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N° 1 LA PETITE CLOCHE MONOTONE
Sur une note j’ai chanté
Sur une note un peu fêlée
Sur une note tant de choses
Grises ou roses
Ou par la lumière irisées
Que ma voix semble un peu fêlée…
J’ai chanté l’amour et la mort
Et l’espérance et le remords
Et la paix du soleil qui dort
Sur la mer vague
Et les jeux de l’eau sur le sable
Où la vague poursuit la vague
Insaisissable…
L’ombre tremblante et veloutée
Sous la pâleur de l’olivier
Du clair de lune qui divague
Et sur le sol roux et brouillé
Par le dur soleil inclinées
Les colonnes agenouillées-
Et les jours gris et les jours roses
Tendres et courts tristes et lents
Et les navires indolents
Qui s’en vont sur la mer morose…
Pour chanter l’éclat de la neige
Ou les moissons couleur de miel
Pour égrener tous les arpèges
De l’arc-en-ciel
J’ai lancé ma voix simplement
Comme la cloche qu’on suspend
Sur la vallée
Quand la joie du ciel l’ébranlait
Ou que la pluie faisait tinter
Sa note grêle et mutilée
Tout enrouée… Arguel - déc 1956
N° 2
MYSTERE
Oh! qui dira le charme du mystère
Les doux lointains sous les cieux nuancés
Le bruissement de l’heure solitaire
Et le frisson du bois crépusculaire
Où s’atténuent les contours effacés ?
Oh! qui dira le charme du mystère
Le bruissement de l’heure qui s’éveille
Envol pensif d’une tremblante abeille
Amour subtil qu’un long rêve a bercé
(mai 1929)
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N° 3
L’eau court en gazouillant comme un enfant qui jase
Tantôt métal terni dans l’ombre et brusquement
Serpent de feu sous un soleil de diamant
Moucheté de saphir de perle et de topaze.
Transparente et légère ainsi qu’un flot de gaze
Ou cachant un secret dans ses reflets d’argent
C’est le miroir fidèle et cher du ciel changeant
Qui vient s’y contempler et s’y perdre en extase ?
Mon coeur est comme l’eau : son ciel c’est ton regard;
Quand tu souffres mes yeux se voilent d’un brouillard
Et lorsque tu souris tout en moi s’illumine.
O mon coeur ! Lac profond sous le ciel de tes yeux
Mon pauvre coeur étincelant ou nuageux
Selon que son soleil resplendit ou décline !
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N° 4
Le souvenir hélas! est comme le bonheur.
Il glisse comme lui se ternit et s’efface
On voudrait le fixer mais pendant qu’on l’embrasse
Il se disperse et fuit vain mirage trompeur!
J’aurais voulu pouvoir conserver dans mon coeur
Le dérobant aux lois du temps et de l’espace
Mon fragile passé que j’avais cru vivace
Mais du temps ou de moi qui sera le vainqueur?
Tous les mots sont en moi comme inscrits dans un livre
Mais qui leur donnera l’accent qui seul délivre
Et fait un cri d’amour d’un long balbutiement!
Qui rendra leur nuance aux teintes confondues
Qui rendra leur ardeur aux caresses perdues
Et même à la douleur sa force et son tourment!
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N° 5 CONVALESCENCE
Ce lit sage frais et blanc
Chargé de mon corps malade
Dérive bateau tremblant
A l’abri de quelque rade.
Il m’emporte au gré du vent
Doucement à chaque vague
Et mon esprit va rêvant
Sur ce rythme lent et vague.
O calme du coeur bercé
Par le mouvement des brises
Clapotis où vont glisser
Les heures molles et grises.
Je recueille tous les sons
Epars dans le grand silence
Bruits de cloches et chansons
Fragiles que l’air balance...
Est-ce la paix des élus?
—Détente moments suprêmes —
Les voilà donc résolus
Les insolubles problèmes!
Accordée à l’univers
— Plus de trouble — ma pensée
Sur de clairs horizons verts
Voltige comme apaisée.
Hélas! il faut aborder
A quelque rive lointaine
Chercher dans l’immensité
Sa pauvre place incertaine !
Oh! Demeurer, courte trêve
Sur ce doux bateau glissant
Qui dérive au fil du rêve
Et m’emporte en me berçant…
(2 Juin 1943)
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N° 6
L’or sommeille
Sur les eaux
Fin réseau
De losanges
Dans tes mailles
Quel oiseau
De soleil
Vient se prendre
Filet blond qui ne recueilles
Que facettes écaillées
Des rêves éparpillés !
(déc 1954)
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N° 7
Le soleil sous la mer traîne comme un filet
Filet pâle où s’amassent les songes.
Pêcheur secret scrutant la profondeur de l’onde
Qui pourrait ramener d’un lent geste inlassable
Ce butin prisonnier des jeux ensorcelés
De l’eau dansante sur le sable?
(16 Février 1955)
N° 8
Pourquoi m’avoir condamnée
A ne chanter qu’en silence
Des poèmes que jamais
Ton coeur ne viendra surprendre ?
Des poèmes lumineux
Comme un soleil qui se lève
Sur la colonne dont rêve
Ce tronc d’olivier noueux…
(Arguel 11 déc 1956)
N° 9
Ton visage vient lentement
Au devant de mon visage
Comme de l’eau monte une image
Troublée
Quand mes lèvres veulent y boire.
Est-ce la tienne est-ce la mienne
Cette image confondue
Cette image disparue
Quand si proche de moi je cesse de la voir ?
N° 10 EVOCATION
Dans mon coeur se lève ce soir
Un clair de lune calme et tendre
Et les voix qui se font entendre
Sont des voix d’amour et d’espoir.
Viens près de moi plus près encore
Si tu veux bien les percevoir
Et nous referons ce voyage
Au cher et merveilleux rivage
Où ton coeur découvrit mon coeur!
Un navire nous emportait
Comme ceux que l’on voit en rêve
Le clair de lune nous suivait
Et sa route allait jusqu’au ciel
Te souviens-tu de la douceur
Du grand jardin plein d’herbes folles
Et tout peuplé de chants berceurs
Où tu ne songeais qu’à m’aimer
Où je ne pensais qu’à te plaire
A la fois inquiète et fière
De sentir dans mon coeur pousser des fleurs plus belles
Que toutes celles que l’on rêve
De cueillir ou de respirer ?
Ce grand jardin montait si haut qu’il me fallait
Pour y grimper ta main tremblante dans la mienne
Tes pas sur les allées résonnaient dans mon âme
Et je ne distinguais la splendeur de la flamme
Dont brûlait le soleil en glissant dans les flots
Qu’à travers tes yeux en extase...
Quand je marchais si près de toi
Que nos ombres n’en faisaient qu’une
Sous le soleil couchant ou dans le clair de lune
Tout ce qui t’enchantait prenait racine en moi.
