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PHILIPPE BARRET ERNEST RENAN TOUT EST POSSIBLE, MÊME DIEU ! ÉDITIONS FRANÇOIS BOURIN 27, rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris

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PHILIPPE BARRET

ERNEST RENAN

T O U T EST POSSIBLE, M Ê M E DIEU !

ÉDITIONS FRANÇOIS B O U R I N 27, rue Saint-André-des-Arts

75006 Paris

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Conseiller pour l'édition Pia Daix

© Éditions François Bourin, 1992.

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à M. C.

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Avant-propos

Ernest Renan : né à Tréguier en 1823, mort à Paris en 1892. Apprenti prêtre en rupture de religion, maître de son érudition, prosateur élégant et raffiné, auteur à succès, voire à scandale, conservateur et républicain — quand la Répu- blique était un combat —, il est de ces hommes qui ne sus- citent que la ferveur ou l'hostilité.

Il y a donc d 'abord la réussite de Renan. Repéré par l 'un des émissaires de M. de Quélen, il entre

au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet grâce aux excellents résultats — les meilleurs, en toutes disciplines — qu'il a acquis au collège de Tréguier.

A peine échappé du grand séminaire de Saint-Sulpice, en trois ans, de vingt-deux à vingt-cinq ans, il conquiert ses grades : baccalauréat de philosophie, baccalauréat scienti- fique, licence et agrégation de philosophie — reçu premier au concours, forcément ! Professeur au Collège de France à trente-neuf ans, encore que, sans l'opposition des milieux catholiques, ses maîtres et pairs l'eussent accueilli cinq ans plus tôt, en 1857, l 'année même où il devient membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Ceux-ci l'avaient d'ailleurs distingué pour ses premiers t r a v a u x

1. Un essai sur l'enseignement du grec en Europe occidentale du V au XIV siècle, non publié, et l'Histoire générale des langues sémitiques.

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Très tôt, exceptionnellement tôt, Ernest Renan est reconnu comme un savant de premier rang. Imagine-t-on un homme de trente-quatre ans entrant à l'Institut ? De nos jours, on jugerait saugrenue la proposition de conférer une telle dignité à un homme de cet âge.

Succès mondain, aussi. Bien qu'il aime à souligner son ignorance des usages, son inaptitude à l'intrigue, sa répu- gnance à quêter les faveurs et sa maladresse en société, Renan y réussit très bien et très vite. Très vite, il se fait une place au Journal des débats et surtout dans la Revue des Deux Mondes, et cette place-là, malgré le clan Broglie, il la gar- dera toute sa vie. Bientôt, on le verra dans les salons. Il est libéral mais ne dédaigne pas, loin s'en faut, la fréquenta- tion de la famille impériale, dont il restera, sous la Répu- blique, l 'ami et le correspondant fidèle. Renan est de ces hommes qui se déclarent volontiers peu faits pour les dîners en ville mais qu 'on y rencontre le plus souvent. Les littéra- teurs en vue — Sainte-Beuve —, en herbe — Barrès — ou confirmés — Victor Hugo — seront parmi ses commensaux.

Nul mieux que lui ne sait tourner le compliment pour l 'œuvre d ' un auteur qu 'en son for intérieur il juge médio- cre. Dans une conversation ordinaire, il s'efforce de dire ce qu'on attend de lui et de plaire à son interlocuteur, non pour le séduire mais pour lui être seulement agréable. Il nous laisse entendre qu'il a appris cela chez les pères. Et certes, cette leçon-là, il en connaît toutes les applications.

