Cioran : désespoir, mode d’emploi

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LITTÉRATURE & PHILOSOPHIE UN DIALOGUE RENOUÉ un nouveau texte de jean giono Son conte oriental en avant-première DOM 6,50 € - BEL 6,50 € - CH 12,00 FS - CAN 8,30 $ CAN - ALL 6,90 € - ITL 6,60 € - ESP 6,60 € - GB 5 £ - AUT 6.70 € - GR 6,60 € - PORT CONT 6,60 € - MAR 60 DH - LUX 6,60 € - TUN 7,3 TND - TOM /S 850 CFP - TOM/A 1350 CFP - MAY 6,50 € 3:HIKMKE=^U[UU\:?a@p@a@s@a; M 02049 - 508 - F: 6,00 E CIORAN Par Peter Sloterdijk, Pierre assouline, nicolas Cavaillès virgil tanase, vincent Piednoir, Patrice Bollon… DÉSESPOIR, MODE D’EMPLOI ÉVÉNEMENT JULIEN GRACQ SES MANUSCRITS DE GUERRE ENFIN PUBLIÉS www.magazine-litteraire.com - Mai 2011 entretien aveC PhiliPPe foreSt « Qu’on m’accuse de tout ce qu’on veut » Deux inédits du philosophe DOCUMENTS

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En liant intimement pensée et style de vie, Cioran prolongea une certaine tradition antique.

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littérature & philosophie un dialogue renoué

un nouveau texte de jean gionoSon conte oriental en avant-première

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cioranPar Peter Sloterdijk, Pierre assouline, nicolas Cavaillès virgil tanase, vincent Piednoir, Patrice Bollon…

désespoir, mode d’emploi

événementJulien gracqses manuscrits de guerre enfin publiés

www.magazine-litteraire.com - Mai 2011

entretien aveC PhiliPPe foreSt« Qu’on m’accuse de tout ce qu’on veut »

Deux inédits du philosophe

d o c u m e n t s

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3 Éditorial

Mai 2011 | 508 | Le Magazine Littéraire

Édité par Sophia Publications74, avenue du Maine, 75014 Paris.Tél. : 01 44 10 10 10 Fax : 01 44 10 13 94Courriel : [email protected] : www.magazine-litteraire.com

Service abonnements Le Magazine Littéraire, Service abonnements 22, rue René-Boulanger, 75472 Paris Cedex 10Tél. - France : 01 55 56 71 25Tél. - Étranger : 00 33 1 55 56 71 25Courriel : [email protected] France 2010 : 1 an, 11 numéros, 58 €.Achat de revues et d’écrins : 02 38 33 42 87 U. E. et autres pays, nous contacter.

Pour joindre directement par téléphone votre correspondant, composez le 01 44 10, suivi des quatre chiffres placés après son nom.

RédactionDirecteur de la rédactionJoseph Macé-Scaron (13 85)[email protected]édacteur en chef Laurent Nunez (10 70) [email protected]édacteur en chef adjoint Hervé Aubron (13 87) [email protected] éditorial Alexis LacroixChef de rubrique « La vie des lettres » Alexis Brocas (13 93)Conception couverture A noirConception maquette Blandine PerroisDirectrice artistique Blandine Perrois (13 89) [email protected] photo Michel Bénichou (13 90) [email protected]/éditrice web Enrica Sartori (13 95) [email protected] Valérie Cabridens (13 88)[email protected] Christophe Perrusson (13 78)Directrice administrative et financièreDounia Ammor (13 73)Directrice commerciale et marketing Virginie Marliac (54 49)

Marketing directGestion : Isabelle Parez (13 60) [email protected] : Anne Alloueteau (54 50)

Vente et promotionDirectrice : Évelyne Miont (13 80) [email protected] messageries VIP Diffusion Presse Contact : Frédéric Vinot (N° Vert : 08 00 51 49 74)Diffusion librairies : Difpop : 01 40 24 21 31

PublicitéDirectrice commerciale Publicité et Développement Caroline Nourry (13 96)Publicité littéraire Marie Amiel - directrice de clientèle (12 11) [email protected]é culturelle Françoise Hullot - directrice de clientèle (12 13) [email protected]

Service comptabilité Sylvie Poirier (12 89) [email protected]

Impression Imprimerie G. Canale, via Liguria 24, 10 071 Borgaro (To), Italie.

Commission paritairen° 0410 K 79505. ISSN- : 0024-9807

Les manuscrits non insérés ne sont pas rendus.Copyright © Magazine LittéraireLe Magazine Littéraire est publié par Sophia Publications, Société anonyme au capital de 115 500 euros.

Président-directeur général et directeur de la publicationPhilippe ClergetDépôt légal : à parution

Par Joseph Macé-Scaron

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J adis moquée, bafouée, condamnée, mal-traitée, la biographie se porte comme un charme. Un demi-siècle d’anathèmes et les coups de boutoir conjugués de Flaubert, de Mallarmé, de Proust, de Valéry, de Blan-

chot et des avatars successifs de Barthes ne sont pas parvenus à faire disparaître ce continent littéraire. Mieux, il existe fort heureusement des universitaires pour l’explorer et en dessiner la carte. José-Luis Diaz, qui a beaucoup œuvré lui-même pour sortir l’écrivain du trou du souffleur, est un de ces aventuriers, et il le prouve brillam-ment dans son dernier essai (*).Qu’est-ce qui se joue ici ? Si l’on en croit les biographes, une guerre de frontières selon que l’on choisisse de faire entrer ou non « l’intime » dans le champ de la littérature. Que faire des Mémoires ? Comment traiter les Correspondances ? Si l’on en croit les anti-biographes, une guerre de position où les intrus, leurs pieds coincés dans la porte du Panthéon qui se referme, s’acharnent à être des « érudits sur des riens » (Hugo). Pour certains romantiques, ces « gens-là » ne sont que des scribes du « détail, connaisseurs du vêtement, ignorants de l’âme »… Pour d’autres, le sujet transcendant et infini l’em-porte sur l’œuvre. « No poem is equal to its poet », notait Carlyle. Pour Lamartine, ceux qui prétendaient qu’Homère n’avait pas existé, et que L’Iliade et L’Odyssée étaient l’œuvre de chanteurs ambulants, étaient dans le tort : « Cette opinion est l’athéisme du génie ; elle se réfute par sa propre absurdité. »

