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La puissance de la parole magique dans la littérature, les « papyri magicae » et les défixions à Marie-Laure et Gérard Freyburger Pour cerner le mieux possible la notion de magie dans l‟Antiquité, nous pouvons nous appuyer sur les définitions que les Anciens en donnaient. Les définitions de la magie dans l’Antiquité gréco-romaine Dans son Apologie, Apulée de Madaure, philosophe médio-platonicien, définit ainsi le magus : « Si, comme je le lis dans de nombreux auteurs, « magus » a dans la langue des Perses 1 le même sens que prêtre en latin (sacerdotem), quel crime y a-t-il, je le demande, à être prêtre, à posséder à fond, la connaissance, la science, la pratique des ordonnances rituelles, des règles du culte, des dispositions de la loi religieuse ? » 2 Le philosophe, en jouant sur les mots et sur l‟étymologie de magus 3 , associe étroitement les deux significations du terme, d‟une part le « mage », c‟est-à-dire le prêtre du peuple perse, comme Zoroastre (ou Zarathoustra) 4 , Ostanès et Hystaspe, les « Mages hellénisés » 5 , d‟autre part le « magicien », celui qui accomplit des tours de force par des formules magiques, donc par la puissance de la parole. Mieux même, en tant que philosophe platonicien, Apulée cite comme argument d‟autorité les définitions de la magie données par Platon dans ses dialogues, puisqu‟il poursuit l‟analyse en ces termes : « C‟est ainsi du moins que Platon définit la magie quand il expose l‟éducation que recevaient chez les Perses les jeunes gens destinés au trône. Les paroles mêmes de cet homme divin sont encore dans ma mémoire : (…) ». Apulée cite d‟abord le Premier Alcibiade : « Dès que l‟enfant atteint deux fois sept ans, on le confie à ceux qu‟on appelle les gardiens des enfants royaux ; ce sont des Perses d‟âge mûr qui sont choisis comme les meilleurs, au nombre de quatre, le plus savant, le plus juste, le plus tempérant, le plus courageux. Le premier enseigne la science des mages, due à Zoroastre, fils d‟[Ahoura Mazda] (c‟est, en fait, le culte des dieux) ; il enseigne aussi l‟art de régner. » 6 Ainsi, d‟après Platon, ce sont les plus compétents parmi les éducateurs, ceux qui possèdent au plus haut point chacun 1 Marie-Laure Freyburger, « La magie chez Dion Cassius », dans La Magie, Actes du Colloque international de Montpellier (25-27 mars 1999), tome II : « La magie dans l‟Antiquité grecque tardive. Les mythes », Montpellier, 2000, p. 98, confirme que le terme μγος vient du vieux perse maguš. 2 Apulée, Apologie (Pro se de Magia liber), XXV, 9 ; traduction française de Paul Vallette, éd. CUF, p. 31. 3 Christian Bartholomae, Altiranisches Wörterbuch, Strasbourg, 1904, s. v. magav-, p. 1111, précise que, en vieux perse, ladjectif magav- signifie magique. Le mot maguš est attesté pour la première fois en 515 avant J.- C. dans linscription de Béhistoun, qui évoque la victoire remportée en 522 par Darius I er sur Gaumata, un mage mède qui sétait proclamé roi de Perse : « Darius le Roi dit : Ensuite il y avait un homme, un Mage, du nom de Gaumata» (inscription de Béhistoun, version en vieux perse, première colonne, 11). 4 Jean Varenne, Zoroastre le prophète de l’Iran, Paris, 2006, p. 32, rappelle que « le nom de Zoroastre n‟est qu‟une déformation phonétique de son patronyme véritable : Zarathushtra », donc un Iranien oriental. 5 Joseph Bidez et Franz Cumont, Les Mages hellénisés : Zoroastre, Ostanès et Hystaspe d’après la tradition grecque, Paris, 1938 1 , 2007. 6 Apulée, Apologie, XXV, 11 = Platon, Premier Alcibiade, 121 e, traduction française de Maurice Croiset modifiée : plutôt que « fils d‟Orosmade » (M. Croiset), nous avons adopté la traduction de J. Bidez et F. Cumont, Les Mages hellénisés, p. 13, car Ahoura Mazda était le nom que Zoroastre donnait à Dieu, selon Jean Varenne, Zoroastre le prophète de l’Iran, p. 29.

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  • La puissance de la parole magique dans la littrature, les papyri

    magicae et les dfixions

    Marie-Laure et Grard Freyburger

    Pour cerner le mieux possible la notion de magie dans lAntiquit, nous pouvons nous

    appuyer sur les dfinitions que les Anciens en donnaient.

    Les dfinitions de la magie dans lAntiquit grco-romaine

    Dans son Apologie, Apule de Madaure, philosophe mdio-platonicien, dfinit ainsi le

    magus : Si, comme je le lis dans de nombreux auteurs, magus a dans la langue des

    Perses1 le mme sens que prtre en latin (sacerdotem), quel crime y a-t-il, je le demande,

    tre prtre, possder fond, la connaissance, la science, la pratique des ordonnances

    rituelles, des rgles du culte, des dispositions de la loi religieuse ? 2 Le philosophe, en jouant

    sur les mots et sur ltymologie de magus3, associe troitement les deux significations du

    terme, dune part le mage , cest--dire le prtre du peuple perse, comme Zoroastre (ou

    Zarathoustra)4, Ostans et Hystaspe, les Mages hellniss

    5, dautre part le magicien ,

    celui qui accomplit des tours de force par des formules magiques, donc par la puissance de la

    parole. Mieux mme, en tant que philosophe platonicien, Apule cite comme argument

    dautorit les dfinitions de la magie donnes par Platon dans ses dialogues, puisquil poursuit

    lanalyse en ces termes : Cest ainsi du moins que Platon dfinit la magie quand il expose

    lducation que recevaient chez les Perses les jeunes gens destins au trne. Les paroles

    mmes de cet homme divin sont encore dans ma mmoire : () . Apule cite dabord le

    Premier Alcibiade : Ds que lenfant atteint deux fois sept ans, on le confie ceux quon

    appelle les gardiens des enfants royaux ; ce sont des Perses dge mr qui sont choisis comme

    les meilleurs, au nombre de quatre, le plus savant, le plus juste, le plus temprant, le plus

    courageux. Le premier enseigne la science des mages, due Zoroastre, fils d[Ahoura Mazda]

