawla ».

La situation du Sage dans la société exacerbe l’inquiétude de certains face au problème de la véritable fonction sociale et politique du philosophe et des devoirs qui lui incombent dans ce domaine. Ainsi, se rapprocher de ceux qui dirigent donne au savant l’opportunité d'appliquer sa théorie, c'est-à-dire de renforcer l'ordre social et moral2. Et ce, même si une partie de son intégrité risque d’en être affectée.

Dans la société bûyide, l'art de la politique consiste pour l'essentiel dans le maniement du langage. Dès lors, le cénacle ne peut que conforter cette pratique et devient, par-là même, un lieu fondamental pour la direction de la cité : y pénétrer pour parler signifie agir et critiquer, quand cela s’avère nécessaire, l'application dérisoire des principes fondamentaux énoncés par Fârâbî et ses disciples3. Est-ce le siècle des moralistes ?

L’homme ne vaut que par les services qu’il rend à sa communauté. Il se doit de divulguer la science et d’œuvrer dans la cité pour le bien de tous : l’acte social est particulièrement méritoire4. Les savants chez qui l'idée d’utilité est fréquemment exprimée tâchent de montrer aux dirigeants qu'il leur faut être au fait de telles ou 1 TawÎîdî, p. 132 ; Miskawayh, p. 70 et 171. 2 Miskawayh, p. 36 ; Abû Sulaymân, p. XI ; Al-Imtâ‘, p. 3, 4, 6, et 14 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 180 et 186 ; al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre et l'I.F.A.O. du Caire, 1980. 3 C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 180 ; Miskawayh, p. 174 et 193. 4 Miskawayh, p. 34 ; C. Bouamrane, L. Gardet, op. cit., p. 175, 176 et 186.

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telles sciences, ou de s'en faire informer par des gens compétents afin de bien exercer les prérogatives de leur charge1. Côtoyer les grands, en outre, permet aux savants de consulter leurs précieuses bibliothèques et d'y trouver des livres rares et coûteux2. Mais aussi, et en particulier, servir le pouvoir est un moyen de s'élever au-dessus du peuple que l'on ne porte point dans son cœur.

Le fait d’accéder à un meilleur statut social et de jouir parfois d’une certaine puissance3 en motivent plus d'un. La richesse, le désir de se faire une place en vue près d'un notable, de se sortir de la misère et fuir sa condition, la volonté de faire partie des petites gens, sont les causes exogènes qui poussent de très nombreux hommes cultivés à la quête d'un mécène. Les conséquences sont-elles néfastes sur la production livresque et sur les relations entre savants ?

D. Les conséquences du mécénat : de l'émulation à la jalousie maladive...

Nous venons de constater que les mécènes détiennent les moyens adéquats pour financer la vie de l'esprit et que certains se mettent au service du pouvoir pour diverses raisons. Encore faut-il pénétrer dans ce milieu fermé et hostile pour ensuite s'adapter aux nouvelles conditions d'existence qui en découlent. Les conséquences sur la production littéraire, la manière de se comporter et l'ambiance régnante sont-elle négatives ou bien positives ?

1. Comment faire pour s'introduire auprès d'un grand ?

Nous avons relevé quatre pratiques utilisées dans le but de s'introduire dans le cercle d'une personnalité :

1. Gagner les faveurs d'un mécène par toutes sortes de subterfuges. 2. Posséder un savoir pratique, utile ou attrayant. 3. Avoir ses entrées ou de bonnes connaissances. 4. Etre renommé.

« C'est avec le calame en roseau que j'ai gagné des faveurs que l'on ne gagne pas en s'avançant l'échine courbée ; et j'ai acquis tout ce que j'ai voulu grâce à 1 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 367. 2 TawÎîdî, p. 170 ; Miskawayh, p. 42. 3 TawÎîdî, p. 134 ; Miskawayh, p. 42 ; Al-Imtâ‘, p. 12, 13 et 282 ; M. Arkoun, « L'Humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 85.

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l'effort et à la chance vers lesquels tend le désir de toute âme1 ». Miskawayh apparaît ici comme un personnage intègre pour qui l'accès à la cour ne fut que le résultat logique de son effort. A aucun moment il n’est question de compromis, de flatterie ou de toute autre attitude qui rabaisse l'âme. Pourtant, dans l'une des ses « wasiyya », il avoue que « la recherche intellectuelle est demeurée liée au souci de mériter l'attention des grands2 ». Or, tout savoir lié à un quelconque mérite implique, forcément, que l'on plaise à un moment ou à un autre afin d'obtenir quelque chose que l'on désire. Ne plus être soi quoiqu'il advienne pour en arriver à ses fins : n'est-ce pas là le contraire de la première de ses affirmations ? Cette ambiguïté est révélatrice d'un certain malaise. TawÎîdî nous indique que Miskawayh, comme beaucoup d'autres, réussit à capter quelques faveurs de mécènes3.

L’on attire l'attention, généralement, par sa prestance et son allure, sa patience et son expérience mais aussi grâce à sa complaisance et sa répartie4. D'autres procédés sont utilisés : la ruse, les écrits de commande, les panégyriques, l'hypocrisie, la mauvaise foi, l'envie, l'intrigue. Mais aussi, et très souvent, les lettres d'éloge5 servent de pont entre ces deux mondes.

Des disciplines sont à l'honneur pendant tout ce siècle, comme la médecine et l'alchimie, car elles sont recherchées par les puissants. La plupart des princes au Moyen Âge ont, en effet, très fréquemment à leur côté au moins un médecin ou un alchimiste ; ils encouragent leurs recherches en les récompensant largement6. Les mathématiques, la grammaire, la politique et l'Ethique connaissent sous l'émirat un réel regain d'intérêt.

Quelques personnalités, proches du pouvoir, agissent auprès des dirigeants7 afin d'aider leurs contemporains désireux d'intégrer un cercle. L'impulsion ne vient pas seulement des savants, les institutions jouent aussi un rôle essentiel8. Il arrive que des mécènes éclairés attirent par leur aura et l'étendue de leur savoir des hommes de sciences et des philosophes. Le contraire est aussi une réalité : la renommée d'un penseur incite, de temps à autre, un vizir à lui demander ses faveurs sans que ce dernier n'ait besoin de le solliciter9. Certains refusent, comme al-Balkhî, une invitation

1 Miskawayh, p. 38. 2 Miskawayh, p. 38. 3 Miskawayh, p. 43. 4 Miskawayh, p. 79. 5 Miskawayh, p. 45 ; TawÎîdî, p. 147. 6 Miskawayh, p. 78. 7 TawÎîdî, p. 191 ; Al-Imtâ‘, p. 5. 8 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 18. 9 TawÎîdî, p. XVI et 147 ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer).

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à rejoindre une cour1. Enfin, un homme riche ou un haut fonctionnaire peut engager les services d'un lettré pour l'éducation de ses fils, la gestion de la bibliothèque personnelle, en tant que conseiller ou écrivain personnel2.

2. Les conséquences du mécénat

Tout privilège est précaire dans la société médiévale, il est chaque jour menacé par le bon vouloir du prince. Dans le contexte social de l'époque, les chances d'épanouissement et de rayonnement d'un individu isolé, livré à ses seules ressources, sont minces. Il faut donc pour vivre décemment vivre auprès d'un bienfaiteur3. La sagesse et l'usage prescrivent avec instance la vertu du « šukr » envers Dieu comme envers le prince ou le mécène4.

a. Les lettrés esclaves de leur public

Les savants défendent un certain mode de vie propre à leurs affinités : l'adab offre un terrain d'entente et de rencontre. De plus, au Xe siècle, le public attend des spéculations des plus détachées du réel et une littérature correspondant aux mœurs du temps, c'est-à-dire à celles du citadin cultivé. L’adab s'adresse, avant tout, à l’homme du monde et se propose de clarifier toute chose, de fournir un code de bienséance et d'exposer les questions d'actualité5. Ainsi, le philosophe utilise les cadres et les procédés de l’adab pour intéresser un public plus large que celui des initiés6.

Le mécénat pèse, toutefois, sur la production des œuvres écrites, leur contenu et particulièrement leurs auteurs puisqu'il règne et contrôle, en despote, la majeure partie de celle-ci. Ne s’est-elle pas mise au service de ceux qui ont les moyens7 de se l’offrir ? De surcroît, le milieu social et politique détermine, ou modifie, la teneur et la présentation des publications8 : le conteur devient esclave de son public. Le fait que de grands penseurs soient obligés d'épouser la croyance, les opinions de la

1 « al-Balkhî », E.I² (D. M. Dunlop). 2 Miskawayh, p. 77 ; "al-Balkhî", E.I² (D. M Dunlop) ; « al-Fârâbî », E.I² (R. Walzer) ; « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner). 3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199 ; TawÎîdî, p. 54 ; Essayiste arabe, p. 28. 4 Miskawayh, p. 62 ; TawÎîdî, p. 60 ; M. Bergé, « Conseils politiques à un ministre. Epître d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au vizir Ibn Sa‘dân al-‘Ârià », in Arabica, XVI, 1969, p. 277. 5 « Kâtib. En Perse », E.I² (B. Fragner) ; Miskawayh, p 48 ; Cf. choix de Maqâmât, p. 3 à 20. 6 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p 54 à 59 (coll. Que Sais Je ? n°915). 7 Cf. Introduction du Kitâb al-Imtâ‘ ; TawÎîdî, p. 78 ; Miskawayh, p. 123. 8 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 399 ; Essayiste arabe, p. 28 et 89 ; TawÎîdî, p. 135 ; Miskawayh, p. 64 et 78.

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masse et que devant certains problèmes, ils hésitent, tournent et retournent leurs termes sans oser exprimer leur doctrine originale est le signe d'un malaise profond. Aussi ont-ils besoin de recourir fréquemment aux citations et aux paroles des anciens1. Les protecteurs, finalement, n'agissent pas seulement en faveur du progrès mais souvent dans leur propre intérêt.

Ces quelques exemples tirés de l’Imtâ‘2 nous donnerons une idée des mots et expressions utilisés par TawÎîdî, le prosateur, s'adressant à Abû-l-Wafâ', le protecteur : « al-šaykh », « obéir », « en serviteur », « šakkûr », « en ta dépendance », « tu es le maître et moi l'esclave », « vise à te satisfaire »... La relation entre ces deux hommes est claire et sans équivoque, le premier dépend du second, lequel n’omet pas de le lui rappeler et de le lui faire comprendre. Cette grande dépendance matérielle, morale et même physique n’est, somme toute, qu'une conséquence malheureuse du mécénat. TawÎîdî n’est pas une exception, bien au contraire, puisque plusieurs connaissent la même condition. Leurs relations ont à subir les contrecoups de cette lutte incessante pour l'acquisition d'une place dans un cercle. Malheur au faible car au milieu de rivaux âpres au gain, soucieux de conserver une position sociale en vue et les honneurs qu'elle confère, un tel homme devient une proie facile, un jouet entre des mains expertes... La plupart, ne voulant pas perdre la face devant le mécène au cours d'une discussion, usent en effet de toutes sortes de ruses déloyales. D'autres ont pris l'habitude de parer aux attaques, aux dénigrements et aux calomnies. Or, vivre à la cour implique, pour ne pas être surpris, une capacité à réagir aux médisances afin de ne pas se voir rejeter par son protecteur3. Abû Sulaymân affirme ainsi : « (...) malgré tout ce qui vous rassemble, vous lie à une organisation, vous rapproche, vous êtes séparés, au plus haut point, par la jalousie implantée dans vos cœurs, par la rivalité, les intrigues qui vous éloignent les uns des autres4 ».

Ces hommes vivent dans une sorte d'univers clos. Ils n'acceptent aucune personne venant de l'extérieur et, encore moins, des autres villes de province, surtout ceux qui ne connaissent pas les coutumes bagdadiennes5.

b. Úarf et frivolité

Au temps du mécénat, les personnes douées ne peuvent mettre en avant leurs qualités que dans les cénacles. Aussi faut-il être élégant, avoir une bonne allure, une 1 Essayiste arabe, p. 60. 2 Al-Imtâ‘, p. 4, 7, 8 et 12. 3 Miskawayh, p. 42, 43, 46, 79 et 311 ; TawÎîdî, p. 129 ; M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 64 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 33. 4 TawÎîdî, p. 333. 5 Al-Imtâ‘, p. 192 ; M. Arkoun, op. cit., p. 59 à 60.

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tenue agréable, des manières raffinées, un sens élevé des rapports sociaux... Bref, respecter une étiquette rigoureuse et être un élégant1.

Dans la seconde moitié du Xe siècle parait un livre de Waššâ', le Kitâb al-Muwaššâ’, codifiant le raffinement et présentant les convenances mondaines et élégantes2 :

• Le vêtement est assez complexe. • Utilisation des parfums. • Des bijoux et de la soie sont portés pour se mettre en valeur. • La nourriture présente des restrictions draconiennes : le vin est conseillé ! • L’idéal sassannide des secrétaires de chancellerie et des premiers Abbassides est à la mode. • Certains quartiers, comme RuÒafâ, Zubayda et Šarqiyyah sont considérés comme précieux.

Enfin, au moment où triomphe cet art de vivre, ce courant mondain ne maintient guère qu'un artifice de joie de vivre puisqu'en codifiant autant, il montre son impuissance face au pessimisme que beaucoup3 subissent sans réagir. Cette société, victime d'un raffinement exagéré et, selon I. Keilani, « en voie de décadence », ne juge plus les gens que sur des critères superficiels et extérieurs4. N’est-ce pas là, en fin de compte, une conséquence indirecte, inhérente au mécénat et à la vie de cour ?

Les profonds bouleversements politiques, économiques et sociaux qui interviennent après l'avènement de l'émirat en 945 modifient, nous venons de le voir, les rapports entre le Pouvoir et le Savoir, l'élite et le peuple, le savant et l'ignorant et, surtout, entre le penseur intègre et le mondain. Par ailleurs, la vie de cour ainsi que le raffinement, poussé à son paroxysme chez quelques-uns uns, ne font qu'accroître la fracture séparant les plaisirs et la culture de salon de la réalité difficile de Bagdad, celle de la rue, des mosquées, du peuple... Certains hommes sortent tout de même de l'ordinaire puisqu'ils n'appartiennent, semble-t-il, ni à ce monde de l'élégance, ni au bas peuple.

1 Al-Imtâ‘, p. 6 ; Miskawayh, p. 357. 2 Miskawayh, p. 189 ; M. F. Ghazi, Infra., p. 64. 3 Essayiste arabe, p. 30. 4 Al-Imtâ‘, p. 17 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 351.

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Chapitre Deuxième L'Ecole de Bagdad ou la génération formée par Abû Bišr Mattâ b. Yûnus

A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne

B. Enseignement et diffusion du savoir

C. Aspirations et déceptions de l'élite

D. L'Ecole de Bagdad

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A. Les animateurs de la vie intellectuelle bagdadienne

La génération de penseurs formée par Abû Bišr Mattâ anime, avec d'autres, la vie intellectuelle grâce aux cercles qu'elle organise en dehors des cours et loin des intrigues causées par l'appât du gain. Elle enseigne puis diffuse son savoir afin de répondre aux aspirations d'un public curieux de même qu’aux déceptions d'une élite en quête de repères. Quelle est réellement l'importance de cette Ecole philosophique ?

C’est dans le cadre d'une civilisation urbaine que l’élite se regroupe volontairement, sans que le pouvoir bûyide n'intervienne, avec pour ciment la langue arabe, langue du savoir et de la science, utilisée et comprise par tous. Les hommes se regroupent dans les cénacles, en association comme les Frères de la pureté ou bien en école de pensée comme Abû Bišr Mattâ et ses disciples.

1. La civilisation urbaine

Une vie urbaine très avancée caractérise la ville de Bagdad. De plus, pour beaucoup, l'Iraq avec sa capitale est en quelque sorte le dépositaire d'un art de vivre florissant et rayonnant. Comment se traduit concrètement cet art de vivre ?

De nombreux écrits profanes sur la cuisine, la chasse, les sports, les poisons, les plantes voient le jour afin de répondre au goût d'une civilisation mondaine très avancée1. Tandis que les déshérités supportent la détresse et la dureté de la vie par la révolte ou l'évasion dans l'ascèse - certains lettrés finissent aussi par devenir soufi à la suite d'échecs auprès des grands, les privilégiés se consacrent à la recherche fébrile de la puissance, de la fortune et, avant tout, de la jouissance2. Les vizirs et les riches dignitaires logent à l'extérieur de la ville où ils sont isolés des regards indiscrets. Pour les hommes auxquels sont réservées de telles possibilités, l'existence a une face diurne et une face nocturne. La nuit offre l'opportunité à ces personnes de jouir des plaisirs terrestres : l'alcool, les femmes, les hommes, les jeux, la musique, les mets gastronomiques... et, surtout, d'oublier la charge qui pèse sur

1 TawÎîdî, p. 131 ; M. F. Ghazi, « un groupe social : « les raffinés » (Ζurafâ' ) », in Studia Islamica, XI, 1963, p. 51 à 53 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 332, 351 et 352. 2 Miskawayh, p. 170 et 186.

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eux tout au long de la journée1. Le relâchement de la vie morale et la débauche suscitent l'intérêt de certains puisqu'ils prennent la peine d'écrire sur ce sujet, nous permettant ainsi de connaître cet aspect de la société2. L'histoire d'Abû-l-Qasim, en l'occurrence, nous dépeint avec beaucoup de précision l'une de ces soirées :

« La scène se passe à Bagdad dans une compagnie de bourgeois érudits et raffinés. Parmi eux se trouve un bohème, Abû-l-Qasim, hôte habituel de cette société qu'il amuse de sa verve, de ses saillies, de ses plaisanteries d'un goût discutable. Le repas arrive, les esprits s'échauffent ; chacun dépouille sa décence, surtout Abû-l-Qasim dont les sarcasmes drus, obscènes, n'épargnent plus personne ; terrassés par l'ivresse, les assistants s'endorment. Mais voici l'aube, l'appel du muezzin à la prière ; chacun s'éveille, reprend ses esprits et, après l'orgie, mesure mieux sa déchéance ; alors le bohème, le cynique Abû-l-Qasim se lève et dans une langue admirable, se lance dans une improvisation impétueuse, pathétique, émouvante de sincérité, où il stigmatise l'impiété de tous et appelle à un repentir qui on le sent, ne résistera point à la venue du soir3 ».

Nonobstant, ces réunions n’ont pas que pour principal objectif la recherche du plaisir mais aussi, et peut-être le plus souvent, un désir de se retrouver par affinités comme Abû Sulaymân et les Sijistanais ; cela les incite à former des groupes, des salons et autres espaces de rencontre.

2. Le désir de regroupement volontaire de l'élite

L'amitié est l'une des préoccupations de quelques milieux cultivés du IVe/Xe siècle ; ce sujet assez particulier attire l'attention non seulement d’Abû Sulaymân mais encore de la plupart de ses contemporains en Iraq4. « La valeur suprême se trouve, selon A. Cheikh Moussa, non dans l'individu mais dans la société comme un tout5 ». Nous pouvons, ainsi, comprendre aisément que la Òadâqa joue un rôle et connaît un succès chez certains auteurs et, en règle générale, chez les disciples de Mattâ b. Yûnus.

1 Miskawayh, p. 63 ; Al-Imtâ‘, 332, 333 et 350 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers ‘Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 363. 2 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers ‘Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 362. 3 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, p. 12 et 13. 4 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 30 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 93 ; A. Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156. 5 Cf. La revue de presse d'A. Cheikh Moussa sur les deux livres de J. L. Kraemer, p. 175.

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En outre, les cénacles et cette vie communautaire favorisent cet état d'esprit1. Il n’est nullement question à cette époque d'individualisme, bien au contraire, tous désirent se retrouver ensemble même si certains facteurs de ralliement peuvent, en apparence, paraître assez saugrenus2. On se réunit parfois par quartiers, rite, secte, clientèle... L'individu, en définitive, peut au sein d'un groupe revendiquer une identité non pas personnelle, mais collective en obtenant, le cas échéant, son appui : c’est le cas des Îanbalites ou des ikhwân al-Òafâ'. La langue arabe et la science constituent également un facteur d'unité entre ces hommes venus des quatre coins du monde musulman.

