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La genèse de l’apparaître

Etudes phénoménologiques sur le statut del’intentionnalité

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MÉMOIRES DESANNALES DE PHÉNOMÉNOLOGIE

VOLUME V

Déjà paru :

Marc RICHIR, L’institution de l’idéalitéMoritz GEIGER, Sur la phénoménologie de la jouissanceesthétiqueAlbino LANCIANI , Phénoménologie et sciences cognitivesAntonino MAZZÙ, L’intériorité phénoménologique

Association pour la promotion de la Phénoménologie20 Rue de l’Église

F 60000 Beauvais (France)ISSN : 1635–2025

ISBN : 2–9518226–6–9

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Note éditoriale

Dans la ligne desAnnales de phénoménologie, l’association éditrice a décidéde s’adjoindre une collection de « Mémoires » indépendants, plus ou moinsbrefs, mais trop longs pour figurer dans une publication périodique. Cette dé-cision est destinée à pallier l’engorgement actuel de l’édition savante, dû no-tamment à des raisons commerciales, et à se ménager la possibilité de publierdes textes de haute exigence philosophique – qu’ils soient des originaux ou destraductions françaises d’ouvrages autrement confinés dans les bibliothèquesspécialisées. C’est en effet un lieu commun de dire que notre tradition cultu-relle est en péril, que nous risquons d’étouffer, et qu’il est désormais urgent derenouer avec elle des fils susceptibles de relancer à nouveaux frais sa créativité.Et c’est à dessein que le terme « Mémoires » a été choisi : il faut le prendreen son sens ancien et non au sens aujourd’hui banalisé par ses usages univer-sitaires. « Mémoires » et non « Essais », parce qu’il s’y agira de maintenir aumieux les nécessités de la rigueur, parce que le risque y sera, non pas tant celuidu débat d’idées que celui de la confrontation effective avec tel ou telproblème– avec les choses et les concepts qu’il engage explicitement et implicitement,par delà telle ou telle « solution » éventuelle, jamais définitive en philosophie.

Les Mémoires sont une publication de l’Association pour la Promotion de laPhénoménologie dont l’activité se veut aussi lieu d’échanges et d’avancéesdans la réflexion sur des problématiques philosophiques notamment phénomé-nologiques.

Toute contribution du lecteur qui s’inscrirait dans cette perspective, et danscelle de la note éditoriale ci-dessus, sera la bienvenue au bureau de l’Associa-tion, 37 rue Godot de Mauroy, 75009 Paris, ou par courrier électronique auprèsdu secrétaire de rédaction à l’adresse [email protected] .

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Alexander Schnell

La genèse de l’apparaître

Etudes phénoménologiques sur le statut del’intentionnalité

à Zinaïda

ASSOCIATION POUR LA PROMOTION DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

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Introduction

Selon une thèse communément défendue, l’histoire de la philosophie oc-cidentale depuis la Renaissance serait marquée par deux ruptures décisives : la« révolution copernicienne » réalisée dans laCritique de la raison pureet le« linguistic turn» du XXe siècle (lignée qui promeut et manifeste avec forceune « destitution » de l’ontologie). Or une telle perspective - somme toute sim-pliste ou du moins, à coup sûr, réductrice - passe sous silence une troisième« révolution » : celle, husserlienne, qui introduit la notion de phénomèneentant que phénomène, c’est-à-dire en tant que celui-ci est dépourvu d’un fonde-ment ontologique - sans que cela n’invalide pour autant la question dusensà lafois de ce qui apparaît et de ce qui est au fondement de la genèse de cet appa-raître. C’est cette question - au centre de tous les projets phénoménologiquespost-husserliens importants - s’interrogeant sur le rapport entre la phénomé-nalité et l’être (ou le non-être) de cette dernière, que nous voudrions reposerici.

Cette interrogation qui ne s’enferme d’ailleurs nullement dans un para-digme « mental » ou « représentationnel » est intimement liée à celle du pou-voir constitutif de ce qu’onpeut appeler la « subjectivité transcendantale »(sans qu’on ne l’identifie à une conscience absolument « auto-transparente »ou quelque chose de la sorte) ; et aussi, au sein du rapport que cette dernièremet en œuvre, à celle du statut du pôle « subjectif », du pôle « objectif » ainsique de larelation de transcendance- à la fois au sens de la «Transzendenz»et du «Transzendieren» - impliquée par le rapport entre ces deux pôles (etce, sans qu’on ne retombe dans un dogmatisme de la chose en soi, ni dans une« histoire de l’être » dont les tenants et les aboutissants demeurent finalementobscurs). La perspective philosophique à partir de laquelle nous croyons pou-voir justifier une telle conviction (ou plutôt : une telle attitude) est circonscritejustement par la méthode phénoménologique. Cette méthode trouve son appli-cation la plus fidèle principalement dans les manuscrits de travail de Husserl etdans les réflexions méthodologiques (sur ce travail qui, lui, est le plus souventabsorbé par son objet dont il s’agit précisément d’éclaircir le sens) qui se sontmatérialisées - en dehors des ouvrages programmatiques publiés du vivant deHusserl - dans les manuscrits d’Eugen Fink à l’époque où il fut l’assistant deHusserl.

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Ce n’est pas par hasard qu’avec E. Fink dont l’œuvre (phénoménologique)majeure n’a pas encore trouvé toute l’attention et l’approbation qu’elle mérite,ce soit une seule et même personne à une seule et même période - de la findes années 1920 jusqu’à la mort de Husserl - qui ait travaillé simultanément àune édition desManuscrits de Bernau1 de Husserl et à une fondation métho-dologique de la phénoménologie en général. Quoi qu’on en dise, et peut-êtrepas d’une manière exclusive, mais dans tous les cas de façon insigne, cesMa-nuscritssur le temps et l’individuation de 1917/18 établissent à la fois ce queFink a lui-même exprimé ainsi : « L’explicitation du sens intentionnel se meuttoujours en direction des horizons (in die Horizonte hinein) de latemporalité,laquelle- en tant que ce en quoi s’accomplissent les unifications synthétiqueset les rapports des intentionnalités individuelles -présente le thème fonda-mental et originaire de la phénoménologie en général2. » (Nous verrons queles analyses du temps livrent effectivement des concepts clé pour la méthodephénoménologique : sphère pré-immanente, construction, noyau, etc.) Et ilsouvrent la voie, grâce à des « descriptions » phénoménologiques d’une nou-velle sorte, à ce que Fink a nommé une « phénoménologie constructive » -terme que nous reprendrons à notre compte en un sens, nous le verrons, un peudifférent de Fink : une phénoménologie, donc, qui descend dans la sphère ulti-mement constitutive de tout ce qui apparaît et qui mobilise, pour ce faire, desanalyses qui ne se contentent pas de « décrire » ce qui s’atteste phénoméno-logiquement dans la sphère immanente de la conscience, mais qui doivent en« construire » - en se tenant certes aux « choses mêmes » que sont les phéno-mènes - les dispositifs transcendantaux nécessaires en tant qu’ils se présententcomme les conditionsphénoménologiquesde tout apparaître.

Si notre intention n’est certes pas, dans cet ouvrage, de reconstituer la phé-noménologie husserlienne du temps à la lumière des acquis desManuscrits deBernau3, les résultats importants que nous retenons de cesManuscrits(pourle statut et la méthode de la phénoménologie) sont cependant toujours à l’ho-rizon du cheminement que nous parcourrons dans ce qui suit - et le Husserlqui nous intéresse ici est donc précisément celui de son « œuvre majeure4 ».

1. LesManuscrits de Bernauqui datent de 1917/18 ont été publiés en 2001 par R. Bernet etD. Lohmar aux éditions Kluwer (Husserliana, tome XXXIII : Die Bernauer Manuskripte überdas Zeitbewusstsein).

2. E. Fink, « Vergegenwärtigung und Bild », dans :Studien zur Phänomenologie (1930-1939), Phaenomenologica 21, M. Nijhoff, La Haye, 1966, p. 17 (c’est nous qui soulignons).Cette phrase est extraite de la thèse de doctorat de Fink à laquelle, selon ses propres aveux,Husserl se ralliait sans réserve.

3. Cf. à ce propos notre ouvrageTemps et Phénomène. La phénoménologie husserliennedu temps (1893-1918), Hildesheim, Olms, 2004 auquel de nombreuses analyses ici renvoientimplicitement.

4. Tel est l’attribut («mein Hauptwerk») avec lequel Husserl a qualifié devant Roman Ingar-den lesManuscrits de Bernau; cf. les notes de R. Ingarden dans : E. Husserl,Briefe an RomanIngarden. Mit Erläuterungen und Erinnerungen an Husserl, M. Nijhoff, Phaenomenologica 25,La Haye, 1968, p. 154 (cité par D. Lohmar, dansHusserliana XXXIII, p. XVIII). Plus tard, ilutilisera exactement ce même terme pour caractériser sesMéditations Cartésiennes, cf. la lettre

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Notre propos consiste ainsi à la fois à descendre « en deçà » des élaborationsconcrètes de 1917-18 pour y découvrir des outils permettant de préciser leurstatut ; et à ouvrir le champ intentionnel (car c’est de cela qu’il s’agit) à desdimensions plutôt délaissées par Husserl mais ayant attiré l’intérêt de certainsde ses successeurs. Cela nécessite de mobiliser des auteurs qui - qu’ils l’aientsu ou non - ont contribué à une telle ouverture, d’exposer, négativement, lesrésultats de ces contributions à des positions critiques qui, elles, ne mobilisentjamais que des aspectspartielsde la phénoménologie husserlienne (et, en par-ticulier, de la phénoménologie husserlienne du temps) et enfin, positivement,de voir s’il n’existe pas des tentatives plus contemporaines (et il y en a) quipermettent d’instaurer le dialogue avec un Husserl peut-être moins connu.

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Trois questions traversent cet ouvrage. Trois questions qu’aborde, selon unangle particulier, plus ou moins chacune des sept études qui le composent.

1. Tout d’abord, nous nous interrogeons sur lesensde lacorrélation noéti-co-noématique, c’est-à-dire de la corrélation acte-objet intentionnel. Plus pré-cisément, nous nous demandons ce que signifie l’idée selon laquelle tout sens« objectif » ou « noématique » estconstituédans et par son corrélat « subjec-tif » ou « noétique ». Peut-on dire que la description des composantes inhé-rentes à la sphère de la conscience - la sphère que Husserl nomme la « sphèreimmanente » - suffit à rendre compte du senset des noèmeset des noèses?

2. Il y va ici, pour considérer les choses par un autre biais, dustatut du« transcendantal phénoménologique». On sait que le terme « transcendantal »ne désigne pas la même chose chez Kant et chez Husserl. Tandis que chez Kantil est introduit - comme cela apparaît clairement si l’on inscrit le projet de laCritique de la raison puredansl’ensemblede l’œuvre critique et post-critique -d’une manière quasi-« heuristique » pour résoudre un problèmeprécis, celui derendre compte desconditions de possibilité de la connaissance, conditions quid’aucune manière ne se manifestent au même titre que l’expérience, il a connuchez Husserl une sorte de double affermissement. D’une part, la phénoméno-logie estde part en part transcendantale, ou elle n’est pas, Husserl en a prisconscience depuis son échange, à Göttingen, avec l’école néo-kantienne et enparticulier avec Natorp. Elle est transcendantale, c’est-à-dire qu’elle cherchepartout à établir quelles sont les opérations fonctionnelles de la subjectivitétranscendantale, explicites ou implicites, à la source de la constitution de l’ex-périence. Et, d’autre part, ce transcendantal, loin d’être une condition simple-ment « logique », peut être attesté à chaque fois dans un vécu spécifique - cequi signifie qu’il y a une « expérience », phénoménologique, du transcendan-tal (aussi paradoxal que cela puisse paraître à un kantien. . .). La question dont

adressée par Husserl à Dorion Cairns le 21 mars 1930.

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nous voudrions traiter ici n’est donc pas celle - développée de façon très ins-tructive par J. Benoist - d’un «a priori phénoménologique » qui se situe entrel’intuition et la signification et qui fonde une sorte d’« ontologie faible5 » seprésentant comme « logique du tout et des parties », laquelle caractérise unerelation de dépendancematériellement qualifiée, mais celle de ce qui se mani-feste phénoménologiquement eta priori comme rendant possibles et effectivesles opérations fonctionnelles de la subjectivité transcendantale. La perspectivequi est la nôtre ici ne concerne donc pas la description d’un certain nombre derapports matériels relatifs à une théoriea priori de l’objet mais l’attestabilité(Ausweisbarkeit) des structures transcendantales elles-mêmes (ce qui n’exclutpas, bien entendu, que ces structures soient à leur tour qualifiées matérielle-ment).

3. La troisième question, enfin, étroitement liée aux deux premières, estcelle du statut duvécu phénoménologique. (On verra avec Misch qu’il neconvient pas de l’appeler un « vécude conscience6 ».) En quoi les vécuspeuvent-ils avoir un pouvoir constitutif? Quel est leur rapport avec ce qui semanifeste de façonintentionnelleen eux? Tout vécu apparaît-il, simplement,ou y a-t-il des vécus qui « font apparaître » des objectités qu’il faudrait dès lorsdécrire et analyser selon leur teneur spécifique?

** *

Que chaque étude pose ces questions d’une manière autonome justifiepourquoi on peut lire chacune d’elles pour elle-même, indépendamment desautres7. L’ensemble forme cependant un tout qui ne se réduit pas au simplealignement de ses composants. Cela est dû au fait qu’elles se situent sur dif-férents niveaux d’une même structure intentionnelle. Un premier niveau, thé-matisé dans la première partie, concerne le problème des « fondements » del’intentionnalité ; un autre niveau - creusé dans la deuxième partie de l’ouvrage- s’emploie à opérer une « extension » du champ intentionnel qui s’interrogesur le lien intime qui existe entre une phénoménologie du temps et une phéno-ménologie du langage. Esquissons rapidement l’orientation d’ensemble de cesdeux parties.

La première partie tente d’analyser la structure du champ intentionnel,c’est-à-dire qu’elle cherche à clarifier quels sont les ingrédients irréductibleset incontournables de la compréhension de notre rapport à l’objet. Une telleinvestigation se heurte d’emblée au problème du sens du phénomène et de laphénoménalité. Au cours de nos recherches, nous serons amenés à nous de-mander, comme déjà mentionné, si on peut répondre à une telle question avec

5. J. Benoist,L’a prioriconceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999, p. 93.6. Cf. le dernier chapitre du présent ouvrage, p. 153 sq..7. Et cela d’autant plus qu’elles ont toutes déjà été présentées publiquement à des occasions

différentes.

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les seuls moyens d’unedescriptionphénoménologique, laquelle se restreint -témoignant en cela de la probité husserlienne - à ce qui est phénoménologi-quementattestable. Non pas qu’il faille laisser entrer de nouveau par la portearrière n’importe quelle « métaphysique » débridée - ce qui reviendrait à trahirle précepte de l’absence de tout préjugé (c’est-à-dire, justement, de l’absencede toute construction spéculative qui ne soit pas bien fondée). Nous examine-rons plutôt, en suivant ici E. Fink, si, notamment eu égard à lanatureet austatutde ce qui fonde notre rapport (intuitif et signitif) à l’objet, une descrip-tion phénoménologique des composantes inhérentes à la sphère immanente dela conscience intentionnelle nous livre toujours (etest en mesurede livrer) uneréponse satisfaisante aux questions qui se posent.

D’où la nécessité de thématiser, pour elle-même, la description phénomé-nologique et ses « limites ». Les problèmes relatifs à la constitution de laconscience du temps vont en effet mettre au jour une autre forme d’approcheméthodologique de la phénoménologie - la « construction » phénoménolo-gique. Cette approche fera voir que toute description (de la conscience imma-nente) requiert un complément « constructif » permettant de rendre comptedes conditions vérifiables de possibilité d’une telle constitution. Nous ne nouscontenterons pas du simple constat de la nécessité d’une telle construction,mais nous essayerons de l’effectuertout en dévoilant, en même temps, lastruc-turequi la caractérise en propre.

Ces réflexions sur le phénomène et la phénoménalité - ainsi que sur laméthodologie requise - nous entraîneront aux confins de la phénoménologiestatique et recentreront le questionnement sur le sens d’être même du phéno-mène. L’épochèphénoménologique - la mise hors circuit du sens d’être de cequi apparaît - a apparemment, au départ, un caractère purementprovisoire: sonrôle consisterait à inhiber le sens d’être de l’apparaissant pour éviter qu’un pré-supposé à son égard ne vienne interférer sur la description de ce qui apparaîtainsi et de ce qui rend cet apparaissant possible. Or, du coup, nous pourrionsnous demander ce que nous pouvons statuer sur le sens d’être du phénomènelui-même (le phénomène - c’est-à-dire, comme nous le verrons en détail, nonpas le simple apparaissant mais les opérations fonctionnelles de la subjectivitétranscendantale). Mais à considérer cette question du point de vue husserlien,n’apparaît-il pas qu’elle est, en réalité, unefaussequestion? Autrement dit, lephénomène possède-t-il véritablement un tel sens d’être et une telle fondationontologique (question qui se situe bien entendu sur un autre plan que l’élabo-ration d’ontologies régionales)?

Nous verrons que deux voies s’ouvrent à partir d’un tel questionnement.Une voie propre à une « phénoménologie spéculative » qui considère le phéno-mène selon une perspective exigeant effectivement sa fondation ontologique (ils’agit là de la « phénoménologie » fichtéenne dans laDoctrine de la Science de18042 qui considère le phénomène commefactumdonnant accès à la fondationdu savoircomme savoir) et qui d’ailleurs, notons-le en passant, porte sérieu-sement atteinte à la thèse heideggerienne de l’oubli de la question du sens de

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l’être. Et une voie (critique de la première), caractérisant la « phénoménologiegénétique » de Husserl, laquelle présente une alternative originale et radicaleà toute perspective qui cherche à fonder ontologiquement la phénoménalité duphénomène.

La deuxième partie prolonge et approfondit la première. Notre intentionprincipale y est de dévoiler le lien entre l’attitude qui consiste à s’installer endeçà de ce qui se donne de façon immédiate dans la sphère immanente et l’exi-gence de s’instituer en langage - un point demeuré occulté chez Husserl. Cetteperspective est croisée - conformément à l’horizon général de cet ouvrage - parcette autre qui constate un lien profond entre la constitution de la temporalitéet l’« éclosion », comme il faut dire, de la discursivité. Ici, nous ne nous inter-rogerons plusprincipalementsur les conditions formelles du phénomène et dela phénoménalité, ni n’élaborerons,pour elle-même, une réflexion méthodolo-gique, mais nous nous installeronsau sein mêmedu champ intentionnel afind’y analyser de près - du point de vue du « contenu » - les dimensions tem-porelles et discursives dans leur rapport réciproque. Cette perspective exigera,là encore, de « dépasser » ou plutôt de « saper » la sphère de la donation etde la description et ce, au profit d’élaborations ayant pour but de « réinterpré-ter » l’intentionnalité. Ces réinterprétations sont caractérisées par trois pointscommuns : 1. Elles s’installent dans le champ en deçà de la sphère immanentede la conscience (ce qui tisse ainsi un lien avec la première partie) ; 2. ellesproposent des dispositifs constructifs (voire « spéculatifs ») venant comblerdes carences au niveau de la structure intentionnelle ; 3. elles font intervenirdes registres qui transcendent le seul domaine d’une « phénoménologie de laperception », ce qui permet de voir que la perception ne relève que d’une« ins-titution symbolique » particulière parmi d’autres.

Nous nous intéresserons ainsi aux trois projets suivants : d’abord, à l’éla-boration de J.-T. Desanti du « circuit de l’ouverture » ayant pour ambition decorriger et de compléter la structure de l’intentionnalité husserlienne ; ensuiteau projet de M. Richir d’une « phénoménologienova methodo» qui consiste,en particulier, dans le fait de prendre au sérieux le rôle de laphantasía(Phan-tasie) dans la constitution de l’expérience et qui propose une « refonte » del’intentionnalité s’interrogeant sur les fondements pré-intentionnels de cettedernière ; enfin, à la tentative de G. Misch d’inscrire le domaine de la discur-sivité dans une perspective herméneutique promouvant l’« évocation (Evozie-ren) » comme concept fondamental d’une phénoménologie du langage. Dansla mesure où ces élaborations mobilisent des projets philosophiques et phéno-ménologiques contemporains (ou redécouverts récemment), elles témoignentà l’évidence du caractère vivant des recherches phénoménologiques actuelles.

Je voudrais remercier spécialement M. Richir pour l’inspiration de son en-seignement et de l’échange philosophique qu’il est toujours prêt à partagerspontanément. Ses doutes exprimés suite à une première lecture du présent ma-nuscrit m’ont amené à apporter un certain nombre de remaniements au texte.

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J’espère ne pas trahir l’esprit de ses remarques, en assumant bien entendu en-tièrement la responsabilité de mon propos.

Je remercie aussi tout particulièrement J.-C. Goddard, H. Wetzel, F. Ven-geon et le regretté J.-T. Desanti pour la sévérité de leurs critiques et leurs en-couragements amicaux. Je leur dois d’avoir été engagé dans des discussionsphilosophiques qui ont été (et, j’espère, le seront toujours) d’une grande im-portance pour moi. Dans le présent ouvrage, chacun d’eux se reconnaîtra d’unemanière ou d’une autre et en trouvera un reflet évident.

Je remercie également R. Bruzina (ainsi que Madame Fink), L. Tengelyi,R. Bernet, F. Dastur, B. Bégout, D. Zashev, B. Mollov, V. Gérard, F. Gendre,Y. Murakami, L. Soler, G. Lacaze, B. Znépolski, T. Polimenov et G. Esmérian,sans oublier mes étudiants à l’Université de Poitiers.

Mon plus grand remerciement va à ma famille et en particulier à Zinaïdasans le concours de qui ce travail n’aurait pas pu être mené à son terme.

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Première partie

Questions de méthodologiephénoménologique :Phénomène et genèse

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Nous nous intéresserons d’abord au statut duphénomènedans la phéno-ménologie. Notion introduite (ou doit-on dire : « découverte ») par Kant dansle but de fonder une théorie de la connaissance non dogmatique, elle revêtchez les différents phénoménologues une polysémie qui risque de faire perdrede vue le sens éminent (quoique non exclusif) que lui avait donné Husserl.Comme, par ailleurs, la phénoménologie est d’abord et surtout uneméthodephilosophique, on voit bien en quoi une analyse du phénomène déborderasur des questions méthodologiques qui touchent au philosopher phénoméno-logique lui-même. La notion sur laquelle nous voudrions attirer l’attention dulecteur à ce propos - en nous installant, quand cela s’avère nécessaire, « endeçà » de Husserl - est celle de la « construction » introduite par Fink à traversla lecture heideggerienne de Fichte (chapitre I).

Ces questions relatives à la méthode phénoménologique deviennent parfoisle « prétexte » pour une discussion de fond avec la phénoménologie husser-lienne. Nous profiterons de cet état de choses d’une double manière : à la foispour élargir et approfondir ces considérations méthodologiques et pour enta-mer un débat critique avec deux philosophes français d’après-guerre : Deleuze- ce qui nous permettra d’opposer son concept du « plan d’immanence » à la« sphère immanente » husserlienne (chapitre II) - et M. Henry - ce qui aboutiraà une confrontation entre sa « phénoménologie matérielle » et la phénoméno-logie husserlienne « des noyaux » (chapitre III).

La critique apparemment la plus redoutable, qui sera adressée à Husserl,viendra de la part d’un penseur auquel on ne s’attendrait pas forcément dans untel contexte : du Fichte de laDoctrine de la Science de 1804. Nous essayeronsde retracer l’essentiel du cheminement fichtéen pour autant que cela concerneune possible fondationontologiquedu phénomène - une voie qui a été cellede certains phénoménologues post-husserliens (nous pensons en particulier àSartre et à Merleau-Ponty) mais que personne n’a empruntée avec autant deforce que Fichte. Toute la question étant seulement de savoir si les présuppo-sés d’une telle perspective (en particulier une prétendue « sous-déterminationontologique » du phénomène chez Husserl) ne contrecarrent pas complètementla position fondamentale même de Husserl. Notre parti pris sera justement demontrer que le projet d’unephénoménologie génétiquecorrespond très pré-cisément à la tentative de Husserl de penser et de décrire le phénomèneentant que phénomène, c’est-à-dire en tant qu’il estdépourvud’un soubassementontologique. Dans le chapitre IV, central pour notre ouvrage, nous livreronscette « critique de la critique » qui, du reste, nous permettra peut-être de com-prendre le véritable statut de la « construction phénoménologique » mieux quene l’avait fait la lecture finkienne de Fichte.