    (cest, en fait, le culte des dieux) ; il enseigne aussi lart de rgner. 6 Ainsi, daprs Platon, ce

    sont les plus comptents parmi les ducateurs, ceux qui possdent au plus haut point chacun

    1 Marie-Laure Freyburger, La magie chez Dion Cassius , dans La Magie, Actes du Colloque international de

    Montpellier (25-27 mars 1999), tome II : La magie dans lAntiquit grecque tardive. Les mythes ,

    Montpellier, 2000, p. 98, confirme que le terme vient du vieux perse magu. 2 Apule, Apologie (Pro se de Magia liber), XXV, 9 ; traduction franaise de Paul Vallette, d. CUF, p. 31. 3 Christian Bartholomae, Altiranisches Wrterbuch, Strasbourg, 1904, s. v. magav-, p. 1111, prcise que, en

    vieux perse, ladjectif magav- signifie magique. Le mot magu est attest pour la premire fois en 515 avant J.-

    C. dans linscription de Bhistoun, qui voque la victoire remporte en 522 par Darius Ier sur Gaumata, un mage

    mde qui stait proclam roi de Perse : Darius le Roi dit : Ensuite il y avait un homme, un Mage, du nom de

    Gaumata (inscription de Bhistoun, version en vieux perse, premire colonne, 11). 4 Jean Varenne, Zoroastre le prophte de lIran, Paris, 2006, p. 32, rappelle que le nom de Zoroastre nest

    quune dformation phontique de son patronyme vritable : Zarathushtra , donc un Iranien oriental. 5 Joseph Bidez et Franz Cumont, Les Mages hellniss : Zoroastre, Ostans et Hystaspe daprs la tradition

    grecque, Paris, 19381, 2007. 6 Apule, Apologie, XXV, 11 = Platon, Premier Alcibiade, 121 e, traduction franaise de Maurice Croiset

    modifie : plutt que fils dOrosmade (M. Croiset), nous avons adopt la traduction de J. Bidez et F. Cumont,

    Les Mages hellniss, p. 13, car Ahoura Mazda tait le nom que Zoroastre donnait Dieu, selon Jean Varenne,

    Zoroastre le prophte de lIran, p. 29.

  • lune des vertus cardinales, qui pourront enseigner aux enfants du Grand roi ; lenseignement

    de la magie est mme lapanage du plus savant ()7. Apule en conclut que la

    magie, loin dtre un grief, est au contraire un art agrable aux dieux immortels ; elle est la

    connaissance du culte leur rendre et de la manire de les adorer, science pieuse des choses

    divines, illustre hritage de Zoroastre et dOrosmade, ses fondateurs, prtresse des puissances

    clestes, elle est lune des premires choses que lon enseigne aux princes 8. Par cette habile

    argumentation, le philosophe modifie la perception que son auditoire, au tribunal, avait de la

    magie, et redonne lart du magicien toute sa majest. Il montre ensuite toute sa puissance, en

    sappuyant sur lautorit dun autre dialogue platonicien, le Charmide : Dans un autre

    dialogue de ce mme Platon, on lit propos de Zalmoxis, Thrace de nationalit, mais

    pratiquant le mme art : Et les incantations sont les paroles bonnes (

    ) 9. Comme la montr Marie-Laure Freyburger, dans son

    article La magie chez Dion Cassius , le terme , form sur la racine d ( le

    chant ), signifie, ds lpoque dHomre, parole magique, charme , et dsigne les

    incantations (cest lquivalent du latin in-cantatio) accompagnant les sacrifices ou les actes

    rituels10

    , comme Platon le prcise dans la Rpublique. Dans les Lois, ce sont mme par des

    incantations que les trois lgislateurs de la nouvelle cit des Magntes forceront les citoyens

    obir leurs lois11

    , ce qui montre clairement la force des formules magiques. Telles sont les

    dfinitions philosophiques quApule de Madaure cite au cours de son procs ; ces

    tmoignages de Platon il ajoute une autre dfinition trs importante du magicien, quil attribue

    au vulgaire, cest--dire la doxa des non-savants :

    Magum existimant, qui communione loquendi cum deis immortalibus ad omnia quae uelit

    incredibili quadam ui cantaminum polleat :

    Le magus , cest proprement celui qui, entretenant commerce avec les dieux immortels, a

    le pouvoir doprer tout ce quil veut par la force mystrieuse de certaines

    incantations .

    Cette dfinition nous permet de caractriser la magie comme un art (une ) fond sur

    un pouvoir surnaturel (vis en latin), quil faut que le magicien apprenne. Pour mieux connatre

    les arts qui constituent la magie, il convient de mentionner le tmoignage essentiel de

    lHistoire naturelle de Pline lAncien : la magie est le plus fallacieux des arts , qui a eu le

    plus grand pouvoir sur toute la terre et depuis de longs sicles . Sa puissance est des plus

    redoutables, et, dclare Pline, nul ne stonnera de limmense autorit quelle sest acquise

    puisque, elle seule, elle sest intgr et runit les trois autres arts qui ont le plus dempire sur

    7 Cette vertu de sagesse, associe chez Platon aux Mages, est confirme par ltymologie, puisque, en perse, mag

    signifie science, sagesse . 8 Apule, Apologie, XXVI, 1-3 ; traduction de P. Vallette, d. CUF, p. 32. 9 Apule, Apologie, XXVI, 4, texte tabli et traduit par P. Vallette, p. 32 ; Platon, Charmide, 157 a : Alfred

    Croiset, dans ldition du Charmide (C.U.F.), p. 57, traduit : [ces incantations] consistent dans les beaux

    chants. 10 Marie-Laure Freyburger, La magie chez Dion Cassius , p. 99 et la note 24 : Platon, Rpublique, 364 b, 426

    b. 11 Platon, Lois, VI, 773 d.