3. Langage et science

a. La langue arabe

La langue arabe, en tant que moyen de communication, n'a acquis que progressivement son universalité parmi les savants et les milieux sociaux aisés. Dès le Xe siècle débute un grand débat ainsi qu'un mouvement de réflexion et de précision au sujet de la grammaire arabe ; celle-ci connaît son âge d'or à cette époque, à Bagdad3. Nous pensons que cela est un signe démontrant l'importance que prend cette langue dans la vie culturelle. De plus, l'intérêt constant porté à la recherche de la signification de certains mots ne fait qu'appuyer notre constatation première4. Cet élément fondamental sert de lien aux membres de l'élite et, à fortiori, à tous ceux qui peuvent accéder aux études. D'autant plus que des non-arabes maîtrisent, en plus grand nombre, cette langue parfaitement et peuvent l'intégrer à leur schéma de pensée5.

Travaillée, adaptée, approfondie par les traducteurs, elle porte en elle l'empreinte de l'apport persan, grec ou syriaque. Grâce à elle des peuples différents peuvent s'ouvrir les uns aux autres. Elle joue aussi le rôle de langage scientifique, philosophique et même littéraire. La littérature persane est encore discrète. Toute idée exprimée en arabe devient accessible à une multitude d'hommes, d'origines et de traditions distinctes, de l’Andalousie à l'est du Khurâsân. Nous pouvons dire qu'elle finit par être, pour toutes les raisons exogènes évoquées ci-dessus, une

1 Cf. La revue de presse d'A. Cheikh Moussa sur les deux livres de J. L. Kraemer, p. 174. 2 « ‘Ayyâr », E.I.² (F. Taeschner) ; « Kâtib. sous le Califat », E.I.² (R. Sellheim et D. Sourdel) ; A. Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 155 ; C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du Moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 27. 3 G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 398, 403 et 405. 4 Cf. Al-Imtâ‘. 5 Miskawayh, p. 68 ; TawÎîdî, p. 5.

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langue universelle1. Tous les penseurs peuvent exprimer leurs envies ou leurs concepts, en arabe, tant qu'ils s'adressent à l'ensemble de la cité comme un Tout, mais à l'intérieur d'une mosquée, d'une église, d'une synagogue, la communication s'effectue à l'aide de signes culturels spécifiques. On n'oublie pas son idiome maternel. C'est pourquoi, le persan réaffirme progressivement sa puissante vitalité, en particulier sous les Bûyides, dans le Fârs et en Azerbaïdjan2. A Bagdad, toutefois, il ne joue qu'un rôle mineur et, uniquement, chez quelques savants et certains riches mécènes3.

b. Classification du savoir

La définition des mots - spécialement les termes philosophiques - et la classification du savoir deviennent un passe-temps dans la plupart des cénacles, encourageant ainsi une certaine littérature. Des classifications émanent de ces discussions entre différents spécialistes4. Le cas de la falsafa est intéressant puisque nous assistons à la création d'un lexique dans ce groupe et par ce groupe. L'influence des traductions est primordiale car parmi les traducteurs beaucoup sont des chercheurs5.

4. Critère de regroupement : le cercle des savants

Le mécénat joue, certes, un rôle dans la naissance du cercle mais ce serait une erreur que de penser que seuls les hommes de pouvoir sont en mesure de provoquer ces réunions où des hommes de talents se défient, discutent... Tel savant ou tel maître organise son propre cercle - et les exemples ne manquent pas6 :

• Un šâfi‘îte organisait un cercle chez lui [pas plus de précision sur l'identité du personnage].

1 Miskawayh, p. 67 ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 343 ; E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 18 et R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 359. 2 Miskawayh, p. 185 ; TawÎîdî, p. 54, 196 et 202 ; J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H.) », in Arabica, XI, 1964, p. 258. 3 TawÎîdî, p. 6, 58 et 59. 4 « Falâsifa », E.I.² (R. Arnaldez). 5 « Falsafa », E.I.² (R. Arnaldez) ; Abû Sulaymân, p. 53 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 100. 6 « Madjlis », E.I.² (F. C. R. Robinson) ; TawÎîdî, p. 13, 27, 54, 55, 70, 95, 97 et 111 ; Miskawayh, p. 40 ; M. Bergé, « Une profession de foi politico-religieuse sous les apparences d'une pièce d’archives : la Riwâyat al-Saqîfa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in Annales Islamologiques du Caire, I.F.A.O, IX, 1970, p. 89.

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• Un mystique faisait des sermons dans son cercle à la Mosquée ; il était écouté [idem pour l'identité]. • ‘Îsâ b. ‘Alî en avait un auquel participait Ibn al-Nadîm et, peut-être même, Tawhîdî. • ‘Alî b. ‘Îsâ, excellent traducteur, avait aussi un cénacle. • Le maître YaÎyâ b. ‘Adî avait un cercle très réputé où la plupart excellèrent tant la compétition et le niveau y fut élevé. • Al-Rummanî enseignait et lisait son ouvrage sur le Coran dans son cercle. • Un cercle tenu par Ibn al-Barbarî réunissait les maîtres copistes et calligraphes afin d'y discuter de leur art. • Ibn al-Nadîm organisait, lui aussi, un cercle que TawÎîdî fréquentait. • A Rayy, al-‘Âmirî, ami de TawÎîdî, proposait des réunions régulières aux autres savants. • La nuit le Qâdî Abû Íamid AÎmad Ibn Bišr al-Mawarrudi organisait des discussions chez Ibn Íabašan...

Hommes politiques, juges, grammairiens, lexicologues, théologiens, philosophes ; voilà un groupe, à partir de ces quelques exemples, suffisamment diversifié en tendance, et même, en génération1. Ces membres actifs de la vie de l'esprit se manifestent la plupart du temps, de façon vivante dans les cercles où l'on est présent (ÎâÃir). Si ce n’est pas le cas, les fruits de la réunion sont récoltés de mémoire ou par écrit par l'un des présents. C’est ainsi que le fameux débat entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî est rapporté aux oreilles de TawÎîdî puis à celles du Vizir al-‘ÂriÃ2.

Le mot « MaÊlis », cercle, est employé même lorsqu'il s'agit d'entretiens qui ne laissent supposer aucun témoin. Mais, en règle générale, l’assistance est nombreuse et l'ambiance n'en devient que plus animée et vivante, sans pour autant que l’on oublie l'aspect sérieux de ces rencontres3. En effet, tous les participants ne sont pas forcément des experts ; il se trouve parfois parmi eux des novices : « Un homme, présent dans le cercle et connu pour sa sottise, posa une question4... ». Ces personnes sans grandes connaissances sont prêtes à apprendre malgré le sarcasme des initiés. Au total, nous pouvons dire que le critère de regroupement est en corrélation avec l'organisateur du cercle et non avec les intervenants. Nous pouvons également ajouter qu'aucune discrimination relative à l’ethnie, la religion, l’origine sociale ou l’âge n'intervient dans la composition de ces cénacles. L'une des conséquences de cette identité collective, de ces réunions nocturnes et diurnes entre

1 TawÎîdî, p. 64. 2 Miskawayh, p. 364 ; TawÎîdî, p. 53 ; Cf. VIIIe nuit de l'Imtâ‘. 3 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 101 et 102 ; Al-Imtâ‘, XXXIXe nuit ; TawÎîdî, p. 65 ; Miskawayh, p. 63. 4 Al-Imtâ‘, p. 280.

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savants, est que la place de la parole comme activité intellectuelle prend d’avantage d'importance, tout comme la correspondance entre lettrés ou philosophes.

B. Enseignements et diffusion du savoir

Les lieux de rencontre, l'enseignement ou la vie dans les cénacles suscitent chez tous les hommes cultivés - phénomène identique dans les milieux populaires - une bonne maîtrise de la langue et les obligent à prouver leur éloquence s'ils veulent s'intégrer sans problème et être écoutés attentivement. Ils vivent dans une civilisation de la parole.

1. La civilisation de la parole

a. Le témoignage

En terre d'Islam, le témoignage oral est considéré comme le garant d'une information sérieuse et, parfois, comme une source permettant d'écrire un livre. Nous constatons, et l'Imtâ‘ en est une preuve, que plusieurs histoires, comptes-rendus, exposés ou événements importants ne perdurent que grâce au témoignage oral entre les différents intéressés. Le bédouin n’est-il pas une sorte de paradigme de la langue arabe pour tous ces lettrés ? La tradition orale prend une place importante car à cette époque une bonne partie des enseignements ne circulent dans le milieu intellectuel qu'oralement. Certaines idées n'apparaissent pas encore dans la production livresque1.

b. La culture orale

Le lettré ou adîb est fondamentalement un virtuose de la parole : c’est, d'abord, par la conversation que les concepts et le savoir circulent2. Il apprécie les contacts humains et utilise la citation lors de ses entrevues, car cela répond à un usage esthétique de la langue et à une forme de respect envers les anciens et les maîtres. Quelques règles régissent la vie de cette communauté :

• La répartie instantanée, vieille pratique, s'épanouit au IVe siècle dans les cercles3.

1 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 35. 2 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du XIème siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346. 3 TawÎîdî, p. 57.

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• L'éloquence, combinaison de la spontanéité et de la réflexion, permet d'obtenir, selon Abû Sulaymân, une émulation dans les réunions1. • La mémoire, la réflexion et l'improvisation2. • La controverse et la répartie qui réduisent au silence les adversaires3.

Cependant, l'abus de l'information orale incite des penseurs à émettre des critiques et quelques réserves sur la méthode de diffusion des connaissances.

c. Ebauche de critique

On préfère le contact direct avec les acteurs de l'époque plutôt que les comptes-rendus oraux ou retranscrits dans des Epîtres avec les listes « d'isnad »4. En effet, on s'attache dans tous les domaines à trouver des illustrations actuelles et concrètes. Enfin, cette façon d'opérer pour accumuler les enseignements et les découvertes peut perdre, en cours de route, des éléments essentiels pour comprendre le ou les résultats5. Ces lettrés parlent donc beaucoup dans des lieux spécifiques.

2. Lieux où l'on diffuse le savoir

a. Les magasins

Bagdad, où des milliers de magasins abondent, offre à tous des endroits capables d'accueillir des personnes voulant apprendre ou se mesurer dans des joutes poétiques. La séance poétique ou les beaux esprits6 nous décrit une de ces réunions se tenant dans un magasin. D'autres réunions s'improvisent dans ces échoppes7 au bord du fleuve ou chez des marchands d’Extrême Orient ou d’Occident rapportant des livres de leurs voyages.

b. Ecoles religieuses et lieux de culte

Les lieux de culte et les écoles religieuses jouent un rôle majeur dans l'éducation d'une partie de l'élite et de la masse en général. N'oublions pas que les califes gardent toutes leurs prérogatives religieuses sous les Bûyides et peuvent ainsi imprimer leur autorité, en tant que chefs spirituels de la communauté, dans les 1 Al-Imtâ‘, p. 300. 2 Miskawayh, p. 74. 3 TawÎîdî, p. 155 et 156. 4 Miskawayh, p. 187. 5 Al-Imtâ‘, p. 438. 6 Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (séances), traduction R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957, p. 59 à 62. 7 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème - XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 15 et 75.

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mosquées. Ils ont à leur charge la gestion, la nomination du personnel, la création de centres d'enseignement et l'entretien des lieux de culte. Certaines mosquées organisent des réunions mais, la plupart du temps, le vendredi est la journée où chacun peut se voir et échanger son point de vue sur tel ou tel sujet, abordant même la politique puisque les représentants du pouvoir sont là1. Certains mystiques, des Îanbalites et des chiites créent des cercles dans les lieux où ils pratiquent et qui finissent par se transformer en confréries.

Deux grandes écoles talmudiques résident en permanence à Bagdad, protégées par le calife. Dès le Xe siècle, son déclin entraîne celui de ces deux centres d'études hébraïques2. Les églises et les divers centres chrétiens exercent librement à Bagdad et certains, parmi ses membres, marquent la vie de l'esprit comme YaÎyâ Ibn ‘Adî et Ibn Zur‘a3.

c. Bayt al-Íikma et bibliothèques

Le Bayt al-Íikma constitue le point de départ d'un phénomène qui dépasse, largement et rapidement, le cadre d'une simple institution. A l'occasion s'y tiennent des réunions où l'on discute de science et de littérature4. Au Xe siècle, nous assistons à un formidable essor des publications mais aussi, parallèlement, à une multiplication des bibliothèques à Bagdad et dans les autres villes. Toutefois, ces lieux sont privés ou ouverts à un public restreint de savants et de gens cultivés5.

3. L'enseignement

a. Quel est-il ?

Des monastères et des églises dispensent un enseignement grâce aux maîtres et professeurs qui y habitent6. La Bayt al-Íikma, la mosquée d'al-ManÒûr et quelques librairies servent d'endroit où l'on peut venir s'instruire auprès de personnes compétentes. Le principal lieu d'enseignement est cependant le cercle, institution qui

1 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 15 ; Al-Imtâ‘, p. 439. 2 G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 390 et 391. 3 S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981, p. 65 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdad », in Arabica, IX, 1962, p. 377 à 388 ; « Ibn Zur'a », E.I.² (R. Arnaldez) ; « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî). 4 M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdâd », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 138. 5 Miskawayh, p. 186 ; TawÎîdî, p. 71 ; Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967. 6 M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdâd », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 139 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 377.

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existe avant la création des madrassas1. Les étudiants se réunissent autour d'un maître qui se doit d'orienter leur curiosité intellectuelle. Il enseigne oralement et, parfois, par écrit. Oralement, le jeune apprenti doit lire devant le maître s'il veut apprendre puis attendre les remarques de ce dernier. Par ailleurs, les élèves peuvent aller dans les librairies, et certaines bibliothèques, pour lire des livres2. Selon Miskawayh, il faut entre dix et vingt ans pour s'initier à la sagesse3. Mais, en réalité, nous ne pouvons pas préciser la durée nécessaire à l'enseignement de telle ou telle discipline car seul le maître décide. Le pouvoir n'intervient pas dans l'enseignement des sciences profanes. Les « ‘ulûm al-dunyâ », comme la médecine, doivent être étudiés pour le bien de tous. La philosophie et la science ont tendance à emprunter deux chemins différents puisque la seconde devient positive et utilise l'expérimentation et le calcul pour obtenir des résultats4.

b. La relation maître/disciple

Au Xe siècle, l'enseignement est avant toute chose une relation entre deux hommes, le maître et le disciple. La fidélité aux autorités consacrées est la condition première pour accéder au savoir et à la vérité5. Car pour apprendre et bien sûr comprendre, il faut recevoir l’enseignement de la bouche même du maître qui accentue la phrase où il le faut6. Il est le détenteur du savoir et le seul à pouvoir le transmettre sans omettre les points essentiels. Il sauvegarde, en quelque sorte, une tradition7. Comme nous venons de le voir, l'autorité du professeur est fondée sur les livres professés ; il délivre au disciple un diplôme, l'iºâza, à la suite d'une lecture, non pas furtive et allusive, mais attentive et sérieuse d'un ouvrage8. Cette élite cherche dans le savoir scientifique et philosophique une réponse aux aspirations et aux déceptions que la religion ne suffit pas à combler.

1 « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî) ; E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 22. 2 TawÎîdî, p. 15 ; Al-Imtâ‘, p. 186 ; Miskawayh, p. 85 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XV, 1961, p. 71 et 72. 3 TawÎîdî, p. 34. 4 « Falâsifa », E.I.² (R. Arnaldez) ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 369. 5 Miskawayh, p. 148. 6 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 39. 7 Miskawayh, p. 79 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 81. 8 « Idjâza », E.I.² (G. Vajda) ; Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967, p. 159.

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C. Aspirations et déceptions de l'élite

Le retour au passé, la quête de l'homme parfait, le modèle des anciens exprimé dans les anthologies et le désir de vivre dans la cité vertueuse ne correspondent pas à un malaise mais posent plutôt le constat que la société est malade et que l'unité n’est plus.

1. Anthologie, genre spécifique du Xe siècle

a. Un genre littéraire

Une anthologie est avant tout une œuvre d'adab comprenant des citations sur des sujets variés, pouvant aller de l'histoire aux sentences morales, dont le but est toujours d'instruire et d'édifier, les hommes peuvent tirer profit de tous ces enseignements1. Par ailleurs, elle symbolise l'union entre les différentes composantes de l'élite et affirme la solidité de leur conviction2. L'anthologue propose une œuvre destinée à la culture d'un lettré ayant une connaissance des différentes formes de savoir, même approximativement : son œuvre est universelle3. Voici l'essentiel que doit connaître tout adîb voulant vivre dans les cours et les cercles4 :

• poésie de la ¹ahiliya • propos du Prophète • paroles des Califes • littérature arabe • sentences des philosophes grecs et de la Bible • propos de ses contemporains et de son entourage

b. Quelques anthologues

Au IXe siècle, le grand maître Íunayn b. IsÎâq publie une anthologie, annonçant ainsi le siècle à venir5. Miskawayh, TawÎîdî et Abû Sulaymân composent, eux aussi,

1 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 27 et 39. 2 Miskawayh, p. 193. 3 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 165. 4 M. Bergé, op. cit., p. 36 et les dernières nuits de l'Imtâ‘. 5 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaimân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XIV.

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une anthologie. Celle de TawÎîdî regroupe des sentences sur l'amitié alors que celle de son maître concerne la sagesse1.

c. Le public

Les masses populaires aux contacts des grands connaissent ces écrits et il arrive parfois que des auteurs rendent leur travail accessible à un plus grand public, comme c’est le cas pour le Ñiwân al-Íikma, dans la mesure où le lecteur a quelques notions en philosophie. Le contenu est, somme toute, plus compréhensible à un non-spécialiste que les ouvrages sur lesquels les étudiants travaillent avec leur professeur2.

2. Aspirations...

a. L'homme parfait

Les objectifs ultimes du poète et du philosophe sont identiques chez tous ces hommes : il faut travailler à l'avènement de l'homme parfait. Ainsi, TawÎîdî est obsédé par cette image, comme en témoignage sa Risâlat al-Íayât. Celle-ci s'inscrit bien dans le courant d'idées de ce siècle dominé par les préoccupations morales ainsi que les enseignements de son maître. Abû Sulaymân maintient cette idée de l'Insân al-Kâmil dans l'esprit de tous les lettrés et courtisans3. En effet, la religion et la moralité sont étroitement liées ; le sens du divin hante le riche et le pauvre, l'esprit cultivé et l'ignorant4... La vie du prophète sert de modèle à tous les musulmans, il représente la perfection à suivre et, pour certains, une source d'inspiration pour la quête de la sagesse5. L'Imâm ‘Alî sert aussi de paradigme de la perfection humaine à tous les chiites ainsi qu'à certains philosophes. Ces derniers pensent qu'il est, avec ses descendants, intellectuellement plus apte à recevoir la science prophétique.

1 D. M. Dunlop, idem, p. XI ; M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 150 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 27. 2 D. M. Dunlop, op. cit., p. XII et XIV ; Miskawayh, p. 150 et 192. 3 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 180 ; Miskawayh, p. 366 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 83. 4 Miskawayh, p. 150 ; A. Abel, « Changements politiques et littérature eschatologique dans le monde musulman », in Studia Islamica, II, 1954, p. 23 à 43 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 177. 5 Miskawayh, p. 174 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 174 ; E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 11.

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Cette attitude permet, concrètement, d'associer le gendre du prophète à toutes leurs spéculations1.

