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HOMMAGE A HENRI MESCHONNIC 2008-2009 - Les Idées contemporaInes 129 Hommage à Henri Meschonnic Henri Meschonnic, linguiste, poète, penseur et théoricien du langage, devait intervenir dans le cycle d’information « Quelle culture dans un monde en muta- tion? » sur le thème de: « La culture est ce qui bouleverse la culture: jeu de défini- tion critique » Il est décédé le mercredi 8 avril 2009 à l’âge de 76 ans. Le GREP Midi-Pyrénées a décidé, avec ses amis toulousains, de transformer la conférence-débat du 25 avril 2009, prévue en clôture de cycle, en un hommage au penseur-poète hors-pair qu’il était. Au programme différentes interventions de per- sonnes connaissant Henri Meschonnic ou son œuvre, des lectures et des vidéos-pro- jections. Cinq interventions sont retranscrites ici, dans leur ordre de présentation: 1. Avec Henri Meschonnic, une œuvre multiple qui nous interpelle aujourd’hui par Jean-Marie Delorme, membre du GREP, sociologue 2. Rencontres dans le cadre du Forom des Langues par Claude Sicre, artiste, musicien, porteur d’initiatives civiques et culturelles 3. Ce que je dois à Henri Meschonnic par Monique-Lise Cohen, écrivain, auteur de recherches sur le judaïsme 4. Henri Meschonnic, un théoricien du langage intempestif par Élisabeth Rigal, Philosophe, directrice littéraire des Éditions É.E.R 5. La parole Meschonnic… (traduit Épour partie - de l’occitan) par Éric Fraj, philosophe et occitaniste (Le DVD « Jeux de massacre sur les clichés et les idées reçues » avec Henri Meschonnic, vidéo-projeté lors de l’hommage, est disponible chez son éditeur: le Carrefour Culturel Arnaud Bernard: [email protected])

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Hommage àHenri MeschonnicHenri Meschonnic, linguiste, poète, penseur et théoricien du langage, devait

intervenir dans le cycle d’information « Quelle culture dans un monde en muta-tion? » sur le thème de: « La culture est ce qui bouleverse la culture: jeu de défini-tion critique »

Il est décédé le mercredi 8 avril 2009 à l’âge de 76 ans.

Le GREP Midi-Pyrénées a décidé, avec ses amis toulousains, de transformer laconférence-débat du 25 avril 2009, prévue en clôture de cycle, en un hommage aupenseur-poète hors-pair qu’il était. Au programme différentes interventions de per-sonnes connaissant Henri Meschonnic ou son œuvre, des lectures et des vidéos-pro-jections.

Cinq interventions sont retranscrites ici, dans leur ordre de présentation :

1. Avec Henri Meschonnic, une œuvre multiplequi nous interpelle aujourd’huipar Jean-Marie Delorme, membre du GREP, sociologue

2. Rencontres dans le cadre du Forom des Languespar Claude Sicre, artiste, musicien, porteur d’initiatives civiqueset culturelles

3. Ce que je dois à Henri Meschonnicpar Monique-Lise Cohen, écrivain,auteur de recherches sur le judaïsme

4. Henri Meschonnic, un théoricien du langage intempestifpar Élisabeth Rigal,Philosophe, directrice littéraire des Éditions É.E.R

5. La parole Meschonnic… (traduit Épour partie - de l’occitan)par Éric Fraj, philosophe et occitaniste

(Le DVD « Jeux de massacre sur les clichés et les idées reçues » avec HenriMeschonnic, vidéo-projeté lors de l’hommage, est disponible chez son éditeur :le Carrefour Culturel Arnaud Bernard : [email protected])

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1. Avec Henri Meschonnic, une œuvremultiple qui nous interpelle aujourd’hui

Jean-Marie Delorme,membre du GREP, sociologue

L’invitation faite à Henri Meschonnic… et cet hommageaujourd’hui

Poète, traducteur, penseur et théoricien du langage, indissociablement, HenriMeschonnic. Nous l’avions simplement croisé lors d’un échange impromptu placedu Capitole - à l’occasion du Forom des langues du Monde, à Toulouse - et grâce àla médiation de Claude Sicre.

Nous l’avions invité au GREP dans les termes suivants : « Votre travail sur unepensée du langage - qui est souvent technicisé par les linguistes, ou instrumenta-lisé comme simple outil de communication - met en relation le langage (des dis-cours), une réflexion sur le langage, la création ou les œuvres, l’éthique - faisantintervenir le sujet - et le politique. Cela peut contribuer à penser (poser) autre-ment de grands choix économiques, sociaux, politiques, culturels (sans préjugerd’une hiérarchie entre ces domaines). Cela concerne donc directement lesdomaines d’intérêt du GREP, la possibilité de porter les débats au-delà duconvenu, de repérer des signaux faibles, de débloquer la pensée pour libérer l’ac-tion. »

Il avait accepté notre invitation, à cette même date du 25 avril 2009, pour clorele cycle d’information sur « Quelle culture dans un monde en mutation? » : la cul-ture entre valeurs-refuge et valeurs de partage ou de réciprocité. Son interventionétait prévue comme un jeu de définition critique à partir de propos recueillis toutau long de ce cycle. Je le dirais mieux avec ses mots :

« La critique n’a rien à voir avec la polémique, qui est règlement de compte(mettre l’adversaire au silence, devoir de désinformer). Tout au contraire la cri-tique fait parler l’adversaire, argumente et discute ; elle est la recherche même dela pensée et de la liberté… Ainsi la culture pourrait bien être ce qui bouleverse laculture. Et penser la culture, serait penser la pensée de la culture (à travers ce quis’invente dans son langage) ».

Il est mort le 8 avril dernier.

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Nous avons souhaité, avec ses amis du Centre Culturel Arnaud Bernard, quiorganisent le Forum des Langues de Toulouse, proposer une forme d’hommage,faire découvrir son œuvre à celles et ceux qui ne la connaissent pas - en quoi ellenous concerne, ses enjeux, proposer des jalons - et donner l’envie de la lire davan-tage à celles et ceux qui la connaissent un peu.

Voir, mesurer que, en réalité, au sens littéral, « on ne sait pas ce qu’on dit… »

Henri Meschonnic, une œuvre une et multipleUn colloque lui a été dédié à Cerisy en juillet 2007 : j’en reprends ici une par-

tie de la présentation.Depuis plus de trente ans - il est né en 1932 - auteur de plus d’une cinquan-

taine d’ouvrages, Henri Meschonnic a construit une œuvre multiple autour depropositions fortes (comme la place qu’il est nécessaire de reconnaître à la poé-tique)… La théorie du langage, tout particulièrement, mais aussi la philosophie, lapsychanalyse et les sciences sociales ne peuvent se passer de la poétique. Leurignorance l’égard de la poétique est dommageable - notamment en termeséthiques et politiques - car le statut qu’elles donnent ainsi à la littérature, et plusgénéralement à l’art, est l’indice de celui qu’elles réservent au sujet et à la moder-nité. En effet pour la poétique, la littérature et les autres arts constituent desexpériences de subjectivation des individus et donnent des outils capables demesurer les enjeux du présent et de l’avenir.

A travers sa pratique poétique, ses traductions, ses analyses et ses réflexionsthéoriques, Henri Meschonnic propose une pensée intempestive (ou à contre-temps) qui est une critique des savoirs et des pouvoirs contemporains. Cette pen-sée est susceptible d’ouvrir de nouvelles voies à la recherche en scienceshumaines.

J’évoquerai, quant à moi, trois points qui m’ont plus particulièrement inter-pellé dans une première approche de son œuvre : le sujet du poème, une poétiquede la société ; interpréter pour transformer le monde, pensée et utopie dans lapensée ; la modernité de la modernité.

1ère interpellation : Le sujet du poème, une poétique de la sociétéHenri Meschonnic dans « Vivre poème » (aux Éditions Dumerchez, 2006) :« Un poème, pour moi, ne raconte pas d’histoires. Mes poèmes sont les conden-

sations de sens de ma vie. C’est pourquoi ils tiennent moins de place que le reste demon travail, mais c’est eux qui me font traduire la Bible comme je traduis, qui mefont penser le langage, la poésie, la traduction comme je fais.

Pour moi, un poème est ce qui transforme la vie par le langage et le langage parla vie. C’est mon lieu, et je le partage ».

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Et dans « Pour sortir du postmoderne », dans la collection Hourvari (ÉditionsKlincksieck, 2009), aux propos d’Alain Touraine écrivant que : « Le rôle des intel-lectuels devrait être d’aider à l’émergence du sujet… en augmentant la volonté et lacapacité des individus d’être les acteurs de leur propre vie », Henri Meschonnicajoute que « rien ne peut mieux conduire à cela que le poème. Une poétique de lasociété. »

2ème interpellation : Interpréter pour transformer, la pensée et l’utopiedans la pensée

L’utopie est quelque chose qui n’a pas de lieu, à quoi il n’est pas fait de place,mais qui est dans cette mesure même une pensée nécessaire, pour transformer lemonde comme il est, et la pensée comme elle va… En ce sens cette phrased’Henri Meschonnic : « La pensée, sans utopie, n’est que maintien de l’ordre. »

C’est aussi toute la question de la proposition de Marx sur le refus d’uneacceptation des modes actuels de représentation. Mais là où celui-ci disait : « lesphilosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce quiimporte c’est de le transformer », Henri Meschonnic ajoute il y aurait à rétablirqu’interpréter c’est déjà transformer, c’est déjà commencer à intervenir…

3ème interpellation : Modernité de la ModernitéDans « Modernité Modernité », (paru aux Éditions Verdier, en 1988 et

aujourd’hui en livre de poche, chez Gallimard) il écrit :« Dans une société qui va à reculons vers son avenir, en se contemplant dans

son passé, selon la même raison qui lui fait privilégier l’aventure techno-scientifiqueet le court terme des plans de rentabilité plutôt que le long terme des projets desociété, la modernité du sujet est peut-être ce qui empêche la collectivité de devenirla programmation de l’individu. »

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2. Hommage à Henri Meschonnic :Rencontres dans le cadre du Foromdes Langues

par Claude Sicre,artiste, musicien, porteur d’initiatives civiques et culturelles

Je vous remercie beaucoup d’être là, je remercie beaucoup le GREP d’avoiraccepté de maintenir cette date et de transformer la conférence prévue en hom-mage, au dernier moment. Je voudrais vous dire aussi que Mme Meschonnic et lesamis d’Henri qui l’entourent se sont montrés très sensibles à ce que nous faisonsce soir.

Le titre d’un livre sur un étal à je ne sais plus quelle foire au livre, en 1983, mestupéfia : « Critique du rythme ». Je venais de finir mon mémoire d’ethnomusico-logie et cela faisait 6 ans que je lisais sur la musique, et donc sur le rythme. Qu’onpuisse « critiquer » le rythme, ça alors ! Je vis immédiatement le sous-titre« Anthropologie historique du langage » et je compris que c’était plus compliqué,ce que me confirma le texte de présentation du verso. Mais je me préoccupaisaussi, en ces années-là, de la parole, puisque je chantais et que j’avais la préten-tion de vouloir inventer mon style de récitatif. Et la question des langues, puisqueje chantais en occitan, m’occupait aussi. Feuilletant le livre, je tombais sur un cha-pitre « le rythme sans la musique » et, miracle, certains musicologues cités parMeschonnic faisaient partie de ceux que j’avais trouvé les plus intéressants - lesplus critiques - dans mon propre travail. Bon, j’achète.