  • lesprit humain 12

    . La suite du dveloppement de Pline, qui polmique contre les pratiques

    magiques, indique comment la magie est ne de la combinaison de ces trois arts : Personne

    ne doute quelle est dabord ne de la mdecine et que, sous lapparence de concourir notre

    salut, elle sest insinue comme une mdecine suprieure et plus sainte ; ainsi, aux promesses

    les plus flatteuses et les plus souhaites, elle a joint la puissance de la religion, sur quoi,

    aujourdhui encore, le genre humain reste le plus aveugle ; puis, pour sadjoindre aussi cette

    autre force, elle sest agrge lastrologie, chacun tant avide de connatre son avenir et

    croyant que cest du ciel quil faut lattendre avec le plus de certitude. Tenant ainsi lesprit

    humain enchan dun triple lien, la magie a atteint un tel sommet quaujourdhui mme elle

    prvaut dans une grande partie des nations et, en Orient, commande aux rois des rois. 13

    Les

    trois arts combins dans la magie sont donc la mdecine, la religion et lastrologie, autrement

    dit la magie qui peut gurir, qui peut agir sur le monde et qui peut prdire lavenir. Ainsi les

    magiciens ont commenc noncer des recettes mdicinales, que Pline lAncien cite

    volontiers dans son Histoire naturelle. Dautres magiciens, assimils des prtres, rcitent

    des carmina : Grard Freyburger, dans son article Prire et magie Rome , a montr que le

    terme carmen, dsignant la forme magique , est mi-chemin entre magie et religion14

    .

    Quant au lien entre magie et astrologie, il apparat clairement dans la dnomination de

    mathematicus, dsignant lastrologue15

    chez Sutone16

    : ce sont eux qui, avec les philosophes,

    sont exils de Rome et dItalie par Domitien, qui redoute leur puissance.

    En outre, les auteurs qui, comme Pline, dnoncent la magie, ont tendance assimiler le

    magicien au sorcier. Mais il convient de distinguer clairement ces deux notions. Comme la

    montr Marie-Laure Freyburger, le nest pas synonyme de : le

    appartient la famille du verbe signifiant pousser des cris, gmir, se lamenter ;

    le est donc dabord celui qui gmit, qui se lamente , puis qui prononce des

    incantations lugubres , sorcier, magicien , charlatan ; tous les drivs de cette racine

    revtent ce sens pjoratif de charlatanerie et de sorcellerie et ont des connotations

    pjoratives17

    : le sorcier cherche faire du mal. De fait, les dictionnaires proposent cette

    dichotomie : la puissance du magicien est merveilleuse, celle du sorcier est diabolique et

    infernale . Mais il serait plus juste de dire que le pouvoir magique, en lui-mme, se

    caractrise par la neutralit : il est indiffrent (ni bien ni mal en soi) ; cest plutt lutilisation

    de ce pouvoir qui est apprcie en termes dualistes de bien ou de mal ; le praticien orientait ce

    pouvoir vers la bienfaisance ou la malfaisance. On retrouve ici lancienne distinction entre

    magie blanche et magie noire.

    En somme, la magie est tantt valorise (notamment par Platon et Apule), tantt

    dvalorise (surtout par Pline lAncien), mais tous saccordent souligner sa puissance 12 Pline lAncien, Histoire naturelle, livre XXX, 1, 1, traduction dAlfred Ernout, d. CUF, p. 23. 13 Pline lAncien, Histoire naturelle, XXX, 1, 2, traduction dA. Ernout, p. 23-24. 14 Grard Freyburger, Prire et magie Rome , dans La Magie, Actes du Colloque international de

    Montpellier, tome III : Du monde latin au monde contemporain , Montpellier, 2000, p. 8. 15 Jacques Annequin, Recherches sur laction magique et ses reprsentations (Ier et IIesicles aprs J.-C.), Besanon, 1973, p. 157, s. v. mathematici : ce sont, lorigine, des astronomes. 16 Sutone, Vies des douze Csars, tome III, Domitien , XV, 8-9 : lastrologue Ascltarion , traduction de

    Henri Ailloud, d. CUF, p. 95. 17 Marie-Laure Freyburger, La magie chez Dion Cassius , dans La Magie, tome II, Montpellier, 2000, p. 99.

  • redoutable. Aprs avoir dfini les spcificits de la magie dans lAntiquit, nous pouvons

    montrer comment on peut agir sur le monde grce la puissance de la parole magique.

    La puissance de la parole magique dans les thories linguistiques et anthropologiques

    Dans sa dfinition de la magie, Apule a caractris le magicien comme celui qui,

    entretenant commerce avec les dieux immortels, a le pouvoir doprer tout ce quil veut par la

    force mystrieuse de certaines incantations . On peut ainsi distinguer, sur le modle de R.

    Jakobson analysant les fonctions du langage et le schma de la communication18

    , (1) le

    praticien de la magie (lmetteur du message ou destinateur), (2) la cible des paroles magiques