A partir d'une description de M. Arkoun de l'homme parfait nous avons constitué le schéma ci-dessous2 : Les personnages (a) sont, en fait, des réalités objectives présentes dans la société ; ils aspirent, chacun séparément, à devenir une perfection dans leur domaine respectif afin d'aboutir en (b) à la suite de leur expérience personnelle. Ainsi, le but ultime du philosophe est la sagesse, qui correspond à la perfection humaine sur terre.

a. Philosophe Mystique Politique Individuel Culturel Mondain

L'homme Parfait

b. Le Sage L'initié

parvenu à l'union avec

Dieu ou l'Imâm

impeccable

Le gouverneur philosophe

idéal

L'ami, le compagnon

L'Adîb Le raffiné

b. Le modèle des anciens

Le passé sert de refuge à tous ces hommes fréquentant les cours, les bibliothèques et les cénacles ; d'une part, pour se protéger contre l'injustice et la cruauté de la société et, d'autre part, pour atténuer la valeur de ce présent qu'ils ne portent pas dans leur estime. Ainsi, les exemples fournis par les anciens offrent toujours une argumentation solide et le choix de tel ou tel exemple permet d'affirmer des idées sans être impliqué personnellement : cela évite de s'exposer à une critique ou à un refus catégorique du reste de la communauté3. L'intégration de l'héritage des anciens aux confins de la civilisation musulmane est une manifestation du succès de la diffusion - grâce à la Bayt al-Íikma et aux bibliothèques - de toutes ces traditions anté-islamiques. Par ailleurs, l'assimilation est facilitée par la création de lexiques, de

1 Miskawayh, p. 98. 2 M. Arkoun, La pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p. 57 (coll. Que sais-je ? n°915). 3 Essayiste arabe, p. 75 ; Al-Imtâ‘, p. 352.

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classifications et par l'adoption de l'arabe comme langue commune1. Le bédouin revient souvent dans les discussions sur la langue arabe et la poésie, il est en quelque sorte le dépositaire du sens premier donc seule source valable à citer2. Les Grecs en général, Aristote et Alexandre en particulier, apparaissent d'une manière sporadique dans les débats entre philosophes dans les cercles des souverains : l'un était le premier Maître et l'autre le modèle du Roi-Philosophe. Nous trouvons, en outre, beaucoup de mentions sur les sages, les anciens ou les savants, sans précision aucune, dans les écrits de TawÎîdî, de Miskawayh, d'al-‘Âmirî3... Il convient d'aborder les déceptions de cette élite afin de percevoir le climat intellectuel qui règne alors dans les différents lieux de discussion et de controverse.

3. ...et déceptions de l'élite

a. La quête de la cité vertueuse

Le Coran ne dessine nullement les cadres et les rouages précis d'une cité temporelle. Dès lors, et essentiellement depuis Fârâbî, la cité musulmane type devient un projet pour plusieurs penseurs puisque des philosophes comme Abû Sulaymân traitent de la politique à mener pour le bien de la communauté4. Les spéculations quotidiennes sur la cité idéale cristallisent d'autant mieux les mécontentements qu'elles sont scandaleusement trahies par certains dirigeants et autres personnes influentes dans la société. D'aucuns demandent des conseils aux falâsifa sur la politique et l’éthique car ils désirent être mis au courant des dernières pensées de ces spécialistes. C'est pourquoi l'exemple d'Alexandre le Grand et d'Aristote ne cesse de travailler l’esprit de ces hommes et inspire souvent les œuvres traitant de la cité vertueuse5. Cette quête correspond-elle à une remise en question de la polis musulmane ?

1 Abû Sulaymân, p. XIII. 2 Al-Imtâ‘, XXXe et XXXIe nuit ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 36. 3 Abû Sulaymân, p. 52 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 92 et 93 ; Al-Imtâ‘, p. 177 et 279. 4 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 149 et 176 ; C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 184 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 82 ; M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 14 et 30 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 31. 5 Miskawayh, p. 175 ; al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre et l'I.F.A.O. du Caire, 1980.

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b. La société est-elle malade ?

Nous assistons à un affaissement de la moralité, la débauche est ouvertement pratiquée et parmi la population l'angoisse et l'inquiétude hantent la vie quotidienne. Le sentiment religieux est traversé par une grave crise1. Les gens du pouvoir, des affaires, de la religion, des lettres et des sciences sont déjà corrompus, selon TawÎîdî qui n'ose pas même leur adjoindre la « populace ». Ainsi pense-t-il que la société, lui y compris, est loin de la route de la sagesse : son jugement est sceptique2.

c. Echec de l'Umma

L'Umma, irrémédiablement divisée en tant qu'institution politique, ne cesse de préoccuper les esprits de quelques dirigeants. Ces derniers réalisent leur échec, dû à la division de l’empire arabo-musulman en trois califats rivaux. Et ce malgré trois siècles et demi de luttes et de tentatives pour donner à la communauté un guide capable de faire triompher l'idéal islamique de justice. C'est pourquoi une partie des lettrés réagisse en s’affirmant les membres solidaires d'une cité menacée en essayant de trouver un facteur d'union3. Ils pratiquent à Bagdad...

D. L'Ecole de Bagdad

Dans cette métropole bûyide, des illustres falâsifa, juristes, grammairiens et savants se réunissent autour de Mattâ b. Yûnus puis auprès de YaÎyâ Ibn ‘Adî et enfin chez Abû Sulaymân formant ainsi - et que nous avons décidé d'appeler - l'Ecole de Bagdad.

1. Bagdad, la grande métropole bûyide

a. Carrefour intellectuel

La ville ronde connaît son apogée au Xe siècle et, en particulier, après que ‘AÃud al-Dawla dépense de grosses sommes pour reconstruire les parties détruites et 1 Miskawayh, p. 170, 175 et 193 ; M. Canard, « Bagdâd au IVème de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 287 ; R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 364. 2 Al-Imtâ‘, p. 16, 17 et 295 ; TawÎîdî, p. 127 ; Miskawayh, p. 47 et 48 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 30. 3 Miskawayh, p. 149, 161 et 193 ; M. Arkoun, « Introduction à la pensée islamique », in Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984, p. 30.

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endommagées. En outre, le nombre d’habitants est encore très élevé puisqu'on estime qu'il y a à peu près un million et demi d'âmes1. L'importance de celle-ci, les divers flux migratoires qui ne cessent de la traverser, font d'elle un carrefour dans le monde musulman où les idées, les produits et les hommes nouveaux se confrontent quotidiennement sur le marché pour les étrangers à Bâb al-Šam2. Ajoutons à cela, la présence de nombreuses écoles, cénacles, librairies et lieux de discussions facilitant les contacts avec l'extérieur3. La partie orientale est la plus florissante et les dignitaires y résident généralement alors que la partie occidentale, que l'on nomme al-Karkh qui est une municipalité à part entière, se trouve être populaire et marchande4. N'oublions pas de mentionner que ce quartier est composé en majorité par des chiites, le quartier sunnite se trouve à Bâb al-BaÒra. Les marchés deviennent un trait essentiel de la vie de ce quartier, comme celui de RuÒafâ, et notamment le fameux secteur des libraires5. Un monastère y dispense des cours de médecine et de philosophie en plus des disciplines sacrées. Il y a également plusieurs églises et la présence d'une communauté chrétienne aux alentours de ces lieux de culte6.

b. Les librairies

Localisation.

A Bagdad, les bouquinistes ont un quartier spécifique, tout comme les autres artisans. Et d'ailleurs, les lettrés ainsi que les savants font toujours allusions à cet endroit quand ils parlent entre eux pour rapporter telle ou telle discussion7. Τâq al-Íarrânî, al-Karkh, Bâb al-Τâq, le pont et les quais près du quartier de Šarqiyya et du canal, correspondent à la zone des librairies8.

Développement des publications.

L'industrie du papier accélère la diffusion des ouvrages et, par conséquent, le développement et la multiplication des librairies et des bibliothèques. Ces lieux servent pour les transactions des lettrés désireux de publier leurs livres. Cette 1 « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî). 2 Abû Sulaymân, p. 24 ; « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî). 3 Abû Sulaymân, p. IX. 4 « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî) ; M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 279 et 280 ; C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane au Moyen âge », in Arabica, VI, 1959, p. 38, Miskawayh, p. 176 ; « al-Karkh », E.I² (M. Streck [J. Lassner]). 5 « Baghdâd », E.I.² (A. A. Dûrî) 6 C. Cahen, « La changeante portée sociale de quelques doctrines religieuses », in Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977, p. 201 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 379 à 381. 7 Al-Imtâ‘, p. 205 ; Tawhîdî, p. 190 et 191. 8 « Al-Karkh », E.I.² (M. Streck [J. Lassner]) ; Abû Sulaymân, p. 48 et 49.

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ambiance est propice à une abondante correspondance entre savants et donne lieu à de nombreuses publications1.

Rôle de Ibn Nadîm

Ibn al-Nadîm, ce libraire du Xe siècle, disciple et employeur des plus fameux philosophes de Bagdad est un témoin et a un rôle de premier plan2. Tout d'abord, grâce à son fihrist nous pouvons avoir une idée des livres en circulation dans cette ville. Ensuite, en tant que marchand il propose du travail à des lettrés, comme YaÎyâ b. ‘Adî, donc leur assure de quoi vivre. Or, ces personnages pour la plupart sont des maîtres3.

Le travail de copiste.

Cette profession est l'apanage d'une élite, non de la fortune, mais du savoir, autrement dit, de ceux qui, profondément cultivés et instruits, mais sans indépendance matérielle, sont capables de comprendre les textes et donc d'en faire, moyennant un salaire, une copie authentique. Par ailleurs, le copiste a accès à ces bibliothèques, ce qui lui donne l'occasion de pouvoir étudier des manuscrits rares ou hors de portée pour les gens d'humble condition4. Sîrâfî, TawÎîdî, YaÎyâ b. ‘Adî et, à l'occasion, Ibn al-Nadîm gagnent de l'argent en recopiant des livres5. Par exemple, le travail consciencieux de copiste calligraphe de TawÎîdî lui apporte un certain bien être6 et une reconnaissance parmi les autres hommes cultivés puisque le Vizir lui demande de faire une copie d'un livre lors d'une nuit de l'Imtâ‘. Si l'on en croit les dires de Sîrâfî, un feuillet est rémunéré un dirham. Ces hommes, en dehors de ce métier, ont des relations toutes autres puisque Ibn al-Nadîm, l'employeur, devient un disciple attentif auprès de l'éminent maître, YaÎyâ b. ‘Adî.

2. L'Ecole de Bagdad

a. L'école de Abû Bišr Mattâ b. Yûnus

Mattâ b. Yûnus est le fondateur de l'école aristotélicienne de Bagdad7. Ce nestorien suit ses études à Dayr Qunnâ en Syrie ; il a pour maîtres trois musulmans

1 E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIème au XXème siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992, p. 18. 2 A. Miquel, L'islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156. 3 TawÎîdî, p. 110. 4 TawÎîdî, p. 71, 110 et 112. 5 Essayiste arabe, p. 27 et 28. 6 TawÎîdî, p. 113. 7 Abû Sulaymân, p. X et 24.

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et deux moines jacobites. Ensuite, il devient un commentateur et un traducteur d’œuvres écrites en Syriaque1. Ce célèbre logicien a un grand succès dans la capitale puisqu'il y dirige chaque jour auprès de centaines d'étudiants une lecture commentée de l'Organon d'Aristote et chaque réunion se termine par la dictée, dans un style clair, de son point de vue2 : c'est ainsi que Fârâbî arrivant à Bagdad peut suivre l'enseignement de ce maître, tout comme le jacobite YaÎyâ b. ‘Adî3.

Fârâbî connaît très jeune la ville ronde ; il a pour professeur YûÎannâ b. Íaylân, un chrétien nestorien membre de l'école philosophique d'Alexandrie, puis il entre en rapport avec Abû Bišr Mattâ4. En effet, il participe assez fréquemment aux conversations se tenant chez Abû Bišr Mattâ afin d'y apprendre les commentaires de l'Organon5. Le début du Xe siècle voit de façon évidente se structurer la philosophie arabe d'inspiration hellénistique. Fârâbî par sa studieuse et longue retraite en dehors de la vie officielle élabore une doctrine qui tend à concilier la loi islamique et la falsafa. Cette dernière demeure présente dans les esprits et gagne des adeptes dans de nombreux milieux6. Plusieurs ouvrages sont consacrés à la philosophie politique car ce dernier considère que la cité doit être gouvernée en fonction d'un savoir universel systématique et non empirique par un chef, qui reçoit une inspiration venue d'en haut. Sa pensée s'inscrit dans son temps puisque sa théorie du déclin ou de la cité idéale correspond aux interrogations de ses contemporains. Enfin, dans son livre des lettres il établit une distinction entre l'élite et le peuple et fait une critique sociale de la catégorie des mutakkalimûn7. Il a pour disciple, l'un des étudiants d’Abû Bišr Mattâ, YaÎyâ b. ‘Adî qui est plus jeune que lui8.

Avec la mort de Mattâ b. Yûnus en 940 et le départ de Fârâbî en 942, à Alep chez Sayf al-Dawla, YaÎyâ b. ‘Adî devient le maître de cette Ecole regroupant plusieurs disciples, chrétiens et musulmans9. Ce jacobite traduit des œuvres d'Aristote, résume et commente la philosophie de Fârâbî dans une langue remarquable, celle de la pureté et de la clarté, courante durant la période abbasside10. Par ailleurs, il

1 « Mattâ b. Yûnus », E.I.² (G. Endress) ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 384. 2 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers ‘Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 366. 3 « Mattâ b. Yûnus », E.I.² (G. Endress) ; TawÎîdî, p. 21. 4 « al-Fârâbî », E.I.² (R. Walzer) ; Abû Sulaymân, p. 24 et 25. 5 « Mattâ b. Yûnus », E.I.² (G. Endress) ; M. J. L. Young, J. D. Latham, R. B. Serjeant, Religion, Learning and Science in the Abbasid Period, T. 1, Cambridge University Press, 1990, p. 379. 6 TawÎîdî, p. 42 ; M. J. L. Young, J. D. Latham, R. B. Serjeant, op. cit., p. 379. 7 Réflexions émises lors d'un séminaire dirigé par J. Jolivet à l'E.P.H.E. le 26.01.93 et le 06.04.93. 8 Tawhîdî, p. 42, 43 et 59 ; Miskawayh, p. 79. 9 Abû Sulaymân, p. 24 et 25. 10 Essayiste Arabe, p. 22 et 23 ; Al-Imtâ‘, p. 38 ; TawÎîdî, p. 43 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 45.

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forme toute la génération dont l'activité commence avec la seconde moitié du Xe siècle et, domine aussi bien chez les chrétiens que chez les musulmans, toute la vie de l'esprit jusqu'à sa mort en 974. Il est inhumé dans une église jacobite de Bagdad, Mâr Tûmâ1.

b. Quelques disciples

Après la disparition des deux éminents philosophes, YaÎyâ b. ‘Adî, le nouveau maître, enseigne la philosophie de Fârâbî et les commentaires de l’Organon de Abû Bišr Mattâ ainsi que la logique, à de nombreux disciples dont Ibn Zur‘a2 , Abû MuÎammad al-‘ArûÃî3, Abû-l-Íasan al-Badîhî4, Abû-l-Khayr, Ibn Suwwan5, Abû Sulaymân, TawÎîdî...

c. Abû Sulaymân et TawÎîdî

Quand Abû Sulaymân arrive à Bagdad, Fârâbî et Abû Bišr Mattâ dominent la vie intellectuelle et sont les deux grandes références en philosophie. Il étudie sous la direction de Mattâ Ibn Yûnus, selon Ibn Qiftî, puis devient le disciple de YaÎyâ b. ‘Adî6.

TawÎîdî est également un disciple du philosophe jacobite, même s'il est plus jeune qu’Abû Sulaymân de quinze ans, et à travers les Muqâbasât, nous ressentons l'influence qu'il exerce sur lui7. Au cours d'une nuit de l'Imtâ‘, le vizir précise la nature des relations entre Abû Sulaymân et YaÎyâ b. ‘Adî8 : « Lui qui faisait partie des disciples du chrétien YaÎyâ b. ‘Adî et qui lisait excellemment sous sa surveillance les ouvrages grecs et le commentaire des questions subtiles qui y figurent... ». C'est durant une longue période qu'il y a cette relation de savoir entre ces deux hommes. TawÎîdî rejoint ce groupe bien plus tard. Abû Sulaymân n'hésite pas à citer son maître quand il tient son propre cercle9.

1 Miskawayh, p. 79 ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 379 et 385. 2 TawÎîdî, p. 192. 3 Abû Sulaymân, p. 54 et 55. 4 Abû Sulaymân, p. 55. 5 M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 385. 6 Abû Sulaymân, p. 24 et 25 ; Essayiste arabe, p. 23. 7 TawÎîdî, p. 46, 47, 95 et 240 ; Abû Sulaymân, p. XI. 8 TawÎîdî, p. 45 et 46. 9 TawÎîdî, p. 94 et 95 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 80.

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d. Le cas d'Abû-l-Íasan al-‘Âmirî

Al-‘Âmirî, venant du Khurâsân et se croyant un philosophe accompli se rend à Bagdad pour y étudier1 - notons qu'il est peut être un disciple de Fârâbî2. Cet ami de TawÎîdî, semble-t-il, jouit auprès de ses contemporains d'une réelle considération3. Mais un événement qui a lieu dans un cercle bagdadien nous montre à quel point ces hommes vivent dans un vase clos et n'hésitent pas à accabler les nouveaux venus de toutes sortes de critiques. Nous nous référons ici à une discussion intervenue entre Sîrâfî et cet homme. Ce dernier est cultivé - comme nous l'avons vu - et possède de bonnes bases en philosophie. Pourtant, devant une nombreuse assistance Sîrâfî confond son interlocuteur qui ose poser une question incongrue. Les présents sont étonnés. TawÎîdî en quittant la réunion ne peut s'empêcher de confier sa déception à son maître Sîrâfî4 :

— As-tu vu maître, ce qu'a fait cet homme pour qui nous avons respect et considération ?.

— Je n'ai jamais été frappé par un malheur semblable à celui d'aujourd'hui, répondit-il...

Ce groupe de lettrés, de falâsifa et de savants ont, tout de même, du mépris pour ceux qui viennent des villes de province. al-‘Âmirî n'échappe pas à cette hostilité puisqu'ils le décrient comme quelqu'un d'avare, de caractère rude et de nature grossière5. Toutefois, il ne faut pas croire que cet homme blessé a un jugement tendre envers ses détracteurs. Abû Sulaymân note dans son anthologie ce passage rapportant l'avis d'al-‘Âmirî :

— Il avait été ulcéré du fait des mœurs des Iraqiens car ils l'ont écorché vif et réduit en nullité, tournant le dos à l'équité et plus encore à la bienveillance...

— Comment as-tu trouvé les gens de Bagdad, lui demanda-t-on, lorsqu'il fut de retour ?

— J'ai noté chez eux, répondit-il, un raffinement (Úarf) frappant, une mise agréable, une allure attachante ; mais derrière cela j'ai découvert une sottise dominante (...) un mépris pour les gens du Khurâsân et de tous les pays. Ce qui

1 Miskawayh, p. 44. 2 J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H.) », in Arabica, XI, 1964, p. 260. 3 TawÎîdî, p. 139 ; M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 55. 4 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 60 et 61. 5 Al-Imtâ‘, p. 262 et 263.

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peut arriver de mieux à l'homme, c'est d'avoir une nature orientale et un extérieur iraqien. En effet, il unira ainsi la fermeté du Khurâsân et le raffinement d'Iraq, se débarrassant de la rudesse du premier et de la mollesse du second1.

Il n’est pas le seul à critiquer l'attitude de ces personnes puisqu'un soir le vizir al-‘Ârià parle du « maniérisme des Bagdadiens2 ».

e. Le débat entre Sîrâfî et Mattâ b. Yûnus chez Ibn al-Furât

Sîrâfî est l'un des maîtres de TawÎîdî. Il enseigne pendant cinquante ans la jurisprudence à la mosquée d'al-RuÒafâ attirant de nombreux dignitaires qui viennent le consulter. Il est pieux, honnête, chaste et d'une rare bonté. Ce mu‘tazilite influence, par ses idées, l’œuvre de TawÎîdî pour qui « c'était un dévot, qui priait et lisait le Coran le jour, récitait des litanies mystiques la nuit avec la plus grande soumission et humilité ; il jeûna pendant quarante ans ». Et de rajouter : « lorsqu'il entendait parler du jugement dernier, Abû Sa‘îd pleurait à chaudes larmes et toute sa journée était troublée3 ».