Surprises.Plusieurs autres surprises m’attendaient quand je me mis à lire tranquille-

ment :1. C’était très dense, très difficile, et il me fallut le lire et le relire pendant plu-

sieurs mois pour entrer un peu dans le propos de l’auteur, un certain HenriMeschonnic. Ayant fait des lettres et de la philo, ayant beaucoup lu, je n’étais pasdésarmé, et je sentais que ce que je ne comprenais pas était très important.

2. Certaines thèses de l’auteur venaient légitimer certaines de mes intuitionset donner des arguments profonds et précis à ma propre critique - radicale - decertaines disciplines (philosophie, linguistique, sociologie…) et de certains modesde pensée (heideggerianisme, marxisme, structuralisme…).

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3. Certaines autres thèses, sur la langue et les œuvres (nécessité d’étudier unelangue dans ses œuvres, notamment littéraires) se trouvaient en plein accord aveccelles du poète et théoricien du mouvement occitan, Félix Castan, qui était mon« maître », et avec qui j’œuvrais pour la pluralité et la décentralisation culturelle.

4. Mes propres réflexions sur les liens poésie-musique, récitatif-musique,accompagnant mon travail quotidien sur ces sujets, se trouvaient non seulementconfirmées par des démonstrations dont j’étais incapable mais en plus me tiraientvers des horizons que je n’aurais jamais su aller voir tout seul.

5. Enfin toutes ces « proximités » m’entraînaient dans des ailleurs, les « ail-leurs-Meschonnic », et j’y découvrais sans cesse de nouvelles questions.

Quand on est complètement « marginal », étranger à toutes les théories, stra-tégies et polémiques intellectuelles de l’époque, quand on se sait « pas fou » carles événements viennent régulièrement confirmer vos idées, on se sent seul (heu-reusement on ne l’est pas dans les autres affaires de la vie), et puis tout à coup…

Le ForomDécouverte fabuleuse, donc. Je m’empressai de lire tout ce que je pouvais

trouver de Meschonnic. Et, comme je le fais toujours, de parler de lui partout, deprêter ses livres, de le citer abondamment dans mes articles, etc.

C’est à la fin des années 80 que Serge Pey, à qui j’en parlais, me dit qu’il leconnaissait bien, en tant que poète (il n’avait pas lu ses ouvrages théoriques) etqu’il le faisait venir parfois à Toulouse. Quelques temps plus tard, me voici, grâceà Serge Pey, face à Meschonnic, au restaurant Garona. Je l’étonnai par la préci-sion des citations de son œuvre, je l’amusai comme on peut l’être par un « fan »studieux. Il me donna son adresse et je commençai à lui écrire pour lui poser desquestions, d’une part à propos de mon travail de musicien-chanteur, d’autre partsur le problème des langues.

Les choses se concrétisent en 1995, avec sa venue au Forom des Langues.Débuts rudes (petit ratage de la rencontre avec Castan : ils s’entendirent sur ceque j’avais vu entre eux de commun, mais aucun des deux ne modifia la pensée del’autre ; ébahissement des militants des langues venus au débat et reproches dedonner la parole à quelqu’un d’ « incompréhensible ») mais encourageants (sortiepar le haut des éternels dialogues de sourds entre « régionalistes » et « table-rasistes »). Puis ce fut le tranquille voyage au long cours, avec des rencontresrégulières au Forom, et des rencontres hors-Forom, nombreuses et insolites(Meschonnic et Régine au premier rang de mes concerts parisiens notamment),une amitié qui s’installe.

Toulouse-CapitaleLe sujet d’Henri n’était pas, quand nous le rencontrâmes, ni la pluralité des

langues de France ni la pluralité des langues du monde. Le pont que nous avonsbâti entre sa pensée et le Forom des langues l’a mené à y réfléchir (tout un travail

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(1) Jeu de massacre sur les idées premières et les derniers clichés est le titre d’une conférence qui s’estdéroulée durant 5h30 à la salle du Sénéchal à Toulouse dans le cadre du Forom des Langues. Cetteconférence a été éditée en DVD et est disponible au Carrefour Culturel Arnaud-Bernard.

(2) La Capitada (traduction : la réussite en occitan) a lieu place du Capitole, la veille du Forom desLangues du Monde de Toulouse. Des centaines de performances ont lieu toute la soirée (un peucomme à la plage) en prenant soin de ne pas se gêner mutuellement (réussite de la convivialité).

antécédent lui en avait donné les meilleurs outils) et il l’a fait avec une force à maconnaissance jamais atteinte. Sa Proposition de Déclaration des Devoirs envers lesLangues et le Langage est difficile : comment en serait-il autrement ? Chaquephrase contient soixante ans de travail acharné et « monomaniaque » où se conju-guent humilité (devant les faits), sagesse (savoir qu’on sera longtemps tenu àl’écart) et ambition (aller au plus loin qu’on peut). Éthique, Poétique, Politique.Pour faire le lien avec ma conférence du GREP sur Toulouse-Capitale, je diraisque, grâce à Meschonnic, Toulouse, pendant 14 ans, a joué ce rôle de capitaleintellectuelle, dans le domaine de la pensée des langues, de la langue, du langage.Et donc dans la pensée de ce qu’est penser.

Au-delà des langues, la pensée du mondeLa pensée de ce qu’est penser. C’est à cela que nous entraîne Meschonnic : le

« Jeu de Massacre des clichés (1) contemporains », de Platon à aujourd’hui (ceuxqui se fabriquent à la « Maternelle Supérieure », comme il appelait l’Université).C’est bien à cela que nous voulions, par ce singulier alipte, être « entraînés » (ausens d’être « tiré vers », mais aussi au sens d’être « exercé ») derrière l’entraîne-ment à penser les langues, dans le Forom.

Passer des langues (problèmes très concrets) à la question du langage, et dulangage (« l’interprétant générale de la société ») à la vie.

C’est dans un exercice complet, comprenant toutes sortes d’épreuves théo-riques (le « sens » des débats) mais aussi éthiques (ce qui se construisait commerapports avec les représentants des langues-cultures, avec les organisateurs),civiques et politiques (pas de hasard si nous faisons nos débats sur la placepublique, au vu et au su de tous, à la merci des interruptions les plus surprenantes,dans un acte majeur de concitoyenneté).

Il faut avoir vu Henri répondre aux questions improbables des gens les plusdivers, dans les rues du quartier Arnaud-Bernard ou sur la place du Capitole. Ilfaut l’avoir vu débattre de poésie avec les slammeurs/hip-hopeurs de laCapitada (2), il faut avoir résolu avec lui des questions pratiques, pour mesurer àquel point la pensée de Meschonnic n’était pas une pensée spéculative mais uneaventure totale de l’homme, à quel point elle échappait, dans les moindres actes, àl’ « hétérogénéité des catégories de la raison ». C’était Socrate avec lequel nousdéambulions, mangions et conversions sur l’Agora du Capitole, et nous partagionsallégrement avec lui les verres de ciguë (le silence organisé sur son œuvre par lesAssis de Paris, New York, Tokyo, etc.)

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ContinuerIl nous faut maintenant essayer, modestement mais avec persévérance, de

continuer cette œuvre qui est un peu la nôtre. Dans la voie tracée de l’universa-lisme critique (je forge cette expression qu’il aurait peut-être « critiquée »), laseule voie intellectuelle, il me semble, souhaitable pour le monde. De nombreuxToulousains nous encouragent, ainsi que d’anciens élèves d’Henri, disséminésdans le monde, qui parlent de l’ « expérience toulousaine ». Les pouvoirs publicsont pris conscience de l’importance de ce qui s’est passé ici, avec leur soutien.Mon souhait est que le GREP et ses habitués viennent, le plus nombreux possi-ble, et avec le plus de vaillance, porter leur pierre à cette « expérience ». J’espère,c’était mon but, leur en avoir donné envie, en leur donnant envie, au plus tôt, delire Meschonnic.

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3. Ce que je dois à Henri Meschonnic

Monique-Lise Cohen,écrivain, auteur de recherches sur le judaïsme

J’ai rencontré Henri Meschonnic à la croisée de mes études de philosophie etdes études juives que je commençais dans un très grand enthousiasme. C’était en1980, je venais de m’associer à un cercle d’études où se trouvaient Benny Lévy,ami et compagnon d’étude de Jean-Paul Sartre, et Charles Mopsik qui devint, lesannées suivantes, le principal traducteur des textes de la cabale en France.

Nous étudiions alors sous la direction d’un cabaliste, Jean Zacklad, queMeschonnic connaissait également et avec qui il travailla par la suite. Je suivaiségalement des cours avec un rabbin à Toulouse, Alain Lévy. C’est cette mêmeannée que je commençais un doctorat avec Gérard Granel qui avait été mon pro-fesseur de philosophie à l’université.

Les événements que je raconte se produisirent au cours des années 1980.Les quelques lectures que je fis alors des textes d’Henri Meschonnic suffirent

à calmer ou à rendre plus mesuré mon enthousiasme religieux. J’entrevoyais à salecture les risques graves encourus par certaines dérives religieuses, ce qu’ilappelle le théologico-politique issu du dualisme du signe, la séparation du signifiéet du signifiant à l’origine de tout pouvoir, et je mesurais, sans en avoir la clé, saparole sur la religion : « ce qui peut arriver de pire au divin ».

Henri Meschonnic fait une distinction que ne fait pas le religieux, que ne fontpas les religieux. Il distingue le sacré, le religieux et le divin. Le sacré est le fusion-nel avec le cosmique, mais aussi l’illusion de la fusion des mots et des choses. Ilcite souvent cette parole d’Emmanuel Lévinas dans Difficile liberté: « La voilàdonc l’éternelle séduction du paganisme, par-delà l’infantilisme de l’idolâtrie,depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde - le judaïsme n’estpeut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés - nous comprenonsmaintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. Le mystère des choses est lasource de toute cruauté à l’égard des hommes.

L’implantation dans un paysage, l’attachement au Lieu, sans lequel l’universdeviendrait insignifiant et existerait à peine, c’est la scission même de l’humanitéen autochtones et étrangers. Et dans cette perspective la technique est moins dan-gereuse que les génies du Lieu… Socrate préférait à la campagne et aux arbres laville où l’on rencontre les hommes. »

Meschonnic définit le sacré comme le mythe de l’union originelle entre lesmots et les choses, entre les hommes et les animaux, entre les hommes et la

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nature. Une union d’avant le langage. C’est, dit-il, dans Un coup de Bible dans laphilosophie, « l’archaïsme premier ». Cet archaïsme est encore et partout présent.Dans la publicité par exemple avec ses artifices de magie. Le sacré est fusionnel,et il annule l’humain et sa liberté. Anti-humaniste, il rend impossible l’éthique etne conçoit pas la « vie humaine ». Au sens où en parlait Spinoza. Non par le biolo-gique seul, mais la force et la vie d’une pensée.

Au début du livre de la Genèse, dans la Bible, le divin est le principe de vie quicrée et constitue toutes les créatures vivantes. Il est encore mêlé au sacré. Puis ils’en détache absolument dans le livre de l’Exode (3,14), lors de l’épisode du buissonardent. Moïse demande à Dieu quel est son nom, et Dieu lui répond par un verbe.

La disparition du sacré crée aussitôt la théologie négative, liée fondamentale-ment à cette séparation entre le sacré et le divin. Le divin est alors la puissancecréatrice de la vie, dans sa transcendance absolue à l’humain. Il est inacceptable,dit Meschonnic, de confondre encore le sacré et le divin. Et le religieux, dit-il, estla captation, l’appropriation, la socialisation et la ritualisation du sacré et du divindans le théologico-politique, et à son profit. Cette captation est éminemmentgrave et dangereuse parce qu’au nom du divin, le théologico-politique devient unculte de la mort, et la religion extrêmement dangereuse. Le religieux est le théolo-gico-politique.