    (le destinataire), (3) le message lui-mme (les formules magiques), (4) un code spcial, car

    seul le destinateur peut encoder le message, alors que le destinataire nest pas cens le

    dcoder, mais subir laction magique. (5) Le contexte auquel renvoie laction magique peut

    tre trs vari (mais vise toujours triompher en agissant sur le monde). (6) Enfin, ce qui est

    le plus spcifique de laction magique, cest que le praticien ne cherche pas forcment

    communiquer avec la cible, maintenir un contact, mais cherche aussi et surtout amplifier

    lefficacit de son message grce aux dieux immortels, comme cest le cas dans la prire, dans

    les carmina. Par consquent, lmetteur se sert des dieux pour renforcer leffet de son

    message et atteindre son objectif. Lnonc qui est produit est un nonc performatif, dans le

    sens o lentend J. L. Austin dans son ouvrage clbre Quand dire cest faire19

    : le magicien,

    par le fait mme de dire des paroles magiques, accomplit lacte magique en agissant sur le

    monde et en le transformant. Ds lors, le magicien exerce un pouvoir et son acte se classe

    dans la catgorie austinienne des exercitifs : la parole magique est assimilable une

    sentence20

    . Cette parole a une force illocutoire21

    qui agit sur le destinataire. Mais, comme le

    remarque Sylvain Auroux, ce qui est essentiel pour toutes sortes d'activits magiques

    l'aide de moyens langagiers, c'est la foi ou la croyance dans les effets produits par la seule

    nonciation de certains mots ou de certaines formules. Cela implique que ces croyants

    (excuteurs et victimes ) prennent pour assur qu'il existe des rapports ncessaires et

    causaux, voire des rapports d'identit, entre le nom d'une chose et la chose elle-mme, ou

    l'nonciation d'une formule et l'tat de choses voqu par cette formule. La linguistique

    populaire rpugne au principe de l'arbitraire du langage. La motivation est particulirement

    valable au niveau pragmatique des noncs; elle opre donc surtout entre l'intention

    communicative et le contenu d'une proposition dont la ralisation est souhaite ou invoque.

    Rechercher de plus prs le lien entre les conventions magiques et les cultures serait du plus

    grand intrt 22

    .

    De fait, comme la montr Pierre Bourdieu23

    , lefficacit dun nonc dpend aussi des

    conditions sociales dans lesquelles il est produit. Pour avoir toute sa force et toute son

    efficacit illocutoire, lnonc magique doit tre profr dans des conditions qui donnent au

    praticien toute sa lgitimit recourir la magie : un nonc performatif est vou lchec,

    () toutes les fois que le locuteur na pas autorit pour mettre les mots quil nonce 24

    .

    18 Roman Jakobson, Essais de linguistique gnrale, tome I, chapitre XI : Linguistique et potique , p. 213-

    221. 19 John Langshaw Austin, Quand dire, cest faire (How to do Things with Words), Paris, 2002, premire

    confrence, p. 37-45. 20 J. L. Austin, Quand dire, cest faire, douzime confrence, p. 157-158. 21 John Richard Searle, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, 1979, p. 95-114. 22 Sylvain Auroux, Histoires des ides linguistiques, volume I, Lige-Bruxelles, p. 42. 23 Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, 2001, p. 163-165. 24 P. Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, p. 165.

  • Or les anthropologues ont tudi les circonstances sociales dans lesquelles les magiciens

    sont amens lgitimement prononcer des paroles magiques dune grande puissance, en tant

    investis de toute lautorit ncessaire. B. Malinowski a observ notamment les peuples du

    Pacifique25

    et a montr limportance la force de la croyance des indignes : La situation de

    la magie et par ce mot jentends la scne daction remplie dinfluences et daffinits

    sympathiques et toute pntre de mana cette situation forme le contexte des incantations.

    Elle est cre par la croyance indigne, et cette croyance est une force sociale et culturelle trs

    puissante. Par consquent nous devons essayer de replacer les noncs de la magie

    lintrieur des contextes appropris de la croyance indigne, et voir quelle information nous

    pouvons en tirer qui nous aiderait comprendre les incantations et lucider les mots. 26

    Ainsi, pour comprendre lefficacit de la parole magique, nous devons tudier lnonc

    magique en situation, en le reliant aux conditions sociales dans lesquelles il a t prononc.

    Pour E. Evans-Pritchard galement27

    , qui a observ les Azands du Soudan, il est essentiel de

    se demander dans quelles situations la magie est invoque ; lanthropologue anglais a

    dcouvert quelle tait requise dans les situations de malheurs : Le malheur est tout

    vnement qui vient perturber la vie sociale et qui ne peut pas tre expliqu par des

    mcanismes connus. Le malheur couvre donc plus que la sphre de la technique : il est la part

    de laction humaine qui ne peut pas tre contrle par la technique. En concentrant son

    attention sur la faon dont les Azands ragissent ces situations de malheur, Evans-Pritchard

    analyse lensemble des chanes daction mises en uvre pour annuler le malheur. La magie

    nest donc plus un univers mental, ni une simple nonciation : elle est un ensemble dactions

    et dnoncs qui rpondent certaines situations. 28

    Cette analyse anthropologique montre toute limportance de la situation qui ncessite le

    recours la magie. A quel besoin rpond la parole magique ? En outre, puisque les noncs

    magiques sont associs des actions, do vient la force des noncs magiques ?

    En fait, le problme fondamental que lon dcouvre en tudiant la puissance de la parole

    magique est li au support de cette parole : est-ce que la puissance des formules magiques

    rside dans un support intrinsque au langage, autrement dit dans la rhtorique elle-mme ?

    Dans ce cas, cest la parole magique elle-mme qui est efficace ; le support de la magie est

    interne. Ou bien est-ce que la puissance des formules magiques rside dans un support

    extrinsque au langage, cest--dire dans des supports extrieurs (comme les tablettes de

    dfixion ou les papyrus magiques) ou mme dans des supports spirituels (comme les esprits

    ou les dieux, invoqus dans la thurgie) ?

    25 Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, 1922, traduction franaise, Paris, 1963, chapitre XVIII: "Le pouvoir des mots en magie. Quelques donnes linguistiques .

    26 B. Malinowski, Coral Gardens and their Magic, Londres, 1935, p. 215 ; traduction franaise de Frdric

    Keck, dans Les thories de la magie dans les traditions anthropologiques anglaise et franaise , Mthodos 2,

    2002, p. 188. 27 E. Evans-Pritchard, Sorcellerie, oracles et magie chez les Azands, Paris, 1972. 28 Frdric Keck, Les thories de la magie dans les traditions anthropologiques anglaise et franaise ,

    Mthodos 2, 2002, p. 190.

