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    __________________________________________________________________SPARTE

    ET

    LES SUDISTES

    MAURICE BARDCHE

    SPARTE

    ET

    LES SUDISTES

    PYTHAS Pythas n'tait qu'un armateur de Marseille, il naviguait ses risques et prils

    travers des mers inconnues, son vaisseau tait quip ses frais : et ce sembla plustard une merveille, mme aux yeux des Grecs, qu'un des leurs et pu aller si loin avecses seules ressources, contre vents et mares, haines et lgendes ...

    Pythas, 1994ISBN 2-910082-00-8

    NOTE DE L'DITEUR

    La prsente dition inclut le chapitre II, Biographie intellectuelle d'unnationaliste, tel qu'il se prsentait dans l'dition hors commerce publie auxdpens de l'auteur et tire une centaine d'exemplaires, mais qui faisait dfautdans l'dition courante publie par Les Sept Couleurs en 1969.

    Avoir des manires bienveillantes et douces pour instruire les hommes,avoir de la compassion peur les insenss qui se rvoltent contre la raison, voil

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    la force virile propre au vent du Sud: c'est elle que s'attachent les sages.

    Faire sa cuirasse de lames de fer et sa couche de peaux de btessauvages, contempler sans frmir les approches de la mort, voil la force virile

    propre au vent du Nord : et c'est elle que, s'attachent les braves .TCHOUANG-YOUNG,

    Trait de la conduite du sage,par un disciple de Confucius.

    PROLOGUE

    C'est peut-tre un grand malheur de ne pas allumer les lampions quand lesautres les allument. Je n'ai pas sorti mes drapeaux pour la victoire desdmocraties. Je me sentais en quarantaine : il me semblait que toute une partie demoi-mme avait t vaincue.

    Je suis rest depuis ce temps un tranger parmi les hommes de mon temps.Le monde qui se construisait sous mes yeux, il me semblait qu'il opprimait cequi, en moi, me paraissait le plus vivace. Celte rpulsion s'tendait beaucoup dechoses. Je dtestais le plastique, la publicit, le chewing-gum. plus tard jem'habituai mal certains ornements en nylon et au chandail qui devint lecostume ordinaire des ecclsiastiques. Il ne me venait pas la pense que cesrpugnances pussent tre trangres l'une l'autre. On m'avait impos une

    religion et je refusais les eaux du baptme : et en mme temps que les eaux dubaptme, la gandhoura, le fez, les babouches qu'il fallait dsormais porter. Desmilliers d'hommes taient comme moi et regardaient avec suspicion le nouveluniforme du croyant.

    C'est qu'en effet, le tournant du XXe sicle avait t marqu par une guerrede religion, cela, nous le savions tous. Mais nous ne savions pas bien ce qu'taitune guerre de religion. Nous croyions, en nous rfrant ce qu'on appelait dansle pass guerre de religion , que l'objectif tait d'extirper l'hrsie, que cela

    n'allait pas au-del de la destruction des temples et du bcher des pasteurs,rsultats qui furent gnralement supports avec patience. Nous ne savions pas,parce que nous ne faisions rfrence qu' notre propre histoire, que la victoired'une religion est aussi la victoire d'un Koran et l'instauration d'une certaineoptique qui colore toutes choses : non seulement la politique, mais les moeurs,les habitudes, les jugements qu'on porte sur les choses, en un mot, toute la vie.En proclamant le triomphe d'une certaine religion, il a donc fallu dtruire nonseulement les structures, mais plus profondment une certaine manire d'tre. Et

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    l'tendue et la porte de ces destructions ont t peu aperues en gnral.

    Car l'hrsie avait des racines, un certain mode de sensibilit, une certaineprdisposition de l'tre humain qu'il a fallu, en mme temps qu'on dtruisait

    l'hrsie, changer et expurger. Et c'est un sang nouveau qu'il fallait transvaserdans toute une catgorie d'tres humains, si l'on voulait voir disparatre jamaisune certaine morale et, finalement, une certaine conception de la vie.

    Or, c'est toute une partie de la morale commune qui a t atteinte en mmetemps, car les morales hrtiques ne sont pas des fleurs monstrueuses quinaissent de quelque terreau empoisonn, elles ne font que dvelopper parlection certaines branches de la morale commune. Il n'est pas difficile de voirquelles sont les branches de la morale commune, de la morale la plustraditionnelle, qui ont t dlabres et saccages par la condamnation porte surune certaine dfinition de l'homme. Le devoir de discipline, le respect de laparole donne, le culte de l'nergie et des vertus viriles, le choix des hommes enfonction de leur courage et de leur attitude devant la vie, sont devenus galementvertus et mthodes suspectes parce qu'elles avaient conduit une obissancequ'on jugeait aveugle, une fidlit qui avait t dclare criminelle, un idalhumain qu'on regardait comme barbare, et qu'elles risquaient d'tablir unehirarchie qu'on refuse.

    Et, avec cette morale, c'est toute une famille de l'espce humaine qu'on

    mettait la porte de la civilisation. Cette exclusion tait d'autant plus singulireque ce temprament avait t jadis non seulement tolr, mais exalt par laRpublique. Quand j'tais enfant et que j'admirais Lazare Canot, Hoche, Desaix,Klber, et aussi le petit Viala et le tambour Bara, et mme Danton et plus tardClemenceau, c'est cette espce d'hommes qu'on me recommandait d'admirer. Etplus tard, dans cet autre livred'images qu'est l'histoire romaine, c'tait Regulus,c'tait Cincinnatus, c'tait Horatius Cocles, hros de cette rpublique exemplairequi avait nourri tant de gnrations. Toute ma jeunesse de bon lve se rvoltaitcontre la religion nouvelle. Et mme le petit Jacobin que j'avais t quatorze

    ans se rveillait en moi, ne comprenant plus pourquoi on dgradait sur le front del'histoire ces hommes de bronze qu'on m'avait appris aimer. Je ne reconnaissaispas dans le dmocrate de 1945 le bon petit lve de l'cole communale que

    j'avais t, le boursier que j'avais t, le fils de petit fonctionnaire radical-socialiste que j'avais t, et qu'au fond je n'ai pas cess d'tre.

    Alors j'avais l'impression que cette nuclation qu'on avait fait subir l'Europe la suite de la guerre, ce n'tait pas l'Europe seule qu'elle avait touche,

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    mais toute la civilisation, l'espce humaine tout entire. De mme qu'ensupprimant au coeur de l'Europe l'antique Allemagne, ce tronc germanique partir duquel elle s'tait forme dans le pass, on avait fait subir l'Europe uneablation monstrueuse aprs laquelle elle n'tait plus qu'un cheval aveugle qui

    s'appuie et se frotte machinalement sur son bat-flanc atlantique, sans force etincertain, ainsi en dracinant dans le monde moral certaines qualitslmentaires, en liminant certains mtaux qui avaient compos jusqu' prsentl'alliage humain que nous connaissons, c'tait toute une sensibilit que nousavions extirpe, toute une image de l'homme, non pas seulement un rgime maistout un monde qui venait avec, botte de racines qu'on enlve avec la plante. Sibien que nous vivions dans un monde moral d'une certaine faon dcervel.Lhistoire du pass ne dbouchait plus sur l'homme d'aujourd'hui. La culture dupass, l'homme du pass lui-mme sont comme trangers l'homme qu'on nousinvite tre. A Nuremberg dtruit par les bombes, on a reconstruit les maisonsdu XVIe sicle, mais en nous-mmes, c'est le contraire : en nous-mmes on veutconstruire une ville nouvelle qui nous fasse oublier les maisons d'autrefois.L'acceptons-nous ? En avons-nous mme conscience ? Quand on nous invite accepter le monde moderne, faire en nous-mmes un aggiornamento, une mise jour, comprenons-nous ce qu'on nous propose, dcelons-nous la manuvrequ'on mle subrepticement une indispensable rvision ? Savons-nous quellesrives on nous demande d'abandonner ? Et pour quel dclin ?

    Les mots mmes nous trompent, les mots surtout. On nous dit : c'est le

    fascisme qu'il faut abandonner sur les rivages des morts . Ce n'est pas lefascisme seulement que je vois au bout de ma lorgnette. C'est tout un continentque nous abandonnons. Et les mots ne servent qu' dguiser l'exode. Les fumesqui s'lvent des cits de la Plaine nous empchent de voir les collines heureusesque nous quittons jamais.

    Ce qui importe l'avenir, ce n'est pas la rsurrection d'une doctrine nid'une certaine forme de l'tat, encore moins d'un caporalisme et d'une police,c'est le retour une certaine dfinition de l'homme et une certaine hirarchie.

    Dans cette dfinition du l'homme, je place les qualits que j'ai dites, le sentimentde l'honneur, le courage, l'nergie, la loyaut, le respect de la parole donne, lecivisme. Et cette hirarchie que je souhaite, c'est celle qui place ces qualits au-dessus de tous les avantages donns par la naissance, la fortune, les alliances, etqui choisit l'lite en considration de ces seules quotits. L'autorit dans l'tatn'est rien d'autre que le respect de ces qualits et de cette hirarchie. Elle peuts'accommoder de beaucoup de tolrance quand ce rgne des meilleurs est tabli.Elle n'exige la perscution de personne ni l'viction de personne. Mais je crois

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    qu'aucune nation, aucune socit ne peuvent durer si les pouvoirs qui se fondentsur d'autres mrites que ceux-l ne sont pas essentiellement prcaires etsubalternes. Toute nation est conduite, certes, mais toute nation galement seconduit d'une certaine faon, toute nation a une conduite, noble ou basse,gnreuse ou perfide, comme on dit d'un homme qu'il a une bonne ou unemauvaise conduite. Une de nos erreurs actuelles est d'admettre trop facilementque ces choses-l n'ont aucune importance.

    Nous nous plaignons chaque jour de l'immoralit et nous ne daignons pasnous apercevoir que nous avons dtruit nous-mmes ou laiss dtruire toute unepartie des bases de la morale, qu'on les dtruit encore chaque jour devant nous.Les pousses que nous avons plantes la place des grands chnes abattus sontrabougries et se desschent. Et nous nous plaignons d'avancer dans un dsert.C'est que nous avons reconstruit les ponts, les usines, les villes que les bombesavaient crass, mais non les valeurs morales que la guerre idologique avaitdtruites. Dans ce domaine nous sommes encore devant un champ de ruines. Descloportes hantent ces ruines, on y trouve des vgtations inconnues, on yrencontre des visiteurs tranges. Le vide moral que nous avons cr n'est pasmoins menaant pour notre avenir que le vide gographique que nous avonslaiss s'installer au cur de l'Europe, mais nous ne le voyons pas.