Enfin j’avais cessé pour toi d’être inconnue
Tout à coup j’étais devenue
Ton parfum ta douceur ton objet précieux
L’enfant que l’on cajole et qu’on berce et qu’on calme 1
Les feuillages légers sur nous joignaient leurs palmes
Pour mieux protéger notre amour
L’embaumer des parfums d’Afrique
Tracer autour de lui ce grand cercle magique
Où le soir gardait en ses plis
Le reflet du soleil et de notre tendresse.
Comme autrefois mon coeur a soif de tes caresses
Prends-moi simplement dans tes bras
Pose ton front sur mon front las
Et nous referons ce voyage
Au cher et merveilleux rivage
Où mes pas ont suivi tes pas
(Arguel - Besançon Déc 1956)
N° 11
A LA MANIERE DE MALLARME
Aède aérien du soir
L’éparpillement de la nue
Au caprice de ta venue
Ne peut seul au néant surseoir.
Ou bien contraint au ciel t’asseoir
N’es-tu donc si ne t’évertues
Que scintillation venue
D’oscillant et vague encensoir ?
Ton rêve éployé se dissipe
Flots contredits mouvant Euripe!
Rira demain le rythme pur
Quand dévêtu le froid espace
S’abolira vide et fugace.
N’es tu donc qu’une absence Azur!
(oct 1954)
N° 12 DELPHES (printemps 1933)
O temple d’Apollon demeure prophétique
Voix de Zeus déchirant le monde lieu sacré
Peuplé d’inquiétude et de trouble mystique
Où l’homme du destin demandait le secret.
Je pénètre à mon tour dans ce grand sanctuaire
Théâtre du combat céleste et glorieux
Où le soleil ravit sa puissance à la terre
Et détruisit Python le serpent ténébreux.
Lentement je gravis la route sinueuse
Qu’ornèrent les présents des héros et des rois
Et voudrais t’évoquer foule tumultueuse
Connaître tes désirs tes espoirs tes effrois.
Mais ceux qui demandaient au dieu son assistance
Ne furent pas exempts de trouble ambition
Le calcul se mêlait au respect et l’offense
Aux vaincus ternissait le plus généreux don.
Centre du monde ! Effort sublime et flétrissure
Rivalité sanglante et noble passion
Tout s’unit en ce lieu tu ne peux être sûre
O clarté! d’affermir ta domination.
Aujourd’hui tout s’est tu la brise au loin m’emporte
Que le chant du coucou dans les blés calcinés
Les trophées somptueux les monuments ruinés
Gisent dans l’herbe sèche et la Pythie est morte.
Sous des cieux apaisés peut-il être un chagrin?
Si sur l’aire obscurcie où son vol se projette
On voit glisser avec lenteur un gypaète
Ce n’est plus un signal de Zeus ni du destin.
N° 13
SUR LE THEME D’ALCESTE
« Ton souvenir en moi… »
(Baudelaire)
Lorsque nous étions seuls tous deux sur la bruyère
Que votre douce main tenait encore ma main
J’aurais voulu fixer mon bonheur éphémère
Ecarter du présent l’ombre du lendemain.
Mais tout me rappelait que le bonheur s’écroule
Que l’avenir détruit les rêves complaisants ;
L’heure languissamment comme une eau qui s’écoule
Glissait sous la douceur des cieux agonisants…
La coupe du soleil somptueuse et tragique
S’offrait dans la splendeur qui précède la mort
Et je croyais entendre un concert prophétique
Dont plaintes et sanglots eussent fait tout l’accord.
A nos pieds ondulaient en flots doux et paisibles
Les bois mauves cernés d’un nimbe lumineux
Pour un rapt amoureux vers Cythère invisible
Votre coeur et le mien rêvaient-ils d’autres lieux ?
Quelle rame pourtant sur l’onde imperceptible
Rythmait le glas pressant d’un lancinant départ?
Car la nature amie est devenue hostile
De l’ombre ou du chagrin qui brouille nos regards?
Ah ! pouvoir retenir dans ces mains impuissantes
Un peu de ce soleil plus nacré qu’une fleur
Et la perfection de votre peau vivante
Juste au creux satiné de la paume ô douceur!
Hélas ! il se ternit ce beau soir grave et blême
Il s’éteint il expire avec recueillement
Et dans nos coeurs unis avant l’adieu suprême
Nous sentons s’élargir un grand déchirement…
Paysage chéri ! déjà tu n’es qu’un rêve
Et je ne te vois plus visage bien-aimé
Seul un baiser seule une étreinte ardente et brève
Et pour l’éternité tout sera consommé.
Tu vivras cependant souvenir sans limite
Dans mon coeur dilaté pour mieux te contenir
Le passé lumineux qu’aucun bonheur n’imite
Sera pour moi tout le présent tout l’avenir!
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N° 14
MARIENBAD
Pour Alain Resnais (29 nov 1961)
Oreilles assourdies coeur ouaté - l’écho des cloches
Bat comme un souvenir au creux des nuits feutrées
Si longtemps qu’on s’y habitue
Si longtemps qu’on ne l’entend plus
Coeur grelottant coeur sevré - coeur blotti
Sous le porche du passé
Où le regret s’amoncelle.
II a plu longtemps des gouttes de rêve
Et maintenant s’éloignent les fantômes
Qu’efface la neige de l’oubli -
Sur l’eau des larmes
A vacillé le paysage
De glace et de brume.
Cloches de brume -
Sirène de brume
Ames de brouillard...
Les formes s’étirent comme des fumées
Sans se rejoindre - jamais
Prison de glace où le givre a brodé
Ses pierreries inutiles -
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II
N° 15
Blanc nénuphar mouette aux ailes repliées
Souvenir endormi sur l’eau morte du temps
Quel souffle te ranime et te gonfle un instant
Pour blesser ma mémoire?
N° 16
CHANSON BLANCHE
Cierge entre mes mains recueillies
Par un dimanche sans issue
O mon âme de blanc vêtue
Pour des processions fleuries !
Danse, danse, mon enfance
Sur la mer l’écume est blanche.
Ont-ils donné les papillons
Leur aile pâle aux liserons?
Blanche, blanche, mon enfance
Sur la mer l’écume danse.
Tous ces pétales sur la haie
Ah ! quelle neige parfumée !
Danse, danse, mon enfance
Sur la mer l’écume est blanche.
Ce nuage au ciel s’est posé
Comme mouette sur la baie.
Blanche, blanche, mon enfance
Danse !
(3 juin 1948)
N° 17
Ne nous est-il donné qu’un seul petit matin
Clair et léger pour exprimer notre âme,
Chanter l’eau pure en laquelle elle nage,
Les racines qui la retiennent tendrement
Tandis que vers l’azur elle monte ,
Prisonnière encor quoique étrangement
Attirée par l’inaccessible ?
L’eau tremble et berce, en son lent mouvement
Arbres nuages reflétés…
Et le courant qui les entraîne,
Enlacés aux rameaux emporte aussi nos rêves...
Ainsi dans le lointain semblent fuir les roseaux,
Sans pourtant déserter la berge.
Sont-ils encor ici ? Sont-ils ailleurs déjà ?
Ou nulle part ? Au mirage accrochés ?
Aux reflets changeants de l’inexprimable?
Mais quelle nuit bientôt viendra brouiller les pages
Du merveilleux livre d’images?