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Phénomène et construction

Eugen1 Fink, l’élève le plus important de Husserl et peut-être le plus pro-fond des phénoménologues post-husserliens, écrit en 1930 : « La phénoméno-logie constitutive de Husserl est une tentative, une ébauche (Ansatz), de tenirles promesses faites par l’idéalisme allemand2. » S’il est vrai que Fink, grandconnaisseur de l’idéalisme allemand, se réfère à travers cette assertion plutôt àHegel, il n’en reste pas moins que des objets essentiels de sa pensée : le statutdu phénomèneet de l’évidence(savoir et certitude), le problème de ce qu’ilappelle l’« ontification du Moi absolu3 » (problème qui renvoie à celui dustatut du lien entre la sphère transcendantale et l’expérience et, plus particuliè-rement, de la notion deréalité) et en ce qui concerne, en général, le statut del’idéalisme transcendantal, occupent une place essentielle aussi chez Fichte.

Pour nous assurer du bien-fondé d’un tel constat, nous voudrions proposer,dans ce qui suit, des axes de réflexion d’une confrontation entre la phénomé-nologie husserlienne et finkienne, d’un côté, et la philosophie de Fichte, del’autre. Il ne s’agit pas ici d’une lecture qui permettrait de trouver chez Fichtedes motifs que l’on retrouve tout simplement chez Fink et Husserl, mais plutôtd’une tentative de mettre en évidence certains aspects d’un projet commun, ennous interrogeant sur l’articulation possible et probablement nécessaire entreles recherches proprement phénoménologiques et la démarche spéculative, le-quel projet, d’ailleurs, ne se limite pas exclusivement aux penseurs invoqués.

1. Nous proposons ici une version fortement remaniée de notre étude « ‘Phénomène’ et‘Construction’. La notion fichtéenne de ‘construction’ et la phénoménologie de Husserl et deFink », parue dansFichte (1804-1814). Réflexivité, Phénoménologie et Philosophie [appliquée],J.-G. Goddard et M. Maesschalck (eds.), Vrin, 2003, p. 235-252.

2. E. Fink,Manuscrit Z-VII, série XXI, p. 10a. Nous citons ici et plus loin des extraits desmanuscrits inédits de Fink, datant de l’époque de sa collaboration avec Husserl, qui se trouventaux Archives d’Eugen Fink à Fribourg i. B. et dont Ronald Bruzina prépare actuellement uneédition critique. La publication de cette édition est prévue pour 2004 chez Königshausen &Neumann, Würzburg. Nous remercions Mme Fink et M. Bruzina d’avoir mis à notre dispositionces manuscrits, lesquels sont d’un intérêt tout à fait extraordinaire.

3. Ce dernier aspect inclut une réflexion sur le rapport entre ce « Moi absolu » et Dieu- et Husserl n’écrit-il pas lui-même quelque part : « Éclaircir la constitution du monde, c’estsurprendre Dieu eu égard à l’énigme de la création du monde? »

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Ce projet commun s’exprime dans l’articulation - autant chez Fichte quechez Husserl - entre les notions de « phénomène » et de « construction ».D’une part, la phénoménologie husserlienne est une discipline philosophiquequi, dans son retour aux « choses mêmes », traite des phénomènes en tant quephénomènes, c’est-à-dire des conditions d’apparaître des objets et de leur sensd’être et d’être-ainsi. Or cet intérêt décisif pour le phénomène (au sens pas sim-plement kantien) existait déjà chez Fichte. Cela s’annonçait dès 1804 (quand la« phénoménologie » est venue compléter l’« aléthéologie ») et s’est affirmé ex-plicitement en 1812 lorsque la Doctrine de la Science a été caractérisée comme« doctrine du phénomène (Erscheinungslehre) » dans la mesure, précisément,où elle fonde la loi de l’auto-apparition du phénomène. D’autre part, ce projetcommun renvoie à la notion fichtéenne de la « genèse », c’est-à-dire au statutde l’objet de l’idéalisme transcendantal qui est, comme on sait, leWissen, lesavoir, et sonfondement. Nous remarquons là encore une grande proximitépuisque, dans la phénoménologie tardive de Husserl et - surtout - dans la phé-noménologie du jeune Fink, est à l’œuvre une notion de « genèse4 » ou plutôt :de « construction » du savoir qui est tout à fait proche de celle de Fichte (entout cas sur le plan «factuel», « phénoménal») - voire même, comme nousverrons, qui remonte indirectement à la Doctrine de la Science - et qui éclairele statut de la sphère constituant ultimement le champ intentionnel (et pré-intentionnel). Cette notion désigne chez Fichte l’unité d’un savoir qui est à lafois construit5 et absolument «en soi6 ». Le savoir n’est donc passeulementengendré de toutes pièces (il n’y a pas, en tout cas, d’« idéalisme de produc-tion » chez Fichte - même au niveau purement formel !), mais il ne donnepas lieu non plus, on le sait, à une forme quelconque de réalisme. Ainsi, Fichteécrit (pour ne prendre qu’un exemple) : « Le savoir originairement essentiel estconstructeur (construirend), donc génétique en soi-même (. . .) 7. » Chez Fink,cette unité est thématisée dans les esquisses introductives à sonZeit-Buch;chez Husserl, elle s’atteste par la manière dont il introduit - au moyen d’une« construction phénoménologique » qui se réalise sous forme d’une « phé-noménologie des noyaux » -, en deçà des actes noétiques et de leur corrélatnoématique, une couche « pré-immanente » constitutive des éléments imma-nents à la conscience intentionnelle : cette couche n’étant pas l’objet d’une at-testation directe ni ne relevant d’un transcendantalisme de type kantien. Avantd’esquisser plus loin les jalons d’une telle phénoménologie des noyaux à partir

4. Remarquons d’emblée qu’il ne faut pas confondre la notion fichtéenne de genèse et, surun plan tout à fait différent, les élaborations husserliennes d’une phénoménologie génétique.Nous livrerons une caractérisation plus approfondie du rapport entre l’acception de la notion degenèse chez Fichte et celle chez Husserl dans le chapitre IV de cette première partie.

5. Cf. par exemple J. G. Fichte,Erste Wissenschaftslehre von 1804, Kohlhammer, Stuttgart,1969, p. 1.

6. J. G. Fichte,Erste Wissenschaftlehre von 1804, op. cit., p. 3.7. J. G. Fichte,Die Wissenschaftslehre. Zweiter Vortrag im Jahre 1804, Meiner, Hamburg,

1986, p. 27. Nous citerons ce texte en utilisant l’abréviationWL 18042 suivie de l’indication dela page.

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de l’exemple privilégié8 de la constitution de la temporalité pré-immanente, enfaisant apparaître sur quelle acception du « phénomène » et de la « construc-tion » elle doit s’appuyer - et ce, tant chez Husserl et Fink que chez Fichte -,nous évoquerons d’abord, dans un premier temps, d’autres points de conver-gence entre la philosophie de Fichte et celle de Husserl9 qui nous permettronsde cerner la perspective vers laquelle s’orienteront nos propres réflexions.

1.

Dans un article récent10, D. Wildenburg résume assez bien ladoxarelativeau rapport Fichte/Husserl en opposant de façon chiasmatique ce que Fichte dé-nonce comme «Menschenbeobachtung» (observation des êtres humains) et ceque Husserl nomme des «Denkkünsteleien» (artifices spéculatifs). Ne s’agit-ilpas là de deux points de vue et objectifs philosophiques fondamentalement dis-tincts, entre, d’un côté, ce système qui se propose de déduire l’unité du savoir àpartir d’un principe ou à partir de quelques principes - unité, qui plus est, cen-sée être « absolue » : rappelons l’affirmation de Fichte dans le second exposé dela Wissenschaftslehrede 1804 selon laquelle la tâche de la philosophie pourraitêtre formulée en termes d’une « présentation de l’absolu11 » - et, d’un autrecôté, ces recherches phénoménologiques quasiment infinies qui se consacrentle plus souvent à des problèmes « locaux » dont l’unité du tout semble se dé-rober à jamais et où l’absolu n’est que letelosd’une « science » sans cesseen mouvement et en progression ? Qu’y a-t-il de commun, pourrait-on alorsse demander, entre la méthode génético-déductive de Fichte et la démarchedescriptive husserlienne des opérations fonctionnelles de la subjectivité trans-cendantale? Ou pour prendre un exemple concret relatif à ce que les deux phi-losophes appellent une « logique transcendantale » concernant une reconduc-tion des principes logico-formels à des principes et des lois transcendantaux :qu’y a-t-il de commun entre le projet husserlien d’une logique transcendantaleconsistant à mettre en évidence le « corrélat subjectif » « dans ses intentionna-lités constituantes » de tout ce qui est « objectivement logique12 » et, commecela se laisserait établir à partir des trois premiers paragraphes ainsi que des

8. Cf. le passage deVergegenwärtigung und Bildcité dans notre Introduction, p. 8, n.2.9. Pour une première ébauche de ces analyses, nous nous permettons de renvoyer à notre

article « Husserl und Fichte. Überlegungen zur transzendental-spezifischen Argumentation imtranszendentalen Idealismus », dans :Phénoménologie française - Phénoménologie allemande.Deutsche und Französische Phänomenologie, Cahiers de Philosophie de l’Université de ParisXII, E. Escoubas, B. Waldenfels (ed.), no 4, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 129-153.

10. Voir D. Wildenburg, « ‘Denkkünsteleien’ versus ‘Menschenbeobachtung’? Fichte undHusserl », dans :Subjektivität - Verantwortung - Wahrheit. Neue Aspekte der Phänomenolo-gie Edmund Husserls, Ch. Lotz et D. Carr (eds.), Peter Lang, Berlin, Frankfurt/M., etc., 2002,p. 281-301.

11. J. G. Fichte,WL 18042, op. cit., p. 8.12. E. Husserl,Logique formelle et logique transcendantale, Husserliana XVII, p. 38.

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« fondements du savoir théorique » de laGrundlagede 1794/95, laréalisationde la fondation de la logique formelle dans une logique transcendantale, réali-sation qui ne décrit pas chez Fichte un rapport decorrélation, mais quidéduitles principes transcendantaux de la logique formelle dont les lois généralessont conçues comme des « faits de la conscience » - champ transcendantalappartenant selon Fichte à un niveau supérieur et qualitativement distinct?

En dépit de ces oppositions de fond apparentes, les recherches husserlo-fichtéennes se sont développées ces dernières années pour relativiser, voirepour inverser cette thèse. Ainsi, nous tenterons de développer maintenant ànotre tour des aspects sous lesquels les projets philosophiques de Fichte et deHusserl peuvent s’inspirer l’un de l’autre selon une perspective fructueuse.

1. Tout d’abord il convient de souligner que le motif de la réduction etde l’épochècaractérisant la méthode de la philosophie transcendantale hus-serlienne se trouve également, du moins d’une manièreimplicite, déjà chezFichte13. Avant de développer notre propos, il faut dire un mot sur le statut dela réduction dans la phénoménologie husserlienne.

La méthode phénoménologique - on sait que ce qui unifie les différentspenseurs se rattachant à la phénoménologie c’est d’abord et surtout une cer-taine méthode- est caractérisée ou plutôt concentrée dans ce que Husserlappelle la « réduction phénoménologique ». Or, les phénoménologues eux-mêmes sont très loin d’une acception cohérente et homogène de cette « ré-duction ». Le caractère contesté de ce concept tient pour une large part, noussemble-t-il, à la confusion entre une certaine « pratique » de la réduction et lesens d’êtredes « choses » visé par elle. La réduction instaure en effet un rap-port insigne entre le sujet philosophant et son objet - rapport qui met d’abord« hors circuit » le statut ontologique de ces objets - afin de parvenir à en cla-rifier le sens d’être et le sens d’être-ainsi. Or, on présente souvent, et Husserlle premier, la réduction comme un changement d’attitude, comme s’il s’agis-sait exclusivement d’une conversion du regard de celui qui s’emploie à une« pratique » de la phénoménologie, une conversion du regard, donc, dusujetphénoménologique. Il n’est pas étonnant qu’une telle conception donne alorsfacilement lieu à une compréhensionpsychologiquede l’attitude phénoméno-logique, et on n’a pas manqué de ranger Husserl parmi les psychologues (oncontinue d’ailleurs à le faire) - d’autant plus que lesobjetsdont il traite (les« modes de donation » pour la conscience transcendantale) semblent confir-mer un tel diagnostic. Or s’il est vrai que la réduction ne laisse pas intact, loins’en faut, notre rapport au monde, notre « doxa » relative au monde, et qu’elle a

13. Cf. à cet égard déjà l’étude de M. J. Siemek : « Fichtes und Husserls Konzept der Trans-zendentalphilosophie », dansFichtes Wissenschaftslehre 1794. Philosophische Resonanzen, W.Hogrebe (ed.), Suhrkamp, Francfort s/Main, 1995, p. 102sq. ; et, récemment, les excellentesanalyses de J.-C. Goddard dans sonFichte (1801-1813). L’émancipation philosophique, en par-ticulier le chapitre « L’essence du philosopher selon la ‘Doctrine de la science’ de 1804 », Paris,PUF, « philosophie », 2003, p. 35-72, où il introduit les concepts fort intéressants de « réduc-tion aléthologique » et de « réduction phénoménologique » pour une compréhension adéquatedu double mouvement de laDoctrine de la Science de 18042.

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certes une portée qui concerne avant tout lesobjetsréduits, à savoir les « chosesmêmes » (lesSachen selbst) que sont les phénomènes, cela ne signifie pas pourautant qu’elle ne se rapporte pas aussi au sujet lui-même ; en effet, la réductiondonne lieu à une certaine « mise hors circuit » (Ausschaltung) du sens d’êtreàla fois des objets (Husserl parle ici de la « mise entre parenthèses » [Einklam-merung] de ce sens d’être)et du sujet phénoménologiquelui-même (le termeemployé est celui d’une « désactivation » (Desaktivierung) du sens d’être dece dernier). Selon cette lecture, il ne s’agit donc pas simplement d’une attitude(ou d’un changement d’attitude) du seul sujet phénoménologisant, mais d’uncertain rapportà la foisà l’objetet au sujet qui vise à en décrire le sens d’être.Ce rapport se laisse caractériser, nous y reviendrons, en termes de « conditionsde possibilité ». Citons à ce propos la détermination que Husserl donne del’ épochèdans le § 8 desMéditations Cartésiennes: « L’ensemble du mondeconcret qui m’environne n’est plus pour moi, désormais [c’est-à-dire à par-tir du moment où l’épochèou la réduction est accomplie], un monde qui est,mais seulementphénomène d’être. Or, quoi qu’il en soit de la prétention à uneréalité effective de ce phénomène, et quelle que soit, en ce qui le concerne,ma décision critique - eu égard au fait de savoir si j’opte pour l’être ou pourl’apparence de ce phénomène - en tant que mien, il n’est pas rien, il est, aucontraire, justement ce quirend pour moi une telle décision critiquepossibleet ce quirendégalementpossiblecela même qui, en tant qu’êtrevrai (. . .) aurapour moisensetvalidité14. » Nous verrons plus bas que Fink va même jusqu’àdire que, de ce fait, la réduction non seulement n’est pas une pratique de l’êtrehumain concret, mais encore qu’elle implique même une « déshumanisation ».

Avec toute précaution eu égard à l’hypothèse qui cherche à trouver main-tenant, comme nous l’avons annoncé, le motif de la réduction déjà chez Fichte,il semble être une tentative fructueuse de lire ici Fichteavec Husserl. On peuten effet montrer que ce que Husserl désigne par le terme d’épochècorrespondà ce que Fichte, dans laSeconde Introduction à la Doctrine de la Science,nomme une « abstraction de l’être15 » : la question du fondement de l’être,question centrale de la Doctrine de la science, vise ce qui se trouve en dehorsde l’être, sur un autre « sol d’être » - et c’est précisément ce qui rend néces-saire une mise entre parenthèses, une « abstraction » de cet être. Le « mondeexpérimenté » et « tout ce qui, dans de tels vécus, est en tant que visé dans laconscience de validité16 » se maintient et se conserve dans l’épochè; de même,cette abstraction n’est pas, elle non plus, unenégationde l’être. Lorsque Fichtesouligne qu’elle ne pense pas un « non-être » qui ne ferait que nier le conceptde l’être, sans permettre une abstractionde lui, mais qu’elle ne pense « pasdu tout l’être, ni positivement, ni négativement » et qu’elles’interrogesur le

14. E. Husserl,Husserliana I, p. 59 ;Méditations Cartésiennes, p. 43 (traduction de Levinaset Peiffer modifiée).

15. J. G. Fichte,Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre(1797), Berlin, SW I, p. 456.16. E. Husserl, Première Méditation Cartésienne, §8,Husserliana I, p. 60.

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« fondement (Grund) du prédicat de l’être en général »17, il anticipe cette miseentre parenthèses ou ce «Schweben-lassen» (flottement) dont parle Husserl.Selon leRapport clair comme le jour18, cette abstraction est une composanteméthodologique essentielle qui décide de la « vie et de la mort » de l’entréedans la Doctrine de la science. Une remarque dans laGrundlage19 le confirmeet nous éclaire de plus sur un autre aspect, décisif quant au contenu, lorsqueFichte écrit à la fin de la déduction de la représentation que la faculté d’abs-traction opère commecondition de possibilitéde « l’activité qui détermine unobjet ». Cette faculté doit elle-même être possible d’une manière circulaire, sila conscience de soi et la conscience d’une représentation le sont.

Ce parallèle ne se limite pas seulement à la mise en suspens de la posi-tion de l’être, mais il peut être prolongé jusqu’à lareconductionvers l’instancede ce que Husserl nomme la subjectivité transcendantale en tant que sourcedes effectuations constitutives des actes de la conscience. Nous renvoyons à cepropos au rôle de la « reconduction » (Zurückführung) dans laDoctrine de laSciencede 180420, laquelle reconduction consiste dans l’«Einsichtcontinuedu philosophe lui-même » eu égard à la médiation entre le divers de l’expé-rience et saratio essendi(Seinsgrund).

2. Dans ce même contexte il faut insister sur la proximité entre l’élimina-tion de « l’être », préconisée par Fichte, et la mise hors jeu, grâce à l’épochèphénoménologique, de l’être-en-soi naturel du monde. Ainsi Fichte, dans sesCours d’introduction à la Doctrine de la Science21 de 1813, caractérise parexemple un certain mode de la position de l’être commeaccompli par« l’hom-me naturel». Un peu plus bas, dans le même texte, il nomme sens « naturel »le « sens pour qui unêtre absolu est, et en lequel, en vertu duquel, il est » -ce qui n’est pas sans rappeler la description de « l’attitude naturelle ». Fichtepoursuit : « Celui qui est incarcéré dans le sens naturel, croit (et ne peut faireautrement) qu’ilperçoit immédiatement les choses ; mais celui qui est en pos-session de ce nouveau sens s’aperçoit que notre proposition : ‘des choses sont’n’est pas uneperception, mais un syllogisme » dont les « prémisses ne sontvisibles que pour le nouveau sens22 ». La tâche de la Doctrine de la scienceconsistera alors dans la mise au jour de ces syllogismes qui s’accomplissentd’une manière non consciente. (Même si Husserl ne procède certes jamais par« syllogismes », on notera toutefois que cette mise entre parenthèses de l’être,de l’être-en-soi, résulte de la même façon de la critique de la « chose en soi »

17. J. G. Fichte,Zweite Einleitung in die Wissenschaftslehre(1797), p. 456.18. J. G. Fichte,Sonnenklarer Bericht an das größere Publikum, über das eigentliche Wesen

der neuesten Philosophie(1801), Berlin, SW II, p. 382.19. Cf. J. G. Fichte,Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre(1794/1795), Hambourg,

Meiner, 1997, p. 162 (SW I, p. 243).20. J. G. Fichte,Die Wissenschaftslehre. Zweiter Vortrag im Jahre 1804, p. 7sq.21. J. G. Fichte,Einleitungsvorlesungen in die Wissenschaftslehre(1813), Berlin, SW IX,

p. 11sq.22. J. G. Fichte,Einleitungsvorlesungen in die Wissenschaftslehre, p. 16.

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dans laRecension d’Enésimèdeque de celle de la « réalité absolue » au § 55desIdeen I23).

Cela ne nous étonnera pas, par conséquent, si Fichte, tout comme Husserl,distingue de façon marquée le « sens naturel » (« l’attitude naturelle ») du sens(ou de l’attitude) « plus élevé(e) » (du sens philosophique). Dans leRapportclair comme le jour24, Fichte se sert encore d’une autre expression pour mettreen valeur cette distinction : s’oppose ici le point de vue « immédiat » au pointde vue « médiat ». À l’instar de Husserl, il caractérise « l’attitude naturelle »comme n’étant pas en mesure de saisir le sens d’elle-même. Il limite ainsi lechamp de cette attitude en stigmatisant son « penchant dogmatique25 ».

3. Un autre parallèle important concerne en outre le statut du Moi chezles deux penseurs. Dans le § 26 de laKrisis, c’est-à-dire là où il définit sonconcept du « transcendantal », Husserl écrit que celui-ci présente « le motif dela question à rebours de la source ultime de toutes les formations de la connais-sance, du repli méditatif (Sichbesinnen) du sujet connaissant sur lui-même etsur sa vie connaissante ». « Dans ses effets radicaux, il s’agit là du motif d’unephilosophie universelle fondée purement en cette source, c’est-à-dire fondéed’une manière ultime. Cette source a comme titre ‘Moi-même’ avec ma viede la connaissance totale, effective et potentielle (vermöglich) (. . .) 26. » Ceconcept du Moi s’approche de celui de la Doctrine de la science en tant qu’il yest compris comme principe transcendantal du savoir. Et en effet, au terme dela déduction de la représentation dans laGrundlage, Fichte met en évidenceque cela même qui garantit et accomplit la médiation entre le Moi (fini) et leNon-Moi, c’est le « Moi ou le sujet27 ». Ce « sujet » est caractérisé dans sa« tendance » (Streben), sa « pulsionnalité » (Triebhaftigkeit) ; d’un côté, en tantqu’« infini », il est le fondement de toute constitution de l’expérience ; d’unautre côté, c’est précisément en tant que tel qu’il est insaisissable (ce qui estpourtant le but) et qu’il doit donc se finitiser. - Cette médiation nous renseigneégalement sur le rapport entre l’a priori eidétique et la facticité. Il faudrait ren-voyer à ce propos au rapport entre latendancefichtéenne et la constitution dela conscience transcendantale en sa dimension temporelle : les « noms nousfont défaut » ou nous « manquons d’une appellation » pour la caractériser28,ce qui indique que, au sein de la relation entre l’individualité factuelle (la fi-

23. «Eine absolute Realität gilt genau so viel wie ein rundes Viereck» : l’absolutisation del’être « réal » est un « contresens », la pensée d’un êtreabsoludes choses et des réalités vaàl’encontre du sensde l’être des choses et des réalités,Ideen zu einer reinen Phänomenologieund phänomenologischen Philosophie(1913),Husserliana III/I, p. 134sq. Le concept d’une« réalité absolue » est un « non-concept ». Cf. également laRecension des Aenesidemus(1792),SW I, p. 17.

24. J. G. Fichte,Sonnenklarer Bericht, op. cit., p. 358.25. J. G. Fichte,Grundlage, p. 94 (SW I, p. 174).26. E. Husserl,Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phäno-

menologie, Husserliana VI, p. 100sq.27. J. G. Fichte,Grundlage, p. 163 (SW I, p. 244).28. Cf. E. Husserl,Husserliana X, §36, p. 75 ; J. G. Fichte,Grundlage, p. 187 (SW I, p. 269).

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nitude) et l’a priori « éternel » s’effectuent des opérations constitutives qui nese laissent pas appréhender par des moyens relevant de la causalité naturelle etqui, en ce sens, ouvrent un champ d’investigation que Fichte et Husserl, fidèlesà la tradition, nomment encore « subjectivité ».

4. Approfondissons le rapport chez Husserl et Fichte - ou plutôt chezFinket Fichte - entre l’acception de la réduction que nous venons de préciser etle statut du Moi (absolu). Cet approfondissement permettra de comprendrele sens del’idéalismequi se distingue très clairement, chez ces penseurs, del’idéalisme « subjectif ». Dans un premier temps, cela nécessite de faire lacritique de l’idéalisme tel qu’il prévaut encore dans lesRecherches Logiques.Pour le dire de façon très sommaire, l’idéalisme du « premier » Husserl est,comme le montre Fink de façon lumineuse, celui de la « fuite » de l’être dansla subjectivité résiduelle - même si, dans la sphère de la conscience immanente,Husserl récuse bien sûr, au moins dans la première édition desRecherches, toutrôle constitutif d’un pôle égoïque29. Selon cette perspective, toute réalité estcelle d’unedonation de sens(même s’il s’agit d’une donationintentionnellede sens). Dans lesIdeen I, Husserl développe ensuite les acquis, datant déjàde 1907, de la perspectiveconstitutive, mais - et c’est là le reproche qu’onpeut lui adresser - les multiplicités (ou, comme il dira, les « phénomènes »)constitutives sont à leur tour encore constituées. L’approfondissement de la« réduction phénoménologique » qu’on doit sans aucun doute aussi à Finkconsistera alors àdés-objectiverla multiplicité constitutive - et c’est dans cegeste qu’on peut lire une vraie proximité avec la notion du « Moi » chez Fichte.Citons à ce propos un fragment de Fink : « La subjectivité absolue n’a rienen dehors d’elle ; l’objet de son savoir ne peut être qu’elle-même. (. . .) Sonpremier être-en-soi est en fait un non-être, ce n’est que dans le savoir qu’elleobtient l’‘être’. L’‘origine’ (l’absolu) n’est amené à l’être que dans le savoir (dela philosophie)30. » Ainsi, il ne faut pas considérer la sphère transcendantalecomme une extension de la totalité des étants (comme si l’étant transcendantalétait une partie de l’étant mondain), mais il faut voir dans la réduction unereconduction au Moi absolu, c’est-à-dire à une « pré-monanéité », sans quoi lesens de la constitution et de l’idéalisme transcendantal demeure caché.

