Jean-Paul Sartre - La Nausée
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C O L L E C T I O N F O L I O
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Jean-Paul Sartre
La nause
Gallimard
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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
rservs pour tous les pays, y compris VU . R. S. S.
ditions Gallimard, 1938.
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AU CASTOR
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C'est un garon sans importance
collective, c'est
tout juste
un individu.
L.-F. CLINE
U Eglise
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AVERTISSEMENT DES DITEURS
Ces cahiers ont t trouvs parm i les papiers d'Antoine
Roquentin. Nous les publions sans y rien changer.
La premire page n'est pas date, mais nous avons de
bonnes raisons pour penser qu'elle est antrieure de
quelques semaines au dbut du journal proprement dit.
Elle aurait jlonc t crite, au plus tard, vers le commen
cement de janvier 1932.
A cette poque, Antoine Roquentin, aprs avoir voyag
en Europe Centrale, en Afrique du Nord et en Extrme-
Orient, s
f
taitfix depuis trois ans Bouville, pour y achever
ses recherches historiques sur le m arquis de Rollebon.
Les diteurs.
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FEUILLET SANS DATE
Le mieux serait d'crire les vnements au jour le jour.
Tenirunjournal pour y voir clair. Ne pas laisser chapper
les nuances, les petits faits, mmes ils n'ont l'air de rien,
et surtout les classer. H faut dire comment je vois cette
table, la rue, les gens, mon paquet de tabac, puisque c'est
cela qui a chang. H faut dterminer exactement l'tendue
et la nature de ce changement.
Par exemple, voici un tui de carton qui contient ma
bouteille d'encre. Il faudrait essayer de dire comment je
le voyaisavant et comment prsent je le *
Eh bien, c'est un paraillipipde rectangle, il se dtache
sur c'est idiot, il n'y a
rien
en dire. Voil ce qu'il faut
viter, il ne faut pas mettre de l'trange o il n'y a rien.
Je pense que c'est le danger si l'on tient un journal : on
s'exagre tout, on est aux aguets, on force continuellement
la vrit. D'autre part, il est certain que je peux, d'un
moment l'autreet prcisment propos de cet tui ou
de n'importe quel autre objetretrouver cette impression
d'avant-hier. Je dois tre toujours prt, sinon elle me
glisserait encore entre les doigts. Il ne faut
rien
a
mais noter soigneusement et dans le plus grand dtail
tout ce qui se produit.
1. Un mot laiss en blanc.
2. U n m ot est ratur (peut-tre forcer ou forger ), un autre
rajout en surcharge est illisible.
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Naturellement j'e ne peux plus rien crire de net sur
ces histoires de samedi et d'avant-hier, j'en suis dj trop
loign ; ce que je peux dire seulement, c'est que, ni dans
l'un ni dans l'autre cas, il n'y a rien eu de ce qu'on appelle
l'ordinaire un vnement. Samedi les gamins jouaient
aux ricochets, et je voulais lancer comme eux un caillou
dans la mer. A ce moment-l, je me suis arrt, j'ai laiss
tomber le caillou et je suis parti. Je devais avoir l'air
gar, probablement, puisque les gamins ont ri derrire
mon dos.
Voil pour l'extrieur. Ce qui s est pass en moi n'a
pas laiss de traces claires. Il y avait quelque chose que
j'aivu et quim'a dgotmais je ne sais plussi je regardais
la mer ou le galet. Le galet tait plat, sec sur tout un ct,
humide et boueux sur l'autre Je le tenais par les bords,
avect sdoigts trs carts, pour viter de me salir.
Avant-hier, c'tait beaucoup plus compliqu. Et il y
a eu aussi cette suite de concidences, de quiproquos,
que je ne m'explique pas.Maisje ne vais pas m'amuser
mettre tout cela sur le papier. Enfin il est certainquej'ai
eu peur ou quelque sentiment de ce genre. Si je savais
seulement de quoi j'ai eu peur, j'aurais dj fait un grand
pas.
Ce qu'il y a de curieux, c'estqueje ne suis pas du tout
dispos me croire fou, je vois mme avec vidence que
je ne le suis pas : tous ces changements concernent les
objets. Au moins c'est ce dont je voudrais tre sr.
10heures etdemie K
Peut-tre bien, aprs tout, que c'tait une petite crise
de folie. Il n'y en a plus trace. Mes drles de sentiments
1. Ou soir, videmment. Le paragraphe Qui suit est trs post
rieur aux prcdents. Nous inclinons croire qu'il fut crit, au
plus tt, le lendemain.
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de l'autre semainemesemblent bien ridicules aujourd'hui :
je n'y entreplus.Ce soir,jesuis bien l'aise,bienbourgeoi
sement dans le monde. Ici c est ma chambre, oriente
vers le nord-est. En dessous, la rue des Mutils et le chan
tier de la nouvelle gare. Je vois de ma fentre, au coin du
boulevard Victor-Noir, la flamme rouge et blanche du
Rendez-vous des
Cheminots.
Le train de Paris vientd ar
river. Les gens sortent de l'ancienne gare et se rpan
dent dans les rues. J'entends des pas et des voix. Beaucoup
de personnes attendent le dernier tramway. Elles doivent
faire un petit groupe triste autour du bec de gaz, juste
sous ma fentre. Eh bien, il faut qu'elles attendent encore
quelques minutes : le tram ne passera pas avant dix heures
quarante-cinq. Pourvu qu'il ne vienne pas de voyageurs
de commerce cette nuit : j'ai tellement envie de dormir
et tellement de sommeil en retard. Une bonne nuit, une
seule, et toutes ces histoires seraient balayes.
Onze heures moins le quart
:
il n'y a plus rien craindre,
ils seraient dj l. A moins que ce ne soitlejour du mon
sieur de Rouen. U vient toutes les semaines, on lui rserve
la chambre n 2, au premier, celle qui a un bidet. Il peut
encore s'amener : souvent il prend un bock auRendez-
vous des Cheminots avant de se coucher. Il ne fait pas
trop de bruit, d'ailleurs. Il est tout petit et trs propre,
avec une moustache noire cire et une perruque. Le voil.
Eh bien, quand je l'ai entendu monter l'escalier, a m'a
donn un petit coup au cur, tantc tait rassurant : qu'y
a-t-il craindre d'un monde si rgulier? Je croisqueje suis
guri.
Et voici le tramway 7 Abattoirs-Grands Bassins .
D
arrive avec
un
grand bruit de ferraille. Il repart. A prsent
il s'enfonce, tout charg de valises et d'enfants endormis,
vers les Grands Bassins, vers les Usines dans l'Est noir.
C est
l'avant-dernier tramway; le dernier passera dans
une heure.
Je vais me coucher. Je suis guri, je renonce crire
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mes impressions au jour le jour, comme les petites filles,
dans un beau cahier
neuf.
Dans un cas seulement il pourrait tre intressant de
tenirunjournal :ce serait si
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1. Le texte du feuillet sans date s'arrte ici.
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JOURNAL
Lundi 29 janvier 1932.
Quelque chose m'est arriv, je ne peux plus en douter.
C'est venu la faon d'une maladie, pas comme une certi
tude ordinaire, pas comme une vidence. a
s est
install
sournoisement, peu peu
;
je me suis senti un peu bizarre,
un peu gn, voil tout. Une fois dans la place a n'a plus
boug, c'est rest coi et j 'a i pu me persuader que je n'avais
rien, que c'tait une fausse alerte. Et voil qu' prsent
cela s'panouit.
Je ne pense pas que le mtier d'historien dispose
l'analyse psychologique. Dans notre partie, nous n'avons
affaire qu' des sentiments entiers sur lesquels on met
des noms gnriques comme Ambition, Intrt. Pourtant
si j'avais une ombre de connaissance de moi-mme, c'est
maintenant qu'il faudrait m'en servir.
Dans mes mains, par exemple, il y a quelque chose
de neuf, une certaine faon de prendre ma pipe ou ma
fourchette. Ou bien c'est la fourchette qui a, maintenant,
une certaine faon de se faire prendre, je ne sais pas. Tout
l'heure, comme j'allais entrer dans ma chambre, je me
suis arrt net, parce que je sentais dans ma main un objet
froid qui retenait mon attention par une sorte de person
nalit. J'ai ouvert la main, j 'a i regard :je tenais tout sim-
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plement le loquet de la porte. Ce matin, la bibliothque,
quand
Autodidacte
x
est venu me dire bonjour, j ai mis
dix secondes le reconnatre. Je voyais un visage inconnu,
peine un visage. Et puis il y avait sa main, comme un
gros ver blanc dans m a m ain. Je l ai lche aussitt et
le bras est retomb mollement.
D an s les rues, aussi, il y a une quantit de bruits louch es
qui tranent.
Donc i l s est produit un changement, pendant ces der
nires semaines. Mais o ? C est un changement abstrait
qui ne se pose sur rien. Est-ce moi qui ai chang? Si ce
n est pas m oi, alors c est cette chambre, cette ville, cette
nature ; il faut choisir.
Je crois que c est moi qui ai chang : c est la solu tion
la plus simple. La plus dsagrable aussi. Mais enfin je
dois reconnatre que je suis sujet ces transformations
soudaines. Ce qu il y a, c est que je pense trs rarement
t
alors une foule de petites m tamorphoses s accumulent
en m oi sans que j y prenne garde et pu is, un beau jou r,
il se produit une vritable rvolution. C est ce qui a donn
ma vie cet aspect heurt, incohrent. Q uand j ai quitt
la France, par exemple, il
s est
trouv bien des gens pour
dire que j ta is parti sur un co up de tte. Et quand j y
suis revenu, brusquement, aprs six ans de voyage, on et
encore trs bien pu parler de coup de tte. Je me revois
encore, avec Mercier, dans le bureau de ce fonctionnaire
franais qui a dmissionn l an dernier la suite de l affaire
Ptrou. Mercier se rendait au Bengale avec une mission
archologique. J avais toujours dsir aller au Bengale, et il
me pressait de me joindre lui. Je me demande pourquoi,
1. Ogier P..., dont il sera souvent question dans ce journal.
C tait un clerc d huissier. Roquentin avait fait sa connaissanceex
1930 la bibliothque de Bouville.
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prsent. Je pense qu'il n'tait pas sr de Portai et qu'il
comptait sur moi pour le tenir l'il. Je ne voyais aucun
motif de refus. Et mme si j'ava is pressenti, l'poque, cette
petite combine au sujet de Portai, c'tait une raison de
plus pour accepter avec enthousiasme. Eh bien, j'tais
paralys, je ne pouvais pas dire un mot. Je fixais une petite
statuette khmre, sur un tapis vert, ct d'un appareil
tlphonique. Il me semblait que j'tais rempli de lymphe
ou de lait tide. Mercier me disait, avec une patience
anglique qui voilait un peu d'irritation :
N 'est-ce pas, j'a i besoin d'tre fix officiellement.