C ette querelle qui traverse le xixe siècle est bien plus violente que celle des Anciens et des Modernes. Certes, l’« Affaire » remonte à la

Renaissance. L’affirmation de l’individu en peinture, et notamment à travers l’art du portrait, donne alors sa pleine mesure dans les récits de vie et les premiers essais autobiographiques. Déjà, on fourbit les armes dans une de ces guerres de religion dont nous avons le secret. Montaigne est renvoyé dans sa tour et ces Messieurs de Port-Royal clament qu’un honnête homme doit éviter de « se servir des mots je et moy ». C’est dire si l’essai de José-Luis Diaz est bien plus qu’une agréable promenade littéraire, il nous permet d’embrasser plusieurs siècles de création littéraire en reposant cette question : « Qui dit moi en je ? »

F rotter une biogra-phie contre une autre peut provo-

quer des étincelles. C’est précisément ce que Fran-çois-Bernard Michel (**) fait en comparant les vies de Proust et de Beckett. La thèse est simple et belle. Les œuvres de ces deux créateurs sont liées par une même humanité fra-gile. En s’approchant de leur psyché tourmentée, l’auteur révèle combien ils poursuivent un objectif identique. Beckett conti-nuateur de Proust ? Cette idée déjà exposée devient ici plus séduisante. Bec-kett, tout comme Proust,

« considérait son œuvre et sa vie comme indépen-dantes ». Mais, écrit François- Bernard Michel, peut-on être asthmatique ou dépressif à longueur de jours et de nuits, et devenir totalement neuf parce qu’on se met à écrire ?Virginia Woolf repoussa la proposition de sa sœur d’écrire des Mémoires. Le hasard – qui est, comme nous le savons, la rencontre de deux détermi-nismes – voulut qu’elle rencontrât, un jour de 1939, Freud, qui balayait d’un revers de main, ainsi que nous le rappelle Daniel Mendelsohn (***), l’idée de se prêter à un exercice aussi vulgaire. Woolf et Freud approchaient de la fin de leur vie. Le psychanalyste aurait offert un narcisse à la romancière. Par ce geste, Freud commettait l’erreur de tous ceux qui vomissent la biographie. Si « écrire un grand roman sans sujet » était l’ambition de Mrs Woolf, sa vie était bien du même tonneau : un chef-d’œuvre peuplé de ce qu’elle nommait des instants de « non-être ».

[email protected]

(*) L’Homme et l’Œuvre, José-Luis Diaz, éd. PUF, « Les Littéraires », 242 p., 26 €.(**) Proust et Beckett. Deux corps éloquents, François-Bernard Michel, éd. Actes Sud, « Un endroit où aller », 186 p., 19 €.(***) Si beau, si fragile, Daniel Mendelsohn, traduit de l’anglais (États-Unis) par Isabelle D. Taudière, éd. Flammarion, 428 p., 22 €.

L’auteur en ses œuvres

Peut-on être asthmatique ou dépressif à longueur de jours et de nuits, et devenir totalement neuf parce qu’on se met à écrire ?

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Le cercle critiqueChaque mois, des critiques inédites exclusivement accessibles en ligne.

Courants caraïbesÀ l’occasion du IIe Congrès des écrivains de la Caraïbe (qui s’est tenu en Guadeloupe en avril dernier), panorama d’une région littéraire très fertile.

RetrouvaillesUne nouvelle rubrique qui se propose de faire découvrir un livre oublié ou méconnu, suggéré par un écrivain, un critique ou un lecteur. Su

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n° 508 mai 2011Sommaire

844622 Cahier critique : les Manuscrits de guerre de Julien Gracq. Dossier : Cioran, cent ans de finitude. Entretien avec Philippe Forest.

Photo de couverture : John Foley/Opale. © ADAGP-Paris pour les œuvres de ses membres reproduites à l'intérieur de ce numéro. Nous remercions les éditions de l’Herne et Anatolia pour leur contribution à l’iconographie de ce numéro.

Abonnez-vous page 89

Ce numéro comporte 3 encarts : 1 encart abonnement sur les exemplaires kiosque, 1 encart Edigroup sur exemplaires kiosque de Suisse et Belgique, 1 encart Le Nouvel Observateur sur une sélection d’abonnés.

Littérature et philosophie, inséparables sœurs ennemies. Artificiellement opposés, les deux domaines disposent de nombreux terrains de rencontre.