Ce « Moi absolu » n’est pas le moi empirique - faut-il le préciser? Ce n’estmême pas le moi « humain », Fink parle à son propos, nous l’avons mentionné,de « déshumanisation » (Entmenschung). Citons encore Fink : « La réductionphénoménologique est la tentative de contraindre l’homme à rebours dans laprofondeur de son origine, d’enraciner la philosophie de l’homme, en tant quepossibilité existentiale, dans l’origine déshumanisée.La réduction est déshu-

29. Ce qui signifie alors qu’il ne faut pas comprendre cette « subjectivité résiduelle » commeune monade concrète, mais, plus profondément, comme une dimension subjective (à partir delaquelle se déploient les « actes subjectifs » corrélatifs des significations idéales) dont ne seserait pas encore défait, selon Fink, l’idéalisme husserlien.

30. E. Fink,Manuscrit Z-VII, p. 7a.

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manisation31. » Cette déshumanisation évite l’idéalisme dogmatique autantqu’elle cherche à répondre au problème de la constitution ultime des phéno-mènes.

Dans quelle mesure est-il maintenant légitime de parler de l’introductiond’un moment « transcendantalo-spéculatif » dans la phénoménologie de Hus-serl et de Fink - moment décisif justifiant de lire ces phénoménologuesavecFichte? On en trouve l’indice le plus explicite dans les élaborations de la mé-thode phénoménologique dans laVIe Méditation cartésienne32, texte rédigépar Fink (à propos duquel Husserl disait qu’il souscrivait à chaque mot de saplume) et relu de très près par Husserl lui-même (ne fût-ce souvent que defaçon très critique !). Mais cela apparaît très clairement aussi à la lecture desnotes de travail de Fink datant des années de sa collaboration avec Husserl.

Dans laVIe Méditation Cartésienne, Fink insiste sur la nécessité de com-pléter - du point de vue méthodologique - la « phénoménologie régressive »,c’est-à-dire toutes les descriptions qui descendent dans les sphères ultimementconstitutives de tout ce qui apparaît, par une « phénoménologie constructive »assignant à ces descriptions le lieu systématique qui leur incombe. Et, dans sesnotes de travail, il s’efforce avec autant d’insistance d’accomplir une « sys-tématisation » des descriptions phénoménologiques, afin de leur faire corres-pondre un ordre non pas d’« en bas », mais - pour utiliser les termes de ladéduction kantienne des catégories - d’« en haut », et ce, dans le but de les« réécrire » de manièreconstructive. Dans ce chapitre I, nous ne nous livreronspas à une lecture des textes de Fink qui irait dans ce sens, mais nous tenteronsde montrer, en guise seulement de préliminaire, quelle est la notion même de« phénomène » qui se dégage de ces textes, en essayant d’en rassembler lesmoments constitutifs que l’on trouveetchez Husserletchez Heidegger. (Fink,même s’il était assistant de Husserl, continuait à suivre les séminaires de Hei-degger, ce qui permit à son tour à Husserl, en conflit à ce moment déjà avecHeidegger, de se tenir au courant au sujet des travaux actuels de ce dernier. . .).Ensuite, nous complèterons - toujours dans ce premier chapitre - ces analysespar la notion de « construction » telle qu’on la trouve dans la lecture heidegge-rienne de Fichte, dans les élaborations finkiennes des années 1930 et dans destextes illustrant de façon exemplaire une « construction phénoménologique »chez Husserl.

31. E. Fink,Manuscrit Z-IV, p. 135a.32. E. Fink,VI. Cartesianische Meditation. Teil 1. Die Idee einer transzendentalen Metho-

denlehre, H. Ebeling, J. Holl, G. van Kerckhoven (ed.), Husserliana Dokumente 2/1, Kluwer,Dordrecht, 1988 ;Sixième Méditation cartésienne - L’idée d’une théorie transcendantale de laméthode, trad. française par N. Depraz, Millon, 1994.

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2.

Dans le §7 d’Etre et Temps, Heidegger procède à une énumération préten-dument exhaustive de la notion de « phénomène ». Nous reconstituons d’abordl’inventaire donné par Heidegger avant d’opposer l’acception qu’il retient poursonontologie fondamentaledansEtre et Tempsà celle, « orthodoxe », de laphénoménologie husserlienne.

Dans ce §7, Heidegger propose deux séries de distinctions pour tenter decerner le sens du « phénomène ». Une première série rassemble les différentesacceptions relevant du sens commun, une deuxième, plus technique, dresse lecadre de son approche « phénoménologique » du phénomène. Remarquonsd’emblée que le phénomène ne se limite pas pour Heidegger, contrairementà ce qu’on peut souvent trouver chez les commentateurs, à un « pur appa-raissant ». En effet, cette structure désigne d’abord, comme chez Husserl, unmode de donation. Dans une première série de distinctions, Heidegger isoledeux types de modes de donation : le « se montrer » (sich zeigen) et le « se ma-nifester » (sich melden). Ce quise montreest caractérisé par ce qu’on pourraitnommer une donation de ce qui se montrelui-même(nous dirons : uneauto-donation). Ce quise manifesteest en revanche caractérisé par unrenvoiàautrechose. (Nous parlerons d’hétéro-donation.) D’où les distinctions suivantes :

1. Le phénomèneau sensformel (formale Phänomenbegriff) estauto-do-nationde quelque chose qui se donne tel qu’il est. (Exemple : tel homme, monami Paul.) Heidegger juxtapose indistinctement ce qui se montre en lui-même(das Sich-an-ihm-selbst-zeigende33) et - ce qui n’est pas du tout la même chose- le fait de se montrer en-lui-même (das Sich-an-sich-selbst-zeigen34) ; cetteacception du phénomène (l’étant qui se montre en lui-même) en est l’acceptionpositive et originaire.

2. L’apparence(Schein) estauto-donationde quelque chose qui est autrequ’il ne se donne. (Exemple : tel homme, qui, quand je m’approche, s’avèreêtre un arbre.) Cette acception suppose la première (1.) et en est la modificationprivative.

3. Un troisième sens du phénomène estl’apparition (Erscheinung). L’ap-parition n’est pas une auto-donation, mais unehétéro-donation: ce qui appa-raît ne se montre pas lui-même, maisse manifesteà traversautre chosequi,lui, se montre - d’où la nécessité de la distinguer du phénomène au sens formeldu terme (exemple : le symptôme d’une maladie). Le symptôme se montre, lamaladie elle-même ne se montre jamais. Ce qui se montre estl’indice de l’ap-parition, ce qui implique qu’il esttributaire de ce qui apparaît. L’apparition nedésigne pas ce qui se montre (c’est le phénomène), le manifestant, mais l’appa-raissant, c’est-à-dire ce qui, en ne se montrant pas,semanifeste. Elle englobeles indications, symptômes, symboles, etc. - bref, elle inclut toute sorte de ren-

33. M. Heidegger,Sein und Zeit, Niemeyer, Tübingen, 1986 (16eme édition), p. 28.34. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit, p. 31.

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voi. Notons que le « ne pas » de l’apparition (l’apparition est un « ne-pas-se-montrer ») ne doit pas être confondu avec le caractère privatif de l’apparence.En revanche, tout comme l’apparence, l’apparition exige elle aussi le phéno-mène au sens strict : (« L’apparaître est la manifestation par l’intermédiaire dequelque chose qui se montre lui-même35. ») A partir de ce qui précède, onpeut distinguer deux sens de l’apparition :

– le fait d’apparaître (exemple : la maladieen tant qu’elle semanifeste)– cela même qui apparaît (ou qui manifeste, au sens transitif, ce qui ne se

donne pas) (exemple : les symptômes de la maladie) (cette acception estsans doute plus souvent utilisée que la première)

4. Compte tenu de cette dernière distinction, Heidegger propose encoreune quatrième acception : lasimple apparition(bloße Erscheinung) qui, cettefois, ne désigne pasce quimanifeste quelque chose et ne se montre pas, mais lemanifestantlui-même en tant que seul indice de ce qui, justement, ne se montrepas. L’exemple type d’une telle « simple apparition » (qui est également unehétéro-donation) est pour Heidegger le « phénomène » en tant qu’« objet del’intuition empirique » chez Kant.

Cette série de distinctions est redoublée par une deuxième, caractérisantl’approche phénoménologique dans son acceptionheideggerienne, opposantle concept formel du phénomène au concept « vulgaire » et au concept pro-prement « phénoménologique ». En effet, de la première série de distinctions,Heidegger ne retiendra véritablement que la première et la quatrième accep-tion. Tout d’abord, le phénomène au sens originaire qui est le conceptformeldu phénomène. Pourquoi le caractérise-t-il comme un conceptformel? Parceque l’intention fondamentale de Heidegger consiste à poser les fondementson-tologiquesde la phénoménologie. Or, le phénomène compris comme « ce quise montre » n’indique rien à propos du fait de savoir s’il s’agit là d’un étant,d’un « caractère d’être » de l’étant ou encore d’autre chose. La critique im-plicite qu’Heidegger adresse à la phénoménologie husserlienne c’est qu’ellesous-détermine ontologiquementla notion de phénomène. Selon Heidegger,il faut que le concept formel du phénomène « s’applique » à un étant (i. e.qu’il lui corresponde) pour que ce concept formel trouve son usage « légi-time36 », c’est-à-dire, pourrait-on ajouter, sa fondation ontologique. CommeKant caractérise les « phénomènes » non seulement comme des représenta-tions, mais également comme des objets (c’est-à-dire comme desétants), leconcept formel du phénomène trouve justement une application légitime chezKant, et Heidegger appelle cet usage du phénomène le concept « vulgaire » dece dernier (et qui coïncide ainsi avec la « simple apparition »). Dans ce concept« vulgaire » du phénomène, il faut qu’il y ait quelque chose qui, de façon im-plicite ou « non thématique », se montrea priori et à même (vorgängig und

35. M. Heidegger,ibid., p. 29.36. M. Heidegger,ibid., p. 31.

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mitgängig) les phénomènes et qui puisse être rendu thématique. Ce quelquechose assure le lien entre ce qui affecte notre sensibilité et les phénomènes ausens « originaire » (c’est-à-dire au sens de Kant). Il est caractérisé par le faitqu’il répond précisément de la manière dont les phénomènes au sens vulgaireapparaissent, se donnent.

Pour pouvoir caractériser les phénomènes au sensphénoménologique, quisont le « thème d’une attestation expresse37 », Heidegger procède ensuite àune « déformalisation » du concept formel de phénomène, consistant à « ame-ner de façon thématique à la donation de soi38 » cela même que véhicule leconcept vulgaire de phénomène et qui n’est pas thématisé dans l’attitude natu-relle. Le phénomène, selon Heidegger, est ainsi ce qui se montre implicitementà même l’apparaissant et qu’il s’agit de thématiser dans la description phéno-ménologique39.

Avec cette formulation, Heidegger est tout à fait proche de l’acception hus-serlienne. En effet, le « phénomène » pour Husserl est ce qui, sans que l’onpréjuge de son statut ontologique, « apparaît » en vertu de laréductionphéno-ménologique, laquelle est « appliquée » à un apparaissant mondain qui lui sertde « modèle » (Vorbild). Le phénomène n’est donc jamais quelque chose dedonnéimmédiatement, mais « n’apparaît » qu’à travers unemédiation. Cettemédiation exige qu’on n’en reste pas au niveau de ces « apparitions » immé-diates, mais qu’on descende vers lescouchesULTIMEMENT CONSTITUTIVES

de ces dernières, autrement dit, vers les « opérations fonctionnelles » (fun-gierende Leistungen) de la subjectivité transcendantale (en un sens différentdu transcendantalisme kantien). Le phénomène est ainsi l’ensemble des struc-tures intentionnelles et pré-intentionnelles (Husserl dit de façon plus exacte :« pré-immanentes ») caractérisant les effectuations propres de la subjectivitétranscendantale. Heidegger aura ainsi raison de souligner le caractère « nonimmédiatement présent » des phénomènes, en revanche il aura tort, aux yeuxde Husserl, de les doter d’un statut ontologique (aussi indéterminé qu’il soit).Les phénomènes, selon l’acception de la phénoménologie husserlienne, sontles opérations ou fonctions intentionnelles (et pré-intentionnelles) du sujet quiconstituent toute donation de sens ; leur propre donnée est intrinsèquement liéeà l’acception de la réduction telle que nous l’avons esquissée plus haut40.

Or, pour Heidegger, ce « phénomène phénoménologique » ne répond passeulement de l’apparaître des apparitions, mais « il est en même temps quelque

37. M. Heidegger,ibid., p. 35.38. M. Heidegger,ibid., p. 31.39. Cf. à ce propos les analyses de Fink du « Vorschein » dans leManuscrit Z-IV, p. 95a : cette

« pro-parition » d’un phénomène, écrit-il, « n’est pas phénoménologiquement le point ultime,indépassable pour la question phénoménologique (Nichtüberfragbare) ; mais elle devient la basedu pro-jet d’un com-prendre spécifique : com-prendre à partir de l’origine : nous nommons lephénomèneoriginairementcompris leRückschein(Hinterschein) (rétroparition) ».

40. Notons que cette définition du phénomène ne se dégage pas d’une manière immédiatede la lecture des textes de Husserl (et l’on trouve en effet de nombreux passages où Husserlidentifie purement et simplement phénomène et apparition).

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PHÉNOMÈNE ET CONSTRUCTION 31

chose qui appartient essentiellement à ce qui se montre d’abord et le plus sou-vent en en constituant (ausmacht) le sens et le fondement ». Voilà le glissementd’une phénoménologie thématisant le sens de l’apparaître à une phénoménolo-gie ontologique : on passe du problème du sens de l’apparaître, des modes dedonation, à la thématique du fondement. Heidegger le confirme dans la propo-sition qui suit immédiatement : « Ce qui, dans un sens insigne, demeurecachéet qui retombe dans l’occultation ou qui ne se montre que de façon ‘déplacée’(verstellt), ce n’est pas tel ou tel étant, mais (. . .) l’être de l’étant41. »

C’est ce dernier glissement qui n’est pas acceptable d’un point de vue del’orthodoxie phénoménologique husserlienne ou, du moins, c’est ici qu’il fautvoir le clivage entre la phénoménologie et la métaphysique. Au cœur mêmede ce qui est censé rendre compte de l’attestation, Heidegger «schlägt um»,procède à untournant(il n’est pas trop tôt pour l’affirmer) qui étayera à jamaisla manière dont divergera l’approche de Heidegger de celle de Husserl. Par là,Heidegger reformule d’ailleurs - sans doute à son insu, du moins à cette époque- le point de vue de Fichte concernant le rapport entre le phénomène et l’être : lephénomène, même dans l’acception opposée à la simple apparition, requiert unfondement ontologique qui serait subrepticement perdu de vue avec la réduc-tion. Or nous verrons dans le chapitre IV de cette première partie dans quellemesure cette perspective s’éloigne de l’acception proprement husserlienne duphénomène et de la phénoménalité ainsi que des découvertes fondamentalesde sa phénoménologie génétique.

Remarquons que malgré le glissement indéniable que nous venons de met-tre en évidence, ce serait pourtant trop simple, voire cela prêterait à confusion -même par rapport une perspective husserlienne ! -, que de mettre radicalementen doute la compréhension heideggerienne de la notion de phénoménalité tellequ’elle a d’abord été mise en avant par Husserl. La thèse selon laquelle l’êtreserait le phénomène par excellence doit en effet être comprise à la lumière desdeux points suivants qui éclairent l’idée d’une « finitude » de l’être :

1. On a souvent reproché à Heidegger le manque de rigueur (voire toutsimplement le caractère circulaire) de l’argumentation qui met en rapport, dansEtre et temps, l’être commeobjet de la question philosophique fondamentale(qui serait tombée « dans l’oubli ») et l’être - qui est donc bel et bien unêtre-d’un étant insigne (leDasein) lequel nous donnerait accès à l’être au premiersens du terme, qui fait l’objet d’une analyse «pré-ontologique » et dont il fauttoujours déjà avoir une pré-compréhension42. Or, le caractère véritablement

41. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 35.42. Ainsi, on pourrait en effet renvoyer au §4 deSein und Zeit, op. cit., p. 13, où Heideg-

ger écrit que l’analytique (pré-)ontologique requiert une analyse de l’existentialité en tant que« constitution d’être (Seinsverfassung) » duDaseinqui, à son tour,suppose déjà l’idée de l’êtreen général! Un constat qui ne peut que surprendre étant donné que l’analyse duDasein- l’étantqui fait accéderà l’être - avait été décrite comme conditionnécessairepour pouvoir d’abordposer la question de l’être (et les remarques de Heidegger du §2 concernant cette circularité nepermettent pas non plus de dissiper le caractère problématique d’une telle démarche parce queHeidegger y distingue bien entre l’être (en général) et l’être duDaseinalors que ce n’est plus le

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problématique de la démarche heideggerienne réside dans l’ambiguïté de lanotion de l’être telle qu’elle apparaît dès les paragraphes introductifs d’Etreet temps. Si, en réalité, il n’y a pas de circularité, c’est que Heidegger traitedans l’ensemble d’Etre et tempsd’autre chose que de ce qui a d’abord étéannoncé dans ce livre. Son ouvrage majeur ne traite pas de l’être « en général »- contrairement à ce que laissent entendre certains passages - mais uniquementde l’être duDasein quaexistence. La dernière phrase du §4 l’affirme sanslaisser l’ombre d’un doute : « La question de l’être n’est alors rien d’autreque laradicalisationd’une tendance d’être essentielleappartenant au Daseinlui-même, [à savoir] de la compréhension pré-ontologique de l’être43 ». Cetteexistence étantfinie, l’être lui-même le sera également !

2. Mais cette finitude se traduit également par un autre aspect dépassant laperspective stricte d’Etre et temps. Nous trouvons cet autre aspect dans l’inter-prétation heideggerienne d’un bref passage duThéétètede Platon.

Comme l’a souligné H. Mörchen44, Heidegger a attiré l’attention sur lefait qu’au début de ce dialogue, Socrate présente Théétète d’une manière assezinsolite. Socrate dit à propos du jeune homme que ses tuteurs ont considéra-blement réduit (voire tout simplement dilapidé) le bien dont il avait hérité45.Ce qui est remarquable, c’est que le « bien », le « bien-fonds » ou encore la« propriété » dont il est question ici se dit en grec «ousía» et en allemand- « Anwesen»46. Que signifie cette présentation de Théétète selon la lectureheideggerienne? Que dans un dialogue qui thématise la nature et la connais-sance possible de l’ousía, le protagoniste de ce dialogue (qui lui a d’ailleursdonné le nom) a un rapport trèsintimeavec une foncièrenon-stabilitéde celamême qui est pourtant censé fonder toute une tradition métaphysique de l’êtreconçu commeprésencepleine et stable. Qu’est-ce que cette présentation dupersonnage de Théétète signifie alors d’autre qu’une remise en cause de laconception selon laquelle l’être serait toujours présent, immuable et stable ?(Découverte qui serait tombée à l’oubli quelques années plus tard et que Hei-degger aurait refaite plus de deux millénaires après). Il nous semble que c’estbien ainsi qu’il faut comprendre cette indication : si l’être est bien pour Hei-degger le « phénomène par excellence », c’est pourtant un êtrequa Anwesen

cas dans le passage cité du §4).43. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 15 (c’est nous qui soulignons). Et c’est l’idée

d’une telleradicalisationqui justifie le glissement - opéré subrepticement par Heidegger - del’acception de l’analytique existentiale comprise comme «pré-ontologie » vers une acceptioncomprise comme « ontologiefondamentale».

44. H. Mörchen : « Heideggers Satz : "’Sein’ heißt ’Anwesen’" », dansMartin Heidegger :Innen- und Außenansichten, Francfort s/Main, stw, 1989, p. 176sq.

45. Platon,Théétète, 144d.46. Notons que J.-T. Desanti caractérise la philosophie, d’une manière critique, exactement

avec ces mêmes termes (« propriété », « domicile fixe »), voir J.-T. Desanti,Philosophie : unrêve de flambeur. Variations philosophiques 2, Paris, Grasset, 1999, p. 15. N’est-ce pas à direque ce que Heidegger diagnostique ici pour l’ousía, Desanti entend le faire valoir pour le statutde la philosophie en général?

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susceptible de« diminuer», c’est-à-dire devarier (comme ce fut déjà le caschez Théétète), et donc un être à propos duquel rien n’a encore été dit s’il estsimplement identifié à la présence (Vorhandenheit) au sens de la métaphysiquetraditionnelle, c’est-à-dire comme stabilité éternelle.

Et nous comprenons dès lors la subtilité du propos heideggerien (et laproximité somme toute surprenante avec Husserl, une proximité que ne cessentde mettre en avant leurs élèves, mais que les maîtres eux-mêmes ont toujoursniée) : il ne s’agit absolument pas, pour Heidegger, de livrer simplement unsoubassement stable au phénomène husserlien, mais, au contraire, il s’agit depenser la phénoménalité - dans sa foncière non-stabilité ! - comme dimensionde tout apparaître, ou encore « l’apparaître en général » tel qu’il a lieu danstoutes les formes de l’apparaître.

3.

Fink considère, lui aussi, que la phénoménalité ne peut être traitée sansrecourir à un certain fondement ontologique du phénomène. Il emprunte ce-pendant une autre voie que celle de Heidegger parce qu’il demeure fidèle, dansune certaine mesure, à l’acception husserlienne du phénomène. Afin de sai-sir sa contribution à la compréhension du statut du phénomène en général, ilfaut maintenant expliquer le sens de la « construction » que Fink revendiquepour une phénoménologieradicale, c’est-à-dire pour une phénoménologiedel’origine. Pour ce faire, on peut se servir avec profit des analyses heidegge-riennes de la notion de « construction » chez Fichte47. Dans sonCours48 dusemestre d’été de 1929 auquel Fink a assisté en personne, Heidegger avaiten effet développé sa lecture et sa compréhension de ce qu’il a nommé une« construction49 », et, à ce moment-là, ces enseignements ont eu une influenceconsidérable sur la conception finkienne de la méthode phénoménologique.Qu’est-ce que Heidegger développe dans le § 6, b) de ceCoursà propos du« caractère fondamental de la construction »?

La construction est le procédé méthodologique qui permet de désocculterce qui est au fondement du savoir. Elle part du savoir commeTat-sache, pourdévoiler saTat-handlungla plus originaire. Ce qui est au fondement de ce sa-

47. Il est tout à fait remarquable que l’idée de cette « construction » remonte directement à laGrundlagede 1794/95. Pour l’usage de la notion de « construction » dans les dernières versionsde la Doctrine de la Science, cf.Über das Verhältnis der Logik zur Philosophie oder trans-zendentale Logik(1812), SW IX, p. 188 etEinleitungsvorlesungen in die Wissenschaftslehre(1813), SW IX, p. 29.

48. M. Heidegger,Der deutsche Idealismus (Fichte, Schelling, Hegel) und die philosophischeProblemlage der Gegenwart, Gesamtausgabe vol. 28, Klostermann, Francfort s/Main, 1997.

49. Cf. à ce propos R. Bruzina, « Construction in Phenomenology », chapitre 3 deTheReach of Reflection : Issues for Phenomenology’s Second Century, S. Crowell, L. Embree etS. J. Julian (ed.), Center for Advanced Research in Phenomenology, Inc., disponible sur le sitewww.electronpress.com , 2001, p. 46-71.

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voir, c’est ce qui lerend possible: la construction n’est pas une production,mais elle ne met à jour que ce qui est toujours déjà impliqué par le savoir : celamême que jamais nous ne pensons pas (cf. à ce propos les deuxIntroductionsà laDoctrine de la science). Elle n’est donc pas une invention fictive ou imagi-naire, mais un « pro-jet »50. Ce dernier a une dimension d’un projet préalable(un « protoprojet »,Vorentwurf) et se meut toujours déjà dans un tel projet. Laconstruction exige d’y entrer par unsaut.

C’est à partir de la description de « l’intelligibilité » propre à la philoso-phie (i. e. de celle du statut de la compréhension philosophique) que Fink esten mesure de déterminer la notion de « genèse » ou de « construction51 ». L’in-telligibilité de la philosophie doit être distinguée de l’intelligibilité « naïve »qui est celle de la science : son objet est le « non compris » en tant que po-tentialité du « compris », c’est-à-dire ce qui n’est pas encore donné ou ce quiest difficilement accessible. En est tributaire la définition classique de la véritécommeadéquationà la chose qui se donne en elle-même.