Je sais que vous finirez par dire ou i : il vaudrait mieux
accepter tout de suite.
Il a une barbe d'un noir roux, trs parfume. A chaque
mouvement de sa tte, je respirais une bouffe de parfum.
Et puis, tout d'un coup, je me rveillai d'un sommeil de
six ans.
La statue me parut dsagrable et stupide et je sentis
que je m'ennuyais profondment. Je ne parvenais pas
comprendre pourquoi j'tais en Indochine. Qu'est-ce que
je faisais l? Pourquoi parlais-je avec ces gens? Pourquoi
tais-je si drlement habill? Ma passion tait morte.
Elle m'avait submerg et roul pendant des annes ;
prsent, je m e sentais vide. M ais ce n'tait pas le pis :devant
moi, pose avec une sorte d'indolence, il y avait une ide
volumineuse et fade. Je ne sais pas trop ce que c'tait, mais
je ne pouvais pas la regarder tant elle m'curait. Tout
cela se confondait pour moi avec le parfum de la barbe de
Mercier.
Je me secouai, outr de colre contre lui, je rpondis
schement :
Je vous remercie, mais je crois que j'ai assez voyag :
il faut maintenant que je rentre en France.
Le surlendemain, je prenais le bateau pour Marseille.
Si je ne me trompe pas, si tous les signes qui s'amassent
sont prcurseurs d'un nouveau bouleversement de ma vie,
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eh bien, j'ai peur. Ce n'est pas qu'elle soit riche, ma vie,
ni lourde, ni prcieuse. Mais j'ai peur de ce qui va natre,
s'emparer- de moi et m'entraner o? Va-t-il falloir
encore que je m'en aille, que je laisse tout en plan, mes
recherches, mon livre? Me rveillerai-je dans quelques
mois,
dans quelques annes, reint, du, au milieu de
nouvelles ruines? Je voudrais voir clair en moi avant qu'il
ne soit trop tard.
Mardi 30 janvier.
Rien de nouveau.
J'ai travaill de neuf heures une heure la biblio
thque. J'ai mis sur pied le chapitre xu et tout ce qui
concerne le sjour de Rollebon en Russie, jusqu' la mort
de Paul I
e r
. Voil du travail fini : il n'en sera plus question
jusqu' la mise au net.
Il est une heure et demie. Je suis au caf Mably, je
mange un sandwich, tout est peu prs normal. D'ailleurs,
dans les cafs, tout est toujours normal et particulirement
au caf Mably, cause du grant, M. Fasquelle, qui
porte sur sa figure un air de canailerie bien positif et
rassurant. C'est bientt l'heure de sa sieste, et ses yeux sont
dj roses, mais son allure reste vive et dcide. Il se pro
mne entre les tables et s'approche, en confidence, des
consommateurs :
C'est bien comme cela, monsieur?
Je souris de le voir si vif :aux heures o son tablissement
se vide, sa tte se vide aussi. De deux quatre le caf est
dsert, alors M. Fasquelle fait quelques pas d'un air
hbt, les garons teignent les lumires et il glisse dans
l'inconscience : quand cet homme est seul, il s'endort.
Il reste encore une vingtaine de clients, des clibataires,
de petits ingnieurs, des employs. Ils djeunent en vitesse
dans des pensions de famille qu'ils appellent leurs popotes
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et, comme ils ont besoin d'un peu de luxe, ils viennent ici,
aprs leur repas, ils prennent un caf et jouent au poker
d'as ; ils font un peu de bruit, un bruit inconsistant qui
ne me gne pas. Eux aussi, pour exister, il faut qu'ils se
mettent plusieurs.
Moi je vis seul, entirement seul. Je ne parle personne,
jamais ; je ne reois rien, je ne donne rien. L'Autodidacte
ne
comptepas.Il y a bien Franoise, la patronne du
Rendez
vous des
Cheminots.
Mais est-ce que je lui parle? Quelque
fois,
aprs dner, quand elle me sert un bock, je lui de
mande :
Vous avez le temps ce soir?
Elle ne dit jamais non et je la suis dans une des grandes
chambres du premier tage, qu'elle loue l'heure ou la
journe. Je ne la paie pas : nous faisons l'amour au pair.
Elle y prend plaisir (il lui faut un homme par jour et elle
en a bien d'autres que moi) et je me purge ainsi de certaines
mlancolies dont je connais trop bien la cause. Mais nous
changeons peine quelques mots. A quoi bon? Chacun
pour soi ; ses yeux, d'ailleurs, je reste avant tout un
client de son caf. Elle me dit, en tant sa robe :
Dites, vous connaissez a, le Bricot, un apritif?
Parce qu'il y a deux clients qui en ont demand, cette
semaine. La petite ne savait pas, elle est venue me prvenir.
C'taient des voyageurs, ils ont d boire a Paris. Mais
je m'aime pas acheter sans savoir. Si a ne vous fait rien,
je garderai mes bas.
Autrefois longtemps mme aprs qu'elle m'ait quitt
j 'aipens pour Anny. Maintenant, je ne pense plus pour
personne;je ne me soucie mme pas de chercher des mots.
a coule en moi, plus ou moins vite, je ne fixe rien, je
laisse aller. La plupart du temps, faute de s'attacher des
mots,
mes penses restent des brouillards. Elles dessinent
des formes vagues et plaisantes, s'engloutissent : aussitt,
je les oublie.
Cesjeunes gens m'merveillent : ils racontent, en buvant
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leur caf, des histoires nettes et vraisemblables. Si on leur
demande ce qu'ils ont fait hier, ils ne se troublent pas : ils
vous mettent au courant en deux mots. A leur place, je
bafouillerais. Il est vrai que personne, depuis bien long
temps, ne se soucie plus de l'emploi de mon temps. Quand
on vit seul, on ne sait mme plus ce que
c est
que raconter :
le vraisemblable disparat en mme temps que les amis. Les
vnements aussi* on les laisse couler ; on voit surgir
brusquement des gens qui parlent et qui s'en vont, on
plonge dans des histoires sans queue ni tte : on ferait un
excrable tmoin.Maistout l'invraisemblable encompensa
tion,
tout ce qui ne pourrait pas tre cru dans les cafs,
on ne le manque pas. Par exemple samedi, vers quatre
heures de l'aprs-midi, sur le bout du trottoir en planches
du chantierdela gare, une petite femme en bleu ciel courait
reculons, en riant, en agitant un mouchoir. En mme
temps, un Ngre avec un impermable crme, des chaus
sures jaunes et un chapeau vert, tournait le coin de la rue
et sifflait.Lafemme est Venue leheurter,toujours reculons,
sous une lanterne qui est suspendue la palissade et qu'on
allume le soir. Il y avait donc l, en mme temps, cette
palissade qui sent si fort le bois mouill, cette lanterne, cette
petite bonne femme blonde dans les bras d'un Ngre, sous
un
ciel
defeu.
A quatre ou cinq,
je
suppose
que
nous aurions
remarqu le choc, toutes ces couleurs tendres, le beau
manteau bleu qui avait l'air d'un dredon, l'impermable
clair, les carreaux rouges de la lanterne ; nous aurions ri
de la stupfaction qui paraissait sur ces deux visages
d'enfants.
Il est rare qu'un homme seul ait envie de rire: l'ensemble
s est
anim pour moi d'un sens trs fort et mme farouche,
mais pur. Puis ils estdisloqu, il
n est
rest que la lanterne,
la palissade et le ciel :c taitencore assez beau. Une heure
aprs, la lanterne tait allume, le vent soufflait, le ciel
tait noir : il ne restait plus rien du tout.
Tout a
n est
pas bien neuf ; ces motions inoffensives
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s'asseoir dans une gurite, contre la grille qui longe la rue
Auguste-Comte. Il ne parlait pas, mais, de temps autre,
il tendait la jambe et regardait son pied d'un air effray.
Ce pied portait une bottine, mais l'autre pied tait dans
une pantoufle. Le gardien a dit mon oncle que c'taitun ancien censeur. On l'avait mis la retraite parce qu'il
tait venu lire les notes trimestrielles dans les classes en
habit d'acadmicien. Nous en avions une peur horrible
parce que nous sentions qu'il tait seul. Un jour il a souri
Robert, en lui tendant les bras de loin : Robert a failli
s'vanouir. Ce n'est pas l'air misrable de ce type qui nous
faisait peur, ni la tumeur qu'il avait au cou et qui frottait
contre le bord de son faux col : mais nous sentions qu'il
formait dans sa tte des penses de crabe ou de langouste.
Et a nous terrorisait, qu'on pt former des penses de
langouste, sur la gurite, sur nos cerceaux, sur les buissons.
Est-ce donc a qui m'attend? Pour la premire fois cela
m'ennuie d'tre seul. Je voudrais parler quelqu'un de ce
qui m'arrive avant qu'il ne soit trop tard, avant que je ne
fasse peur aux petits garons. Je voudrais qu'Anny soit l.
C'est curieux :je viens de remplir dix pages et je n 'ai pas
dit la vritdu moins pas toute la vrit. Q uandj'crivais,
sous la date, Rien de nouveau , c'tait avec une mauvaise
conscience
:
en fait une petite histoire, qui n'est ni honteuse
ni extraordinaire, refusait de sortir. Rien de nouveau.
J'admire comme on peut mentir en mettant la raison de
son ct. videmment, il nes est rien produit de nouveau,
si l'on veut, ce matin, huit heures et quart, comme je
sortais de l'htel Printania pour me rendre la biblioth
que,j 'a i voulu et je n'a i pas pu ramasser un papier qui tra
nait par
terre.
C'est tout et ce n'est mme pas un vnement.
Oui,
mais, pour dire toute la vrit, j'en ai t profond
ment impressionn : j'ai pens que je n'tais plus libre. A
la bibliothque
j 'ai
cherch sans y parvenir me dfaire de
cette
ide.
J 'a i voulu la fuir au caf Mably. J'esprais qu'elle
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se dissiperait aux lumires. Mais elle est reste l, en moi,
pesante et douloureuse. C'est elle qui m'a dict les pages
qui prcdent.
Pourquoi n'en ai-je pas parl? a doit tre par orgueil,
et puis, aussi, un peu par m aladresse. Je n'ai pas l'habitude
de me raconter ce qui m'arrive, alors je ne retrouve pas
bien la succession des vnements, je ne distingue pas ce
qui est important. Mais prsent c'est fini:j' a i relu ce que
j'crivais
au caf Mably et
j 'ai
eu honte ;je ne veux pas de
secrets, ni d'tats d'me, ni d'indicible ;je ne suis ni vierge
ni prtre, pour jouer la vie intrieure.