    Tout le monde ne s'en plaint pas. Il y a beaucoup de gens qui s'arrangentde ce vide moral auquel ils trouvent des avantages. Ils ne se font peut-tre pas

    d'illusions sur son avenir, mais ils pensent que cet interrgne durera bien autantqu'eux. Cela leur suffit. Ils redoutent les temps encombrants o le courage fait dubruit, o l'nergie s'exhibe, o la loyaut se transforme en dcorations. Ils ontpeu de got pou les machinistes de ce dcor. Ils trouvent un peu chre la primequ'on leur demande pour leur scurit, le danger ne leur paraissant pas urgent.C'est en effet ainsi qu'on raisonnait en 1939. Mais surtout, les fantmes dont on apeupl leurs cervelles agitent leur sommeil : ils voient des chevaux noirs sedresser dans le ciel. Le courage, l'nergie, la loyaut, leur paraissent de gros motsinquitants. Ce vocabulaire de professeurs de gymnastique dbouche sur Sparte,

    l'enfant au renard, les soldats de l'an II, Robespierre, les canons qui remplacent lebeurre, et Napolon qui finit toujours par percer sous le jacobin Bonaparte. Ceslimites de leur cervelle ne sont pas pour rien dans leur dcouragement. Et si tantde gens se laissent faire sans protester l'opration qu'on fait aux matous pour lestransformer en chats paisibles, cest en grande partie parce qu'ils ne voient pastrs bien quoi peut leur servir ce qu'on leur enlve : ils pensent mmeconfusment que cela ne peut servir qu' de vilaines choses.

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    Il n'est pas inutile, peut-tre, d'essayer de les persuader que tout sert dansla vie, y compris les qualits qu'on regardait autrefois comme celles d'un homme.Essayons de les rassurer. Ce n'est pas d'une doctrine qu'ils ont besoin, comme onle rpte trop souvent, mais du sentiment d'une certaine parent. Montrons-leur

    donc les cercles concentriques qui s'tendent autour de la petite opration qu'onleur propose, autour du petit traitement auquel ils se prtent si volontiers, car ilest bnin, bnincomme disait monsieur Purgon.

    CHAPITRE I

    SUR LA ROUTE DU PROGRS

    Pour bien des gens, la disparition des qualits viriles, ou plus exactementleur dvaluation, n'est qu'un accident transitoire, qui n'est ni aussi dsastreuxqu'on le dit, ni aussi irrparable, ni aussi complet. Ils attestent les parachutistesqui leur ont fait grand peur et les astronautes qui leur inspirent une grandeadmiration. Je leur concde bien volontiers que le courage, les tireurs d'lite, etles recordmen n'ont pas tout fait disparu du monde o nous vivons Je nevoudrais toutefois pas qu'ils se laissent prendre ces apparences qui sont fort peureprsentatives de notre tournure d'esprit. Et je souhaiterais qu'ils voient un peumieux les consquences de ce qu'ils ont accept.

    Car, d'abord, ce que laggiornamento de la civilisation nous invite rejeter, c'est toute une partie instinctive, il faudrait presque dire animale de

    l'homme qui tait, nous ne le comprenons pas assez, une de ses armes contre lemachinisme et l'uniformisation.

    Le courage, l'endurance, l'nergie, l'esprit de sacrifice mme, sont chezl'homme des qualits de bte , du robustes et primitives qualits demammifres qui le classent parmi les animaux nobles qui survivent par leur forceet leur intelligence. Je me demande si la loyaut, mme, si trangre auxanimaux, n'est pas une de ces qualits pour ainsi dire biologiques : on nat avecune certaine noblesse dans le sang. Ces qualits tout animales ont fix autrefois

    le classement des hommes. A l'origine des castes que toutes les grandescivilisations ont tablies, il n'y a rien d'autre que leur existence et leurtransmission. Ces qualits n'appartiennent pas exclusivement ce qu'on appelledans notre histoire la noblesse d'pe . Ce sont aussi les qualits despionniers, celles des btisseurs de villes, celles des retres et des lgionnaires : etce sont aussi celles du peuple quand une cause ou une ncessit lui met les armesdans les mains. Il n'y a rien de grand dans l'histoire des hommes qu'on ait faitsans que ces qualits du sang y aient quelque part. Je ne vois que les premiers

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    chrtiens qui les aient refuses, passagers parmi les hommes comme sur uneterre trangre, indiffrents tout sauf ce qu'ils diraient devant leur Juge.

    Cette part instinctive de l'homme, cette part animale de lui-mme, le

    ramne sans cesse lui et par l elle lui sert de dfense, elle est mme sa terred'lection la fois contre les dnaturations intellectuelles qu'on cherche luiimposer et aussi contre le gigantisme et les cancers qui naissent de la civilisationindustrielle. Elle lui rappelle sa vocation paysanne, sa vocation familiale, savocation de dfenseur et de petit souverain de sa maison et de son champ, elle leremet tout moment l'chelle humaine . Et, par ce rapport et ce retour, ellele protge contre l'inondation qui nat priodiquement des passions des hommes,contre le dchanement plantaire de la cupidit ou des idologies. Nous avonstous en nous la barque de No, mais nous n'avons qu'elle.

    Cest cet appel au plus profond de nous-mmes qui a t bris notre insuen mme temps qu'on dvaluait les qualits par lesquelles il s'exprime. Aucontraire, le vainqueur dans la guerre de religion qui s'est droule est le

    pdantisme progressiste.

    Il nous impose, pour commencer, une dfinition abstraite et rationnelle del'tre humain, il en dduit les croyances qui doivent alors logiquements'imposer tous et crer chez tous les hommes des ractions communes, il dfinit uneconscience quipe et guide artificiellement et. pour ainsi dire, industriellement,

    et enfin, en application de ces croyances, il labore les modes de vie quel'homme doit accepter s'il veut devenir un produit normalis de la socitindustrielle, et aussi la mentalit qu'il doit acqurir pour tre parfaitementdpersonnalis et devenir l'homme grgaire dont une civilisation fonctionnelle abesoin.

    C'est cette refonte totale de notre vie que la plupart des gens n'aperoiventpas, car ils ne voient pas les liens entre ces deux domaines du pdantisme

    progressiste. L'uniformisation des existences leur parat un effet inluctable de la

    civilisation industrielle, l'alignement conformiste, un effet transitoire de lapropagande. En ralit, ces deux rsultats proviennent de l'application d'unmme mcanisme de l'abrutissement, il s'agit dans les deux cas d'unerationalisation del'tre humain, qui porte sur la vie extrieure d'une part et sur lavie intrieure d'autre part, et qui a pour objectif le descellement, l'extirpation et ladestruction de toute personnalit.

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    L'opration essentielle dans l'extraction de la personnalit est leremplacement de la conscience individuelle, instinctive, par une conscience

    rationalise, collective. Cette opration tait prpare depuis fort longtemps parles lourdes mains des marxistes, chirurgiens malhabiles. Mais peu de gens selaissaient persuader de remplacer leur conscience individuelle par uneconscience de classe qui les faisait marcher au pas de l'oie. Les circonstances dela guerre produisirent cet branlement initial indispensable au lavage de cerveau.On prit appui sur la conscience individuelle pour lui faire condamner laconscience instinctive : et comme personne, dans le brouhaha et l'motiongnrale, ne se rendit compte que la conscience individuelle n'est rien d'autre quela conscience instinctive, on admit avec docilit qu'il ne peut exister, qu'il ne doitexister qu'une conscience rationalise, chappant l'instinct, soumise desdfinitions, premier stade de la conscience collective qu'il s'agissait d'imposer.

    Grce ce changement, qu'on obtint par des diables fourchus peints sur lesmurs et une vive reprsentation des flammes de l'enfer, la conscience devintenfin un produit industriel que seuls des laboratoires agrs taient autoriss fabriquer. Elle ne fut plus, enfin, elle ne fut plus mle ces scoriesirrationnelles qui caractrisaient la conscience d'autrefois. Car, auparavant, elledcidait de concert avec l'honneur, avec le courage, avec la loyaut,reprsentants de l'animal humain qui est en chacun de nous : ou encore avec le

    bon sens et avec l'exprience qui ne sont pas purs produits intellectuels, maistraces et pentes laisses en chacun de nous par toute notre vie. Ce sont cesconseillers suspects et obstins qu'il s'agissait d'liminer, ces coups de sang, cessursauts, ces mouvements de btes gnreuses, qu'on limina chez la plupart, eneffet.

    Car nous avons suivi le joueur de flte et il nous mne travers les dcorsqu'il a construits sur notre chemin. Il imite la voix de la conscience et despnitents l'accompagnent, se flagellent et gmissent sons leur cagoule. Et le

    chant de la conscience universelle, les vpres de la conscience universelle,s'lvent comme la nue du tabernacle en tte de la procession : leur faux-bourdon emplit le ciel, les haut-parleurs dans les nues le rpercutent comme unrequiem dsespr, il s'lve entre les faades comme le chant immense de tousles hommes. Et les psaumes de ce miserere nenous disent qu'une chose, qui estde tuer en nous la voix qui ne veut pas se taire, de tuer en nous la colreintraitable, de tuer en nous la bte indocile qui refuse le joug et le troupeau : etelle invite respecter les matres .

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    Conscience, instinct non pas divin, mais gnrosit du coeur, fille de la

    rage, paroles et fumes qui s'lvent du sang, fiert qui sort des naseaux furieux,tu es la source de toute puret et de toute intransigeance, de toi procdent tout

    courage et toute rvolte. Tu es la petite Antigone qui se lve devant le princeinjuste. Tu es la main qui pause les blessures, tu es la soeur bien-aime qui sepenche sur le front des morts sacrifis. Tu es la consolatrice et la certitude. Tu esla source frache laquelle vont boire les vaincus. Tu es la douceur et le refugeet tu es aussi la desse qui ne plie pas sous le fouet des hommes. Tu marchesdevant la mort et sur les genoux, sur tes genoux d'enfant pure, nous cachonsnotre tte blesse l'heure o s'approche la Moissonneuse sans regard.Conscience, filleule de Dieu, nous droulerons ternellement devant tes pas letapis qui mne jusqu' nos mes. Et les joueurs de flte n'toufferont jamais tavoix.

    Cette dposition de la conscience personnelle instinctive au profit de laconscience industrielle est le sceau de l'poque moderne, la marque impose parelle sur le bras des esclaves. Et ce signalement distingue si parfaitement leshommes de notre temps de ceux des autres sicles qu'on le vrifie sous tous lesrgimes, qu'ils soient totalitaires ou qu'ils se disent libraux.

    Cette falsification de la conscience, qui a pour effet de remplir chacun denous d'un mdicament dos par les experts, a pour but de nous entraner

    docilement dans un certain nombre d'aventures mtaphysiques qui servent parhasard des intrts particuliers. La plus radicale de ces aventures est l'abdicationde tout sentiment personnel devant la conscience de classe qui remet entre lesmains de mandataires la direction spirituelle de quelques millions de noscontemporains. Mais la plus significative est sans doute la prdication del'antiracisme, transcription dans le mode mineur de la mme opration, qui, touten ayant l'air de respecter notre libre-arbitre et mme en feignant de faite appel notre conscience, a pour objectif de disposer de nos volonts, exactement commele fait l'Internationale communiste.