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N° 18
O mon enfance O ma douce rivière, Si calme et lente au long des quais du temps, Vermeille de tous les printemps, De toutes les aubes discrètes, Et laquée de soleil couchant ... Ma rivière s'est écouIée, Pensive et grave au long des quais, Elle a gardé tous les reflets Des nuages, des peupliers, Et son eau forme un grand lac immobile Entre les berges des années ... J e suis cette eau qui se souvient, Qui garde en soi son ciel lointain, Les yeux fermés sur ma lumière, Lèvres closes sur mon secret Que le silence fait chanter… (1961)
----------- N° 19
Puits où tremble Une image
Que n’altère Nul regard
Eau profonde Oubliée
Au plus creux O ma vie ensevelie Dans quel ciel ou dans quel gouffre
Se perd ta pyramide ! (11 janvier 1966)
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N° 20
Si tu me chantes ton enfance Tu feras surgir mon passé Comme une princesse enchantée Qui s'éveille dans le silence, Enroulant sur ses doigts rêveurs Les fils au se prennent les coeurs. Ton enfance est soeur de la mienne Pourtant je ne l'ai pas connue, Mais ce soir mêlons tous nos rêves Puisque te voila revenu Pour m'ouvrir le trésor perdu. Qu'il soit le tien qu'il soit le mien Ce doux trésor nous est commun Notre enfance est celle du monde Et tous les bonheurs se confondent, Tous les chants et tous les parfums. Ce visage que tu me tends Dans un miroir couleur du temps, C'est celui de notre jeunesse. Oui, ce soir emmêlons nos rêves Et nos coeurs ne feront plus qu'un. (1961)
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N° 21
Dedans mon coeur A pris le feu, Un feu d'enfance Aux mille jeux ; Danse mon cœur, Comme une flamme Au creux de l'âtre Saute et bondit ; Danse mon coeur Comme les ombres Qui se poursuivent Au bord des nuits.
(1961) ------------
N° 22
Au creux du silence M’attend un bonheur Un berceau d’enfance Où rêve le cœur. Dans la mousseline Des jours abolis Une mandoline Verse un fiselis. (1961)
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N° 22
Printemps vénitien printemps de ma jeunesse
Où foisonnaient la vie et la joie O printemps
Ciel frémissant et languissant
Douce torpeur tendre enveloppement
Il semble que l’on soit comme un convalescent.
Après le mal d’hiver qu’il est doux de renaître
Premiers pas premiers sons — que tout est précieux
Parfums subtils venus du large glissement
Léger d’une gondole. Ah ! j’étais faible encore
Tout m’étourdit et tout me grise et je défaille
Ah ! tendresse épuisante et troublante langueur
Fait-il donc si bon vivre est-il si doux d’aimer
Dans cet avril vénitien
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N° 23
Je suis riche du clair de lune
Du velours scintillant des nuits
J’y brode les mots endormis
Pailletés de réminiscences,
Je me tais et dans le silence
Le cristal du coeur tinte et luit.
Chaque mot s’avance
Enclôt le soleil
Dans sa transparence
Se gonfle vermeil
Se gonfle et se brise
Dépose une frange
D’écume indécise
Aux plages de l’âme
Où la soif du sable
A bu sa splendeur.
(1961)
N° 24
Je ferai de la beauté
Avec les mots que j’assemble
J’allumerai la clarté
Aux parois où l’ombre tremble
J’habillerai le coeur nu
De brocarts et de paillettes
Et j’animerai des fêtes
Où dansera l’inconnu.
Nul minuit ne sonnera
De haillons et de ténèbres
Aucune plainte funèbre
Un beau chant n’étouffera.
Des grottes illuminées
Je livrerai le sésame
A tous ceux pour lesquels l’âme
Transfigure nos années.
(6 Juin 1962)
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N° 25
Les mots sont comme des notes
Avec leur musique en moi
Les mots légers soyeux vibrants sonores,
Purs comme le cristal, profonds comme les bois
Veloutés comme la tendresse,
Malicieux et câlins prestes et languissants,
Tous les mots en fête,
Tous les mots en farandole,
Châteaux de sable écume éparpillée,
Duo du lac et du soleil,
Jeu des feuilles dans la clairière,
En pianissimo,
Blancheur sur les flots enlunés,
Et les innombrables facettes
Du miroir aux alouettes,
Et le satin de la nuit,
Et l’arc-en-ciel qui se noue
Aux cheveux brillants et flous
De la pluie.
(7 juin 1962)
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N° 26
Aux plis des mémoires,
Au fond des armoires,
Piles entassées,
Des souvenirs amidonnés,
Bien tuyautés et compassés,
Etiquetés soigneusement classés,
Que l’on ne sort qu’aux jours de grandes fêtes.
Les reconnaissez-vous dans leur apprêt,
Leur apparat leur fausseté,
Les souvenirs catalogués ?
Une lessive au grand soleil ;
Faites-moi sécher sur les prés
Les robes grises du passé,
Que tous les vents du ciel soulèvent
Ces mille voiles trop serrés
Aux fades odeurs moribondes…
Car en voulant les conserver
En momies vous les transformez !
(7 Juin 1962)
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N° 27 ESQUISSES I
Deux par deux le long des routes
Ils s’en vont les peupliers
Sagement le long des routes
A travers champs et halliers
Droits et fiers pour la parade
En files bien alignées
Cependant qu’au loin les raillent
Les bouleaux dépenaillés !
II
Entre les branches des pins
Le bleu du ciel est serti comme un golfe
Les nuages l’ourlent d’embruns
Et les oiseaux y naviguent
Et les cimes remuées
Emmenées et ramenées
Algues flottantes entraînées
Suivent des courants invisibles
Et baignent dans l’eau du ciel.
III
Dans le vent qui passe
Les pins ont des ailes
Comme les oiseaux
Toutes les mains du figuier
Disent bonjour au soleil.
IV
Frileuses les maisons
Sous l’aile de l’église
Frissonnent dans leur capuchon
De neige sous la bise.
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N° 28
Ecoute au creux du coquillage
Ce grondement lointain d’orage
Qui remonte du fond des âges.
*
Le brouillard du matin fait trembler le soleil
Désir craintif de ce qui tarde
Mains en avant pour saisir l’impalpable
Coeur en attente
De l’ineffable
Qui va surgir des nuages mouillés
Un sourire à travers les larmes.
*
Sur moi
Toutes les douceurs
De l’eau
Et les caresses
De la houle
Quand si lentement
Les bras dévident
L’écheveau bruissant
Des vagues de soie.
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N° 29
La femme est devant sa fenêtre
Seins tendus et ventre bombé
Pourtant le soleil qui pénètre
N’éclaire qu’un pantin tout désarticulé !
Sa chevelure pantelante
Au plumage taché de sang
Gît comme un grand oiseau blessé qui se lamente
Et flamboie au soleil couchant.