Il n'y a pas grand-chose dire
:
je n'ai pas pu ramasser
le papier, c'est tout.
J'aime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles
loques, surtout les papiers. Il m'est agrable de les prendre,
de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais
ma bouche, comme font les enfants. Anny entrait dans des
colres blanches quand je soulevais par un coin des papiers
lourds et somptueux, mais probablement salis de merde.
En t ou au dbut de l'automne, on trouve danslesjardins
des bouts de journaux que le soleil a cuits, secs et cassants
comme des feuilles mortes, si jaunes qu'on peut les croire
passs l'acide picrique. D'autres feuillets, l'hiver, sont
pilonns, broys, maculs, ils retournent la terre. D 'autres
tout neufs et mme glacs, tout blancs, tout palpitants, sont
poss comme des cygnes, mais dj la terre les englue par
en dessous. Ils se tordent, ils s'arrachent la boue, mais
c'est pour aller s'aplatir un peu plus loin, dfinitivement.
Tout cela est bon prendre. Quelquefois je les palpe
simplement en les regardant de tout prs, d'autres fois je
les dchire pour entendre leur long crpitement, ou bien,
s ilssont trs humides, j 'y mets le feu, ce qui ne va pas sans
peine ;puisj'essuiemes paumes remplies de boue un mur
ou un tronc d'arbre.
Donc, aujourd'hui, je regardais les bottes fauves d'un
officier de cavalerie, qui sortait de la caserne. En les suivant
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du regard, j'ai vu un papier qui gisait ct d'une flaque.
J'ai cru que l'officier allait, de son talon, craser le papier
dans la boue, mais non : il a enjamb, d'un seul pas, le
papier et la flaque. Je me suis approch : c'tait une page
rgle, arrache sans doute un cahier d'cole. La pluie
l'avait trempe et tordue, elle tait couverte de cloques et
de boursouflures, comme une main brle. Le trait rouge
de la marge avait dteint en une bue rose ; l'encre avait
coul par endroits. Le bas de la page disparaissait sous
une crote de boue. Je me suis baiss, je me rjouissais
dj de toucher cette pte tendre et frache qui se roulerait
sous mes doigts en boulettes grises... Je n'ai pas pu.
Je suis rest courb, une seconde, j'ai lu Dicte : le
Hibou blanc , puis je me suis relev, les mains vides. Je
ne suis p lus libre, je ne peux plus faire ce que je veux.
Les objets, cela ne devrait pas
toucher,
puisque cela ne vit
pas. On s'en sert, on les remet en place, on vit au milieu
d'eux : ils sont utiles, rien de plus. Et m oi, ils me touchent,
c'est insupportable. J'ai peur d'entrer en contact avec eux
tout commes ils taient des btes vivantes.
Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j'ai
senti, l'autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce
galet. C'tait une espce d'curement doucetre. Que
c'tait donc dsagrable! Et cela venait du galet, j'en suis
sr, cela passait du galet dans mes mains, Oui, c'est cela,
c'est bien cela : une sorte de nause dans les mains.
Jeudi matin, la bibliothque.
Tout l'heure, en descendant l'escalier de l'htel, j'ai
entendu Lucie qui faisait, pour la centime fois, ses do
lances la patronne, tout en encaustiquant les marches.
La patronne parlait avec effort et par phrases courtes parce
qu'elle n'avait pas encore son rtelier ; elle tait peu prs
nue, en robe de chambre rose, avec des babouches. Lucie
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tait sale, son habitude ; de tem ps en tem ps, elle s'arrtait
de frotter et se redressait sur les genoux pour regarder la
patronne. Elle parlait sans interruption, d'un air raison
nable.
J'aimerais cent fois mieux qu'il courrait, disait-elle |
cela me serait bien gal, du moment que cela ne lui ferait
pas de m al.
Elle parlait de son mari : sur les quarante ans, cette
petite noiraudes estoffert, avec ses co no m ies, un ravissant
jeune homme, ajusteur aux Usines Lecointe. Elle est mal
heureuse en mnage. Son mari ne la bat pas, ne la trompe
pas : il boit, il entre ivre tous les soirs. Il file un mauvais
coton ; en trois mois, je l'ai vu jaunir et fondre. Lucie
pense que c'est la boisson. Je crois plutt qu'il est tuber
culeux.
Il faut prendre le dessus, disait Lucie.
a la ronge, j'en suis sr, mais lentement, patiemment i
elle prend le dessus, elle n'est capable ni de se consoler ni
de s'abandonner son mal. Elle y pense un petit peu, un
tout petit peu, de-ci de-l, elle l'cornifle. Surtout quand elle
est avec des gens, parce qu'ils la consolent et aussi parce
que a la soulage un peu d'en parler sur un ton pos, avec
l'air de donner des conseils. Quand elle est seule dans les
chambres, je l'entends qui fredonne, pouf s'empcher de
penser. Mais elle est morose tout le jour, tout de suite lasse
et boudeuse :
C'est l, dit-elle en se touchant la gorge, a ne passe
pas.
Elle souffre en avare. Elle doit tre avare aussi pour
ses plaisirs. Je me demande si elle ne souhaite pas, quel
quefois, d'tre dlivre de cette douleur monotone, de ces
marmonnements qui reprennent ds qu 'elle ne chante plus,
si elle ne souhaite pas de souffrir un bon coup, de se noyer
dans le dsespoir. M ais, de toute faon, a lui serait im po s
sible : elle est noue.
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Jeudi
aprs-midi.
M. de Rolebon tait ford laid. La reine Marie-Antoi
nette l'appelait volontiers sa chre guenon . Il avait
pourtant toutes les femmes de la cour, non pas en bouffbn-
nant comme Voisenon, le macaque : par un magntisme
qui portait ses belles conqutes aux pires excs de
la
passion.
Il intrigue, joue un rle assez louche dans l'affaire du Collier
et disparat en 1790, aprs avoir entretenu un commerce
suivi avec Mirabeau-Tonneau et Nerciat. On le retrouve
en Russie, o il assassine un peu Paul I
e r
et, de l, il voyage
aux pays les plus lointains, aux Indes, en Chine, au Tur-
kestan. Il trafique, cabale, espionne. En 1813, il revient
Paris. En 1816, il est parvenu la toute-puissance : il est
l'unique confident de la duchesse d'Angoulme. Cette vieille
femme capricieuse et bute sur d'horribles souvenirs
d'enfance s'apaise et sourit quand elle le voit. Par elle, il
fait la cour la pluie et le beau temps. En mars 1820, il
pouse M
i l e
de Roquelaure, fort belle et qui a dix-huit ans.
M. de Rolebon en a soixante-dix ; il est au fate des hon
neurs, l'apoge de sa vie. Sept mois plus tard, accus de
trahison, il est saisi, jet dans un cachot o il meurt aprs
cinq ans de captivit, sans qu'on ait instruit son procs.
J'ai relu avec mlancolie cette note de Germain Berger
x
.
C'est par ces quelques lignes que j'ai connu d'abord
M. de Rolebon. Comme il m'a paru sduisant et comme,
tout de suite, sur ce-peu de mots, je l'ai aim C'est pour
lui,
pour ce petit bonhomme, que je suis ici. Quand je suis
revenu de voyage, j'aurais pu tout aussi bien me fixer
Paris ou Marseille. Mais la plupart des documents qui
concernent les longs sjours en France du marquis sont
la bibliothque municipale de Bouville. Rolebon tait ch-
1. Germain Berger : Mirabeau-Tonneau et ses amis, page 406,
note 2. Champion, 1906. (Note de l'diteur.)
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telain de Marommes. Avant la guerre, on trouvait encore
dans cette bourgade un de ses descendants, un architecte
qui s'appelait Rollebon-Campouyr, et qui ft, sa mort
en 1912, un legs trs important la bibliothque de Bou-
ville : des lettres du marquis, un fragment de journal, des
papiers de toute sorte. Je n'ai pas encore tout dpouill.
Je suis content d'avoir retrouv ces notes. Voil dix ans
queje ne les avais pas relues. Mon criture a chang, il me
semble :j'crivais plus serr. Comme
j 'aimais
M. de Rolle-
bon cette anne-l Je me souviens d'un soir un mardi
soir : j'avais travaill tout le jour la Mazarine ;je venais
de deviner, d'aprs sa correspondance de 1789-1790, la
faon magistrale dont il avait roul Nerciat. Il faisait nuit,
je descendais l'avenue du Maine et, au coin de la rue de la
Gat,j 'ai
achet
desm arrons.
tais-je heureux
Je riais tout
seul en pensant la tte qu'avait d faire Nerciat, lorsqu'il
est revenu d'Allemagne. La figure du marquis est comme
cette encre : elle a bien pli, depuis que je m 'en occupe.
D 'abord, partir de 1801, je ne comprends plus rien
saconduite. Ce ne sont pas les docum ents qui font dfaut :
lettres, fragments de mmoires, rapports secrets, archives
depolice. J'en ai presque trop, au contraire. Ce qui manque
dans tous ces tmoignages, c'est la fermet, la consistance.
Ils ne se contredisent pas, non, mais ils ne s'accordent pasnon plus
;
ils n 'ont pas l'air de concerner la mme personne.
Et pourtant les autres historiens travaillent sur des rensei
gnements de mme espce. Comment font-ils? Est-ce que
je suis plus scrupuleux ou moins intelligent? Ainsi pose,
d'ailleurs, la question me laisse entirement froid. Au
fond, qu'est-ce que je cherche? Je n'en sais rien. Long
temps l'homme, Rollebon, m'a intress plus que le
livre crire. Mais, maintenant, l'homme... l'homme
commence m'ennuyer. C'est au livre que je m'attache,
je sens un besoin de plus en plus fortdel'crire mesure
queje vieillis, dirait-on.
videmment, on peut admettre que Rollebon a pris une
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part active l'assassinat de Paul I
er
, qu'il a accept ensuite
une mission 4e haut espionnage en Orient pour le compte
du tsar et constamment trahi Alexandre au profit de
Napolon. Il a pu en mme temps assumer une corres
pondance active avec le comte d'Artois et lui faire tenir
des renseignements de peu d'importance pour
le
convaincre
de sa fidlit : rien de tout cela n'est invraisemblable ;
Fouch, la mme poque, jouait une comdie autrement
complexe et dangereuse. Peut-tre aussi le marquis faisait-
il pour son compte le commerce des fusils avec les princi
pauts asiatiques.