Succès littéraire et éditorial : à partir de 1863, chaque année, on réédite et, certaines années, plusieurs fois la Vie de Jésus, dans sa version intégrale et dans sa version popu- laire, sans compter les traductions en treize langues. Il est vrai que ce succès est l'avers d 'une médaille lourde à por- ter. Reste ce fait, très rare : Renan parvient, avec des livres érudits, à la notoriété du grand public. Il soigne son écri- ture. Il méprise la rhétorique quand on la lui enseigne. Mais

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il la maîtrise. On est étonné de la qualité de son expression dans les lettres qu'il adresse à sa mère et à sa sœur à l'âge de quinze ans. Tous, même ses adversaires, reconnaîtront en Renan l 'un de nos meilleurs p r o s a t e u r s Réputation confirmée et incontestée sur le tard, quand paraissent les Souvenirs d'enfance et de jeunesse.

Les honneurs ne manqueront pas, qui consacreront les mérites de Renan : l'Académie française et les décorations,

jusqu 'au grade de commandeur dans l 'ordre de la Légion d'honneur.

Après la mort, avec un hommage funèbre au Panthéon — et quelques discours un peu tièdes des représentants de l'Institut — vient la gloire posthume.

Il se produit alors un curieux phénomène : la captation de l'héritage renanien par les républicains. Chose étrange en effet que ce libéral, monarchiste constitutionnel jusque vers cinquante-trois ans, tard venu à la République, ait été ainsi reconnu comme un des leurs par les plus audacieux des républicains. Renan rationaliste, Renan laïc, c'est le Renan de ces républicains qui n'étaient pas sectaires.

Aux fêtes de Renan à Tréguier, en 1903, la République est là, avec le président du Conseil, Combes, Chaumié, ministre de l'Instruction publique, et le président de la Ligue des droits de l 'homme. Au sein du comité pour l'érection du monument dédié à Renan et qui sera inauguré en ces circonstances dans sa ville natale, on relève les signatures de France, Berthelot, Zola, Jaurès, Clemenceau, Barthou, Sully Prudhomme, Loti, Millerand, Ludovic Halévy, Pain-

1. Gide, à qui rien n'échappe en cette matière, et qui admire Renan, relève quelque mollesse, quelque incertitude de sa langue. Il lui repro- che sa flaccidité (Journal, 1889-1939, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», p. 1134). Mais qui est innocent devant un tel juge?

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levé, Bergson, Léon Bourgeois, Viviani... Tout ce qui pense, tout ce qui écrit, tout ce qui agit alors dans la République est là.

Mieux : on a publié un volume de morceaux choisis dans les œuvres de Renan, à l'usage des lycées et collèges : trente ans après la mort de l 'auteur, ce livre aura été l'objet de plus de quarante éditions.

Vingt ans plus tard, pour le centenaire de sa naissance, le Collège de France et l 'Institut l 'honorent à la Sorbonne. C'est Barrès qui fait son éloge au nom de l'Académie fran- çaise. Ici, le ton est un peu contraint. Mais au Trocadéro, c'est la République militante, avec Anatole France, aux côtés du président de la Ligue de l'enseignement et du grand maî- tre du Grand Orient de France, qui célèbre tout à la fois le savant, l'écrivain et le philosophe. Le Sénat républicain, de son côté, n'est pas en reste. A une large majorité, il vote le transfert des cendres de Renan au Panthéon. Poincaré

n'ose pourtant pas soumettre la proposition de loi à la déli- bération de la Chambre.

Voilà l 'heureux succès. Et voici le mauvais.

L'Église catholique en est la cause première. Elle ne par- donne pas au jeune séminariste de l'avoir quittée sans ani- mosité.

Car Renan est un homme prudent. Il sait refréner ses emportements de jeunesse. Quand il écrit l'Avenir de la science, il a vingt-cinq ans. Sagement, il suit le conseil d'Augustin Thierry qui lui fait observer que, s'il entre dans le monde avec un tel fardeau, il n'ira pas très loin. Il se garde de publier ce gros essai et ne le livrera que deux ans avant sa mort.