TawÎîdî admire cet homme. Il a un cercle où l'on étudie la grammaire, la science et la logique4. Son rayonnement intellectuel dépasse largement le cadre de la ville de Bagdad puisqu'un jour il reçoit une lettre venant du royaume sâmânide le désignant imâm5. Abû Sulaymân respecte cet homme le considérant comme un puits de savoir, mais avant tout, il l'appelle maître et n'hésite pas à le consulter6. Abû Sa‘îd est le héros des discussions survenues en 932 chez le vizir Ibn al-Furât, avec le célèbre logicien, fondateur de l'école aristotélicienne de Bagdad, Mattâ b. Yûnus sur le parallélisme entre la logique grecque et la grammaire arabe. Ce duel verbal marque les générations suivantes puisqu'il en est encore question lors d'une nuit de l'Imtâ‘ chez le vizir al-‘ÂriÃ7. Après la mort de ses maîtres - et même pendant le cercle de l'Imtâ‘ - Abû Sulaymân organise chez lui des réunions en tant que continuateur de la pensée de Mattâ b. Yûnus et de YaÎyâ b. ‘Adî.

1 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 62 et 63. 2 Al-Imtâ‘, p. 21. 3 Essayiste arabe, p. 19 et 20. 4 TawÎîdî, p. 92 et 94. 5 TawÎîdî, p. 40. 6 Al-Imtâ‘, p. 461 ; TawÎîdî, p. 41 ; M. Bergé, « Les Ecrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de chronologie », in B.E.O., Damas, I.F.E.A., XXIX, 1977, p. 60 et « Justification d'un autodafé de livres. Lettre d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au Qâdî Abû Sahl ‘Alî Ibn MuÎammad », in Annales Islamologiques du Caire, I.F.A.O, IX, 1970, p. 74. 7 Essayiste arabe, p. 21.

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3. Le cercle d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî

a. Qui est Abû Sulaymân ?

MuÎammad Tâhir b. Bahrâm al-Siºistânî Abû Sulaymân al-ManÔiqî est issu d'une famille perse1. Il est né vers 912 dans le Sijistan. La datation de sa mort n'est pas encore fixée par la communauté scientifique :

• 375/985 selon M. Bergé2. • 985 selon S. M. Stern3. • M. Dunlop pense qu'il mourut en 372/982-983 et peut être même bien plus tard4. • L. Kraemer propose 985 comme date de décès mais dans une note il précise qu'il aurait pu vivre jusqu'en 990 au grand maximum car TawÎîdî fait une allusion à un rêve de son maître dans les Muqâbasât achevés en 9915. • « Il est mort vers 1000 » selon M. Arkoun6. • Jadaane propose la date de 391/1000 approximativement et critique la proposition de 380/989 de I. Keilani7.

Abû Sulaymân, ainsi que son fils, sont atteints de la lèpre - transmise par leur aïlleul selon Badîhî. En outre, il est borgne, presque aveugle, et ne sort guère à cause de ses handicaps. Badîhî dit qu'à la vue d'Abû Sulaymân il tire de mauvais présages car il est laid. Sa condition d'homme est particulièrement difficile. Sa maladie l'empêche de fréquenter les cercles de Bagdad, des princes et vizirs. Pour al-‘ÂriÃ, c’est par dignité qu'il s'interdit d'y aller car conscient de la gêne8 que sa présence9 peut causer à ces hauts personnages. On le trouve cependant chez le vizir lors des nuits de l'Imtâ‘ et ce, plus d'une fois10. Un autre handicap est pour Abû Sulaymân l'usage de la langue arabe. Le persan, en effet, est sa langue d'origine et il 1 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. X ; C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », traduit et commenté, in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 16. 2 TawÎîdî, p. 36 et 205 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, XIX, 1972, p. 174. 3 « Abû Sulaymân », E.I.² (S. M. Stern). 4 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XIII. 5 Abû Sulaymân, p. 2. 6 M. Arkoun, la pensée arabe, Paris, P.U.F, 1991, p. 75. 7 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 73. 8 Al-Imtâ‘, p. 33 ; Essayiste arabe, p. 23 ; TawÎîdî, p. 410 ; F. Jadaane, op. cit., p. 68 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 102. 9 Al-Imtâ‘, p. 33 ; F. Jadaane, op. cit., p. 68. 10 TawÎîdî, p. 200 ; Al-Imtâ‘, p. 318, 399, 424 et 425.

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utilise l'arabe pour être compris par tous à Bagdad. Il a ainsi, selon S. M. Stern, un « style obscur1 ».

Abû Sulaymân, homme réputé pour sa haute science, son humilité, son dénuement et son goût de l'ascèse, a consacré le vendredi, jour de distraction et de joie. En compagnie de ses disciples, il se promène dans les jardins de Bagdad ou bien assiste à des réunions dans les lieux de distractions et de plaisirs2. Avec TawÎîdî, il rencontre ses compatriotes venus du Sijistan tous les vendredis, ces derniers lui réservent un accueil particulièrement chaleureux. Ensemble ils écoutent une chanteuse et admirent des danseurs et, même, Abû Sulaymân se met à chanter avec eux. TawÎîdî fait de son maître l'exemple de la jouissance artistique incarnée : sa vie n’est ni triste ni retirée3. A ses temps perdus il est poète...

Abû Sulaymân ne cherche guère à faire fortune et il le précise dans l'un de ses poèmes : « Les riches qui après avoir obtenu les biens recherchés finissent par être dévorés par le Néant comme s'ils n'avaient jamais existé ; rien dans notre vie terrestre ne vaut la peine qu'on s'en inquiète et s'en attriste ; rien n'est plus juste que la mort : elle rend le calife et le pauvre absolument égaux4 ».

Deux autres citations confirment ses vers :

— Le savant est supérieur au riche. La science est spirituelle et l'argent est matériel. Quand le savant perd ses biens, il sait se contenter de peu5.

— Ton corps est matériel, néglige-le, ton âme est intellectuelle, occupe-toi bien d'elle6.

Par ailleurs, Abû Sulaymân n'exerce pas le métier de professeur afin d'avoir un revenu et est, par conséquent, dépendant des largesses de ses mécènes. Il a tout de même comme bailleur le grand émir ‘Aduà al-Dawla, jusqu'à sa disparition en 983 - celle-ci l'affecte énormément7. Il connaît une période sombre où la souffrance et la solitude sont devenues « ses compagnes » : l'image de son bienfaiteur le hante bien

1 Al-Imtâ‘, p. 34 et 35 ; TawÎîdî, p. 364 ; « Abû Sulaymân », E.I.² (S. M. Stern). 2 Miskawayh, p. 64 ; Al-Imtâ‘, p. 330 ; Essayiste Arabe, p. 23 ; TawÎîdî, p. 201. 3 Al-Imtâ‘, p. 310 ; TawÎîdî, p. 391 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 69. 4 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 70. 5 Al-Imtâ‘, p. 235. 6 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 89. 7 Abû Sulaymân, p. 25 ; Al-Imtâ‘, p. 33.

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après sa mort1. Le vizir de ÑamÒam al-Dawla est ravit de lui fournir une aide pécuniaire qu'il apprécie2.

b. Abû Sulaymân et le Sijistan

Originaire du Sijistan, il y a étudié la jurisprudence selon le rite Îanéfite auquel il appartient. Cette école domine cette région3. Avant son départ, il est l'un des membres de l'entourage du roi Dja‘far, dont la grande réputation dans les cours princières n’est plus à faire. Il règne dans son palais une atmosphère de savoir et de science4. Il garde des liens avec son pays natal puisqu'il sert d'intermédiaire entre le Roi et certains savants - Sîrâfî - et enfin, entre le Roi et ‘Aduà al-Dawla5.

c. Abû Sulaymân habitant du quartier d’al Karkh

TawÎîdî est l'ami, le disciple et surtout, le voisin d’Abû Sulaymân à al-Karkh6. Or, nous savons que TawÎîdî loge dans un quartier chiite que l'on nommait Bayn al-Sûrayn : il y a un Dâr al-‘Ilm, celui du vizir de Bahâ’ al-Dawla, mais c’est aussi l'endroit le plus beau et le plus fréquenté de cette partie de la ville, car il est situé entre deux anciennes tours7. Il est simple locataire8, intégré dans la vie locale de son quartier. D’ailleurs, outre TawÎîdî, Wahb Ibn Ya‘îš al-Raqîy9 membre du cercle du vizir al-‘ÂriÃ, habite dans sa rue. C’est le lieu de rencontre de tous ses disciples puisqu'il y tient son cercle10.

d. Le cercle Abû Sulaymân avant 983

Il reçoit souvent chez lui bon nombre de personnes, dont les habitués de son cercle. Sans aucun doute sa maison devient à l'époque le foyer de tous ceux qui s'occupent des sciences des anciens11. Cette association est volontaire. Elle reflète bien ce désir de se regrouper entre personnes partageant les mêmes préoccupations. La plupart d'entre eux sont des sommités dans leurs domaines respectifs, le niveau de la discussion en est encore plus intéressant et enrichissant : 1 Abû Sulaymân, p. 25 et 27. 2 Abû Sulaymân, p. 27. 3 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XII ; Abû Sulaymân, p. 2. 4 Abû Sulaymân, p. 1, 3 et 10. 5 Al-Imtâ‘, p. 44 ; Abû Sulaymân, p. 14, 15, 23 et 28. 6 Al-Imtâ‘, p. 32 et 95. 7 TawÎîdî, p. 71 et 117 ; Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen Age, Damas, Institut Français de Damas, 1967, p. 102. 8 Al-Imtâ‘, p. 33. 9 C'est un philosophe juif qui a écrit sur la politique. Cf. TawÎîdî, p. 195. 10 Al-Imtâ‘, p. 333 ; TawÎîdî, p. 195 et Abû Sulaymân, p. 48. 11 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 69.

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ce cénacle ne correspond guère à un rendez-vous d'apprentis mais plutôt à une réunion de grands érudits1. En effet, les personnages qui apparaissent dans son entourage ressemblent plus à des collègues que des disciples2.

Plusieurs personnes assistent à ces discussions dont al-Nûšaºânî3, al-Saymarî4, al-Andalusî5, al-Qûmîsî6, al-Bukhârî7, Ghulam Zuhal8, et d'autres... Ibn al-Nadîm9, en tant que disciple, fréquente régulièrement son cercle où il collecte des nouvelles sur les derniers écrits des participants. TawÎîdî, plus qu'un simple disciple, est le témoin et le rapporteur des réunions qui ont lieu chez son maître10. Il lui arrive même d'être la main d’Abû Sulaymân car son style en arabe est sans faille11.

Ces quelques moments de la vie de l'esprit sont retranscrits dans les pages des Muqâbasât12, soit cent six « entretiens », nous permettant d'avoir un aperçu de la teneur des discussions. S'identifiant au maître, les habitués du cercle poursuivent ensemble un même but, celui de la perfection, et attachent une grande importance à l'adab philosophique13.

A chaque séance, l'un de ses disciples l'interroge sur une question touchant aux diverses connaissances de l'époque : 1 Miskawayh, p. 45 et 46 ; Abû Sulaymân, p. IX. 2 Abû Sulaymân, p. 68. 3 C'est un philosophe musulman venant d'une ville du Khurâsân, qui possède aussi un cénacle. Cf. Abû Sulaymân, p. 50 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 44. 4 Il discute souvent de l'âme avec Abû Sulaymân et, cela à maintes occasions, durant les cénacles. Nous avons peu de détails sur sa vie si ce n'est qu'il vient d'une ville nommée Saymara. Cf. Abû Sulaymân, p. 45 et 46. 5 C’est un ami d’Abû Sulaymân, ami qui est parti d'al-Andalus à la quête de la sagesse. A Bagdad il devient un disciple de Sîrâfî puis d'al-Farîsî, le grammairien. Cf. Abû Sulaymân, p. 57 ; C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 166. 6 Il est originaire de la région d'Ispahân. Il est un des proches de YaÎyâ b. ‘Adî et a un haut niveau dans le domaine de la philosophie. Il est l'un des secrétaires de NaÒr al-Dawla. Al-Qûmîsî collecte beaucoup de livres rares qu'il corrige et étudie. Cf. Abû Sulaymân, p. 59 et 61. 7 Le disciple d'Abû Sulaymân apparaît occasionnellement dans son cercle, toutefois, il est dépendant spirituellement et matériellement d'Abû Sulaymân. Cf. Abû Sulaymân, p. 68. 8 Il est un ami et un coutumier de la maison du maître. Cet astronome apporte plusieurs réponses aux diverses questions d'Abû Sulaymân. Cf. Abû Sulaymân, p. 64. 9 Ce libraire - comme doit l'être son père - grand témoin du Xe siècle, imamite, est l'élève de Sîrâfî, d'Abû Sulaymân ainsi que membre du cercle de Îsâ b. ‘Alî. Il connaît YaÎyâ b. ‘Adî. Cf. « Ibn al-Nadîm », E.I² (J. W. Fück) ; TawÎîdî, p. 46 et 70 ; Abû Sulaymân, p. XII et 1 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 25. 10 TawÎîdî, p. 200. 11 Abû Sulaymân, p. X. 12 Essayiste arabe, p 56 et 36 ; Abû Sulaymân, p. 30 et 31. 13 Miskawayh, p. 234 ; Abû Sulaymân, p. XI et 30.

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• l'action divine • l'âme • De Anima d'Aristote • l'amitié

• l'astrologie • la politique • le sage

Le maître tente alors de convaincre et de satisfaire son auditoire en quête de savoir. De temps en temps, il intervient au milieu des conversations, parfois très agitées1. Le Ñiwân al-Íikma constitue une émanation de ce cercle ; Abû Sulaymân y reprend et cite plusieurs de ses disciples dans son anthologie qui paraît à peu près à la même époque que le Kitâb al-Muqâbasât2. Abû Bišr Mattâ b. Yûnus, fondateur de l'école de Bagdad, forme toute la génération de penseurs qui fréquente les cercles durant toute la deuxième période du Xe siècle, avec pour grande figure YaÎyâ b. ‘Adî (m. 974) puis Abû Sulaymân. Ces derniers vulgarisent l'enseignement de leur maître mais aussi, et surtout, deviennent des penseurs originaux divulguant leur savoir propre dans leur cénacle.

1 TawÎîdî, p. 337 ; Abû Sulaymân, p. 46, 49 et 70 ; Miskawayh, p. 183 et 306 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 86 et Essayiste arabe, p. 56. 2 Abû Sulaymân, p. 1 ; D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. X et XXV.

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Chapitre Troisième Le cercle de l'Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa : Abû Sulaymân al-ManÔiqî, un grand représentant de l'Ecole philosophique de Mattâ b. Yûnus (983-985)

A. Le Kitâb al-Imtâ‘ de TawÎîdî ou le témoignage de la place qu'occupait Abû Sulaymân dans la société bagdadienne

B. Abû Sulaymân le maître et TawÎîdî le confident

C. Abû Sulaymân, dernier représentant de l'Ecole de Mattâ et de YaÎyâ b. ‘Adî

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Le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa, compte-rendu des séances nocturnes passées auprès du vizir al-‘AriÃ, constitue une source essentielle relatant les dernières années de la vie d'Abû Sulaymân en tant que dernière grande figure héritière des enseignements de Mattâ b. Yûnus et de YaÎyâ b. ‘Âdi. Son ami et disciple TawÎîdî, maître dans l'art du portrait, nous laisse un témoignage très vivant de son siècle.

A. Le Kitâb al-Imtâ‘ de TawÎ îdî ou le témoignage de la place qu'occupait Abû Sulaymân dans la société bagdadienne

A partir de l'étude de la nature, de la structure et de l'origine de ce livre, nous pouvons comprendre la portée de ce regard critique sur la vie de ses contemporains et, en particulier, des personnes qu'il a fréquentées assidûment. Pus que le simple témoin du cercle du vizir al-‘ÂriÃ, TawÎîdî a permis à son bienfaiteur d’avoir des contacts avec plusieurs grands savants de la ville.

1. Nature et structure de l'Imtâ‘

a. Datation et place dans l’œuvre de TawÎîdî

Il compose en même temps l’Imtâ‘ et la Risâlat as-Ñadâqa wa-l-Ñadîq et l'écriture des Muqâbasât ne fait que commencer. D'un commun accord, le cercle et le livre portent le même nom1. Nous pouvons retenir l'année 984 (ou 985) comme date de composition : cela signifie qu'Abû Sulaymân était encore vivant2. Les Muqâbasât et l'Imtâ‘ ont été dictés par le hasard des événements, des rencontres et les caprices du moment. Tous les sujets y sont abordés, sans idées préconçues et sans la moindre thèse à défendre3. Nous découvrons un Abû Sulaymân, au crépuscule de sa vie, dont les théories mûres et réfléchies sont retranscrites dans les deux œuvres de son disciple. Mais c'est aussi l'aboutissement de plusieurs années de vie commune et de fréquentations dans les cercles intellectuels qui sont rapportées parfois dans ces pages.

1 TawÎîdî, p. 174 ; M. Bergé, « Une Anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 25. 2 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 101. 3 Essayiste arabe, p. 98.

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b. Pourquoi l'avoir écrit ?

TawÎîdî a vécu dans une grande misère. Il a fait le copiste, à l'occasion, pour gagner un petit pécule mais il a aussi travaillé à l'hôpital de Bagdad1- métier peu enrichissant pour cet homme épris de savoir ! D'ailleurs, le vizir lui fait la remarque dès la première nuit2 : « J'ai interrogé maintes fois notre Saykh Abû l-Wafâ' à ton sujet et il m'a indiqué que grâce à lui tu t'occupes de l'hôpital ». Sa condition précaire et les liens qu'il noue avec Abû l-Wafâ' l'obligent à se rapprocher d'un mécène généreux, qui plus est, intéressant. Ce nouveau protecteur le respecte et l'admire3 et lui promet de l'aide et un sort meilleur4. Pour ce faire, il réussit à l'introduire chez al-‘ÂriÃ5, son ami, ministre de ÑamÒam al-Dawla, afin de lui procurer du « plaisir personnel6 ».

Pourquoi avoir donc rédigé ce livre ? Après son intégration parmi les proches du vizir, TawÎîdî délaisse pour un temps ses relations avec son ancien bienfaiteur7 - chose qui apparemment ne plaît guère à ce dernier8. Cette nouvelle intimité, établie à son insu, le rend, nous semble-t-il, jaloux et très curieux9. Abû l-Wafâ', sentant son protégé s'éloigner de lui, lui rappelle sans hésiter la nature des relations qui les liait10 : « Ce qui m'étonne, c'est que tu puisses penser que j'ignore ce qui se passe et que tu n'as plus besoin de moi. Tu oublies que celui qui a pu t'introduire auprès du vizir est également en mesure de t'en éloigner ». Or, Abû l-Wafâ' ne professe pas ces menaces sans conviction aucune : il veut obtenir une contrepartie capable « d'étancher sa soif11 ». Et cette contrepartie consiste en la rédaction d'un compte-rendu personnel sur le déroulement, les discussions et les débats se tenant la nuit chez al-‘ÂriÃ12 : « J'essayerai de me consoler, à moins que tu ne consentes à me rapporter, tout au long, tes entretiens avec le vizir (...) comme si j'en avais été témoin ».

Ainsi, l'un propose avec véhémence, et l'autre dispose par peur des représailles. En quoi ce témoignage est-il essentiel aux yeux d'Abû l-Wafâ' car, en tant qu'intime du vizir, il aurait pu assister aux cénacles que celui-ci avait l’habitude d’organiser ? Il 1 Al-Imtâ‘, p. 21 2 Idem 3 Al-Imtâ‘, p. 5. 4 Idem 5 Idem 6 Al-Imtâ‘, p. 8 et 9. 7 Al-Imtâ‘, p. 6. 8 Idem 9 Idem 10 Al-Imtâ‘, p. 6 et 7. 11 Al-Imtâ‘, p. 10. 12 Al-Imtâ‘, p. 15.