Eh bien, oui : il a pu faire tout a, mais ce n'est pas
prouv : je commence croire qu'on ne peut jamais
rien prouver. Ce sont des hypothses honntes et qui
rendent compte des faits : mais je sens si bien qu'elles
viennent de moi, qu'elles sont tout simplement une manire
d'unifier mes connaissances. Pas une lueur ne vient du
ct de Rollebon. Lents, paresseux, maussades, les faits
s'accommodent la rigueur de l'ordre que je veux leur
donner mais il leur reste extrieur. J'ai l'impression de
faire un travail de pure imagination. Encore suis-je bien
sr que des personnages de roman auraient l'air plus vrais,
seraient, en tout cas, plus plaisants.
Vendredi.
Trois heures. Trois heures, c'est toujours trop tard
ou trop tt pour tout ce qu'on veut faire. Un drle de mo
ment dans l'aprs-midi. Aujourd'hui, c'est intolrable.
Un soleil froid blanchit la poussire des vitres. Ciel
ple, brouill de blanc. Les ruisseaux taient gels ce
matin.
Je digre lourdement, prs du calorifre, je sais d'avance
que la journe est perdue. Je ne ferai rien de bon,sauf,
peut-tre, la nuit tombe. C'est cause du soleil ;il dore
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vaguement de sales brumes blanches, suspendues en l'air
au-dessus du chantier, il coule dans ma chambre, tout
blond, tout ple, il tale sur ma table quatre reflets ternes et
faux.
Ma pipe est badigeonne d'un vernis dor qui attire
d'abord les yeux par une apparence de gaiet : on la
regarde, le vernis fond, il ne reste qu'une grande trane
blafarde sur un morceau de bois. Et tout est ainsi, tout,
jusqu' mes mains. Quand il se met faire ce soleil-l, le
mieux serait d'aller se coucher. Seulement, j'ai dormi
comme une brute la nuit dernireetje n'ai pas sommeil.
J'aimais tant le ciel d'hier, un ciel troit, noir de pluie,,
qui se poussait contre les vitres, comme un visage ridicule
et
touchant.
Ce
soleil-ci n'est pasridicule,
bien au
contraire.
Sur tout ce que j'aime, sur la rouille du chantier, sur les
planches pourries de la palissade, il tombe une lumire
avare et raisonnable, semblable au regard qu'on jette,
aprs une nuit sans sommeil, sur les dcisions qu'on a
prises d'enthousiasme la veille, sur les pages qu'on a
crites sans ratures et d'un seul jet. Les quatre cafs du
boulevard Victor-Noir, qui rayonnent la nuit, cte cte, et
qui sont bien plus que des cafs des aquariums, des
vaisseaux,destoiles ou de grands yeux blancs ontperdu
leur grce ambigu.
Un
jour parfait pour faire un retour sur soi
:
ces froides
clarts que le soleil projette, comme un jugement sans
indulgence, sur les cratures elles entrent en moi par
les yeux;je suis clair, au-dedans, par une lumire appau
vrissante. Un quart d'heure suffirait, j'en suis sr, pour
que je parvienne au suprme dgot de moi. Merci beau
coup.
Je n'y tiens pas. Je ne relirai pas non plus ce
que
j'ai
crit hier sur le sjour de Rollebon Saint-Ptersbourg.
Je reste assis, bras ballants, ou bien je trace quelques
mots, sans courage, je bille, j'attends que la nuit tombe.
Quand il fera noir, les objets et moi, nous sortirons des
limbes.
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Rollebon a-t-il ou non particip l'assassinat de
Paul I
er
?
a, c'est la questiondujour :j' e n suis arriv let jene puis
continuer, sans avoir dcid.
D'aprs
Tcherkoff,
il tait pay par le comte Pahlen. La
plupart des conjurs, dit
Tcherkoff,
se fussent contents
de dposer le tsar et de l'enfermer. (Alexandre semble
avoir t, en effet, partisan de cette solution.) Mais Pahlen
aurait voulu en finir tout fait avec Paul. M. de Rollebon
aurait t charg de pousser individuellement les conjurs
l'assassinat.
Il rendit visite chacun d'eux et mimait la scne
qui aurait lieu, avec une puissance incomparable. Ainsi
il fit natre ou dveloppa chez eux la folie du meurtre.
Mais je me dfie deTcherkoff. Ce n'est pas un tmoin
raisonnable, c'est un mage sadique et un demi-fou : il
tourne tout au dmoniaque. Je ne vois pas du tout M. de
Rollebon dans ce rle mlodramatique. Il aurait mim
la scne de l'assassinat? Allons donc Il est froid, il n'en
trane pas l'ordinaire : il ne fait pas voir, il insinue, et sa
mthode, ple et sans couleur, ne peut russir qu'avec des
hommes de son bord, des intrigants accessiblesauxraisons,
des politiques.
Adhmar de Rollebon, crit M
m e
de Charrires, ne
peignait point en parlant, ne faisait pas de gestes, ne chan
geait point d'intonation. Il gardait les yeux mi-clos et
c'est peine si l'on surprenait, entre ses cils, l'extrme
bord de ses prunelles grises. Il y a peu d'annes que
j 'ose
m'avouer qu'il m'ennuyait au-del du possible. Il parlait
un peu comme crivait l'abb Mably.
Et c'est cet homme-l qui, par son talent de mime...
Mais alors comment sduisait-il donc les femmes? Et
puis,
il y a cette histoire curieuse que rapporte Sgur
et qui me parat vraie :
En 1787, dans une auberge prs de Moulins, un vieil
homme se mourait, ami de Diderot, form par les philo-
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sophes. Les prtres des environs taient sur les dents : ils
avaient tout tent en yain ; le bonhomme ne voulait pas
des derniers sacrements, il tait panthiste. M. de Rollebon,
qui passait et ne croyait rien, gagea contre le cur de
Moulins qu'il ne lui faudrait pas deux heures pour ramener
le malade des sentiments chrtiens. Le cur tint le pari et
perdit : entrepris trois heures du matin, le malade se
confessa cinq heures et mourut sept. tes-vous si fort
dans l'art de la dispute? demanda le cur, vous l'emportez
sur les n tres! Je n'ai pas disput, rpondit M . de R olle
bon,je lui ai fait peur de l'enfer.
A prsent,
a-t-il
pris une part effective l'assassinat?
Ce soir-l, vers huit heures, un officier de ses amis le
reconduisit jusqu' sa porte. S'il est ressorti, comment
a-t-il
pu traverser Saint-Ptersbourg sans tre inquit?
Paul, demi fou, avait donn Tordre d'arrter, partir
de neuf heures du soir, tous les passants, sauf les sages-
femmes et les mdecins. Faut-il croire l'absurde lgende
selon laquelle Rollebon aurait d se dguiser en sage-
femme pour parvenir jusqu'au palais? Aprs tout, il en
tait bien capable. En tout cas, il n'tait pas chez lui la
nuit de l'assassinat, cela semble prouv. Alexandre devait
le souponner fortement, puisqu'un des premiers actes de
son rgne fut d'loigner le marquis sous le vague prtexte
d'une mission en Extrme-Orient.
M. de Rollebon m'assomme. Je me lve. Je remue
dans cette lumire ple ; je la vois changer sur mes mains
et sur les manches de ma veste : je ne peux pas assez dire
comme elle me dgote. Je bille. J'allume la lampe, sur
la table : peut-tre sa clart pourra-t-elle combattre celle
du jour. Mais non : la lampe fait tout juste autour de son
pied une mare pitoyable. J'teins ; je me lve. Au mur, il
y a un trou blanc, la glace. C'est un p ige. Je sais que je vais
m'y laisser prendre. a y est. La chose grise vient d'appa
ratre dans la glace. Je m'approche et je la regarde, je ne
peux plus m'en aller.
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C estle reflet de mon visage. Souvent, dans ces journes
perdues, je reste le contempler. Je n'y comprends rien,
ce visage. Ceux des autres ont un sens. Pas le mien. Je ne
peux mme pas dcider s'il est beau ou laid. Je pense qu'il
est laid, parce qu'on me l'a dit. Mais cela ne me frappe pas.
Au fond je suis mme choqu qu'on puisse lui attribuer des
qualits de ce genre, comme si on appelait beau ou laid un
morceau de terre ou bien un bloc de rocher.
Il y a quand mme une chose qui fait plaisir voir,
au-dessus des molles rgionsdes
joues,
au-dessus du front :
c estcette belle flamme rouge qui dore mon crne, ce sont
mes cheveux. a,
c est
agrable regarder.
C est
une cou
leur nette au moins : je suis contentd treroux.C est l,
dans la glace, a se fait voir, a rayonne. J'ai encore de la
chance : si mon front portait une de ces chevelures ternes
qui n'arrivent pas se dcider entre le chtain et le blond,
ma figure se perdrait dans le vague, elle me donnerait le
vertige.
Mon regard descend lentement, avec ennui, sur ce
front, sur ces joues : il ne rencontre rien de ferme, il
s'ensable. videmment, il y a l un nez, des yeux, une
bouche, mais tout a n'a pas desens,ni mme d'expression
humaine. Pourtant Anny et Vlines me trouvaient Pair
vivant ; il se peut que je sois trop habitu mon visage.
Ma tante Bigeois me disait, quand j'tais petit : Si tu te
regardes trop longtemps dans la glace, tuy verras unsinge.
J'ai d me regarder encore plus longtemps : cequeje vois
est bien au-dessous du singe, la lisire du monde vgtal,
au niveau des polypes. a vit, je ne dis pas non ; maisce
n estpas cette vie-l qu'Anny pensait :je vois de lgers
tressaillements, je vois une chair fade qui s'panouit et
palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si prs, sont
horribles. C est vitreux, mou, aveugle, bord de rouge^
on dirait des cailles de poisson.
Je m'appuie de tout mon poids sur le rebord de faence,
j'approche mon visage de la glace jusqu' la toucher.
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Les yeux, le nez et la bouche disparaissent : il ne reste
plus rien d'humain. Des rides brunes de chaque ct du
gonflement fivreux des lvres,
des
crevasses, des taupinires.
Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des
joues,
deux poils sortent des narines : c'est une carte
gologique en
relief.
Et, malgr tout, ce monde lunaire
m'est familier. Je ne peux pas dire que j'en
reconnaisse
les
dtails. Mais l'ensemble me fait une impression de dj vu
qui m'engourdit
:
je glisse doucement dans le sommeil.
Je voudrais me ressaisir : une sensation vive et tranche
me dlivrerait. Je plaque ma main gauche contre ma joue,
je tire sur la peau ; je me fais la grimace. Toute une moiti
de mon visage cde, la moiti gauche de la bouche se tord
et s'enfle, en dcouvrant une dent, l'orbite s'ouvre sur
un globe blanc, sur une chair rose et saignante. Ce n'est
pas ce que je cherchais
:
rien de fort, rien de neuf ; du do ux ,
du flou, du dj vu! Je m'endors les yeux ouverts, dj le
visage grandit, grandit dans la glace, c'est un immense halo
ple qui glisse dans la lumire...