L’intelligibilité philosophique, au contraire, est seulement compréhensiondu « compris » - au sens de Heidegger qui identifie leVer-stehen(com-prendre)et l’ek-sister52 -, ce qui implique que des problèmes philosophiques ne sont pasd’emblée « là », mais qu’ils doivent être « construits » : les problèmes philo-sophiques n’engendrent que dans leur pro-jet cela même qui est en question.Ils ne se contentent pas des étants présents, mais ils questionnent au-delà de cequi autrement constitue la réponse à la question. En ce sens-là, l’explicationintentionnelle, en particulier, n’est pas une saisie de ce qui est présent, maiselle est une « explicitation du sens » (Sinnauslegung) qui réveille des latencesou des potentialités.

Dans laVIe Méditation cartésienne, Fink aborde la notion de constructionà travers les dimensions de la subjectivité qui ne se donnent pas immédiate-ment mais que l’on ne peut déterminer précisément que de manière construc-tive (en particulier le problème de l’extension temporelle de la subjectivitétranscendantale [finie ou infinie]). Il nous semble que cette limitation, chezFink, aux problèmes de la « naissance » et de la « mort » de la subjectivitétranscendantale n’épuise pas la richesse de ce concept de « construction ». Ilne s’agit pas simplement de « construire » cela même qui ne peut être donné- puisque se situant au-delà du domaine phénoménologiquement attestable -,mais ce concept peut également (et peut-être surtout) être rendu fructueux làoù il s’agit de rendre compte de la constitution ultime des objectités dans lasphère immanente, bref : là où il s’agit de rendre compte de laphénoménalitédes phénomènes. Et c’est sans doute la raison, d’ailleurs, pour laquelle, dansle Manuscrit Z-IV, Fink met lui-même la notion de « construction » en rapport

50. Sur le rapport entre les « conditions depossibilité» et le « pro-jet (Entwurf) » - ana-lyse qui doit être lue comme fondation, visée par l’analytique existentiale heideggerienne, dutranscendantalisme kantien - voir le §31, absolument décisif, deSein und Zeit, op. cit., p. 145.

51. Cf. E. Fink,Manuscrit B-VII, Ib, p. 1a-10a.52. Cf. à ce propos le chapitre II de cette première partie, pp. 51 - 52.

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avec lesens d’être(cf. nos remarques préliminaires sur le statut de la réductionphénoménologique) de l’objet construit. C’est dans ce sens qu’il écrit : « Laconstruction ne signifie pas l’arbitraire de pensées vagues et d’une spéculationsentimentale ou prophétique, mais elle est tellement liée à l’attestation quec’est dans cette dernière que réside son seul droit et la possibilité de la rigueuret du caractère impitoyable de cette méditation philosophique. - Tout dévoi-lement de sens est toujours constructif ; il exige une force de l’interprétationet de la transgression interne. Toute interprétation est un ‘se-jeter-plus-haut’.Partant, tout philosopher est dépassement du monde53. »

On peut à présent rassembler tout ce qui vient d’être développé : commenous le disions dans nos remarques introductives, on peut trouver dans lesélaborations tardives de Husserl et dans celles du jeune Fink une notion de« construction » du savoir s’apparentant à la « construction » fichtéenne -mais uniquement sur le plan de ce que Fichte appelle lui-même le « phéno-mène » (Erscheinung) 54 : ces élaborations concernent la notion de phénomène(au sens, cette fois, de la phénoménologiehusserlienne) qui n’est pas un purapparaissant, mais, nous l’avons vu, qui exprime les opérations fonctionnellesde la subjectivité transcendantale (du Moi absolu). Ces opérations ne sont pasdu tout des « actes », mais elles s’effectuent selon des lois deconstruction55

(c’est-à-dire des lois de la pré-compréhension, de l’horizontalité, de la poten-tialité etc.) qui ne sont pas, certes, explicitement appelées ainsi par Husserl,mais qu’une réflexion sur le statut des phénomènes constitutifs des compo-santes de la sphère immanente à la conscience se doit d’identifier comme telles.Ces descriptions sont développées dans des manuscrits qui apportent une nou-velle lumière sur la structure même de l’intentionnalité et qui traitent en parti-culier de la constitution du temps et de l’individuation. Il s’agit là des célèbres« Manuscrits de Bernau» (1917/1918), déjà évoqués dans notre Introduction,qui n’ont été publiés qu’en 2001.

Qu’est-ce que les descriptions desManuscrits de Bernauont de « construc-tif » (toujours au sens de la construction d’unfactumphénoménal)? La notionde « construction » est pour la première fois à l’œuvre, certes d’une manièreimplicite, dès les années 1909-1911 lorsque Husserl s’interroge sur les « phé-nomènes ultimement constitutifs » de la conscience du temps et ce, en creusantle problème du statut de la « subjectivité absolue ». Il s’agit de rendre comptede deux aspects fondamentaux :

– d’une part, de la constitution de la temporalitéetnoétiqueetnoématique- d’abord en termes de « modes d’écoulement », ensuite en termes de« noyaux » (1917-1918) ;

53. E. Fink,Manuscrit Z-IV, p. 94b.54. J. F. Fichte,Die Wissenschaftslehre. Zweiter Vortrag im Jahre 1804, op. cit., p. 17.55. Pour la notion de construction chez Husserl, voir en particulierHusserliana VIII, p. 209-

211. Cf. aussi R. Bruzina, « Construction in Phenomenology »,op. cit., p. 47-49.

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36 ALEXANDER SCHNELL

– d’autre part, de l’auto-apparition du flux ultimement constitutifet de latemporalité des « tempo-objets » immanentset de ce flux lui-même.

Or, une phénoménologie radicale du temps doit rendre compte de la consti-tutionet de la temporalité des (tempo-)objets immanentset des actes constitu-tifs de ceux-ci. On ne peut dès lors en rester au niveauimmanentdes acteset des composantes d’actes. La descente dans une sphèrepré-immanente -et c’est en cela qu’intervient ici la « construction phénoménologique » - ré-pond à une exigence phénoménologique qui témoigne de la co-originarité del’apparaître et de l’apparition du processusau fondementde toute éclosiondu temps et qui s’atteste du coup dans des vécus n’ayant pas le même statutque les vécus immanents (la même chose vaudra d’ailleurs aussi, par exemple,pour la constitution de l’intersubjectivité). Cette descente phénoménologiquedonne lieu à la « description » du processus originaire - description qui re-vêt en réalité, donc, uneconstructionau sens de ce que nous avons essayéd’établir à partir de Fink et de Fichte56. Cette « construction » s’impose parla contrainte même des phénomènes ; et sa teneur eidétique peut être révéléeavec les moyens que se donne la méthode phénoménologique lorsque, pour nes’en tenir qu’à l’exemple esquissé ici57, elle approfondit, jusqu’à sa dimensionultime, le problème de la constitution de la conscience du temps en tant quecadre formel de toute expérience.

L’objectif des développements précédents était d’indiquer le lien consti-tutif 58, chez Husserl, entre la phénoménalité et une « construction » phéno-

56. Notons que, du point de vue fichtéen, cette construction ne concerne en fin de comptequ’un factumphénoménal. C’est la raison pour laquelle Fichte verrait sans doute à l’œuvre,dans les descriptions husserliennes, unesynthesis post factum, ce dernier fût-il unfactum« su-prême », voire même il considérerait que la phénoménologie ne parvient pas véritablement à lagenèse dernière. Nous verrons dans le chapitre IV de cette première partie quels arguments laphénoménologie génétique de Husserl réserve pour contrer une telle critique.

57. Nous détaillerons cet exemple dans la section 10 du dernier chapitre de cette premièrepartie, p. 102 sq.

58. Il est à noter que la médiation entre le phénomène et la construction se laisse poursuivrejusqu’au transcendantalisme kantien. En effet, contrairement aux apparences, la notion kan-tienne de « phénomène » n’est pas à son tour une simple donnée phénoménale. Plutôt que d’ex-primer purement et simplement notre faculté de connaître sensible qui, pour livrer un contenuà l’entendement, doit êtreaffecté, il consiste en une faille, battue en brèche de façon tout à faitconsciente par Kant - la formule célèbre de la secondePréfacerésumant de façon concise la ré-volution copernicienne qu’est censée livrer laCritique de la raison purepour laMétaphysiquel’exprime (Kant écrit : « Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait se réglersur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous les efforts tentés pour établir sur eux quelquejugementa priori par concepts, ce qui aurait accru notre connaissance, n’aboutissaient à rien.Que l’on essaie donc enfin de voir si nous ne serons pas plus heureux dans les problèmes dela métaphysique en supposant que les objets doivent se régler sur notre connaissance, ce quis’accorde déjà mieux avec la possibilité désirée d’un connaissancea priori de ces objets quiétablisse quelque chose à leur égard avant qu’ils nous soient donnés »,Critique de la raisonpure, PUF, p. 18sq.) - qui est absolument indispensable pour rendre compte de la nécessité etpour contrer ainsi les arguments du scepticisme humien. Et, d’autre part, sur le plan de la raisonpratique, ne faut-il pas restreindre l’empire de la nécessité afin d’obtenir une place pour la li-

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ménologique revendiquant la descente en deçà de la sphère immanente desobjectités constituées. Dans les trois chapitres suivants, il s’agira de clarifier lesens de cette construction. Nous procéderons ainsi, dans ce qui suit, à une des-cription de la structure qu’elle met en œuvre ainsi qu’à un approfondissementde la notion même de phénoménalité qu’elle implique.

berté? - La notion kantienne de phénomène, on le voit, est en effet déjà unconstructum. Fichte,en revanche, ne retiendra plus que leschèmede ceconstructumqu’il appelle indifféremmentBild, Phänomen, Schema(d’abord du savoir absolu, ensuite de l’être absolu (Dieu)).

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II

Immanence et pré-immanence

(Deleuze et Husserl)

Si quelqu’un nous montrait un verre (. . .)qu’il ferait passer pour davantage que pour lefameux miroir magique des Levantins, dansla mesure où non seulement l’on verrait, enlui, toutes les choses du monde mais, sans lui,l’on ne verrait rien du tout, et si, toutefois,l’on ajoutait ensuite qu’à défaut d’objets l’onne percevrait rien [d’où il s’ensuivrait que] ceverre magique ne serait utilisable que commeun miroir ordinaire - que dirions-nous alors àpropos de la signification de cette amulette?

J. G. Herder,Metakritik zur Kritik der reinenVernunft(1799)

Les notions de phénomène et de construction une fois établies pour lechamp de la phénoménologie, il s’agit maintenant de déterminer la nature et lestatut de ces phénomènes en tant qu’ils permettent de rendre compte du rapportentre le sujet et l’objet. Pour pouvoir appréhender la fonctionconstitutivedesphénomènes au sensphénoménologiquedu terme, il faut comprendre qu’ils sesituent sur unautre planque toute objectité constituée. Nous présenterons cettesphère caractérisant les phénomènes au sens le plus rigoureux du terme1 - paropposition, nous insistons, à ce qui apparaît déjà de façon constituée - à traversune critique de la critique deleuzienne de l’intentionnalité husserlienne. Avantde pouvoir procéder à cette critique, essayons d’abord de voir ce que Deleuzereproche à Husserl.

1. Cf. le chapitre précédent.

39

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La lecture deleuzienne de la phénoménologie de Husserl concentre de fa-çon marquée la critique du statut del’intentionnalitéque l’on trouve déjà, avecune accentuation certes à chaque fois différente, chez des penseurs aussi dif-férents les uns des autres que Heidegger2, Georg Misch3 et Moritz Schlick4.Cette critique est à chaque fois la même : qu’est-ce qui fonde l’acte inten-tionnel, et en particulier l’acte signitif qui est censé constituer la signification,même si - et surtout - l’objet visé n’est pas présent en personne (ce qui nesera le cas que dans l’acte intuitif - que celui-ci soit un acte de perception,d’imagination, etc.)? Heidegger (dont Deleuze est probablement moins éloi-gné qu’il ne l’affirme lui-même - nous y reviendrons) essaie de fonder l’acteintentionnel dans l’horizon herméneutique d’unVerstehen(comprendre, com-préhension) ; Misch, élève et gendre de Dilthey, essaie d’inscrire l’intention-nalité husserlienne dans l’horizon d’une phénoménologie du langage, en met-tant en avant son concept d’« évocation (Evokation, Evozieren) 5 », alors queSchlick - comme le montre Jocelyn Benoist dans son remarquable ouvrageL’a priori conceptuel6 - remet carrément en cause la possibilité même de laconstitutionde l’objet (laquelle s’appuie toujours sur les « pouvoirs immédiatsde la donnée »). Quel est l’écho qui résonne identiquement à travers toutesces critiques ? C’est l’objection de base - mise en évidence par M. Rölli7 -que Deleuze adresse à Husserl dans laQuatorzième sériede la Logique dusens8 et qui consiste à stigmatiser le dispositif intellectualiste (prétendument« transcendantal ») des données de n’importe quelle expérience sensible, enparticulier de laperceptionde l’objet, comme donnant lieu à undédoublementdu champ de l’expérience commune9. La mise en correspondance - en termes

2. M. Heidegger,Sein und Zeit, M. Niemeyer, Tübingen, 1927, 198616.3. G. Misch,Der Aufbau der Logik auf dem Boden der Philosophie des Leben,(cours pro-

fessé quatre fois entre 1927 et 1934), G. Kühne-Bertram, F. Rodi (eds.), Munich, Alber, 1994.4. M. Schlick, « Gibt es ein materiales Apriori ? », dansWissenschaftlicher Jahresbericht

der Philosophischen Gesellschaft an der Universität zu Wien für das Vereinsjahr 1930/31, re-pris dansGesammelte Aufsätze, 1926-1936, Gerold & Co., Vienne, 1938 (réimpression Olms,Hildesheim, 1969) ; voir aussiAllgemeine Erkenntnistheorie, 1918, repris par Suhrkamp, Franc-fort s/Main, 1979.

5. Voir à ce propos le chapitre III de notre seconde partie.6. J. Benoist,L’a prioriconceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin, 1999.7. M. Rölli, « Zur Phänomenologie im Denken von Gilles Deleuze », dansJournal Phäno-

menologie, 17/2002, p. 7sq.8. G. Deleuze,Logique du sens, Paris, Les Editions de Minuit, 1969.9. Pourtant, Husserl avait déjà répondu à cette critique dès 1929 : «La tâche de la réflexion

n’est pas de répéter le vécu originel[c’est nous qui soulignons], mais de le considérer et d’ex-pliciter ce qui se trouve en lui. Bien entendu, le passage à cette considération livre un nouveauvécu intentionnel qui, dans son caractère intentionnel spécifique -renvoi au vécu antérieur-,rend conscient et, le cas échéant, rend conscient de manière évidente ce vécu même et non unautre. C’est justement ce qui rend possible un savoir, tout d’abord descriptif, de l’expérience,savoir auquel nous sommes redevables de toute prise de conscience et de toute connaissance,que l’on puisse imaginer, de notre vie intentionnelle »,Cartesianische Meditationen und Pa-riser Vorträge, Husserliana I, p. 72sq; Méditations Cartésiennes, trad. fr. par M. de Launay,Paris, puf, 1994, p. 79 (traduction modifiée).

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constitutifset fondationnels- entre les objectités apparaissantes et leurs cor-rélats subjectifs relevant de la conscience transcendantale, n’est pour Deleuzeque l’expression par excellence d’un tel dédoublement. Or il ne s’agit pas dutout pour Deleuze de rejeter le transcendantalisme en faveur d’un plat empi-risme - loin s’en faut ! En effet, pour Deleuze, l’expression « conscience trans-cendantale » renferme unecontradictio in adjecto, mais - et c’est là quelquechose de tout à fait remarquable - non pas parce qu’il faudrait faire l’écono-mie d’une instance transcendantale, mais, au contraire, parce que les analysesde Husserl ne répondent pas de façon suffisamment radicale aux exigencesdu transcendantal ! Ainsi, le reproche du dédoublement ne se rapporte pas àla corrélationobjectivité constituée/subjectivité constituante, mais au fait queles termes de cette corrélation ne se situent pas sur unmêmeplan (celui qu’ilappellera lui-même le « plan d’immanence ») et qu’ils instaurent le dualismeentre une immanence et une transcendance. L’insuffisance de Husserl, et detoute philosophie transcendantale classique, résiderait alors dans le fait de nedécrire les structures transcendantales que comme « décalquées » des objec-tités de l’expérience et d’installer dès lors une dualité mal à propos. Telle estdonc l’objection fondamentale à l’égard de la phénoménologie husserlienneque Deleuze formule à plusieurs reprises jusque dansQu’est-ce que la philo-sophie?10

Avant de développer et d’approfondir cette critique, nous voudrionsd’abord faire une remarque qui servira de grille de lecture à notre propos.L’établissement de la différence entre la pensée de Husserl et celle de Deleuzepartira de l’idée qu’il y va, dans les deux cas, de la tentative de la compré-hension de la notion de « nécessité » diamétralement opposée chez les deuxphilosophes. Par nécessité, nous entendons d’abord tout simplement le fait quele monde qui nous entoure et dans lequel nous sommes toujours déjà immergé,est régi par un ordre et une régularité que nous expérimentons à tout niveaude l’approche de ce qui peut nous affecter : qu’il s’agisse de la stabilité et dela réitérabilité des phénomènes, au niveau quotidien, des « lois de la nature »qu’étudient les sciences, ou encore de la quête philosophique de la « vérité »(on trouve une telle thématisation du rapport entre la vérité et la nécessité chezDeleuze, justement). Cette opposition radicale qu’on caractérise en généralcomme celle entre une démarche « transcendantale », d’un côté, et une « pen-sée du dehors », de l’autre, consiste dans la manière dont onrend comptedecette nécessité.

Cette grille de lecture servira à fonder une réflexion portant sur le statut desnotions d’« immanence » et de « pré-immanence » chez Deleuze et Husserl.Le but de cette confrontation consistera à donner raison à Deleuze quant à ladivergence entre son propre projet philosophique et la phénoménologie hus-serlienne. Cependant, cela ne nous engage pas - contrairement à tant d’autres

10. G. Deleuze/F. Guattari,Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Editions de Minuit,1991.

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- à suivre Deleuze dans sa critique de Husserl, mais à montrer, au contraire,que c’est la lecture deleuzienne de Husserl qui tombe dans un piège (dans le-quel d’autres sont tombés avant et après lui) et que ce n’est qu’en évitant cepiège qu’on est en mesure d’estimer à sa juste valeur la position de Husserleu égard à ce qu’il appelle la sphère « immanente » de la conscience et auxphénomènes constitutifs de cette sphère. Autrement dit, il s’agira de dévoilerle malentendu traversant toute la critique deleuzienne de Husserl et de mon-trer que la réponse à la critique se trouve, comme très souvent d’ailleurs, dansl’œuvre husserlienne elle-même.

1.

Pour entrer dans la pensée de Deleuze, on pourrait remarquer qu’elle estd’abord tributaire (tout comme la pensée de Foucault d’ailleurs) de l’idée ex-primée par Lacan que le « je » (qu’il distingue du « Moi »), en tant que pureintériorité, est contaminé par uneextériorité irréductible. En effet, selon laterminologie lacanienne, le Moi correspond à l’«Ego» cartésien, Moi « spé-culaire » ou « imaginaire » s’inscrivant dans le cadre de la « théorie de laréflexion » (cf. les travaux de D. Henrich), tandis que le « je » échappe à touteprise (ou reprise) réflexive, ce qui signifie qu’il estinsaisissable. S’exprime parlà la récusation du caractèretransparentde l’Ego cartésien, point capital pourune bonne compréhension du deleuzisme, car on assimile souvent la critiqued’une philosophie du sujet et la mise en avant d’une « pensée du dehors »à une simple critique d’un soi-disant subjectivisme outrancier qu’on décèle-rait chez Descartes - sans que l’on ne soit néanmoins capable de préciser cequi serait censé se substituer à lui. Geste qui aboutit en fin de compte au faitde s’abandonner aux sciences positives, d’où un certain intérêt, d’ailleurs, desphilosophies cognitives pour une telle lecture. Or il nous semble que l’intérêtdu projet philosophique de Deleuze consiste bien plutôt en ceci qu’il propose,de l’intérieur d’une attention particulière portée aux sciences, une alternativeradicale à une telle philosophie du sujet, sans pour autant se soumettre « àcorps perdu » au modèle des sciences dites « exactes ».

Dans les lignes qui suivent, il s’agira de déployer une réflexion sur les no-tions d’immanence et de pré-immanence qui essaie donc de faire apparaîtreque ces notions forment le pivot autour duquel s’articule la ligne de partageentre une philosophie qui s’entend comme une critique radicale du subjecti-visme, et, d’autre part, une pensée qui cherche à établir à nouveaux frais lecaractère irréductible d’une dimension « subjective » dans notrerapport aumonde et dans notrecompréhensionde ce rapport, une dimension que l’onpeut à bon droit appeler « asubjective » (comme Patocka11 par exemple) sil’on entend la notion de « sujet » dans une acception trop étroitement carté-

11. J. Patocka,Qu’est-ce que la phénoménologie?, Grenoble, Millon, coll. « Krisis », 1988.

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sienne. L’objet de la présente étude consistera ainsi dans une confrontationentre une philosophie qui se nomme elle-même « pensée du dehors » et quisera abordée dans et à travers la figure Deleuze-Badiou, d’un côté, et Husserlqu’il faudrait revisiter à cet égard - conformément aux précisions déjà faitesdans notre Introduction - à la lumière de textes récemment publiés, de l’autre.

C’est un grand mérite de l’ouvrage d’Alain Badiou, intitulé :Deleuze.« Laclameur de l’Etre»12, que d’avoir proposé une lecture cohérente et synthétiquede la philosophie de Deleuze13 (en s’appuyant notamment sur sonFoucault14)et, en particulier, de la manière dont il questionne les fondements de la phi-losophie du sujet au profit d’une pensée que Badiou lui-même n’hésite pas àqualifier de « métaphysique de l’Un ». Ainsi, dans notre propre lecture, nousappuierons-nous en partie du moins sur l’ouvrage de Badiou parce qu’il noussemble être un exemple illustrant de façon adéquate l’opposition entre la phé-noménologie et ce que Husserl entend lui aussi par une « métaphysique ».

Le projet philosophique de Deleuze, « classique » à cet égard aux yeuxde Badiou, consiste dans le déploiement des outils conceptuels permettant depenser les « conditions de la pensée15 », sans que l’on ne recoure cependantà toute transcendance ou à tout procédé qualifié par Deleuze d’« analogique »(par exemple le « platonisme », le sujet transcendantal, la dialectique hégé-lienne, l’intentionnalité etc.). Cette pensée, qui doit se situer sur le pur pland’immanence, que l’on pourrait appeler aussi plan de transcendance, dans lamesure où il y va dudépassementdu couple immanence /transcendance (eton ferait mieux de l’appeler ainsi, nous y reviendrons), cette pensée, dans safigure Deleuze-Badiou qui prétend répondre aux exigences d’une « pensée mo-derne16 », doit s’inscrire dans le rapport circulaire, à différentes échelles, entre« l’Un-tout » et la multiplicité des « simulacres », sachant que ce rapport estcaractérisé par « l’assomptionqualitative» du premier terme. En découle im-médiatement le « problème fondamental » pour Deleuze : plier la pensée dumultiple à un concept de l’Un tel que « le multiple y soitintégralementpen-sable comme production de simulacres17 ». Essayons d’esquisser cette méta-physique de l’Un.

La métaphysique deleuzienne de l’Un commande d’abord sa conception« machinique » du désir, de la volonté, du choix. Que signifie chez Deleuzecette conception machinique de la volonté (ou du désir)? Que nous ne sommesjamais source de ce que nous pensons ou faisons : « Tout vient toujours de plus

12. A. Badiou,Deleuze.« La clameur de l’être», Paris, Hachette, coll. « Coup double »,1997.

13. Notre propos ici n’est pas tellement de nous interroger sur lafidélitéde la reconstruction deBadiou à la lettre deleuzienne (question très disputée chez les adeptes de Deleuze), mais plutôtde procéder à l’examen (critique) desargumentsadressés par Deleuze/Badiou à la doctrinehusserlienne de l’intentionnalité.

14. G. Deleuze,Foucault, Paris, Les Editions de Minuit, 1986.15. A. Badiou,op. cit., p. 22.16. A. Badiou,op. cit., p. 19.17. A. Badiou,op. cit., p. 20.