Pour l'heure, il ne donne à lire que des ouvrages savants, sans rien qui prête au scandale. Mais il n'importe. Entre Renan et l'Église catholique, la rupture n'est pas seulement consommée, les hostilités sont ouvertes. Et à la mort

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d'Étienne Quatremère, en 1857, alors que l'Académie des inscriptions et belles-lettres et le Collège de France, auprès desquels Renan a fait ses présentations, selon l'usage de l'époque, sont disposés à l'installer dans la chaire des lan- gues hébraïque, chaldaïque et syriaque, il doit y renoncer sous la pression des milieux catholiques, toujours influents dans l'entourage de Napoléon III.

Cinq ans plus tard, lorsque, enfin nommé au poste qu'il convoitait, il est suspendu au lendemain de sa leçon inau- gurale, puis révoqué, c'est encore la main de l'Église catho- lique qui le frappe.

Entre-temps paraît la Vie de Jésus. La machine cléricale se déchaîne, avec son organisation puissante. Entre l'été de 1863 et la fin de 1864, plus de trois cents livres et brochures sont publiés en réponse au premier volume de l'Histoire des origines du christianisme. Tous sont véhéments, beaucoup inju- rieux ; le plus grand nombre porte la signature d'ecclésias- tiques. Pas un abbé, pas un chanoine, pas un évêque qui ne s'estime en devoir d'y aller de son libelle. La presse catho- lique, d'une pierre, fait deux coups, contre le renégat et con- tre les juifs : Renan a été payé par les Rothschild pour écrire son livre déicide. On a peine aujourd'hui à imaginer la somme d'énergies ainsi mobilisées pour combattre l'antéch- rist. On cherche en vain une section de défenseurs. Le mal- heureux Ernest Havet, qui donne un compte-rendu de l'ouvrage à la Revue des Deux Mondes en s'efforçant à l'objec- tivité, ne tarde pas à recevoir sa correction : c'est un prélat qui l'administre.

Dès lors, les catholiques ne se départiront plus de leur haine. Chaque ouvrage de Renan suscite les mandements indignés des évêques. Des revues catholiques tiennent des rubriques presque permanentes contre l'impie. On ne ces- sera de le combattre jusqu'à ce qu'on l'oublie. Et quand on ne peut l'oublier, on le combat violemment : pour protéger

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les fêtes de Renan à Tréguier, il faut déployer six cents hom- mes de troupe. Un journal local annonce l'arrivée de mille apaches, recrutés dans la banlieue de Paris et armés jusqu'aux dents, accompagnant Émile Combe dans le train où il a pris place. On distribue des bâtons aux hommes et des sifflets aux femmes. Pour leur donner du cœur à l'ouvrage, une brochure dresse un catalogue des méfaits de l'ennemi (mort onze ans plus tôt) : «Il a sali de sa bave les pages de l'Evangile ; [...] Les dernières lignes qu'il a écri- tes sont comme les hoquets d'un satyre en démence.»

Le temps passant, le ton baissera. Il est encore coléreux chez Claudel ; grave et ferme chez Maritain ou Mauriac. C'est qu'aussi on a perdu la mémoire de Renan. Sa pensée n'est plus l'inspiratrice du combat pour la pensée libre. Condamné par les communistes, puis ignoré par les socia- listes qui le jugent réactionnaire, toujours haï par l'Église pour cause de haute trahison, vilipendé par les chrétiens de gauche pour ces deux motifs, il n'est plus lu ni commenté. On préfère le silence.

Les Français seraient-ils ingrats envers leurs meilleurs savants ? Les Anglais traitent Gibbon comme il convient. Ainsi font les Allemands avec Mommsen. Nous sommes injustes envers Renan, qui les égale. On ne retient de lui qu'une caricature où se détachent, comme d'horribles bubons, le scientisme et le positivisme ; on le range avec Taine — qui était pourtant si différent de lui, le type même du bel esprit, agréable et habile rhéteur, mais penseur super- ficiel — ; quelques curieux parcourent encore la Réforme ou les Souvenirs ; les savants connaissent bien le Corpus inscrip- tionum semiticarum ; le reste dort dans les bibliothèques. L'édi- tion de ses œuvres, d'ailleurs assez incomplète, n'est plus dans les librairies.