    I1 s'ensuit que l'homme moderne, non seulement est invit ne plus avoirde vilains rflexes, lesquels n'expriment pas autre chose que sa ngligeablepersonnalit, mais qu'en outre, en tant que fragment et composant de laconscience collective, il est tenu de s'associer des croisades dont il est, au fondde lui-mme, l'adversaire. Car on ne lui demande pas seulement de blmer lesRhodsiens qui ne veulent pas que les Bantous s'installent dans le lit de leur fille,mais on rclame des oprations coercitives, c'est--dire des oprations militaires,

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    auxquelles il peut se trouver participant, pour imposer aux Rhodsiens des loisdont ils ne veulent pas. Et de mme, si l'tat d'Isral est menac dans sonexistence, on ne sollicite pas seulement son appui moral en faveur de la causeisralienne, mais on peut ventuellement lui imposer de rejoindre un corps

    expditionnaire ou l'expdier dans une guerre mondiale dans laquelle il risquerasa vie, sa famille, ses biens, pour une cause qui ne l'intresse pas.

    Cette nuclation des volonts dpasse de beaucoup le fonctionnementnormal de la dmocratie. Je conois qu'on me demande de m'incliner devant lamajorit quand elle dcide, contrairement mes voeux, le trac d'une roule ou larpartition des contributions : mais aucune loi n'a donn au plus grand nombre lepouvoir de disposer de mon me. Contraindre la croisade, imposer un credoqu'on rejette et de plus exiger qu'on le soutienne les armes la main et qu'onperscute en son nom, ce n'est pas seulement voler notre libre-arbitre, c'esttransformer chacun de nous de force en mercenaire : c'est une alination de lapersonnalit bien plus grave, bien plus complte, bien plus hypocrite que cellequi a pour origine l'exploitation du proltariat.

    Tel est le rsultat que nous avons obtenu en acceptant de ne plus faireappel nous-mmes et nous seuls, d'en croire les autres, de recevoir commedoctrine et fondement de nos raisonnements et de nos choix un rationalismeprogressiste qui procde par ides gnrales, principes et postulats : abdication l'origine de laquelle il y a la condamnation d'une certaine manire d'trequi tait

    notre seule dfense contre l'emprise du pdantisme idologique et la seuleprotection efficace de notre libert.

    ** *

    La profanation de la conscience, la dgradation de la conscienceindividuelle instinctive en conscience collective nous ont valu des spectacles tropconnus pour qu'on s'y attarde. On n'apprend rien personne en montrant dans la

    conscience collective une picire qui pse avec de faux poids. Il est assez clairque chacun manoeuvre la conscience universelle comme un mortier qui sert bombarder l'adversaire. Et quand sonnent les trompettes du triomphe, noussavons aussi que la conscience universelle devient loquente. tumultueuse,indigne, mais que le grand vent qui la soulve ne sert jamais qu' la collerdavantage au char du vainqueur qu'elle enveloppe comme une draperie.

    Ce qu'il importe d'inspecter avec attention, c'est l'utilisation qu'on fait de la

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    conscience industrielle, dans l'opration qui consiste nous tenir en mains .Nous tenir en mains ne veut pas dire seulement nous prparer aux grandesoccasions, encore exceptionnelles, o la dnaturation est totale et o il fautdisposer de nous pieds et poings lis. Cette expression signifie aussi que le

    laminage de l'individu par le procd industriel doit crer chez le particulier un homme nouveau , essentiellement mallable et conditionnable pour les grandesunits de production.

    La conscience qui tait un cri dans nos poitrines est devenue un instrumentde travail. Il existe aujourd'hui des porte-parole de la conscience : c'est un titrecomme l'agrgation des lettres, accompagn d'un traitement. On recrute parcooptation au lieu de recruter par concours. Et l'on voit aujourd'hui cesprofessionnels de la conscience qui dnoncent les consciences rivales, celles ducamp communiste, et qui les accusent de se rabattre au commandement lamanire d'un disque de chemin de fer pour ouvrir ou fermer la voie : mais aucundes vigoureux penseurs qui les fltrissent n'est visit par l'ide qu'il fait de sonct la mme chose au profit d'un autre chef de gare. Porter le label de laconscience universelle est aujourd'hui aussi fructueux dans les grandesdmocraties que d'tre crivain agr et penseur docile dans les payscommunistes. Mme les particuliers qui ne sont pas tenus d'occuper une placedans le cortge ont intrt tre actionnaires de la conscience universelle. Lelabel qui signale qu'on est porteur de parts de la conscience universelle estindispensable l'avancement. On le porte en bandoulire, discret comme un

    scapulaire, plus souvent large comme une rosette ou une plaque de garde-champtre : toujours utile en ralit et dsignant son propritaire pour desfonctions de gendarmerie.

    Il faut reconnatre aussi que le travail des porte-parole de la conscienceuniverselle n'est pas toujours une sincure. Il correspond des services rendus.I1 exige l'attention du mdecin et le zle des services aprs-vente. Car il faut quechacun ait une petite part de conscience collective pour devenir un rcepteurefficace. Il faut aussi que cette part de conscience soit en bon tat, filtre,

    dbarrasse de tous miasmes ou impurets qui pourraient gner sonfonctionnement. Cela ne suffit pas encore. Il faut que cette part de consciencesoit sensible, qu'elle soit dans notre moteur moral comme une essence indiced'octane lev. Les mass media cultivent cette sensibilit, la poussent lasensiblerie. Les porte-parole de la conscience universelle sont brillants quand ilsse sont hisss sur ces trteaux. Ils s'adressent au public avec des trmolos, pareils ces mendiants qui promnent leur chapeau dans les rangs de l'assistance. Carnotre bon cur a toujours un rle jouer dans l'affaire. Notre nouvelle

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    conscience n'est donc pas totalement dsincarne, purement intellectuelle. Ellecopie fidlement, elle reproduit, comme en laboratoire, le mcanisme de laconscience instinctive. Elle est, comme dans le modle originel, couple avecquelque instinct viscral en nous. Mais cette fois, on vise bas. Ce qu'on cherche

    mouvoir en nous, ce n'est pas ce qui est noble, gnreux, viril, ce sont aucontraire nos nerfs, nos pleurnicheries, notre crdulit, notre niaiserie.

    Nous sommes tout heureux d'tre si bons, si mus, si touchs aux entraillesque nous ne percevons pas que le flux de ces bons sentiments a fini par donner presque tous les peuples d'Occident une sensibilit et une tournure d'esprittypiquement fminines. Devenus des rceptacles d'une pense trangre, noussommes la fois ouverts, disponibles, tendres, et en mme temps dviriliss,sans ressort, sans personnalit, et nous nous laissons souiller de toutes lesimmondices dont il est utile, quelque moment, de nous remplir. On devine dslors comment le discrdit des qualits instinctives, nobles, fait de nous desinstruments passifs de la propagande et, du mme coup, des tres dociles,mallables, qui se prtent galement tout ce qu'on veut entreprendre sur noussous le prtexte d'amliorer notre sort, celui des autres, la distribution des biens,l'efficacit de la production etc., toutes proccupations qui ont pour objet de noustransformer en units conditionnes de production.

    On dispose ainsi l'homme devenir tout moment le dpositaire dociledes indignations et des colres qu'on voudra infiltrer en lui. Il ronronne

    doucement comme un moteur dont la circulation d'huile est aise et satisfaisante.Mais en mme temps qu'il est prpar, soigneusement mdicin pour tolrerl'ingestion des idaux progressistes qui seront dsormais sa nourriture, il est aussipar les mmes mthodes assoupli, il est patiemment conditionn, c'est--direconform un moule qui lui impose la fois des habitudes, une conduite, unevie, un mode d'esclavage utile la production.

    Ainsi nat tout naturellement et sans autre prparation spciale l'hommegrgaire qui est, en effet, l'aboutissement de cette ablation systmatique de la

    fiert et de la personnalit. Son comportement extrieur est aussi voisin quepossible de celui de n'importe quel autre homme de la mme classe dont on abesoin pour les mmes fonctions et, en mme temps, comme les computers dontnous sommes si fiers, il reoit une charge d'informations, des mcanismes, desenchanements d'apitoiement ou d'indignation qui le rendent analogue sonsemblable et par consquent utilisable dans les mmes circonstancespassionnelles aussi bien que dans le mme emploi courant, interchangeablecomme le sont les pices exactement moules d'une production en srie.

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    On arrive alors, par ricochet et sans l'avoir dlibrment voulu, un mode

    mineur de dnaturation, une dnaturation quotidienne pour ainsi dire. Enfaisant de l'homme, par un lavage de cerveau dulcor, le soldat de quelque

    religion progressiste, on obtient de surcrot, par sa simple croyance au progrs,par sa foi en la machine, en la production, en l'abondance, qu'il se soumettespontanment et de bonne grce aux rites, navettes et circuits qui lui sontmnags par la socit de production et qui correspondent ce qu'on a dfinicomme ses besoins. Ainsi, dans la dnaturationprogressiste moderne, l'hommeest dpouill d'une faon bien plus subtile, mais non moins complte que dansl'alination purement conomique que dnonait Kart Marx, par laquelle letravailleur tait priv du produitde son travail, et par consquent de son aisanceet d'une partie de sa vie : il est subrepticement priv de sa vie qu'on luitransforme en loisirs et distractions prfabriques, par l trangres lui, et, enoutre, il est priv de sa personnalit mme qu'on lui soutire, et quon remplace son insu par un produit incolore et inoffensif qu'il prend pour lui-mme.

    Le prtexte de cette dnaturation est le bien-tre du plus grand nombre.Cette proccupation existe en effet, elle est sincre. Mais elle est insparabled'une disposition qui abhorre secrtement, comme contraire au bien-tre du plusgrand nombre justement, toute image de l'homme nerveuse, originale, volontaire,qui pourrait propager la maladie contagieuse du refus de la mdiocrit. Ainsinotre civilisation fait-elle le contraire de toutes les grandes civilisations qui

    se sont propos comme idal un type humain suprieur et chez lesquelles cetteculture d'une plante humaine russie tait mme leur justification essentielle.

    ** *

    Ouvrons ici une parenthse. On voit dans la perspective de cette analyse quelles capitulations politiques nous a conduits la substitution d'une passivitfminine la dfinition traditionnelle de l'homme.

    L'abandon des empires quia accompagn le dmembrement de l'Europe apour cause essentielle la dmission des conqurants. L'Europe avait perdul'esprit imprial. Elle ne croyait plus l'homme d'Europe. Elle avait honte decelui qui a un rire de seigneur. Elle n'exportait plus la bravoure et le comman-dement, marchandises que tous les peuples acceptent comme une borne monnaie,elle les rejetait au contraire. Et elle avait depuis longtemps oubli l'obligation degnrosit et de justice qui est le tribut que les forts lvent sur eux-mmes. Alors,

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    quel droit les hommes blancs avaient-ils commander et simplement tre l ?Ils plaidaient modestement la prsence bienfaitrice . Cette rponse de bonnesoeur fait rire tout le monde, principalement dans les pays qui ont du ptrole etdu cuivre. En ralit, la dcolonisation tait inscrite trs clairement dans la

    philosophie des vainqueurs. Nous avons bien tort de croire que c'est la libert quia triomph. On a simplement mis la porte un petit vieux en pantoufles qui secontentait de passer la caisse.