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loin, et même : tout est toujours déjà-là, dans la ressource infinie et inhumainede l’Un18. » L’exemple sans doute privilégié de cette métaphysique de l’Un estla théorie duchoixqui nous met précisément en rapport avec l’Un-tout (rapportqui est un « rapport absolu avec le dehors »). Nous ne sommes jamais centreou foyer d’un choix, dispositif aveuglant de la philosophie du sujet, mais « nechoisit bien, ne choisit effectivement que celui quiestchoisi19 ». Nous avons làle paradigme de l’ascèse deleuzienne relative aux « conditions » de la pensée,ascèse qui essaie de faire en sorte que, du dehors, nous soyons « traversés » parla pensée - d’où il résulte sans ambiguïté, cela va de soi, que penser ne signifiepas être à la source d’un acte libre, concrètement vécu et spontanément réglédans une conscience de soi absolument transparente. Et apparaît ainsi le lienentre la pensée du dehors et la notion de « machine » ou d’« automate » qui,pour Badiou, ne signifie rien de moins qu’une « déposition de toute prétentionsubjective20 » : « C’est justement de l’automate ainsi purifié que s’empare lapensée du dehors, comme l’impensable dans la pensée21. » Automate qui estnommé indifféremment « singularité pré-individuelle et non personnelle22 »,« champ transcendantal impersonnel et pré-individuel23 », « jeu de forces24 »,etc. - autant de noms pour ce qui est pensé depuis Nietzsche, on le sait, entermes de la « mort du sujet ».

Avant de développer les points forts de cette « métaphysique de l’Un »,nous caractériserons d’abord négativement ou indirectement la pensée de De-leuze - et ce à travers premièrement la critique de l’intentionnalité husser-lienne, deuxièmement la notion d’extériorité telle qu’elle se dégage de la lec-ture deleuzienne de Spinoza et, troisièmement, les figures du « rapport intério-risé » d’une certaine tradition philosophique, rejetées par Deleuze.

I] Il convient d’abord d’esquisser la critique deleuzienne des outils concep-tuels mis en œuvre par la phénoménologie husserlienne pour fonder la notiondu sens parce que, d’une part, cela éclaircit par défaut la position de Deleuze etque, d’autre part, cela permettra par la suite de mieux cerner la réponse qu’onpourrait faire à Deleuze du point de vue de la phénoménologie.

La critique deleuzienne de la phénoménologie - à travers la notion-clé decette dernière : celle de l’intentionnalité - s’articule en deux points, concernantle pôle sujet (le pôle « noétique ») et le rapport au pôle objet (pôle noématique).

1. Tout d’abord, Deleuze n’hésite pas à identifier l’acte intentionnel avecun acte conscientiel concrètement vécu, simple reprise ducogitocartésien, et

18. A. Badiou,op. cit., p. 21.19. G. Deleuze,Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 1985, p. 232.20. A. Badiou,op. cit., p. 22.21. G. Deleuze,L’image-temps, op. cit., p. 233.22. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 91, p. 130.23. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 124.24. G. Deleuze,L’île déserte et autres textes. Textes et entretiens 1953-1974, D. Lapoujade

(ed.), Paris, Les Editions de Minuit, 2002, p. 357.

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expression d’un « centre d’individuation25 ». Sa critique se rapporte alors,nous l’avons déjà mentionné, à la prétention des phénoménologues de vou-loir rendre compte des conditions de la pensée à partir d’une visée signifiantecomprise comme conscience actuelle et transparente à elle-même. Pour De-leuze, cette prétention revient à ignorer le fait que la pensée n’a précisémentpassa source dans la conscience, mais qu’elle est toujours exposée, de façonascétique, « à l’impératif impersonnel du dehors26 »27.

2. Au-delà de cette critique du pouvoir constitutif du pôle sujet, Deleuzestigmatise surtout le rapport à l’objet. Le deuxième point concerne en effetl’intériorisation du rapport intentionnel du sujet à l’objet à travers la notion dereprésentation, ou de vécu. Ce que Deleuze nomme la « philosophie du vécu »consiste selon lui dans l’intégrationet de la « conscience constituante »et del’objet auquel elle se rapporte dans une sphère - ouverte par unedécisionduphilosophe phénoménologue (avec tout ce que cela implique psychologique-ment) - médiatrice de vécus, de représentations, de conscience-de. . . Or, lecorrélat de cette intériorisation serait la mise en suspens - jamais résolue etjamais rattrapée - de l’être-transcendant, ce qui scellerait par là un dualismeentre la sphère (du) phénoménologique et la transcendance dont le statut on-tologique serait à jamais différé. C’est à ce dualisme, et à cette dichotomieimmanence/transcendance, que Deleuze oppose sa pensée du Tout-un. Autre-ment dit, il s’agit pour Deleuze d’inhiber toute transcendance et de s’installerdans la pure immanence pour parvenir aux véritables « conditions » (qui n’ontrien de simplement logique mais destructural) de la « constitution28 » del’objet.

II] La pensée deleuzienne du Tout-un récuse tout privilège qui donneraità une modalité déterminée de l’Etre d’intérioriser toutes les autres modalités(comme c’est le cas, selon Deleuze, de la conscience par rapport à ce qu’ellevise). L’Etre-un, ou le Tout-un, est dans un rapport d’extériorité vis-à-vis detoutes les modalités qui en sont l’expression. Ce rapport d’extériorité, ou en-core cette irréductibilité dudehors, se manifeste de la manière la plus frappantedans la lecture deleuzienne de Spinoza (cf. notamment sonSpinoza. Philoso-phie pratique). Cette lecture nous permet d’éclaircir chez Spinoza/Deleuze lelien entre l’extériorité et la nécessité.

25. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 128.26. A. Badiou,op. cit., p. 34.27. Notons que Deleuze ignore complètement, dans laLogique du sens(1968), les analyses

husserliennes relatives aux « synthèses passives » (Husserliana XI), à la constitution de lasphère pré-immanente (Husserliana XXXIII) ainsi qu’à ce qu’Husserl appelle « l’intentionna-lité de pulsion » (Triebintentionalität) (Husserliana XI, Husserliana XVet lesmanuscrits C) ouencore « intentionnalité des instincts » (Instinktintentionalität) (par exemplemanuscrit A VII13etmanuscrit A V 5).

28. Deleuze n’utilise pas ce terme, mais nous nous permettons ici de restituer son propos enusant d’une terminologie phénoménologique afin de pouvoir en confronter ensuite les résultatsà la réponse que Husserl aurait pu lui faire.

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Pour Spinoza, à l’opposé de Kant, la nécessité est la marque même de l’ex-tériorité29. La nécessité relève du dehors. Cette phrase s’éclaircit à la lumièrede la mise en correspondance, que nous devons à Deleuze - lecteur de Spinoza-, entre trois types d’individualité, d’un côté, et trois genres de connaissance,de l’autre.

Rappelons rapidement quels sont, chez Spinoza, ces trois types d’indivi-dualités et ces trois genres de connaissance.

1o Un individu, au niveau de compréhension le plus bas, c’est un agré-gat de parties extensives, étendues dans l’espace, matérielles. . . Lors-qu’elles s’assemblent en un tout, ce tout ne s’en réduit pas moins à lapure somme de ses parties.

2o Ensuite, un individu, c’est l’ensemble des parties extensives pour au-tant qu’elles entrent dans un rapport -sans que ce rapport ne soitune caractéristique intrinsèque ou immanente à ces parties. Le rap-port déterminedu dehorsl’individu en son être. L’exemple donné parDeleuze est l’être vivant : il est l’effet de la manière dont les molé-cules qui le composent entrent dans un certain rapport. Et c’est doncce rapport qui, du dehors, répétons-le, détermine l’individu30.

3o La troisième compréhension de l’individu est celle d’une essence in-trinsèque exprimant celle de la substance.

Les trois genres de connaissance corrélatives sont :1o D’abord, la connaissance inadéquate du premier genre qui est une

connaissance se limitant aux effets ou à ce que Spinoza nomme l’ima-gination. C’est une connaissance qui ne parvient pas à inscrire dansun enchaînementcausalles effets provenant du dehors.

2o Le deuxième genre de connaissance est celui de la connaissance adé-quate des rapports entre les choses. Un exemple de ce genre de con-naissance est celui de la natation : savoir nager, c’est parvenir à fairecorrespondre les rapports de notre corps à ceux de l’eau. Lorsqu’on nesait pas nager, on est à la merci des vagues, le corps est extérieur aumilieu. Apprendre à nager, cela consiste à entrer dans un rapport avecce milieu, à entrer en connivence avec l’eau.

3o La connaissance du troisième genre est celle des essences intrinsè-ques, de la substance.

29. Cf. pour Deleuze, dans ce contexte, déjàEmpirisme et subjectivitéainsi que l’ouvrage deF. Zourabichvili,Deleuze. Une philosophie de l’événement, Paris, puf, 1994, p. 7sq.

30. Remarquons, entre parenthèses, que cette conception implique une pensée très forte dela mort : la mort provient également, et du même coup,du dehors(c’est pourquoi il n’y a pasde suicide, parce que,stricto sensu, on ne peutsesuicider) : elle n’est que l’expression de lamanière dont les molécules entrent dans unautre rapport - changement de rapport qui à sontour ne saurait, bien entendu, être imposé que du dehors : rien de plus loin de Spinoza-Deleuzequ’une pulsion de mort « intérieure » ou quelque chose de la sorte.

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Le premier genre de connaissance est celui de choses extérieures déliées. Ledeuxième genre de connaissance est celui de rapports provenant de l’extérieur.Et le troisième genre de connaissance est celui d’un plan purement immanentqui est également absolument transcendant parce qu’il n’y a pas d’opposition,nous l’avons vu, entre une immanence et une transcendance. On en déduit quela connaissance peut parfaitement faire l’économie, pour Spinoza-Deleuze, detout sujet immanent qui se rapporterait à une transcendance (on peut y lire unecritique de Descartes que Husserl reconduira à son tour dans lesMéditationscartésiennes).

III] Mais Deleuze-Badiou va encore plus loin : non seulement il n’y a pasde rupture au niveau du passage de l’Etre-un à ses expressions ontiques, maisil n’y a tout bonnementpas de rapport du toutentre ces modalités de l’Etre -ne s’exprime rien d’autre ici que l’idée de Spinoza selon laquelle il n’y a pasd’influence, nia fortiori de causalité possible, entre les modes conçus sous desattributs différents. Les registres de l’Etre explicitement nommés étant ceuxdu parler et du voir, Deleuze peut écrire (cf.Foucault, mais égalementL’œilet l’esprit de Merleau-Ponty) : « Le savoir est irréductiblement double, parleret voir, langage et lumière, et c’est la raison pour laquelle il n’y a pas d’inten-tionnalité31. »

Pourquoi cette disjonction entre le visible et le dicible constitue-t-elle la« ruine » de l’intentionnalité ? Tout simplement parce que cette dernière estsusceptible de constituer lesensde l’objet visé, ce qui implique qu’il y a unecertaine inégalité - un rapport constituant/constitué, fondant/fondé - dans ladichotomie entre le sujet et l’objet (cf. nos remarques introductives). Or, pourDeleuze, une telle inégalité contredit précisément la « souveraineté expres-sive » de l’Etre-un, c’est-à-dire, justement, le fait qu’il n’y ait pas de ruptureentre l’Etre et les étants.

La critique de l’intentionnalité est la première figure du « rapport intério-risé » remis en cause par Deleuze. Il y en a deux autres. La deuxième figure du« rapport intériorisé », rejeté par Deleuze, est la catégorie de la médiation (né-gativité) dans la dialectique hégélienne. Cette dernière déploie une immenseconstruction au sein de laquelle un moment passe d’une manière prétendu-ment nécessaire à un autre sous un rapport interne qui caractérise au moins unde ces moments. Deleuze diagnostique dans cette promotion de la négativitéun autre dualisme : celui entre la positivité du moment affirmé et la négativitéen tant que moteur du mouvement - configuration qui contredit là encore lathèse deleuzienne de l’univocité de l’Etre.

La troisième figure enfin, la plus générale et la plus tenace, c’est le coupleactivité/passivité (qui contaminait déjà la première, à savoir l’intentionnalité).C’est le rejet de cette figure qui permet selon Badiou d’entrevoir une premièrecaractéristique de la méthode de Deleuze : quand dans laLogique du sens,

31. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 117.

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Deleuze affirme que « ni actif ni passif, l’Etre univoque est neutre32 », il ex-prime par là qu’une pensée « ne sera assurée d’elle-même que parvenue aupoint neutre où, actif et passif étant soumis à la distribution ontologique d’unsens impartageable, le simulacre (l’étant) est restitué à son errance égalitaire,laquelle neutraliseen lui toute opposition dialectique, et le soustrait à tout rap-port intériorisé (et donc à toute passivité, comme à toute activité)33 ». Ce pointneutre est celui où le penseur parvient enfin à rester au niveau du plan d’im-manence et à ne pas céder à toute forme de « dédoublement » caractéristiqueselon Deleuze de la métaphysique traditionnelle (et, nous l’avons déjà dit, dela phénoménologie husserlienne).

Au terme de ces analyses, on peut dès lors cerner les moments forts de lacritique deleuzienne de la philosophie du sujet :

1o Partir ducogitone permet pas de sortir de l’équivoque et d’accéder àla puissance de l’Un.

2o La pensée du sujet signifie la promotion d’une intériorité constituantequi se rapporte à elle-même (réflexivité) et à ses objets, qui sont hété-rogènes à l’intériorité (négativité). Or l’étant, loin d’entretenir un rap-port à quoi que ce soit, n’est le négatif de rien et ne peut intérioriserl’extérieur34.

3o Deleuze va même jusqu’à dire que la démarche phénoménologique, enparticulier, n’est pas unephilosophiedans la mesure où elle demeuretributaire d’un paradigme scientifique (du « plan de référence » censéassurer aux « vécus » un espace ou un réseau de fonctions corrélativesà ces vécus - lesquels ne sont en définitive pour Deleuze qu’un typedesimulacres).

Dans cette première caractérisation négative de la pensée de Deleuze-Badiou,nous voyons ainsi comment Deleuze rejette successivement trois figures es-sentielles de la tradition philosophique - dont, en particulier, la doctrine hus-serlienne de l’intentionnalité - pour préparer de la sorte sa propre conception.Badiou conclut en effet de tout ceci : « Sans doute est-ce dans l’exercice dunon-rapport que la pensée ‘se rapporte’ le plus fidèlement à l’Etre qui la consti-tue. C’est ce que Deleuze nomme une ‘synthèse disjonctive’ : penser le non-rapport selon l’Un, qui le fonde en en séparant radicalement les termes35. »Deleuze écrit à son tour : « Le non-rapport est encore un rapport, et même unrapport plus profond36. »

32. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 211.33. A. Badiou,op. cit., p. 53sq.34. A. Badiou,op. cit., p. 120.35. A. Badiou,op. cit., p. 36.36. G. Deleuze,Foucault, op. cit.,p. 70.

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IMMANENCE ET PRÉ-IMMANENCE 49

2.

Essayons de voir maintenant quels sont les éléments positifs que Deleuzeprétend apporter dans le but de répondre à la question initiale des « conditionsde la pensée ».

Le premier point concerne laméthode. Deleuze est fidèle ici à l’accep-tion bergsonienne del’intuition qu’il reprend à son compte. L’intuition doitrépondre aux deux exigences suivantes :

1o Elle doit permettre de penser (d’« intuitionner ») le « non-rapport »entre les étants, leur « synthèse disjonctive », c’est-à-dire le fait qu’au-cune « catégorie » ne permette de les médiatiser les uns par rapportaux autres.

2o En même temps, elle doit permettrel’expressiondes étants comme« simulacres » de l’Un, c’est-à-dire l’expression des étants en tantqu’ils se distinguent simplement quant à la « modalité » ou à la « for-me ».

Ainsi, on pourrait dire qu’il s’agit de penser la figure paradoxale d’une iden-tité immédiate, non médiatisée, entre la non-identité et l’identité de l’Un et deses modalités ontiques. Dans les termes de Badiou : « (. . .) L’intuition (commemouvement double, et finalement comme écriture, commestyle) doit simul-tanément descendre d’un étant singulier vers sa dissolution active dans l’Un,ce qui le présente dans son être comme simulacre ; et remonter de l’Un versl’étant singulier, en suivant les lignes de puissance productives immanentes, cequi présente l’étant comme simulacre de l’Etre37. » Deleuze pense ce rapportcomme celui du non-sens au sens, du sens « produit » à partir du non-sens38,mouvement qui donne lieu auxconcepts(au sens de Deleuze) qui ne sont nides termes généraux (logique générale), ni des fonctions (Frege), mais desunités structurales (ou « singularités constructives ») exprimant une « positionde soi » autoréférentielle. Et il s’agit là, avec ce double mouvement, d’uneseuleintuition, car on pense par là, comme Badiou le souligne à juste titre, du« mouvement de l’Etre lui-même, qui n’est que l’entre-deux, ou la différence,des deux mouvements. (. . .) Quand la pensée parvient à construire, sans ca-tégories, le chemin en boucle qui mène, à la surface de ce qui est, d’un cas àl’Un, puis de l’Un au cas, elle intuitionne le mouvement de l’Un lui-même. Etcomme l’Unestson propre mouvement (puisqu’il est vie, ou virtualité infinie),la pensée intuitionne l’Un39 ».

Revenons à la question posée à l’instant qui approfondit le « problèmefondamental » que nous avions formulé d’entrée de jeu : « comment le non-rapport est-il un rapport ?40 », comment penser ce non-rapport pour autant

37. A. Badiou,op. cit., p. 57.38. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 88sq. ; cf. A. Badiou,op. cit., p. 58-63.39. A. Badiou,op. cit., p. 63.40. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 72.

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qu’il est à la source du double mouvement entre l’Un et le multiple, entrel’Etre-un et les étants?

Nous avons vu que ce qui vient animer l’intuition c’est le dehors. L’« élé-ment » du dehors, c’est laforce (terme dont le statut demeure finalement as-sez vague), Deleuze-Badiou s’appuyant ici sur Nietzsche-Foucault. Ainsi, ily aurait « construction au dehors d’un rapport de forces, d’un diagramme deforces ». Ce dernier, « pure inscription du dehors, ne comporte aucune inté-riorité, il ne communique pas encore avec l’Un comme tel41 ». S’établiraitainsi unetopologie, une « phénoméno-topologie » venant soi-disant se substi-tuer à la phénoménologie. Cette topologie chercherait à établir que le passageentre l’extériorité et l’intériorité, qui ne peut jamaisd’abord être conçu, nousl’avons vu, comme un passage de l’intériorité vers l’extériorité, s’accomplitchez Deleuze « comme densification topologique du dehors, jusqu’au point oùil s’avère que le dehors enveloppe un dedans42 ». La pensée qui suit ce mou-vement, qui « co-participe ontologiquement de la puissance de l’Un » est cellede ce que Deleuze appelle lepli de l’Etre43. Ce pli exprime la limite entre lessimulacres et l’Un. Ainsi on peut dire que Deleuze reconnaît finalement uneopposition du dehors et du dedans, mais seulement pour souligner avec forceque l’intériorité n’est pasconstituante, maisconstituée. Elle est unrésultat,non pas une production du soi, mais construction d’un soi (qui est précisémentl’acte de plier, actehomogèneà l’Etre, « pli de l’Etre »).

Est-ce à dire que Deleuze propose alors à son tour une philosophie dusujet? Certainement pas si l’on voulait faire de ce soi un sujet constituant. Cequ’il s’agit de penser, c’est le moment où l’extériorité se renverse en intérioritésans qu’il n’y ait donc prééminence d’un aspect sur l’autre. Deleuze prétenddépasser le cadre dualiste passivité/activité en insistant sur l’idée qu’il n’y apas d’affection du dehors, mais que la limite entre l’extériorité et l’intérioritéest unpli du dehors(à l’instar du modèle de la physique einsteinienne quisubstitue au schéma substantialiste de l’attraction entre des planètes douéesd’une masse celui d’une courbure de l’espace). Encore une fois, il n’y a pasd’action ou de rapport des étants les uns avec les autres, mais toute actionest celle de l’Un qui opère un « plissement de soi ». L’« espace du dedans »ainsi ouvert est «inséparédu dehors (il en est un pli)44 », il est « tout entierco-présent à l’espace du dehors sur la ligne du pli45 ». Deleuze de conclure :« Sous ces conditions, on peut dire quele sujet (le dedans) est l’identité dupenser et de l’être. Ou encore, que penser, c’est plier, c’est doubler le dehorsd’un dedans qui lui est coextensif’46. »

Et on retrouve là un motif commun autant à Bergson qu’à la philosophie

41. A. Badiou,op. cit., p. 129.42. A. Badiou,op. cit., p. 130.43. A. Badiou,op. cit., p. 130.44. A. Badiou,op. cit., p. 133sq.45. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 116.46. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 126.

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IMMANENCE ET PRÉ-IMMANENCE 51

de Heidegger : au point du pli, la pensée est la même chose que la mémoire quiest un nom de l’Etre - « mémoire du dehors47 » qui est l’être du temps - ce quipermet d’établir l’identité Pensée = Etre = Temps.

3.

Avant d’en venir à la critique de la critique, c’est-à-dire aux réponses quela philosophie transcendantale, et notamment la phénoménologie husserlienneréserve à ce qui vient d’être esquissé de façon certes assez succincte, il fautdire juste un mot sur les deux lectures que nous venons d’évoquer et qui per-mettraient de prolonger et d’approfondir le projet entamé par Deleuze. Cesdeux lectures sont donc celles deMatière et mémoirede Bergson et d’Etre ettempsde Heidegger. Si le premier ouvrage s’impose par le simple fait que,nous l’avons déjà dit, Deleuze est lui-même un des plus grands lecteurs deBergson (même s’il n’a peut-être pas épuisé tout le potentiel philosophique dece chef-d’œuvre de son maître, en particulier eu égard à la genèse de la repré-sentation), la mise en avant du second peut paraître plus étonnante compte tenude la critique deleuzienne de Heidegger. Même si Deleuze accorde que Hei-degger a soi-disant opéré le « dépassement de l’intentionnalité vers l’Etre48 »,il n’en reste pas moins en effet que, pour Deleuze, Heidegger n’accomplit pasle pas vers la « synthèse disjonctive » et qu’il demeure prisonnier d’une philo-sophie de l’identité s’exprimant par le transcendantalisme qu’on peut décelerdansEtre et temps. Mais c’est précisément sur ce « dépassement de l’intention-nalité », s’il y en a, qu’il faut s’arrêter. Incontestablement, Heidegger fait unecritique d’une philosophie de la conscience - la terminologie d’Etre et tempsen témoigne à l’évidence. Or c’est le sens de cette critique qu’il faut analyserde plus près parce qu’elle est plus proche, justement, des intentions de Deleuzeque lui-même ne l’a avoué.

La critique la plus radicale de la philosophie de la conscience est opérée parune identification presque anodine qui se donne sous l’aspect d’un jeu linguis-tique, plus précisément d’une traduction du latin en allemand, identificationentre les verbes « exister » et «verstehen(comprendre) » :

Qu’est-ce que Heidegger entend par l’« existence »?

1o L’existence nomme d’abord lesmodes d’être (Seinsweisen) possiblesde l’être-là etpour l’être-là49.

2o Le sens formel de la constitution de l’existence (Existenzverfassung)de l’être-là est le suivant : l’être-là se détermine en tant qu’étant tou-jours à partir d’une possibilité qu’ilestet que, d’une certaine façon,il

47. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 114.48. G. Deleuze,Foucault, op. cit., p. 117. Nous avons déjà traité de ce point dans le chapitre

I de cette première partie, p. 31.49. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 42.

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comprenden même temps en son être50.

Soulignons donc dès à présent la «contemporanéité» de l’être comme existeret du comprendre. Que signifie alors selon lui « comprendre », «verstehen»?

1o Verstehen(comprendre), c’est uneouverture préalable(vorgängigeErschlossenheit51) : i. e. noétiquement, une modalité de l’In-Sein(être-à), de l’êtreen accointance, de l’« être-familier» avec quelquechose52.

2o Verstehen(comprendre), c’est aussi une ouverture,Erschlossenheit,en un autre sens, à savoir noématiquement, lece-en-vue-de-quoide l’être-au-monde-existant, autrement ditl’être-là lui-même: pourl’être-là en tant qu’être-au-monde il y va de cet être-là lui-même53.

3o Le point essentiel est formulé dans le § 31 d’Etre et temps: ce qui est« pu » ou « su » dans lecomprendreen tant qu’existential n’est pas un« quelque chose», maisl’être en tant qu’exister54.

Que faut-il conclure de tout ceci? Que Heidegger cherche à établir le lien in-dissociable entre l’être duDaseincomme exister et la compréhension de cetêtre - son être : « La compréhension de l’être est elle-même une déterminationd’être de l’être-là »55 Autrement dit, Heidegger montre - le deuxième aspectde la notion d’existence et le troisième de celle du comprendre sont ici décisifs- en quoi lever-stehenest une traduction absolument littérale et philosophi-quement très instructive, pour Heidegger, de l’ek-sister :stehen, tout commesistere, signifie être debout, être placé, se dresser ; ver-, tout comme ek-, si-gnifie un mouvement vers l’extérieur, une sortie hors de soi (eksisteresignified’abord : sortir de, s’élever). Cela signifie donc que leVerstehenvéhicule bienles nuances que nous venons d’énumérer,mais aussicelles du verbe exister -et on comprend dès lors comment Heidegger peut dire que la « constitutionde l’existence » renferme la compréhension de cette existence et que le com-prendre est compréhension de l’être en tant qu’exister.