  • Nous allons tout dabord analyser la puissance magique comme intrinsque au langage, en

    clbrant la puissance de la rhtorique. Puis nous tudierons la puissance magique comme

    extrinsque, dans ses supports matriels et spirituels.

    La puissance intrinsque de la parole magique

    La puissance intrinsque du logos magique a t dcouverte par les Prsocratiques29

    et

    formule remarquablement par le sophiste Gorgias dans son Eloge dHlne. Comme lont

    montr Platon et Aristote, la rhtorique a t invente par les Siciliens Gorgias, Corax et

    Tisias, afin dassurer le succs par la persuasion, suprieure la violence physique. Gorgias

    parcourait les cits grecques en rptant que lart de persuader dpasse de beaucoup tous les

    autres, car il asservit tout son empire par consentement et non par force, et il est, de tous les

    arts, grandement le meilleur . La force est ici (la violence physique), quil convient de

    distinguer de la puissance () comme vertu agissante.

    Mais cette excellence obtenue par la puissance de la parole, si elle fait triompher lorateur,

    fait aussi courir de trs grands dangers la cit : le plus persuasif nest pas forcment le plus

    vridique, et lorateur peut faire passer pour vrai un discours mensonger, qui charme

    lauditoire par sa magie potique30

    . Gorgias, dans son Eloge dHlne, au 14, voque la

    toute-puissance de la persuasion, semblable aux drogues () des magiciens et des

    sorciers : Il existe une analogie entre la puissance du discours lgard de lordonnance de

    lme et lordonnance des drogues lgard de la nature des corps. De mme que certaines

    drogues vacuent certaines humeurs, et dautres drogues, dautres humeurs, que les unes font

    cesser la maladie, les autres la vie, de mme il y a des discours qui affligent, dautres qui

    enhardissent leurs auditeurs, et dautres qui, avec laide de la Persuasion (), mettent

    lme dans la dpendance de leurs drogues et de leur magie. 31

    La persuasion rhtorique tire

    donc son efficacit des mots eux-mmes, qui agissent comme des drogues, parce que les mots

    ont le mme effet que des formules magiques. Nul besoin ici de support extrieur : la force est

    dans les mots eux-mmes ; pour souligner cette puissance, les Grecs ont fait de Persuasion

    une desse, , mais elle est, dans ce passage de Gorgias, une allgorie et non une

    divinit que lorateur invoquerait. La rhtorique, comme la magie, est une qui

    sapprend, et Gorgias prtend lenseigner. Comme la formule magique, qui suppose

    lefficacit du mot sur la chose, le discours persuasif est un ensorcellement susceptible de

    changer le monde. Dans lEloge dHlne, au 10, le sophiste explique le fonctionnement de

    lincantation : Les incantations enthousiastes nous procurent du plaisir par leffet des

    paroles, et chassent le chagrin. Cest que la force de lincantation, dans lme, se mle

    29 Le terme a t employ pour la premire fois en grec par Hraclite, fragment B 14, d. Diels Kranz, tome I, 154, ligne 14 ; traduction franaise de Jean-Paul Dumont, d., Les Prsocratiques, (Bibliothque de la

    Pliade, 345), Paris, 1988, p. 149 : Hraclite numre les somnambules, les mages, les bacchants, les mnades

    et les initis . 30 Jacqueline de Romilly, Gorgias et le pouvoir de la posie , JHS 93 (1973), p. 155, souligne, en tudiant le

    champ lexical de la magie caractrisant le pouvoir de lincantation dans le paragraphe 9 de lEloge dHlne,

    quil sagit de magie au sens propre du terme . 31 Gorgias, Eloge dHlne, 14, texte grec : Die Fragmente der Vorsokratiker, d. H. Diels W. Kranz, t. 2,

    1959, fragment B 11, p. 292-293; traduction franaise de Jean-Paul Dumont, d., Les Prsocratiques, Paris,

    1988, p. 1034.

  • lopinion, la charme, la persuade et, par sa magie, change ses dispositions. De la magie et de

    la sorcellerie sont ns deux arts qui produisent en lme les erreurs et en lopinion les

    tromperies. 32

    Cette argumentation sophistique, destine disculper Hlne, qui sest laisse

    sduire par les discours trompeurs de Pris, donne une image ngative de la magie,

    rapproche de la sorcellerie. Mais le plus important est lanalyse de la parole magique comme

    incantation (), qui charme par son rythme et procure du plaisir, do sa force

    (). Cette force peut tre assimile un pouvoir tyrannique, car Gorgias affirme, au

    8, que le discours () est un dynaste trs puissant 33. Or, comme les incantations sont

    des chants, de la posie, et que Gorgias dfinit la posie comme un discours marqu par la

    mesure , les incantations ont la fois la du discours et la rgle contraignante de la

    mesure, qui renforce sa puissance. Comment, ds lors, rsister au charme ensorcelant de

    lincantation, qui nous persuade en modifiant nos dispositions desprit ?

    La puissance magique est donc intrinsque au langage selon Gorgias, qui assimile dautant

    plus volontiers la magie la persuasion rhtorique quil a t initi, daprs Diogne Larce,

    la magie par Empdocle, la fois philosophe, mdecin et physicien, mais aussi magicien,

    auteur dun ouvrage intitul les Purifications ()34.

    Mais dautres philosophes et sophistes expliquent, au contraire, que la puissance de la

    parole magique nest pas intrinsque au langage, mais plutt extrinsque, car elle utilise des

    supports extrieurs, soit matriels soit spirituels.