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l’a peut-être exclu (gentiment ?) de certaines discussions nocturnes ? Abû Sulaymân et le vizir sont-ils au courant de cette entreprise ?

c. Le vizir al-‘ÂriÃ

Ibn Sa‘dân al-‘Ârià a été le ministre du prince ÑamÒam al-Dawla1 de 982 à 985. TawÎîdî dit de « l'Ustâû qu'il a été un grand vizir2 et insiste sur sa piété et l’amitié récente3 qui le lie à lui. Il considère en effet qu'il est rare de rencontrer, en ces temps troubles, un souverain sensible à la religion et s'occupant des intérêts de la communauté, selon les préceptes de l'ascétisme et de la crainte de Dieu4.

2. TawÎîdî témoin de la vie des cercles des grands et des savants

a. La personnalité de TawÎîdî

Lors de la rédaction du Kitâb al-Imtâ‘, TawÎîdî est un homme ayant déjà atteint une maturité littéraire et intellectuelle5 ; n'oublions pas qu'il a plus de soixante ans. Il ne cesse de rappeler à ses contemporains cette exigence de pureté et de retour à la véritable vie en communauté. Aussi se sent-il investit d’un rôle « d'avertisseur » lorsque « des maux rendent la société malade » et quand le chef s'écarte du chemin de la Foi6. Pieux, TawÎîdî l'est sans aucun doute. Et d'ailleurs, c'est bien lui qui avoue fréquenter régulièrement la mosquée pour y prier et se recueillir7. Sa prière, dès les premières pages de son anthologie, est celle d'un musulman pénétré des mots et des expressions du Coran mais aussi celle d'un soufi8. Il a des idées et des prises de position anti-chiites : il s'est même permis d'aller au-delà des simples positions sunnites pour forger de nouveaux arguments contre la personne de ‘Alî dans sa Riwâyat al-Saqîfa9. Les déceptions et les échecs successifs qu'il a connus confèrent une certaine constante à sa vie. Certains traits de son caractère ont durci,

1 M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-Tawhîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 98. 2 Al-Imtâ‘, p. 5. 3 TawÎîdî, p. 179 ; Al-Imtâ‘, p. 256. 4 Al-Imtâ‘, p. 256 ; TawÎîdî, p. 127. 5 M. Bergé, « Espoirs et rancœurs d'un homme de lettres », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XXII, 1969, p. 127. 6 TawÎîdî, p. 128. 7 TawÎîdî, p. 9. 8 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 31. 9 Al-Imtâ‘, p. 192 ; Essayiste arabe, p. 27 ; M. Bergé, « Une profession de foi politico-religieuse sous les apparences d'une pièce d’archives : la Riwâyat al-Saqîfa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in Annales Islamologiques du Caire, I.F.A.O., IX, 1970, p. 89.

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le transformant en homme révolté, intransigeant, critique et attendant le jour de sa revanche sur les autres1. C'est, au-delà de la révolte, un esprit engagé et courageux n’hésitant pas à critiquer quand cela s’avère nécessaire : ne se sent-il pas exilé2 à l'intérieur de sa propre société ?

TawÎîdî est représentatif - surtout après l'incendie d'al-Karkh et le pillage de sa demeure - des hommes de lettres du Xe siècle accablés par la misère3 et la rudesse de la vie. Il n'a cessé de vouloir, à l'inverse de son discours, intégrer la cour d’un prince afin de se rapprocher d'un mécène bienveillant4. Ainsi, les illustres personnages qu'il fréquente assidûment deviennent à ses yeux à la fois une raison d'être et les garants de sa survie intellectuelle et matérielle, notamment, durant les périodes difficiles de son existence5.

b. TawÎîdî témoin de son siècle ?

TawÎîdî est une sorte d'intermédiaire, qui nous a légué les pensées en cours dans son milieu : c’est une chose aisée, du fait de sa grande curiosité et de sa vaste culture6. Les différents cercles de lettrés et de dirigeants que TawÎîdî nous a dépeint7 représentent un modèle précis et représentatif de la culture philosophique du Xe siècle dans l'Orient musulman :

— Ce que j'ai entendu de mieux exposé8... — Abû Íayyân relata à Abû Sulaymân un jour, durant une après midi, une discussion qui se tint chez al-Farisî9. — Aujourd'hui, dit TawÎîdî, j'ai entendu des propos10... (cela se passe chez al-‘Ârià un soir)

TawÎîdî assiste à une discussion d'al-Andalusî avec ‘Îsâ b. ‘Alî dans le cénacle de ce dernier11.

— J'ai écrit sous la dictée de1... (c’est de cette manière qu'il a pu connaître parfaitement les détails du duel entre Mattâ b. Yûnus et Sîrâfî)

1 M. Arkoun, « L'Humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 80 et 81. 2 Miskawayh, p. 43. 3 Essayiste arabe, p. 74. 4 Cf. 1ère partie de TawÎîdî. 5 TawÎîdî, p. 101. 6 TawÎîdî, p. 15 ; C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 175. 7 « Falsafa », E.I.² (R. Arnaldez). 8 Al-Imtâ‘, p. 228. 9 Abû Sulaymân, p. 59. 10 Al-Imtâ‘, p. 340. 11 Abû Sulaymân, p. 59.

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En conclusion de la deuxième nuit, il cite quatre vers entendu dans un cénacle le vendredi précédent2. TawÎîdî est au courant d'une discussion entre Ibn Ya‘îš et al-Yahûdî3 : cet exemple montre qu'il est au courant des discussions de ses contemporains, quelle que soit leur confession.

c. L'art du portrait

DjâÎiz crée une forme d'adab personnelle qui débouche sur la peinture des caractères et de la société. TawÎîdî ne cache jamais son admiration et sa filiation littéraire avec cet éminent maître. Nombreux sont les ouvrages de TawÎîdî où l'on trouve des critiques et des satires rendant compte des mœurs de la société bagdadienne, avec cette touche si caractéristique de sa personne4. Il a tendance à dresser des portraits très noirs de ses contemporains, notamment ceux qui sont ses ennemis, comme le vizir Ibn ‘Abbad, et ceux qui réussissent mieux dans cette jungle (ce fut le cas de Miskawayh), en n'hésitant guère à accentuer les contrastes et les contradictions de leur conduite. Il reproduit avec talent des conversations philosophiques et brosse des portraits spirituels5 dès qu'il en sent la nécessité. Keilani nous explique l'art du portrait tel qu'il était mis en œuvre au Xe siècle6 : « l'art du portrait consiste à transformer discrètement les qualités en défauts ; c'est une sorte de raffinement qui ne manque pas de cruauté et qui fait sentir l'épine au milieu des fleurs ». Mais, TawÎîdî est aussi très habile à déceler les secrets et très capable de juger les comportements d’hommes issus de milieux variés. Souvent, durant les nuits de l'Imtâ‘, le vizir a demandé qu'il lui dresse des portraits7.

d. Ton de l'Imtâ‘

Plusieurs auteurs se sont posés la question de savoir si le témoignage de TawÎîdî correspond à la réalité qu'il a effectivement vécue :

M. Arkoun considère TawÎîdî tel un juge toujours perspicace, possédant une « conscience lucide et douloureuse de toute sa génération ». Pour lui, cet homme impitoyable nous a laissé un tableau suggestif de l'état des mœurs de son temps8.

1 Al-Imtâ‘, p. 113 et 114. 2 Al-Imtâ‘, p. 42. 3 TawÎîdî, p. 196. 4 C. Pellat, « La prose arabe à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 411 ; TawÎîdî, p. XIII ; M. Bergé, « Al-TawÎîdî et al-Gâhiz », in Arabica, XII, 1965 et S. Ammar, Médecins et médecine de l'Islam : de l'aube de l'islam à l'âge d'or, livre 1, Paris, Ed. Tougui, 1984, p. 137. 5 M. Arkoun, « La conquête du bonheur selon Abû l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 61 et 62 et C. Pellat, op. cit., p. 416. 6 Essayiste arabe, p. 103. 7 Al-Imtâ‘, p. 115, Ve nuit et VIIIe nuit. 8 Miskawayh, p. 175 et 187.

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M. Bergé est plutôt prudent quant à la sincérité de l'Imtâ‘ : d'une part, il pense que l'influence du vizir et de son entourage pèse de tout son poids sur la teneur des discussions et des différentes interventions1 ; d'autre part, il le considère comme un compte rendu de chaque séance fait à son bienfaiteur Abû l-Wafâ', en lui recommandant de ne pas en divulguer le contenu. Il s'y exprime en effet en toute liberté, n'hésitant pas à critiquer ses contemporains ou à exprimer des idées hardies pour l'époque2.

F. Jadaane suppose que TawÎîdî intervient personnellement lorsqu'il rédige ce qu'il a entendu de la bouche de son maître car il n'y aucune trace de la faiblesse de l'usage de l'arabe dans les dires d'Abû Sulaymân3, sachant que ce dernier connaît, du fait de son origine persane, des lacunes en arabe.

J. L. Kraemer estime que TawÎîdî, en tant que prosateur, aurait pu inventer des situations ou des dialogues et il ajoute, par ailleurs, que « nous ne découvrons le cercle qu'à travers son regard » ; regard qui s'est naturellement posé là où il y a un intérêt quelconque4.

A. Amin est catégorique puisqu'il doute de la probité de TawÎîdî. Il considère que certains de ses entretiens avec le vizir ne sont qu'une fiction, née de son esprit de prosateur doué. Le secret est expliqué tout simplement par la crainte que ces récits imaginaires ne parviennent aux oreilles d'al-‘Ârià ; la Risâlat al-Saqîfa est avancée pour justifier sa thèse5.

I. Keilani croit en la sincérité de TawÎîdî, se rapportant aux explications évoquées à la fin du livre II de l'Imtâ‘. Toutefois, il émet des doutes, sans pour autant infirmer sa première proposition, quelques pages plus loin6.

Il me semble que TawÎîdî est sincère dès lors qu'il décrit, rapporte un propos ou évoque une pensée de son vénérable maître. Abû Sulaymân, jusqu'à la fin de sa vie, demeure en la compagnie de son ami et disciple, dans ses moments intimes (promenades, discussion avec les Sijistanais) et dans les cercles, chez lui ou chez le vizir. Ce dernier est trop proche et le considère tant qu'il n’a guère pu modifier délibérément des détails le concernant. Peut-être a-t-il idéalisé, ici ou là, son mentor afin de séduire Abû l-Wafâ', qui reste indifférent au prestige qui entoure ce philosophe ? Peut-être a-t-il cité Abû Sulaymân lorsqu’il développe l'une de ses idées 1 TawÎîdî, p. 297. 2 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 26. 3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 71. 4 Abû Sulaymân, p. 31, 44 et 45. 5 Essayiste arabe, p. 49. 6 Essayiste arabe, p. 49 et 59.

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originales, afin de ne pas trop s'exposer et d'obtenir l'approbation de tous ? N'est-ce pas là une chose courante ?

TawÎîdî dit avoir « soumis son texte à une révision sévère où ni la perfection et l'élégance du style, ni la clarté et le choix des expressions n'étaient négligés1 », car le commanditaire, al-Muhandis, est strict à ce sujet puisqu'il « voulait étancher sa soif et avoir des commentaires2». TawÎîdî a finalement exécuté les ordres, en s'exprimant par des phrases claires, en commentant les parties obscures et en comblant les lacunes existantes3. C’est une raison exogène qui le pousse, peut-être, à travestir la réalité, réalité qu'il est le seul à nous rapporter ! En outre, ayant obtenu la permission de s'exprimer librement dans le cercle, certains de ses propos, étant donné la condition sociale des lettrés et toutes les conséquences de la vie de cour, auraient pu le mettre dans une situation délicate, d'où cette insistance à ne surtout pas divulguer l'Imtâ‘4.

3. Le déroulement du cercle

Il est important d'évoquer quelques lignes sur le concept « d’al-samar » (les veillées). Ces discussions nocturnes ont fait de cette civilisation, comme de toutes les civilisations urbaines de l'Orient, une civilisation de la nuit5. Les nuits de l'Imtâ‘ s'inscrivent dans ce mouvement qui touche tout le monde, du plus humble au plus riche6. Dès la première nuit, les deux hommes, le vizir et TawÎîdî, mettent au point les règles qui président les échanges et les discussions lors de chaque cercle.

1. Le vizir pose une question ou propose un sujet au hasard. TawÎîdî doit donc improviser la réponse7.

2. Le déroulement proprement dit. Les participants partent fréquemment d'une idée ou d'un fait assez général pour connaître l'avis des personnes présentes et, surtout, celui du maître - par la voix de TawÎîdî le plus souvent. Abû Sulaymân lui-même s'exprime rarement devant l’assemblée. Nous remarquons que seuls des philosophes comme Abû Sulaymân ou

1 Essayiste arabe, p. 48. 2 Al-Imtâ‘, p. 10. 3 Al-Imtâ‘, p. 191. 4 TawÎîdî, p. 134 ; Al-Imtâ‘, p. 192. 5 Al-Imtâ‘, p. 168 et 170 ; Cf. Les milles et une nuit ; A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 346 ; A. Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156. 6 A. Miquel, L'Islam et sa civilisation, Paris, A. Colin, 1990, p. 156. 7 Al-Imtâ‘, p. 280 et Essayiste arabe, p. 48.

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des anciens disciples de YaÎyâ b. ‘Adî sont nommés dans le comte rendu de ces nuits; les autres intervenants restent indéfinis1.

3. Le vizir décide d'arrêter quand il se sent fatigué2.

Avant de se séparer, il demande à TawÎîdî soit de prononcer l'adieu traditionnel ou un bon mot, soit de réaliser un résumé dans une Epître pour la prochaine rencontre. Il est arrivé qu’al-‘Ârià propose la préparation d'un sujet délicat à l'avance3. Le vizir trouve-t-il un intérêt à organiser ce genre de rencontre ?

4. Al-‘Ârià et le cercle

a. Pourquoi et dans quel but ?

Le vizir recherche la compagnie de TawÎîdî, homme cultivé connaissant la plupart de ses contemporains, pour s'enquérir auprès de lui des nombreux problèmes qui le troublent. Le cercle peut, ainsi, lui être utile et profitable pour « enrichir son jardin de l'esprit et éclairer des ombres éventuelles4 ». Il est à même de découvrir des disciplines difficiles grâce à ces hommes et, de temps en temps, leur demande des conseils. Outre l'aspect pédagogique, Ibn Sa‘dân al-‘Ârià aime à se procurer du plaisir lors de ces soirées. Par exemple, entendre des histoires obscènes, rechercher les belles paroles, se charmer les oreilles5…

b. Les intimes du vizir

Al-‘Ârià est un homme inquiet et plein d'interrogations : la situation de la ville de Bagdad, le rôle et la place de la religion, l'attitude curieuse du peuple le tourmentent6. Ainsi, il a grand besoin d'être entouré par des gens capables de le rassurer avec de bons conseils et pour ne pas se retrouver seul - conséquence de la charge du pouvoir - lors des moments difficiles. Il est très fier7 du groupe qui compose le cercle restreint de ses intimes, qui comprend Ibn Zur‘a, Ibn Ubayd al-Kâtib, Abû l-Wafâ', Miskawayh, al-Ahwâzî... D'ailleurs, il le crie haut et fort, ne ménageant pas les superlatifs pour les décrire8.

1 Al-Imtâ‘, p. 280, 281, 340 et 455. 2 Al-Imtâ‘, p. 278. 3 Al-Imtâ‘, p. 126, 218 et 362 et Essayiste arabe, p. 48. 4 Al-Imtâ‘, p. 21, 120, 281 et 390 ; TawÎîdî, p. 11. 5 Al-Imtâ‘, p. 236, 351 et 455. 6 Al-Imtâ‘, p. 341, 390, 469 à 471 ; TawÎîdî, p. 124. 7 Essayiste arabe, p. 42 et 43. 8 Essayiste arabe, p. 42 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A.D, XVI, 1958-60, p. 25.

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c. La relation avec TawÎîdî

Dès la première nuit de l'Imtâ‘, le vizir al-‘Ârià accorde l'utilisation du tutoiement à TawÎîdî afin de rendre l'ambiance et la relation plus conviviale, dans la limite de la civilité. Ainsi s'installe une franchise, voire même une complicité, entre ces deux hommes. Malgré cette liberté dans les échanges et une certaine intimité, la relation est, avant tout, celle d'un maître avec son serviteur1. Cette situation a, nous semble-t-il, des répercussions sur l'écriture et le contenu de l'Imtâ‘ dans la mesure ou la franchise, d'une part, et la crainte, d'autre part, ne peuvent qu’influencer la discussion des thèmes abordés lors des nuits puis leur compte-rendu. Avoir TawÎîdî auprès de soi est pour le vizir un moyen de savoir ce que l'on fait à Bagdad dans les autres cercles, ce qui se passe chez Abû Sulaymân, ce que le peuple trame, cela permet également de contacter d'autres lettrés2.

En somme, plaisir et connaissance, discussion et conseil, constituent les quatre piliers qui soutiennent le cénacle du vizir. Mais n'est-ce pas non plus une manière déguisée d'avoir « un œil et une oreille un peu partout », en la personne de TawÎîdî, sans que cela puisse être trop flagrant par peur de s'attirer des ennemis ? Avoir des penseurs à l'esprit critique sous la main empêche toute diatribe ou critique virulente !

B. Abû Sulaymân le maître et TawÎ îdî le confident

Il est important d'envisager Abû Sulaymân à partir des écrits de TawÎîdî afin de connaître ses positions sur la religion, le pouvoir et l'amitié. D'autre part, nous pouvons connaître les relations qu'il existe entre le maître, le confident et le vizir.

1 - Abû Sulaymân et l’œuvre de TawÎîdî

a. Quelles sont les occurrences d’Abû Sulaymân dans l’œuvre de TawÎîdî ?

TawÎîdî conteste parfois la pensée de son maître, mais il éprouve assurément à son égard le respect le plus profond et le dévouement le plus sincère. Cela transparaît dans son œuvre, ce qui nous permet de savoir à quel moment débutent leurs relations et l’intensité de celles-ci. Il suffit pour cela de dresser un inventaire des occurrences d'Abû Sulaymân dans l’œuvre de TawÎîdî.

1 Al-Imtâ‘, p. 6, 11, 313 et 401 ; TawÎîdî, p. 179. 2 Al-Imtâ‘, p. 202, 219, 340 et 428.

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Le Kitâb al-Basa'îr. Dans ce livre de 1154 pages composé entre 961 et 975, Abû Sulaymân ne figure pas comme le maître de TawÎîdî le plus vénéré. Sîrâfî, au contraire, y est mentionné plus de quarante fois. Lecture faite, il semble pourtant qu'il ne connaît pas très bien Abû Sulaymân. Il n'est qu'une personnalité secondaire et n'est citée que deux fois, et ce, à un stade avancé de la rédaction. Aussi, avant les années 975, TawÎîdî doit-il se rapprocher d'Abû Sulaymân1.

Risâlat fî l-Ñadâqa wa l-Ñadîq. Dans ce livre de 460 pages, composé entre 981 et 1010, nous trouvons seulement une dizaine de mentions2 d'Abû Sulaymân.

Le Kitâb al-Imtâ‘. 650 pages composent ce livre écrit, entre 983 et 985, où le nom du maître apparaît 67 fois3 avec des développements plus ou moins longs. En outre, nous dénombrons 956 noms4 différents tout au long de l'ouvrage. Notons tout de même qu'il figure parmi les plus cités. On peut penser que la relation est suivie durant la période de la rédaction de cet ouvrage et des réunions du cercle d'al-‘AriÃ.

Les Muqâbasât. Ce livre comporte 83 mentions5 d'Abû Sulaymân sur 420 pages - 71 noms6 apparaissent dans ces pages correspondant aux entretiens ayant eu lieu chez Abû Sulaymân. Nous comprenons aisément pourquoi ce dernier revient si souvent dans cette œuvre composée à partir de 991.

Risâlat al-Íayât. Les 30 pages de cet opuscule, composé après 1010, comportent seulement six mentions7 d'Abû Sulaymân.