Cette identification de l’être et du comprendre prétend faire l’économiede toute conscience, de toute réflexivité, de toute intériorité. S’exprime parlà une pensée du dehors qui n’en cherche pas moins à rendre compteet dela penséeet de la structure ontologique (existentiale) de l’être pensant. Seloncette perspective, la lecture deSein und Zeitpourrait permettre une rencontrefructueuse avec Deleuze parce que c’est précisément cette identification quinous semble être le point nodal de la pensée de l’auteur de laLogique du sens.

50. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 43.51. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 143.52. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 87.53. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 85sq., p. 143.54. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 143.55. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., §4, p. 12.

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4.

Le transcendantalisme d’abord kantien, puis husserlien (qu’il faut à leurtour soigneusement distinguer l’un de l’autre), se présente comme l’anti-thèseà cette pensée du dehors. Il ne s’agit pas ici d’une opposition de points de vue,mais d’une pensée somme toute radicalement distincte ; et cet abîme apparaîtd’abord et surtout à travers la compréhension de la nécessité.

Nous avons vu que pour Deleuze, la nécessité se manifeste et provient « dudehors ». Rien de plus étranger au point de vue kantien, pour qui « toute néces-sité a toujours pour fondement une conditiontranscendantale»56. Pour Kant,le dehors est chaos désordonné, non réglé. Mais le point décisif, surtout, c’estqu’on n’y accède qu’empiriquement,a posteriori. L’idée d’une nécessité quiproviendrait de l’extérieur, du dehors, est unecontradictio in adjecto. D’unemanière correspondante, la nécessité qui aurait sa source dans l’intériorité dusujet est une tautologie. L’auteur de laCritique de la raison purene peut jamaisse défaire du dualisme immanence des formes/transcendance de la matière. Cequi ne l’a point empêché, en revanche, de concevoir une objectivitéimmanenteou, non pas dans les termes de Deleuze mais dans ses propres termes, une ob-jectivité soumise auxconditionsde l’expérience qui ne relèvent précisémentpasde l’expérience.

Il reste que la « nécessité » defonder la nécessité dans une subjectivitétranscendantale a rapidement donné lieu, de façon apparemment paradoxale,mais, en réalité, d’une manière tout à fait justifiée, au reproche dedogma-tisme(de Jacobi jusqu’à la formulation la plus brillante de cette critique dansl’introduction à laPhénoménologie de l’espritde Hegel). Dogmatisme de la« matière » ou, au même titre, mais dans un sens différent, de la « chose ensoi ». Mais si le point crucial est de savoir comment une représentation devient« pour nous » une connaissance nécessaire, ce qui n’est nullement la mêmechose que de s’interroger, comme Bennett par exemple, sur le problème de la« propriété d’états mentaux », on peut se demander si le dispositif transcendan-tal, avec les soi-disant « facultés » du sujet transcendantal, ne représente pasàson tour un dehors? Objection qui a donné lieu chez Fichte au procédégéné-tiquede la doctrine de la science57. Le reproche - sous-tendu implicitement -serait alors de dire que la philosophie transcendantale de Kant ne parviendraitpas à tenir ses promesses face à l’empirisme et au dogmatisme.

C’est l’ambition de la phénoménologie husserlienne que de tenir ensembleces deux bouts : s’inscrire dans l’attitude transcendantale - attitude d’abord etsurtout gnoséologique : il s’agit des conditions de possibilité de laconnais-sancede l’expérience - et rendre compte de l’expérience du transcendantalsans le formaliser ou le fixer de nouveau dans une « forme » extérieure. On ytrouve en effet le rapport déjà évoqué entre le voir et le dire. Mais cela revient

56. I. Kant,Critique de la raison pure, Déduction des catégories, A 106.57. Cf. le chapitre IV de cette première partie.

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à une mésentente que d’y voir un abîme entre les deux. M. Henry - qui dureste sort définitivement de la perspective husserlienne en résorbant le trans-cendantal dans un empirisme, partiel certes, mais radical quant à sa méthode(il en est de même de Merleau-Ponty, de Marion, etc. qui cherchent tous àsubstituer au transcendantal une «expérience primordiale», qu’elle s’appelleauto-affection, chair, donation ou autre) -, en se focalisant sur la notion d’in-tentionnalité bien comprise, a mis le doigt sur le point essentiel : « L’intention-nalité en laquelle réside le faire-voir assume (. . .) la fonction de la rationalité.Car faire voir, c’est faire voir comme, c’est révéler en son être ce qu’on faitvoir et dire ce qu’il est : c’est lui donner son sens. La conscience intentionnelleest identiquement conscience donatrice de sens »58. En effet, le point principalconcerne, à l’inverse du cheminement deleuzien, l’accession ausensde notrerapport au monde. Accession qui met en jeu le procédé méthodologique de laréduction. La réduction phénoménologique est le nom pour l’accès à ou l’ou-verture d’une quasi-spatialité (qui est celle des vécus phénoménologiques) oùse joue le rapport entre la conscience et le monde. « Quasi-spatialité » parcequ’il n’y va en aucun cas d’un bout « réal » du monde, à partir duquel onrejoindrait, soit d’une manière constructive, soit d’une manière déductive, lereste du monde. Le degré minimal et irréductible d’intériorité est cette faillequ’on peut entrevoir dans tous les projets d’une « philosophie de l’extériorité »et qui a toujours trait au problème de la «conscience».

Ce problème ouvre à celui de laconstitution. Et c’est là que, de façon pa-radoxale, les projets de Deleuze et de Husserl sont peut-être moins éloignésl’un de l’autre qu’il ne le semble au premier abord. En effet, on peut très rai-sonnablement poser la question à Deleuze-Badiou de savoir comment il fautconcevoir la production du sens à partir de l’Un univoque, lequel se présentecomme non-sens par rapport au sens « produit »? Quand Badiou écrit : « Au-cune machine structurale ne peut en effet (. . .) produire [le sens unique del’Etre-un], c’est au contraire lui qui en soutient (sous la marque de l’entité pa-radoxale) la possibilité de production », ne doit-on pas alors se demander sicette « possibilité de production » à partir d’un non-sens qui « opère la dona-tion de sens. »59 est aussi éloignée de la perspective transcendantale tellementdécriée? Et même si à travers la figure de la « surface », du « superficiel », De-leuze récuse toute disposition verticale entre le sens et le non-sens, le doublemouvement de l’intuition n’est-il pas tributaire encore du paradigme du dua-lisme entre le constituant et le constitué?

D’autre part, comme le montrent les analyses de la constitution du tempset en particulier celles desManuscrits de Bernaude 1917/18, Husserl a lui-même parfaitement vu que l’on ne peut en rester au plan de la sphèrede laconsciencesi nous voulons rendre compte de la constitution - en l’occurrencede celle de la temporalité - de ses composantes réelles. S’ouvre ainsi un champ

58. M. Henry, « Phénoménologie hylétique et phénoménologie matérielle », dansPhiloso-phie, 15, 1987, p. 69.

59. G. Deleuze,Logique du sens, op. cit., p. 89.

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d’analyses d’une sphère pré-immanente de la « conscience » (que Deleuzen’appellerait plus ainsi) répondant à des problèmes tout à fait semblables àceux de la phénoménologie « différentielle » ou « empiriste » deleuzienne.

Enfin, quelle est la réponse propre à Deleuze à la critique que, dans lesillage de Foucault, il avait adressée à Husserl et selon laquelle le transcendan-tal husserlien (comme déjà le transcendantal kantien) ne présentent qu’un « dé-calque » des objets de la perception sensible? La revendication d’une réductionplus radicale permettant d’« inhiber » l’empirique et de le concevoir commeeffet de processus génétiques préalables. Or ne peut-on pas identifier dans cette« réduction plus radicale » les mêmes motifs que ceux qui ont poussé Husserl à« construire » phénoménologiquement la sphère pré-immanente? N’y aurait-ilpas alors un recouvrement entre le plan d’immanence deleuzien et la sphèrepré-immanente husserlienne?

La réponse demeure tout de même négative. Il ne faut pas confondre, chezHusserl, la distinction entre le plan immanent et le plan transcendant et celleentre le plan immanent et le plan pré-immanent. Chez Deleuze risquent de seconfondre deux perspectives qui sont soigneusement distinguées par Husserl :la différenceontologiqueentre la sphère phénoménale et la sphère transcen-dante et la différenceconstitutiveentre les composantes réelles de la sphère im-manente et ses phénomènes (dans le sens rigoureusement phénoménologiquedu terme) qui les constituent (distinction qui demeureirréductible). Tous lesparadoxes de la « possibilité de production » d’un sens à partir du non-sens nepeuvent finalement faire l’économie d’une dimension constitutive et les pages116-118 duFoucault, citées par Badiou, leconfirmentplutôt qu’elles ne l’in-firment (mais ce reproche peut être adressé autant à Deleuze qu’à Heideggerou à Merleau-Ponty). On peut donc dire que soit Deleuze ne fait pas ce qu’ildit (scil. s’inscrire au plus profond du plan d’immanence pour rendre comptede la constitution de l’expérience), soit il fait ce qu’il dit mais, dans ce cas, onpeut raisonnablement se demander s’il dit vraimentcommentil le fait (dans lamesure où, en réalité, il se sert de dispositifs qui le rapprochent de Husserl).Cette constatation se confirme curieusement aussi selon une autre perspective.

En effet, si, pour Deleuze (mais aussi pour Husserl si l’on tient compte desa remise en cause de l’intentionnalité d’acte), les processus caractérisant ceplan ultimement constitutif ne sont pas des processusconscientiels- et c’esten cela que consiste ultimement et radicalement la critique deleuzienne de laphilosophie de la conscience - c’est qu’ils relèvent d’une synthèse passive quise différencie et s’auto-organise. Deleuze développe ainsi, dans son ouvrageDifférence et répétition(pourtant antérieur à laLogique du sens- indice du faitqu’il n’en ait probablement pas eu connaissance de première main) une théoriedes synthèses temporelles qui s’appuie, il convient de le souligner, sur unenotion clef de la phénoménologie husserlienne (dont il a en fait hérité à traversla Phénoménologie de la perception), celle de la « synthèse passive ». Cettenotion a une importance décisive dans la mesure où elle peut être mobiliséede façon constructive dans la problématique del’associationqui l’intéresse

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depuis son ouvrage sur Hume et qui a pu donner lieu à sa conception originaledu signe et de l’expression.

Nous voyons dès lors que la critique deleuzienne de la phénoménologiehusserlienne s’effondre dans la mesure où la volonté de rendre compte du sensde la constitution en quelque sortede l’intérieur du plan d’immanence ne peuts’effectuer que moyennant des outils que Husserl fut le premier à forger. Laphénoménologie « plus radicale », revendiquée par Deleuze, existe déjà : lestextes publiés récemment dans lesHusserlianaen témoignent à l’évidence.

Si nous devons nous contenter ici - concernant cet aspect du rapport entreDeleuze et Husserl60 - de ces quelques remarques introductives, une autrequestion attirera maintenant toute notre attention : celle du statut descompo-santesde la sphère que Husserl nomme la « sphère pré-immanente ». Ce seral’occasion pour nous de confronter la phénoménologie husserlienne à une autrecritique - à savoir celle que M. Henry a maintes fois formulée dans ses élabora-tions d’une phénoménologie « hylétique » ou « matérielle » et que nous allonsmaintenant exposer et soumettre à notre tour à une critique.

60. Pour un approfondissement de la question du rapport entre la pensée de Deleuze et la phé-noménologie husserlienne (en particulier celle des « synthèses passives »), on peut se rapporteravec profit aux travaux de M. Rölli.

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III

Phénoménologie matérielle et phénoménologiedes noyaux

(M. Henry et Husserl)La caractérisation de la sphère pré-immanente de la conscience nous per-

met maintenant de procéder à cetteconstruction phénoménologiquedes phé-nomènes au sens phénoménologique (en tant que ces dernierss’inscriventdanscette sphère) dont nous avons traité dans le chapitre I. Pour ce faire, nous choi-sissons d’abord, comme dans le chapitre précédent, une voie négative : la cri-tique de M. Henry de la phénoménologie noétique de Husserl qu’il mène auprofit d’une « phénoménologie » en un sens tout à fait personnel.

Le but de ce chapitre est donc de nous interroger à présent sur le «con-tenu » de la sphère immanente : est-elle hylétique (matérielle) - telle est laréponse de M. Henry - ou relève-t-elle d’une autre « matière » ? Cela nousdonnera l’occasion de présenter une perspective de la recherche phénoméno-logique (se dégageant d’une analyse approfondie desManuscrits de Bernau,mais pas uniquement - loin s’en faut) que l’on pourrait appeler, conformémentà ce que nous avons annoncé dans le chapitre I, une « phénoménologie desnoyaux » - terme qu’il s’agira d’éclaircir par la suite - et de la confronter, donc,au projet henryen d’une phénoménologie « hylétique » ou « matérielle ». Laquestion directrice de ces réflexions concernera en particulier, du moins pourla sphère des « représentations intuitives », le statut des soubassementsnonintentionnels(ou intentionnels- telle est précisément la question) de l’inten-tionnalité.

1.

Dès lesRecherches Logiques, on voit s’établir deux positions opposées euégard austatutd’une phénoménologie hylétique (et à la nécessité de lui accor-der sa place au sein de l’architectonique d’une phénoménologie de la percep-tion au sens le plus large du terme, c’est-à-dire au sens où elle ne se restreint

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nullement à la perception d’un objet transcendant) : cette opposition s’esquisseet s’affermit par la suite dans lesIdeen I, où à la question de savoir si, dans leflux du vécu, les vécus sensiblessont partout et nécessairement porteursd’une« appréhension qui les anime » ou, au contraire, si « les caractères qui ins-tituent essentiellement l’intentionnalité peuvent avoir une plénitude concrètesanssoubassements sensuels », Husserl répond - d’une manière qui ne laissed’ailleurs nullement place au doute1 - que ses propres élaborations privilégientle premier volet de l’alternative, en favorisant ainsi la perspective qui donnelieu à sa phénoménologieintentionnelleet constitutive. La position opposéeest défendue, on le sait, en particulier par Michel Henry (mais pas exclusi-vement) pour qui Husserl ne répond pasdirectementà ce qui est en jeu danscette alternative, mais diffère la réponse pour opérer un « glissement »2 versune phénoménologie noétique, dont le véritable « coup de force » - « brutal »et « inconscient » - consiste dans le fait « d’interpréter partout et toujours lepouvoir de révélation de l’impressionnel et de l’affectif comme tel, de ‘cettefonction en contraste avec le caractère informant’, c’est-à-dire en soi exclusivede toute intentionnalité », de l’interpréter, donc, « commeconstitué précisé-ment par celle-ci[scil. par l’intentionnalité]3 ». Henry propose quant à lui une« phénoménologie matérielle » qui rendrait tous ses droits au versant hylétique,en avançant en particulier que la phénoménologie intentionnelle ou transcen-dantale laisse de côté et oublie cela même qu’elle présuppose constamment, àsavoir une « première donation », en deçà de la constitution noétique, laquelledonation, « mystérieuse », est en même temps un certain donné, de telle fa-çon que « l’affectivité est identiquement le mode de donation de l’impressionet son contenu impressionnel -le transcendantal en un sens radical et auto-nome4 ». (Mais « l’autonomie » du transcendantal ne témoigne-t-elle pas enréalité d’unecontradictio in adiecto?)

Spontanément, nous répondrions ceci : lorsque Husserl affirme que lescon-tenus d’appréhension(les « contenus primaires » ou, plus tard, les «datahy-létiques ») sontnon intentionnels, et qu’ils sont la base d’une « animationintentionnelle », il veut justement dire qu’ils sont la base hylétiquenon ob-jectivablede toute conscience d’objet - que cet objet soit transcendant ou im-manent. Autrement dit, une phénoménologie hylétique qui décrirait lesdatasensuels comme originairement donateurs de sens est par essence impossible(c’est une contradiction interne), car si l’on décrit undatumisolé de son ap-

1. Husserl écrit en effet : « L’hylétique se situe manifestement très au-dessous de la phéno-ménologie noétique et fonctionnelle » de sorte que « les analyses de loin les plus importantes etles plus fructueuses sont du côté noétique »,Ideen I, § 85, p. 289sq.

2. Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, coll. « Epiméthée », 1990, p. 16. Le chapitre I decet ouvrage correspond à un texte qui a originairement été publié sous le titre « Phénoménologiehylétique et phénoménologie matérielle », dans :Philosophie, 15, 1987, p. 55-96. Il constitueun bon résumé des positions fondamentales de la phénoménologie matérielle de M. Henry et desa lecture desLeçons sur la constitution de la conscience intime du temps.

3. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 22.4. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 26.

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préhension, si on le « thématise » en son sens, onl’objective précisément,c’est-à-dire on l’appréhende au moyen d’une fonction intentionnelle - ce quela phénoménologie hylétique cherche justement à éviter d’emblée, mais proba-blement sans être en mesure de le faire. Ainsi, quand - dans un passage qui vapourtant dans le même sens - M. Henry cite lesIdeen I: « Dans le vécu de per-ception (. . .), ils [les contenus matériels] étaient contenus à titre de momentsréels,mais ils n’étaient pas saisis, ils n’étaient pas perçus comme objets5 », etquand il pose la question de savoircommentils y étaient alors perçus, il fautbien sûr répondre : en tant que soubassement non objectivable de l’objectiva-tion. Il s’ensuit que toute tentative d’aller au-delà d’une telle caractérisationest nécessairement condamnée à l’échec parce que, autrement, cela reviendraità contredire ou à saper les conditions de possibilité de la donation de sens.

2.

Mais cela n’est pas le seul argument qu’on puisse opposer à M. Henry.Nous nous demandons si le fait de parler dans ce contexte d’un « glissement »et d’un « coup de force » n’occulte pas d’emblée et délibérément un aspect dé-cisif du fameux modèle descriptif introduit dès laPremière Recherche Logiqueet développé et approfondi dans lesRecherches Vet VI, appelé « schéma ap-préhension/contenu d’appréhension », et affiné dans la première partie, encoreinédite jusqu’à ce jour, duCoursde 1904/05 intitulé «Éléments principaux dela phénoménologie et de la théorie de la connaissance» (Hauptstücke aus derPhänomenologie und Theorie der Erkenntnis) dont la quatrième partie consti-tue les célèbresLeçonsde 1905 sur la constitution de la conscience intime dutemps. Cette première partie, dont nous voudrions maintenant présenter cer-tains passages importants, correspond aumanuscrit F I 9des Archives Husserlà Leuven6.

La précision apportée dans cette première partie duCoursde 1904/05 nouslivre des renseignements très précieux sur la notion de « phénomène » dans laphénoménologie husserlienne. Et c’est peut-être à propos de l’acception decette notion de « phénomène » qu’on pourra fixer de la manière la plus clairele clivage entre Husserl et M. Henry. Mais ne précipitons pas les choses et es-sayons, dans un premier temps, de comprendre le sens de l’argumentation deHusserl. A ce dessein, il faut d’abord le suivre dans sa description de la consti-tution de la perception d’un objettranscendant, c’est-à-dire dans la descriptiondu schéma appréhension/contenu d’appréhension dans le cas de la perceptiontranscendante.

Husserl se propose d’abord d’identifier les « ingrédients » - réels et inten-

5. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 21, c’est nous qui soulignons.6. Une édition de ce texte est en cours (par les soins de R. Giuliani et T. Vongehr) et paraîtra

au printemps 2004 dans lesHusserlianasous le titreWahrnehmung und Aufmerksamkeit. Texteaus dem Nachlass (1893-1912).

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tionnels - qui sont mis en jeu dans ce schéma. Cela implique, on le sait, de« faire abstraction », du moins provisoirement, « de ce qui relève de ce qui esttemporel dans la perception7 » [c’est-à-dire de ce qui transcende la sphère dela donation actuelle et présente] et aussi du rapport au moi parce que celui-ci,affirme-t-il en 1904, est le même pour la perception, pour laphantasía8, etc.Ce qui intéresse de prime abord, c’est lerapport à l’objet perçu.

Ainsi, Husserl porte l’attention sur levécude la perception et sur lerap-port de ce vécu à l’objet intentionnel. Ce qui caractérise en propre le rapportà l’objet de la perception, c’est le fait qu’il soit donné dans son «selbst da»(le « soi-même-là »),en personne(« in eigener Person»)9. Comment faut-il comprendre ce rapport originaire? Et quel est le statut del’objet ? L’objetn’est point quelque chose qui serait donné phénoménologiquement, il n’estrien dans la conscience, rien que l’on puisse rencontrer réellement (reell) dansla perception ou à côté de la perception. Husserl est ainsi amené à distinguertrès nettement entre le contenu réel (reell) de la perception - ce que la per-ception « contient » réellement comme partie ou comme côtéde cette mêmeperception(ce qui sera appelé plus tard l’« adombration » [Abschattung]) -et son contenuintentionnel: à savoir l’objet et les parties ou côtésde l’objet,pour ne retenir donc, comme données phénoménologiques « relevantes », queles contenusréelsou immanents.

Les contenus réels en question sont lesappréhensionset lescontenus d’ap-préhension. Les contenus d’appréhension sont lesdatasensibles que Husserlappellera plus tard, par exemple dans lesIdeen I, lesdata hylétiques. Que re-présentent, à côté de cela, lesappréhensions? Il est important de ne pas lesidentifier purement et simplement avec lesactes, compte tenu de l’équivocitéde la notion d’« acte » mise en évidence dans laVe Recherche Logique. Ladistinction importante pour notre propos est celle du § 20 (de cette mêmeVe

Recherche) - au sein d’un seul et même acte - entre la qualité et la matière del’acte. Laqualitéde l’acte est le «caractère généralde l’acte10 » qui détermine

7. Manuscrit F I 9, p. 7a : « Wir wollen der Einfachheit halber vom Zeitlichen in der Wahr-nehmung zunächst absehen ». On trouvera une justification plus approfondie à cela dans leCours de 1910/11 (publié dansHusserliana XIII) où Husserl accède à une acception stricte dela notion d’immanence (qu’il y oppose à une acception plus large) qui évacue de la sphère im-manente tout ce qui ne se donne pas dans un présent actuel et concret, tout ce qui n’est pas un« présent maintenant vivant » (jetzt lebendige Gegenwart), voir Husserliana XIII, p. 170sq.

8. Il est loin ici de sa découverte de la spécificité duPhantasie-Ichavec sonPhantasie-Leib(cf. par exemple le texte no 10 deHusserliana XIII).

9. Manuscrit F I 9, p. 8a. Il ne faut pas confondre cette saisie « en personne » avec ladonation « adéquate », celle qui donne l’objet dans un « présent à soi absolu » («absoluteSelbstgegenwart») (cf. Die Idee der Phänomenologie). Le rapport originaire à l’objet perçuest toujours un rapport « en esquisses » (abschattungsmäßig) tandis que la donation adéquate(caractérisant la perception « intérieure ») se recouvre avec ce qui y apparaît.

10. De ce « caractère de l’acte », il faut encore distinguer le « sens de l’acte » (ou de l’« ap-préhension ») - l’élément commun à plusieurs perceptions qui est à la base de la synthèsed’identification de ces perceptions : « Ce qui est défini ici comme ‘sens’, c’est ce qu’il y a decommun dans la direction sur l’objet » (« Was hier als ‘Sinn’ definiert ist, ist das Gemeinsame

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le fait de savoir s’il s’agit d’un acte quireprésente, qui juge, qui « sent», quidésire, etc. Par contre,ce dontun jugement par exemple juge, c’est ce que Hus-serl appelle lamatièrede l’acte11 (ou parfois aussi, d’une manière équivoque,le « contenu » de l’acte - mais, étant donné la désignation de « contenu »pour les « contenus d’appréhension », il vaut mieux éviter cette notion de« contenu » d’acte). Une fois que l’on se rappelle ces déterminations fixéesdans laVe Recherche Logique,on comprend la définition que Husserl livre,ici en 1904, de la notion d’« apparition » : Husserl appelle en effet « appari-tion » ou encore « apparition de perception dans un sens prégnant » (Wahrneh-mungserscheinung im prägnanten Sinn) 12, l’apparition de l’objet, abstractionfaite de sa qualité d’acte13. Et cette apparition ((Selbst)erscheinung) n’est riend’autre quel’appréhensiond’un contenu de sensation : « Les contenus de sen-sation subissent une appréhension, et c’est cette dernière qui fait ‘l’apparitionde soi de l’objet’14. »

Toutes ces descriptions sont bien connues. Ce qui l’est peut-être moins,c’est la clarification suivante que nous livre la première partie duCours de1904/05 à propos du schéma appréhension/contenu d’appréhension : elle cor-rige un certain nivellement concernant la manière dont on conçoit habituelle-ment ce schéma.