    La puissance extrinsque de la parole magique

    Evoquons dabord les supports spirituels, cest--dire divins. Dans la Vie dApollonios de

    Tyane, le sophiste Philostrate reprsente le hros de son roman, le thaumaturge et philosophe

    nopythagoricien Apollonios de Tyane, en train de se dfendre contre des accusations de

    magie devant le tribunal de lempereur Domitien. La situation est donc la mme que dans

    lApologie dApule, et le philosophe Apollonios recourt mme la mme conception de la

    magie quApule. En effet, le Tyanen conoit ainsi sa dfense : Quel appui demanderai-je

    pour ma dfense? Si j'invoque celui de Jupiter, que je sais prsider ma vie, on dira que je

    fais acte de magie et que je veux faire descendre le ciel sur la terre. 35

    Cette image de la

    magie est trs ancienne : on considrait ds la priode archaque que les magiciennes

    invoquaient les dieux pour faire descendre les astres, comme les magiciennes de Thessalie qui

    faisaient descendre la lune. Puis Apollonios cite devant le tribunal de Domitien un argument

    32 Gorgias, Eloge dHlne, 10 = fragment B 11, d. Diels Kranz, p. 290-291; traduction franaise de Jean-

    Paul Dumont, p. 1033. 33 Gorgias, Eloge dHlne, 8 = fragment B 11, d. Diels-Kranz, p. 290. Nous modifions la traduction de Jean-

    Paul Dumont, p. 1032 : le discours est un tyran trs puissant , afin de souligner la rptition de lide de

    dunamis. 34 Diogne Larce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction franaise sous la direction de Marie-

    Odile Goulet-Caz, Paris, 1999 : livre VIII, 54-63, p. 983-989 (traduction de Jean-Franois Balaud). 35 Philostrate, Vie dApollonios de Tyane, VIII, 7, 5 ; texte grec, d. de Christopher P. Jones, L.C.L., tome II, p.

    330-331 ; traduction franaise dA. Chassang, dans Apollonius de Tyane, sa vie, ses voyages, ses prodiges par

    Philostrate et ses Lettres, Paris, 1892. Pierre Grimal, Romans grecs et latins, Bibliothque de la Pliade, 134,

    Paris, 1958, p. 1302-1303, traduit par sorcier .

  • dautorit capable dimpression lempereur flavien : son propre pre Vespasien avait

    rencontr Apollonios Alexandrie en 69, avant son accession au pouvoir ; et Apollonios

    utilise devant Domitien cette argumentation : Si [Vespasien] m'avait pris pour un magicien,

    croyez-vous qu'il m'et admis la confidence de ses proccupations? Non, il n'tait pas venu

    pour me dire :

    Je veux que vous forciez Jupiter et les Parques me faire proclamer empereur, qu'en

    ma faveur vous produisiez des illusions, que par exemple vous montriez le soleil se levant du

    ct de l'Occident, et se couchant du ct de l'Orient. 36

    Cette prosopope exploite une conception de la magie, o le praticien force les dieux (les

    divinits du Destin) agir par des formules magiques contraignantes. Les exemples dactions

    magiques sont toujours inspirs par la croyance que les magiciens peuvent agir sur le cours

    des astres, afin de faire croire des prodiges, qui annonceraient une re nouvelle. La suite du

    roman indique mieux encore la nature des relations entre le magicien et les puissances

    divines. Apollonios poursuit son argumentation : Pour moi, j'avais coutume d'enseigner en

    public, dans un sanctuaire, et la squelle des magiciens vite les demeures des dieux, pour

    lesquelles les adeptes de la magie n'ont que de l'horreur : ils s'enveloppent de nuit et de

    tnbres, et ne permettent pas leurs dupes d'avoir des yeux ni des oreilles. () Il y a plus :

    les discours que nous avons tenus taient opposs la magie. Peut-tre vous imaginez-vous

    que votre pre, dsirant l'empire, eut plus de confiance en la magie qu'en lui-mme, et que je

    lui ai fourni les moyens de contraindre les dieux pour en arriver ses fins? mais il pensait

    l'avoir entre les mains, avant mme de venir en gypte, et ensuite il s'est entretenu avec moi

    des plus grands objets, des lois, des richesses fondes sur la justice, de la manire d'honorer

    les dieux, et des biens que peuvent attendre d'eux les princes qui rgnent selon les lois : voil

    ce qu'il voulait apprendre de moi. Ce sont l des choses tout fait contraires la magie: car si

    elles taient en vigueur, la magie n'existerait pas.

    Daprs cette conception de la magie, le praticien contraint les dieux, en dehors de tout

    sanctuaire, ce qui rend leur pratique contraire toute rgle religieuse. Ils forcent les dieux en

    cachette, dans lobscurit, en sadressant des cibles crdules.

    Ce support spirituel que sont les dieux, extrinsque au langage, est souvent associ des

    supports matriels, dont les plus connus et les plus frquents sont les tablettes de dfixion et

    les papyrus magiques. Les tablettes de dfixions tirent leur nom du latin defigere , qui

    signifie envoter . Les defixiones, comme le rappelle Grard Freyburger37

    , dsignent en

    effet les envotements dindividus particuliers (et jamais de collectivits ou de cits entires).

    Robert Schilling, minent latiniste alsacien, dans un article fondamental intitul religion et

    magie Rome , a soulign le caractre secret, en particulier nocturne, de telles pratiques

    denvotements, qui se font en dehors des cadres de la religion officielle38

    . Elles relvent de la

    36 Philostrate, Vie dApollonios de Tyane, VIII, 7, 7 ; texte grec, d. L.C.L., tome II, p. 332-333 ; traduction dA.

    Chassang. 37 Grard Freyburger, Prire et magie Rome , dans La Magie, Actes du Colloque international de

    Montpellier, tome III : Du monde latin au monde contemporain , Montpellier, 2000, p. 11. 38 Robert Schilling, Religion et magie Rome , Annuaire de lE.P.H.E. (Ve section), 75, 1967-1968, p. 205

    sqq. (cit par G. Freyburger, op. cit., p. 11, note 36).

  • magie noire. Elles visaient en effet infliger autrui des tourments physiques ou psychiques.