L’actualité 3 L’éditorial de Joseph Macé-Scaron 6 Contributeurs 8 Analyse Littérature et philosophie,

inséparables sœurs ennemies, par Anne Sauvagnargues

12 La vie des lettres Édition, festivals, spectacles… Les rendez-vous du mois

Le cahier critiqueFiction 22 Julien Gracq, Manuscrits de guerre 26 Claude Louis-Combet, Gorgô 26 Juan Gabriel Vásquez,

Les Amants de la Toussaint 27 Camille de Toledo, Vies pøtentielles 29 Mathias Énard, L’Alcool et la Nostalgie 30 Peter Handke, La Nuit morave 31 André Benchetrit, Le Livre de Sabine 32 Flann O’Brien, The Best of Myles 34 Joyce Carol Oates, Folles nuitsPoésie 35 Henri Cole, Terre médiane 35 Jacques Jouet, L’Histoire poèmes

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Prochainnuméroenventele26maiDossier : Balzac

Le dossier 46 Cioran, cent ans de finitude

dossier coordonné par Maxime Rovere 48 Le labyrinthe et le palais, par Patrice Bollon 50 Chronologie 52 « Fanatique jusqu’au ridicule »,

par Vincent Piednoir 54 Le prieur de la Sainte Folle Témérité,

par Peter Sloterdijk 56 Le penseur de l’ombre, par Ingrid Astier 58 À quoi bon lire ?� par Nicolas Cavaillès 60 Triste avec méthode, par Constantin Zaharia 62 « Disciple des saints », par Simona Modreanu 64 Les montagnes magiques,

par Eugène Van Itterbeek 66 La passion des préjugés, par Ger Groot 68 Cioran épistolier, par Vincent Piednoir 70 Inédit « Progrès de l’ironie » 71 Inédit « Le sentiment que tout va mal » 74 L’énergie du désespoir, par Ingrid Astier 74 L’apostat du verbe, par Aurélien Demars 76 L’histrion contrarié, par Virgil Tanase 78 Cahiers à spirale, par Sylvia Massias 80 En voie de recomposition,

par Pierre Assouline 82 Bibliographie

Le magazine des écrivains 84 Grand entretien avec Philippe Forest :

« Qu’on m’accuse de tout ce qu’on veut », propos recueillis par Nelly Levalet et Clément Rizet

90 Admiration Blaise Cendrars, par Frédéric Ferney

92 Archétype L’homme désarmé, par Mona Thomas

94 Inédit Le noyau d’abricot, par Jean Giono 98 Le dernier mot, par Alain Rey

Non-fiction 36 Éric Marty, Pourquoi le xxe siècle

a-t-il pris Sade au sérieux ? 38 Christian Jambet, Qu’est-ce que

la philosophie islamique ? 39 Vincent Kaufmann, La Faute

à Mallarmé 40 Marc Bloch, Mélanges historiques 42 Jean Clair, Dialogue avec les morts 43 Jean-Pierre Martin,

Les Écrivains face à la doxa 44 David Foster Wallace, Tout et plus

encore. Une histoire compacte de ∞

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Le Magazine Littéraire | 508 | Mai 2011

8Analyse

l’en seignement, et ne vaut que pour les cahiers et les listes de cours, c’est-à-dire pour l’institution du savoir, non pour sa production.Dès qu’on lit on est précipité dans un univers d’affects et de percepts : la littérature sert à cela, à transformer la manière que nous avons de sentir le monde et de nous établir en lui, en augmentant notre capacité d’apprécier la réalité qui change avec nous. Car nous vivons dans des cocons de mots. Ils nous alimentent et nous contiennent, parfois à l’étroit, lorsque nos coudes ou nos genoux cherchent à se plier selon des angles inaccoutumés, pour nous détendre de nos positions habituelles et nous permettre d’étendre un peu nos expériences.

Sortir de l’abécédaire scolaireToutes nos choses sont habillées de langage, un lan-gage uniforme et réfléchissant qui nous montre dans chacune d’entre elles le miroir brillant et légèrement décevant de nos routines vocales : notre langue sent un peu le renfermé, faite d’habitudes et de coutumes unanimes, de manières d’agir plus que de sentir, qui mettent en forme nos expériences toujours so ciales et partagées. Dans le langage, nos chaussures sont rangées dans l’entrée, et nos pantoufles veillent sous nos lits. Tout un répertoire de gestes, mais aussi de caractères, tout un panorama de personnages, allant du verre d’eau sur la table de chevet à la montre que nous bouclons à notre poignet, qui nous agencent socialement, nous acclimatent à des habitudes men-tales partagées, des manières de réagir automatiques, des goûts qui flottent autour de nous. Tel est le rôle de la langue : elle nous amène, en parlant, à agir et à sentir comme les autres, en imprégnant notre mémoire de mots, qui sont des concentrés d’actions, de réac-tions, de ma nières de juger. Nous avons pris nos expé-riences dans les grands abécédaires coloriés de notre enfance, où, à côté des lettres bombées, faisant les importantes, les choses imprimées en couleur tâchaient de faire leur chemin dans notre imagination : A comme abeille ; B comme bateau.C’est toute une histoire de sortir de l’abécédaire scolaire : la littérature nous y aide, elle sert même à

L a littérature, comme la philosophie, se situe à l’interstice du réel et du dis-cours, pour transformer nos modes de perception et de compréhension, en attirant notre attention sur d’autres

portions moins explorées, ou d’autres usages moins connus de notre expérience. On se représente sou-vent la réalité comme si au-dessus des choses flottait en apesanteur le voile transparent des idées. Il n’en est rien, et la relation entre réel et mots est plutôt celle d’un filtre, ou d’une membrane, qui sélectionne dans la réalité les informations les mieux susceptibles de faire sonner la langue dans laquelle nous vivons.La littérature pense, elle pèse sur la langue, pas tout à fait à la manière des discours savants, puisque nous avons tranché dans nos savoirs la proximité qui reliait discours poétiques et scientifiques, mais seulement depuis peu, depuis que l’université s’est mise au siècle dernier à enseigner en jargons spécifiques pour ré-partir les compétences en diplômes spécialisés. Il ne faut pas prendre trop au sérieux cette distribution en lopins, sorte de cadastre des propriétés du savoir. Elle sert surtout à s’orienter dans une offre des métiers, à mettre de l’ordre dans l’apprentissage et dans