En somme, nous pouvons observer qu'Abû Sulaymân apparaît peu dans les premières œuvres de TawÎîdî. En revanche, il est omniprésent pendant la période où les deux hommes sont en relation étroite. Enfin, après la mort d'Abû Sulaymân, son nom disparaît quasiment de tous les nouveaux écrits de TawÎîdî sauf lorsqu'il s'agit de retracer les entretiens auxquels lui-même assista chez son maître.

1 TawÎîdî, p. 47, 48 et 418 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî » ; in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 72 et 73. 2 TawÎîdî, p. 421 et 422. 3 TawÎîdî, p. 197. 4 TawÎîdî, p. 185. 5 TawÎîdî, p. 197. 6 TawÎîdî, p. 185. 7 TawÎîdî, p. 197.

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b. Eloge du maître ?

TawÎîdî a toujours ménagé une place de choix, dans son œuvre, à l'homme qu'il estime le plus depuis le Kitâb al-Basa'îr1. En effet, l'Imtâ‘2, les Muqâbasât3 ou la Risâlat fî-l-Íayât4 renferment des éloges remarquables du maître, qui met en valeur les diverses qualités qui peuvent définir cet esprit supérieur.

c. TawÎîdî, le disciple et l'ami

Les deux hommes suivent la même voie, celle du savoir jusqu'à la disparition d'Abû Sulaymân. Cette relation fait de TawÎîdî plus qu'un simple élève, il est le disciple dévoué à qui l'on ne cache rien, pas même ses émotions. Tout au long de l'Imtâ‘, TawÎîdî parle de lui en le qualifiant de « notre maître » et, dans le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil, il le désigne même comme le « maître éminent5 » (al-Saykh al-FaÃil). Abû Sulaymân lui communique parfois une Epître6 afin qu'il puisse la lire pour s'instruire, ou lui fournit, lors de leurs discussions, les éléments nécessaires à l'élaboration de certains de ses écrits7. Une partie conséquente des connaissances de TawÎîdî a été acquise oralement, dans le cercle du maître8. Cette proximité permanente9 - voisinage et apprentissage – a engendré une amitié certaine, voire une complicité, entre ces deux hommes :

Durant un cercle, un soir, l'une des réponses d'Abû Sulaymân nous montre la tendresse qu'il éprouve à son égard, puisqu'il l’appelle « mon fils10 ».

Un autre détail nous montre qu'ils sont très proches puisque TawÎîdî est en mesure d'annoncer au vizir qu'il a rédigé une Epître11.

A la belle saison, tous deux partent se divertir dans le désert ou vont écouter de jeunes personnes chanter - plaisir dont raffole Abû Sulaymân12.

Accompagné de son ami fidèle, il rencontre ses compatriotes du Sijistan chaque semaine13.

1 TawÎîdî, p. 204. 2 Al-Imtâ‘, p. 168 et 390. 3 TawÎîdî, p. 204 (n. 3 et 5). 4 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 168 5 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 82. 6 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 94. 7 TawÎîdî, p. 353. 8 Al-Imtâ‘, p. 171, 178 et 278. 9 TawÎîdî, p. 49, Abû Sulaymân, p. X et 27. 10 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 78. 11 TawÎîdî, p. 198. 12 TawÎîdî, p. 203. 13 TawÎîdî, p. 202.

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TawÎîdî accorde une place toute particulière au thème de l'amitié et de l'ami - la fameuse définition d'Aristote, « l'ami est un autre soi-même1 » est discutée à Bagdad – et, à partir des confidences d'Abû Sulaymân, il nous livre les secrets de la véritable amitié2. Ce dialogue occupe une large place dans sa préface3. Il prend, comme exemple de l'Amitié Parfaite, non pas la sienne mais celle d'Abû Sulaymân avec Ibn Sayyâr4. Lui qui cherche l'amitié véritable, peut être ne l'a finalement pas trouvée chez celui qu'il vénère le plus ?

2. Les relations dans le cercle du vizir

a. TawÎîdî est le lien entre le monde extérieur et Abû Sulaymân

TawÎîdî représente la vue, l'ouïe et la parole du maître dans les différents cercles de la ville, car ce dernier, atteint par la maladie, fréquente très rarement ces lieux où les savants et les philosophes aiment à se rencontrer. Cela est d'autant plus facile qu'ils habitent la même rue. Nous avons relevé, ici et là, quelques exemples confortant cette constatation :

« [Rasâ'il] j'en ai communiqué un certain nombre à notre maître (...), moi-même je les lui ai répétées à plusieurs reprises5 ».

TawÎîdî transmit des interrogations théoriques de la part d'Abû IsÎâq an-NaÒîbî à son maître, afin qu'il y apporte des réponses6.

« Ayant rapporté, dit-il, ces propos d'Abû Sulaymân à al-Ñaymarî7... » « Comme le dit ton maître mystique ÍaÃramî... d'après ce que tu m'avais rapporté8... » Selon I. Keilani, TawÎîdî avait coutume de faire le tour des grandes maisons de

Bagdad pour en rapporter à son maître prisonnier sa collecte de nouvelles9.

b. TawÎîdî est le lien entre le vizir al-‘Ârià et Abû Sulaymân

TawÎîdî devient, par la force des choses, un intermédiaire essentiel entre le vizir et Abû Sulaymân : le premier peut accéder au savoir du second sans le rencontrer10

1 Aristote, Ethique de Nicomaque, Paris, Flammarion, 1965 (Texte intégral, G.F N°43). 2 TawÎîdî, p. 201 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 41. 3 M. Bergé, idem, p. 40. 4 TawÎîdî, p. 197. 5 Al-Imtâ‘, p. 200 et 205. 6 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 88. 7 Al-Imtâ‘, p. 260. 8 F. Jadaane, op. cit., p. 78. 9 Essayiste arabe, p. 24. 10 Al-Imtâ‘, p. 32, 185, 187, 217, 219, 282 et 461 ; TawÎîdî, p. 202.

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et le consulter sur des problèmes touchant à la politique et à l'éthique1. C'est le vizir en personne qui recommande2 à son protégé de se rendre chez le maître pour le questionner. Ainsi, son admiration le pousse à aider et soutenir financièrement ce dernier, afin qu'il puisse lui fournir des réponses aux questions qu'il juge essentielles3. En effet, à la demande d'al-‘ÂriÃ, TawÎîdî rapporte tout ce que les envoyés du Sijistan disent de sa politique4 - n'oublions pas qu’Abû Sulaymân est allé dans cette région avec son disciple. Espion, TawÎîdî l'est devenu pour assouvir les désirs et la curiosité du vizir Ibn Sa‘dân dès qu'il s'agit des remarques quotidiennes du maître, surtout, lorsque celle-ci le concerne5. Enfin, il arrive que TawÎîdî devienne le défenseur des préceptes du maître devant le vizir6 et, parfois il s'empresse même d'en expliquer les développements obscurs, offrant ainsi un commentaire des pensées d’Abû Sulaymân7 au vizir.

c. Le vizir et Abû Sulaymân

Nous pouvons nous demander quelle est la teneur des relations entre ces deux hommes. Sont-elles sincères et sans l'ombre de l’hypocrisie ?

Al-‘Ârià considère Abû Sulaymân comme la référence en matière de logique8 et le digne représentant de la falsafa. De plus, il ne cesse d'affirmer son estime9 pour lui dès qu’il est nommé. Il demande un soir à TawÎîdî de dresser le portrait des habitués par rapport à celui du maître10.

Le plus souvent, ses propositions et sa conclusion retiennent l'attention du vizir, dont les attentes semblent ainsi comblées11. Effectivement, en échange de la considération d'un dirigeant et d'un pécule suffisant pour vivre, Abû Sulaymân lui rend des services. Par exemple, ce dernier lui écrit des Epîtres susceptibles de l’aider dans sa fonction : « Comment a-t-il accueillit mon Epître12... ». Dans l'une d'elles, Abû Sulaymân porte un jugement sur l'entourage d'al-‘ÂriÃ, en utilisant des mots qui peuvent lui attirer des ennuis puisqu'il considère que le mal13 vient de là car

1 TawÎîdî, p. 12, 197 et 199 ; Al-Imtâ‘, p. 212. 2 Al-Imtâ‘, p. 282 ; TawÎîdî, p. 202. 3 TawÎîdî, p. 197 ; Al-Imtâ‘, p. 32 et 217. 4 TawÎîdî, p. 202 ; Al-Imtâ‘, p. 32. 5 Al-Imtâ‘, p. 41 et 44. 6 TawÎîdî, p. 203 et 204. 7 TawÎîdî, p. 191 et 294. 8 TawÎîdî, p. 294. 9 Al-Imtâ‘, p. 318. 10 TawÎîdî, p. 193 et 194 ; Al-Imtâ‘, p. 278. 11 TawÎîdî, p. 294 ; Al-Imtâ‘, p. 278 et 397. 12 Al-Imtâ‘, p. 282. 13 Al-Imtâ‘, p. 283.

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le désordre persiste : « rechercher la fortune est le but », « le secrets ne le sont qu'en apparence », « la perversion vient de la cour », « l'ordre de l'Etat disparaît » et, enfin « tous sont attachés à l'esprit de lucre1 ». Comment peut-il être au courant de la situation ? Grâce à TawÎîdî certainement. Mais n'a-t-il pas peur de représailles ?

F. Jadaane considère qu'Abû Sulaymân est sauvé de la misère lorsque le Sultan ÑamÒam al-Dawla nomme al-‘Ârià comme vizir et après que TawÎîdî présente son maître à ce dernier. Aussi se flatte-t-il d'être estimé par Abû Sulaymân, car il apprécie que cette attitude soit le fait du philosophe le plus en vue du pays2. Un passage dans l'Imtâ‘ nous indique le degré de confiance qui existe entre les deux hommes, mais aussi entre le vizir et TawÎîdî :

1. Le vizir, homme inquiet mais curieux, dresse une liste de questions fondamentales à ses yeux3 .

2. Il charge son protégé d'aller consulter le maître chez lui4 puis s'il le faut demander l'avis à d'autres5 .

3. Le vizir fait confiance à TawÎîdî. Aussi, lui remet-il un manuscrit original6 en lui demandant d'en écrire une copie pour Abû Sulaymân - copie qu'il ne faut surtout pas lui laisser7 ! Ainsi l'un est un homme sûr et l'autre bien qu'admiré et considéré comme une autorité intellectuelle de référence, n'est pas homme de confiance mais simplement une personne que l'on consulte.

4. Abû Sulaymân répond fièrement à ces questions en ajoutant qu'elles proviennent d'une personne digne de posséder le pouvoir et l'autorité8.

5. Le vizir attend plus d'explications de ce maître. Sa foi en lui est altérée, suite à ses réponses qui le laissent dans l'insatisfaction9. Il fait remarquer sa déception à TawÎîdî. Est-ce une preuve de la grande culture du vizir ?

6. Abû Sulaymân avance comme raison aux réponses courtes qu'il a fournit le manque de temps et l'urgence d'apporter une explication aux

1 Al-Imtâ‘, p. 283. 2 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 70. 3 Al-Imtâ‘, p. 406 et 408. 4 Al-Imtâ‘, p. 406. 5 Al-Imtâ‘, p. 408. 6 Al-Imtâ‘, p. 408 7 Al-Imtâ‘, p. 409. 8 Al-Imtâ‘, p. 409. 9 Al-Imtâ‘, p. 421.

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nombreuses questions présentes dans la liste1. Ainsi, plutôt qu'un développement de ses propositions, le maître applique la concision et l'approximation. Nous pensons qu’il est, en fin de compte, l'homme des questions urgentes : TawÎîdî, étant un proche du vizir Ibn Sa‘dân, dès que celui-ci veut contacter Abû Sulaymân, la personne la plus à même de répondre correctement à ses interrogations, il demande donc à son protégé d’aller voir le maître.

7. Finalement, après s'être emporté, il revient sur ses paroles désobligeantes envers le maître2. Sachant qu'il est le plus compétent, il a été très difficile d'obtenir l'équivalent chez d'autres, car « lui seul comprend le vizir ».

8. Mis au courant par TawÎîdî de la réaction du vizir, Abû Sulaymân propose de répondre plus précisément à chaque réponse3, lors d'une réunion. Celle-ci serait restreinte pour permettre des développements exhaustifs et accompagnés d'exemples. En somme, si Ibn Sa‘dân veut une réponse à ses interrogations, il lui faudrait accueillir Abû Sulaymân chez lui.

Nous pouvons dire, nous semble-t-il, que la relation entre ces deux hommes est claire, l'un étant un bienfaiteur, fier d'aider le plus illustre représentant de la falsafa vivant à Bagdad, l'autre étant heureux de subsister grâce à l'aide financière d’Ibn Sa‘dân al-‘ÂriÃ, tout en restant à l'écart du tumulte de la cour et des intrigues politiques. Il peut ainsi réfléchir tranquillement chez lui, comptant sur TawÎîdî pour être l'intermédiaire le cas échéant.

3. La pensée d'Abû Sulaymân al-ManÔiqî d’après les indications de l’Imtâ‘

a. Le pouvoir : al-dawla

Abû Sulaymân observe la société qui, selon lui, subit de graves troubles, causés par l'esprit matérialiste ambiant4. Il s'intéresse à la question politique5 et à la vie de cour de son époque, même s'il n'y participe pas directement comme d'autres penseurs6. En effet, il a composé dans le passé une Epître1 à ce sujet, avouant qu'il 1 Al-Imtâ‘, p. 421. 2 Al-Imtâ‘, p. 422. 3 Al-Imtâ‘, p. 422. 4 Abû Sulaymân, p. 26. 5 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199. 6 Nous pensons à Miskawayh et à al-Fârâbî. Cf. Miskawayh ; « al-Fârâbî », E.I.² (R. Walzer).

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s'en préoccupe encore, il pense écrire de nouveau2. Aussi, avons-nous dans l'Imtâ‘ quelques-unes une de ses constatations sur le pouvoir et la société3. Il affirme que le pouvoir terrestre émanant de Dieu est supérieur à toute autre forme de gouvernement. Les Bûyides n’ont aucune légitimité divine contrairement au calife, qui est le successeur de l'Envoyé. Toutefois, ils se présentent comme les protecteurs de cette émanation politico-religieuse ; protecteurs du calife, ils sont finalement détenteur de l'aura que possède cette institution.

Abû Sulaymân adopte ainsi une position audacieuse et courageuse. Il considère en effet que chaque savant doit faire preuve de courage, au risque d'être écarté par le pouvoir. Cette prise de position peut certainement lui procurer des ennuis. Est-il un défenseur du califat ? Il ajoute que le peuple se doit d'obéir, car l'autorité temporelle, légitimée par l'Absolu, est donc elle-même absolue, dans la mesure cependant où elle assure l'aisance au peuple, c'est-à-dire liberté de culte, biens terrestres et sécurité. Le peuple peut et doit savoir quelle est la ligne de conduite de ses chefs : c'est l'unique moyen pour lui de s'assurer le bien-être. Ainsi, la discussion objective et constructive est fondamentale au sein de la communauté.

La relation entre l'élite et le pouvoir n'est pas identique à celle existante entre Dieu et les hommes, car ces derniers ont leurs faiblesses. Enfin, selon lui, le pouvoir ne peut rester loin des réalités pour ne pas être remis en question. Abû Sulaymân reste ambigu quant à la personne devant détenir le pouvoir temporel émanant de Dieu : imâm ou calife ? Quoiqu'il en soit, l'Islam est peu précis à ce sujet, puisque la légitimité du pouvoir est le fait de la pratique et non des préceptes coraniques. La société n'est qu'une opposition permanente entre deux entités : peuple et élite, savant et ignorant, faible et fort... Elle doit suivre en dernier ressort les indications du chef, parce qu'ils sont liés tel un fils avec son père ou un prophète avec son troupeau. Ce développement d’Abû Sulaymân est résumé concrètement par l'exemple de deux dirigeants qu'il a fréquenté et admiré : ‘Aduà al-Dawla et Dja‘far, roi du Sijistan.

b. L'exemple du Roi

Abû Sulaymân a eu durant sa vie deux protecteurs4 justes et sages, respectés et craints de tous : ‘Aduà al-Dawla et Abû Dja‘far. Il décrie dans le Ñiwân al-Íikma5 les qualités du roi qui a gouverné le Sijistan et qui a été son protecteur ainsi que dans le Kitâb al-Imtâ‘6. D'après Abû Sulaymân, ce dernier a été un bon roi1 et s’est entouré 1 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 199. 2 Al-Imtâ‘, p. 283. 3 Al-Imtâ‘, p. 267, 283, 391 à 394 et 431. 4 Al-Imtâ‘, p. 219 ; Miskawayh, p. 174 ; Abû Sulaymân, p. 3. 5 Abû Sulaymân, p. 15. 6 Ce nom apparaît plusieurs fois tout au long de l'ouvrage. Cf. Al-Imtâ‘.

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de gens dignes et éclairés. Il s’est intéressé aussi à la politique et à la sagesse grecque2. Cette fréquentation de la cour royale forme le maître et lui apporte l'exemple d'un mécène attentif et généreux avec les savants qui le marque jusqu'à sa mort : il devient un modèle à suivre ou à rechercher3. ‘Aduà al-Dawla correspond, selon lui, au roi parfait4, ayant le respect des petits et des grands et, surtout, la maîtrise des affaires de l'Etat : il est juste, déterminé, profondément croyant, habile et droit5. La mort de son mécène et protecteur le plonge dans le désespoir et une grande tristesse. Aussi, ayant appris la disparition du roi, les habitués du cercle d’Abû Sulaymân décident aussitôt de prononcer chacun un jugement6 sur la personnalité du défunt.

c. Le prophète et le philosophe

Abû Sulaymân enseigne qu'au plus haut degré de la connaissance se trouve l'homme pur et illuminé. Dans cette catégorie il place le prophète, l'astrologue, le devin et le philosophe7. Le prophète, cependant, est supérieur au philosophe même s'ils appartiennent tous deux à la même catégorie8. Le philosophe, en outre, est appelé à suivre le prophète - l'inverse n'étant pas vrai - car ce dernier est envoyé afin d'apporter la Vérité9. La différence tient également au contenu : le sage s'occupe en même temps, d’astrologie, d’astronomie, de physique, de géométrie et de logique. Or, aucune de ces disciplines n'a de rapport avec la religion - donc avec le prophète -, aucune de ces sciences n'est donc recommandable du point de vue religieux.

d. La religion et la philosophie

Abû Sulaymân doit souvent aborder et exposer ses vues au sujet de la philosophie et de la religion10. Il pense qu'on ne peut soumettre le philosophique au religieux11. Ensuite, celui-ci exhorte le Savant à étudier séparément12 ces deux disciplines, car leur finalité est différente : la falsafa amène à la contemplation de 1 Al-Imtâ‘, p. 235. 2 Abû Sulaymân, p. 3. 3 Abû Sulaymân, p. 23. 4 Al-Imtâ‘, p. 224 et 235. 5 Abû Sulaymân, p. 26. 6 Miskawayh, p. 68. 7 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 82. 8 Al-Imtâ‘, p. 204 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 91. 9 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 75. 10 Al-Imtâ‘, p. 471 ; M. Arkoun, op. cit. , p. 90 à 91 ; F Jadaane, Infra., p. 76 à 78 et 88 à 89 et TawÎîdî, p. 263. 11 Al-Imtâ‘, p. 201, 202, 204 et 474 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 76. 12 Al-Imtâ‘, p. 217.

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l'univers alors que la religion amène à la proximité de Dieu1. Aussi, insiste-t-il sur le fait que la philosophie n'entrave pas la réflexion et n'oblige pas ceux qui la pratique de se convertir à une autre religion2.