Ce qui me rveille brusquement, c'est que je perds
l'quilibre. Je me retrouve califourchon sur une chaise,
encore tout tourdi. Est-ce que les autres hommes ont
autant de peine juger de leur visage? U me semble que
je vois le m ien com m e je sens m on corp s, par un e sensation
sourde et organique. Mais les autres? Mais Rollebon,
par exemple? Est-ce que a l'endormait aussi de regarder
dans les miroirs ce que M
m e
de Genlis appelle son petit
visage rid, propre et net, tout grl de petite vrole, o il
f
avait une malice singulire, qui sautait aux yeux, quelque
effort qu'il ft pour la dissimuler. Il prenait, ajoute-t-elle,
grand soin de sa coiffure et jamais je ne le vis sans perru
que. Mais ses joues taient d'un bleu qui tirait sur le noir
parce qu'il avait la barbe paisse et qu'il se voulait raser
lui-mme, ce qu'il faisait fort mal. U avait coutume de se
barbouiller de blanc de cruse, la manire de Grimm.
M .
de Dangeville disait qu'il ressemblait, avec tout ce
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blanc et tout ce bleu, un fromage de Roquefort.
Il me semble qu'il devait" tre bien p laisant M ais,
aprs tout, ce n'est pas ainsi qu'il apparut M
m e
de Char-
rires. Elle le trouvait, je crois, plutt teint. Peut-tre
est-il impossible de comprendre son propre visage. Ou
peut-tre est-ce parce que je suis un homme seul? Les
gens qui vivent en socit ont appris se voir, dans les
glaces, tels qu'ils apparaissent leurs amis. Je n'ai pas
d'amis : est-ce pour cela que ma chair est si nue? On dirait
oui, on dirait la nature sans les hom mes.
Je n'ai plus de got travailler, je ne peux plus rien
faire, qu'attendre la nuit.
5 heures et demie.
a ne va pa s! a ne va pas du tout : je l'ai, la salet,
la Nause. Et cette fois-ci, c'est nouveau : a m'a pris
dans un caf. Les cafs taient jusqu'ici mon seul refuge
parce qu'ils sont pleins de monde et bien clairs : il n'y
aura mme plus a ; quand je serai traqu dans ma cham
bre,
je ne saurai plus o aller.
Je venais pour baiser, mais j'avais peine pouss la
porte que Madeleine, la serveuse, m'a cri :
La patronne n'est pas l, elle est en ville faire
des courses.
J'ai senti une vive dception au sexe, un long chatouille
ment dsagrable. En mme temps, je sentais ma chemise
qui frottait contre le bout de mes seins et j'tais entour,
saisi, par un lent tourbillon color, un tourbillon de brouil
lard, de lumires dans l fume, dans les glaces, avec les
banquettes qui luisaient au fond et je ne voyais ni pourquoi
c'tait l, ni pourquoi c'tait comme a. J'tais sur le pas
de la porte, j'hsitais et puis un remous se produisit, une
ombre passa au plafond et je me suis senti pouss en avant.
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Je flottais, j'tais tourdi par les brumes lumineuses qui
m'entraient de partout la fois. Madeleine est venue en
flottant m'ter m on pardessus et j'ai remarqu qu 'elle
s'tait tir les cheveux en arrire et mis des boucles d'oreil
les : je ne la reconnaissais pas . Je regardais ses grandes
joues qui n'en finissaient pas de filer vers les oreilles. Au
creux des joues, sous les pommettes, il y avait deux taches
roses bien isoles qui avaient l'air de s'ennuyer sur cette
chair pauvre. Les joues filaient, filaient vers les oreilles
et Madeleine souriait :
Qu'est-ce que vous prenez, monsieur Antoine?
Alors la Nause m'a saisi, je me suis laiss tomber sur
la banquette, je ne savais mme plus o j'tais ; je voyais
tourner lentement les couleurs autour de moi, j'avais envie
de vomir. Et voil : depuis, la Nause ne m'a pas quitt,
elle me tient.
J'ai pay. Madeleine a enlev ma soucoupe. Mon verre
crase contre le marbre une flaque de bire jaune, o flotte
une bulle. La banquette est dfonce, l'endroit o je
suis assis, et je suis contraint, pour ne pas glisser, d'ap
puyer fortement mes semelles contre le sol ; il fait froid. A
droite, ils jouent aux cartes sur un tapis de laine. Je ne les
ai pas vus, en entrant ; j'ai senti simplement qu'il y avait
un paquet tide ; moiti sur la banquette, moiti sur la
table du fond, avec des paires de bras qui s'agitaient.
Depuis, Madeleine leur a apport des cartes, le tapis et les
jetons dans une sbile. Ils sont trois ou cinq, je ne sais pas,
je n'ai pas le courage de les regarder. J'ai un ressort de
cass : je peux m ouvoir les yeux mais pas la tte. La tte
est toute molle, lastique, on dirait qu'elle est juste pose
sur mon cou ; si je la tourne, je vais la laisser tomber. Tout
de mme, j'entends un souffle court et je vois de temps en
temps, du coin de l'il, un clair rougeaud couvert de
poils blancs. C'est une main.
Quand la patronne fait des courses, c'est son cousin
qui la remplace au comptoir. Il s'appelle Adolphe. J'ai
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commenc le regarder en m'asseyant et j'ai continu
parce que je ne pouvais pas tourner la tte. Il est en bras
de chemise, avec des bretelles mauves ; il a roul les man
ches de sa chemise jusqu'au-dessus du coude. Les bretelles
sevoient peine sur lachemise bleue,elles sont touteffaces,
enfouies dans le bleu, mais
c est
de la fausse humilit : en
fait, elles ne se laissent pas oublier, elles m'agacent par
leur
enttement de moutons, comme si, parties pour devenir
violettes, elles s'taient arrtes en route sans abandonner
leursprtentions.On aenvie de leurdire : Allez-y,devenez
violettes et qu'on n'en parle plus. Mais non, elles restent
en suspens, butes dans leur effort inachev. Parfois le
bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre tout
fait
:
je reste un instant sans les voir. Mais ce n estqu'une
vague, bientt le bleu plit par placeset jevois rapparatre
deslots d'un mauve hsitant, qui s'largissent,serejoignent
et reconstituent les bretelles. Le cousin Adolphe n'a pas
d yeux
: ses paupires gonfles et retrousses s'ouvrent
tout juste un peu sur du blanc. Il sourit d'un air endormi ;
de temps autre, il s'broue, jappe et se dbat faiblement,
comme un chien qui rve.
Sa chemise de coton bleu se dtache joyeusement sur
un mur chocolat. a aussi a donne la Nause. Ou plutt
c estla Nause. La Nause
n est
pas en moi :je la ressens
l-bas
sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi.
Elle ne fait qu'un avec le caf,c estmoi qui suis en elle.
A ma droite, le paquet tide se met bruire, il agite ses
paires de bras.
Tiens, le voil ton atout. Qu'est-ce que
c est
l'atout? Grande chine noirecourbe surle jeu : Hahaha !
Quoi? Voil l'atout, il vient de
le
jouer.
Je
ne
sais pas,
je n'ai pas vu... Si, maintenant, je viens de jouer atout.
Ah bon, alors atout cur. I) chantonne : Atout
cur, Atout cur. A-tout-cur. Parl : Qu'est-ce que
c est,monsieur?qu'est-ce quec est,monsieur? Jeprends!
De nouveau, le silence le got de sucre de l'air,
36
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dans mon arrire-bouche. Les odeurs. Les bretelles.
Le cousin
s est
lev, il a fait quelques pas, il a mis ses
mains derrire son dos , il sourit, il lve la t te et se renverse
en arrire, sur l'extrmit des talons. En cette position, il
s'endort. Il est l, oscillant, il sourit toujours, ses joues
tremblent. Il va tomber. Il s'incline en arrire, s'incline,
s'incline, la face entirement tourne vers le plafond puis,
au moment de tomber, il se rattrape adroitement au rebord
du comptoir et rtablit son quilibre. Aprs quoi, il recom
mence. J'en ai assez, j'appelle la serveuse :
Madeleine, jouez-moi un air, au phono, vous serez
gentille. Celui qui me plat, vous savez :
Som e of thse days.
Oui, mais a va peut-tre ennuyer ces messieurs ;
ces messieurs n'aiment pas la musique, quand ils font
leur partie. Ah! je vais leur demander.
Je fais un gros effort et je tourne la tte. Ils sont quatre.
Elle se penche sur un vieillard pourpre qui porte au bout
du nez un lorgnon cercl de noir. Il cache son jeu contre
sa poitrine et me jette un regard par en d essous.
Faites donc, monsieur.
Sourires. D a les dents pourries. Ce n'est pas lui
qu'appartient la main rouge, c'est son voisin, un type
moustaches noires. Ce type moustaches possde d'im
menses narines, qui pourraient pomper de l'air pour toute
une famille et qui lui mangent la moiti du visage, mais,
malgr cela, il respire par la bouche en haletant un peu.
D y a aussi avec eux un jeune homme tte de chien. Je
ne distingue pas le quatrime joueur.
Les cartes tombent sur le tapis de laine, en tournoyant.
Puis des mains aux doigts bagus viennent les ramasser,
grattant le tapis de leurs ongles. Les mains font des taches
blanches sur le tapis, elles ont l'air souffl et poussireux.
Il
tombe toujours d'autres cartes, les mains vont et v iennen t.
Quelle drle d'occupation : a n 'a pas l'air d'un jeu, ni
d'un rire, ni d'une habitude. Je crois qu'ils font a pour
remplir le temps, tout simplement. Mais le temps est trop
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large, il ne se laisse pas remplir. Tout ce qu'on y plonge
s'amollit et s'tire. C e geste, par exem ple, de la main rouge,
qui ramasse les cartes en trbuchant : il est tout flasque.
Il faudrait le dcoudre et tailler dedans.
Madeleine tourne la manivelle du phonographe. Pourvu
qu'elle ne se soit pas trompe, qu 'elle n'ait pas m is, com me
l'autre jour, le grand air de
Cavalleria Rusticana.
Mais non ,
c'est bien a, je reconnais l'air ds les premires mesures.
C'est un vieux
rag-time
avec refrain chant. Je l'ai entendu
siffler en 1917 par des soldats amricains dans les rues de
La Rochelle. Il doit dater d'avant-guerre. Mais l'enregis
trement est beaucoup plus rcent. Tout de mme, c'est le
plus vieux disque de la collection, un disque Path pour
aiguille saphir.