Une des erreurs principales - que l’on rencontre d’ailleurs souvent dans lescommentaires desLeçons sur la conscience intime du temps- consiste dans uneconfusion entre, d’un côté, la distinction entre l’apparition et l’objet (intention-nel) et, d’un autre côté, celle entre les appréhensions immanentes et les appré-hensions transcendantes. Alors que la première distinction relève d’une spécifi-cation au niveau de laperception transcendante- en juxtaposant, précisément,lors de la visée d’un objet transcendant, l’« objet » de la perception immanente(à savoir l’intentionnalité perceptive) et celui de la perception transcendante (àsavoir l’objet visé par cette dernière) -, la deuxième distinction concerne direc-tement leschéma appréhension/contenu d’appréhensionqui permet de rendrecompte,au sein de tout acte intentionnel (qu’il soit transcendant (transzen-dierend) ou immanent), des « ingrédients » intentionnels qui y opèrent. Il y adonc confusion entre la détermination del’objet constitué, intentionnellementimmanent à la conscience, et celle descontenus réels constitutifs de cet ob-

der Richtung auf den Gegenstand »),Manuscrit F I 9, p. 17a-18a.11. Les développements ultérieurs de laVe Recherche Logiqueétabliront que la matière est

identique ausens d’appréhension, cf. la Cinquième Recherche Logique, § 20, HusserlianaXIX/1, p. 430.

12.Manuscrit F I 9, p. 9a. C’est moyennant cette identification entre, d’un côté, l’apparitiondeperceptionet, d’un autre côté,l’appréhension, que s’exprime le primat de la perception dansl’analyse husserlienne des actes intentionnels.

13. Il s’agit là simplement de lamatièrede l’acte et non pas de ce que lesRecherches Lo-giquesavaient appelé « représentation (Repräsentation) » (cf. Sixième Recherche Logique,§ 26,Husserliana XIX/2, p. 621sq.).

14.Manuscrit F I 9, p. 9b : « Die Empfindungsinhalte erfahren Auffassung, und diese machtdas ‘Selbsterscheinen des Gegenstandes’ ».

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jet. La question du rôle du schéma appréhension/contenu d’appréhension pourla constitution de la conscience d’un objet (du temps ou de n’importe quelleautre représentation « intuitive ») porte exclusivement sur le deuxième aspect ;si l’on s’interroge alors sur la validité de ce schéma dans ce champ de la re-cherche phénoménologique, il faut avoir clairement en vue quel est le domaineprécis dans lequel il s’applique.

Une lecture attentive de l’ensemble duCoursde 1904/05 permet d’évitercette confusion. A la page 19a-19b dumanuscrit F I 9, Husserl précise explici-tement qu’il ne faut pas confondre la différence entre les perceptions internes- où il y a « recouvrement » (Deckung) entre le vécu (l’apparition) et le visé(l’« objet ») - et les perceptions externes (où il y a non-coïncidence entre lesdeux), d’un côté, et celle entre les « perceptions »adéquates(où le contenuvécu est « appréhendé comme étant lui-même et comme n’étant rien d’autre[aufgefasst als er selbst und als nichts anderes] ») et les « perceptions »in-adéquates(où « ce n’est pas le cas »), de l’autre. Alors que dans les deuxcas du premier volet de notre distinction, il est question des entités imma-nentesconstituées, le deuxième volet de notre distinction porte sur lesphéno-mènes constitutifsde ces entités. Ce qui est donc décisif, nous insistons, c’estque le schéma appréhension/contenu d’appréhension s’applique seulement àce deuxième volet et qu’il présente un modèle « constitutif » qui ne porte ja-mais sur des objetsdéjà constitués. On comprend dès lors pourquoi le schémaappréhension/contenu d’appréhension ne s’applique pas seulement aux objetsde la perception transcendante mais également à la constitution des objetsim-manents: ce qui est en jeu, ce n’est pas l’objet constitué (qu’il soit transcendantou immanent), mais lesphénomènes constitutifsqui relèvent dans tous les casde lasphère immanente. Et la question se pose donc, toujours dans le cas dece même exemple, du statut non seulement des entités constituées (des « ob-jets immanents »), mais aussi,et avant tout, de leursphénomènes constitutifseux-mêmes.

Le « phénomène », au sens strict (au sens du « phénomène constitutifde. . . »), se distingue très clairement chez Husserl, nous l’avons vu dans lechapitre I, de l’apparition, dans la mesure où le phénomène n’est pas l’ap-paraissant immédiat (dans les deux sens del’objet apparaissantet de l’ap-paritionde l’objet), mais relève des opérations (Leistungen) de la subjectivitétranscendantalefungierendet anonyme - et nous nous demandons si la cri-tique henryenne de cet « anonymat » qui résumerait et concentrerait l’« échecphénoménologique de la phénoménologie husserlienne15 » prend vraiment ausérieux ce sens du phénomène (qui a d’ailleurs été correctement formulé, nousl’avons vu dans le chapitre I, par Heidegger).

15. M. Henry,Phénoménologie matérielle, op. cit., p. 44.

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3.

Quels sont alors ces « phénomènes constitutifs » de. . .? Si dans ce quisuit, nous considérerons, conformément à l’orientation globale de cet ouvrage,l’exemple privilégié des phénomènes constitutifs dutemps, c’est d’une partparce qu’à travers cette analyse, Husserl nous livre des renseignements déci-sifs eu égard à la structure ultime de l’intentionnalité (et, nous le verrons, austatut de ses soubassementsintentionnels), mais aussi pour nous placer sur leterrain même de M. Henry qui affirme que « si lesdatasensuels et impression-nels ne doivent pas être pris naïvement comme de simples ‘contenus’ qui sontsimplement ‘là’, s’il s’agit de s’interroger sur leur donation, sur la phénoména-lisation de l’impression en tant que telle, c’est vers laconscience qui constitueoriginellement le tempsqu’il convient de se tourner »16.

Avant d’esquisser cette analyse eu égard à l’aspect qui nous intéresse ici,nous devons revenir encore une fois sur le statut de l’impression dans le schémaappréhension/contenu d’appréhension. Nous affirmions plus haut que le dé-ploiement d’une phénoménologie hylétique qui thématiserait explicitement lesdata impressionnels est inconciliable avec le rôle même que Husserl attribue àcesdata. Or, il n’empêche qu’il faut bel et bien leur accorder un statut déter-miné et - M. Henry l’a très bien montré - le statut que Husserl leur attribue de-meure entaché de difficultés qui ne trouvent pas de solution satisfaisante dansles textes antérieurs auxManuscrits de Bernau. Même si Husserl, comme nousl’avons vu, atténue l’importance de la phénoménologie hylétique vis-à-vis dela phénoménologie noétique, il n’en reste pas moins que lahylè conserve unstatut ambigu qu’on n’hésite pas, d’ailleurs, à associer à un résidu de sensua-lisme présent dans la période où Husserl était dans un intense échange avec latradition néo-kantienne. M. Henry décrit très bien le problème : « Toujours déjàl’Etre originel de l’Impression a été brisé, scindé,jeté dans une extériorité pri-mitive, en quelque avant-plan de lumière où elle s’ex-pose et s’exhibe. Et celaparce que cette ex-position et ainsi le travail de l’ek-stase sont la condition de lavenue de l’Impression dans l’expérience, de sa première venue à elle-même enqualité de phénomène, d’‘apparition sensible’. Ainsi la phénoménologie hus-serlienne ne connaît-elle, en lieu et place de l’Impression, que son être consti-tué, son être donné à l’intentionnalité ou à une proto-intentionnalité17. » Or,c’est précisément à ce problème e. a. du statut précaire, voire presque contra-dictoire, desdata impressionnels que Husserl se propose de répondre dans lesManuscrits de Bernauavec sa description de la constitution de la temporalitéimmanente en termes de « processus originaire » avec sa structure ennoyaux.

Qu’est-ce qu’un « noyau »? C’est un concept ou une notion que Husserln’introduit jamais explicitement en en livrant une définition précise, mais c’estplutôt un de ces « concepts opératoires » dont le sens ne se détermine qu’au fur

16. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 30.17. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 32.

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et à mesure et au terme de quelques hésitations et modifications. C’est en 1911- dans le texte qui figure comme texte no 53 dans le volume X desHusserliana- que la nécessité de l’introduire pour rendre compte de la constitution de laconscience d’une durée temporelle apparaît clairement à Husserl ou, au plustard, lors de sa relecture en 1917 quand il s’agit de l’intégrer dans la versiondesLeçonsdestinée à la publication. De quel problème en va-t-il plus précisé-ment dans ce texte? C’est le problème de la constitution de la temporalité nonseulement des « phénomènes d’écoulement » (versant noématique des objetstemporels), mais également des corrélats subjectifs (noétiques) de ces derniers.Tout se passe comme si lors du remaniement, datant donc vraisemblablementde 1917, du texte no 53, Husserl (à moins que ce ne fût Edith Stein?) avaitprocédé à un changement radical de perspective (dont les §§ 8-10 desLeçonstémoignent toujours), changement qui consiste à prendre conscience de la né-cessité de descendre à un niveau constitutif en deçà de la sphère immanente, endeçà donc de la sphère qui englobeet ce qui relève de la temporalité noétiqueet ce qui relève de la temporalité hylétique. Husserl accède là à une notionqu’il continuera à appeler « phénomène d’écoulement » mais que dans lesMa-nuscrits de Bernau- où Husserl introduit une foule de termes inédits où dumoins dotés d’un sens inédit - il n’hésitera pas à rebaptiser « noyau » (Kern).Cette notion réapparaît dans de nombreux passages ducorpushusserlien, etla plupart du temps dans des moments décisifs de l’analyse - et ce à un telpoint que cela vaudrait sans doute la peine de relire Husserl à la lumière decette « phénoménologie des noyaux » que, dans un premier temps, nous nousproposons donc de dégager de notre lecture desManuscrits de Bernau.

La configuration phénoménologique qui aboutit à l’introduction de la no-tion de « noyau » pour rendre compte de la constitution de la conscience dutemps est la suivante. La constitution de la conscience du temps possède uncaractère tout à fait spécifique en raison du fait que les phénomènes ultime-ment constitutifs du temps ont un statut rigoureusementformel - c’est en toutcas ce qui résulte de la distinction entre une phénoménologie desobjets tem-porels(zeitliche Objekte) et une phénoménologie des « tempo-objets (Zeitob-jekte) 18 ». Ce caractère formel implique et exige de « descendre » dans unesphère en deçà de la sphère immanente (celle des « objets temporels ») afind’accéder précisément à la structure ultimement constitutive de la tempora-lité immanente et, nous le verrons, à la structure même de l’intentionnalité19.

18. C’est ce qui a été vu par exemple par R. Bernet, « Einleitung des Herausgebers »,Hus-serliana XXXIII, p. XXXII. Les « objets temporels » sont des objets immanentsconstituéspossédant (e. a.) une durée temporelle, les « tempo-objets » sont des « objets » (possédantin-trinsèquementune extension temporelle)constitutifsde toute dimension temporelle (la notiond’« objet » est à mettre entre guillemets parce qu’il ne s’agit pas d’objets véritablement consti-tués). Cf. aussi, à ce propos, notre étude « Temporalité hylétique et temporalité noématique chezHusserl »,Annales de Phénoménologie, 3/2004.

19. Ce qui éclaircit par là même l’acception spécifiquement husserlienne du « transcendantal »par opposition, nous l’avons vu dans notre Introduction à l’acception kantienne. L’intention deHusserl consiste à concilier, dans son analyse transcendantale, à la fois la vertuconstitutivede

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Comme ces phénomènes - qu’on pourrait appeler, en vertu de ce qui vientd’être établi, « tempo-phénomènes » - possèdent à leur tour un statut temporel(même s’il faut le distinguer très nettement de celui des objets temporels im-manents), il faut rendre compte de leur teneur descriptive particulière, et c’estprécisément la raison pour laquelle Husserl introduit une nouvelle terminolo-gie : celle du « processus originaire » avec sa structure en « noyaux ».

La première description phénoménologique (dont témoigne déjà un textede 191320) de la « descente » dans la sphère pré-immanente révèle que laconscience constitutive du temps est un flux - Husserl l’affirme explicitementdans leSupplément XIdesIdeen I datant de 192921. Il nomme « processusoriginaire » le flux dans lequel se constitue la temporalité immanente. Ce pro-cessus originaire ne représente pas un pôle subjectif en face du pôle objet (cequi pose toujours la question de savoir comment se constitue l’horizon tem-porel commun de ces deux pôles), mais il possède une structure ennoyaux,« intentionnels de part en part22 », constitutifs de tous les moments réels de lasphère immanente. Cela signifie en d’autres termes que ce sont lesnoyauxre-levant d’une sphère pré-immanente qui constituent la temporalité (immanente)de la conscience rétentionnelle, impressionnelle et protentionnelle23.

Quelle est alors, dans cette sphère pré-immanente, la forme de ce « flux devécus originaires » et comment faut-il concevoir sa « structure en noyaux »?Le processus originaire est un processus « protentionnel »infini (« éternel»),continu, unidirectionnelet irréversible. Toute phase ici est intention et remplis-sement, à l’infini. Chaque phase constitutive du processus suit un ordre biendéterminé : le processus originaire est uncontinuumde phases. Et chacune deces phases est à son tour uncontinuum« rétentionnel » et uncontinuum« pro-tentionnel24 ». Le caractère dynamique du processus originaire consiste ainsien un champ de tensions opposant lecontinuumprotentionnel, d’un côté, et lescontinuaprotentionnelet rétentionnel des phasesconstitutivesde ce dernier, del’autre. Comment faut-il comprendre le rapport de médiation entre le proces-sus intégral et les noyaux originaires, protentionnels et rétentionnels? Husserlnomme « série fondamentale » (Grundreihe) le continuumde phases du pro-cessus originaire ; chaque phase de cette série est constituée d’un « noyau »(Kern) (d’une « phase originaire »)− à degré de remplissement maximal−ainsi que de noyaux modifiés à degré de remplissement variable, lequel tend

la sphère pré-immanente, et son attestabilité dans ce qu’il appelle des « vécus originaires » (voirà ce propos le texte no 10 deHusserliana XXXIII).

20. Il s’agit du texte no 54 deHusserliana X.21.Husserliana III,1, p. 396-397.22. Cette constatation fournit l’argument le plus puissant à l’encontre d’une « phénoménolo-

gie hylétique ».23. Nous reviendrons sur ce point dans le chapitre IV de cette première partie, p. 104 sq.24. Notons que Husserl met ces termes entre guillemets, car cescontinuane relèvent pas de

la temporalité immanente, maisconstituent bien plutôt celle-ci selon la forme.

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vers zéro.Les phases conscientielles ont une plénitude relative variable, ouun ‘caractère de noyau’ (. . .). Le noyau peut être d’une variabilitéquelconque ; même s’il y en a tant qu’on voudra, chacun n’enpossède pas moins une plénitude maximale dans la phase enquestion du « caractère de noyau » maximal (que nous nommonsla phase originaire) (...).Ce noyau originaire n’est ce qu’il estqu’en tant que noyau renfermé intentionnellement25.

C’est en raison de leur caractère intentionnel « de part en part » (qui s’exprimepar la médiation entre les protentions et les rétentions)26 que Husserl, contrai-rement à la terminologie utilisée dans lesLeçons, ne définit plus les noyaux− ou phases− originaires en termes d’« impressions ». En ce qui concerneles noyaux modifiés, leur « caractère de noyau » (Kernhaftigkeit) diminue dedegré à mesure que l’on s’éloigne des phases originaires. Ces noyaux modifiéssont appelés « phénomènes d’évanouissement (Abklangsphänomene) 27 » lors-qu’il s’agit des noyaux « rétentionnels ». En revanche, Husserl ne désigne pasd’un nom particulier les noyaux « protentionnels28 ». L’objectif de cette des-cription consiste ainsi à établir que ce sont ces deux sortes de noyaux modifiésqui assurent le lien entre lescontinuaascendants et descendants, au niveau dela sphère pré-immanente, et les protentions et les rétentions, au niveau de lasphère immanente.

La nouveauté radicale introduite par Husserl dans le texte no 2 deHus-serliana XXXIII, dont nous dégageons ces analyses, réside alors dans la miseen évidence de cette « intentionnalité » « remplissante » (erfüllende) et « é-vidente » (entleerende) à ce niveau ultimement constitutif de la conscience dutemps - intentionnalité(s) permettant de penser le rapport entre le processusintégral et ses noyaux constitutifs (même si, il est vrai, Husserl ne se prononcepas d’une manière très détaillée à ce propos). Ce qui caractérise spécifiquementcette intentionnalité, c’est qu’elle n’est plus ici rétention (ou protention) d’uncontenu - ce en quoi consistait l’intentionnalité d’acte dans la sphère imma-nente (cf. le texte no 50 deHusserliana X) - mais qu’elleouvre un champ denoyauxqui constituent, dans leur processus de remplissement et d’é-videment,la temporalité pré-immanente29.

25.Husserliana XXXIII, p. 32 (c’est nous qui soulignons).26. Cf. à ce propos les textes no 1 et 2 deHusserliana XXXIII.27. Ce sont en effet les phases en tant que « data de noyaux » rétentionnels que Husserl

nomme « phénomènes d’évanouissement » (cf. à ce proposHusserliana XXXIII, texte no 11,p. 216sq.).

28. L’asymétrie entre les phénomènes d’évanouissement et les noyaux « protentionnels » tra-duit celle entre le caractère « lié » de la rétention et le caractère « libre » de la protention. Eneffet, l’expression la plus évidente de l’asymétrie entre la rétention et la protention consiste dansle fait que le processus originaire n’a des noyaux intentionnels « remplis » qu’au passé (scil. lesphénomènes d’évanouissement, justement).

29. Remarquons que l’ouverture de ce champ s’apparente à ce qui est nommé par Fink la

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Le processus originaire, loin d’être une série de maintenants objectifs quise succéderaient et qui orienteraient le temps immanent (emprunt illégitime àla temporalité objective) est ainsi bien plutôt un « champ » detensionsquistructurent la subjectivité transcendantale en tant que « vie » intentionnelle.C’est ce champ de « tensions » qui caractérise la structure temporelle de la« conscience » intentionnelle. En se servant d’une expression de K. Held,on pourrait dire qu’il ne faut pas comprendre lapro-tention et laré-tentionà partir de l’in-tention, mais, au contraire, quec’est le champ protentionnel-rétentionnel lui-même qui constitue structurellement l’intentionnalité30. Hus-serl illustre ces descriptions phénoménologiques au moyen d’un diagrammetridimensionnel du temps qui représente lescontinuapré-immanents à l’aidede deux plans qui se coupent dans l’axe des phases originaires31.

Pour pouvoir tirer la conclusion de cette analyse par rapport aux élabo-rations d’une phénoménologie hylétique, il faut considérer encore un dernierpoint. Nous disions déjà que l’analyse de la constitution de la temporalité im-manente est purementformelle. Est-ce à dire que Husserl ne fait que reconduireune analyse relevant du cadre de sa phénoménologie noétique? Et la caracté-risation des noyaux comme « intentionnels de part en part » ne justifie-t-ellepas une telle assertion ? La réponse doit clairement être négative. Le carac-tère « omni-intentionnel » des « tempo-phénomènes » concerne exclusivementla formede la « tempo-conscience ». Et le but d’une « phénoménologie desnoyaux » consiste très précisément à « dépasser » (si ce terme a un sens), oumieux : à descendre en deçà du clivagenoèse/hylè. Si Husserl parle d’une ana-lyse formelle, cela tient justement au statut spécifique destempo-objets: s’ex-prime ici l’idée que ce n’est à chaque fois qu’uncontenuqui assigne à cettetemporalité originaire le statut de l’objectivité. Le flux originaire n’est donc eneffet qu’uneformedont l’objectivité (et par conséquent la mesurabilité, etc.)ne s’obtient qu’en vertu de son rapport à un contenu matériel. Ainsi, Husserlprocède-t-il ici à une déconnexion entre l’objectivation et la temporalisation,ce qui lui permet en même temps de concilier l’aprioricité et l’indépendancede cette dernière vis-à-vis d’un contenu relevant de l’expérience.

On déduit de tout ce qui précède que l’analyse de la constitution de laconscience du temps requiert une descente en deçà de la dualité acte/contenud’acte (et, en dernière instance, en deçà de la dualiténoèse/hylè), ce quirend caduque l’opposition phénoménologie noétique/phénoménologie hylé-tique. La « phénoménologie des noyaux » n’est donc pas une phénoménologie

conscience « déprésentante » d’horizon. Cf. à ce propos R. Bruzina, « The Revision of theBernau Time-Consciousness Manuscripts : Status Questionis - Freiburg, 1928-1930 »,Alter,no 1, 1993, p. 368 sq. et « The Revision of the Bernau Time-Consciousness Manuscripts : NewIdeas - Freiburg, 1930-1933 »,Alter, no 2, 1994, p. 368, 377.

30. « Phänomenologie der Zeit nach Husserl », dansPerspektiven der Philosophie, Hilde-sheim, Gerstenberg, tome 7, 1981, p. 205sq.

31. Cf. à ce propos notre étude « Das Problem der Zeit bei Husserl. Eine Untersuchung überdie husserlschen Zeitdiagramme »,Husserl-Studies, Kluwer, 18/2, 2002, p. 89-122 ; trad. fran-çaise : « Les diagrammes husserliens du temps »,Alter, no 9, 2001, p. 365-399.

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hylétique, mais elle tente de fournir le soubassement phénoménologique à desphénomènes dont la constitution n’avait pas été clarifiée avec les outils propresà la seule sphère immanente (ce qui justifiera en un sens ensuite l’avènementd’une phénoménologie génétique32).

4.

Que pouvons-nous maintenant répondre à la thèse principale de M. Henryselon laquelle « l’impression ou pour mieux dire l’impressionalité constitue laconscience elle-même, à savoir la phénoménalité pure comme telle, la matièreet la substance phénoménologique dont elle est faite, et ainsi la phénoména-lité originelle de tous les phénomènes33 »? D’abord, et surtout, que M. Henrya « vu juste » en un sens. Il a tout à fait raison de dire que le dualisme ap-préhension/contenu d’appréhension est insatisfaisant pour la sphère des repré-sentations intuitives, car la séparation radicale entre le moment hylétique et lemoment noétique ne permet pas de comprendre la médiation entre ces deuxmoments (c’est-à-dire de comprendre en particulier comment et pourquoi lanoèse est précisément noèsede cemoment hylétique et comment et pourquoila hylèest finalement susceptible d’être animée)34. Nous avons vu que ce dua-lisme n’explique pas comment se constitue le caractère temporelet du versanthylétiqueet du versant noétique - ce qui appelle ainsi à un dépassement decette dualité vers une unité qui rend cette scission possible. Que cette unité nesaurait cependant se résorber dans le seul moment hylétique se justifie commesuit - et inutile de préciser qu’en guise de récapitulation, il faut « défendre »ici Husserl contre les critiques de M. Henry :

1. M. Henry a tendance à confondre deux mouvements tout à fait distinctschez Husserl, il identifie le glissement de la « première donation » (celle dela hylè) vers son appréhension par une fonction noétique avec la superpositionde la donation du son, par exemple, comme « pure donnée hylétique » (c’est-à-dire « la donation inextatique dans l’affectivité ») et « la donation extatiquedans la perception dumaintenant35 ». Cette identification occulte le fait, pour-tant absolument capital si l’on veut comprendre le sens de la constitution de laconscience du temps, que Husserl distingue entre la temporalisation desobjetstemporels(zeitliche Objekte) et la temporalisation destempo-objets(Zeitob-jekte) - c’est-à-dire entre la temporalisation des entités réellement immanentesà la conscience (dont les objets temporels constitués, les appréhensionset lescontenus d’appréhension, c’est-à-dire lesdatahylétiques !) et lesphénomènesconstitutifsde toutes ces entités, phénomènes qui se situent précisémenten

32. Cf. le chapitre IV de cette première partie, p. 95 sq.33. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 33.34. Ce problème sera attaqué de front e. a. dans lesAnalysen zur passiven Synthesis(Husser-

liana XI).35. M. Henry,Phénoménologie matérielle, p. 36.

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deçàdu dualisme appréhensions noétiques/impressions hylétiques.2. L’identification entre l’impressionalité et la conscience, préconisée par

M. Henry, signifie que seule dans et à traversl’impression, la conscience sedonne elle-même ou s’apparaît à elle-même. Or le caractère « omni-intention-nel », intentionnel de part en part, des noyaux permet de rendre compte del’auto-donation de la conscience sans que l’on ne tombe dans les apories desLeçonsde 1928 stigmatisées à juste titre par M. Henry, mais surmontées parHusserl dans lesManuscrits de Bernau. (Et sans que, par ailleurs, contrai-rement aux affirmations de Merleau-Ponty, Derrida, Frank, etc., on ne soitcontraint à affirmer que la saisie de l’auto-apparition de la conscience ne peuts’effectuer qu’après coup).

Les noyaux ne sont pas des noyaux purement hylétiques parce qu’ilsin-stituent(l’usage du verbe « constituer » ne serait pas judicieux ici parce qu’iln’y a pas, à ce niveau, deconstitution d’objet) la temporalitéet hylétiqueetnoétique. Mais ils ne forment pas non plus de structure simplement statiqueparce qu’ils sont eux-mêmes en flux, dans la mesure où ils constituent originai-rement la structure remplissante-é-vidante du processus originaire (structurequi implique déjà un remplissement (et un é-videment) et donc une compo-sante hylétique, sans qu’elle ne seréduisepour autant à une phénoménologieexclusivement hylétique). La couche hylétique ne saurait constituer à elle seulela sphère immanente, elle ne correspond en réalité qu’au versantnoématiquede la structure en noyaux de la sphère pré-immanente36.