(Suggéré par « La Rousse » de Gromaire)
N° 30
Herbes frissonnantes
Prairie argentée
En mille mille ruisselets
Coulent coulent sous le vent
Souples ballerines
Grands arbres mouvants
Révérences
Pirouettes
Bras arrondis
Torse en avant
S’inclinent se redressent
Sur la musique du printemps
Le saule ondoyant
Se cache sous sa chevelure
Le sapin si lent
Trace des courbes dans l’azur
Comme la vague
Sur le rivage
Suit le ressac
Hésite et se reprend
Rumeur du ciel où murmurent les cimes
Mâts innombrables
Que bercerait un océan.
(30 Avril 1966)
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N° 31
O grande respireuse mer inquiète et haletante,
Chienne redressée et couchante qui aboies furieusement,
Lionne à la crinière emmêlée que peignent les doigts du vent,
O ma vivante jamais lassée,
O ma lutteuse jamais soumise,
O mon amie O mon image O ma devise!
(1961)
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N° 32
Le vent roule l’herbe mouvante
En flots pressés
La maisonnette a jeté l’ancre
Dans l’océan des prés
A peine amarrée la demeure
Pour une nuit pour un orage
Ou peut-être pour un été
Un beau jour reprendra le large
Voguera vers l’éternité.
(24 mars 1966)
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N° 33
Mes songes ce calme troupeau
Que je gardais
Sous ma houlette
Bien sagement et rassemblé
Dans la paix de la nuit muette
Près des sortilèges du feu
Aux fascinantes arabesques
A pris soudain la clef des champs
La clef des vents
La clef des ondes
Vagabondes
La clef des bois la clef nues.
Ce pauvre coeur les a perdus
Et se rue à travers le monde.
(24 mars 1966)
N° 34
GROS PLAN
Sur l’écran de ma pensée
Se projette ton visage
De si près l’eau de tes yeux
Semble inviter au voyage
Tes cils battent dans le vent
Comme les voiles d’un bateau qui prend le large
A quel mystérieux rivage
Aborderai-je dans leur sillage?
De si près l’eau de tes yeux
Plus profonde qu’une rivière
Reçoit et renvoie la lumière
Et joue avec tous les reflets
Quelle sirène chantera
Au fond de cette eau si j’y plonge?
Quelle sirène m’emportera
Dans ton sillage
Et pour quel naufrage?
(Mai 1969)
N° 35
Issu de combien de sources
Ce courant de ma vie qui s’écoule unique ?
Combien de voix chantent dans ma voix ?
J’existe multiple ignorant de mes hôtes
Intimes et étrangers
Enlacés et affrontés
Un cri jaillit qui le pousse ?
Prisonnière de tant d’arabesques
Aucune ébauche n’est reconnue
A jamais indéchiffrable
Fût-il capté
battement d’un coeur où tant d’autres coeurs battent.
(déc 1968)
III
N° 36
Puits où tremble Une image
Que n’altère
Nul regard
Eau profonde
Oubliée
Au plus creux
O ma vie ensevelie
Dans quel ciel ou dans quel gouffre
Se perd ta pyramide !
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N° 37 Toutes les perles du collier
à Paule Manuel
Toutes les perles du collier
De la mer se sont égrenées
Le vent doucement les entraîne
Et les emmène et les ramène
Et ce doux bruit remplit la nuit
Et ce doux bruit remplit le coeur
Et ce doux bruit blesse le coeur
Et ce doux bruit berce les peines,
Une à une, peine après peine,
Comme un chapelet qu’on égrène
Comme un chapelet de douleurs.
Toutes ces vagues de douleur
Et tout ce vent qui les ramène
Et toutes ces voix qui se brisent
Et ce sable qui boit les pleurs
Mais qui jamais ne les épuise !
Toutes ces vagues dans le coeur...
(21 mars 1965)
N° 38
DANS LA ZONE
Aussi blême
Que la peur
L’aube se lève
Sur le champ des tristes cœurs…
Aube sans âge
Aube brouillée
Mal éveillée
Comme un visage
Que l’on n’a pas débarbouillé !
Linge effiloché
Sèche sur les haies
Tous les buissons cardent
L’aube effilochée…
Est-ce là l’espoir ?
(mars 1955)
N° 39
COMPLAINTE DES CŒURS ORPHELINS
Entendez-moi Je crie vers vous Venez à moi Et prenez-moi Tout près de vous
J'ai si peur il fait si froid Sur la terre Et dans mon creur Et j'ai si mal Quand nul n'est là Pour m'apaiser Et me bercer Pour essuyer Toutes mes larmes
Ouvrez vos bras Que je m'y cache Comme un enfant Que l'on défend Contre la nuit Contre la douleur Et le mal
Que je m’endorme Tout au chaud Au son des voix Où s’apprivoise Le silence
Au son feutré Des voix baissées Dans le cercle De la tendresse En veilleuse Comme la lampe.
N° 40
Le tourbillonnement des feuilles
Monte en spirale Toupie géante fouettée Par la rafale
Echarpe mouvante enroulée Sur une absence Tant de bras en vain déployés Pour quelle danse?
Ballet soigneusement réglé Pour quel spectacle ? Cavalerie précipitée Vers quel obstacle ?
Lutte ou jeu l’espace en démence Geint et s’agite Qui t’évitera la souffrance Toi si petite ?
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N° 41
Qui a coupé sous mes pieds nus L’herbe de tendresse Pour que les arêtes du sol Ensanglantent mes pas? Rocs déchiquetés où la chèvre exilée
A mis bas Recuits par le soleil lucide Aveuglant les regards mal préparés Terre aride où la semence
Peine à germer Terre fascinante vérité Où ne peut se prendre Que l’âme consentante.
(16 février 1966)
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N° 42
Je cherche dans ma mémoire Les vers tièdes les vers doux La plus merveilleuse histoire Et les rêves les plus fous
Vagues roulant ma détresse Rumeur grave à l’écho sourd Vagues bruissantes et brèves Vagues lentes de l’amour ..
Je cherche dans ma mémoire Les vers tièdes les vers doux La plus merveilleuse histoire Et les rêves les plus fous,
Pour le surprendre au passage Les lui mettre dans les bras - « C’était ta fête ? » sois sage - S’il ne s’en souvenait pas !..
(7 Juin 1962)
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N° 43
O paroles ineffaçables Sourire où la gaîté s’éteint Muets reproches les larmes perlent
Au bord des cils
Est-ce regret? mélancolie? Est-ce regret De tout ce que l’on n’a pas su donner?
Brusquerie de la fleur qui se referme
Atteinte par la flèche du soleil
Les ombres passent légères et bleues Comme sur le visage d’un tout petit enfant Battements de cils... O douceur
O tristesse
Des baisers que je n’ai pas donnés
Tout ce qui s’efface fait tant de mal Tout ce qui s’efface laisse tant de traces On n’oubliera plus jamais Ce qui n’est plus là.
(1965)
N° 44
COMPLAINTE DES COEURS BLESSES
Je chante les amours des autres
Car je n’ai pas d’amour à moi
J’emprunte le bonheur des autres
Car mon coeur est sevré de joie
Mais ma souffrance je la pleure
Mes angoisses je les gémis
Et quand me rejoindra la dernière des heures
De nul autre que moi la mort inexorable
Ne voudra.