    Au sens propre, le terme technique defigere , correspondant au grec katadein , signifie

    enfoncer, fixer, percer limage de quelquun avec une aiguille , comme pour les poupes

    vaudous. Les tablettes de dfixion sont des lamelles de plomb gnralement enroules ou

    plies, transperces dun ou de plusieurs clous, sur lesquels on inscrivait des formules

    dexcration ou dimprcation jointes aux noms de ceux quon voulait fixer ou enchaner ; on

    les dposait le plus souvent dans la tombe dun mort qui lon confiait manifestement la

    tche daccomplir les actions prescrites. Un papyrus magique expose minutieusement un

    rituel de dfixion :

    Prends un papyrus hiratique ou une lamelle de plomb et une bague de fer. Place celui-ci

    sur celle-l et, avec un stylet, trace le contour intrieur et extrieur ; colore ensuite lespace

    ainsi dfini avec de lencre de myrrhe et inscris le nom ; inscris lextrieur du cercle les

    charactres et, lintrieur du cercle, les choses que tu veux ne pas voir arriver, et Fais que

    les penses de Untel soient lies afin quil ne puisse pas accomplir telle ou telle chose .

    Ensuite, place la bague sur son contour et replie la lamelle de plomb ou le papyrus, de telle

    faon quil la recouvre compltement. Perce le paquet ainsi obtenu au travers des charactres

    avec le stylet et, ce faisant, dis : Je lie Untel en regard de telle ou telle chose. Fais quil ne

    parle pas, quil ne soppose pas moi, quil ne me contredise pas ; fais quil ne puisse me

    regarder en face ni parler contre moi ; fais quil me soit assujetti aussi longtemps que cette

    bague sera enterre. Je lie son esprit et son me, ses dsirs, ses actions afin quil soit ralenti

    dans toutes ses entreprises avec tous les hommes. Si cest une femme : Afin quelle ne se

    marie pas avec Untel . Ensuite emmne le paquet vers la tombe dune personne morte

    prmaturment ; creuse un trou de quatre pouces de profondeur et place le paquet en disant :

    Esprit du mort, qui que tu sois, je te confie Untel afin quil ne puisse pas accomplir telle ou

    telle chose . Enfin, quand tu as combl le trou, pars. Il est prfrable daccomplir tout ceci

    lorsque la lune est dcroissante. 39

    Dans ce rituel trs minutieux, le praticien na pas seulement accomplir des gestes et

    crire : il a aussi prononcer des paroles magiques, deux reprises, dune puissance

    redoutable : lorsquil perce le papyrus ou la lamelle avec le stylet, en disant quil est en train

    de lier son ennemi. Dans ce cas, lnonc performatif est accompagn du geste, lun

    renforant lautre et permettant la magie doprer, comme les deux parties dun

    ; les paroles prononces dsignent laction de lier tout en accomplissant lacte de

    lier : ici dire cest faire tout en faisant . En mme temps, le magicien formule une prire

    denvotement, en demandant aux divinits daccomplir des actions qui nuisent ladversaire.

    Ensuite, au moment o le praticien dpose la tablette de dfixion dans une tombe, il invoque

    lesprit du mort et lui confie ladversaire afin que le mort puisse lui nuire. Dans ce cas, la

    parole magique est la fois une prire, une demande ; elle est dautant plus redoutable quelle

    est accompagne du geste de confier au mort un objet rel, la tablette de dfixion, mais aussi

    objet symbolique, puisquelle symbolise la cible que lon donne au mort.

    39 Papyri Graecae Magicae. Die griechischen Zauberpapyri, d. K. Preisendanz A. Henrichs, Stuttgart, 1973-

    1974, 5, 304-369 ; traduction franaise de Jean-Benot Clerc, Homines magici. Une tude sur la sorcellerie et la

    magie dans la socit romaine impriale, Bern-Berlin, 1995, p. 165-166.

  • On pouvait ainsi recourir des tablettes de dfixions pour lier des hommes, des femmes et

    mme des chevaux40

    , pour nuire notamment des adversaires lors des courses de quadriges.

    En effet, les conducteurs de char, les agitatores, utilisaient des charmes de victoire pour

    triompher des autres concurrents, comme le prouve ce papyrus magique :

    Charme de victoire pour les courses ( ) ; cris sur la partie large du

    sabot du cheval avec un stylet en bronze ces charactres () ; cris aussi : Donne-moi le

    succs, le charme, la rputation, la gloire dans le stade. 41

    Dune manire gnrale, les motifs pour lesquels on recourait aux dfixions relvent de

    cinq grands domaines, selon la classification dAuguste Audollent42

    : il existe en effet des

    dfixions juridiques, visant des adversaires dans un procs ; des dfixions contre des voleurs

    ou des calomniateurs ; des dfixions contre des rivaux en amour ; des dfixions commerciales

    contre des concurrents ; enfin des dfixions agonistiques contre des rivaux dans les domaines

    sportifs ou culturels (car les sophistes souhaitaient aussi que leurs confrres perdent leur

    facult oratoire)43

    .

    Pour renforcer la puissance de ces dfixions et assurer le succs de leurs clients, les

    praticiens invoquaient des dieux et des dmons (divinits intermdiaires entre les dieux et les

    hommes). Ainsi taient appels les dieux des Enfers Hads, Pluton, Persphone, Dmter,

    Osiris, les divinits psychopompes comme Herms, Mercure, les desses de la magie, comme

    Hcate, les desses vengeresses comme les Erynies44

    . Parmi les dmons invoqus, on trouve

    mme Dunamis dans des tablettes de dfixions provenant de Rome45

    : il sagit de la puissance

    des dieux et des desses, qui renforce la puissance de la parole magique.

    Pour mieux contraindre les dieux, on utilisait non seulement lindicatif ( je lie Untel ),

    mais encore le subjonctif (dans des propositions de but), limpratif et loptatif (pour la prire

    et les souhaits denvotement).