    La dfense contre le marxisme n'est pas plus brillante. Dans l'hommegrgaire, si habilement conditionndans ses dmarches et ses dispositions, lesdictatures marxistes reconnaissent avec plaisir un produit humain trs voisin decelui qu'elles obtiennent par l'endoctrinement. Pavlov ne triomphe pas seulement Moscou. Son chien qui bave a sa niche devant toutes les portes, Le boeuf Apisn'tait qu'un triste quadrupde auprs de ce dieu l'empire duquel noussoumettons nos politiques et nos marchs. Le pdantisme progressiste nousamne postuler pour l'homme qui se trouve au plus bas degr de la qualithumaine. En venu de notre philosophie de la personne humaine , nous cons-truisons l'avenir de l'humanit avec des moellons tous semblables et nousprenons pour matire premire la pierre de la plus mauvaise qualit. Nousbtissons la socit future comme une maison bon march. Or, la constructioncollective qui ralise le plus exactement ce projet est videmment la socitcommuniste dont le matriau est le proltaire indiffrenci.

    Ds lors comment condamner les marxistes, comment les combattre si l'onse propose le mme objectif qu'eux ? Nos petits porteurs de consciencecollective sont comme des enfants qu'on mne la promenade. Ils se laissentmettre leurs beaux habits, ils se laissent circonvenir et tenir par la main, et,quand ils regimbent, il est dj trop tard et on est dans la rue. Ce fcheuxaccident les amne tre tous plus ou moins, malgr eux, malgr les soupirs etles soubressauts de leur fameuse conscience, desfellow-travellers, comme disentles Amricains, des compagnons de route qu'on entrane et qui rompent, un

    jour, mais quand on est dj dans le dsert : et ils n'ont plus alors d'autre

    ressource que de rejoindre leur guide contre-coeur vers la plus proche oasis.

    L'hmisphre libral se dfend mal contre le communisme parce qu'il aabsorb son insu des poisons paralysants qui engourdissent son bras et altrentl'image de la vie qu'il se faisait jadis et qui inspirait son action. Mais il y a pire.Ces choix labors par une conscience-croupion, infirme qui n'entend plus queles gmissements de la sensiblerie, il prtend les imposer tous, il en fait undogme, il chasse de la cit ceux qui haussent les paules. Nos dmocraties se

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    prtendent bien diffrentes des dictatures communistes. Pourtant, comme elles,elles exigent qu'on soit dans la ligne. Ceux qui s'y refusent ne sont pas envoysen Sibrie, ni mme en prison, mais ils deviennent des citoyens de seconde zone.Les lois lectorales les contournent et les rduisent l'impuissance. Ils font alors

    partie de minorits ignores et brimes. On ne les empche pas de parler, maison s'arrange pour qu'on n'entende pas leur voix. On ne les empche pas de vivre,mais on s'arrange pour que leur vie soit inutile. On ne leur ferme ostensiblementaucune porte mais on les conduit. On ne les perscute pas, mais on les ignore.Ils sont des pestifrs invisibles qu'on ctoie silencieusement. Ils ont une toile

    jaune qu'on ne voit pas et ils la portent pendant toute leur vie.

    Cette perscution sournoise est d'un bon exemple. L'idal lev que laconscience universelle poursuit brille d'un clat d'autant plus vif que ses ennemissont plus abattus. Les vrits souhaitables s'tablissent dans les consciencesdociles qui ne sont pas impermables au confort. La presse autorise, la radioofficielle, et celle qui l'est demi, la tlvision, appareil d'Etat accompagnentl'air qu'on fait chanter aux nations sur des instruments divers dans lesquels lesnafs croient discerner des sons diffrents. Chacun marche du mme pas dansson petit cortge, et c'est l l'essentiel. Des oppositions fantmes jouentbrillamment leur modeste rle dans cette agrable symphonie. Grce quoil'opposition vritable s'tiole et avec elle ces sentiments mauvais, ces instinctspervers qui font tache dans la majestueuse uniformit de la pense grgaire. Onn'a pas besoin de la Sibrie, on n'a pas besoin de la violence, on se dbarrasse par

    extinction du type d'homme qu'on ne veut pas.

    ** *

    Fermons notre parenthse et revenons notre description du la route duprogrs.

    Et voyons maintenant les gardes champtres destins nous maintenirdans le droit chemin, c'est--dire assurer la puret industrielle de nossentiments. Nous expliquerons ensuite le processus d'limination appliqu aux dchets qu'on peut constater aprs filtrage, ou, en tous cas, les problmes posspar ceux-ci.

    La politique, dans nos livres et dans notre vie, ne fait malheureusementplus, comme le disait Stendhal, l'effet d'un coup de pistolet dans un concert .

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    Elle ne brise pas une heureuse harmonie, elle est devenue l'toffe mme de notreexistence. Ceux qui croient que cette tondeuse qui passe sur l'humanit, c'estsans importance, que cela ne concerne que des minorits ngligeables, ont tort,car cette minorit, c'est eux-mmes et ce qu'il y a de plus prcieux dans leur vie.

    Ils se disent qu'on est bien tranquille quand on n'entend plus le hennissement deschevaux impatients, ils ne voient pas que c'est pour eux qu'on avance lebrancard. Ils se rveilleront quelque jour marchant au pas autour de la meule : ilsy sont dj.

    Car tout se tient. Ce mors que quelques-uns refusent, c'est pour tous qu'ilest prpar. L'vangile selon les technocrates n'est qu'un mode mineur del'vangile selon Karl Marx. Regardons les astres qui montent au-dessus de nosttes. Nous ne voulons plus dus hros, nous aurons des Pliades nouvelles :l'intellectuel, gestionnaire de la conscience et le technocrate, gestionnairede laproduction, toiles qui brillent dj de tout leur clat dans le firmamentsovitique, s'lvent au-dessus de notre horizon.

    Comme chacun le sait, le technocrate est un spcialiste, et on ne luidemande pas plus de qualits morales minentes qu' un cardiologue ou un oto-rhino. I1 sert comme eux rdiger des ordonnances. Il est expressment invit ne pas avoir de caractre, mais seulement de l'autorit. Il est un technicien desproblmes poss par les collectivits anonymes de producteurs-consommateurset il doit rgler leurs mouvements comme un ingnieur. Il peut avoir des ides, il

    importe mme qu'il en ait. Mais il abhorre par formation tout ce qui dpasse, toutce qui ne rentre pas dans les normes, tout ce qui ne s'inscrit pas docilement dansles statistiques. Son arme est la dissuasion, mot feutr, rcemment introduit dansnotre vocabulaire, et qui voque trs discrtement le systme de tubulures danslequel nous sommes pris dsormais de circuler. Ce gestionnaire est hostile toute brutalit, et galement ferm toute supriorit qui n'est pas strictementtechnique. L'ide que la civilisation doit aboutir une classification des hommesselon leurs reins et leurs coeurs lui parait monstrueuse. Il connat des contribu-ables, des assujettis, les hommes ne lui apparaissent que sous leur dfinition

    administrative. Il n'imagine pas qu'ils puissent tre autre chose. Il ne demandejamais quoi servent finalement les ordonnances qu'il prescrit. Il est soumis, non des hommes, mais un systme qu'il s'interdit de juger.

    Ces qualits dveloppent le sang-froid. Le technocrate est calme etobjectif. Il se soucie aussi peu des destructions qu'il accomplit que le menuisierdes copeaux que fait tomber sa varlope. Ce n'est pas de la cruaut mentale, c'estsimplement absence d'imagination. Cette aristocratie technique est dsincarne,

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    hautement crbrale. Ce sont les grands-prtres de l'ordinateur, messies envoyssur la terre pour prcher l'obissance et la prosprit, et consubstantiels au Prequi s'appelle Cerveau et qui rgnera sur les hommes, profanant la parolemagnifique, pendant des sicles de sicles.

    Comme l'instinct qui nous pousse imaginer un beau-idal n'est paspleinement satisfait par cet intressant personnage, la socit industrielle sereconnat dans d'intellectuel, produit plus complet qui bnficie de toutes lescontradictions qu'elle runit. Comme le lapin de la fable, cet animal est triste etla crainte le ronge. A la vrit, il est tout la fois emport par un enthousiasmedlirant et, la rflexion, boulevers. Les exploits de l'astronautique, lesordinateurs et la perspective lui tournent la tte, l'homme lui parat avoir domptl'univers et il en est fier, il lui parait inconcevable qu'on puisse nier la marche enavant de l'humanit. Mais en mme temps la bombe atomique, le napalm, lasous-alimentation, l'analphabtisme, la misre, lui rvlent les ombresredoutables et les contrastes abrupts que la civilisation a engendrs et elles leremplissent d'horreur.

    Heureusement, un monstre qu'on lui a dsign est l'incarnation du mal, etcette prsence de Satan met un peu d'ordre dans le chaos. Il suffirait, lui ontexpliqu ses matres, que l'imprialisme disparaisse et l'humanit progresseraitsous les hymnes vers d'aimables et paisibles destines. Il souhaite donc de toutson coeur la dfaite finale de cet imprialisme abominable. Mais en mme

    temps, il peroit confusment que si l'imprialisme s'croulait tout d'un coup, lamarche pesante des lgionnaires insensibles du monde grgaire pitineraitlourdement sa libert personnelle. Ces choses-l donnent rflchir. Le jeuneintellectuel moderne est donc comme le croyant qui aspire sincrement auParadis, mais qui souhaite y entrer le plus tard possible. Au nom de sacondamnation du capitalisme, il accompagne et appuie, mais avec rticence,toutes les campagnes qui ont pour but finalement la destruction de sa proprepersonnalit. Il souhaite un communisme libral, ce que le communisme ne peutpas tre, et un libralisme socialiste, ce qui est galement une impossibilit.

    Surpris de cette contradiction, il est triste et indcis. Il mle le blme et l'espoir,pse avec scrupules ses jugements, et cultive jalousement les nuances qui lesparent de ses congnres, car le repos de sa conscience est dans ces nuancesmmes. Il blme les chimriques et croit chercher honntement des solutionspratiques la confusion du monde moderne : et il ne voit pas qu'il poursuit lui-mme une chimre. Il n'est enfin qu'un instrument et se laisse promener desophisme en sophisme par les charlatans de la conscience dont l'air grave lui enimpose. C'est un jeune doctrinaire qui ne parviendra jamais tre lui-mme

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    * *

    Sur ce monde incertain et purement doctrinal, les fleurs les plus trangespeuvent pousser. Le rationalisme progressiste s'accommode de tout. Il ignore lanaturedes choses comme il ignore l'instinct. Le progrs pose des dfinitions.Il ne voit pas l'animal et ses lois. Et tout peut sortir des dfinitions. L'lasticitmorale du monde moderne est infinie, ses formes d'expression galement.