(Juin 1966)
N° 45
Je me suis promenée dans mon coeur -
Je me suis perdue dans son labyrinthe
En rond j’ai tourné sans jamais atteindre
Le carrefour des avenues en éventail
J’ai voulu dénombrer les signes
Laissés jadis pour jalonner ma route
Mais j’avais oublié ce qu’ils désignaient
J’aurais voulu me rassembler
Me ramasser me reconnaître
Ce que je cherchais je ne l’ai pas rencontré
Ce que j’ai trouvé je ne l’ai pas déchiffré
Plus étrangère à moi-même
Qu’un visiteur d’un lointain pays
Dans ma propre patrie
J’ai souffert l’exil.
N° 46
Les mains trop lasses qui retombent
Le geste inachevé
Interrompu retardé
Comme un film au ralenti
L’action suspendue par le rêve
Et le regard qui ne peut se poser
Et qui voyage
A travers l’immensité
Mais qu’y voit-il?
Attention ce repos risque d’être incurable
Et la mort quelquefois s’insinue dans la vie
Pour en faire une mort plus lente
Tu ne vas pas manquer ta mort
II ne faut pas qu’elle te prenne
Par surprise dans le sommeil !
(6 mars 1967)
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N° 47
CHANSON DE TENEBRES
Avant de te connaître
Je n’avais que des peines du matin
Maintenant j’ai des peines de la nuit
Maintenant j’ai des peines de l’abîme
Avant de te connaître
Mon coeur ne faisait pas plus de bruit
Que des pas d’oiseaux sur la neige
Maintenant il bat dans la tempête
Avant de te connaître
Je croyais que la mort ne venait nous frapper
Que tout au bout de notre fête
Mais hélas ! maintenant je sais
Qu’elle est tapie dans la vie même.
(19 Janvier 1966)
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N° 48
Loin de toi Seigneur J’ai longtemps erré, Loin de toi, seigneur ; Je l’imaginais... Mais quand je doutais Et que je souffrais Au fond de mon cœur, Tu dormais caché !
N° 49
OMBRE ET LUMIERE
Il fait noir, et soudain j’ai froid
Dans le vent plaintif qui me courbe.
Le vent ? Celui du désarroi
Le sentier? Doute où je m’embourbe !
Il fait noir ! Le soleil s’éteint,
Mais pourquoi douter qu’il demeure?
Mes yeux le reverront demain,
Et mon coeur chantera qui pleure !
Ah ! Seigneur qu’en Vous je retrouve
Tous ceux que, pour Vous, j’ai quittés
Et que la main qui nous éprouve
Nous mène à la félicité !
Que chaque jour nous achemine
Plus près de Vous, vers plus d’amour
Prenez ce coeur inerte et lourd
Et soyez l’élan qui l’anime !
(septembre 1947)
N° 50
COMPLAINTE DE CEUX QUE L’AMOUR MENE
Je t’avais remis mes peines
Mes rêves et mes pensées,
Sans savoir où l’amour mène
Ceux qui n’ont pu s’en passer.
Tu les contemplas rieuse,
Et les tiens un court moment
Dans tes mains capricieuses,
Puis les lâchas sous le vent !
Les vois-tu flottant sur l’eau,
Mes pensées couleur de lune
Et l’évanescente écume
De mes rêves en lambeaux ?
Tu ne t’en souciais guère
Et tu passas ton chemin,
Et seul avec ma misère,
Je restai sans personne à qui tendre la main…
Pourtant Dieu qui voit le monde
De l’étoile au vermisseau
Aperçut tout à coup cette écume sur l’onde
Et ma détresse à vau l’eau !
Il me prit tendrement dans sa barque profonde,
Il chargea fermement tout mon triste butin,
Et m’emmena bien loin tout au bout du chemin,
Dans le pays que sa lumière inonde…
Avec mes rêves et mes peines,
Mes misères et mes pensées,
Vers le Royaume où l’Amour mène
Tous ceux qui, comme moi, n’ont pas pu s’en passer.
(Arguel, 10 Déc 1956)
Société des Poètes et Artistes de France, Ed du Lion, 1959, p39
N° 51
A MES ENFANTS
Moi si faible et si tremblante
Devant l’inconnu,
Qui frissonne et m’épouvante
Dès le soft venu,
Mon enfant plus frêle encore,
Sur mon sein blotti,
Sais-tu de quelle énergie
M’emplit ton attente ?
Ton regard qui me traverse,
Sans s’y reposer,
Va plus loin que ma faiblesse
Et que le danger,
Il connaît, comme Dieu même,
Ce que j’ignorais,
La force d’amour qui mène
Un coeur tout donné !
Mes yeux dans tes yeux limpides
Graves et savants
Je puis franchir les limites
De l’univers menaçant
Je suis celle qui repousse
Terreur et danger
Et celle dont la main douce
Est comme un oiseau léger.
N° 52 ITINERAIRE
I LE VOYAGE
Depuis que je suis née il a toujours fallu
Que j’aille au bout de tous les chemins ;
Que je parcoure toutes les avenues du rêve,
Toutes celles de l’art et de la beauté,
Toutes les routes de l’amour et de la souffrance,
Et celles de la vérité,
Les sentiers resserrés du doute et de la mort !..
Je n’ai jamais rien pu faire à demi, j’ai voulu,
Toujours aller au plus profond ;
Au plus profond des autres à travers la surface inerte
Des habitudes et des conventions ;
Et surtout au plus profond de moi-même.
Et en creusant toujours avec un acharnement désespéré ,
Un désespoir qui n’est qu’un espoir douloureux, éperdu, frémissant,
Un désespoir, qui n’est qu’un espoir différé et trop ardemment poursuivi,
En marchant ainsi sur toutes les routes, O mon Dieu! jusqu’à la fatigue
De mes pieds saignants,
Jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la violente détresse,
Il faudra bien que je vous trouve, O vous vers qui toutes les routes se redressent
Vous, le carrefour suprême et le suprême aboutissement,
Le tout et l’infini,
O vous, dont la beauté, sur moi comme un soleil vivant
Resplendit ;
Vous qui guettez au bord de l’horizon, qui me faites signe,
Vous qui tendez vers moi vos chers bras douloureux,
Si largement ouverts, si cruellement écartelés,
Vos pauvres bras captifs et, dans une attente éternelle,
Fixés à la croix,
O vous, mon repos suprême, et mon but, et ma proie !
(24 Août 1946)
N° 53
II L’ARRIVEE
L’enchantement du Vendredi-Saint
O Jésus ! ton pauvre visage Couvert de sang
Me ravit plus qu’un paysage Resplendissant !
Tes yeux écrasés par la pierre D’un lourd sommeil
Tes yeux clos ont plus de lumière Que le soleil.
A tes lèvres monte un silence Plus émouvant
Que la plainte qui se balance A tous les vents.
Tes mains trouées sont plus puissantes Que le néant
Tes blessures sont plus béantes Que l’océan.