    Mieux mme, les magiciens recouraient des termes sotriques, inconnus du profane, qui

    montraient leurs connaissances occultes et leur pouvoir suprieur. Ainsi on a retrouv en

    Gaule romaine des tablettes magiques des termes coptes, gyptiens, voire des signes

    cabalistiques difficiles identifier et interprter : ces termes mystrieux renforaient la

    40 Augustus Audollent, Defixionum tabellae quotquot innotuerunt tam in Graecis Orientis quam in totius

    Occidentis partibus preater Atticas in corpora inscriptionum Atticarum editas, Paris, 1904, p. 431-460. 41 Papyri Graecae Magicae, d. Preisendanz Henrichs, 7, 390-394; traduction franaise de Jean-Benot Clerc,

    Homines magici, p. 170. 42 A. Audollent, Defixionum tabellae, p. 471-473; F. Graf, La magie dans lAntiquit grco-romaine, Paris,

    1994, p. 176-185. 43 Philostrate, Vies des Sophistes, I, 22, dition de Wilmer Cave Wright, LCL, 1961, p. 90-93, prcise que le

    sophiste Dionysius de Milet fut accus de magie par ses collgues pour avoir, dit-on, tendu la mmoire de ses

    tudiants. Libanios, Discours, tome I, Autobiographie (or. I), 249, d. CUF (texte tabli par Jean Martin et

    traduit par Paul Petit), p. 191, dcouvrit dans sa salle de confrences un camlon mutil, ce quil interprta

    comme une tentative de ses collgues de lempcher de parler (car lanimal avait une de ses pattes antrieures

    qui fermait sa bouche pour linviter au silence ). 44 A. Audollent, Defixionum tabellae, p. 461-470. 45 A. Audollent, Defixionum tabellae, p. 467.

  • puissance du charme magique46

    . Ces termes magiques mystrieux, que lon retrouve plus tard

    dans les manuscrits de magie des XIIIe, XIV

    e et XV

    e sicles et qui taient censs tre dots de

    vertus multiples47

    , aussi bien dans les traits de thologie (Guillaume dAuvergne et Thomas

    dAquin) que dans les ouvrages de linguistique (al-Kind, Roger Bacon), taient, quand ils

    taient prononcs, des plus impressionnants en raison de leur tranget : les papyri magicae

    en citent plusieurs, associes des rituels complexes, comme ce papyrus donnant la recette

    dune dfixion rotique qui exige lemploi dune lamelle de plomb et de figurines

    denvotement :

    Prends de la cire ou de largile dun tour de potier et faonne deux figurines, lune

    fminine, lautre masculine. Donne celle-ci la forme dArs compltement arm, tenant dans

    la main gauche un glaive quil menace de plonger dans le ct droit du cou de la figure

    fminine (). Ecris ce qui suit sur la figurine reprsentant la femme qui doit tre attire. Sur

    la tte : ISEE IAO ITHI OUNE BRIDO LOTHION NEBOUTOSOUALETH ; sur

    loreille droite : OUER MECHAN (). Prends ensuite treize aiguilles de bronze et

    enfonces-en une dans son cerveau en disant : Je te perce le cerveau, NN ; plante deux

    aiguilles dans ses oreilles, deux dans ses yeux, une dans sa bouche, deux entre ses ctes, deux

    dans ses mains, deux dans ses parties gnitales et deux dans ses pieds en disant chaque fois :

    Je te perce tel ou tel membre, NN, afin que tu ne penses qu moi et moi seul . Prends

    ensuite la lamelle de plomb et cris la mme incantation tout en la rcitant. Attache-la aux

    figurines avec un fil de mtier en faisant trois cent soixante-cinq nuds et en disant, comme

    tu las appris : ABRASAX tiens-la fort . Au coucher du soleil, tu placeras ensuite le tout,

    avec des fleurs de saison, prs de la tombe dun mort prmatur ou de la victime dune mort

    violente. 48

    Comment, ds lors, la parole magique pouvait-elle manquer son but, ou manquer de

    puissance ? Tout tait prvu pour assurer le succs du client.

    Cette recherche sur la puissance de la parole magique nous permet de tirer maintenant les

    enseignements suivants.

    La magie tire toute son efficacit de sa puissance intrinsque aux mots magiques eux-

    mmes, lorsque les formules magiques sont des incantations ( ou carmina), cest--

    dire des formules potiques associant la du logos la mesure du vers (),

    deux formes denvotement internes aux mots eux-mmes. Telle est la conception de la

    puissance magique clbre par Gorgias dans lEloge dHlne. Les thories linguistiques

    modernes montrent leur tour que les noncs performatifs permettent daccomplir un acte

    46 Claire Gaillet, Une approche des tablettes magiques en Gaule romaine , mmoire de Master II, Universit

    de Picardie, 2007. 47 Benot Grvin et Julien Vronse, Les Caractres magiques au Moyen ge (XIIe-XIVe sicle) , dans

    Bibliothque de lEcole des Chartes, Paris-Genve, tome 162, 2004, p. 305-379. 48 Papyri Graecae Magicae, d. Preisendanz Henrichs, 4, 296-466; traduction franaise de Jean-Benot Clerc,

    Homines magici, p. 166-167.

  • magique par le seul fait de dire une formule magique ; encore faut-il tre initi aux arcanes de

    la magie. Mais la puissance de la parole magique peut aussi rsider dans des supports

    extrieurs, spirituels (divins) et matriels (comme les tablettes de dfixions et les papyrus

    magiques). Dans de nombreux cas, le magicien combine ces diffrents supports, comme le

    prouvent les rituels denvotement associant gestes symboliques et paroles magiques, des

    objets (comme les lamelles de plomb ou les papyrus) et les divinits ou dmons invoqus, qui

    renforcent lacte illocutoire exprimant une prire magique. En dfinitive, cette puissance de la

    parole magique subvertit compltement la puissance des dieux, car les formules magiques

    sont prononces en dehors des cadres de la religion officielle. La religion grco-romaine, qui

    prend essentiellement la forme dun contrat ( do ut des , je donne pour que tu donnes ),

    consacre la puissance des dieux sur les hommes, alors que la magie, en contraignant les dieux

    seconder les desseins du magicien, assure lautorit du praticien humain sur la divinit.

    Thierry Grandjean

    (UHA, Mulhouse)