    Ce laxisme des doctrinaires fait de notre temps le temps des htrodoxies.L'art s'panouit en formes monstrueuses. Il est au-del de toutes les formes,prcisment parce qu'il est devenu formalisme pur. Il n'exprime plus aucunevision de l'homme. Il n'exprime plus qu'une dfinition de l'art, une puredfinition du fait de s'exprimer sans rfrence l'homme : pour notre sicle, l'artse rduit tre une forme quelconque capable de susciter un sentimentquelconque. En littrature, le mme mouvement devrait conduire un purconstructionnisme, que les lettristes, leseul mouvement d'avant-garde actuel, ontaccept intrpidement. Mais la multiplication des expriences formelles danslesquelles le commun des fidles se rfugie n'est finalement quun succdaninfrieur du lettrisme, une forme adultre et timide d'un expressionnisme inertequi n'ose pas dire son nom.

    La morale n'est pas moins tournoyante. En morale sexuelle, en particulier,on a obtenu des rsultats spectaculaires depuis qu'on s'en tient une dfinitionrationnelle de l'acte sexuel. Comme pour l'art, on a tabli que l'acte sexuel serduit tre un contact quelconque capable de susciter une jouissancequelconque. On ne voit donc pas quelles objections on pourrait faire un formalisme sexuel s'exprimant par des expriences , ou dans des directions , la manire de l'art abstrait. La drogue elle-mme n'est plus qu'une matire permettant une certaine forme d'expression de la personnalit.Les limites disparaissent, puisque toute expression de la personnalit est licite en

    soi : la condamnation qu'on ne peut plus fonder sur la logique de la nature ou del'instinct et encore moins sur la qualit des actes est facilement prsente commeun prjug qui ne repose sur aucun principe lgitime.

    Cet univers moral fluide, amorphe, sans frontires, ne trouve une sourced'inspiration et une force que dans la haine que lui inspirent la sant et l'nergie.Le fanatisme intellectuel rveille ces tres inertes partags entre l'extase et laterreur. Il est leur drogue, il les retrempe comme les eaux du baptme, il les

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    runit comme une messe, il leur redonne quelque chose d'humain. Ces mmesesprits, si indcis, si retenus dans leur jugement, si tolrants, sont implacablesquand il s'agit de leurs adversaires. c'est--dire de la race d'hommes dont ilsabhorrent la nature et l'existence mme. Tout le monde mrite l'indulgence, sauf

    l'tre profondment immoral et dprav qui ne sent pas comme eux. Celui-ci estun asocial, un dment qu'on regrette de voir en libert. Il a chapp lamdication de la conscience collective : on se demande quel traitement onpourrait bien lui appliquer pour dissoudre enfin son irrductibilit.

    Cet tre irrductible peut avoir une vie prive irrprochable, son caractre certains gards peut tre estimable, il n'en est pas moins un salaud, il est mmelesalaud. La haine du salaudest un sentiment obligatoire. Elle fait partie du beau-idal moderne, elle en est la nervure, le tronc rachidien, tout s'ordonneautour d'elle. On a tous les droits, sauf d'tre le salaud. Et l'indulgence, lacomprhension dont on est prodigue pour tous les crimes et tous les vices sontabsolument proscrits, non pas mme l'gard des actes, mais simplement l'gard de la simple existence du salaud. Le jeune penseur grgaire estgnralement indign par la peine de mort, il souhaite qu'on l'abolisse : sauf enpolitique o il la trouve trop rarement applique. Le salaud, ds qu'il est dpist,devrait tre abattu ou piqu, sans autre examen, ou tout au moins enferm dansun asile et soumis une triple douche quotidienne. Le salaudest bien entenducelui qui n'accepte pas les consquences du rgne du progrs sur le monde etnotamment la royaut de l'homme grgaire, mais qui montre par sa conduire, par

    une vilaine rflexion, par un simple geste, que le courage, l'nergie et la fiert nesont pas des sentiments absolument inconnus de lui.

    Cette haine toute spciale rend parfaitement claire la dterminationd'liminer de la production humaine une certaine fabrication comme disentles industriels, qui ne correspond pas aux normes du march humain qu'onveut tablir. Et nous allons constater une fois de plus que cette dtermination a,certes, un aspect politique qu'on peut regarder comme une squelle de la guerrede religion du XXe sicle, mais qu'elle a aussi des consquences structurelles,

    pour ainsi dire, qui engagent l'avenir de tous les hommes, quelles que soientleurs opinions politiques .

    Nous reconnaissons sans difficult dans cet ostracisme intellectuel, le mode mineur du communisme que nous signalions plus haut. Comme lasocit librale dans laquelle nous vivons n'est encore qu'un reflet affaibli dela socit communiste, elle se contente provisoirement d'une condamnation morale , d'une quarantaine, au lieu d'envoyer les adversaire, dans des prisons

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    psychiatriques ou des camps de redressement . Mais l'altitude fondamentaleest la mme. On constate qu'il y a dsormais des dchets humainsinassimilables dans la socit industrielle, impropres la courbure qu'il estindispensable de donner aux hommes dans une socit de consommation et qu'il

    importe par consquent de rejeter. Et on remarque aussi que cette rduction l'tat de dchet concerne non seulement des hommes mais aussi des valeurs. Ilest inutile de nous rpter ici : une fois de plus, c'est toute la dfinition del'homme lgue par le pass qui est impropre, dans le monde moderne.

    ** *

    Le monde moral et le monde matriel ne sont pas spars, comme on lecroit, ils se correspondent. Le dirigisme moral qui aboutit l'uniformisation descervelles et des volonts se reflte sur le plan matriel dans l'uniformisation desvies et des dsirs.

    Nous en sommes arrivs, sans nous en rendre compte, un rgime o iln'est pas permis depenser incorrectemernt, eto il n'est pas permis non plus devivre incorrectement. Comme le marxisme, la dmocratie tient qu'il existe unevrit morale parce qu'elle croit comme le marxisme un progrs de l'humanitet par consquent un sens de l'histoire. Quiconque admet ce credo doit enaccepter le corollaire : s'il y a un sens de l'histoire, tout ce qui va dans ce sens,

    penses, jugements, aspirations, est bon, et tout ce qui va dans le sens contraire,rflexes, regrets, rpugnances, est erron. Comme les marxistes, les dmocratesdistinguent donc des ides qui sont correctes etd'autres qui tic le sont pas : etaussi des attitudes qui sont correctes et dautres qui ne le sont pas. L'ide etl'attitude deviennent insparables, car l'attitude est l'incarnation de l'ide dans lavie, dans ce que les marxistes appellent la praxis et les dmocrates, moinssavants, la conduite. L'alignement sur une pense correcte entrane doncncessairement la soumission une attitudecorrecte, laquelle dans la socit deconsommation, comprend la bonne volont, l'optimisme, le dsir d'acheter,

    l'ambition d'tre aujourd'hui semblable son collgue et demain pareil son chefde bureau, la satisfaction d'tre un bon client et un bon citoyen en dpensant sonargent au guichet o il est indiqu, dans l'intrt gnral, de le dpenser. Ainsi, laconscience industrielle est complte par une ducation industrielle qui fait denous, non des citoyens part entire, mais des consommateurs intgralementtlguids

    Ladministration et les technocrates, moins hypocrites que les

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    une logique propre qui tend devenir la seule logique de notre monde. Elle tendsur nous ses impratifs auxquels nous sommes en ralit trangers et nous lesimpose comme les lois de notre propre vie. Nous marchons comme des foratssur les berges du beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre lelong duquel nous hlons

    le bateau des prteurs. Les yeux fixs sur la balance des exportations, sur lecadrant de la circulation montaire, les ingnieurs ajustent et gnralementraccourcissent la longe qui nous permet nos propres mouvements. Au-dessusd'eux, point de princes, point de fouets qui tournoient. Ils calculent, pilotent,rpartissent. Ils gardent pour eux quelques rares clous d'or et nous distribuent lesbilles d'agate que nous appelons nos joies et nos liberts.

    Et qu'avons-nous faire de vendre ? Pourquoi est-ce notre prosprit,notre fiert et finalement notre vie ? Quel dcret du ciel a dcid que le bonheurdes hommes serait inscrit jamais dans les registres des marchands ? Quesignifient notre fureur et notre angoisse, sinon autre impuissance dominer notretemps ? Nous crons par notre propagande des besoins insenss et inutiles, puisnous sommes les prisonniers de ces cataractes de cupidit que nous avonsdchanes. Nous devenons des forats pour nous assurer le superflu. Et nousperdons notre vie, notre vie brve et unique, courir aprs les fausses images dela vie que nous nous sommes stupidement forges. Nos journaux sont envahispar nos terreurs et par nos plaintes. Des fantmes qu'on appelle la monnaie, lecrdit, l'exportation, peuplent nos nuits. Qui nous dira donc un jour qu'ils ne sontrien ? Si nous gardions les pieds sur la terre, nous saurions que l'essentiel est

    d'tre forts et rsolus. Vendre n'est qu'un accessoire dont on peut toujourss'affranchir en refusant d'acheter. De toutes manires ce n'est rien. La vraierichesse et la vraie force sont ailleurs. Et aussi la vraie libert.

    ** *

    Nous ne pouvons pas empcher que le sicle dans lequel nous vivons soitpeupl d'usines et de bureaux. Mais il nous appartient de mettre au-dessus de tout

    les conditions de vie que nous faisons aux hommes. Nous n'arrterons pas lefleuve qui, chaque matin, coule vers les entrepts de viande humaine. Mais nouspouvons le rendre moins morne. Nous pouvons surtout ne pas l'aggraver enajoutant ou en laissant ajouter l'abrutissement collectif et la dpersonnalisationaux modes de vie que nous impose la production massive.

    A cet endroit, les bons aptres nous proposent l'organisation des loisirs. Cevocabulaire est un aveu naf. Car le loisir est affaire de choix et de caprices. Si

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    l'on nous convoque la gamelle, cetterjouissance collective ne vaut pas mieuxque le travail. Et la culture aussi ne se distribue pas en sachets et rations, mais sedguste petits coups quand on en a envie. Ces propositions singulires nousdvoilent l'inconsciente cruaut mentale des temps modernes. La dnaturation de

    la personnalit est considre comme une chose si naturelle qu'on ne trouve pasd'autre solution pour nos maigres joies : on nous dore seulement la pilule. Etencore nen prend-on pas toujours seulement la peine. Les hideux rtelierscollectifs dans lesquels on nous entasse pour la nuit tmoignent de peu d'gards.Ils sontfonctionnels, disent les techniciens. Fonctionnel est un mot sublime quisignifie toujours que vous ne comptez pas et que vous pouvez constamment treremplac par la mme unit humaine propre remplir les mmes fonctions.