Comment nous sortir de ces dangers qui sont ceux des pouvoirs politiquesinquisitoriaux et dictatoriaux?

Meschonnic nous enseigne que le dualisme du signe est à la source de toutpouvoir dictatorial. Selon l’optique dualiste, les livres ne doivent pas être lus selonune inspiration de type prophétique qui ouvre à l’écriture de nouveaux textes,mais à travers une grille conceptuelle.

Par exemple la lecture de la Bible par Philon d’Alexandrie est une lecturedans le dualisme. Là où le récit biblique parle d’Abraham, Philon invite à enten-dre « forme », et là où il est question de Sarah, Philon parle de « matière ». Lerécit s’efface, il ne reste qu’un squelette conceptuel sur lequel des pouvoirs poli-tiques marqueront leur empreinte et leur dictat. Si vous vous aventurez à lirelibrement la Bible, alors le pouvoir inquisitorial religieux lié à l’État vous ferapasser en procès, et si vous persistez dans votre lecture libre, vous serez traînédevant le bourreau des corps.

L’histoire des traductions de la Bible a marqué l’histoire du pouvoir enOccident. Il ne s’agit pas que de la Bible dans l’histoire du signe, mais de tous lesautres pouvoirs qui ont imposé leur mode autoritaire de lecture des livres et faitbrûler les autres. Et puis cette histoire de brûler les livres n’a pas marqué que lesseuls excès de pouvoir en Occident. Dans le reste du monde aussi. Nous ensommes toujours les témoins aujourd’hui.

Car la lecture libre - en hébreu, on ne parle pas d’écriture sainte, mais de lec-ture sainte - rend possible et enfante de nouveaux écrits. C’est ce qu’on entend

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dans la tradition juive par « torah écrite » et « torah orale ». La torah écrite, c’est-à-dire le Pentateuque, porte le nom de « lecture sainte » ; et cette lecture rendpossible (c’est cela la prophétie) de nouveaux textes (talmuds, cabales, etc.) quel’on appelle « torah orale ».

Ainsi l’écrit et l’oral ne se disent pas comme dans le Cratyle de Platon. L’oraln’est pas le parler, mais le livre qui est à venir, paraphrasant ainsi MauriceBlanchot.

Le sens n’est pas garanti par des polices spirituelles et séculières, mais il estdevant. Dans un nouveau livre. Benny Lévy parlait de la valeur séminale de la let-tre. C’est cela la prophétie. Aucune inquisition ne vient oblitérer le livre à venir.

Comment sortir de la prison spirituelle et séculière du dualisme?Meschonnic parle de la radicalité du sujet, celui qu’il nomme comme sujet du

poème. L’écriture poétique qu’il décrit comme une écriture ordinaire, quoti-dienne, est de la dimension de la parole prophétique. La parole prophétique, queMeschonnic définit comme une « praxis aveugle », n’annonce rien car elle n’estprécisément pas un discours de voyant, mais elle ouvre l’avenir lorsque toutparaît impossible. Victor Hugo établissait ce lien entre poésie et prophétie, et ilvoulait que les poètes n’aient pas peur d’être des prophètes.

Cet engagement éthique se fait dans l’écriture. Je voudrais raconter ici, enregard de ces problèmes, l’épreuve que fut l’écriture de mon doctorat que je fissous la direction d’Henri Meschonnic.

J’avais commencé une thèse avec Gérard Granel qui appréciait alors marecherche. Mais ayant été malade, il accepta de transmettre ce travail à HenriMeschonnic qu’il connaissait déjà pour avoir publié, aux éditions T.E.R., LeDictionnaire raisonné des onomatopées françaises, précédé de « La nature dans lavoix » d’Henri Meschonnic. Un autre livre était en préparation pour l’année1985 : Les tours de Babel : essais sur la traduction.

J’avais déjà rencontré Henri Meschonnic grâce à Serge Pey. Et ces deuxrecommandations, celle de G. Granel et de S. Pey, avaient suffi pour que, en touteamitié, en toute confiance, Meschonnic acceptât mon travail.

C’était au début de l’année 1985, il m’avait donné rendez-vous au café deCluny à Paris. Il fut très sec et évasif. Il n’appréciait pas du tout. Après quelquesremarques sur des fautes d’orthographe, de style et des références inexactes ouincomplètes, sur un mélange trouble entre écriture poétique et écriture théorique,il conclut ainsi : « Je ne suis pas le guide d’une égarée ». Puis il ajouta : « Je vousfais mal, n’est-ce pas ? ». Patiente, je secouais la tête. Pour dire non. Il ajoutaencore : « Vous aurez mal ! ». Puis il partit sans un mot de plus.

J’étais réellement égarée, mais j’avais du temps puisque ma profession debibliothécaire ne m’enchaînait pas à l’obtention d’un doctorat. Je pris un peu detemps, et je lui proposais un nouveau travail, en juillet 1985. Au lieu des 150 pagesdactylographiées, il n’y avait que 15 petites pages écrites à la main. Il trouva trèsbien.

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Et tout le temps de cette recherche, il donna son agrément. Une seule fois il fitune remarque, m’invitant à chercher du côté de la différence entre antijudaïsmechrétien et l’antisémitisme. C’est dans cette recherche que se déclara pour moi laquestion centrale qui fut celle du « cœur ».

J’ai entendu quelqu’un traiter Henri Meschonnic de « serial killer ». C’est vraique j’avais été vivement secouée par sa critique. Après qu’il m’eut annoncé :« Vous aurez mal ! » cette même nuit, je reçus comme un coup de couteau dans ledos. J’avais cependant intégré ses critiques au-delà de ce que je pouvais en com-prendre.

Après je ne connus que sa bonté.En 1989, nous choisîmes le titre de la thèse : « Le thème de l’émancipation des

Juifs : archéologie de l’antisémitisme ». Il fallait alors déterminer un jury pour lasoutenance. Nous pensâmes bien sûr à Gérard Granel. Mais il refusa, il n’appré-ciait pas ce nouveau travail.

Il est vrai aussi qu’entre temps Meschonnic écrivait Le langage Heidegger qu’ilpublia l’année suivante aux PUF, et qu’il avait fait connaître sa réflexion àGranel. Mais je ne savais pas si c’était la raison essentielle de son refus. Cela estresté comme un mystère pour moi,

Jusqu’à aujourd’hui.Car j’avais le sentiment d’avoir écrit deux fois la même chose. Je ne pouvais

réconcilier ou rassembler mon professeur de philosophie et mon directeur dethèse. J’en aurais peut-être été trop heureuse.

Aujourd’hui, j’ai compris, dans un dialogue avec Elizabeth Rigal, au fil del’amitié qui nous lie depuis longtemps déjà. Oui, il y avait eu une querelle redou-table entre Granel et Meschonnic à propos de Heidegger. Le refus de Granel àmon égard venait de là.

Et puis nous avons parlé, elle et moi, du dialogue entre eux deux, commencéet inachevé. Un dialogue qui reste comme une promesse.

Je commençai, après la soutenance de la thèse, un long chemin aride et soli-taire, jusqu’à ce que ce travail soit publié grâce à la lecture et aux soins attentifsde Jordi Blanc, aux éditions Vent Terral, en 1992, sous ce titre : Les Juifs ont-ils ducœur ? Discours révolutionnaire et antisémitisme. Précédé d’un texte d’HenriMeschonnic : « Entre nature et histoire: les Juifs ». Texte qu’il republia, dix ans plustard, selon son contrat moral avec l’éditeur de Vent Terral, dans L’utopie du juifaux éditions Desclée de Brouwer.

Cette recherche est une critique de la « religion du cœur » à l’époque de laphilosophie des Lumières, où j’avais vu la naissance de l’antisémitisme à la diffé-rence de l’ancien antijudaïsme de l’Église. Ayant bien suivi l’invitation deMeschonnic à chercher du côté de la distinction entre antijudaïsme et antisémi-tisme. Non pas que la philosophie des Lumières soit intrinsèquement antisémite,mais j’avais lu dans l’apologie de cette « religion du cœur » appelée aussi « reli-

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gion rationnelle » ou « religion naturelle », dans les textes de Rousseau, Diderotet Kant, un refus de toute écriture au nom d’une prétendue fusion transparente etsentimentale avec le divin. En dehors de toute langue et de toute écriture. LesJuifs devenaient alors, dans le texte des Lumières, l’anti-modèle d’une humanitéheureuse c’est-à-dire délivrée de l’écriture.

Cette recherche correspondait à celle d’Henri Meschonnic. Et il était trèscontent de ce travail. Mais, comme je vous l’ai dit, je n’avais pas réussi à rassem-bler Gérard Granel et Henri Meschonnic autour de cette problématique.Pourtant si cette fusion au lieu du cœur que je dénonçais avait des aspects dusacré, cela les réunissait dans leur critique commune. Granel avait pris ses dis-tances avec les aspects du sacré dans le second Heidegger. Comme Lévinas. Ettoute l’œuvre de Meschonnic retentissait du rejet du sacré.

J’avais suivi par une voie originale cette maladie qui n’est pas seulement occi-dentale, et qui voulait la mort des livres, des langues et de l’écriture, au nom de latransparence absolue. Jacques Derrida en parlait dans ses premières œuvres,comme La pharmacie de Platon ou De la grammatologie. Meschonnic la voyaitdans le dualisme mortel du signe. Je la rencontrais sur ce chemin du cœur préco-nisé par les Lumières qui associaient dans un même rejet les Juifs et l’écriture.Sombre écran à la divinité limpide que l’on aurait pu trouver au fond de soncœur. Les Juifs étant alors assimilés à l’hypocrisie et à la mauvaise foi consubstan-tielles à l’écriture. La bonne foi, pour les écrivains des Lumières, serait le mouve-ment du cœur, en dehors de tout texte, de toute langue, de toute écriture.

Les Juifs étaient devenus alors l’anti-modèle de l’humanité parce qu’ils écri-vent tout le temps des livres et des commentaires, en glose, à l’infini. De là àconcevoir leur disparition, le pas allait bientôt être franchi. Ce que l’Église n’avaitpas fait, puisque les Juifs restaient pour elle les porteurs du texte biblique initial.Par contre les Lumières, ou plus exactement cet aspect particulier des Lumièresappelé « religion du cœur », ne voulaient plus de livre ni de porteur du livre.

Il est important cependant de dire que la philosophie des Lumières est defaçon générale plus grande et plus généreuse. Mais il y avait cet aspect que jedécouvrais dans un profond étonnement. La suppression du caractère juif de l’hu-manité, au nom du cœur, parce que les Juifs écrivent des livres.

J’ai continué les études des textes de la tradition juive avec le pressentimentdu risque du théologico-politique et du réalisme qui est, selon les termes deMeschonnic, le contraire d’une « vie humaine ». Meschonnic évoque et actualiseune ancienne querelle médiévale autour du réalisme et du nominalisme. Le nomi-nalisme considère que le monde réside dans le langage alors que le réalismeinsiste sur l’autonomie du monde. Au début condamnées par l’Église qui y voyaitune atteinte à La Trinité, les thèses nominalistes, après les échecs des doctrinesmatérialistes, semblent aujourd’hui prendre un essor, en redécouvrant et en affir-mant la fonction première du langage dans la nomination et le dévoilement desmondes humains.

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Le point de vue réaliste qu’il dénonce, suppose un lien de nature, un lien réel,entre le mot et ce dont il parle. Du point de vue réaliste, écrit Henri Meschonnic,l’humanité existe et les êtres humains ne sont que des fragments de la totalité. Lepoint de vue réaliste est celui des régimes totalitaires. Par contre, du point de vuenominaliste, seulement et uniquement les individus existent. Si l’humanité est laréalité, selon la thèse réaliste, les conséquences éthiques et politiques sont néces-sairement graves. Ce sera, dit Meschonnic, une uniformisation.