Littérature et philosophieInséparables sœurs enne miesLes deux domaines ont longtemps été artificiellement opposés alors qu’ils recherchent pareillement de nouvelles manières de percevoir, d’expérimenter ou de penser. Éclairage, par une spécialiste de Gilles Deleuze.Par Anne Sauvagnargues, illustrations Catherine Meurisse pour Le Magazine Littéraire

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Littérature et philosophieInséparables sœurs enne miesLes deux domaines ont longtemps été artificiellement opposés alors qu’ils recherchent pareillement de nouvelles manières de percevoir, d’expérimenter ou de penser. Éclairage, par une spécialiste de Gilles Deleuze.Par Anne Sauvagnargues, illustrations Catherine Meurisse pour Le Magazine Littéraire

cela. C’est elle qui est la mieux placée. Elle produit de nou­veaux personnages sensoriels qui gonflent dans nos oreilles et nous font pousser des doigts supplémentaires, des neurones tactiles et visuels qui s’attardent sur de nouveaux fragments de réalité, s’en­chantent ou se désolent de tel ou tel aspect rendu sensible à notre grande surprise, et pour lequel nous n’avons pas encore de réponse programmée. De tels relevés constituent des gourmandises sensorielles et pensées. Ils ne nous montrent pas les choses telles qu’elles sont (car les choses ne sont ni d’une manière ni d’une autre), mais nous font découvrir de nouveaux univers sen­soriels au cœur de la réa­lité la plus ordinaire.Qu’il s’agisse de romans parlant exactement de notre monde, de poésie, ou de textes plus exo tiques, très anciens ou très éloignés de nos sociétés, qui scandent des chapelets d’intrigues et d’émotions peu familières, chaque fois que nous lisons, nous prenons contact avec des personnages et paysages qui augmentent notre capacité de sentir. Il ne s’agit pas seulement de person­nages humains, de « héros », ni même du décor dans lequel ils évoluent, pas davantage des émotions ou des résolutions qui les traversent, mais de la finesse clinique avec laquelle tous ces éléments se trouvent extraits d’un vécu pour être précipités dans des mots.

Aventures mentalesCes personnages constituent déjà des inventions, des transformateurs d’expériences : ce sont des modes d’individuation, des sortes de capteurs qui prélèvent dans le réel des zones de vie, des circonstances d’ac­tions. Ils peuvent nous sembler proches comme les personnages de Balzac, définis de pied en cap, du moindre bouton à leur arbre généalogique complet,

définissant la notice sociologique détaillée du bourgeois ou de l’aristocrate du xixe siècle. Ils peuvent être lacunaires et

défectueux, à la manière des person­nages de Beckett qui rampent et rô­dent dans des secteurs raréfiés, fai­sant exploser avec d’autant plus de

violence leurs émotions minimales dans nos univers plus remplis. Personnages et décor, action et

description composent en réa­lité des personnages senso­riels, qui dé coupent de nou­veaux modes d’individuation, c’est­à­dire des blocs de per­ception et de trem blantes cartes psychiques d’affect, de

nouveaux univers sensoriels, faits d’émotion et de percep­tion autant que de savoir, d’idées, d’informations.C’est pour cela que nous aimons les personnages de

romans – le roman est un sca­phandre d’expérience, qui a mis notre désir à l’affût et nous a permis, notre main plongée

dans un livre comme un gant, de grelotter d’émoi en dévalant les

pages, apprenant que le prince allait casser le grand vase du salon dans L’Idiot de Dostoïevski ou que la San­

severina, volant sur les tapis poussié­reux du palais du prince de Parme, pour

sauver Fabrice, n’avait pas 25 ans (1). Les romans furent les scaphandres hermétiques vers de nouveaux terri­toires d’expériences, nous appareillant pour des aven­tures pas encore à la mesure de nos jeunes corps imberbes. C’est la littérature qui nous a fait grandir.Beauté des sensations, exactement capables de déplier une toute nouvelle tenture sensorielle, entre les choses et les mots ; mais aussi beauté des explications, faisant brusquement volte­face, claquant comme des voiles pour rabattre notre expérience sensorielle dans une direction imprévue. Dans la longueur des phrases, leurs méandres, goutte à goutte, avec une poignante et sidérante précision, des mots se succèdent, dépliant des aventures mentales que rien, aucun discours pré alable, pas même les pensées construites de la phi­losophie lorsqu’elle opère dans le lexique savant, n’aurait pu vraiment laisser présager. La littérature pro­duit de nouveaux modes d’individuation, et elle les rend sensibles dans les mots, en les écartant, les déten­dant, les espaçant pour leur permettre de filtrer une réalité exigeante, à même le quotidien le plus familier, ou parce qu’elle décrit des tranches d’existence tout à fait en dehors de notre portée.C’est elle qui nous a enseigné la grammaire des passions, et nos répertoires scientifiques les plus divers palpitent et sont conservés en elle, sans que nous nous en apercevions toujours. La psychologie, bien sûr, mais aussi la sociologie, l’histoire,

(1) La Chartreuse de Parme, Stendhal.

Nous enseignant la grammaire des passions, la littérature a été le creuset de toutes les sciences humaines : psychologie, sociologie, histoire, ethnographie...