Tout l'heure viendra le refrain : c'est lui surtout
que j'aim et la manire abrupte dont il se jette en avant,
comme une falaise contre la mer. Pour l'instant, c'est le
jazz qui joue ; il n'y a pas de mlodie, juste des notes,
une myriade de petites secousses. Elles ne connaissent
pas de repos, un ordre inflexible les fait natre et les dtruit,
sans leur laisser jamais le loisir de se reprendre, d'exister
pour soi. Elles courent, elles se pressent, elles me frappent au
passage d'un coup sec et s'anantissent. J'aimerais bien
les retenir, mais je sais que, si j'arrivais en arrter une,
il ne resterait plus entre mes doigts qu'un son canaille et
languissant. D faut que j'accepte leur mort ; cette mort,
je dois mme la
vouloir
: je connais peu d'impressions plus
pres ni plus fortes.
Je commence me rchauffer, me sentir heureux.
a n'est encore rien d'extraordinaire, c'est un petit bon
heur de Nause : il s'tale au fond de la flaque visqueuse,
au fond de
notre
temps le temps des bretelles mauves
et des banquettes dfonces il est fait d'instants larges
et mous, qui s'agrandissent par les bords en tache d'huile.
A peine n, il est dj vieux, il me semble que je le connais
depuis vingt ans.
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Il y a un autre bonheur : au-dehors, if y a cette bande
d'acier, Ftroite dure de la musique, qui traverse notre
temps de part en part, et le refuse et le dchire de ses sches
petites pointes ; il y a un autre temps.
M. Randu joue cur, tu mets le manillon.
La voix glisse et disparat. Rien ne mord sur le ruban
d'acier, ni la porte qui s'ouvre, ni la bouffe d'air froid qui
se coule sur mes genoux, ni l'arrive du vtrinaire avec sa
petite fille : la musique perce ses formes vagues et passe
au travers. A peine assise, la petite fille a t saisie : elle
se tient raide, les yeux grands ouverts ; elle cou te, en frot
tant la table de son poing.
Quelques secondes encore et la Ngresse va chanter.
a semble invitable, si forte est la ncessit de cette mu
sique : rien ne peut l'interrompre, rien qui vienne de ce
temps o le monde est affal ; elle cessera d'elle-mme,
par ordre. Si j'aime cette belle voix, c'est surtout pour a :
cen'est ni pour son ampleur ni pour sa tristesse, c'est qu 'elle
est l'vnement que tant de notes ont prpar, de si loin,
en mourant pour qu'il naisse. Et pourtant je suis inquiet ;
il faudrait si peu de chose pour que le disque s'arrte :
qu'un ressort se brise, que le cou sin A do lphe ait an caprice.
Comme il est trange, comme il est mouvant que cette
duret soit si fragile. Rien ne peut l'interrompre et tout
peut la briser.
Le dernier accord s est ananti. Dans le bref silence
qui suit, je sens fortement que a y est, que
quelque chose
est
arriv.
Silence.
Some of thse days
You'll miss me honey
Ce qui vient d'arriver, c'est que la Nause a disparu,
vjuand la voix
s est
leve, dans le silence, j'ai senti mon
corps se durcir et la Nause s est vanouie. D'un coup :
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c tait presque pnible de devenir ainsi tout dur, tout
rutilant. En mme temps la dure de la musique se dilatait,
s'enflait comme une trombe. Elle emplissait la salle de sa
transparence mtallique, en crasant contre les murs
notre temps misrable. Je suisdans la musique. Dans les
glaces roulent des globes de feu ; des anneaux de fume les
encerclent et tournent, voilant et dvoilant le dur sourire
de la lumire. Mon verre de bire
s est
rapetiss, il se tasse
sur la table
:
il a l'air dense, indispensable. Je veux le pren
dre et le soupeser, j'tends la main... Mon Dieu!C esta
surtout qui a chang, ce sont mes gestes. Ce mouvement
de mon bras
s est
dvelopp comme un thme majestueux,
il a gliss le long du chant de la Ngresse ; il m'a sembl
que jedansais.
Le visage d'Adolphe est l, pos contre le mur chocolat ;
3 a l'air tout proche. Au moment o ma main se refermait,
j'ai
vu sa tte ; elle avait l'vidence, la ncessit d une
conclusion. Je presse mes doigts contre le verre, je regardeAdolphe
:
je suis heureux.
Voil!
Une voix s'lance sur un fond de rumeur. C est mon
voisin qui parle, le vieillard cuit. Ses joues font une tache
violette sur le cuir brun de la banquette. Il claque une
carte contre la table. La manille de carreau.
Mais le jeune homme tte de chien sourit. Le joueur
rougeaud, courb sur la table, le guette par en dessous,
prt bondir.
Et voil!
La main du jeune homme sort de l'ombre, plane un
instant, blanche, indolente, puis fond soudain comme
un milan et presse une carte contre le tapis. Le gros rou
geaud saute en l'air :
Merde! Il coupe.
La silhouette du roi de cur parat entre les doigts
crisps, puis on le retourne sur le nez et le jeu continue.
Beau roi, venu de si loin, prpar par tant de combinai*
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sons,
par tant de gestes disparus. Le voil qui disparat son
tour, pour que naissent d'autres combinaisons et d'autres
gestes, des attaques, des rpliques, des retours de fortune,
une foule de petites aventures.
Je suis mu, je sens mon corps comme une machine
de prcision au repos. Moi, j'ai eu de vraies aventures.
Je n'en retrouve aucun dtail, mais j'aperois l'encha
nement rigoureux des circonstances. J'ai travers les mers,
j'ai
laiss des villes derrire moi et j 'a i remont des fleuves
ou bien je me suis enfonc dans des forts, et j'allais tou
jours vers d'autres villes. J'ai eu des femmes, je me suis
battu avec des types ; et jamais je ne pouvais revenir en
arrire, pas plus qu'un disque ne peut tourner rebours.
Et tout cela me menait
oui
A cette minute-ci, cette bar*-
quette, dans cette bulle de clart toute bourdonnante de
musique.
And
when
you
leave
me.
Oui, moi qui aimais tant, Rome, m'asseoir au bord
du Tibre, Barcelone, le soir, descendre et remonter cent
fois les Ramblas, moi qui prs d'Angkor, dans l'lot du
Baray de Prah-Kan, vis un banian nouer ses racines autour
de la chapelle des Nagas, je suis ici, je vis dans la mme
seconde que ces joueurs de manille, j'coute une Ngresse
qui chante tandis qu'au-dehors rde la faible nuit.
Le disques estarrt.
La nuit est entre, doucereuse, hsitante. On ne la voit
pas,
mais elle est l, elle voile les lampes ; on respire dans
l'air quelque chose d'pais : c'est elle. Il fait froid. Un des
joueurs pousse les cartes en dsordre vers un autre qui les
rassemble. Ilyen a une qui est reste en arrire. Est-ce qu'ils
ne la voient pas? C'est le neuf de cur. Quelqu'un la
prend enfin, la donne au jeune homme tte de chien.
Ah C'est le neuf de cur
C'est bien, je vais partir. Le vieillard violac sepenche
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sur une feuille en suant la pointe d'un crayon. Madeleine
le regarde d'un il clair et vide. Le jeune homme tourne
et retourne le neuf de cur entre ses doigts. Mon Dieu!...
Je me lve pniblement ; dans la glace, au-dessus du
crne du vtrinaire, je vois glisser un visage inhumain.
Tout l'heure, j'irai au cinma.
L'air me fait du bien : il n'a pas le got du sucre, ni
l'odeur vineuse du vermouth. M ais bon D ieu qu'il fait froid.
Il est sept heures et demie, je n'ai pas faim et le cinma
ne commence qu' neuf heures, que vais-je faire? Il faut
que je marche vite, pour me rchauffer. J'hsite : derrire
moi le boulevard conduit au cur de la ville, aux grandes
parures de feu des rues centrales, au Palais Paramount,
l'Imprial, aux grands Magasins Jahan. a ne me tente
pas du tout : c'est l'heure de l'apritif ; les choses vivantes,
les chiens, les hommes, toutes les masses molles qui se
meuvent spontanment, j'en ai assez vu pour l'instant.
Je tourne sur la gauche, je vais m'enfoncer dans ce
trou,
l-bas, au bout de la range des becs de gaz : je vais
suivre le boulevard Noir jusqu' l'avenue Galvani. Le
trou souffle un vent glacial : l-bas il n'y a que des pierres
et de la terre. Les pierres, c'est dur et a ne bouge pas.
Il y a un bout de chemin ennuyeux : sur le trottoir de
droite, une masse gazeuse, grise avec des tranes de feu
fait un bruit de coquillage : c'est la vieille gare. Sa pr
sence a fcond les cent premiers mtres du boulevard Noir
depuis le boulevard de la Redoute jusqu' la rue Para
dis , y a fait natre une dizaine de rverbres et, cte
cte, quatre cafs, le
Rendez-vous des Cheminots
et trois
autres, qui languissent tout le jour, mais qui s'clairent le
soir et projettent des rectangles lumineux sur la chausse.
Je prends encore trois bains de lumire jaune, je vois sor
tir de l'picerie-mercerie Rabche une vieille femme qui
ramne son fichu sur sa tte et se met courir : prsent
c'est fini. Je suis sur le bord du trottoir de la rue Paradis,
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ct du dernier rverbre. Le ruban de bitume se casse
net. De l'autre ct de la rue, c'est le noir et la boue. Je
traverse la rue Paradis. Je marche du pied droit dans une
flaque d'eau, m a chaussette est trempe; la promenade
commence.
On
rihabite pas
cette rgion du boulevard Noir. Le
climat y est trop rude, le sol trop ingrat pour que la vie
s'y fixe et s'y dveloppe. Les trois Scieries des Frres So
leil (les Frres Soleil ont fourni la vote lambrisse de
l'glise Sainte-Ccile-de-la-Mer, qui cota cent mille francs)
s'ouvrent l'ouest, de| toutes leurs portes et de toutes leurs
fentres, sur la douce rue Jeanne-Berthe-Curoy, qu'elles
emplissent de ronronnements. Au boulevard Victor-Noir
elles prsentent leurs trois dos qui rejoignent des murs.
Ces btiments bordent le trottoir de gauche sur quatre
cents mtres : pas la moindre fentre, pas mme une lu
carne.
Cette fois j*ai march des deux pieds dans le ruisseau. Je
traverse la chausse : sui l'autre trottoir un unique bec de
gaz, com me un phare l'extrme pointe de la terre, claire
une palissade dfonce, dmantele par endroits.
Des morceaux d'affiches adhrent encore aux planches.