Quelles seraient les implications de la notion nominaliste d’humanité ? Lecaractère de cette utopie, à la différence des utopies totalitaires, est « qu’ellecontient une nécessité interne, logique, éthique et politique. Cette nécessité en faitquelque chose comme une prophétie… au sens d’un refus des pouvoirs enplace… En quoi une représentation nominaliste de l’humanité implique un com-bat. » Le nominalisme, enseigne encore Meschonnic, rend seul possible le « sujetd’un poème », c’est-à-dire la transformation d’une forme de vie par une forme delangage et la transformation d’une forme de langage par une forme de vie.L’écriture dans ce contexte est un acte éthique. A l’instar du poème, elle est unenjeu du sujet. C’est donc « un universel ». Meschonnic nous apprend donc à pen-ser la singularité du sujet avec l’universel. Un universel non pas englobant, maispeut-être par rayonnement, ainsi qu’Emmanuel Lévinas en parlait.

Meschonnic citait souvent la notion de « vie humaine » selon Spinoza qui icifait allusion à l’œuvre posthume d’Uriel Da Costa : « Exemplar humanae vitae »(Exemple d’une vie humaine). Excommunié comme l’avait été Spinoza, il s’étaitsuicidé. Ainsi, écrit-il, dans sa conférence de 2003, « L’humanité, c’est de penserlibre », qu’il fit pour la Bibliothèque de Toulouse, lors du Colloque Qu’est-ce quel’humanité? : « L’alliance de mots « une vie humaine » fait allusion par là au com-bat d’idées que porte l’ensemble de ces deux mots, et une allusion à la persécu-tion religieuse dont il (Spinoza) avait été l’objet. C’est-à-dire l’exemple même del’implication qu’une vie humaine, définie par la « vraie vertu » (vertu au sens deforce) « et la vie de l’esprit » fait un tout. Et seulement ainsi. Sinon, c’est une vieau sens animal. La notion de « vie humaine » inclut par là même de l’anti-théolo-gique. Elle est déjà elle-même une protestation autant qu’une postulation. Ellen’est pas donnée. Elle est à conquérir. Et comme il y a nécessairement une histori-cité de la pensée, sans quoi il n’y a pas la « vie de l’esprit », et j’appelle historicitépas seulement la situation historique, mais l’activité d’une invention qui continued’être active sur la pensée, donc sur la vie, je pose qu’une vie humaine consistedans la réalisation de sa propre historicité. Dans la reconnaissance de cette histo-ricité. Je veux dire le travail indéfiniment à poursuivre pour la reconnaître. »

Meschonnic dit alors que ce travail passe nécessairement par une pensée dulangage sans laquelle il n’est pas possible de travailler à cette reconnaissance. Etc’est alors que nous rencontrons Spinoza d’une autre manière que la mythologiehabituelle à travers laquelle on le voit comme un hyper rationaliste, ce qui le rendtout à fait illisible, et également comme une victime innocente, excommuniée parles méchants rabbins juifs d’Amsterdam. Sorte de réédition du procès du Christ.

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Car Meschonnic lit Spinoza en latin, comme un « Poème de la pensée » selonle titre de son livre très extraordinaire publié chez Maisonneuve et Larose, en2002. Toute l’œuvre de Spinoza est fondée sur cette identité du « concept » et de« l’affect », que l’on peut, que l’on doit penser en hébreu et à partir de l’hébreu.Comme l’on parle de connaissance « au sens biblique », ce que dit l’hébreu :« daat ». Rappelons que Spinoza était hébraïsant et qu’il avait écrit un Abrégé degrammaire hébraïque.

Meschonnic nous apprend à lire Spinoza dans le rythme ou la signifiance deson écriture latine, ponctuée dans la cinquième partie de L’Ethique, par le mot« igitur » : « donc » qui entre « en consonance avec des passifs dans un entourimmédiat ». Ces échos ont un effet important de signifiance. Igitur, un « mot-valeur du système », dit Meschonnic, « un mot poétique ». Ce qui fait aussi penserà un poème de Mallarmé.

Ici, je voudrais revenir vers les vives critiques qu’il m’adressa pour mon pre-mier essai de thèse. Il me reprochait de mélanger écriture poétique et écriturethéorique. La première compréhension de cette critique, je la faisais encore à l’in-térieur du dualisme du signe. La théorie serait du côté du signifié et la poésie ducôté du signifiant. Mais comment comprendre cette invitation à séparer les écri-tures, en dehors du dualisme du signe?

Meschonnic refuse la distinction de la poésie et de la prose issue du dualismedu signe. Mais j’étais à l’époque embarrassée dans ces conceptions dualistes, etcela apparaissait dans le mélange des écritures. La poésie venait comme une sortede poétisation là où l’écriture théorique n’avançait pas vers son inconnu. Il avaitimmédiatement su le déceler.

J’appris plus tard que l’on peut parler du « poème de la pensée » à propos desœuvres théoriques de Spinoza, et que cela ne relève pas de la distinction entre lapoésie et la prose. Ni de leur mélange.

J’appris encore que si la poésie et l’écriture théorique sont distinctes, elles par-ticipent cependant de cette même aventure que Meschonnic nomme ainsi : « Onécrit ce que l’on ne sait pas ». Autrement ce n’est pas de l’écriture, mais un moded’emploi, la langue du dictionnaire.

Où avait-il trouvé la ressource de cette connaissance du rythme de l’écriture?C’est dans sa lecture et sa pratique de la traduction de la Bible qui fait de lui,aujourd’hui, le plus grand traducteur de ce texte, en dehors des catégories dua-listes qui en ont oblitéré la lecture.

Comment lire la Bible?La Bible est écrite dans sa version « massorétique », celle des Massorètes, illus-

tres scribes et grammairiens de l’époque du VIe au IXe siècles de l’ère commune,avec des te'amim, c’est à dire des accents conjonctifs et disjonctifs, sur lesquelsinsistaient des commentateurs traditionnels comme Jehouda Halévi et Ibn Ezra,

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et qui font sortir littéralement la Bible des logiques dualistes. Le texte est ainsicantillé dans toute la tradition liturgique juive. Mais cela n’apparaît dans aucunetraduction, sauf dans celle d’Henri Meschonnic.

Cette cantillation est le rythme ou la signifiance du texte qui n’appartient plusalors à la logique du signe, mais s’ouvre, selon les termes de Meschonnic, commeune désacralisation et historicisation du divin. Tout le chemin est celui d’une désa-cralisation qu’il développe dans L’utopie du Juif et dans Un coup de Bible dans laphilosophie.

En Exode 3,14, lorsque Moïse demande à Dieu son nom, Il lui répond par unverbe : « éhié -- acher éhié », c’est-à-dire : « Je serai -- que je serai ». Le verbe est icià l’inaccompli et non pas au présent. Ce n’est pas, comme a traduit saint Jérôme,« ego sum qui sum », « Je suis qui je suis », ou « ce que je suis », ou encore dansd’autres traductions « l’être suprême ». Dieu n’est ni philosophe ni théologien. Ilne fait pas une ontologie ni une onto-théologie. Meschonnic insiste sur le futurparce que c’est une promesse. Ceci dans la suite du verset 12. Et il dit que l’inac-compli est l’aspect de ce qui n’a pas de fin, dans le temps. C’est une promesseindéfinie. Meschonnic écrit que c’est le divin, comme puissance créatrice de vieséparée du sacré qui ouvre l’infini de l’histoire, infiniment : « C’est le divin qui faitl’historicisation radicale de l’histoire, et du sens. De l’histoire comme sens, du senscomme histoire. »

Citant Yeshayahou Leibowitz, un grand penseur juif contemporain,Meschonnic dit qu’il n’y a pas de messianisme. Puisque le messianisme implique-rait la fin de l’histoire.

Cela est rendu possible, pensable, en Exode 3,14. Il est donc question d’histo-ricisation du divin. La première historicisation est la réponse de Dieu sous formed’un verbe : « Je serai ». La seconde historicisation se trouve dans la deuxièmepartie de la réponse : « que je serai », séparée du début par un accent disjonctif.Cela indique la promesse d’une venue à venir. L’infinitisation du sens.

La troisième historicisation du divin aurait lieu dans L’Ethique de Spinoza, làoù le divin n’est plus compris avec la religion, là où l’athéisme n’est plus comprisavec la mort de Dieu. Il écrit : « Une intégration maximale de l’infini à la pensée.En même temps que de l’éthique à la pensée, et que l’intégration maximale del’affect et du concept l’un à l’autre. Cette double intégration réciproque fait lapoétique du divin, et la poétique de l’affect. »

La quatrième historicisation qu’il cite toujours dans L’utopie du Juif est lasienne : « Celle que je fais ici par la reconnaissance des trois premières et leurenchaînement. Parce qu’elle se fait dans le rythme comme organisation générali-sée de la pensée, dans la prosodie comme pensée et la pensée comme prosodie,dans l’invention d’une subjectivation étendue à tout un système de discours quifait qu’elle est son historicité radicale. C’est-à-dire l’expérience de pensée quiconsiste à penser le maximum du corps dans le langage comme maximum de lapensée. Le continu de ce qu’un corps fait au langage. »

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Je ne sais pas si je l’ai compris, mais je n’ai pas cessé de le lire. Comme uneinterrogation permanente, une exigence absolue pour le développement du dis-cours contre la langue. L’historicisation du divin, c’est la désacralisation et le nonreligieux. Et je me souviens qu’il écrivait - mais où? - que la désacralisation, dansla Bible et dans la torah orale, se poursuit dans le Cantique des cantiques et dansle Talmud.

Et je voulais parler avec lui. J’avais essayé. Plusieurs fois. Je voulais lui direqu’être juif - au sens talmudique - ce n’est pas avoir une religion. C’est une exis-tence juridique et non pas ritualisée. Qui permet alors l’infini du sens. Comme lesHébreux avaient dit au Sinaï : « Nous ferons et nous comprendrons », en dehorsdes catégories de la philosophie politique ou de la religion qui identifient la pra-tique et la théorie, dans la transparence, sous l’œil inquisitorial des polices de l’es-prit.

La compréhension que nommèrent les Hébreux va au-delà du faire, elle estinfinie ; c’est elle la « torah orale », l’écriture de nouveaux livres.

Je voulais le lui dire, j’ai essayé. Et je crois, toujours aujourd’hui, que c’est luiqui me l’a enseigné.

Henri Meschonnic a traduit :

Les Cinq rouleaux : Le Chant des chants, Ruth, Comme ou les Lamentations,Paroles du Sage, Esther. Gallimard, 1970

Jona et le signifiant errant. Gallimard, 1981

Gloires. Traduction des psaumes. Desclée de Brouwer, 2001

Au commencement. Traduction de la Genèse. Desclée de Brouwer, 2002

Les noms. Traduction de l’Exode. Desclée de Brouwer, 2003

Et il a appelé. Traduction du Lévitique. Desclée de Brouwer, 2005

Dans le désert. Traduction du livre des Nombres. Desclée de Brouwer, 2008

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4. Henri MESCHONNIC, un théoriciendu langage intempestif

Par Élisabeth RIGALChercheur au CNRS, Philosophe, directrice littéraire des Éditions T.E.R

Dans le cadre de l’hommage que le GREP rend à Henri Meschonnic, je n’in-terviendrai que ponctuellement, non seulement parce que je ne connais pas defaçon suffisamment précise les différents aspects du vaste chantier qui était lesien, mais aussi parce que j’ai quelques réserves sur certaines des polémiques qu’ila engagées avec un certain nombre de philosophes et de poètes. Et j’interviendraià la fois comme philosophe que ses travaux sur Wittgenstein ont conduite à tra-vailler sur les questions de philosophie et de théorie du langage, et comme direc-trice littéraire des Éditions T.E.R.