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En écrivant ce livre, j 'espère contribuer à la redécouverte de Renan. Non pour réparer une injustice posthume, mais parce qu'aujourd'hui la pensée de Renan m'apparaît utile.

C'est une pensée libre, qui ne s'est aliénée à aucun parti, aucun camp, toujours active, toujours en éveil et cohérente ; une pensée qui évolue sans errance, rationnellement.

Si Renan a fini par se retrouver parmi les républicains, ce n'est pas par le choix d 'une idéologie, encore moins par celui d 'un parti politique, c'est par le mouvement propre de sa pensée.

C'est aussi une pensée instruite et instructive, pleine de connaissances nouvelles. Renan croit à ses idées ; il sait les mettre en doute ; il ne joue pas avec elles : une pensée sérieuse.

Dans la grande débâcle des idées où nous sommes, Renan ne nous propose pas une doctrine de rechange, mais une démarche à coup sûr exemplaire, l 'arrimage à quelques soli- des principes intellectuels et des vues, on en conviendra volontiers, prospectives.

Contrairement à l'opinion reçue, Renan n ' a pas vieilli. Il est étonnamment vivant. L'actualité de sa pensée, voilà l'objet de cet essai.

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CHAPITRE I

LA FIGURE DU SAVANT

Très tôt vint à Renan le goût du savoir. Il ne s'en dépar- tira jamais.

Dès le séminaire, la rhétorique l'ennuie. Ce qui retient son attention, ce à quoi il consacre tous ses efforts, c'est l'étude. Et quand on considère aujourd'hui la somme des connaissances ainsi acquises et produites tout au long d 'une vie, on se prend à rêver.

Sans doute, Renan a des talents particuliers pour l'étude. D'abord une exceptionnelle capacité d'assimilation. Il com- mence à apprendre l'hébreu. Deux ans plus tard, il en ensei- gne la grammaire. Et, dans le même temps, il se familiarise avec l'arabe, le syriaque et les autres langues sémitiques. Ensuite, une qualité d'intuition, articulée sur une vaste cul- ture, qui lui permet de sortir toujours avec bonheur de son domaine réservé. Qu'il se penche sur les légistes de Philippe le Bel, sur la littérature celtique ou sur Procope, il sait poser la question judicieuse, trouver la référence utile, inventer l'hypothèse audacieuse. Enfin, un don pour l'écriture du français, vraiment admirable, de sorte que sur les sujets les plus précis, au milieu d 'une érudition scrupuleuse ou dans la discussion la plus ardue, on lit toujours Renan avec plaisir.

Avec le talent, un travail inlassable, aussi fécond dans les grandes synthèses — l' Histoire des origines du christianisme et

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l' Histoire du peuple d'Israël — que dans les contributions par- ticulières ; aussi alerte dans l'essai philosophique — de l'Ave- nir de la science à la Réforme intellectuelle et morale de la France — que rigoureux dans l'ouvrage d'érudition — la Mission de Phénicie ou le Corpus inscriptionum semiticarum.

Fait très remarquable, Renan n'a jamais cessé de mener de front l'élucidation de questions très précises d'histoire ou de philologie et l'élaboration de vastes fresques. Jusqu'à la veille de sa mort, il apporte sa contribution aux publications de l'Académie des inscriptions et belles-lettres — plus de deux cent cinquante en trente-cinq ans de présence à l'Institut —, au Journal asiatique et à d'autres périodiques savants. Jusqu'à la fin aussi, il apporte son concours à l'Histoire litté- raire de la France, cette immense entreprise bénédictine dont l'Institut a pris la suite.

Dans le même temps, il travaille continûment aux Origi- nes du christianisme — plus de vingt ans — puis à l' Histoire du peuple d'Israël, dont les derniers volumes paraîtront après sa mort. Encore avait-il formé le projet d'une histoire de la Grèce antique, qu'il aurait écrite après celle d'Israël.