    Mais ce mot sublime indique assez une partie des causes. La cruaut et lalaideur du monde moderne ont pour origine le propos bien tabli de fabriquer auplus bas prix possible. Fonctionnel signifie qu'on vous traite comme un objetparmi d'autres, mais aussi que l'objet que vous tes pose des problmes qu'ondoit rsoudre par des solutions simples et conomiques. La cupidit, qui vousprive subrepticement de la plus grande partie de votre vie, s'arrange aussi pourrendre coeurante la petite partie dont vous disposez. Nous n'avons mme pas lapossibilit de nous consoler avec les pays qui ont dtruit cher eux le capitalismepriv. L'administration tatique est un monstre au coeur aussi sec que le pireconseil d'actionnaires, elle vous rduit encore la portion congrue dufonctionnel, elle en a mme le culte et de plus, elle est brouillonne et strile.

    L'administration des pays communistes a lev un trs beau monument l'conomie librale qui a autant de sensibilit qu'un usurier, mais qui, du moins,est efficace.

    ** *

    I1 y a dans la vie moderne une autre source de cruaut, beaucoup plusraffine et perverse, et drivant, elle aussi du climat du mercantilisme. C'est

    l'invasion permanente et la cohabitation force de la publicit.

    L'tat franais ne tolre pas qu'on vende des allumettes. Il s'est aussirserv la vente des cigares et du tabac. Il nous fournit l'eau, le gaz, l'lectricit etconfisque en somme la distribution de tous les produits et services qui naissentde nos besoins : nous sommes, ds notre naissance, une chasse garde. Maisnotre esprit, lui, est une garenne o chacun peut poser ses piges. Il est livrcomme un terrain vague l'exploitation du plus audacieux. On y plante des

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    tentes, on y lve des baraques, on y mne toutes les parades, c'est la Foire duTrne de notre premier notre dernier jour. Nos lois punissent le gaillard un peupress qui trousse quelque maritorne sur le bord d'un foss, mais le viol desconsciences est permis toutes les heures. Ce ne serait rien si c'tait seulement

    une chienlit. Mais c'est une obsession perptuelle, un empoisonnement savant etcontinu. Il ne suffit pas de regarder couler le beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre,on nous entonne des litres de son eau immonde comme autrefois ceux quisubissaient la question. Cet empoisonnement altre tout : notre jugement, notrevolont, le tmoignage de nos sens, il nous impose des idoles, il nous fabriquedes vrits, il change notre sang comme si nous subissions une transfusioncontinuelle. Et, en mme temps, il agit comme une drogue : il nous excite, ilnous obsde, il nous laboure et fait germer en nous des dsirs, des ides fixes,plantes trangres qui croissent comme une ivraie, touffent tout en nous et nousimposent leur sale prsence. Et nous ne sommes plus que cette immondice mmequ'ils ont mis en nous, nous ne sommes plus que ces dsirs imbciles, tousparallles et mis en bottes pour former cette belle chose qu'on appelle un chiffred'affaires. Les vampires bourdonnent autour de nous toute heure, et noussommes ce bourdonnement mme. Ils font de nous des fous, des pervertis, ilsnous soutirent notre sve et notre vie : toutes ces belles choses, rien qu'une petitemensualit, rien qu'une petite signature, et vous emportez, vous emportez. Lesouffle ignoble de Shylock sur chacun de nous. Tout est protg, notre champ,notre compte en banque, notre sacro-sainte voiture, mais notre me est unebaraque ouverte tous les vents dans laquelle chacun peut camper. Ce que

    l'glise appelait notre for intrieur, ce domaine rserv dont elle s'interdisaitl'accs, dont Dieu seul tait le tmoin et le juge, c'est cela qu'on livre l'encan.Au seul profit du show-boat qui descend le beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre,clair comme un tramway et bruyantcomme une kermesse.

    Ce viol des consciences , quand il est fait au profit de la politique,inspire des phrases indignes aux professionnels de la chose littraire . Est-ilvraiment plus innocent quand il a pour rsultat notre abrutissement ? N'est-ce pasde toute manire notre personnalit mme qui est dtrempe, essore, strilise,

    puis remplie d'un produit adapt soit la socit de consommation, soit lasocit communiste ? Je me moque bien de la raison que donne l'arracheur dedents charg de l'extraction de mon me. Je vois que je n'ai plus le droit d'tremoi, voil tout.

    Si je les voyais heureux... Je ne puis crire cette phrase sans rver. Lesvoyageurs qui reviennent de Chine disent que les jeunes Chinois ont un airheureux. Le lavage de cerveau rend bat. On leur injecte cela aussi. Cela fait

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    partie du traitement. Mais nous ? Celafait partie du traitement aussi. On vendl'euphorie comme le reste. Et ces hommes que je plains de la vie que le mondemoderne leur fait, ils s'en plaignent, certes, pour une part, mais ils contemplentavec une vidente satisfaction ces belles choses qu'on leur a dit d'acheter, et

    qu'ils ont achetes en effet avec une petite mensualit, une petite signature, lamachine laver, la tl , la voiture , pleurant d'un oeil et riant de l'autre etne sachant pas trs bien si la vie est merveilleuse parce qu'on est vendredi soir ousi elle est un morne esclavage parce qu'on est lundi matin.

    ** *

    Si vous aimez les carottes, n'allez pas en Amrique. La carotte y estintrouvable sous la forme que le ciel lui a donne. On la trouve congele, enpoudre, en pilule. Entre la carotte et vous il y a une demi-douzaine d'industriels.La salade, les endives, le poisson frais, ont aussi compltement disparu, et aussil'honnte lait qu'on donnait jadis aux petits enfants. Comme elle tait capiteusel'odeur des piceries d'autrefois ! On plongeait les bras dans les pois casss et leslentilles, le parfum de l'huile de noix rjouissait le coeur. Ces braves nourrituressentaient bon comme une table. Dans les fermes, au-dessus de la chemine, lesmiches de pain blanches de farine mesuraient le mois commenc. Et le seauqu'on remonte du puits plein d'eau frache et dans lequel on se plonge la tte enriant ! Mais ils sont comme moi, les hommes de notre temps, ils ont des

    souvenirs. Ils ont des yeux et ils verront, ils ont des narines et ils sentiront.L'animal tressaille en eux ds qu'ils voient la prairie. Ils sont chez eux danschaque village. Ils se souviennent sous leur licou de leurs courses de poulain. Etles voix qui protestent s'entendent de partout.

    La plupart des protestataires se contentent toutefois d'illusions. Ils broutentdans leur coin des ersatz d'indpendance et regardent avec admiration quelquehros qui reprsente ce qu'ils voudraient tre. Par exemple, ils passent leursvacances sous une tente ou dans une caravane et les plus audacieux couchent

    dans les bois et font du feu entre les pierres. Beaucoup se bornent lire avecenthousiasme la page sportive des journaux, ils pinglent au-dessus de leur litl'image d'un champion cycliste. Les westerns ou la lecture de Tintin, leurprincipale nourriture intellectuelle, leur versent un breuvage plus capiteux. Ilstrouvent dans ces aventures l'image du juste qu'ils voudraient tre. Comme dansCorneille, le Cid Campeador dcime les Indiens Comanches et pouse la fille dushrif qui l'avait arrt autrefois. L'air est pur, la route est large et les rangerssont de beaux mousquetaires. Engagez-vous dans l'infanterie de marine. Au bout

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    de l'hrosme, on trouve Droulde qui est aussi rassurant que Camus : car ununiforme de sergent de zouaves permet d'tre la fois chevaleresque etconformiste. Qu'il est doux de se faire tuer sans savoir pourquoi ! Cette paix del'me n'est pas accorde aux esprits plus exigeants qui se nourrissent des films de

    gangsters. Leurs beaux hros finissent toujours mal. Mais quelles ruades ! Enfindes mles qui nous font le coup de l'homme de bonne volont ! Onboit de larvolte quarante-cinq degrs avec dlices. C'est toujours du cinma. MaisCorneille, est-ce qu'il fait de nous des Regulus ? Notre culture n'est toujoursqu'un rve qui nous dessine les images de ce que nous voudrions tre.

    Nous prenons des figures de matre d'cole pour reprocher nosadolescents leurs instincts pervers. Mais quelle autre image de l'nergie leurdonnons-nous ? Ils vivent de contrefaons. Le gangster est la contrefaon duhros. Mais il en est bien d'autres. Ceux qu'ils appellent leurs idoles ne sontsouvent que des chevaux qu'ils aiment voir se rouler furieusement sur le sable.Johnny Halliday est une bte et ils se grisent de sa fureur. Ils communientdans sa fureur qui devient collective. Ils cassent tout parce que l'animal serveille en eux par l'admiration et la contagion. Ils se dfoulent . Autre motadmirable de notre vocabulaire. La bte prisonnire hurle dans sa cage. Cequ'ils brisent, ce ne sont pas des chaises, mais les barrires dans lesquelles nousles enfermons. Ils touffent. Ils crient qu'ils veulent vivre. Leur jeunesse cume leurs lvres. Nous, gendarmes, les regardons avec rprhension. Et nous feignonsde ne pas comprendre que l'emploi qu'ils font de leur jeunesse et de leur

    animalit est mauvais parce que nous ne leur en proposons aucun qui soit bon.Ils rveraient aussi bien de samourasi nous tions capables de leur en montrer.Ce qu'ils aiment, c'est l'tre indompt et fort qu'ils ne sont pas. Que nous nevoulons pas qu'ils soient.

    Cette graine de violence qui est en eux, c'est ce qui leur reste del'hritage des hommes. Doucement, leur disent les prtres, doucement, leurdisent les gens srieux, et chacun leur prsente sa muselire. Ils rejettent notrehypocrisie comme ils rejettent nos fables. Et ils sont spars de nous, race

    trangre, bandes insoumises de jeunes loups, anges noirs de la fureur de vivresur leurs motos de conqurants. Autrefois, ils sautaient sur le cheval qu'ilstrouvaient dans un pr. Aujourd'hui, ils volent une auto pour un soir. C'est lemme geste. Nous nous essoufflons courir aprs eux, gardes champtrespoussifs de la morale. C'est sans espoir. Ils ne sont pas immoraux. C'est bienpire. Ils ne veulent pas du monde que nous leur prparons. Ils n'ont pas envie devoguer avec nous sur le beau fleuve Vendre-Vendre-Vendre. Ils ne veulent pastre les bateliers de la Volga.

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    Les socits issues du pdantisme progressiste, bien qu'elles se rclamentde la libert, aspirent donc toutes soumettre et masculer, mais selon desmodes et des perspectives qui leur sont propres. Pour les unes, les socits detype collectiviste, cette soumission est fonde sur la contrainte, ladite contraintetant justifie par le degr de perfection que la justice sociale est cense avoiratteint. Pour les autres, les socits du type libral, cette soumission est censetre consentie , elle a pour moteur l'intrt personnel, on l'obtient parpersuasion et dissuasion, en se rfrant ostensiblement au postulat de la libertindividuelle. Aucun des deux grands types de socits modernes, ni la socitcollectiviste, ni la socit librale, n'a russi faire natre le mouvementspontan qui correspond vritablement une culture, l'accord que les hommestablissent d'eux-mmes, sans qu'on les force et sans qu'on les dissuade, entre lemonde et leur propre vie. Et comme ce dernier mode d'entente avec les chosesest le seul qui engage pleinement toutes les forces, sans en excepter les forces del'instinct et de l'animalit, les socits modernes ne peuvent sedvelopperqu'enpersuadant l'homme d'oublier qu'il est un animal, d'touffer l'animal en lui et, enmme temps, l'instinct, la spontanit, la gnrosit et de n'tre plus qu'un trerationnel, unit conforme un type parmi d'autres units.