Les Éditions T.E.R., que Gérard Granel a dirigées jusqu’à sa disparition, onten effet collaboré à deux reprises, il y a quelque 25 ans, avec Henri Meschonnic.D’une part, en 1984, elles ont réédité, à sa suggestion, le Dictionnaire raisonné desonomatopées de la langue française que Charles Nodier avait publié en 1808, etdont la dernière édition remontait à 1828 (!) - publication que Meschonnic aaccompagnée d’une longue étude d’une centaine de pages, intitulée « La naturedans la voix ». D’autre part, et toujours à la suggestion de Meschonnic, les Édi-tions T.E.R. ont publié en 1985 un ouvrage collectif intitulé Les tours de Babel.Celui-ci s’ouvre par une nouvelle traduction du fameux passage de la Genèse surBabel (XI, 1-9) co-signée par Henri Meschonnic et Régine Blaig, et il comporteégalement une étude de Meschonnic intitulée : « Poétique d’un texte de philosopheet de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire ».

C’est donc principalement en m’appuyant sur sa contribution à ces deuxvolumes que je me propose de saluer son œuvre, en tentant de déterminer ce queje crois être les traits les plus saillants de sa contribution à la théorie du langage.

Les auteurs retenus par Meschonnic pour ces deux études quasi contempo-raines sont en réalité des figures antagoniques : Charles Nodier est convaincu del’universalité du langage, Wilhelm von Humboldt en revanche prête au langageune historicité radicale.

Meschonnic les présente tous deux comme des « philologues », mais commedes philologues en des sens totalement différents. Pour Nodier, la philologie est niplus ni moins « l’amour des lettres », et les étymologies le plus souvent fantaisistesqu’il propose dans son Dictionnaire n’ont aucun support historique ; elles sont ani-mées par la rêverie, et non par les exigences scientifiques de la philologie qui se

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(3) Charles Nodier, Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, précédé de HenriMeschonnic, « La nature dans la voix », Mauvezin, T.E.R., 1984, p. 14.(4) Cf. Henri Meschonnic, Des mots et des mondes, Paris, Hatier, 1991, p. 32.(5) Cf. Dictionnaire raisonné des onomatopées françaises, Meschonnic, p. 23, et Nodier, p. 237.(6) Nodier est néanmoins, note Meschonnic (cf. Des mots et des mondes, p. 31), l’un des premiersà avoir employé le terme même de « linguistique ».(7) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit, p. 25 ; et Des mots et des mondes, p. 31 sq.(8) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit, p. 31.(9) Cf. Nodier, Notions élémentaires de linguistique, cité par Meschonnic, Des mots et des mondes,p. 40.

constituera comme discipline en Allemagne dans des années 1830 - notammentsous l’impulsion des travaux de Humboldt sur les langues non indo-européennes.

Nodier, explique-t-il, a pour ambition de faire entrer le langage dans la nature.Il conçoit l’onomatopée comme la source unique de toutes les langues et en faitun principe mimétique universel, quasi-cosmique. En quoi il se méprend entière-ment, puisque Humboldt a mis définitivement un terme au mythe de la langueuniverselle, en même temps qu’à celui de l’origine.

Mais alors pourquoi Meschonnic a-t-il tenu à sortir de l’oubli le Dictionnairedes onomatopées? Et que veut-il dire exactement, lorsqu’il affirme que ce textequ’« on pourrait prendre pour une impasse, une fin de XVIIIe siècle, à laquelletoute la science des XIXe et XXe siècles ont tourné le dos, en réalité ne nous a pasquittés (3) »?

À cette question, « La nature dans la voix » apporte trois éléments de réponsequi concourent à montrer que l’onomatopée, reléguée dans la « basse-cour » dulangage (4) par la philologie comparatiste, puis par le structuralisme, est partie pre-nante de toute théorie du langage, et que Nodier s’est certes mépris en présumantqu’un mimétisme universel présiderait à la formation des langues et que l’onoma-topée serait analysable en termes d’harmonie imitative, mais qu’il a néanmoins euparfaitement raison de lier la question du langage à celle de l’onomatopée. S’ilimporte de relire aujourd’hui le Dictionnaire, c’est en effet parce que son objectifest, du propre aveu de Nodier, de « prouver qu’aucune expression n’a été forméesans motif (5) ».

Bien qu’il ne puisse être lui-même considéré comme un linguiste au sens pro-pre (6), Nodier explique en 1834, dans ses Notions élémentaires de linguistique,que la linguistique n’est pas la « science universelle du langage », mais l’« histoirede la parole et de l’écriture (7) » - thèse qu’illustre parfaitement son Dictionnaire.Dans le cadre de sa lutte contre le « centralisme linguistique » et de sa défensedes patois, Nodier montre que toute langue a de « profondes racines dans le génied’un peuple (8) », et que « l’alphabet, la grammaire et le dictionnaire sont l’expres-sion complète du monde social (9) ». Sur ce point précis, il rejoint donc, par-delà ledifférend qui les sépare, Humboldt.

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(10) Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1974, p. 24, cité parMeschonnic, « La nature dans la voix », in op. cit., p. 35.(11) Cité par Meschonnic, Des mots et des mondes, p. 9. Cette thèse humboldtienne manifeste ceque l’étude 1985 nomme « l’implication réciproque entre événement et système » qui est à la basede la théorie poétique de la traduction élaborée par Meschonnic, cf. « Poétique d’un texte de philo-sophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivain de l’histoire », in Les tours deBabel, Mauvezin, T.E.R., 1985, p. 222.

C’est dire qu’en dernière analyse, une sorte de paradoxe traverse leDictionnaire des onomatopées, et c’est ce paradoxe qui, selon Meschonnic, nousdonne aujourd’hui encore à penser.

Car, d’un côté, le naturalisme de Nodier - sa volonté de repousser la naturehors langage - est une impasse ; son projet d’exhumer un langage universel (nonalgébrique, mais naturel) et sa tentative d’aller chercher la motivation dans lanature même ne sont pas recevables ; et il n’en va pas autrement de l’idée de« peuple-nature », en référence à laquelle il pense le génie de la langue. Toutes cesthèses ont en effet été invalidées dès le XIXe siècle par les travaux de Humboldtsur le langage et l’histoire, puis au XXe siècle par le chantier ouvert par Saussurequi montre qu’on ne saurait trouver le fonctionnement du langage dans l’origineoù Nodier le croyait enfoui, car « en matière de langage, le problème des originesne diffère [pas] de celui des conditions permanentes (10) ». Ces trois thèses erro-nées témoignent donc de ce que le regard porté par Nodier sur le langage restecelui d’un bibliomane érudit du XVIIIe siècle, qui n’est pas parvenu à comprendreque c’est le langage qui nous fait nature, et non l’inverse, et que notre nature esthistoire de part en part.

Mais, de l’autre côté, Nodier reconnaît très clairement dans la motivation laquestion centrale et incontournable de toute enquête sur le langage, et il montreen outre que c’est dans le discours, et non dans la langue, que la motivation prendracine. Là est précisément la réserve d’avenir de son Dictionnaire, qui nous aide àtoucher du doigt l’objectivisme abstrait et le scientisme étriqué dont souffrent lesthéories du langage qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Que l’auteur decontes fantastiques soit aussi celui d’un Dictionnaire des onomatopées où l’onretrouve toute la fraîcheur des contes et qui met la lexicographie en résonanceavec le fantastique est en effet l’indice de ce qu’aucune théorie du langage consé-quente ne peut légitimement faire l’économie de la littérature et de la poésie.

Quant à Humboldt, il est l’une des figures tutélaires des recherches deMeschonnic en théorie du langage. On ne s’étonnera donc pas de voir ce dernier,dans « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur latâche de l’écrivain de l’histoire », d’abord saluer la stratégie « anti-philoso-phique » - c’est-à-dire « anti-téléologique » et « anti-rhétorique » - qu’induit lathèse cardinale de Humboldt selon laquelle « il n’y a de langue que dans le dis-cours lié, grammaire et dictionnaire p[o]uv[a]nt à peine se comparer à son sque-lette mort (11) », puis montrer que la vision dynamique et continuiste du langagequi est celle de Humboldt remet en cause, bien avant Saussure, le partage lexique-

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(12) Cf. Des mots et des mondes, p. 112.(13) L’expression est de Roman Jakobson.

morphologie-syntaxe, et qu’elle interdit de concevoir le langage comme une chosemomifiée dont le matériau de base serait le « mot-sens » et d’ordonner la tâchedu traducteur à la restitution du seul sens.

C’est dire que Meschonnic crédite Humboldt d’avoir établi le primat du dis-cours sur la langue et fondé sa théorie du langage sur trois axiomes qui sont lessuivants :

C’est la langue qui est motivée par le discours, et non l’inverse ;Le sens et la valeur passent autant par la prosodie que par le lexique ;Le seul ancrage possible pour une théorie conséquente du langage est lapoétique du discours, et non la rhétorique de la langue.

Et, dans son interprétation de l’articulé général des questions de Humboldt,Meschonnic insiste plus particulièrement sur le fait que ses recherches conjointessur le langage et l’histoire suggèrent non seulement que la philologie et la linguis-tique théorique forment un seul et même corps, mais aussi que la théorie du lan-gage se doit de jouer la valeur d’emploi contre l’étymologisme - aussi bien contreles étymologies fantaisistes à la Nodier que contre celles du comparatisme scienti-fique.

Selon lui, c’est donc la détermination de la valeur par l’emploi qui permet deplacer sous son vrai jour la thèse humboldtienne de l’historicité radicale du lan-gage et de la dissocier de toute forme d’historicisme; et c’est également elle qui apermis à Humboldt de déterminer les hommes comme des êtres indissolublementlangagiers et historiques et de poser les jalons d’une anthropologie située à lacroisée de la théorie du langage et de la théorie de l’histoire.

Aussi est-ce au nom des enseignements Humboldt que Meschonnic entre-prend de mettre en échec les linguistiques structurales et génératives contempo-raines - c’est-à-dire de récuser toute interprétation de la différence lexi que- grammaire, langue-parole, diachronie-synchronie en termes de relation d’exclu-sion et de dénoncer les confusions dont ces linguistiques se nourrissent - au pre-mier chef, l’assimilation de l’arbitraire à la convention, et celle du système à lastructure.

Or Meschonnic est par ailleurs convaincu que le structuralisme a imposé unevulgate qui travestit Saussure, non seulement parce qu’elle ne retient du Cours delinguistique générale que le jeu d’échecs (c’est-à-dire les composantes forma-listes), et non le « fleuve de la langue (12) », mais encore parce qu’elle présumequ’il y aurait, entre le Cours et les Cahiers d’anagrammes, une « contradiction fla-grante (13) » qui exigerait que l’on oppose purement et simplement Saussure àHumboldt. Aussi entreprend-il de relire Saussure tout autrement qu’il ne l’avaitgénéralement été, afin de montrer que, dès lors qu’il n’est plus lu « selon la modestructuraliste, ni selon les diverses stratégies […] qui ramènent l’arbitraire au

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(14) « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivainde l’histoire », in op. cit., p. 215. (C’est moi qui souligne.)(15) Il faut en effet se souvenir que, pour définir la linguistique comme la science de la langue, leCours de linguistique générale sépare la langue de la parole, et détermine la première comme « cequi est social » et « essentiel », et la seconde comme « ce qui est individuel » et « accessoire », cf. op.cit., p. 30.(16) Cf. « La nature dans la voix », in op. cit., p. 45, en référence au Cours de linguistique générale, p. 185.(17) Cf. ibid., p. 45, note 23(18) Des mots et des mondes, p. 112.(19) La ré-ouverture de la question du « cratylisme » est l’un des enjeux centraux des réflexions deMeschonnic dans « La nature dans la voix ». Voir plus particulièrement, in op. cit., p. 64-104.

conventionnalisme », mais qu’il est « lu philologiquement », « Saussure est encontinuité avec Humboldt pour une pensée de la valeur, du fonctionnement (quipasse par le sujet parlant), et de l’historicité radicale (14) ».