Oui, toi seul peux combler le vide Du coeur désert,
Car ton amour est plus avide Que l’univers !
Jésus ! ta laideur est plus belle Que la beauté ,
Et dans l’absurde se révèle Ta vérité !
Ton esclavage donne au monde La liberté,
Et ta défaite est plus féconde Que ne nos succès !
Mon âme épuisée par sa course, En toi ravie,
Dans ta mort vient boire à la source De toute vie ! (26 Août 1946)
N° 54
III
LE REPOS
Si calme, dans mon cœur, si calme est mon amour,
Il dort comme un grand lac, dans la clarté du jour,
Il dort paisiblement, comme le clair de lune
Epars sur l’océan.
Et voici que, pour lui, s’est arrêté le temps,
Mystérieusement.
Et voici que, pour lui, le temps s’est arrêté,
Car il repose enfin dans son éternité,
Car il repose enfin dans sa béatitude,
Et dans sa plénitude…
Si libre dans mon cœur, si vaste est mon amour,
Univers sans limite, et départ sans retour,
II prend conscience qu’il existe, peu à peu,
Il prend conscience qu’il existe, qu’il ne peut
Ni s’accroître ni s’amoindrir,
Mais seulement se recueillir !
Car mon amour est mûr, il est le fruit doré,
II est la joie et la clarté
Il est le terme après la route,
Et l’assurance après le doute,
II est lui-même, il est ta force et la douceur,
II est l’ultime et l’invincible possesseur.
Paix d’avoir tout reçu, tout donné, tout compris,
Présence en moi de Jésus Christ!
(19 Nov 1946)
N° 55
Dans le calme du soir, l’océan se repose,
L’océan dépeuplé, tout embué d’azur
Où tressaille du rose…
Quels bateaux ont creusé cette ample déchirure
Où du rose tressaille ?
Quels bateaux ont ouvert ce chemin lisse et pur
Dans l’azur qui s’écaille ?
Quand la douleur au soc puissant
De fond en comble aura retourné mon coeur
Comme la quille du bateau fouille l’océan,
Un calme miroir luira dans sa profondeur,
Sans pli, sans ride, où l’on verra se reflétant
La gloire de Dieu comme le rayonnement du couchant.
(4 Sept 1953)
N° 56
Par l’automne multiplié Sur l’écran lumineux de ma fenêtre ouverte, Feuilles de pourpre et feuilles vertes, Erable, frêne ou peuplier, Mon arbre, à lui tout seul, était une forêt ! Par le couchant transfiguré, Seul témoin pour mes yeux d’un soleil invisible, Mon arbre me tendait la bible Où la création s’inscrivait. Quand la douleur, longtemps me tiendrait prisonnière De cette chambre d’hôpital, Ne suffirait-il pas de cet arbre automnal Pour me faire admirer, Seigneur, votre oeuvre entière ? Dans ce monde autrefois en courant traversé, Pour mes yeux obscurcis qui regardaient sans voir, Qui vous révéla mieux que cet arbre, embrasé Par les rayons de votre gloire? Cet arbre, à mon chevet, comme un bouquet placé Par une main tendre et discrète, Quand la douleur raidit mon corps supplicié, Chante votre bonté secrète. Cet arbre, au long des jours par le vent dépouillé De sa flamboyante parure, Qui bientôt dressera dans l’hiver endeuillé Les mille doigts de ses ramures, Mon arbre et moi, Seigneur, réduits à l’essentiel, A cet élan, vers vous, d’un coeur qui vous implore, A ces rameaux tendus pour agripper le ciel, — Que je le sache ou qu’il l’ignore — Votre amour, plus ardent que le soleil d’été, Lui qui sur l’univers et dans les coeurs rayonne, Par delà le malheur et par delà l’automne, Nous fera refleurir, joyeux et transplantés
Au jardin de l’éternité !
N° 57
A Jacques Maritain
Cloche ébranlée
Par leur joie
Tous les oiseaux du monde
Ont gîté dans mon coeur
Tous les anges sont descendus
Y chanter l’alleluia
Voix de la terre
Voix de l’appel
Qui nous revient chargée de ciel.
Bouquet d’algues
Sur le sable
Attend le flot pour renaître.
Bienheureuse l’espérance
Reliée à l’éternel.
(19 janvier 1966)
N° 58
Donnez-moi Seigneur
Un grand coeur d’espace
Un coeur balayé
Par les vents du ciel
Un coeur sans rivage
Ouvert au grand large
Un coeur qui reçoive
En plein le soleil.
(Lundi de Pâques 1966)
N° 59
Sais-tu ce qu’est l’amour sais-tu ce qu’est la nuit
Si tu n’as pas souffert si tu n’as pas gémi
Si tu n’as pas senti les vertiges du doute
Ta raison défaillante et ton coeur incertain
Si tu n’as pas laissé la trace de tes larmes
Sur la poussière du chemin?
Sais-tu ce qu’est l’espoir sais-tu ce qu’est la joie
Si tu n’as pas tendu l’arc de ton effort
Si tu n’as pas connu l’impuissance et l’échec
Et fui pour échapper à l’appel de la mort
Si t’ont séduit les jeux du bonheur illusoire
Et si tu n’as pas pris ton élan pour franchir
La vie terrestre à tire d’âme ?
N° 60
Notre Dame de la nuit
De toutes les nuits
De ma nuit
Fais briller ta clarté d’étoile
Notre Dame de la douleur
De toutes les douleurs
De ma pauvre douleur
Soigne bien les plaies de mon âme
Notre Dame du rocher
De la source de la beauté
De la joie et de la paix
Si solide
Si limpide
Toi si libre et si donnée
Qui rassures qui désaltères
Rends l’harmonie à la terre
A l’âme son unité.
(17 juin 1966)
N° 61
Je devrais courir je devrais voler
Mais la pesanteur me ramène à terre
Les souvenirs sont des aimants
Vers lesquels se tourne mon âme
Et je te perds de vue Seigneur ô mon étoile !
Et le flot des regrets m’écarte
De la rive où tu m’attendais.
De mon passé délivre-moi Jésus
Si les traits de ta croix n’y sont plus discernables
Seigneur déchire ma mémoire
Fais-moi naître comme un enfant
Et sur la page neuve et dans le coeur tout blanc
Ecris ton nom et dessine ta face.
(1967)
N° 62
J’ai des sanglots plein le coeur et pourtant
Ta paix Seigneur est sur mon âme
Comme une main puissante et délicate
Qui tient mes yeux amoureusement clos.
Puisque c’est toi qui fais pour moi la nuit
De tes deux mains pressées sur mes paupières
Conserve-moi dans cette nuit bénie
Plus précieuse que la lumière !
(7 octobre 1955)
N° 63
O Toi dont la parole est si parfaite
Mes pauvres mots Seigneur je te les jette
Pêle-mêle
En tremblant
Tu sauras bien t’y reconnaître
Toi qui veux nos balbutiements.
Et l’imperceptible lumière
De nos faibles coeurs vacillants
Sitôt soufflée par le vent
De la terre
Fais-la grandir toi qui la guettes
Du haut de ton ciel éclatant
Puisque tu veux O douceur! O mystère!