Un beau visage plein de haine grimace sur un fond vert,
dchir en toile; au-dessous du nez, quelqu'un a crayonn
une moustache crocs. Sur un autre lam beau, on peut
encore dchiffrer le mot purtre en caractres blancs
d'o tombent des gouttes rouges, peut-tre des gouttes de
sang. l se peut que le visage et le mot aient fait partie de
la mme affiche. A prsent l'affiche est lacre, les liens
simples et voulus qui les unissaient ont disparu, mais
une autre unit
s est
tablie d'elle-mme entre la bouche
tordue, les gouttes de sang, tes lettres blanches, la dsi
nence acre ; on dirait qu'une passion criminelle et sans
repos cherche s'exprimer par ces signes mystrieux.
Entre les planches on peut voir briller les feux de la voie
ferre. Un long mur fait suite la palissade. Un mur sans
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troues* sans portes, sans fentres qui s'arrte deux cents
mtres plus loin, contre une maison. J'ai dpass le champ
d'action du rverbre; j'entre dans le trou noir. J'ai l'im
pression, en voyant mon ombre mes pieds se fondre dans
les tnbres, de plonger dans une eau glace. Devant moi,
tout au fond, travers des paisseurs de noir, je distingue
une pleur rose :
c est
l'avenue Galvani. Je me retourne;
derrire le bec de gaz, trs loin, il y a un soupon de moi,
clart :a,
c est
la gareavec les quatre cafs. Derrire moi,
devant moi il y a des gens qui boivent et jouent aux cartes
dans des brasseries. Ici il n'y a que du noir. Le vent m'ap
porte par intermittence une petite sonnerie solitaire, qui
vient de loin. Les bruits domestiques, le ronflement des
autos,
les cris, les aboiements ne s'loignent gure des
rues claires, ils restent au chaud. Mais cette sonnerie
perce les tnbres et parvient jusqu'ici :elle est plus dure,
moins humaine que les autres bruits.
Je m'arrte pour l'couter. J'ai froid, les oreilles me
font mal; elles doivent tre toutes rouges. Mais je ne
me sens plus; je suis gagn par la puret de ce qui m'en
toure; rien ne vit; le vent siffle, des lignes raides fuient dans
la nuit. Le boulevard Noir n'a pas la mine indcente des
rues bourgeoises, qui font des grces aux passants. Per
sonne n'a pris soin de le parer :c esttout juste un envers.
L'envers de la rue Jeanne-Berthe-Curoy, de l'avenue
Galvani. Aux environs de la gare, les Bouvillois le sur
veillent encore un petit peu; ils le nettoient de temps en
temps* cause des voyageurs. Mais, tout de suite aprs, ils
l'abandonnent et il file tout droit, aveuglment, pour aller
se cogner dans l'avenue Galvani. La ville l'a oubli.
Quelquefois, un gros camion couleur de terre le traverse
toute vitesse, avec un bruit de tonnerre. On n'y assassine
mme pas, faute d'assassins et de victimes. Le boulevard
Noir est inhumain. Comme un minerai Comme un trian
gle.C est
une chance qu'ily ait un boulevard comme a
Bouville. D'ordinaire on n'en trouve que dans les capi-
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taies, Berlin, du ct de Neuklln ou encore vers Friedri-
chshain Londres derrire Greenwich. Des couloirs
droits et sales, en plein courant d'air, avec de larges trot
toirs sans arbres. Ils sont presque toujours hors de l'en
ceinte, dans ces tranges quartiers o l'on fabrique les
villes,
prs des gares de marchandises, des dpts de tram
ways, des abattoirs, des gazomtres. Deux jours aprs
l'averse, quand toute la ville est moite sous le soleil, et
rayonne de chaleur humide, ils sont encore tout froids,
ils conservent leur boue et leurs flaques. Ils ont mme des
flaques d'eau qui ne schent jam ais, sauf un m ois dans
l'anne, en aot.
La Nause est reste l-bas, dans la lumire jaune. Je
suis heureux : ce froid est si pur, si pure cette nu it; ne suis-
je pas moi-mme une vague d'air glac? N'avoir ni sang,
ni lymphe, ni chair. Couler dans ce long canal vers cette
pleur l-bas. N'tre que du froid.
Voil des gens. Deux ombres. Qu'avaient-ils besoin de
venir ici?
C'est une petite femme qui tire un homme par la man
che.
Elle parle d'une vo ix rapide et menue. Je ne comprends
pas ce qu'elle dit, cause du vent.
Tu la fermeras, oui? dit l'homme.
Elle parle toujours, Brusquement, il la repousse. Ils
se regardent, hsitants, puis l'homme enfonce les mains
dans ses poches et part sans se retourner.
L'homme a disparu. Trois mtres peine me sparent
prsent de la femme. Tout coup des sons rauques et
graves la dchirent, s'arrachent d'elle et remplissent toute
la rue, avec une violence extraordinaire :
Charles, je t'en prie, tu sais ce que je t'ai d it? Charles,
reviens, j'e n ai assez, je suis trop malheureuse!
Je passe si prs d'elle que je pourrais la toucher. C'est...
mais comment croire que cette chair en feu, cette face
rayonnante de douleur?... pourtant je reconnais le fichu, le
manteau et la grosse envie lie-de-vin qu'elle a sur la maki
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droite; c'est elle, c'est Lucie, la femme de mnage. Je n'ose
lui offrir mon appui, mais il faut qu'elle puisse le rcla
mer au besoin : je passe lentement devant elle en la regar
dant. Ses yeux se fixent sur moi, mais elle ne parat pas me
voir; elle a l'air de ne pas s'y reconnatre dans sa souf
france. Je fais quelques pas. Je me retourne...
Oui, c'est elle, c'est Lucie. Mais transfigure, hors d'elle-
mme, souffrant avec une folle gnrosit. Je l'envie. Elle
est l, toute droite, cartant les bras, comme si elle atten
dait les stigmates; elle ouvre la bouche, elle suffoque. J'ai
l'impression que les murs ont grandi, de chaque ct de
la rue, qu'ils se sont rapprochs, qu'elle est au fond d'un
puits.
J'attends quelques instants : j'ai peur qu'elle ne
tombe raide : elle est trop malingre pour supporter cette
douleur insolite. Mais elle ne bouge pas, elle a l'air min
ralise comme tout ce qui l'entoure. Un instant je me de
mande si je ne m'tais pas tromp sur elle, si ce n'est pas
sa vraie nature qui m'est soudain rvle...
Lucie met un petit gmissement. Elle porte la main
sa gorge en ouvrant de grands yeux tonns. Non, ce
n'est pas en elle qu'elle puise la force de tant souffrir. a
lui vient du dehors... c'est ce boulevard. Il faudrait la
prendre par les paules, l'emmener aux lumires, au mi
lieu des gens, dans les rues douces et roses : l-bas, on ne
peut pas souffrir si fort; elle s'amollirait, elle retrouve
rait son air positif et le niveau ordinaire de ses souffrances.
Je lui tourne le dos. Aprs tout, elle a de la chance.
Moi je suis bien trop calme, depuis trois ans. Je ne peux
plus rien recevoir de ces solitudes tragiques, qu'un peu de
puret vide. Je m'en vais.
Jeudi 11 heures et demie.
J'ai travaill deux heures dans la salle de lecture. Je
suis descendu dans la cour des Hypothques pour fumer
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une pipe. Place pave de briques roses. Les Bouvillois en
sont fiers parce qu'elle date du xvin
e
sicle. A l'entre de
la rue Chamade et de la rue Suspdard, de vieilles chanes
barrent l'accs aux voitures. Ces dames en noir, qui vien
nent promener leurs chiens, glissent sous les arcades, le
long des murs. Elles s'avancent rarement jusqu'au plein
jour, mais elles jettent de ct des regards de jeunes filles,
furtifs et satisfaits, sur la statue de Gustave Imptraz. Elles
ne doivent pas savoir le nom de ce gant de bronze, mais
elles voient bien, sa redingote et son haut-de-forme,
que ce fut quelqu'un du beau monde. Il tient son chapeau
de la main gauche et pose la main droite sur une pile
d'in-folio : c'est un peu co m m e si leur grand-pre tait
l,
sur ce socle, coul en bronze. Elles n'ont pas besoin de
le regarder longtemps pour comprendre qu'il pensait
comme elles, tout juste comme elles, sur tous les sujets.
Au service de leurs petites ides troites et solides il a mis
son autorit et l'immense rudition puise dans les in
folio que sa lourde main crase. Les dames en noir se
sentent soulages, elles peuvent vaquer tranquillement
aux soins du mnage, promener leur chien : les saintes
ides, les bonnes ides qu'elles tiennent de leurs pres,
elles n'ont plus la responsabilit de les dfendre; un homme
de bronze s'en est fait le gardien.
La
Grande Encyclopdie
consacre quelques lignes
ce personnage; je les ai lues l'an dernier. J'avais pos le
volume sur l'entablement d'une fentre; travers la vitre,
je pouvais voir le crne vert d'Imptraz. J'appris qu'il
florssait vers 1890. Il tait inspecteur d'acadm ie. Il
peignait d'exquises bagatelles et fit trois livres : De la
popularit chez les Grecs anciens (1887), La pdagogie
de Rollin (1891) et un Testament potique en 1899. Il
mourut en 1902, emportant les regrets mus de ses ressor
tissants et des gens de got.
Je me suis accot la faade de la bibliothque. Je tire
sur ma pipe qui menace de s'teindre. Je vois une vieille
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dame qui sort craintivement de la galerie en arcades et qui
regarde Imptraz d'un air fin et obstin. Elle s'enhardit
soudain, elle traverse la cour de toute la vitesse de ses
pattes et s'arrte un moment devant la statue en remuant
les mandibules. Puis elle se sauve, noire sur le pav rose,
et disparat dans une lzarde du mur.
Peut-tre que cette place tait gaie, vers 1800, avec
ses briques roses et ses maisons. A prsent elle a quelque
chose de sec et de mauvais, une pointe dlicate d'hor
reur. a vient de ce bonhomme, l-haut, sur son socle. En
coulant cet universitaire dans le bronze, on en a fait un
sorcier.
Je regarde Imptraz en face. Il n'a pas d'yeux, peine
de nez, une barbe ronge par cette lpre trange qui
s'abat quelquefois, com m e une p idmie, sur toutes les sta
tues d'un quartier. Il salue; son gilet, l'endroit du cur,
porte une grande tche vert clair. Il a l'air souffreteux et
mauvais. Il ne vit pas, non, mais il n'est pas non plus
inanim. Une sourde puissance mane de lui; c'est comme
un vent qui me repousse : Imptraz voudrait me chasser
de la cour des Hypothques. Je ne partirai pas avant
d'avoir achev cette pipe.