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12 La vie des lettres

Le Magazine Littéraire | 508 | Mai 2011

L’ exposition que consac re l a Cinémathèque f r a n ç a i s e à Stanley Kubrick

donne parfois le sentiment d’un écomusée consacré à une loin-taine bataille. Accumulés, les accessoires fétiches ou les ébauches fossiles ont tendance à réduire les films à des blasons figés. C’est dans l’écrit que réside la part la plus vive du matériel rassemblé : posé là, un essaim de

paperasses toujours susceptibles de s’envoler en bruissant. Ne se voit là qu’une infime fraction de l’écheveau de fiches, mémos, messages qu’a produits Kubrick, greffier de sa propre œuvre, homme-télex émettant dans le monde entier à partir de son manoir anglais.Visionnaire ? Certes, mais aussi scriptural. Il fut, somme toute, l’un des rares cinéastes à avoir montré un écrivain au travail. Ce n’est pas si courant, ce n’est pas

si simple : il n’y a là quasi rien à voir ou à entendre. Dans Shining, Kubrick fit le pari de dispropor-tionner la chose, de la grossir, de la gigantiser. Sa caméra ne se fau-filait pas seulement dans le dédale d’un labyrinthe ou d’un palace désert ; elle se faisait aussi petite souris épouvantée sur le bureau d’un romancier, prise dans le cli-quetis des touches, le fracas du chariot à papier, à l’ombre d’une machine à écrire devenue monu-ment aux morts écrasant.Dans l’exposition, des livres an-notés rappellent que onze des treize longs métrages de Kubrick sont des adaptations, laissant en-trevoir une bibliothèque bigarrée.

Il y a là des ouvrages obscurs – à la lettre des prétextes. Il y a aussi des poids lourds : Schnitzler (dont Eyes Wide Shut adapte, assez fidèlement, La Nouvelle rêvée), Nabokov (Lolita), ou un écrivain plus ancien et négligé, que Kubrick a fait redécouvrir (Thackeray, auteur du picaresque Barry Lyndon). Le rayon littéra-ture de genre est aussi fourni, avec Anthony Burgess (Orange mécanique), Stephen King (Shin­ing), et bien sûr Arthur C. Clarke pour 2001, l’odyssée de l’espace. Ce dernier film représente un cas peu fréquent : intéressé par une nouvelle antérieure de Clarke, Kubrick y adjoint des prolonge-ments de son cru qu’il soumet à l’écrivain en lui commandant un roman dont l’adaptation précé-derait la parution. Les nombreux projets non concrét isés n’échappent pas au mobile litté-raire. Seule exception : un « Na-poléon » longuement maturé qui ne verra pas le jour. En revanche, le désir précoce de se confronter à la Shoah et au nazisme sera pé-riodiquement relancé par divers livres, Kubrick proposant aussi à l’écrivain Isaac Bashevis Singer d’écrire un scénario sur l’Holo-causte. Une nouvelle de Brian Aldiss, « Les supertoys durent tout l’été » (1969), suscite chez le cinéaste le rêve d’un Pinocchio peuplé de robots. D’autres films fantômes auraient pu – mais c’est discuté – naître du Brûlant secret de Zweig ou du Parfum de Pa-trick Süskind. Il ne s’agit pas seulement de trou-ver du grain à moudre. Ce que condense une étonnante re-marque de Kubrick, reproduite dans la première salle de l’expo-sition : « Si on peut l’écrire ou le penser, on peut le filmer. » L’aveu d’un écrivain frustré ? Absolu-ment pas. Un défi toujours re-lancé ? Mieux que cela : une com-pétition fondatrice, chacune de ses œuvres étant conçue comme une course de fond entre mots, images et sons, appelés à se chicaner ou s’épauler, à se pour-suivre ou se heurter. L’écrit ne s’efface pas pour laisser place au film, il y nage en sous-marin et trahit parfois sa présence à

cinéma�Kubrick, mots de passeUne exposition à la Cinémathèque donne l’occasion de se replonger dans l’œuvre de Stanley Kubrick, hantée par l’écriture.

Une surprenante remarque de Kubrick se trouve dans la première salle : « Si on peut l’écrire ou le penser, on peut le filmer. »

Stanley Kubrick vers 1949. Il est alors photographe pour le magazine Look.

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l’écran. Ce sont par exemple de brutaux intertitres assénant un découpage en chapitres dérou­tant ou contestable, comme éma­nant d’une ligne narrative pa­rallèle ou parasite (de 2001 à Shining) ou encore cet art de la voix off intrusive (très marqué dans Barry Lyndon) désamor­çant une séquence à venir en an­nonçant sa teneur ou imposant une signification n’ayant rien d’évident si l’on en croit ce que l’on voit et entend par ailleurs. C’est une autre définition pos­sible du cinéma de Kubrick : face au cobra dominateur du texte, trouver des images­mangoustes capables de lui tenir tête et de lui couper le sifflet en se faisant le plus mates, sèches, sibyllines pos­sible. Pas par simple goût de l’émulation, mais en vertu d’un pressentiment (formulé dès Doc-teur Folamour) : le monde est appelé à être infesté de codes et de protocoles, d’écrits contrai­gnants. Partout, des modes d’em­ploi. La voix blanche, atone et synthétique de HAL, l’ordinateur de 2001, est bien celle d’un texte tyrannique, imposant son pro­gramme aux corps humains, substituant à la fatalité des dieux une machination sans maître. À l’ère des ordinateurs, tout est écrit en même temps qu’illisible pour un seul œil humain. Face à ce texte invasif, on travaille à le dérégler, à le faire bugger si l’on est écrivain. Si l’on est Kubrick, on le tient en joue pour le faire sortir de sa tanière et donner à voir sa gueule. Hervé Aubron

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édition Nadeau, un siècle d’écrivains