Certes, Meschonnic n’ignore pas que Saussure ne s’est jamais lui-même vérita-blement expliqué sur le « passage à la parole (15) », mais il est néanmoinsconvaincu que le Cours de linguistique générale indique la nécessité de ce passage,étant donné que, d’une part, il joue le « mot-valeur » contre le « mot-sens », etque, d’autre part, il conçoit l’arbitraire et la motivation comme « deux tensionsinséparables (16) ».

Et, selon lui, ce double geste du Cours témoigne de ce que le « vrai » Saussuren’est pas un penseur de la langue comme structure - ce qui est la thèse de la vul-gate -, mais un penseur de la langue comme système, qui se refuse à réduire l’his-toricité et la subjectivité des faits de langue, et qui, loin de jouer l’arbitraire contrela motivation, comme le présume Jakobson, vise au contraire à établir que toutethéorie du langage doit tenir ensemble arbitraire et motivation.

À ses yeux par conséquent, le « radicalement arbitraire » saussurien (que lespremiers éditeurs du Cours de linguistique générale ont malencontreusementtransformé en « arbitraire » tout court (17) dit l’historicité radicale du langage, etdonc aussi l’impossibilité d’isoler le synchronique du diachronique (18) - la néces-sité de reconnaître que « toute synchronie porte en elle les germes de son destindiachronique ». Et si Jakobson (et d’une façon plus générale le structuralisme) apu croire que la motivation était opposable à Saussure, ce n’est que parce qu’il alui-même rabattu l’arbitraire sur la convention et le hasard et que, du fait mêmede cette confusion, il a déshistoricisé tout ce qu’il y avait de proprement histo-rique chez Saussure. Or, il s’est ainsi rendu coupable d’une erreur analogue à celledes lecteurs du Cratyle qui ont confondu la question du nomos (usage, coutume) -question qui implique celle de l’historicité et est, selon Meschonnic, la questionconductrice de ce texte proto-fondateur - avec la question de la thesis (conven-tion), et qui ont présumé, en transformant Socrate en simple porte parole deCratyle, que le Cratyle jouerait sur l’antithèse physis (nature)/thesis, alors mêmeque son objectif est de destituer la conception de la langue comme nomenclatureet d’explorer l’opposition physis-nomos (19).

Aussi, selon Meschonnic, le véritable héritier de Saussure n’est pas Jakobson,mais Benvéniste. Car ce dernier, bien qu’il parle de structure (notion dont il

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(20) Voir Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 92.(21) Des mots et des mondes, p. 12.(22) Ibid., p. 276.(23) Problèmes de linguistique générale, p. 31, cité par Meschonnic, Des mots et des mondes, p. 276.(24) Cité in « La nature dans la voix », in op. cit., p. 45. (C’est moi qui souligne.)(25) Cf. Des mots et des mondes, p. 84(26) Ibid., p. 284.(27) Or la question du rythme est “ratée” par Humboldt. Cf. Critique du rythme, Lagrasse,Verdier, 1982, p. 419 : « Il n’y a pratiquement rien chez Humboldt sur le rythme. Allusions tropgénérales, situées dans un projet qu’on ne peut reprendre tel quel : “grâce à la forme rythmique etmusicale inscrite au cœur des masses sonores, la langue exalte, en la transposant dans un autredomaine, l’impression de beauté produite par la nature”. »(28) Des mots et des mondes, p. 284. (C’est moi qui souligne.)

remarque qu’elle est totalement absente du corpus saussurien (20) « n’a jamais étéstructuraliste (21) », et bien qu’il engage un débat avec Saussure sur la question dela motivation reste néanmoins, à la différence de Jakobson, dans la lignée saussu-rienne. Benvéniste, note Meschonnic, est « peut-être le seul continuateur deSaussure ». Et il est aussi « le continuateur de Humboldt (22) », puisqu’il a récusé lascission de la théorie du langage en une linguistique formelle et une linguistiquementaliste, qu’il s’est efforcé d’articuler, au sein même de sa théorie du langage, laphilologie et le discours, et qu’en outre, il a posé au principe de ses analyses que« c’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant àun autre homme (23) ».

Les deux études très riches que Meschonnic a publiées aux Éditions T.E.R. etdont je viens de rappeler succinctement et trop schématiquement les acquis lesplus marquants permettent, je crois, de se faire une idée relativement claire desenjeux principaux de sa « Théorie du discours en tant que poétique ». Cette théo-rie, il faut le souligner, excède tout rationalisme linguistique sans pour autant ver-ser dans l’irrationalisme, et elle est une théorie intempestive qui va àcontre-courant du goût du jour, puisqu’elle destitue les présupposés disconti-nuistes du structuralisme et qu’elle fait apparaître l’impasse des tentatives généra-tivistes de (re) psychologiser et de (re) biologiser le langage.

Elle prend au pied la lettre l’affirmation de Humboldt selon laquelle « histori-quement, nous n’avons jamais affaire qu’à des hommes en train de parler (24) »,pour montrer que la théorie du langage n’est possible que comme théorie du dis-cours, autrement dit - et selon le principe que Meschonnic qualifie de « principede Benvéniste » - pour montrer que « rien n’est dans la langue qui n’ait d’abordété dans le discours (25) ». Elle pense donc le fonctionnement du langage à lalumière de la motivation, en le rapportant à l’activité du sujet parlant (en tantqu’il est pris dans le réseau de l’intersubjectivité et de la socialité) et à l’historicitéde la signifiance. Et elle établit ainsi que le langage n’est « pas fait de mots, maisde ce que l’on sait mettre entre les mots, qui les tient ensemble », i. e. « ce qu’onappelle la littérature, et la poésie (26) ». Dans les mots, explique en effetMeschonnic, il ne peut y avoir que le sens, mais non le rythme (27), car « c’est legroupe de sens, la bouchée de sens qui a le rythme (28) ».

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(29) Sur la distinction de ces deux « ordres » du rythme et celle, corrélative, des « valeurs de dis-cours » et des « valeurs de langue », cf. Des mots et des mondes, p. 284.(30) Sur cette définition, cf. Critique du rythme, p. 456-457.(31) Cf. Critique du rythme, p. 291, et p. 455-456. (Soit dit en passant, c’est sur cette dissociationque reposent les critiques que Meschonnic adresse à l’approche phénoménologique du langage, etc’est sur la possibilité même d’une telle dissociation que portent les réserves que j’ai évoquées encommençant eu égard à la pertinence de ces critiques.)(32) « Poétique d’un texte de philosophe et de ses traductions : Humboldt, sur la tâche de l’écrivainde l’histoire », in op. cit., p. 208.(33) Ces précisions sont données par Meschonnic lui-même, dans « L’atelier de Babel » – étudequ’il a adjointe à la traduction citée ci-dessous et où il s’engage dans une analyse critique des tra-ductions françaises existantes de ce fameux passage. Voir Les tours de Babel, p.15-28.

Le rythme au sens de Meschonnic est donc le « rythme du discours » en tantqu’il excède le « rythme de la langue (29) », le rythme en tant qu’« élément fonda-mental du dialogisme » - et d’un dialogisme qu’il faut concevoir comme « l’élé-ment juif (30) » et penser de manière non religieuse.

Et le dialogique, c’est l’« oralité », mais une oralité qui n’est pas assimilable auparler et qui recouvre tout « mode de signifiance où dominent la prosodie et lerythme ». L’oralité se réalise en effet dans l’écrit en tant que processus de « sub-jectivation maximale » qu’il convient de comprendre comme un principe de trans-formation et de réinvention (et donc aussi de trans-subjectivation) - processus quimontre que la poésie naît du langage quotidien qu’elle transfigure certes, maisdont elle ne se sépare jamais, et qu’elle est essentiellement interlocution, dialoguedes hommes entre eux, qui témoigne de l’« infini du langage ».

L’ambition de la théorie du discours en tant que poétique n’est donc pas seu-lement d’inscrire le dialogique dans les fondations du langage. Elle est de fonderla théorie du langage sur le dialogue - sur le reden que, dans son Entretien sur lamontagne, Paul Celan distingue du sprechen et dont il montre, dans le Discours deBrême, qu’il est toujours adressé. Et le présupposé fondamental de cette théorieque le reden est dissociable du sprechen que Meschonnic identifie à la « langueimmédiate des choses » promue par la tradition grecque, tradition qui a, selon lui,effacé le dialogique pour « mettre directement le sujet dans la langue (31) ».

D’où l’axiome qui est au fondement de toutes ses recherches en théorie du lan-gage: « Le mode de signifier compte au moins autant que le sens (32) ». Autrementdit : il faut cesser de lâcher la forme (entendue au sens non formaliste du terme) auprofit du seul sens lexical ; il faut tenir la valeur en plus du sens et considérer lamatérialité comme un élément de la signifiance; et il faut aussi, et avant toute autrechose, reconnaître que l’effet de motivation peut être plus prégnant que le sens.

C’est cet axiome qu’illustre la retraduction, co-signée par Henri Meschonnicet Régine Blaig, de la scène primitive de la théorie du langage qui ouvre Les toursde Babel. Aussi, en lieu et place d’une conclusion, me contenterai-je de citer cettetraduction, en précisant que les espaces blancs qui y apparaissent restituent l’effetd’oralité induit par certains accents conjonctifs et disjonctifs de l’hébreu et que lenéologisme « embabeler » y est introduit pour sa « valeur d’onomatopée » liée àla « répétition de la même consonne », et qu’il y est introduit en tant que « verbefantôme pour le fantôme de la confusion (33) » :

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(34) Les tours de Babel, p. 10-13.

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5. La parole Meschonnic…

Éric Frajphilosophe et occitaniste

Antimétaphysicien athéologique, Henri Meschonnic frappe fort et juste. Enun geste salutaire qui dégage l’horizon et nous fait respirer plus librement. Pluslibrement, mais non sans douleur. Parce que penser fait mal, comme il aimait à ledire, tant les résistances à la pensée sont fortes, en nous et hors de nous. Plus libre-ment mais non sans douleur, parce que la liberté est difficile, elle est un combat, etpour commencer un combat contre nous-mêmes. Avec lui, grâce à lui, j’ai appris,nous avons appris, que la liberté n’est jamais donnée d’emblée ni non plus défini-tivement acquise. Elle est, au contraire, un processus dynamique, toujours et avanttout une libération, par rapport aux corsets de l’esprit et du corps, elle est un qui-vive, une vigilance de tous les instants, une insurrection constante de la penséecontre ce qu’il appelait - à juste titre - le « maintien de l’ordre ». A sa manière,vive, intelligente, érudite mais jamais pédante, et jusques y compris dans ses bonsmots, Henri Meschonnic nous rappelait sans cesse à cette injonction deThucydide : « Etre libre ou se reposer, il faut choisir. ». Cette exigence critique -qui est tout à la fois exigence éthique et politique - et qui ne se confond en aucuncas avec un pur et simple rejet de l’autre, nous amène à ferrailler contre les pon-cifs et illusions de tous les scientismes, y compris ceux de la philosophie, si chère ànotre cœur. Mais, comme le disait Pascal, se moquer de la philosophie, n’est-cepas encore philosopher? Certes, cette exigence de pensée, donc de liberté, pro-voque des révisions déchirantes, de véritables séismes intérieurs qui bouleversenttoute une vie de conforts intellectuels, la réorientent, l’engagent sur des cheminsescarpés et imprévus ; certes, nous en viendrons à délaisser Descartes (l’oubli ducorps) pour Spinoza (le langage-corps), à préférer Humboldt (le langage commeparole et multiplicité) à Hegel (une théologie du langage), mais y perdrons-nousau change? Et la vérité n’est-elle pas à ce prix?