    Le malaise du monde moderne provient en grande partie de cettesoumission qu'il est oblig d'imposer et qu'il ne peut fonder que sur desexplications hypocrites. La croissance de la population rend peut-tre cettediscipline indispensable. Elle en fait mme le problme capital de l'avenir. Maisen mme temps cette soumission dcolore la vie, lui retire son got naturel : ellefait de notre existence une existence insipide. Et elle serait pourtant notre joie etnotre fiert si nous pouvions la revendiquer, si nous trouvions en elle notreaccomplissement.

    L'hypocrisie de la socit librale et l'hypocrisie de la socit marxistecrent finalement un gal malaise et un gal dgot. Parce que la socit libraleet la socit marxiste mentent l'une et l'autre et proposent l'une et l'autre un fauxidal qui masque tantt la loi implacable du profit et de l'exploitation, tantt ladictature imbcile de la caserne. Et leurs mensonges, leurs fausses positionsproviennent de ce que l'une et l'autre ont pris pour fondement de toute lastructure l'conomique et non pas l'homme. Elles nous proposent deuxesclavages diffrents de l'conomique qui, finalement, en arriveront se

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    ressembler, tous les trusts, d'tat ou de banques, n'tant qu'une seule mcaniqueau fond. Or, ce qui est important, c'est le destin qu'on fait l'homme. Et dans cedestin il y a quelques lments irrductibles parce qu'ils sont le propre del'animal humain. Ilfaut que l'homme ait une famille et qu'il en soit le chef, il faut

    que l'homme ait une demeure et qu'il la btisse selon son got, il faut quel'homme ait un travail et qu'il aime ce travail, qu'il le fasse avec joie et que lefruit de ce travail lui revienne loyalement. A ces conditions, l'homme vit, il mnesa vie d'homme libre, il n'est pas vol de son existence. Et l'tat n'est l que pourlui assurer les conditions de cette existence qui sont les conditions mmes de lalibert.

    Or, rien de tout cela n'est incompatible avec une civilisation de production: mais tout cela est incompatible avec les ides fausses que nous avons ajoutes la civilisation de production et qui lui ont donn son caractre actuel.L'individualisme qui dtruit la famille, l'galitarisme qui impose tous lesmmes conditions de vie, le fonctionnalisme qui rend le travail anonyme etcoeurant, sont des circonstances aggravantes que nous avons ajoutes lacivilisation industrielle pour en faire la socit dmocratique de consommation. Elles sont nes de notre cervelle et non de la nature des choses. Avec unetournure d'esprit diffrente, avec une autre manire de chercher les solutions,nous aurions pu les viter et produire tout autant dans un paysage diffrent. Lemonde moderne est n de nos cerveaux et non de nos machines. Nous avonsprfr lesprincipes l'homme et les effets du gigantisme ont t multiplis par

    les effets de nos principes. Nous avons fabriqu des robots et des imbciles etnous leur disons aujourd'hui : Robots, soyez heureux ! Mais la mayonnaisene prend pas. Et ceux qui ont conserv le secret du bonheur regardent avecconsternation ces longues files de gteux prcoces que nous avons obtenus encent ans.

    Si la construction de l'Europe a un sens, c'est principalement conditionque l'Europe sache inventer une solution originale au malaise de la socit deconsommation, en s'inspirant de son exprience et de ses traditions. Au-del des

    proccupations purement conomiques du March Commun et desproccupations purement politiques de la naissance d'une troisime forcemilitaire et diplomatique dont les perspectives sont encore lointaines, c'estsurtout par l'laboration d'une troisime option morale que l'Europe peut servirl'avenir. C'est essentiellement sur ce plan que les solutions russe et amricainesont insuffisantes et dpasses. Nous avons besoin d'une troisime image del'homme et de la vie. Refuser la fois Washington et Moscou, ce n'est passeulement aujourd'hui un choix politique, c'est surtout un choix moral : c'est

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    refuser les villes amricaines et le camp de concentration communiste. Ces deuxformulations du gigantisme industriel ont toutes les apparences de la force, maisen ralit elles vont la drive. L'une et l'autre en sont accepter les yeux fermsles impratifs d'un dveloppement monstrueux. Elles foncent dans la nuit. Elles

    ont laiss l'inondation se rpandre et elles voguent sur un fleuve dont elles nevoient plus depuis longtemps les bords. La mission de l'Europe est de construireles digues qui canaliseront la socit de consommation. Nous avons besoind'tablir quelque pouvoir, dfaut de quelque dieu, au-dessus des ingnieurs dumonde moderne, au-dessus de l'empire des stocks et des bilans.

    Cela mme ne suffit pas que nous pensions aux hommes, et les problmesne sont pas seulement d'accommodation. C'est assurment beaucoup qued'obtenir quelque relche de la pression du monde moderne : mais ce n'est que del'ordre des soulagements et des remdes. Pour que nous chappions durablement la menace d'esclavage que la boulimie de la production aura toujours tendance rpter, c'est l'ide mme que nous nous faisons de l'homme que nous devonsrestaurer. Ce n'est pas assez de respecter l'animal humain. Pour qu'il survive auxobsessions continuelles du matrialisme, il faut qu'il trouve en lui-mme quelqueinspiration plus profonde que le souci de son propre bien-tre. Il faut dvelopperen lui, il faut cultiverles qualits nobles de l'animal humain. Il faut qu'il les sentecomme son attribut essentiel et sa fiert. C'est la meilleure dfense de l'hommenon seulement contre les formes directes ou insidieuses du totalitarisme, maisencore contre la pression formidable du matrialisme qui l'assige de toutes

    parts. Que l'Europe apporte donc aux hommes autre chose que des solutionsingnieuses. Qu'elle soit la terre qui leur porte une fois de plus les paroles qu'ilspeuvent comprendre. Qu'ils entendent au moins quelque part une voix qui leurdise : Souvenez-vous de vivre .

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    les relations dans la famille, les biens qu'on recherchait, le but qu'on donnait sapropre existence et finalement l'idal qu'on se proposait et les croyances surlesquelles cet idal tait tabli.

    Dans ce monde nouveau que les choses autour de nous faisaient natre,qu'allaient devenir le paysan qui est en chacun de nous ? On nous expliquait qu'iltait le vieil homme en nous et qu'il fallait nous dbarrasser du vieil homme, quele progrs, cela consistait mme essentiellement le rejeter. Mais si ce paysan ennous tait l'homme lui-mme, si ce vieil homme tait ce qu'il y avait de plusprcieux en nous ? S'il ne voulait pas mourir, si nous ne voulions pas nous prter ce qu'il meure ? Ce fut le dbat central, le dbat secret, le drame secret. Et aucentre de ce dbat, il y avait Balzac, il y avait Stendhal et Nietzsche, il y avaitmme Baudelaire et non pas Lamartine, Hugo ou Novalis, autour desquels nosprofesseurs organisaient le ballet du sicle. Et ce que nous appelons le dbat du XXe sicle, est-ce vraiment autre chose que ces sursauts de l'animal humaindans les conditionnements divers qu'on lui impose ?

    Pourtant nous tions ns au milieu des hymnes. On tranait le char de laScience au milieu d'une foule gonfle d'espoir. L'merveillement arrondissaittoutes les faces. On avait vaincu la peste et la rage, on avait triomph desdistances, on avait perc les montagnes, on avait fcond les entrailles de laterre. Le ciel lui-mme s'inclinait. Et la cration, docile, suivait l'homme commeun gros chien. Nos instituteurs conduisaient la chorale de nos certitudes. L'tat

    donnait des bourses aux garons qui avaient le prix de calcul et il tait sr qu'ilsdeviendraient Prsident de la Rpublique aprs avoir t Polytechniciens. Nousn'tions pas de petits Rastignac : nous tions trop certains que le mrite suffisait tout. En quel sicle tait-il meilleur d'tre n ? Nous plaignions les enfants quiavaient eu le malheur de natre dans les sicles de tnbres qui ignoraient lacosmographie.

    Dans le Berry de 1913 nous n'entendions rien d'autre que cebourdonnement heureux qui venait de l'cole. Quand j'allais Bourges avec mes

    parents, j'entendais quelquefois parler des ouvriers de la Pyrotechnie . On s'enentretenait voix basse comme de sauvages qui campaient aux portes. Uninstituteur nous avait fait apprendre un pome de Sully-Prudhomme, dans lequelle boulanger refusait de cuire le pain. Je le rcitais comme un pome chinois.Mon pre me montrait le snateur Mauger, figure rouge brique avec une grossemoustache blanche, qui tait un socialo et dont LaDpche du Berry parlaitavec horreur. Je faisais un dtour pour ne pas passer devant sa maison. L'idal demon pre tait Gustave Vinadelle, maire de Dun-sur-Auron, qui ressemblait un

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    architecte, faisait rayonner sur le canton les lumires du parti radical-socialiste et tait conseiller gnral de l'arrondissement. Je n'imaginais pas qu'ilpt y avoir rien d'autre dans le monde que des paysannes qui portaient leurspoulets au march et rien ne me paraissait plus beau que les clairons du 95e

    d'Infanterie qu'on entendait s'exercer dans les prs.Depuis cinquante ans, nanmoins, bien des gens apercevaient cet envers

    du XIXe sicle que Dun-sur-Auron ne souponnait pas. Ils mesuraient la grandeombre que les inventions projettent sur les hommes. Ils voyaient s'lever lesvents qui balayeraient sur les routes les noires fermires coiffe blanche quiallaient chaque semaine au march. Ils regardaient avec angoisse ces pluiesbienfaisantes que des nuages noirs accompagnaient. Ils devinaient que l'hommerisquait d'tre entran par le courant formidable de cette soufflerie construite parlui-mme, qu'il ne peut rien contre la balistique implacable des inventionsmultiplies par les imaginations qu'elles dchanent.

    Quand une invention nouvelle apparat, si elle n'est pas terrifiante,l'imagination des hommes l'accueille comme une fiance. Mais ce mouvementd'esprance n'est pas sans effet sur eux-mmes. Les biens nouveaux font natre lebesoin de les possder, la possibilit de les fabriquer et de les vendre parimmenses quantits donne des ailes la cupidit. Ces sentiments nouveauxavaient cru avec fureur. Ce fut une herbe qui envahit tout. Le capitalisme tait ndans le dsordre de la libert. On n'imaginait pas que la libert de contracter tait

    en mme temps la libert d'exploiter. Engels dcrivait les bouges dans lesquelsavaient vcu Londres les pres de ces ouvriers de la Pyrotechnie dont lesfigures sombres me faisaient peur. L'affreux snateur Mauger tait simplementun homme qui avait lu plus de livres que l'aimable citoyen Vinadelle. Maisl'erreur de Marx, d'Engels et de l'affreux snateur Mauger tait de parler le mmelangage que leurs adversaires : ils demandaient un transfert des bnfices, maisils acceptaient le monde nouveau, le monde mercantile qui tait n de la produc-tion massive des biens nouveaux, ils ne proposaient qu'une rpartition nouvellede ces biens dans lesquels ils voyaient les pommes d'or du paradis terrestre.