Toi le Seigneur, toi le Dieu tout puissant
T’y réchauffer comme un mendiant !
(18 janvier 1966)
N° 64
Je m’éveille dans la grisaille
Et dans le froid
Et mon âme est mal accordée
 ta joie
Elle est lourde rends-la légère
O mon bien-aimé
Elle est inerte, emporte-la
Dans ton grand mouvement
Souple et puissant
Fais-la palpiter à ton rythme
Fais-la vibrer à ton chant
Qu’elle n’existe plus qu’en Toi
Elle qui n’existe que par Toi
Qui dans les rayons de lumière
De ton amour
O Seigneur ! de notre poussière
Peux faire des milliers d’étoiles !
(sept 1965)
N° 65
C’est sur fond de nuit qu’en lettres de flammes
Est visible ton nom Seigneur
Et pour le coeur épris de Toi
Le silence même se fait musique
Seul le silence peut te dire O mon Ineffable
Le silence habité qui s’étonne de ton mystère.
Alors la douleur cesse d’être un scandale
Et devient un secret chuchoté par l’amour
L’attente n’est plus solitude
Les eaux divisées de l’âme se rassemblent
En un lac qui reçoit le soleil
Et les yeux dans les yeux donne au ciel sa réponse.
N° 66
A la mémoire de Raina Maritain
O Toi qui détiens mon bonheur
Seul terreau qui plais à mes racines
Seul soleil vers lequel mon âme
Tourne ses feuilles avides
De partout je viens vers Toi !
Vague sans cesse ramenée à son rivage
Librement soumise
Librement esclave
Et mon coeur parfumé d’absence
Recréé par l’espérance
Unifié dans l’attente
Porte témoignage de Toi
J’aime la mer signe de ta puissance
J’aime le vent invisible esprit
J’aime la pluie douceur de tes dons
Le soleil miroir d’amour et de vérité
O création ! missive dont se délecte l’amante
Et qu’elle relit inlassablement.
N° 67
D’absence vague se creuse
Pour revenir de plus loin,
Plus ardente plus fougueuse,
Délivrée de tous ses liens,
Ainsi mieux l’âme se vide,
Mieux se remplit à pleins bords,
Et les mains sont plus avides
Ouvertes pour un trésor.
(25 juin 1962)
N° 68
EN ECOUTANT LES CLOCHES
Le son palpite dans les airs
Comme le rythme d’un grand coeur.
Oh! qu’il vit ce grand coeur du ciel
Ce coeur puissant qui vient qui va
Ce coeur qui bat
Dans les hauteurs !
 droite à gauche tour à tour
Dans 1’âme aux sillons innombrables
Quelle main ferme et sans détour
Sème les graines impalpables ?
Si régulières et pressées
Pleines rondes et cadencées
Ruissellent les notes versées
Par quelle invisible nuée ?
Le son retombe et puis repart
Il s’alentit s’accroche et se libère
Va-t-il mourir? Il se redresse.., il meurt
Mais son écho paisiblement demeure
Comme un sillage élargi sur la mer.
N° 70
Voici mon serviteur..
II ne crie pas, il n’élève pas te ton.
(Isaie)
J’ai chanté ma chanson comme une cantilène
Sans élever la voix d’un ton simple et si doux
Que vous ne l’entendrez qu’en faisant taire en vous
Tout ce qui n’est pas elle.
Car je ne veux forcer ni le coeur ni l’esprit
Ni dominer le bruit des mots durs et sans flamme
Et voudrais seulement qu’en écoutant mon âme
La vôtre chante aussi.
N° 72 La fête va bientôt finir Une à une l’on voit s'éteindre Les lanternes de pacotille Qui aveuglaient sans éclairer Et Ie bruit n'empêchera plus D'entendre les accords tenus Les accords profonds de Ia mer. S’effaceront les arabesques Et reprendront leur pureté Les lignes essentiel1es La soie transparente du ciel
Largement tendu sans un pli La courbe idéale des plages Avec les volants de dentelle Et tous les festons de l'écume. La fête va bientôt finir Et l'on distingue maintenant Ce que les yeux blessés ne pouvaient percevoir. Qui! nous allons savoir de qui vient cette force Qui nous pousse en avant ! Nous aurons la réponse a toutes nos questions Et nos inquiétudes Et nous aurons bientôt Ie code Grâce auquel nous pourrons déchiffrer le message Et nous contemplerons enfm Le vrai visage de rAmosr!
Mars 1994
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N 73
Tout au fond de mon coeur Une vive lueur Est la pour m’éclairer quand en moi je descends En haut vague après vague Rumeur après rumeur Là, les humains s’agitent Ils s’aiment et se quittent Ils s’amusent et rient Et souvent ils se battent Et la rumeur couvre la rumeur Mais ici la lumière éclaire l'invisible Tout au fond de mon coeur c'est l'Amour que je vois Tout au fond de mon coeur 0 Seigneur! c'est ta voix Que j'entends doucement parler dans Ie silence
30 mars 1994
N° 74 Le soleil avec l'ombre joue M'ouvrant Ie passé comme un livre Ses cils battaient contre ma joue Comme un oiseau qui se délivre Ses cils éventaient mon visage De leurs doux battements de plume Mon tout petit enfant si naïf et si sage Blotti contre mon cceur pour y chercher refuge !
15 fevrier 1994
Pour Jeanne, en pensant à Paul.
N° 75 La souvenance est douce au coeur qui rêve Et veut des ailes pour planer Pour reconnaître au fond des eaux amoncelées Tant de grèves amoureusement déroulées
A la renoontre de la oaresse Et de l’élan fougueux de la vague Où Ie solei1 écrit ses lettres fulgurantes Où des pas enfantins ont laissé leurs empreintes
En rides innocentes Où I' on peut écouter Ie largo de la. mer Et que roule la houle et qu’ondule la dune Appelant d'autres flots d'autres dunes sans fin. Juin 1997
N 76 Les longs gémissements qu’arrache à la nature
La violence du vent Et les appels d'humains adressés à leurs frères
Ces appels sont-ils vains ? Les pierres ont crié mais le coeur fait silence Le ooeur durci de gel ou la source est captive
Oubliée du printemps Vagues dressées qui jamais ne retombent
Pour un nouvel élan Dans la profondeur nulle attente Et pas d' accueil pour un amour La mer étale est un grand drap Qu’on a tiré sur la douleur
N° 77 Le ciel est tendu de sombre velours
Pailleté d'étoiles La lune accoudée au balcon du soir Vient de dérouler ses cheveux épars Les arbres tout encapuohonnés d'ombre Chuchotent en discrets conspirateurs Tandis que la mer moins discrète égrène Le chapelet des plaintes éternelles.