A commencer par la vérité du langage, telle qu’elle se manifeste dans le dis-cours, et particulièrement dans ce discours qu’est le poème. Là où se manifeste lapoésie, et nulle part ailleurs. Laquelle poésie n’est pas la chanson ni le simple faitde produire des vers. Laquelle n’est surtout pas cette mode de la poésie contem-poraine à la française qui institutionnalise un culte rendu à la poésie, une poétisa-tion, c’est-à-dire une poésie qui célèbre narcissiquement la poésie et, ainsi, envient à programmer l’absence du poème. Il y a là une idolâtrie de la poésie quifabrique des conformismes littéraires, des entassements d’académismes, qui nefont qu’esthétiser des amulettes sans voix qui se prennent pour de la poésie. Et leproblème devient plus étouffant encore de ce que ce néoclassicisme ne se pré-

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(35) Pour toutes ces questions, voir toute l’œuvre d’Henri Meschonnic, spécialement sonCélébration de la poésie (Editions Verdier, Lagrasse, 2001, 266 paginas). Ces quelques lignes luidoivent presque tout…

sente pas comme quelque chose d’arriéré mais comme une avant-garde expéri-mentaliste, alors que paradoxalement ce formalisme qui se veut extrême n’estqu’un extrême du néoclassicisme, à l’opposé de la modernité qui, justement, adéfait toute définition formelle de la poésie.

Du langage courant, parce que les deux se réalisent dans une inséparation duson et du sens. Dans toutes les activités du langage, c’est le discours qui est pre-mier. Un exemple : la notion encore très en vogue de poésie pure, perçue commela radicalisation d’une spécificité de la poésie - spécificité aussi opposée à toutesles formes de littérature qu’au langage dit « ordinaire ». Cette poésie pure estréputée être la poésie elle-même. Nous sommes complètement dans la poétisationde la poésie, qui faisait dire à Sartre : « Les poètes sont des hommes qui refusentd’utiliser le langage ». Où l’on voit qu’il n’y a pas plus antipoétique que cettenotion de poésie pure, parce que la réalité de la poésie, donc des poèmes, est justele contraire : par rapport à cette pureté prétendue, la poésie n’est en rien distinctel’unité-mot (lieu de la séparation entre le son et le sens). En vérité, le poème necommence que quand la continuité d’un sens travaille un discours, dans une insé-paration de l’affect et du concept, alors que la notion de poésie pure les sépareradicalement et se présente sans le savoir comme la reconduite de l’oppositionclassique entre la poésie et l’éloquence (cette dernière étant caractérisée comme« l’art de parler pour dire quelque chose », comme le versant de la raison, le ver-sant de « la succession logique des idées »).

Mais qu’appelons-nous « discours »? Celui-ci n’est pas le simple emploi dessignes mais l’activité de langage des humains dans et contre une histoire, une cul-ture, une langue. Cette activité est l’historicité du langage, ce qui veut dire que laprose et la poésie sont historiques (toujours en situation, toujours en conflit ; parexemple, la Pléiade française s’oppose à Clément Marot, au langage populaire).Ainsi, ce que nous disons n’est pas jamais dit en dehors d’un espace, d’uncontexte, et d’un temps déterminés, au contraire ! Et la poésie n’échappe pas àcette règle du discours : « La poésie est une guerre, la poésie est en guerre » disaitle poète Mandelstam. On peut ajouter que la poésie, c’est-à-dire ce que fait lepoème ou la prose, est toujours de circonstance. Cependant, Henri Meschonnic(35)sait aussi nous rappeler que le discours - et la poésie n’y échappe pas - est orga-nisé par un rythme d’ensemble, c’est-à-dire une organisation (une certaine confi-guration, une certaine disposition) du discours. Et comme le discours ne peut seséparer de son sens, le rythme est inséparable du sens du discours. Le rythme estorganisation du sens dans le discours. Le sens se fait dans et par tous les élémentsdu discours, et le rythme dans un discours peut avoir plus de sens que le sens desmots, ou un autre sens. Par exemple : l’intonation, exclue jadis par les linguistes,peut avoir tout le sens, plus que les mots eux-mêmes.

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Le rythme comme organisation du discours, donc du sens, remet au premierplan l’évidence empirique qu’il n’y a du sens que pour des sujets (= des humainsqui parlent), que le sens est dans le discours, pas dans la langue. Le rythme faitsens en débordant des signes, il comprend le langage avec tout ce que ce dernierpeut comporter de corporel. Le rythme montre que le poème n’est pas fait designes, encore que linguistiquement le poème ne soit composé que de ça. Lepoème passe à travers des signes, c’est un discours où le sujet peut s’inscrire aumaximum et où il inscrit au plus sa situation. Ce discours fait l’unité d’un texte,une unité d’écriture, subjective, mais à la fois distincte des unités rhétoriques, nar-ratives, métriques, qu’il contient et informe. C’est tout cela que la poésie contem-poraine française oublie ; par exemple, dans l’expérimentalisme où la« performance » consiste souvent à pratiquer un dualisme du signe exacerbé(séparation radicale son/sens), ou dans le calculisme des contraintes (par exem-ple : s’obliger à écrire un poème sans telle ou telle lettre, avec tel ou tel mot, unefigure de rhétorique répétée, etc.). Ce sont des programmations qui ne retiennentque les formes linguistiques et oublient les formes de vie. Donc ce sont des forma-lismes qui oublient le sujet et sa spécificité, sans lesquels il n’y a que l’imitation dela poésie…

Mais ce sujet spécifique, qui est-ce? Le sujet du poème, celui qui dit « moi »dans le poème. Attention : ce n’est pas seulement l’individu, l’auteur, une particu-larité psychologique. C’est l’activité même de subjectivation d’un discours. DeNerval à Rimbaud, la subjectivité n’est pas totalement un égotisme, le privé, lemoi personnel. Au contraire, elle est interchangeable. Aragon écrit en 1925 : « Jene me mets pas en scène. Mais la première personne du singulier exprime pourmoi tout le concret de l’homme. Toute métaphysique est en première personne dusingulier. Toute poésie également. La seconde personne, c’est encore la pre-mière ». Le poème, donc, est l’invention d’un soi dans un rythme, une inventionqui fait du particulier un concret qui peut se généraliser, sa subjectivité est inter-subjectivité, trans-subjectivité. Et l’écoute du sujet est autant l’écoute du socialque de l’historique. Le sujet est l’individuation, c’est-à-dire le travail qui fait quele social devient l’individuel, que l’historique devient l’individuel. AlexandreBlok, en 1909, disait que les artistes se font « porteurs d’une musique » et d’une« rumeur intérieure » ; en effet, qu’est-ce qu’un poète ou un écrivain représentatifsi ce n’est celui ou celle qui donne au mieux à entendre cet air, cette rumeur, quis’en approche le plus?

Reverdy le sait bien, en son temps et à sa façon: « (…) pour aussi étrange quecela puisse paraître, ce sera la façon particulière de dire une chose très simple ettrès commune qui ira la porter au plus secret, au plus caché, au plus intime d’unautre et produire le choc. Car le choc poétique n’est pas de même nature quecelui des idées qui nous apprennent et nous apportent du dehors quelque choseque nous ne savions pas ; [ce choc] est une révélation d’une chose que nous por-tions dans l’obscurité en nous et pour laquelle il ne nous manquait que la meil-leure expression pour nous le dire à nous mêmes ». La personnalité, la singularité

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du poète, c’est-à- dire précisément le discours et le rythme, voilà ce qui est évacuédes expérimentations ludiques de tout un pôle poétique actuel, celui du lettrisme,du verbalisme, du jeu avec les lettres, les mots, les sons, etc. Mais écrire un poème,est-ce jouer ? C’est plutôt inventer un rapport à soi même, aux autres et aumonde. Ainsi, le poème ne parle pas de… le poème dit. Il dit ce que le langage nepeut pas dire au sens courant, mais avec des moyens qui existent dans le langagenon-poétique. Le poème fait quelque chose, fait quelque chose au langage, à lapoésie, au sujet. Au sujet qui le compose, au sujet qui le lit, au sujet qui l’entend.Malheureusement, c’est toute cette subjectivation qui disparaît de la productionpoétique contemporaine qui s’amuse, par exemple, à « créer » des bouts de textesà partir de bribes de dialogues pris en passant dans les feuilletons standards de latélévision : « Téléphone à Alicia. La manie de l’aérobic. Hypercoabilité. Stase.Canal aberrant qui draine la bile de la patiente vous pensez d’accord Edson ».Nous n’y voyons que des intentions, aucun discours, aucun sujet, c’est seulementla monstration d’une intention, il n’y a pas de poésie. C’est seulement un jeu avecles formes, les rimes, les assonances. Exemple : « Gérard Dubois - rue ÉmileDubois/Bruno Petit - rue Petit » ; encore : « La rue d’Amsterdam descend etremonte/Monte et redescend ainsi fait ma rue/Je monte ou descends la rued’Amsterdam/Je descends ou monte d’Amsterdam la rue ». A ce jeu la publicité estplus forte, parce qu’elle a su préserver la rime active, avec sa valeur d’originequasi magique : « Roquefort - le plaisir est plus fort ».

Un des grands maîtres de ces jongleurs est Jacques Roubaud, grand amoureuxde la poésie troubadouresque, qui nous explique que « la source pure de toutepoésie [est] la contrainte ». Nous sommes à l’Oulipo, vous l’aviez compris. Avec unsujet qui ressemble étrangement à celui d’une certaine philosophie classique : uni-taire, conscient, volontaire. Parce que Roubaud fait preuve d’un mépris toutscientiste pour le sentiment, l’émotion (chère à Reverdy), le discours de subjecti-vation. Seul le calcul volontaire et parfaitement conscient compte, l’idée de lapoésie est pour Roubaud « appuyée sur l’idée de contrainte, associée aux notionsabstraites de rythme et de nombre ». Le rythme, ici, est métrique. Roubaud oubliel’irrationnel majeur : la forme de vie; il ne veut connaître que les formes linguis-tiques, que le mécano ludique. Mais qu’en est-il du sens? Du discours subjectif?Sa théorie poétique confond les intentions et le dire, promeut le calcul appliqué àdes formes linguistiques. L’ironie de l’histoire est que cet « avant-gardisme » auto-déclaré et autocélébré est en réalité un néo-classicisme, un formalisme (seule laforme prime). Cet impérialisme du signe, hérité d’une lecture erronée de la lin-guistique de Ferdinand de Saussure, aiguise le dualisme du signifiant et du signi-fié, du son et du sens, qui existent dans la langue - quand elle est prise commeobjet d’analyse - mais pas dans le discours. Cela nous le savons depuis Humboldtet Benvéniste : la langue est mise en action par le discours, parce que s’y introduitla présence de la personne, car sans elle il n’y a aucun langage possible. Chacuns’approprie la langue - un système de références personnelles que je partage avecles autres - par l’acte du langage, c’est-à-dire par le discours. Bien sûr, la poésie

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(36) dixit Michel Deguy, le grand prêtre, en France, de cette nouvelle religion.(37) L’oralité ne peut pas se réduire au son, elle doit se comprendre comme la subjectivation dulangage (cf. supra).