É diteur, critique et directeur de La Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau est une figure majeure de l’édition fran­çaise. Voilà qu’il fête ses cent ans, et pour cet anniversaire

plusieurs publications sont évidemment prévues. La plus passion­nante est sans doute la réédition ne varietur de ses Mémoires lit­téraires, Grâces leur soient rendues ; mais il y a aussi Le Chemin de la vie, livre d’entretiens extraits de la série d’émission de Laure Adler « Hors­champs » sur France Culture, complété par quatre textes critiques sur Henri Calet, Baudelaire, Balzac et Malcolm Lowry. Un livre qui reprend le titre de la première collection de Nadeau créée en 1947 aux éditions du Pavois où parurent Les Jours de notre mort de David Rousset. Le parcours de ce serviteur de la littérature est celui d’un enfant de la méritocratie : orphelin de père à 5 ans, puis pupille de la nation, Maurice Nadeau intègre l’école normale d’instituteurs, puis l’École normale supérieure de Saint­Cloud. Nommé professeur en collège, il rejoint le mouvement trotskiste, distribue des tracts à la sortie des usines et vend à la criée le journal La Vérité. Nadeau, qui avait tourné casaque devant les dérives sta­liniennes, ne s’en laissait pas conter. Au contact d’Adrienne Monnier, la grande libraire de la rue de l’Odéon, il découvre Georges Bataille et « l’expérimentateur » Henri Michaux. Engagé dans la résistance, il accède à la notoriété en publiant la première Histoire du surréa-lisme dès 1945. « Votre livre définitif, déjà traditionnel, où je vis que je n’étais pas oublié, qu’un homme avait voulu rappeler mon travail dans la vie », lui témoigna Antonin Artaud. À la Libération, Maurice Nadeau entre comme « rédacteur » à Combat, journal dirigé par Albert Camus et Pascal Pia. Il accueillera, cette fois chez l’éditeur Corrêa (et non aux éditions du Pavois, où il débuta), Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry. Car Nadeau transporta, d’une maison d’édition à l’autre, les auteurs qu’il publiait dans sa revue Les Lettres nouvelles : souvent il s’entendit dire que ses livres perdaient de l’argent, et souvent il fut prié de déménager. Son chemin intellec­tuel est jalonné par la révélation d’écrivains majeurs (David Rousset, Malcolm Lowry, donc, mais aussi Georges Perec, Leonardo Sciascia, Witold Gombrowicz, Michel Houellebecq…). Cet infatigable « héros

du travail » (Michel Leiris) tient toujours sa maison d’édition, fondée en 1977.

Olivier Cariguel

Maurice Nadeau en 2006.

éditionPolice des motsComment passer sous silence cette excellente deuxième édition de La Police des écrivains (éd. Horay) ? Établie par bruno Fuligni, elle reproduit les dossiers policiers de suspects tels que Victor Hugo, Willy et Colette, Zola… augmentés de ceux de sartre, de Vian et de prévert. Vous y apprendrez que le « sr tourgueneff » était un « partisan absolu des doctrines de bakounine », que sartre s’inspirait de « Heideger » et de « Kirkegaord ». Mais rares sont les policiers capables d’égaler la perfidie dysorthographique de l’officier lombard : « Verlaine devint amoureux de Raimbaud […] et ils allèrent goûter, en belgique, la paix du cœur et ce qui s’en suit. » le poète est un phare flanqué de gyrophares…

La bio de Carmen par Lacoutureaprès la biographie du Job biblique par pierre assouline, Jean lacouture s’est à son tour lancé dans un essai « parabiographique » sur une figure fictive quoique emblématique : celle de Carmen, telle qu’elle apparaît chez bizet ou Mérimée. l’ouvrage devrait paraître en juin aux éditions du seuil.

Érasme reportél’édition des adages d’Érasme, prévue pour mai aux belles lettres, a été reportée à octobre prochain. Cette publication en cinq volumes rassemble les 20 000 notes de lecture rédigées par le philosophe à partir de ses lectures antiques. dirigée par Jean-Christophe saladin, elle a réclamé le concours de 60 traducteurs.

Nobel en Stockles éditions stock publient, le 4 mai, un recueil du prix nobel de littérature isaac bashevis singer : Les Aventures d’un idéaliste et autres nouvelles inédites. Ce texte était jusqu’ici impubliable en France pour des raisons juridiques complexes. il a fallu l’intervention du romancier Jerome Charyn pour débloquer la situation.

À voirStanley Kubrick, l’exposition,

jusqu’au 31 juillet, Cinémathèque française, Paris 12e. Programmation et conférences afférentes : www.cinematheque.fr/

Stanley Kubrick, l’intégrale, coffret 13 DVD + le livre The Stanley Kubrick Archives, d’Alison Castle, éd. Warner, 200 € env. Reprise en salle de tous les films depuis Lolita à partir du 1er juin.

À lireKubrick, Michel Ciment,

rééd. Calmann-Lévy, 336 p., 45 €.Stanley Kubrick’s Napoleon :

The Greatest Movie Never Made, Alison Castle, éd. Taschen, 1 112 p., 49,99 €.

À lireLe Chemin de

la vie. Entretiens avec Laure Adler, Maurice Nadeau, éd. Verdier, 160 p., 15 €.

Grâces leur soient rendues. Mémoires littéraires, Maurice Nadeau, éd. Albin Michel, 482 p., 24 €.

La Quinzaine littéraire, numéro spécial le 1er mai.

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Manuscrits de guerre, Julien Gracq, éd. José Corti, présentation de Bernhild Boie, 256 p., 19 €. Édition avec fac-similé du manuscrit : 336 p., 29 €.