    Il y a chez les hommes une sorte de pense qui engage l'tre tout entier. Acertains moments, nous sentons bien que ce n'est plus le cerveau seul qui dcide,mais quelque chose en nous de plus profond. C'est un mouvement de tout l'trequi nous dicte un refus ou qui accepte. Cette pense instinctive sommeille chezl'homme. Elle est vgtative, elle est lente, elle se manifeste par le malaise etl'inquitude et il faut du temps pour qu'elle devienne claire : tandis que la pensegrgaire qui s'exprime dans les journaux et dans les discours des acadmiciens

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    mne une danse allgre et fait entendre partout ses fltes et ses grelots.

    Le vrai visage des temps modernes mit longtemps apparatre. Toute unepartie de l'Europe ressemblait Dun-sur-Auron. On entendait le marteau du

    marchal-ferrant en passant dans la rue des Ponts. Le tambour de ville annonaitaux carrefours les objets perdus. Et Gustave Vinadelle vantait l'enseignementlac. Matre Mahaut le notaire, qui passait pour avoir un million, savait qu'auxportes de Berlin, Charlottenbourg tait pass en vingt ans de vingt-quatre mille deux-cent quarante mille habitants, que les usines Siemens occupaient plus detreize mille ouvriers, d'autres firmes dix-sept mille, on lui avait parl des villes-champignons de la Ruhr ou de l'Angleterre, il n'ignorait pas que les campagnesse dpeuplaient. Mais matre Mahaut tait notoirement ractionnaire. GustaveVinadelle avait bien entendu parler des rois de l'acier, des chemins de fer, ducorned-beef. C'taient l des personnages fabuleux qu'on ne rencontrait qu'enAmrique. Et le comte de Gourcuff, qui avait un chteau Nrondes et qui sepromenait avec des gutres, ne pensait pas autrement que lui. A part les ouvriersde la Pyrotechnie , tout tait parfaitement rassurant et pareil ce qui taitautrefois. Beaucoup de banques taient encore des entreprises familiales, lebanquier tait une sorte de notaire. Le protectionnisme maintenait les conomiesnationales dans leur aire gographique et freinait la contagion du gigantisme. Cespnplaines du capitalisme composaient un paysage rassurant. Les hirarchiesaristocratiques existaient encore, elles en imposaient : et la richesse desindustriels ne leur donnait pas d'autre droit que l'espoir d'tre admis dans cette

    socit fonde sur autre chose que sur la richesse. Ce paysage trompeurparaissait respecter les proportions et les tagements naturels. C'taient encored'autres biens que l'argent qui fixaient le classement des hommes. Le comte deGourcuff ne paraissait pas inquiet de la tournure que prenaient les choses.

    Il aurait d aller plus souvent Paris. On y sentait mieux les ondesinvisibles qui se propageaient et changeaient insensiblement le socle sur lequeldormait Dun-sur-Auron. Les nouvelles couches que Gambetta avait saluesaprs la dfaite de 1871 menaient grand bruit dans la reconstruction. Les

    affairistes et les parvenus du Second Empire affirmaient dj assez clairement letriomphe de l'argent. Mais un rgime bonapartiste, malgr ses tares, plaaitncessairement le capitaine au-dessus du marchand. Cette suprmatie desmilitaires s'tait effondre Sedan. La Rpublique avait inscrit dans sesinstitutions : Cedant arma togae . Ce fut pendant longtemps sa vritabledevise. C'tait donner le champ libre l'arrogance du parvenu qui ne voyait plusaucune vertu mettre au-dessus de la vertu d'tre riche. Les familles dont toutela fortune tait terrienne et dont toute l'ambition tait de se distinguer au service

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    du pays avaient pris conscience les premires du dclassement dont elles taientmenaces par la prpotence des marchands. Le rveil de la pense instinctive seproduisit alors dans toute une catgorie sociale. Ces groupes sentirent que leurconception des valeurs tait toute diffrente de celle des nouveaux venus. Ils

    reconnurent que le dsintressement, la volont de servir, le courage militaire, lafidlit la parole donne, la loyaut, taient les qualits qu'ils mettaient au-dessus de toutes les autres et que ces qualits avaient peu d'emploi dans le mondequi s'organisait sous leurs yeux. Mais en mme temps cette exploration qu'ilsfaisaient d'eux-mmes en s'opposant aux nouveaux venus, leur rvla qu'ilstaient en outre attachs une forme de vie patriarcale, un commandementnaturel qui s'exerce dans la famille d'abord, puis de la famille la province, ettoujours dans un cadre fix par la nature des choses, un protectorat de l'lite surle peuple, enfin une politique naturelle qui devait tre la projection dans lastructure de l'tat des qualits sur lesquelles ils souhaitaient fonder leur vie.

    L'affaire Dreyfus fit ressortir vigoureusement cette opposition. Ni laxnophobie ni l'indiscrtion et la maladresse de la communaut juive ne suffisent expliquer la violence des passions. En ralit, l'opinion reconnut la puissancede la civilisation mercantile et l'tendue de son implantation. Les Juifs servirentde bouc missaire. Leur pouvoir et leur insolence illustraient surtout ladisparition des castes. On leur reprochait d'tre devenus ce qu'ils taient dansl'tat, bien qu'ils fussent Juifs. Les nationalistes s'indignrent de cette infiltrationd'trangers. Ils y virent un danger pour la scurit nationale. Ils dnoncrent

    l'arme invisible qui campait sur le territoire. Cette analyse tait juste, maisincomplte. Ce que les Juifs avaient le malheur de reprsenter, c'tait le rsultatde la civilisation industrielle brusquement dvoil. Et c'est pourquoi laconclusion de l'affaire Dreyfus fut la fondation de l'Action Franaise, glise quiprchait une Rforme totale. On avait dcouvert tout d'un coup la morale surlaquelle dbouchait la dmocratie. Le marchand, tre cauteleux, servile, quetoutes les grandes civilisations avaient tenu l'cart, tait devenu le brahmane dela ntre. On baisait sa robe, on lui offrait la fille. On l'admirait et on le montraitaux petits garons comme le hros qu'il fallait tre. Au-dessus de lui, il n'y avait

    rien, mais les prtres et les capitaines balayaient le sol devant ses pas. SamuelBernard ne se promenait plus aux cts du roi, il tait le roi.

    Voil ce que dcouvrait le rideau brusquement tir. Les mots taient unbrouillard derrire lequel cet ordre nouveau apparaissait. La dmocratie ne faisaitrien d'autre que de donner l'argent la possibilit de gouverner et la libertd'exploiter : les esclaves de Pharaon partaient chaque matin pour les mines, sansque personne ft capable de s'opposer aux fouets des scribes et la spoliation. Et

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    tous ceux qui regardaient dans leur coeur et qui n'y trouvaient pas la cupidit,on expliquait qu'ils n'taient plus que les serviteurs des nouveaux princes et queleur sang gnreux servirait gagner pour ceux-ci des richesses contre lesquellesrien ne prvaudrait.

    Tel tait le sens moral, le sens profond, de l'antidreyfusisme et il tait sipeu un sentiment de classe que l'opinion populaire fut aussi divise que celle dela bourgeoisie. Tout le monde sentait confusment que ce n'tait pas seulement le Juif qui tait en cause, mais une image qu'on se faisait de l'homme et dumrite. Est-ce que la prosprit est le but suprme pour les hommes et pour lesnations ? Est-ce que la gloire suprme est de beaucoup produire, d'taler l'infinides champs de machines crire ou des lgions de moissonneuses-lieuses et deremercier Jahv d'avoir permis que le nom de la firme ft imprim sur leursflancs par des rgiments d'esclaves ? Est-ce que les lois ne sont plus rien d'autreque les rgles qui protgent les ventaires et qui assurent le remboursement del'usurier ? Est-ce que nous serons tous condamns marcher en file pour porterles marchandises du riche ou chasss de notre maison si nous ne pouvons paspayer le tribut de Csar ? Ou bien, est-ce que nous sommes encore les matresdans notre maison, distribuant les tches et comptant les setiers, matres de nous-mmes et de nos serviteurs, et non pas scribes ou porteurs dans le troupeau quipitine sur les dalles des entrepts ?

    Ainsi se constituaient deux camps, ou plutt deux manires de ragir

    l'gard du monde moderne. Le plus grand nombre saluait l'abondance, laprosprit, les belles usines qui fabriquaient tant de belles choses, les grandsmagasins qui les distribuaient, ils baient devant les rois de l'acier et du ptrole,ils rvaient de prendre place parmi les promoteurs de ce monde bienfaisant :destin que la dmocratie leur promettait pourvu qu'ils fussent bien sages et bienobissants. Les jeunes filles la fin des romans, pousaient des ingnieurs qui avaient t de mritants boursiers , dont les parents toutefois taient prsentables . Et l'on n'imaginait pas qu'on pt concevoir une mcanique plusbelle que ce gigantesque tamis humain au sortir duquel chacun tait

    matriellement rcompens. Ceux que le tamis humain relguait avec lespluchures grognaient dans leur coin. Ils se consolaient en rvant au temps o iln'y aurait plus de tamis du tout, plus de promotion d'aucune sorte, o laproduction s'pandrait chaque matin comme la rose et o tout le monde seraitmatriellement satisfait. Mais les autres s'inquitaient de ce vent tide quicourbait tous les bls dans le mme sens. Ce monde uniforme leur paraissaitcontenir quelque vague menace. Ils regrettaient les chnes que le vent n'inclinepoint. Le premier de la classe leur paraissait fade. Ils tranaient dans leur

  • 7/31/2019 Sparte Et Les Sudistes_BARDECHE Maurice_A4

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    mmoire le souvenir de Duguesclin qui ne rvait que plaies et bosses et celui deBayard qui n'avait jamais eu le prix de calcul. La plante humaine qu'ils aimaientavait une sve forte et un peu sauvage. Ils pensaient quelque solide camaradede combat qui n'avait pas de place dans les manuels d'instruction civique. On

    leur montrait le prsident Loubet et c'tait le lieutenant Garnier qu'ils auraientvoulu chrir. Finalement, ils avaient acclam un gnral qui portait une barbeblonde et des plumes son chapeau, ersatz nettement insuffisant.

    La politique avec son bruit de grosse caisse, empche souvent d'entendreune poque. Le nationalisme polarisa ce mcontentement instinctif de toute unepartie de la nation. L'Action Franaise inventa une conspiration. La dfense del'homme tant peu rentable en politique, elle inventa un fer de lance qui tait ledanger allemand. Et elle ne s'occupa bientt plus que de son fer de lance.

    A la vrit, quand ils dfendaient les qualits qui font une