n’échappe pas à cela : certes, c’est un certain discours, parfois un discours incer-tain, mais c’est un discours. Evidence oubliée ou méprisée par ceux qui font de lapoésie une fabrique de signes, tout en adoptant la posture de l’adoration de lapoésie. Le poème finit par parler de la poésie, s’adresse à la poésie, ne dit rienmais parle de…

L’autre pôle de la poésie française actuelle, où le poème se meurt d’un tropd’amour pour la poésie, est celui de l’Être, le pôle de la poésie philosophante qui,en tant que bonne fille spirituelle du philosophe allemand Heidegger, va elle aussiproduire une adoration de la poésie en place de la poésie. La poétisation ne s’ydistingue plus de la poésie, dans une célébration de l’Être, du monde, de la langue.Cette célébration est aussi une nomination : elle nomme, désigne. Seulement,décrire, nommer, désigner, tout cela ne vaut rien pour le poème. Parce qu’ils fontcroire que la poésie se trouve directement dans le mot, dans la langue. Heideggerdisait que la langue est la demeure de l’Être : il y a chez lui, comme chez Ponge,confusion entre le signe et la chose. Comment croire que pour faire entendre leschoses, « les choses muettes » comme dit Ponge, il suffirait de les nommer et/ou deles décrire? Vision illusoire et infantile de la nomination e de la description, c’est-à-dire de la langue, comme de cela qui fait advenir la res (la chose, en latin), l’ac-tualise et la détermine. Nous sommes plongés là dans la mystique heideggeriennede la demeure : l’être humain habiterait la langue, ce serait elle notre demeure.Ainsi, dit Heidegger, « En m’acheminant vers la fontaine, c’est vers le mot « fon-taine » que je m’achemine ». J’y insiste : confusion à la fois infantile et mystique,où la langue tient le rôle du sujet. Cette école « poétique » du langage ne connaîtque la notion de langue, place l’énergie du poème dans une « énergie de lalangue, en langue (36) », donc la voix du poème n’est la voix de personne, discourset rythme sont perdus. Le poète, quand il est vraiment poète, sait toujours plus oumoins qu’il n’a pas affaire à la langue, cette étiquette vide, mais plutôt à un dis-cours, une parole, quelque chose d’unique et d’universel. Un discours n’éclot pas àl’intérieur de la langue, au contraire : c’est la langue qui éclot dans un discours,dans un dire. C’est que la langue est toujours en réalité une langue, celle dequelqu’un ou de quelqu’une…

Voilà la raison pour laquelle nous ne pouvons pas entrer dans une librairie etdemander : « Donnez-moi la poésie » ou « Donnez-moi la langue ». Cela ne vou-drait rien dire. Nous ne sommes en relation qu’avec une poésie qui ne se trouvepas ailleurs que dans des poèmes, comme le roman n’est pas ailleurs que dans desromans, toujours personnels, déterminés. Un poème, lui, est l’activité d’une voixqui fait le poème, c’est-à-dire l’oralité (37) et l’écoute, le rythme, la continuité ducorps et du langage. Loin de prétendre donner une réalité à une abstraction,comme le font par exemple la propagande ou l’idéologie, le poème fait éclore uneparole, jamais entière ni unitaire, une diction incarnée, prise dans l’hésitation d’un

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(38) Dans La musique et les lettres, 1894.

vivre tissé également de silences. Dans ces conditions, ce n’est pas la langue quiparle, ce sont des humains qui parlent et qui ne parlent pas dans la langue. Toutau contraire : ils inventent une langue par le langage, par le dire, ils inventent leurlangue. Il faut comprendre que la langue n’est pas un lieu en soi, il n’existe pasquelque chose ou un endroit qui serait le lieu de la langue. Le poème n’est pas celieu, c’est une invention, un discours subjectif, une historicité de langage où unelangue s’invente, c’est-à-dire où une parole unique se manifeste, dans un rythmepropre, une oralité donc, qu’aucun dictionnaire ne peut enclore.

Et le dire poétique ne reçoit rien du monde et de la chose, c’est - à l’opposé -l’activité subjective qui renouvelle les sens, refuse et/ou transforme le monde.Souvenons-nous du vers d’Eluard : « La terre est bleue comme une orange », oùl’irreprésentable conteste à la fois le visible et l’image elle-même. Alors que dansla sacralisation de l’Être et de l’Étant, dans la sacralisation heideggerienne duvisible et de son corollaire : l’invisible, dans la sacralisation de la présence et dumot réputé l’actualiser, les officiants d’une poésie heideggerianisée essentialisent,c’est-à-dire fixent dans l’abstraction, dans le non-historique, dans l’idéal. ÉcoutonsYves Bonnefoy : « Que je dise : le pain, le vin, ces deux mots seulement, et sur lechamp nous vient à l’esprit (…) un certain type de relations essentielles entre lesêtres, nous penserons à leur solidarité, sous le signe des grands besoins de la vie etde ses grandes contraintes ». Voilà la poésie définie par l’emploi des mots, voilàdes évocations strictement culturelles et individuelles (le pain, le vin) poséescomme des universaux, d’une façon anhistorique, « hors sol ». Alors que ce nesont pas les mots qui font la force et l’unité du poème, mais le discours, le rythme,les phrases. C’est tout cela qui a quelque chose à voir avec la présence au monde.A la prétention du nommer, Reverdy avait répondu par avance : « (…) la poésien’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas demots plus poétiques que d’autres. (…) La poésie n’est pas dans l’objet, elle estdans le sujet ». Mallarmé ajoute explicitement, dans sa réponse à Jules Huret en1891, que la poésie n’est pas dans la nomination mais dans la suggestion, la propo-sition, dans le fait de faire venir à l’esprit : « [la poésie est] modulation (…) indivi-duelle, parce que toute âme est un nœud rythmique », « tout individu porte uneprosodie nouvelle, participant de son souffle », « le poème est énonciateur » (dit,exprime), « tels rythmes immédiats de pensée ordonnent une prosodie (38) » (c’est-à-dire des sons, une durée, une intonation, une intensité, un accent, etc.). Il s’agitbien d’une forme de vie qui invente une forme de langage et réciproquement.C’est dans et par cette invention que le poète peut rejoindre les autres humains,pas dans un jeu formaliste et futile ou une célébration mélancolique qui s’en-ferme dans la tour d’ivoire du mot. La poésie est vitale et le désir profond dupoète est d’être, et d’être autre, dans et par l’activité du discours, c’est-à-dire durythme, du mouvant. On peut dire que la poésie c’est l’invention d’un poète.

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(39) Voir mon article: « Andriu Lagarda : poèta », dans le n° 496 de la revue Gai Saber, mai 2005,p. 285.

Quand celui-ci célèbre le lieu, c’est contre les morceaux d’abstraction quereprésentent les concepts de zones (franches, passantes, industrielles, etc.), terri-toires, pays, banlieues, etc. Loin de tout essentialisme, ce qui est célébré et reven-diqué est le lieu, c’est-à-dire toujours un lieu, une présence et une circonstanceuniques, un ici et maintenant, une proximité et une relation vécues subjective-ment, charnellement, aux choses et aux êtres particuliers avec qui nous tissonsl’étoffe du monde à un moment donné. Chanter le lieu ne peut être que chanterun lieu, distinct de tous les autres, spécifique, propre. Car le poète ne peut paschanter l’abstraction, le concept. Ce dernier peut être présent mais ce n’est pas cequi est chanté ni ce qui chante, ni non plus ce qui est sacralisé. Sinon, le poèten’est pas poète…

En célébrant le lieu, c’est-à-dire - nécessairement - un lieu, le poètedevient nominaliste. Cela ne veut pas dire qu’il nomme. Prenons un exemple :dans A Pech Verd, le poète occitanophone André Lagarde nous rappelleimplicitement (39) que l’Histoire est un mot, un concept, et surtout pas un mou-vement ou une énergie qui existerait en soi, indépendamment de notre pensée.Le réalisme, au sens philosophique, voudrait qu’il y ait une existence réelle del’Histoire, comme si elle était une réalité à part de notre pensée. Le nomina-lisme, au contraire, pense que l’Histoire, avec la majuscule essentialisante etsacralisante qu’on lui met souvent, est une idée générale, universelle, unconcept, qui n’a pas de réalité en dehors du langage. Par contre, il est vrai qu’ily a, dans la vie concrète des humains, des personnages et des moments histo-riques, des événements, des livres d’histoire. Pour le nominalisme, l’Histoire estseulement un signe, un nom, une étiquette. L’objet général que nous appelons« Histoire » n’existe pas, c’est seulement une idée générale. Comme l’idée dechien - qui n’aboie pas, comme l’on sait - ou l’idée de fromage (qui ne semange pas ! C’est pour cela que nous ne mangeons jamais le fromage, le fro-mage en général, mais toujours un fromage en particulier : un Roquefort, unchèvre, un Cantal, etc.). Le vrai poète sait cela sans avoir besoin de se le dire,de l’expliciter. Parce que c’est ce que nous apprend le langage quand nous lepratiquons sans prisme idéologique, et aussi quand nous y sommes attentifs. Enréalité, nous n’avons pas affaire à l’Histoire, à une hypostase, mais à une his-toire, celle que nous faisons, que nous inventons, chantons, etc.

En vivant cela nous nous rendons compte que parler d’histoire c’est égale-ment parler de son histoire propre, de l’idée qu’on s’en fait. Histoire et Lieu,essentialisations vides, sont alors des idées-prétextes qui servent à la créationd’une histoire et d’un lieu, ceux qui font le poème. Et il semble donc que, pourtoutes les raisons qui viennent d’être dites, le lieu du poème ne puisse pas être unlieu commun, une image passe-partout, connue et reconnue, mais leur totale sub-version, leur antipode et antidote à la fois. En fuyant le topique, qui est le lieu de

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tous, donc de personne, le poète authentique est toujours à contre-courant. Sansce contre courant, il ne peut pas y avoir cette subjectivation maximale qui s’ap-pelle un poème, cet individu (= cette expression subjective unique et indivisible).

Par conséquent, si le vrai poète ne nomme pas, il est - cependant et par défini-tion - nominaliste. Et comme le dit Henri Meschonnic dans une lettre au psycha-nalyste Charles Melmann, le fonctionnement nominaliste est radicalementéthique. C’est le fonctionnement de la Bible hébraïque, comme disent les chré-tiens. Un exemple : « la vie », en hébreu, c’est d’abord « les vivants » : « vivant »c’est ‘hai, ; « les vivants » c’est ‘haïm, et ce pluriel a pris le sens de « la vie ». Lenominalisme permet de liquider le fascisme de la pensée des essences réelles : « lejuif, la femme, le noir » ou « les juifs, les femmes, les noirs ». Mais aussi : « la poé-sie, le roman… ». Seul le nominalisme rend possible une éthique des sujets. Et,ajoute Meschonnic, la possibilité d’un bonheur. Car le totalitarisme, lui, est réa-liste. Pour le marxisme d’État, par exemple, les masses sont l’unique réalité, etl’individu humain n’est pas un sujet. Le problème est que, pas plus qu’à l’Histoireou à la Langue, nous n’avons affaire aux « Masses » dans notre vie quotidienneconcrète. C’est cela que viennent nous redire le poème et sa pratique : il n’y a quedes subjectivités historiques interdépendantes (ce qui nous économise la confusionentre subjectivité individuelle et individualisme). La poésie manifeste que l’huma-nité c’est l’individuation, la conscience d’être un individu, un sujet, et que le sujetest toujours pluriel, équivoque, ni entier ni unitaire. Où le réalisme produit unbloc, la poésie invente une parole.