Une grande ombre maigre surgit brusquement derrire
moi. Je sursaute.
Excusez-moi, monsieur, je ne voulais p as vous
dranger. J'ai vu que vos lvres remuaient. Vous rptiez
sans dou te des phrases de votre livre. Il rit. V ou s fai
siez la chasse aux alexandrins.
Je regarde l'Autodidacte avec stupeur. Mais il a l'air
surpris de ma surprise :
N e doit-on pas, m onsieur, viter soigneusement
les alexandrins dans la prose?
J'ai baiss lgrement dans son estime. Je lui demande
ce qu'il fait ici, cette heure. D m'explique que son pa
tron lui a donn cong et qu'il est venu directement la
bibliothque; qu'il ne djeunera pas, qu'il lira jusqu' la
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fermeture. Je ne l'coute plus, mais il a d s'carter de
son sujet primitif car j'entends tout coup :
... avoir comme vous le bonheur d'crire un livre.
Il faut que je dise quelque chose.
Bonheur... dis-je d'un air dubitatif.
Il se mprend sur le sens de ma rponse et corrige rapi
dement :
Monsieur, j'aurais d dire : mrite.
Nous montons l'escalier. Je n'ai pas envie de travailler.
Quelqu'un a laiss
Eugnie Grandet
sur la table, le livre
est ouvert la page vingt-sept. Je le saisis machinalement,
je me mets lire la page vingt-sept, puis la page vingt-
huit : je n'ai pas le courage de com mencer par le dbu t.
L'Autodidacte s est dirig vers les rayons du mur d'un
pas vif; il rapporte deux volumes qu'il pose sur la table, de
l'air d'un chien qui a trouv un os.
Qu'est-ce que vous lisez?
Il me semble qu'il rpugne me le dire : il hsite un
peu, roule ses grands yeux gars, puis il me tend les livres
d'un air contraint. Ce sont
La tourbe et les tourbires,
de
Larbaltrier, et
Hitopadsa ou ^Instruction utile
9
de Las-
tex. Eh bien? Je ne vois pas ce qui le gne : ces lectures me
paraissent fort dcentes. Par acquit de conscience je feuil
lette
H itopadsa
et je n'y vois rien que d'lev.
3 heures.
J'ai abandonn
Eugnie Grandet.
Je me suis mis au
travail, mais sans courage. L'Autodidacte, qui voit que
j'cris,
m'observe avec une concupiscence respectueuse.
De temps en temps je lve un peu la tte, je vois l'imm ense
faux col droit d'o sort son cou de poulet. D porte des
vtements rps, mai? son linge est d'une blancheur blou is
sante. Sur le mme rayon il vient de prendre un autre
volume, dont je dchiffre le titre l'envers :
La Flche de
Caudebec,
chronique normande, par M
l l e
Julie Lavergne
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Les lectures de l'Autodidacte me dconcertent toujours.
Tout d'un coup les noms des derniers auteurs dont
il a consult les ouvrages me reviennent la mmoire :
Lambert, Langlois, Larbaltrier, Lastex, Lavergne. C'est
une illumination; j'ai compris la mthode de l'Autodi
dacte : il s'instruit dans l'ordre alphabtique.
Je le contemple avec une espce d'admiration. Quelle
volont ne lui faut-il pas, pour raliser lentement, obsti
nment un plan de si vaste envergure? Un jour, il y a
sept ans (il m'a dit qu'il tudiait depuis sept ans) il est
entr en grande pompe dans cette salle. Il a parcouru du
regard les innombrables livres qui tapissent les murs et
il a d dire, peu prs comm e R astignac : A nous deux,
Science humaine. Puis il est all prendre le premier livre
du premier rayon d'extrme droite; il l'a ouvert la pre
mire page, avec un sentiment de respect et d'effroi joint
une dcision inbranlable. Il en est aujourd'hui L. K.
aprs J, L, aprs K. Il est pass brutalement de l'tude des
coloptres celle de la thorie des quanta, d'un ouvrage
sur Tamerlan un pamphlet catholique contre le dar
winisme : pas un instant il ne s est dconcert. Il a tout
lu ;
il a emmagasin dans sa tte la moiti de ce qu'on sait
sur la parthnogense, la moiti des arguments contre
la vivisection. Derrire lui, devant lui, il y a un univers. Et
le jour approche o il dira, en fermant le dernier volume
du dernier rayon d'extrme gauche : Et maintenant?
C'est l'heure de son goter, il mange d'un air candide
du pain et une tablette de Gala Peter. Ses paupires sont
baisses et je puis contempler loisir ses beaux cils recour
bs des cils de femme. Il dgage une odeur de vieux
tabac, laquelle se mle, quand il souffle, le doux parfum
du chocolat.
Vendredi, 3 heures.
Un peu plus, j'tais pris au pige de la glace. Je l'vite,
mais c'est pour tomber dans le pige de la vitre : dsuvr,
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coin de la rue, elle tourne pendant une ternit.
Je m'arrache de la fentre et parcours la chambre en
chancelant; je m'englue au miroir, je me regarde, je me
dgote: encore une ternit. Finalement j'chappe mon
image et je vais m'abattresurmon lit.Jeregarde le plafond,
je voudrais dormir.
Calme. Calme. Je ne sens plus le glissement, les frle
ments du temps. Je vois des images au plafond. Des ronds
de lumire d'abord, puis des croix. a papillonne. Et
puis voil une autre image qui se forme; au fond de mes
yeux, celle-l. C'est un grand animal agenouill. Je vois
ses pattes de devant et son bt. Le reste est embrum.
Pourtant je le reconnais bien : c'est un chameau que j'ai
vu Marrakech, attach une pierre. Il s'tait agenouill
et relev six fois de suite; des gamins riaient et l'excitaient
de la voix.
Il y a deux ans, c'tait merveilleux : je n'avais
v
qu' fer
mer les yeux, aussitt ma tte bourdonnait comme une
ruche, je revoyais des visages, des arbres, des maisons, une
Japonaise de Kamaishi qui se lavait nue dans un tonneau,
un Russe mort et vid par une large plaie bante, tout son
sang en mare ct de lui. Je retrouvais le got du cous
cous,
l'odeur d'huile qui remplit, midi, les rues de Bur-
gos,l'odeur de fenouil qui flotte dans celles de Tetuan, les
sifflements des ptres grecs; j'tais mu. Voil bien long
temps que cette Joie s est use. Va-t-elle renatre aujour
d'hui?
Un soleil torride, dans ma tte, glisse roidement, comme
une plaque de lanterne magique. Il est suivi d'un morceau
de ciel bleu; aprs quelques secousses il s'immobilise, j'en
suis tout dor en dedans. De quelle journe marocaine
(ou algrienne? ou syrienne?) cet clat s'est-il soudain
dtach? Je me laisse couler dans le pass.
Mekns. Comment donc tait-il ce montagnard qui
nous fit peur dans une ruelle, entre la mosque Berdaine
et cette place charmante qu'ombrage un mrier? Il vint
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sur nous, Anny tait ma droite. Ou ma gauche?
Ce soleil et ce ciel bleu n'taient que tromperie. C'est
la centime fois que je m'y laisse prendre. Mes souvenirs
sont comme les pistoles dans la bourse du diable : quand
on l'ouvrit, on n'y trouva que des feuilles mortes.
Du montagnard, je ne vois plus qu'un gros il crev,
laiteux. Cet il est-il mme bien lui? Le mdecin qui
m'exposait Bakou le principe des avortoirs d'tat,
tait borgne lui aussi et, quand je veux me rappeler son
visage, c'est encore ce globe blanchtre qui parat. Ces
deux hommes, comme les Nornes, n'ont qu'un il qu'ils
se passent tour de rle.
Pour cette place de Mekns, o j'allais pourtant chaque
jour, c'est encore plus simple : je ne la vois plus du tout.
Il me reste le vague sentiment qu'elle tait charmante, et
ces cinq mots indissolublement lis : une place charmante
de Mekns. Sans doute, si je ferme les yeux ou si je fixe
vaguement le plafond, je peux reconstituer la scne : un
arbre au loin, une forme sombre et trapue court sur moi.
Mais j'invente tout cela pour les besoins de la cause. Ce
Marocain tait grand et sec, d'ailleurs je l'ai vu seule
ment lorsqu'il me touchait. Ainsi je
sais
encore qu'il tait
grand et sec : certaines connaissances abrges demeurent
dans ma mmoire. Mais je ne
vois
plus rien : j'ai beau
fouiller le pass je n'en retire plus que des bribes d'images
et je ne sais pas trs bien ce qu'elles reprsentent, ni si ce
sont des souvenirs ou des fictions.
Il y a beaucoup de cas d'ailleurs o ces bribes elles-
mmes ont disparu : il ne reste plus que des mots : je
pourrais encore raconter les histoires, les raconter trop
bien (pour l'anecdote je ne crains personne, sauf les offi
ciers de mer et les professionnels), mais ce ne sont plus
que des carcasses. Il y est question d'un type qui fait ceci
ou cela, mais a n'est pas moi, je n'ai rien de commun
avec lui. Il se promne dans des pays sur lesquels je ne suis
pas plus renseign que si je n'y avais jamais t. Quelque-
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fois,dans mon rcit, il arrive que jeprononce de ces beaux
noms qu'on lit dans les atlas, Aranjuez ou Canterbury. Ils
font natre en moi des images toutes neuves, comme en
forment, d'aprs leurs lectures, les gens quin ont jamais
voyag :je rve sur des mots, voil tout.
Pour cent histoires mortes, il demeure tout de mme
une ou deux histoires vivantes. Celles-l je les voque avec
prcaution, quelquefois, pas trop souvent, de peur de les
user. J'en pche une, je revois le dcor, les personnages, les
attitudes. Tout coup, je m'arrte : j'ai senti une usure,
j'ai vu pointer un mot sous la trame des sensations. Ce
mot-l, je devine qu'il va bientt prendre la place de plu
sieurs images que j'aime. Aussitt je m'arrte, je pense
vite autre chose; je ne veux pas fatiguer mes souvenirs.
En vain; la prochaine foisqueje les voquerai, une bonne
partie s'en sera fige.
J'bauche un vague mouvement pour me lever, pour
aller chercher mes photos de Mekns, dans la caisse que
j'aipousse sous matable. A quoi bon? Ces aphrodisiaques
n ont
plus gure d effetsur ma mmoire. L'autre jour j'ai
retrouv sous un buvard une petite photo plie. Une
femme
souriait,prs
d'un
bassin.
J'ai contempl
un
moment
cette personne, sans la reconnatre. Puis au verso, j'ai lu :
Anny. Portsmouth