C'est donc sa vie entière que Renan voue à la science. Il est tard venu à la littérature proprement dite, avec des succès inégaux. Ses textes philosophiques font date, mais il pratique la philosophie en honnête homme, plus qu'en spé- cialiste. Et il ne consacre à la vie mondaine que ce qu'il juge nécessaire pour accomplir sa tâche de savant dans de bon- nes conditions.

Sa vocation pour la science, il la pressent au séminaire. Il la découvre complètement, avec ses fondements ration- nels, quand il en sort pour s'installer dans une petite pen- sion du Quartier latin, où il rencontre Marcelin Berthelot, de quelques années son cadet. Rencontre capitale dans la vie de Renan. Des longs entretiens qu'ils auront ensemble, Renan tirera l'Avenir de la science.

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Livre peu lu et surtout mal lu, l'Avenir de la science est un ouvrage de jeunesse, avec les qualités et les défauts du genre : l'enthousiasme qui confine à l 'emportement, la passion de convaincre qui a ses lourdeurs, le désir fou de tout embras- ser et de tout dire, l'élan du néophyte — et, dans ce cas, c'est d 'une véritable conversion qu'il s'agit. Renan juge lui- même l'ouvrage «âpre, dogmatique, sectaire et d u r Mais le plus important n'est pas là. Il est bien davantage dans la publication tardive (en 1890) de ce livre écrit en 1848.

Il y a en effet dans cette publication, dont les maîtres de sa jeunesse l'avaient dissuadé, comme une revanche sur la bonne société, sur celle du Journal des débats et de la Revue des Deux Mondes, où Renan a appris à sacrifier au goût. En 1890, Renan n ' a plus rien à perdre ni à gagner. Il peut jeter son pavé dans la mare. Où il est placé, aucune éclabous- sure ne peut l'atteindre. Au-delà de la satisfaction person- nelle du vieil homme indigne qui tire sa révérence, il y a bel et bien la continuité de la pensée : « Pour les idées fon- damentales, j 'ai peu varié depuis que je commençai de penser librement. M a religion, c'est toujours le progrès de la rai- son, c'est-à-dire de la s c i e n c e

Sur ce point, où il a fixé le but de sa vie, Renan e st constant. Très tôt, dès son séjour à Saint-Sulpice, Renan s'attache

à dégager le noyau rationnel de l'histoire de sa gangue lit- téraire et religieuse. L'idée lui vient — des Allemands — que les sciences de l'humanité n'ont rien à faire avec les pré- jugés du temps, religieux ou politiques, qu'elles doivent rom- pre un voile idéologique qui les entrave et que la vérité seule importe. C'est ce qui le conduit de la religion à l 'étude des

1. Dans la Préface à l'Avenir de la science, dans Œuvres complètes, Calmann-Lévy, Paris, 1947-1961, tome III, p. 716. Nous citerons désor- mais Renan dans cette édition.

2. Préface à l'Avenir de la science, O. C., t. III, p. 719.

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textes, des textes révélés et de ceux, contemporains, qui n ' on t

pas e u l ' h e u r d ' ê t r e considérés c o m m e tels — la dist inct ion

est loin d ' ê t r e fondée e n raison — et des textes à la langue.

Il incline alors à la philologie, c o m m e in s t rumen t de la cri-

t ique : encore l ' inf luence a l lemande.

Grâce à Berthelot, R e n a n opère la jonc t ion avec les scien-

ces de la na tu re , dans lesquelles il n ' e s t guère instruit . Avec

lui, il se forge u n e concept ion supér ieure de la science :

« Savoir est le p r e m i e r m o t d u symbole de la religion na tu -

relle [ . . . ] . Savoir , c 'es t s ' in i t ie r à D i e u L a science, c 'es t d ' a b o r d le secret d u progrès matér ie l ,

condi t ion , c o m m e on dit alors, d u progrès intellectuel et

mora l . O n est en 1848 : « U n h o m m e qui n ' a pas le néces-

saire, ou est obligé p o u r se le p r o c u r e r de se l ivrer à u n tra-

vail mécan ique de tous les instants, est forcément c o n d a m n é

à la dépress ion et à la n u l l i t é » Le t h è m e est développé

v ingt ans plus ta rd . A l 'occas ion d ' u n e c a m p a g n e électo- rale — ma lheu reuse , b ien sûr — en 1869, en Seine-et-