N° 78
Texte ayant préludé à un poème de ce recueil (« Convalescence »)
Elle s’endormait après le déjeuner, d’un sommeil léger, d’où la tirait, progressivement et sans effort, l’invasion délicieuse des mille bruits qui montaient avec te soleil. Le corps détendu, un bras hors du lit, elle revenait lentement à elle, portée par l’harmonie universelle comme par les vagues d’un immatériel océan. Quel merveilleux voyage elle accomplissait alors! Elle respirait avec ravissement le parfum délicat des oeillets qui emplissait sa chambre d’hôpital. Elle n’ouvrait pas encore les yeux, attentive à discerner les bruits innombrables qui composaient l’ineffable concert.
Le ciel était aux oiseaux. Sur un accompagnement de trilles légers, ténus, dont aucun n’eût été perceptible isolément, se détachaient, comme la phrase obsédante d’une mélodie, des accents prolongés dont le retour, régulièrement attendu, donnait à l’oreille la satisfaction d’une cadence. Puis, traversant, déchirant l’air, le cri aigu des martinets. Ouvrant alors les yeux, elle suivait les larges stries de leur vol dans le ciel clair. Ce vol rythmait le son comme la baguette géante d’un chef d’orchestre ; il était, pour ainsi dire, le son lui-même l’es prit n ‘arrivait pas à les dissocier.
Elle essayait d’imaginer les musiciens : ceux qui, établis dans un endroit fixe; semblaient n’avoir d’autre raison d’être que de tenir leur partie dans le concert; les errants qui revenaient, au moment propice, égrener les notes de leur partition; les étrangers de passage qu unissaient un instant leur voix à celles de leurs compagnons, avant de les quitter pour toujours. Et sur tout cela, l’heure qui sonnait aux horloges avoisinantes, ave un léger décalage, si bien que l’on eût dit un mouvement déréglé qui, une fois mis en branle, ne parvenait pas s’arrêter : ce n’était pas midi qu’on entendait, c’était trente, quarante heures. Et tout à coup, délices suprêmes, les cloches des couvents tout proches, auxquelles répondaient leurs soeurs plus lointaines, faisaient vibrer l’air délicieusement, l’habitaient, le rendaient palpable, insinuant au coeur une joie extasiée.
Nul son discordant. Pas une voix humaine, pas un roulement de voiture. La malade ne faisait pas un mouvement. Elle n’essayait pas de se redresser sur ses oreillers pour apercevoir la ville qui gisait sous sa fenêtre Elle la savait tapie là, mais iI lui était impossible de la discerner. Combien c’était mieux ainsi t Il lui suffisait de poser le regard sur les arbres du second plan. Quelle douceur, quelle luminosité ! Certains, éparpillés en largeur, semblaient disperser leurs feuilles pour mieux l’offrir au soleil ; d’un vert pâle, délicat, ils ressemblaient aux jeunes pousses du printemps. D’autres, au contraire, ramassés en eux-mêmes, tendus
vers le ciel comme un défi, lui opposaient leur ligne verticale et sombre. Au loin, très loin, des toits légers comme des nuages semblaient flotter dans l’irréel. Et plus loin encore, l’horizon bleuissait. Sur cette fête de lumière voltigeaient de
transparentes vapeurs dont la clarté ne blessait pas le regard, mais le reposait et pénétrait la jeune fille qui se laissait envahir entièrement.
Toute la journée, la chambre restait dans l’ombre. La fenêtre seule, avec le paysage qu’elle encadrait, étincelait de lumière. Mais, vers le soir, comme pris d’un remords, le soleil entrait en hésitant : quatre rectangles éblouissants se dessinaient alors sur le mur qui faisait face à la jeune fille; les rectangles se déplaçaient lentement, presque insensiblement, tout le long du mur qui prenait une teinte jaune, puis délicatement orangée. Au moment de tourner, ils s’attardaient sur la porte, comme pour un adieu, et disparaissaient brusquement. Mais leur reflet dansait encore devant les yeux émerveillés de la malade, et elle sentait que jamais, jamais, elle ne pourrait oublier l’instant fugitif et poignant où elle aurait voulu conserver cette lueur, comme on cherche à garder présent un être bien-aimé.
(Clinique de la Compassion, Besançon)
N° 79
Mon arbre à lui tout seul était une forêt.
Je n’en voyais pas la naissance qu’un massif d’arbustes encore verts dissimulait à ma vue. Il ne commençait à m’apparaître qu’au moment où, du tronc central, partait en tous sens une multiplicité de troncs secondaires. La perspective leur donnait un extraordinaire relief, les organisait en des plans différents, dans un dégradé de lumière qui en achevait le modelé délicat, tandis qu’effacés à demi par un halo de feuillage, certains d’entre eux semblaient repoussés dans l’espace, à une distance beaucoup plus grande qu’ils ne se trouvaient en réa lité.
Quand j’arrivai, mon arbre n’était que feuillage ardent et fauve d’où se détachaient lentement et par intervalles, comme d’une blessure géante, de larges gouttes d’or.
Ce dépouillement régulier avait, au bout d’une semaine, privé mon cher arbre de presque toute sa parure. Je devinais, à ses pieds, cette chevelure rougeoyante qui devait le reconstituer à l’envers, tant l’extrémité de ses ramures sans feuilles donnait l’illusion de s’enraciner dans le ciel.
Le vent d’automne infatigable agitait sans cesse les feuilles minuscules qui lui restaient, et qui miroitaient au soleil comme des facettes. Au couchant, mon arbre n’était plus que scintillement !
 force de le contempler à toute heure du jour, je croyais voir palpiter autour de ses fines ramures le bourdonnement d’un essaim, ou tomber sur lui, lancée par des mains invisibles, une pluie de confettis qui descendait du ciel.
Cher arbre, douce créature, dont la présence fraternelle et consolante a aidé à souffrir mon corps supplicié ! Comme tu penchais vers moi tes branches secourables pour permettre à chacune de mes douleurs d’en faire plus aisément l’ascension ! De ramure en rainure, portées par ta complaisance, mes plaintes s’élevaient jusqu’à Dieu. Comme tu savais, aussi, de toutes tes feuilles agitées, saisir et concentrer la lumière, pour me la renvoyer comme les éclairs tournoyants d’un feu d’artifice dont tu m’aurais fait le don princier
C’est dans mon coeur, qui les a recueillies une à une, que sont tombées toutes tes feuilles somptueuses, comme des larmes dans le sein d’un ami.
Agonie d’automne et souffrance humaine, unies dans mon offrande, notre destin, à l’un et à l’autre, s’accomplissait dans la secrète harmonie d’un monde, en marche vers un terme de gloire éternelle.
Tes leçons, ô mon frère l’arbre, je ne les oublierai jamais en voyant sur le pâle azur ou sur l’or éblouissant le déchirant dessin de tes ramures essentielles, j’ai mieux compris, je crois, la valeur de la durée, par delà les transformations nécessaires.
Et quand l’hiver t’aura réduit à n’être plus qu’un dépouillement délicat, un réseau subtil dans lequel tu retiendras le ciel captif, je comprendrai mieux, grâce à toi, la toute puissance de la prière.
(Clinique Ambroise Paré)
PAULE CASTALY
LA PETITE CLOCHE MONOTONE
Collection « à l’écoute des sources »
EDITIONS SAINT-GERMAIN-DES-PRES
Paris - 1988