L a guerre, la guerre, la guerre. Il est peu de visiteurs de Julien Gracq, à Paris comme à Saint-Florent-le-Vieil, qui ne se souviennent l’avoir écouté parler de la guerre. Ou plutôt des guerres, la

grande et la dernière. La première fois, il avait 8 ans lorsqu’il entendit les volées de cloches et les sonneries de clairons annonçant la signature de l’armistice à tra-vers tout le pays et, partant, le début du xxe siècle ; la seconde fois, il avait 29 ans lorsqu’il assista impuis-sant et les armes à la main à l’effondrement de son pays et de son peuple. Comment la guerre aurait-elle jamais pu le lâcher ?Deux cahiers constituent ces Manuscrits de guerre inédits retrouvés dans le fonds d’archives légué par l’écrivain à la Bibliothèque nationale : l’un, intitulé « Louis Poirier/Souvenirs de guerre », y raconte, sous la forme d’un carnet de bord intime de 77 pages, aride, télégraphique, voire pauvre comme un procès-verbal, sa campagne du 10 mai au 2 juin 1940 entre Winnezeele (Flandre intérieure) et Dunkerque ; l’autre, qui se présente comme « Récit », se veut mise en fiction sur 66 pages du vécu de la guerre les 23 et 24 juin 1940. Ils ont probablement été écrits peu après, donc sans recul ni décantation, au retour de captivité du lieutenant Poirier (137e régiment d’in-fanterie) de son stalag en Silésie. L’ensemble paraît donc dans un volume unique et sous le titre commun de Manuscrits de guerre. Ils sont d’un écrivain en devenir qui cherche sa voix, auteur d’un seul roman, publié chez José Corti en 1938, Au château d’Argol.Le « Récit », écrit à la troisième personne, est d’un style plus tra-vaillé. Le « il » en question s’ap-pelle lieutenant G. et préfigure le lieutenant Grange d’Un balcon en forêt (1958), texte qui se voulait « quelque chose sur la guerre ». Dans « Récit », deux Gracq se cherchent et s’affrontent en per-manence : le géographe d’une précision maniaque dans l’art tout en nuances de la description et le surréaliste grand lecteur de littérature fantastique si prompt à s’évader du réel. Parfois ses personnages sont dans la glaise, la boue, la merde ; parfois, ils s’échappent du côté du merveilleux et de la fantasma-gorie. Dans les « Souvenirs », les notations ont la

sécheresse de notes à leurs dates, où tout incident est consigné à cru : « Je m’installe dans une maison basse à gauche de la route. Petite maison de briques : trois pièces sous un grenier. Devant, bouchant la vue du canal, une espèce de grange forme avec le corps de la maison la barre d’un T. Entre la maison et le canal, des appentis, des remises, qui peuvent protéger. Le long du canal, sorte de verger clairsemé, où on a déjà ébau-ché des trous individuels. J’installe là, en bordure de la berge, mes deux F.M. – en essayant de prendre le canal d’enfilade pour avoir des champs de tir. »Le « Récit », c’est tout autre chose. Le contraire dirait-on. Un morceau de choix, parmi d’autres : « La section che-minait collée aux haies basses, les casques parfois un instant silhouettés en noir sur le ciel rougeoyant. Aux premiers pas qu’on avait faits en dehors du bois, on avait eu un peu l’impression de marcher sur la mer, mais en quelques secondes toute espèce de peur s’était volatilisée : on était dans le fil de la chance, por-

Gracq au front, en errant en écrivant

Julien Gracq en 1951.

Par Pierre Assouline

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E x t r a i t

S’il fallait par exemple attaquer demain, avec cette troupe imbibée de défaite comme d’eau une éponge ? Cette idée soulève le rire – mais à quoi bon y penser ? Heu-reusement à la guerre l’imagina-tion est toujours punie, j’ai eu le temps d’apprendre au moins cela. Et c’est peut-être cette certitude qui fait qu’on y dort si bien, car cette nuit encore je me vautrerai dans le plus profond sommeil.

« Souvenirs de guerre », Julien Gracq

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l’histoire. On connaît des anciens combattants qui ont « fait » Dunkerque : on en connaît peu qui l’aient vu. Le lecteur dispose de deux éditions de ces Manuscrits de guerre. Dix euros les séparent. La différence est jus-tifiée par l’adjonction du fac-similé de l’original du texte. Une authentique émotion se dégage lorsque l’œil caresse la couverture du cahier d’écolier Le Conquérant dans lequel il a aligné ses phrases. Elles sont si régulières et si fines qu’on les suppose tracées à la plume Sergent-Major, la trousse posée face à lui. La graphie est petite, la marge et les paragraphes res-pectés, le remords absent. Ni rature ni pâté. Propre et net. On y entend la voix ouatée, secrète et chuchoteuse du professeur d’histoire-géo du lycée de Quimper.C’était en mai et juin 1940. La France fut pendant quelques semaines prise d’une frénésie de vagabon-dage. Des soldats s’abaissant dans l’ivrognerie y croi-saient dans l’errance des familles angoissées. Une armée en déroute s’y livrait au pillage. Un chaos indes-criptible dont la peur du lendemain était l’alpha et l’oméga. La débâcle ne fut pas seulement le dérègle-ment général de toute une société à la recherche d’ordres et de commandement. Elle marqua un collap-sus collectif dont le souvenir a hanté longtemps les générations de Français de 7 à 77 ans qui la subirent de plein fouet. Ces Manuscrits de guerre sont le livre de l’attente angoissée comme Un balcon en forêt était celui de l’ennui, mais il y a peu des uns dans l’autre. L’auteur se révèle déjà pudique et sans pathos dans cette fixation d’images et d’émotions d’un temps exceptionnel, fait de tragédies et d’étonnements. Sous la plume de Gracq, la guerre est habitée la nuit ; chaque bruit y est pesant, chaque signe source d’inquiétude. L’invisible alourdit encore le climat. L’analyse comparée de ce qu’il consigne dans l’instant de son vécu de la guerre et de ce qu’il écrira plus tard révèle que le romancier n’aura finalement conservé que le souvenir émotionnel global aux dépens des petits détails maté-riels. Un gouffre brumeux, une atmosphère où tout est suspendu, comme dans un rêve éveillé.