M a r n e , R e n a n p rononce u n discours sur « Les services que

la science r e n d a u peuple» . Il s ' app l ique à m o n t r e r com-

men t « la science contr ibue plus que quoi que ce soit au grand

b u t de la démocra t ie , qui est l ' é m a n c i p a t i o n et l ' amél iora-

t ion d u p e u p l e C ' e s t u n b o n r é sumé , adap té a u x enfants des écoles, de la doc t r ine sa in t - s imonienne , avec la

célébrat ion de la m a c h i n e à vapeu r , du gaz d 'éc la i rage , de

l 'électricité, d u télégraphe, du télescope, de la photographie ,

etc. Il e n t e n d sur tou t exp l iquer que ces belles découver tes

ne sont pas le frui t d u hasa rd , ni le résul tat d ' u n tâ tonne-

m e n t technologique , ma i s b ien les effets que seule autor ise

1. L'Avenir de la science, 0. C., t. III, p. 741. 2. Op. cit., 0. C., t. III, p. 793. 3. «Les services que la science rend au peuple», dans Mélanges reli-

gieux et historiques, O. C., t. VIII, p. 1166.

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la science pure . Les plus hau tes théories , les plus abs t ra i -

tes, inaccessibles a u plus g r a n d n o m b r e et q u ' u n e poignée

de savants seu lement p e u t concevoir e t a p p r é h e n d e r , sont nécessaires aux trouvail les empi r iques de la t echn ique qui ,

elles, prof i tent à tous.

D a n s la lignée de la pensée industrielle, capitaliste ou socia-

liste, il p rophét i se u n aven i r où, avec que lques heures d ' u n

t ravai l peu pénible, l ' h o m m e achè te ra sa l iberté. « A i m e z la

science, messieurs , respectez-la. Croyez- le , c 'es t la mei l leure

amie d u peuple , la plus sûre garan t ie de ses progrès » L a science, c 'es t aussi u n e révolte : la fable d u péché ori-

ginel et la légende de P r o m é t h é e sont u n m ê m e mythe . L a connaissance est u n vol fait à Dieu , u n e m a n i è r e de le bra-

ver. Q u i pousse l ' h o m m e à savoi r? Le diable, l ' espr i t d u

mal, év idemment . Il faut beaucoup de hardiesse et d ' a u d a c e

aux p remie r s inventeurs .

L a volonté de savoir est u n « a t ten ta t , c o m m e u n rap t illi-

cite à une divinité j a l o u s e N u l doute que cette représen-

ta t ion de la science plaît à R e n a n ; e n t e n d o n s par - là qu 'e l le

flatte le côté rebelle de son t e m p é r a m e n t .

C a r il y a dans cet h o m m e , qui fut u n peti t garçon docile,

b o n élève à l 'école, plein d 'affect ion p o u r sa mère et sa s œ u r

aînée, puis u n j eune h o m m e respectueux des hiérarchies civi-

les et religieuses, dans cet h o m m e qui, toute sa vie, sera plutôt u n par t i san de l ' o rd r e que du m o u v e m e n t , u n fonds ou,

mieux, une capacité de révolte. C ' e s t chez lui moins u n trai t

de caractère, un goût inné pour la ruade , que la conséquence

logique de l 'honnêteté . Il suit son chemin, n o n pas une route

t racée a u cordeau , n o n pas avec cet espri t de géométr ie qu i

condui t au heu r t frontal , blessant et parfois mor te l d u pre- mie r obstacle, mais au cont ra i re en s ' a d a p t a n t a u t e r ra in ,

1. Op. cit., 0. C., t. VIII , p. 1173. 2. L'Avenir de la science, 0. C., t. III, p. 743.

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avec beaucoup d'habileté, en composant avec les hommes et les choses, tels qu'ils sont.