4. Abû Sulaymân et l'amitié

a. L'astrologie

Les philosophes possèdent une profonde conviction de l'unité des sciences3. Les spéculations astrologiques intéressent de vrais savants : le postulat de l'astrologie est, en effet, celui d'une correspondance des êtres. Abû Sulaymân s'inscrit dans ce mouvement, comme le prouve la Muqâbasât (n°2) consacrée presque exclusivement à une discussion sur la valeur de l'astronomie et de l'astrologie4. Pourtant, à en croire TawÎîdî, le maître n'est qu'un simple néophyte dans ce domaine5. Il explique son amitié avec Ibn Sayyâr à partir de positions astrales favorables6, un calcul que pratiquent de nombreux et éminents savants à l'époque7.

b. L'amitié et le bonheur

L'amitié est l'idéal à atteindre pour Abû Sulaymân, qu'elle soit intellectuelle8 ou bien paternelle9, l'exemple qu'il aime à donner est tout simplement le sien10 :

— Si vous avez du mal à comprendre cela, c'est que vous n'avez pas vu de véritable amitié et vous n'avez pas été véritablement amis. — Ma confiance en lui et sa confiance en moi ne font qu'une... —(...) même loin nous avons une vie commune comme si lui c'était moi... — Mon affection pour Ibn Sayyâr passe avant tout (...) il nous arrive de nous faire des reproches, mais d'une manière telle qu'on pouvait penser qu'il s'agit d'autres que nous, comme si nous parlions d'autres personnes.

1 Abû Sulaymân, p. XII. 2 Al-Imtâ‘, p. 208. 3 R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdad sous les premiers Abbâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 364. 4 TawÎîdî, p. 342. 5 Al-Imtâ‘, p. 40. 6 Abû Sulaymân, p. 71 et 72. 7 M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 30. 8 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 93. 9 Al-Imtâ‘, p. 225. 10 M. Bergé, op. cit., p. 40, 41 et 51.

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Toutes ces confidences faites à TawÎîdî ressemblent à la fameuse définition de l'ami formulée par Aristote.

Abû Sulaymân n'est pas un homme triste, bien au contraire, il est heureux et a une vision optimiste du monde, car celui-ci ne peut évoluer que dans le sens de la perfection et la beauté1. En outre, même à l'écart de la vie de cour et des cercles, il est rarement seul : il organise son cénacle chez lui. Ses voisins, parmi lesquels se trouve TawÎîdî, lui rendent souvent visite et des amis du Sijistan viennent le voir. Ibn Nadîm est en relation avec lui et peut lui procurer des livres. En outre, il a une famille, du moins un fils...

Ne pense-t-il pas que la vie d'ici-bas peut être négligée, du moment que l'on cultive son jardin de l'esprit, afin d'avoir une vie meilleure dans l'au-delà, une vie spirituelle ? Abû Sulaymân affirme également que « nous sommes destinés à un bonheur durable, à une immortalité ininterrompue, à une demeure grandiose, à un endroit sublime, auprès de celui à qui appartient la création et le commandement, à l'Etre vraiment premier2... ». Son ami, confident et disciple, est aussi celui qui a laissé le témoignage le plus complet et le plus précis sur sa pensée ainsi que sur la place qu'il a occupée à la fin de sa vie parmi ses contemporains.

C. Abû Sulaymân, illustre représentant de l'école de Mattâ b. Yûnus et YaÎyâ b.‘Adî

Après la mort de YaÎyâ b. ‘Adî, Abû Sulaymân devient la grande référence pour toute la génération de penseurs du IVe/Xe siècle dans la ville de Bagdad. Toutefois, malgré sa grande science, certains, comme Abû l-Wafâ', lui dénient cette qualité ou bien restent indifférents : Abû Sulaymân ne fait pas l'unanimité. Cependant, les habitués du cercle du vizir, ses disciples et les anciens disciples de Mattâ b. Yûnus, de Fârâbî, de Sîrâfî et de YaÎyâ b. ‘Adî lui reconnaissent cette place particulière, au-dessus de tous.

1 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 90. 2 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 74.

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1. Abû Sulaymân, la grande référence

a. Le Kitâb al-Imtâ‘

Abû Sulaymân a été la plupart du temps absent des réunions nocturnes organisées chez le vizir al-‘ÂriÃ, à cause de sa maladie, la lèpre. Quand il s'agit de questions fondamentales ou intimes, TawÎîdî apporte les questions au maître puis ses réponses au vizir. Néanmoins, sans être là, son esprit et sa pensée imprègnent chacune des réunions qui ont lieu1. Lors de certains débats au cercle, des participants argumentent leurs idées en citant la pensée et le nom d’Abû Sulaymân à la fin d'une démonstration2.

A la lecture du Kitâb al-Imtâ‘, nous pensons qu’Abû Sulaymân assiste parfois au cénacle d'Ibn Sa‘dân3 auprès de certains de ses disciples, tel al-Andalusî ou TawÎîdî. En outre, un détail qui a son importance conforte notre idée : dès que l'on s'adresse à Abû Sulaymân un point d'interrogation (?) est systématiquement utilisé pour ponctuer la phrase4. En somme, nous pouvons dire que ce cercle est perpétuellement habité par la présence du maître.

b. L'exemple

De son vivant déjà, les disciples d’Abû Sulaymân associent leurs efforts pour rassembler ses propos, les mettre par écrit et de s’accorder sur leur signification5. Miskawayh, rival plutôt que disciple, utilise pour définir la nature et la fonction de l'âme6 les mêmes termes et les mêmes considérations qu’Abû Sulaymân. En réalité, il est surtout un exemple pour TawÎîdî, le fidèle disciple. Il apparaît ainsi dans la plupart de ses écrits touchant les domaines où le maître a excellé. Peut-être que la citation de nombreux exemples d'Abû Sulaymân tient au fait que celui-ci est omniprésent dans sa production livresque ? Toujours est-il qu'il fait siennes les idées de son maître7, afin de rendre crédible ce qu'il avance8. D'autres élèves le citent pour 1 Al-Imtâ‘, p. 283. 2 Nous avons relevé assez souvent, au début des discussions ces termes : « Selon certains philosophes », « Selon un philosophe », « Selon un autre philosophe », « Certaines personnes »... Puis, en conclusion, Abû Sulaymân est cité - et notons que d’autres noms sont rarement avancés ! Cf. Al-Imtâ‘, p. 163, 265, 266, 277, 278, 298, 299 et 306. 3 Al-Imtâ‘, p. 174 à 178. 4 Al-Imtâ‘, p. 322. 5 Al-Imtâ‘, p. 174. 6 Miskawayh, p. 143. 7 TawÎîdî, p. 184, 295 et 316 ; M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 107. 8 Nous n'avons pas développé les passages où l'élève cite le maître, que ce soit au sujet du kalâm ou du mérite des nations. Nous renvoyons cependant le lecteur aux références suivantes : TawÎîdî, p.

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argumenter leur pensée ou pour combattre des idées et des conceptions radicalement différentes. Al-Íarîrî, en l'occurrence, s'attaque aux ikhwân al-Òafâ' à l'aide des enseignements d'Abû Sulaymân1. Enfin, c’est à partir de son exemple que l'on décrie le non moins célèbre philosophe al-‘Âmirî, dans des termes élogieux et respectueux2.

c. L'autorité

La pensée d’Abû Sulaymân est abondamment citée dans l'Imtâ‘, les Muqâbasât et l'Anthologie sur l'amitié. La réponse de celui-ci ou son intervention lors d'une discussion font autorité et sont retenues comme décisives en dernière instance. Par exemple, il a été interrogé par son disciple TawÎîdî sur des propos tenus par al-Rummanî sur la valeur morale du « tamkîn3 », ou encore sur les Rasâ'il des Frères de la pureté. Cette relation de maître à élèves s'applique aussi aux autres membres de son cénacle. Très souvent, la personne posant la question à Abû Sulaymân demeure indéfinie4, car ce qui compte aux yeux de celui qui rapporte, en l'occurrence TawÎîdî, est bel et bien la réponse du maître et non la question. Celle-ci sert toujours de prétexte à l'intervention de l'autorité. Pourtant, à deux reprises dans l'Imtâ‘, deux habitués du cercle d'Abû Sulaymân et du vizir apparaissent comme des interlocuteurs5 importants puisqu'ils sont nommés. Il s'agit d'al-Bukhârî et d'al-Andalusî : ces derniers considèrent le verdict d'Abû Sulaymân comme définitif et complet. Ainsi, les qualités intrinsèques du maître font de lui un homme de bon conseil, ou plutôt un sage que l'on n'hésite pas à consulter6. Nous avons effectué un relevé de l’occurrence des verbes et des expressions se trouvant dans l'Imtâ‘7, afin de connaître les faits et gestes du maître. En effet, ces données nous permettent de reconstituer les échanges de cette personne avec les autres participants mais aussi 244 et 319 ; Al-Imtâ‘, p. 317; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 39 ; M. Bergé, « Mérites respectifs des nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-Mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, XIX, 1972 et C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 173 et 191. 1 TawÎîdî, p. 190 et 191. 2 J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 257 à 258. 3 TawÎîdî, p. 201. 4 Al-Imtâ‘, p. 176, 177 et 200 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, p. 82 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 43. 5 Al-Imtâ‘, p. 172 et 234. 6 M. Bergé, op. cit., p. 30 ; F. Jadaane, op. cit., p. 72 ; Abû Sulaymân, p. 26 ; C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 167 et 171. 7 Al-Imtâ‘, p. 41, 116, 166, 167, 171 à 174, 178, 200, 204, 205, 214 à 216, 225, 229, 230 à 235, 259, 260, 265, 266, 278, 282, 283, 306 à 308, 317, 318, 391, 399, 406, 425, 430 à 436, 455, 456, 473, 475 et 476.

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une reconstitution de sa présence non physique lors des réunions. Nous pouvons tirer six enseignements à partir de cette liste :

Abû Sulaymân est une autorité qui donne souvent son avis, éclaircit les points obscurs et surtout diffuse son savoir.

La gamme de verbes, leur précision et l'éventail utilisé afin de décrire le maître prouve que cet homme a de l'importance et suscite l'intérêt de l’auteur de l'Imtâ‘.

Sa présence est constante dans l'ouvrage, de la première à la dernière nuit.

Il devient très présent assez tardivement.

C'est un homme de parole.

TawÎîdî est très précis en ce qui concerne la description de son maître.

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Verbes et noms Dire Affirmer Conclure Ajouter Rapporter une discussion Raconter Selon Commenter Parler Donner un avis Expliquer Préciser Ecrire Réflexion Distinguer Trouver Noter Remarquer Décrire Consulter Approuver Illustrer Donner des exemples Ecouter Critiquer Rapporter une réflexion Reconnaître Penser Nuancer Répondre Entendre Conversation Exprimer Dicter Reprendre

Occurrences 16 1 2 9 1 4 5 5 1 3 2 4 1 4 2 1 1 2 1 3 1 1 1 1 2 1 1 5 4 2 1 1 1 1 1

d. Le commentateur

Le fait d'être l'un des plus grands philosophes de Bagdad et, de surcroît, ancien disciple de Mattâ b. Yûnus l'oblige souvent à expliquer des vers ou des paroles de sages. Commentateur, il l'est au grand plaisir du vizir et de son entourage1. Il aime

1 Nous vous renvoyons à notre étude au III.C-1-c.

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beaucoup préciser la pensée d'Aristote, surtout lorsqu'il s'agit du thème de l'amitié1. On vient de loin, comme al-Andalusî, pour avoir l’honneur d'entendre son explication. Il lui arrive même de commenter des sujets ne s'inscrivant pas vraiment dans son champ d'étude2. Il a parfois des discussions assez difficiles, que ce soit avec les Frères de la pureté ou bien avec son rival Ibn Zur‘a.

2. Abû Sulaymân et la controverse avec...

a. Les mutakallimûn

Abû Sulaymân s'éloigne nettement des mystiques et rejette entièrement leurs allégations. Quant aux théologiens, il ne leur pardonne pas leur théorie de l'égalité des arguments. Malgré la rencontre de la philosophie et de la religion, le maître n’apprécie guère le rôle des mutakallimûn. Il connaît bien ce milieu et considère ces hommes comme les plus grands ennemis de l'Islam et des musulmans. Leur méthode est donc constamment critiquée par d'Abû Sulaymân3, qui use d’un ton acerbe :

— Cette [niaiserie] vient du caractère néfaste de la théologie dogmatique et de la dialectique4.

Il affirme que la religion, pour être fondée et reçue favorablement, n'a pas besoin de la conception du savoir des dialecticiens, dont il souligne le caractère nuisible lors du cénacle chez les vizirs5. Cette attitude négative à leur encontre influence ses disciples, notamment TawÎîdî qui écrit beaucoup d'ouvrages franchement hostiles à cette méthode6 rapportant les propos de son professeur à ce sujet7. Ils considèrent de la même manière les Frères de la pureté et leur enseignement.

1 TawÎîdî, p. 324 ; M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVI, 1958-60, p. 42 et 43. 2 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 171 à 172 ; F. Jadaane, « La philosophie de Sijistani », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 90. 3 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 79 ; TawÎîdî, p. 200 et Abû Sulaymân, p. XII. 4 Al-Imtâ‘, p. 473. 5 Al-Imtâ‘, p. 475 à 477 : il y tient des propos très durs à l'égard de son interlocuteur et de ces hommes. 6 TawÎîdî, p. 169. 7 Al-Imtâ‘, p. 124.

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b. Les ikhwân al-Òafâ' ou Frères de la pureté

Cette confrérie, originaire de BaÒra1 et à tendance ismaélienne, s'affirme pleinement à Bagdad au Xe siècle, en posant la recherche comme noble en soi et en avançant de par sa structure, des objectifs socio-politiques précis. Leur encyclopédie, comprenant douze chapitres, a introduit une attitude nouvelle2 à l'égard de la religion et est rapidement devenue un classique dans certains cercles philosophiques3. Le projet des Frères de la pureté déclenche les attaques d'Abû Sulaymân. Celui-ci en a pris connaissance grâce à TawÎîdî qui lui a remit un exemplaire4 de leur œuvre. Ses élèves, de même, critiquent vigoureusement l'association de la religion avec la philosophie car ils y voient une entreprise trompeuse et dangereuse5. Cependant, le débat reste toujours possible, même si parfois les mots échangés sont durs à l'encontre de l'adversaire6.

c. Ibn Zur‘a7

Ce chrétien jacobite est un brillant philosophe et logicien, ainsi qu'un traducteur - en raison de sa parfaite connaissance du syriaque - et un apologiste8. Il reste le disciple de YaÎyâ b. ‘Adî jusqu'à ce que la mort les sépare. Ainsi, il a étudié avec le même maître qu’Abû Sulaymân et tous deux ont bénéficié du même enseignement de sa part. Cette période est marquée, sans aucun doute, par le débat entre ces deux philosophes, au cours duquel Ibn Zur‘a, rapportant des paroles du Christ - attitude courante chez cet homme qui a pris l'habitude d'argumenter son discours en se référant à la bible ou aux pères de l'église -, subit la contestation ferme mais courtoise du musulman Abû Sulaymân. Ce dernier lui fait remarquer que sa « réponse était tronquée » sans le remettre en cause sa personne et ses qualités intrinsèques. Au contraire, il l'apprécie mais pas cette tradition.

1 A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11e siècle, T. 1, Paris, Mouton, 1973, p. 218 à 220. 2 Miskawayh, p. 180. 3 C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 180. 4 TawÎîdî, p 291 ; Al-Imtâ‘, p. 200 et 206. 5 Miskawayh, p. 181 et 182. 6 Nous pensons à la discussion entre al-Maqdisî et al-Íarîrî, ami de TawÎîdî, sur le lien entre la révélation et la philosophie. Abû Sulaymân contesta le point de vue d'al-Maqdisî avec force et en argumentant solidement ses propos ; il considérait que Dieu a envoyé le Message pour le bien de l'homme et que la philosophie se fonde sur la raison humaine exclusivement. Cf. C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 121. 7 TawÎîdî, p. XVII ; M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 387 et Al-Imtâ‘, p. 478. 8 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez).

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Abû Sulaymân pousse la prospection philosophique et intellectuelle plus loin que son rival qui ne lui annonce que des généralités, tandis que lui est très pointilleux et précis quant il exprime une idée ou donne des définitions suivies d'exemples1. Sans raison aucune, cette relation n’est qu'occasionnelle après la mort de YaÎyâ b. ‘Adî, car l'un organise et anime un cercle chez lui alors que l'autre se retire progressivement dans ses affaires commerciales. N’est-il pas étonnant que TawÎîdî critique autant les commerçants ?

Quelques contemporains n’ont aucune considération à l'égard du maître et, parfois même, le critiquent violemment.

3. Abû Sulaymân laisse-t-il des gens indifférents à son savoir ?

Sa méthode soulève de nombreuses oppositions2 car il sépare la loi religieuse de la philosophie. Les mutakallimûn ou les ikhwân al-Òafâ' ne l'apprécient guère. Le poète Badîhî critique vigoureusement les handicaps3 du maître dans certains de ses poèmes, sans pour autant contester sa valeur dans le domaine de la logique ou de la politique. Toutefois, Abû Sulaymân ne peut accorder aux paroles d'un poète la moindre reconnaissance4 puisqu'il croit avec Aristote et avec le proverbe que « les poètes sont de grands menteurs ». Une autre personnalité de Bagdad, Abû-l-Wafâ' le protecteur de TawÎîdî, ne porte aucun intérêt au maître et à son enseignement. Il ne l'admire point et reste indifférent au succès de ce dernier5. TawÎîdî devient souvent l'avocat de son maître, vantant ses mérites afin de changer l'avis de son bienfaiteur ou du moins tenter de lui faire comprendre pourquoi lui est si proche de cet homme6. Quant à l'attitude de Miskawayh, il nous semble qu'elle révèle une certaine jalousie, voire même un complexe d'infériorité à l'égard d'Abû Sulaymân. En effet, son nom est systématiquement passé sous silence7 dans le Kitâb al-Šawâmil ; peut-être veut-il s'affirmer ainsi comme étant son égal aux yeux de ses contemporains.

Malgré tout, il domine toute sa génération en raison de son immense savoir et de ses talents de logicien. Quelle est cette génération ? Pourquoi lui et pas un autre disciple de YaÎyâ b. ‘Adî ? Est-ce le sage aux qualités exceptionnelles ?

1 Al-Imtâ‘, p. 435 ; Tawhîdî, p. 194 et 201. 2 TawÎîdî, p. 204. 3 Al-Imtâ‘, Ie nuit. 4 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 71. 5 Al-Imtâ‘, p. 284. 6 TawÎîdî, p. 204. 7 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XV, 1961, p. 75.

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4. Abû Sulaymân, haute figure qui s’impose à sa génération

a. Quelle est cette génération ?

Abû Sulaymân aurait-il repris la suite de YaÎyâ b. ‘Adî ? Qu'entendons-nous par génération ?

Nous avons retenu la définition de M. Arkoun au sujet de la génération et de ses limites chronologiques. Il considère que les philosophes ayant diffusé leur savoir entre 960 et 1010 à Bagdad, Rayy et Chiraz appartiennent tous à la même génération1. Abû Sulaymân est une grande figure, selon lui, de 974 à 985 et partie prenante dans ce mouvement intellectuel2. Ces hommes n’ont plus à défendre3 la légitimité des Abbassides et encore moins celle des Bûyides puisque les trois piliers du pouvoir - Etat, Religion et Tradition - sont ébranlés par les multiples événements (guerre civile, lutte entre les armées des divers émirats qui composent l’Empire…). Nous pouvons inclure les Îanbalites4 et tous les autres sermonnaires, Ismaéliens et Qarmates dans cette génération de penseurs. Elle est le lien ou, plutôt, celle qui assure l'animation5 de la vie de l'esprit entre Fârâbî (m. 950) et Ibn Sîna6. Au total, nous pouvons avancer que tous les disciples de Mattâ b. Yûnus et de YaÎyâ b. ‘Adî puis ceux d'Abû Sulaymân forment cette génération.

b. Le cas de TawÎîdî et d'Ibn Zur‘a : deux disciples de YaÎyâ b. ‘Adî encore vivants qui ne s'imposent pas aux autres

Abû Sulaymân n'est pas l'unique survivant parmi les nombreux disciples qu'ont eu Mattâ b. Yûnus et, surtout YaÎyâ b. ‘Adî puisque TawÎîdî et aussi Ibn Zur‘a sont encore présents à Bagdad. Mais alors pourquoi n’ont-ils aucune aura dans les milieux intellectuels ?