Gracq au front, en errant en écrivant

Page manuscrite et couverture du cahier dans lequel Louis Poirier consignait ses « Souvenirs de guerre ».

tés comme sur de l’eau. On cheminait de champ en champ dans cette campagne coupée et onirique, inso-lite comme une mer de la lune, extraordinaire d’inconnu. Toutes amarres larguées – avec un senti-ment de bien-être pur, de respiration libre, d’éveil jamais ressenti. Le lieutenant G., tous ses esprits fouet-tés comme par un vent matinal, considérait de temps en temps l’arroi de sa colonne avec une poussée irré-pressible de fou rire : vraiment, on pouvait le dire, pen-sait-il, avec une espèce d’enthousiasme, c’était des choses comme on n’en voyait pas tous les jours. » Et les éclaireurs marchent en tête de la colonne d’un pas de porteurs de cierges… On y sent l’ombre portée de la catas trophe annoncée, d’autant plus attirante qu’elle est vénéneuse. Le livre se nourrit de cette tension. Ici une vision de Chirico, là une collision digne des Pieds Nickelés. Le génie de l’écrivain consiste à mettre de l’inattendu dans une trame et un dénouement des plus attendus puisque le lecteur sait déjà l’essentiel de

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À lire aussi La Géopolitique et le

Géographe, Yves Lacoste, éd. Choiseul, 262 p., 20 €. Dans ce livre d’entretien, le géographe évoque entre autres l’œuvre littéraire de son confrère devenu écrivain.

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Dossier 46

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Dossier

Tandis que les marchands de bonheur en­vahissent les librairies, l’œuvre de Cioran, né il y a un siècle, désarçonne et fait figure d’ex­ception : elle nous apprend que le désespoir, l’angoisse et le désarroi valent mieux que l’in­satiable et ennuyeuse quête du bonheur. Le xxe siècle l’a montré : de la naïveté au totali­tarisme, du fanatisme à l’angélisme, les en­thousiasmes de tous bords font courir aux humains les plus grands risques, sitôt qu’ils se piquent d’avoir des solutions et d’imposer des normes. Afin de nous en prémunir, Cio­ran a passé sa vie à fouiller, avec la minutie d’un géomètre, les zones d’ombre et les cre­vasses : c’est là que se tiennent, plus mo­destes, plus humaines, mais non sans envo­lées, ce qu’on appelle les « idées noires ». Marqué par les horreurs et les errances de son siècle, qu’il a brièvement em­brassées dans un élan qu’il qualifiait de « péché de jeunesse », Cioran est ainsi devenu une sorte d’éclaireur à l’envers : inversant le che­min inventé par Platon, il incarne la figure d’un penseur sciemment redescendu dans la caverne, dont la voix, souvent cinglante, par­fois hilare, monte des profondeurs.Pour cette raison, il est autant le premier que le dernier de son genre. En effet, comme l’ont très bien montré Susan Sontag et Peter Sloterdijk, son écriture se situe au­delà d’une certaine manière de philosopher : il ne s’agit ni d’articuler des idées en système ni de pro­duire du concept. Penser, pour Cioran, signi­fie définir une certaine position (une pos­ture, si l’on veut) qui témoigne moins de l’affirmation d’un esprit que des contradic­tions d’un être singulier face à l’existence. C’est en cela qu’il a renoué, du même coup, avec une tradition antique dont il est en un sens le dernier représentant. Que la pensée

T se fasse d’abord pratique, style de vie, per­sonnage situé au­delà de la mouvante fron­tière entre public et privé, est une affaire qui court de Socrate à Plotin et qui ne s’est épui­sée qu’à la fin de l’Antiquité. Jusque dans le choix de la pauvreté, jusque dans la manière dont il put se tenir à l’écart de toute profes­sion (même de celle d’écrivain), on trouve en Cioran une image moderne de Diogène, reconnaissable mais « adaptée », comme dans les films, à l’époque contemporaine. Le ton­neau dans la rue est devenu une mansarde – avec toilettes sur le palier.Cependant, les Anciens étaient en quête d’une perfection humaine, ce que Cioran ne désirait plus : écœuré par l’Histoire, il avait soif de

tout, sauf d’absolu. Plus confiant dans les pro­blèmes que dans leur résolution, il fit de l’écri­ture l’autre terrain de ses expériences – le miroir où contempler, corriger

et vérifier, pour ainsi dire, les contours de sa posture. Dans la précision de son lexique, l’adresse de sa syntaxe, l’originalité de ses « bons mots », on aurait tort de ne lire rien de plus qu’une vaine fascination pour le « style ». Cioran traversa l’époque de tous les forma­lismes sans jamais renoncer à inscrire la litté­rature dans une réalité existentielle. De l’écri­ture à l’existence, sans doute le décalque n’est­il pas immédiat : les livres de Cioran ont offert les moyens d’appréhender la force des mots d’une manière neuve, comme un jeu qui tient à la fois de l’exercice mental et de l’ex­périence verbale. Le suicide, par exemple, est simultanément chez lui un motif littéraire et une hypothèse qui aide à vivre. Loin d’indi­quer un tempérament morbide, cette écriture pointe une certaine sorte de vérité où, comme l’avait prévu Nietzsche, c’est à chacun de déterminer sa mesure. M. R.

Cioran, cent ans de finitudeDossier coordonné par Maxime Rovere

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En liant intimement pensée et style de vie, Cioran prolongea une certaine tradition antique.

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Dossier Dossier 47

Mai 2011 | 508 | Le Magazine Littéraire

À Dieppe, en 1989.

Cioran, cent ans de finitude