Seulement, quand certains principes devraient être enfreints, quand il faudrait, pour aller plus avant, perdre jusqu'aux raisons d'avancer, alors notre homme pose son sac et taille sa route lui-même. Cette citation de Juvénal revient souvent sous sa plume : «Propter vitam vivendi perdere causas » Voilà justement ce qu'il refuse. Il sait dire non, il sait s'oppo- ser, avec le plaisir qu 'on éprouve à faire son devoir.

Quand il s'engage dans la carrière scientifique, Renan n'ignore pas qu'il aura à rompre quelques lances. Il n ' ima- gine pas cependant à quel point les traits de ses adversaires tomberont dru sur sa tête. L'idée que la science n'est pas, comme pour son célèbre contemporain, désormais innom- mable, une voie royale, mais un chemin escarpé, ne lui fait pas peur. Et même, cette idée-là ne lui déplaît pas. Son grand mérite sera de parvenir au sommet sans s'y briser.

L'épisode capital, dans son itinéraire, est évidemment celui du Collège de France.

Dès sa sortie du séminaire, quand il entreprend de conquérir ses grades universitaires, le Collège de France est son but. Non qu'on ne puisse faire une très belle carrière dans l'Université. Mais le Collège, où il trouve ses meilleurs maîtres, comme Eugène Burnouf ou Étienne Quatremère, est l'institution qui lui paraît, par excellence, vouée à la science. L'enseignement n 'y est pas une fonction principale, si ce n'est cet enseignement qui consiste à présenter les der- niers résultats de la recherche la plus avancée à un audi- toire, choisi et peu nombreux, qui n 'a , lui aussi, que la recherche comme objectif.

1. « Pour sauver sa vie, perdre ce qui est la raison de vivre », Juvénal, Satires, VIII, 84. Par exemple, dans une lettre à Rebité, du 25 décembre 1878, 0. C., t. X, p. 781.

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A l'Université, on délivre un enseignement et, à l'occa- sion, on s'emploie à plaire à un large public. Les meilleurs professeurs y font des leçons où la beauté du discours compte essentiellement, et la science vient en sus ; elle n 'y est pas nécessaire. Si le propos est bien tourné, si le public est bien distrait, cela suffit. Il revient nombreux et fait la bonne répu- tation du maître.

Au Collège en revanche, il faut produire des connaissan- ces nouvelles et sûres. Les élèves n 'y sont pas des auditeurs, voire des spectateurs qui demandent à être charmés. Ils sont assurément instruits — ce qui est loin d'être toujours le cas des étudiants de la faculté — et viennent se frotter, pour ainsi dire, à la science vivante, en train de se faire, afin d'être en mesure de la faire progresser à leur tour. L'attention à la parole du maître n'est pas celle de l'esthète qui apprécie un bel esprit, mais celle de l 'apprenti qui veut appréhender de la matière première et des moyens pour produire des connaissances inédites.

C'est donc la vocation scientifique de Renan qui l'oriente vers le Collège de France.

A cela, il faut ajouter que l'Université lui paraît soumise aux puissances politiques et religieuses. Il y voit une entrave au cheminement de la science pure, qui contrevient toujours aux intérêts des unes et donc quelquefois à ceux des autres. Et aussi il est convaincu, par ce qu'il a appris d'expérience dans la fréquentation du clergé, qu'on ne peut y réussir sans s'insérer dans le jeu compliqué des intrigues. «Je n'ai jamais eu beaucoup de goût pour les petites habiletés qui forment souvent le tissu des vies les plus honnêtes [...]. Tous les avan- tages de ce monde ne me semblent pas valoir la peine qu 'on dévie tant soit peu de ce que l 'on croit le b i e n

1. « La chaire d'hébreu au Collège de France », dans Questions contem- poraines, O. C., t. 1, p. 145.

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