Ibn Zur‘a, après la mort du maître, devient la grande figure de la communauté chrétienne de Bagdad et, pourtant ne réussit pas à s'imposer dans les cercles philosophiques. Nous pensons que, d'une part, il est éclipsé par la personne d'Abû Sulaymân et que, d'autre part, étant un bon traducteur7, il s’est consacré sûrement à cette activité avec plus d'engouement puisque cela est avant tout une passion. Par 1 Miskawayh, p. 365. 2 Idem. 3 Miskawayh, p. 356. 4 Miskawayh, p. 189 et 190. 5 D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwân al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. X. 6 Miskawayh, p. 82 ; TawÎîdî, p 43 et 46 ; G. Makdisi, The Rise of Humanism in Classical Islam and the Christian West, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990, p. 250 et 251. 7 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez).

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ailleurs, s'il est si peu présent dans les mémoires cela peut s'expliquer par ces deux suppositions :

1 Nous connaissons cette période, en partie, grâce aux écrits de TawÎîdî, en particulier, l'aspect social du Xe siècle. Il admire Abû Sulaymân et Sîrâfî - cela se ressent dans toute son œuvre écrite entre 960 et 995 – au contraire d’Ibn Zur‘a qui apparaît secondairement1 dans l'Imtâ‘. Peut-être lui aussi est-il un oublié de ce siècle ?

2 D’après les propos de TawÎîdî dans l'Imtâ‘ où il dresse son portrait, nous pensons qu'Ibn Zur‘a se consacre, sans doute essentiellement à ses affaires commerciales2, délaissant, par-là même, la vie de la cour.

TawÎîdî doit être considéré à part3. En effet, s'il a été un disciple de YaÎyâ b. ‘Adî, il faut cependant tenir compte, d'une part, de la position d'aîné d'Abû Sulaymân ; d'autre part, la supériorité d’Abû Sulaymân dans les domaines de la spéculation philosophique et de la logique ne font aucun doute. Ainsi, dès la première rencontre il est séduit et admire cet homme, comme c’est le cas pour Sîrâfî.

Abû-l-Íasan al-‘Âmirî et Miskawayh sont, certes, d'éminents maîtres mais n’ont aucun lien avec l’Ecole de Bagdad. Membres de cette génération certainement, héritiers de Mattâ b. Yûnus vraiment pas !

c. La place du philosophe Abû Sulaymân dans la société bagdadienne : Le sage aux qualités exceptionnelles

Comme nous l'avons déjà évoqué, TawÎîdî accorde une place de choix à son maître4 alors que l'image de YaÎyâ b. ‘Adî tend à disparaître dans tous les esprits5. Est-ce là un indice de l'importance qu'a Abû Sulaymân parmi les siens ? D'ailleurs, ce dernier devient la référence à laquelle on compare Ibn Zur‘a, Ibn al-Khammâr... et, chose surprenante, feu le maître6 lui-même. Nous devinons aisément la situation privilégiée que doit connaître Abû Sulaymân.

Trois savants, al-‘Âmirî, Miskawayh et Abû Sulaymân, dominent cette période dans le domaine bûyide mais seul le dernier est présent en permanence dans la

1 C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », Damas, in B.E.O, I.F.E.A, XVIII, 1963-64, p. 165. 2 « Ibn Zur‘a », E.I.² (R. Arnaldez ) ; C. Audebert, op. cit., p. 165 et 166. 3 TawÎîdî, p 47. 4 M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVe/Xe siècle d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 88. 5 TawÎîdî, p. 45. 6 TawÎîdî, p. 44.

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capitale de la région ‘Iraq1. Pour A. Cheikh Moussa, Abû Sulaymân représente « la figure exemplaire du philosophe2 ». Figure dont la kunya, al-ManÔiqî, implique que celui-ci assumât un rôle de maître à penser pour toute cette Ecole3 - celle-ci n'apparaît jamais dans l’œuvre de TawÎîdî en tant que tel mais toutefois l'entourage du vizir insiste sur ses grandes compétences en logique. Même le poète Badîhî4 lui reconnaît des qualités et il nous semble qu'il doit, lui qui aime tant le critiquer, refléter sans nul doute l'avis général5.

Pourquoi Abû Sulaymân a suscité tant d'admiration chez tous les lettrés, ou presque, ainsi que chez certains dirigeants ? Il domine sa génération par son enseignement après s'être imposé grâce à sa vaste culture6 et ses qualités exceptionnelles d'homme ayant atteint la maturité7. Au sein des groupes sociaux auxquels il appartient, il n'éprouve guère le besoin, les maîtres précurseurs n'étant plus, qu'on lui décernât le titre de « Saykh8 ». Disciple parmi les disciples, il est un temps le maître parmi ses anciens condisciples jusqu'au crépuscule de sa vie. Son autorité, il l'obtient parce qu'il transmet la parole de YaÎyâ b. ‘Adî et de Mattâ b. Yûnus illustrée de ses commentaires riches et variés9. Elle ne fait que grandir malgré son mode de vie effacé10. En outre, il demeure toujours humble11, sachant pertinemment qu'il est supérieur à tous. Il est le sage, nous semble-t-il, qu'il espère être. Ce personnage humble, vivant à l'écart de la splendeur des cours des riches mécènes, marque toute sa génération car, d'une part, il est le seul détenteur de l'enseignement de Mattâ b. Yûnus capable de le transmettre correctement mais aussi de le commenter sans erreurs et, d'autre part, à l'instar de ses maîtres il développe l'idée de la cité vertueuse qu'avait avancée Fârâbî, poussant ainsi certains dirigeants - le roi du Sijistan ou ‘Aduà al-Dawla - à lui quémander ses lumières. En effet, sa pensée pratique et clairvoyante fascine du plus petit disciple au plus grand de ce monde. Abû Sulaymân est omniprésent à Bagdad.

1 Abû Sulaymân, p. IX. 2 Cf. Revue de presse de A. Cheikh Moussa d'Abû Sulaymân. 3 Abû Sulaymân, p. 2. 4 F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 67 et 71 ; Essayiste arabe, p. 36 ; Tawhîdî, p. 45 ; Miskawayh, p. 48 et 49. 5 Essayiste arabe, p. 56 et 57. 6 Miskawayh, p. 191 ; TawÎîdî, p. 197. 7 Abû Sulaymân, p. IX. 8 TawÎîdî, p. 47 ; Al-Imtâ‘, p. 34, 116, 200, 212 et 471 ; D. M. Dunlop, The Muntakhab Ñiwan al-Íikmah of Abû Sulaïmân as-Sijistânî, The Hague, Mouton, 1979, p. XII. 9 Abû Sulaymân, p. XII. 10 TawÎîdî, p. 169 et 204 ; Al-Imtâ‘, p. 34, 35, 217, 261 et 421. 11 Al-Imtâ‘, p. 421.

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CONCLUSION

Le crépuscule de ce Xe siècle marque la fin d'une époque, celle de la génération de Fârâbî, de Mattâ b. Yûnus, de YaÎyâ b. ‘Adî et d'Abû Sulaymân. Les cercles disparaissent avec les problèmes de succession - causes de tensions insurmontables - et la menace, encore timide, aux frontières : le politique prit le dessus, le savoir s'efface progressivement dans l'entourage proche du souverain. En outre, au siècle suivant, l'Etat crée l'institution de la madrasa (1067, fondation de la Nizâmiya à Bagdad) portant alors le dernier coup de grâce aux cercles organisés chez les dirigeants et les maîtres. Dorénavant, l'enseignement est dispensé dans ces lieux souvent rattachés à une mosquée.

Cependant ce Xe siècle est, nous semble-t-il, caractérisé par un réseau d'animateurs - toutes sciences confondues - possédant le même langage, la même quête et soif de vérité et le même système de signification : principes de vie, critères de jugement des valeurs, références communes... Ainsi, nous retrouvons des noms identiques dans les cénacles tout au long de ce siècle. N'y a-t-il pas là une ressemblance avec la petite société des philosophes, elle aussi fermée, de la Grèce du Ve siècle av. J. C. ? Ces hommes ne citent-ils pas volontiers en exemple ces temps fondateurs ?

Cette génération domine la pensée et la réflexion par l'ampleur et la générosité de sa vision, malgré la lutte permanente entre les esprits valables - nous entendons par-là intègres - et ceux qui ne cherchent qu'à attirer l'attention d'un mécène, protecteur et bienfaiteur. Aussi les moralistes dénoncent-ils cette évolution des mœurs négatives qui rendent l'existence plus difficile dans la ville. Sont-ce les prémisses d'un changement de l'idée de cité en terre d'Islam ?

Dans le tumulte et la violence endémique présents à al-Karkh, une lumière brille de milles feux, Abû Sulaymân, maître et continuateur de l'enseignement de Mattâ b. Yûnus, qui surpasse, aux dires de TawÎîdî, puis domine toute sa génération après 974 (date de la mort de YaÎyâ b. ‘Adî) et surtout entre 982 et 985 (période du cercle de l'Imtâ‘). Pourtant, son image s'éteint aussi vite que la brève période où tous l’ont admiré et le respecté.

Pauvre, il n’est ni Soufi, ni courtisan, mais ses qualités évidentes ne laissent point de marbre les grands dirigeants bûyides et, en particulier, le « roi des rois », ‘Aduà al-Dawla. Son fidèle disciple, ami et voisin nous laisse un témoignage, certes précieux et précis. Mais est-il objectif et impartial ? Néanmoins deux hommes, Miskawayh et le poète Badîhî, n'étant pas réellement des inconditionnels du maître, avouent que

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son esprit ne peut laisser les savants insensibles. La mort d’Abû Sulaymân, en 985 et la disparition du cercle de l'Imtâ‘ laissent TawÎîdî orphelin.

Ainsi une page est tournée, l'Ecole de Bagdad s'éteint...

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BIBLIOGRAPHIE

I. Sources

M. Arkoun, « La Conquête du bonheur selon Abû-l-Íasan al-‘Âmirî », in Studia Islamica, XXII, 1965, p. 55 à 91.

C. Audebert, « La Risâlat al-Íayât d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-1964, p. 147 à 194.

M. Bergé, Une source pour la connaissance de la vie intellectuelle et sociale à Bagdad au IVème/Xème siècle : plan, traduction partielle (125 pages des 650 pages du texte arabe) et analyse suivie des quarante « nuits » du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'al-TawÎîdî, avec introduction (thèse de 3e cycle de 750 pages dact.).

M. Bergé, « Une profession de foi politico-religieuse sous les apparences d'une pièce d’archives : la Riwâyat al-Saqîfa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in Annales Islamologiques du Caire, Le Caire, I.F.A.O, IX, 1970, p. 87 à 95.

M. Bergé, « Mérites respectifs des Nations selon le Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî (m. en 414/1023) », in Arabica, XIX, 1972, p. 165 à 176.

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Al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, Beyrouth, Edité par la commission libanaise pour la traduction des chefs-d’œuvre et l'I.F.A.O. du Caire, 1980.

Al-ÍamaÃâni, Choix de Maqâmât (Séances), traduction de R. Blachère et P. Masnou, Paris, Librairie C. Klincksieck, 1957.

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II. Ouvrages généraux

A - Généralités

M. Arkoun, La pensée arabe, 4e Edition, Paris, P.U.F, 1991, p 3 à 80 (coll. Que Sais-je? n°915).

M. Arkoun, Ouvertures sur l'Islam, Paris, J. Grancher Editeur, 1989.

C. Bouamrane, L. Gardet, Panorama de la pensée Islamique, Paris, Sindbad, 1984.

C. Cahen, L'Islam des origines au début de l'empire ottoman, Paris, Bordas, 1970.

R. Mantran, L'expansion musulmane (VIIe - XIe siècles), Paris, P.U.F, 1986.

A. Miquel, L'Islam et sa Civilisation, 2e Edition, Paris, Armand Colin, 1990.

D. Sourdel, Histoire des Arabes, 4e Edition, Paris, P.U.F, 1991 (coll. Que Sais-je ? n°1627).

D. et J. Sourdel, la Civilisation de l'Islam classique, Paris, Arthaud, 1983.

B - Encyclopédie de l'Islam

Encyclopédie de l'Islam, 2e Edition, Leyde, E. J. Brill, 1960.

« ‘Abd al-Djabbâr b. AÎmad », E.I.2 (S. M. Stern).

« Abû-l-Wafâ' », E.I.2 (H. Suter).

« Abû Sulaymân », E.I.2 (S. M. Stern).

« Adab », E.I.2 (F. Gabrieli).

« ‘Aduà al-Dawla », E.I.2 (H. Bowen).

« ‘Ayyâr », E.I.2 (Fr. Taeschner).

« Baghdâd », E.I.2 (A. A. Dûrî).

« al-Balkhî », E.I.2 (D. M. Dunlop).

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100

« Bûyides », E.I.2 (C. Cahen).

« Falsafa », E.I.2 (R. Arnaldez).

« Falâsifa », E.I.2 (R. Arnaldez).

« al-Fârâbî », E.I.2 (R. Walzer).

« Ibn al-Nadîm », E.I.2 (J. W. Fück).

« Ibn Zur‘a », E.I.2 (R. Arnaldez).

« Idjâza », E.I.2 (G. Vajda).

« Ismâ‘îliyya », E.I.2 (W. Madelung).

« al-Karkh », E.I.2 (M. Streck - [J. Lassner]).

« Kâtib. En Perse », E.I.2 (B. Fragner).

« Kâtib. Sous le Califat », E.I.2 (R. Sellheim et D. Sourdel).

« Khâss », E.I.2 (C. Orhonlu).

« Madjlis », E.I.2 (F. C. R. Robinson).

« Mattâ b. Yûnus », E.I.2 (G. Endress).

« Mu‘tazila », E.I.2 (D. Gimaret).

III. Ouvrages spécialisés

A - Travaux et Etudes spécialisés

S. Ammar, Médecins et médecine de l'Islam : de l'aube de l'Islam à l'âge d'or, Livre I, Paris, Edition Tougui, 1984, p. 105 à 208.

M. Arkoun, Essais sur la pensée islamique, Paris, Maisonneuve et Larose, 1984.

M. Arkoun, L'Humanisme Arabe au IVe/Xe siècle : Miskawayh philosophe et historien, Paris, J. Vrin, 1982.

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101

M. Bergé, Pour un humanisme vécu : Abû Íayyân al-TawÎîdî, Damas, Institut Français de Damas, 1979.

C. Cahen, Les peuples musulmans dans l'Histoire médiévale, Damas, Institut Français de Damas, 1977.

Y. Eche, Les bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, Syrie et en Egypte au Moyen âge, Damas, Institut Français de Damas, 1967.

G. E. von Grunebaum, L'identité culturelle de l'Islam, Paris, Gallimard, 1973.

I. Keilani, Abû Íayyân at-TawÎîdî. Essayiste arabe du IVe siècle de l'Hégire (Xe s.), Beyrouth, Institut Français de Damas, 1950.

J. L. Kraemer, Philosophy in the renaissance of Islam. Abû Sulaymân al-Sijistânî and his circle, Leiden, E. J. Brill, 1986.

J. L. Kraemer, Humanism in the renaissance of Islam. The cultural revival during the Buyid Age, Leiden, E. J. Brill, 1986.

H. Laoust, Les schismes dans l'Islam : introduction à une étude de la religion musulmane, Paris, Payot, 1977.

A. Miquel, La géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème siècle, Tome 1, Paris, Mouton, 1973.

E. Naraghi, Enseignement et changements sociaux en Iran du VIIe au XXe siècle, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l'Homme, 1992.

S. Sabari, Mouvements populaires à Bagdad à l'époque abbasside, IXème-XIème siècles, Paris, A. Maisonneuve, 1981.

D. Sourdel, Le Vizirat Abbasside de 749 à 936, 2 Vol. , Damas, Institut Français de Damas, 1959-60.

M. J. L. Young, J. D. Latham, R. B. Serjeant, Religion, Learning and Science in the ‘Abbasid Period, Tome 1, Vol. III, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

B - Articles

A. Abel, « Changements politiques et littérature eschatologique dans le monde musulman », in Studia Islamica, II, 1954, p. 23 à 43.

M. Allard, « Les chrétiens à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 377 à 388.

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102

M. Arkoun, « L'humanisme arabe au IVème/Xème s. d'après le Kitâb al-Hawâmil wa-l-Šawâmil », in Studia Islamica, XIV, 1961, p. 73 à 108; XV, 1961, p. 63 à 88.

R. Arnaldez, « Sciences et philosophie dans la civilisation de Bagdâd sous les premiers ‘Abâsides », in Arabica, IX, 1962, p. 357 à 373.

A. Badawi, « L'Humanisme dans la pensée arabe », in Studia Islamica, VI, 1956, p. 67 à 101.

M. -G. Balty-Guesdon, « Le Bayt al-Íikma de Baghdad », in Arabica, XXXIX, 1992, p. 131 à 150.

J. E. Bencheikh, « Le Cénacle poétique du Calife al-Mutawakkil (m. 247). Contribution à l'analyse des instances de légitimation socio-littéraires », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 34 à 52.

M. Bergé, « Les écrits d'Abû Íayyân al-TawÎîdî. Problèmes de chronologie », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXIX, 1977, p. 55 à 63.

M. Bergé, « Genèse et fortune du Kitâb al-Imtâ‘ wa-l-mu'ânasa d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXV, 1972, p. 97 à 104.

M. Bergé, « Justification d'un autodafé de livres. Lettre d'Abû Íayyân al-TawÎîdî au Qâdî Abû Sahl ‘Alî Ibn MuÎammad », in Annales Islamologiques du Caire, le Caire, I.F.A.O, IX, 1970, p. 65 à 85.

M. Bergé, « Espoirs et rancœurs d'un homme de lettres », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XXII, 1969, p. 127 à 132.

M. Bergé, « Al-TawÎîdî et al-¹âhiz », in Arabica, XII, 1965, p. 188 à 195.

M. Bergé, « Epître sur les sciences », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVIII, 1963-1964, p. 241 à 300.

M. Bergé, « Une anthologie sur l'amitié d'Abû Íayyân al-TawÎîdî », in B.E.O, Damas, I.F.E.A, XVI, 1958-1960, p. 15 à 60.

C. Cahen, « Mouvements populaires et autonomisme urbain dans l'Asie musulmane du Moyen Age », in Arabica, V, 1958, p 225 à 250; VI, 1959, p. 25 à 56 et p. 233 à 250.

C. Cahen, « Histoire économique et sociale de l'Orient musulman médiéval », in Studia Islamica, III, 1955, p. 93 à 117.

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103

M. Canard, « Bagdâd au IVème siècle de l'Hégire », in Arabica, IX, 1962, p. 267 à 287.

M. F. Ghazi, « Un groupe social : les raffinés (Úurafâ') », in Studia Islamica, XI, 1963, p. 39 à 72.

F. Jadaane, « La philosophie de Sijistânî », in Studia Islamica, XXXIII, 1971, p. 66 à 95.

C. Pellat, « La prose arabe à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 407 à 418.

M. K. Qazvînî, « Abû Sulaïmân Mantiqî Sidjistânî », in Publications de la Société des Etudes Iraniennes et de l'Art Persan, n°5, Chalon-sur-Saône, Imprimerie Française et Orientale E. Bertrand, 1933.

D. Sourdel, « Bagdâd, Capitale du nouvel Empire ‘Abbâsside », in Arabica, IX, 1962, p. 251 à 265.

G. Troupeau, « La grammaire à Bagdâd du IXème au XIIIème siècle », in Arabica, IX, 1962, p. 397 à 405.

J. C. Vadet, « Le souvenir de l'ancienne Perse chez le philosophe Abû-l-Íasan al-‘Âmirî (m. 381 H) », in Arabica, XI, 1964, p. 257 à 271.

G. Vajda, « Le milieu juif à Bagdâd », in Arabica, IX, 1962, p. 389 à 393.