5.

Voilà donc le rôle des noyaux pour la constitution de la temporalité imma-nente dans une structure pré-immanente. Or, le problème de la constitution dutemps n’est pas le seul où l’on rencontre cette notion de « noyau ». En effet,lesnoyauxoriginaires, « protentionnels » et « rétentionnels » ont des équiva-lents dans d’autres domaines de recherche : c’est ainsi que nous esquisseronsenfin, d’une manière certes très sommaire, en quoi cette notion de « noyau »peut également être rendue fructueuse pour ce qui concerne, en logique, leproblème del’essence du« contenu» du jugement.

La Logique formelle et logique transcendantale, qui analyse - dans le cadred’une interrogation sur « l’existence idéale » du jugement - le concept de« sens », rencontre, après la distinction entre la matière et la qualité effec-tuée dans lesRecherches Logiques, une « équivocité » (Doppelsinn) eu égardà cette notion même de « sens » dans la sphère du jugement37. En consé-quence, Husserl est amené à compléter ici le concept d’un « jugement distinct »

36. Nous nous permettons de renvoyer à ce propos à notre étude « Temporalité hylétique ettemporalité noématique chez Husserl »,Annales de Phénoménologie, 3/2004.

37.Husserliana XVII, p. 225.

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(deutliches Urteil) par une « détermination d’essence » nouvelle38. Comme lemontre l’extrait suivant, l’« origine » de l’« existence idéale du contenu dujugement » réside dans ce que Husserl appelle les «noyauxsyntaxiques » :

Si nous nous interrogeons maintenant sur l’« origine » de la pre-mière existence [celle ducontenudu jugement] (avec son opposéqui trouve son expression uniquement dans le mot aux signifi-cations multiples : non-sens), alors nous sommes renvoyés auxnoyauxsyntaxiques qui apparemment n’ont aucune fonction dansles considérations formelles. Ce qui donc voudrait dire que la pos-sibilité d’accomplir véritablement la possibilité d’un jugement (entant que visée) prend racinenon seulementdans lesformessyn-taxiques mais aussi dans lesmatériauxsyntaxiques. Ce dernierfait, le logicien engagé dans la logique formelle l’omet facilement,du fait que son intérêt est dirigé de manière unilatérale vers lesyntaxique - dont la multiplicité des formes appartient exclusive-ment à la théorie logique - et du fait qu’il algébrise les noyaux, lenoyau ne relevant pas de la théorie et étant alors considéré commeun quelque chose vide qui doit simplement être maintenu iden-tique39.

Les «noyaux syntaxiques» désignent les unités logiques ultimes qui mettenten un rapport demédiation circulaire40 entre elles les formes et matièressyntaxiques (c’est-à-dire cela même qui, en tant que « matériau de construc-tion41 » de la formation syntaxico-catégoriale dans le jugement prédicatif, dé-termine ultimement le jugement sans favoriser unilatéralement la forme ou lamatière).

Or, en réalité, la notion de « noyau » ne concernepasle niveau desmatièressyntaxiques- la terminologie du § 89 b) deLogique formelle et logique trans-cendantaleest à cet égard ambiguë -, mais un niveau plus profond,constitutifdes matières syntaxiques. Comment faut-il comprendre ces rapports de consti-tution?

Comme Husserl l’établit dans les §§ 2sq. de l’importantSupplément IàLogique formelle et logique transcendantale, les matières syntaxiques (syn-taktische Stoffe) sont les catégories logiques ultimes assurant le rapport à l’ob-

38. « Lapossibilitéunitaired’accomplir le contenu du jugement précède la possibilité d’ac-complir le jugement lui-mêmeet est sa condition. Ou encore,l’‘existence’ idéale du contenu dujugement est la présupposition de l”existence’ idéale du jugement(au sens le plus large d’uneobjectité catégoriale intentionnée en tant que telle) et se résorbe dans cette dernière elle-même »(traduction modifiée, c’est nous qui soulignons « contenu »),Husserliana XVII, p. 225.

39.Logique formelle et logique transcendantale, trad. par S. Bachelard Paris, PUF, 1957,1984, p. 293-295 (traduction modifiée) ;Husserliana XVII, p. 225sq.

40. Dans son commentaire de laLogique formelle et transcendantale, D. Lohmar montre queles formes syntaxiques et les matières syntaxiques s’exigent mutuellement, cf.Edmund Husserls>Formale und transzendentale Logik<, Darmstadt,WBG, 2000, p. 152.

41. D. Lohmar,op. cit., p. 152.

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jet42. Notons que ces matières ne sont pasindépendantes, mais qu’elles appar-tiennent à une concrétion constituée par les matièreset lesformessyntaxiques(syntaktische Formen). Donc, strictement parlant, ce n’est que l’unité de lacomplexionmatières syntaxiques/formes syntaxiques qui permet le rapport àl’objet. Husserl nomme cette unité « syntagme43 ».

Or la matière syntaxique - nommée aussi « formation de noyau (Kern-gebilde) »44 ou, d’une manière qui induit justement en erreur, « noyau syn-taxique45 » -, au sein d’un syntagme, est encore structurée (et c’est là quenous accédons au niveau constitutif des matières syntaxiques) : on peut y dis-tinguer abstraitement une forme (laquelle n’est pas une forme syntaxique !)que Husserl nomme « forme du noyau (Kernform) » et, corrélativement, une« matière du noyau (Kernstoff) 46 » que Husserl appelle aussi tout simplement« noyau ». Prenons comme exemple l’expression « la feuille est blanche » : ellecontient deux syntagmes : « la feuille », d’un côté, dont laformesyntaxiqueest lesujet (formé catégorialement) et, d’un autre côté, « blanche » dont laformesyntaxique est leprédicat. La matièresyntaxique « la feuille » se diviseà son tour en une « forme du noyau » - le fait d’être unnom- et en une « ma-tière du noyau » (le fait d’être unefeuille). De même pour « blanche » dont la« forme du noyau » estadjectif et la « matière du noyau » lablancheur. (Il nefaut pas confondre les « formes du noyau » et les catégories grammaticales deslangues naturelles : en effet, il ne s’agit pas ici de différences langagières maisde différencesintentionnelles) 47. Soulignons que ces éléments indivisibles (lesnoyaux avec leur forme de noyau) composent une «unité de la forme et de lamatière48 », aspect décisif dans la caractérisation phénoménologique de cesnoyaux49.

Alors que les noyaux originaires, protentionnels et rétentionnels ont un sta-tut purementformel, les composantes des « formations de noyau » expriment

42. Par rapport à ce qui suit, cf. également les analyses éclairantes de Markus S. Stepanians,Frege und Husserl über Urteilen und Denken, Schöningh, Paderborn, Munich, Vienne, Zurich,1998, chapitre 11, p. 308-341.

43.Logique formelle et logique transcendantale, Supplément I, § 8,Husserliana XVII, p. 307.44.Logique formelle et logique transcendantale, Supplément I, § 12,Husserliana XVII, p. 310

sq.45.Logique formelle et logique transcendantale, Husserliana XVII, p. 225sq. (passage cité

plus haut).46. Les formes du noyau ont un statutpré-syntaxiquesi on les considère du point de vue de la

genèse du jugement : elles constituent ainsi à un niveau anté-prédicatif les formes syntaxiques(voir à ce proposExpérience et jugement, § 50).

47. Ces différences intentionnelles concernent la manière dont l’objet est saisi (« Weise derErfassung »),Expérience et jugement, Hambourg, F. Meiner, 1985, § 50, p. 248sq.

48.Logique formelle et logique transcendantale, Supplément I, § 11, Husserliana XVII,p. 310.

49. Ce sont d’ailleurs ces noyaux qui doivent rester identiques pour qu’un syllogisme du typemodus ponenssoit valide. La notion de noyau correspond ainsi à ce qui est appelé « terme(terminus) » dans la logique traditionnelle, voir à ce propos leLogique formelle et logiquetranscendantale, Supplément I, § 15, cf. aussi Stepanians,op. cit., p. 333 et p. 340sq.

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la médiationforme/matièrepour la constitution de la signification idéale d’unjugement. Même si, dès lors, le « concept opératoire » de « noyau » répondde fonctions aussi diversifiées50, son usage se justifie tout de même dans lamesure où Husserl se sert à chaque fois de cette notion pour décrire lesphéno-mènes constitutifsd’une unité en deçà d’unescission(appréhension/contenud’appréhension, forme/matière, etc.). La « phénoménologie des noyaux » quise dégage par là a ainsi partout comme objectif de concourir au projet d’une« refonte de la phénoménologie51 », qui s’impose et qui cherche à rendrecompte de la « phénoménalisation » (M. Henry et M. Richir - quelles qu’ensoient les différences au niveau de la réalisation effective), c’est-à-dire de ce« tremblé » et ce « bougé » (Merleau-Ponty), de cette « oscillation » (Schwin-gung) (Heidegger, Fink) - « clignotement » en termes richiriens - ou simple-ment de cette sphère « entre... » dont parlent Desanti et Held ainsi que d’autrespenseurs tributaires de la phénoménologie de Husserl : autant d’auteurs qui seproposent tous, pour le dire autrement, de s’enquérir du champ «intentionnel»ultime et originaire de la «phénoménalité» et dusensdes phénomènes.

Le but de ces trois premiers chapitres était de cerner una priori phéno-ménologique eu égard à laméthodeet à l’objet qui la caractérise en propre.La méthode - « constructive », terme que nous devons certes à Fink mais quenous nous sommes réapproprié selon la manière développée dans le chapitre I- a pu être précisée grâce à la lecture de Fichte chez Heidegger et chez Fink.Son objet, qui ne concerne pas, dans notre perspective, une «région » on-tique particulière, mais la structure même du rapport intentionnel, a d’abordété thématisé négativement et de façon critique : à savoir en contraste avec leslectures de Deleuze (la « sphère pré-immanente » par opposition au « pland’immanence ») et de M. Henry (la phénoménologie des « noyaux » par op-position à la phénoménologie « matérielle »). Ce cheminement nous a ainsiconduit à préciser la position de Husserl en la défendant contre des critiquesqui nous semblaient mal à propos. Dans le dernier chapitre de cette premièrepartie, nous reviendrons maintenant au statut duphénomèneet de laconstruc-tion phénoménologiqueen l’opposant cette fois à un philosophe antérieur àHusserl : le Fichte de laDoctrine de la Science de 18042.

50. Remarquons que la notion de « noyau » est à l’œuvre également dans la sphère de l’inter-subjectivité, en particulier en ce qui concerne le problème del’apprésentation d’autrui. Dans le§ 54 desMéditations cartésiennesse pose à Husserl le problème du sens de l’aperception d’au-trui. Entre l’écueil de Charybde d’une « constitution » (ou d’une « projection ») d’autrui à partirdu modèle de l’egoqui ne permet pas d’appréhender autrui en sonaltérité, et celui de Scyllad’une altéritéradicaledont le sens d’être nous échappe à jamais, Husserl tente d’emprunter lavoie d’une association « assimilante » (qui n’est ni directe, ni immédiate), d’un « appariement »(Paarung), entre l’egoet l’alter ego, permettant de révéler le« NOYAU » d’une apprésenta-tion (Méditations cartésiennes, trad. par G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1931, 1947, 1992pour la présente édition, p. 193 ;Husserliana I, p. 148) caractérisée par le même statut « pré-phénoménologique » que les noyaux de la sphère temporelle pré-immanente : « en deçà » de lascission entre une « synthèse » subjective « d’identification » et une donation d’autrui en tantqueconstituénon pas commeobjet, mais commeautresujet.

51. M. Richir,L’expérience du penser, Grenoble, J. Millon, 1996, p. 8.

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IV

Phénomène et genèse (Fichte et Husserl)

Tentative d’une inversion, un peu différem-ment que chez Heidegger : l’être est-il unmoment de l’apparaître ouvice versa?

J. Patocka,Qu’est-ce que l’apparition?

Dans notre parcours qui a pour objectif de livrer des précisions - relativesà laméthodephénoménologique - nous permettant d’introduire à l’analyse dela constitution des composantes de la sphère de la conscience à laquelle nousfait accéder la réduction phénoménologique, nous nous tournons maintenantencore une fois vers la notion de « phénomène » afin de l’approfondir quant àsagenèse.

Le but principal du présent chapitre consiste à exposer ce que nous appel-lerions les « deux voies » de la genèse de l’apparaître (i. e. de la phénoménalitédu phénomène) : la voie spéculative-rationnelle de Fichte (non pas le Fichte deHeidegger et de Fink - celui d’Iéna et avant tout de l’Assise fondamentale dela Doctrine de la Sciencede 1794/95 -, mais le Fichte « mature », c’est-à-direcelui de son chef-œuvre : laDoctrine de la Science de 18042) et la voie de laphénoménologie génétique de Husserl. Selon la première voie, l’intellectionrationnelle du philosophe construit les conditions de l’Einsichtdu savoir, uneconstruction qui implique autant une phénoménalisation qu’une annihilationdu phénomène (laquelle annihilation coïncide en même temps avec l’effondre-ment du rapport conscientiel entre le sujet et l’objet). Selon la seconde voie,la dualité - ou corrélation - est elle aussi remise en cause quant à sa vertuultimement constitutive de l’expérience- mais non pas (comme chez Fichte)en vue d’un anéantissement de la dualité qui caractérise tout idéalisme et toutréalisme, mais dans le but de rendre compte de la constitution concrète de cerapport.

Ces deux voies établissent chacune unidéalisme transcendantalqui prendson point de départ dans la remise en cause de l’idée qu’il serait possible defonder la phénoménalité du phénomène à partir des seules données de la sphère

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de l’expérience (immanente). La première voie sera présentée comme radica-lisation d’un certain nombre de critiques qui ont pu être adressées à Husserl ;nous verrons en quoi elle anticipe toutes ces critiques d’une façon lumineuse. Ils’agira de se demander si, dans cette perspective, l’idéalisme transcendantal deFichte - qui prétend fonder d’une manière radicale le transcendantalisme kan-tien - répond à des soi-disant « indéterminations » ou « sous-déterminations »de la phénoménologie husserlienne. Dans un deuxième temps, nous essayeronsde dévoiler les présupposés métaphysiques d’une telle démarche - qui passe né-cessairement à côté de l’originalité radicale de la position de Husserl - et nousexposerons la seconde voie, proprement husserlienne : celle de la phénoméno-logie génétiquequi se présentera non pas comme genèsedu phénomène, maiscomme genèse de l’apparaître en tant que génétisation - revêtissant différentsaspects - dela phénoménalité.

1.

DepuisEtre et temps, les phénoménologues post-husserliens1 n’ont cesséde stigmatiser l’absence d’un fondementontologiquedu phénomène. Notreparti pris, dans le présent chapitre, consistera dans un premier temps àradi-caliser ces critiques en en rassemblant les points forts. Ainsi, nous nous de-manderons maintenant - en proposant donc d’abord, comme dans les deuxchapitres précédents, ce qui s’apparente à une critique de la position de Hus-serl - si la notion de phénomène telle qu’elle s’est dégagée à partir des analysesantérieures permet de répondre au projetfondationnel- pour une théorie de laconnaissance - revendiqué par la phénoménologie husserlienne ? Celle-ci nedemeure-t-elle pas en effet entachée d’une «factualité» - terme qu’il s’agirade clarifier par la suite - qui occulte ou qui vient interférer sur les acquis dé-cisifs de l’idéalismetranscendantalque nous avons essayé de cerner de façontransversale dans les trois chapitres précédents? Et la descente dans la sphèrepré-immanente de la conscience permet-elle vraiment de réaliser d’une ma-nière convaincante la constitution des composantes immanentes? Autrementdit, un statut - apparemment non clarifié - de la notion de phénomène et deconstruction est-il conciliable avec les revendications d’une phénoménologiequi va au-delà d’une démarche simplementdescriptive?

Quels problèmes se posent encore, apparemment, à l’issue des dévelop-pements précédents? Pour répondre à cette question (qui n’a pas encore étéexaminée eu égard à sa légitimité), nous revenons d’abord encore une fois à lanotion de l’épochèphénoménologique.

L’ épochèdésigne, chez Husserl, un outil méthodologique nous permet-tant de prendre nos distances par rapport à ce qui est immédiatement vécu et,surtout, d’adopter une attitude déterminée vis-à-vis de ce qui nous apparaît,

1. On pourrait penser ici par exemple à Merleau-Ponty, Sartre ou Patoèka.

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PHÉNOMÈNE ET GENÈSE(FICHTE ET HUSSERL) 75

attitude qui sert à évacuer et à suspendre toute position naïve (voire aveugle)de positivité eu égard à ce qui se manifeste et ce, afin d’assurer un accès aux« phénomènes constitutifs » de ces apparitions, c’est-à-dire à cela même queHusserl nomme « phénomène » au sens strict et rigoureux du terme. Rappe-lons d’abord que la « phéno-ménologie » traite - selon une définition couram-ment admise - duphainómenon, de l’apparaissant en son apparaître. Husserlorientait son attention sur les différents modes de l’apparaissant et, de façoncorrespondante, sur les différents modes de son apparaître. Mais pas unique-ment. Le phénomène chez Husserl, loin de renvoyer à un apparaissant simple,est aussi - et surtout ! - le nom pour une structure particulière, celle des «fun-gierende Leistungen(opérations fonctionnelles) » de la subjectivité transcen-dantale, structure qui se situe sur unautreplan que ce qui apparaît purement etsimplement. Or n’est-ce pas un paradoxe que de définir le phénoménal à partirdu pré-phénoménal? L’objectif du présent chapitre est de montrer comment ilfaut comprendre exactement cette idée que le phénomène n’est pas simplementl’apparaissant, mais à l’origine (genèse) de cet apparaître.

Husserl identifie donc cette structure à ce qu’il appelle, nous l’avons com-pris, une sphère « pré-immanente » ou « pré-phénoménale ». L’accès à cettesphère requiert une attitude particulière qui concerne autant le « sujet » que« l’objet » - tant le sujet phénoménologisant, car cela implique un « change-ment de regard », que les objectités constituées, car elles ne sont accessiblesqu’à travers cetteépochè.

Or à ce stade de la réflexion, on pourrait s’interroger sur deux points. Nousavons déjà vu que cette attitude phénoménologique ne correspond pas à une« pratique » - ni psychologique, ni éthique, ni religieuse. Elle consiste bienplutôt en une « tension » particulière dans laquelle doit se « tenir » le phéno-ménologue pour devenir sensible au sens d’être particulier - s’il y en a un ! - quicaractérise le phénomène. Or apparemment, et c’est là le deuxième point quiest directement lié à ce qui précède, on ne peut pas ne pas se poser la question,justement, dustatut ontologiquede ce phénomène. Si avec l’épochè, on coupeles liens, non pas avec le monde - c’était cela le malentendu heideggerien (Hei-degger reprochant à Husserl de promouvoir une acception de l’intentionnalité« privée de monde (weltlos) ») -, mais avec le sens d’être de l’apparaissant et,a fortiori, de ce qui le constitue,commentetoù retrouvera-t-on ce sens d’être?(Cette question est à la fois une question relative auquod [eu égard au sensd’être detout ce qui tombe dans la sphère de la réduction] et auquid [on peutpar exemple se demander, dans un domaine bien plus délimité, ce quifondel’intention de signification et ce qui permet qu’elle est précisément visée detelobjet?]) Dans ce qui suit, il s’agira pour nous de voir s’il n’est pas possible detrouver une solution à ce problème à la lumière des élaborations justement dela Doctrine de la Science de 18042.

Le sens de l’épochè- la mise « hors circuit » de toute « position d’être »pour accéder aux opérations constitutives de la subjectivité transcendantale -témoigne de la clairvoyance de Husserl eu égard au problème du rapport entre

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le sujet transcendantal constituant et cela même qu’il constitue, autrement dit :entre ce qui relève de la sphère du transcendantal et ce qui y apparaît de fa-çon intentionnelle. Il semblerait que Husserl met ce problème - qui revient aufond à celui du statut même de laréalité - littéralement entre parenthèses pourconcentrer tous ses efforts sur les opérations de la subjectivité transcendantaledans le travail concret de ses effectuations. Ce qui serait alors perdu de vue,ce serait la question dusens d’êtredu phénomène et du sujetpour eux-mêmes,c’est-à-dire indépendamment du contexte concret d’uneeffectuation particu-lière.

Or, il est vrai que le phénomène husserlien, malgré sa descente dans lesdimensions ultimement constitutives de l’expérience, demeure - tout commele phénomène kantien - dans ce que Fichte appelle la sphère dufactum. En-tendons-nous bien : lefactumau sens non pas simplementsensibledu terme,c’est-à-dire au sensfichtéenqu’il ne faut surtout pas confondre avec une réa-lité psychologique, empirique, spatio-temporelle. Toute construction, en phé-noménologie, même au sens de Fink qui s’appuyait sur laGrundlage, demeureainsi factuelle. Et lefactumexige sagenèse, d’où la nécessité deconstruirelephénomène. C’est en cela que Fichte entend compléter et achever le transcen-dantalisme de Kant - mais on peut se demander si la même chose ne vaut paségalement,mutatis mutandis, pour la phénoménologie de Husserl2.

Selon cette perspective, la phénoménologie husserlienne serait caractériséepar trois indéterminations - ou sous-déterminations :

1. concernant d’abord, nous venons de le voir, lestatut ontologique duphénomène- et ce, tant sur le plan du phénomènecomme phénomèneque surcelui qui l’oppose à l’étant mis entre parenthèses par l’épochè;

2. concernant la fondation de l’intuition, de l’évidence, du savoircommesavoir (certitude) : l’intuition est le « principe de tous les principes » de laphénoménologie (cf. les §§24 et 78 desIdeen I). Mais, s’il ne s’agit certespas d’une intuitionsensible, quel est véritablement le statut de cette intuition,qu’est-ce qui fonde l’évidence commeintuition d’essence? Quel rapport l’in-tuition entretient-elle avec le penser (discursif)? Sur quoi son caractère d’évi-dence est-il fondé?

3. concernant la fondation du rapport du sujet à l’objet, à la «réalité » :commentse constitue noétiquementle rapport à l’objet? Et en quoi la subjec-tivité transcendantale s’atteste-t-elle comme instance constitutive de son cor-rélatobjectif? Quel est, en d’autres termes, le statut de la corrélation noético-noématique ? Si nous nous rappelons les reproches qui ont pu être adressésà Husserl (cf. le chapitre II de cette première partie), la descente, sur le plan« factuel », dans une sphère pré-immanente répond-elle à tous les problèmeset en particulier à celui de la fondation, dans une visée particulière, de touteintention de signification3?

2. Nous verrons plus bas (à partir de la section 7 du présent chapitre) que la réponse estnégativeparce que Husserl introduit une autre acception de la genèse que celle de Fichte.

3. Voir aussiErfahrung und Urteil.

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Même si l’on peut alléguer certains textes de Husserl allant dans le sensd’une tentative de répondre au problème du statut du sens du corrélat noéma-tique (on peut montrer que lesManuscrits de Bernauproposent une solutionà ce problème4), il n’en demeure pas moins que, par exemple dans le cas desanalyses, privilégiées dans ce qui précède, relatives à la constitution du temps,les descriptions husserliennes - eu égard aux phénomènes ultimement consti-tutifs des objectités immanentes constituées et aux vécus dans lesquels ils semanifestent - ne dépassent pas le plan de ce que Fichte appelle unesynthe-sis post factum. Partant de la constatation qu’il faut rendre compte à la foisde la temporalité noétique et de la temporalité noématique, Husserl livre unedescription du « processus originaire » avec sa structure en « noyaux » quivient combler, en quelque sorte « après coup », une lacune que l’expérience neparvient pas à combler à elle seule. Nous sommes ici en présence exactementdu même cas de figure que celui que l’on trouve dans les premières Confé-rences de laDoctrine de la Science de 18042 où Fichte nous dépeint les insuf-fisances du transcendantalisme kantien qui ne s’élève pas à la genèse mais quidemeure prisonnier d’une telle «synthesis post factum». En effet, Kant montreseulement « (. . .) ce qui se produit quand, par introspection, on trouve dans laconscience deux membres d’une disjonction, et que, poussé par la raison, oncomprend qu’il faut cependant qu’en soi [an sich] ils soient un, bien qu’on nepuisse nullement indiquer comment dans cette unité ils deviennent en mêmetemps deux (. . .) 5 », mais il ne s’élève pas à la genèse elle-même. La seule dif-férence étant que, pour Kant, l’unité relève d’unecondition de possibilité, alorsque Husserl « décrit » le transcendantal, la subjectivité dans ses « opérationsfonctionnelles », et que l’épochènous permet ainsi d’accéder à l’attestation -directe et/ou indirecte - de ce qui est constitutif de l’expérience. Fichte est-ilalors en mesure d’éviter une telle «synthesis post factum» et d’accomplir une« construction »génétiquedu phénomène?

2.

Nous essayerons maintenant de répondre à ces questions en nous appuyant- comme nous venons de l’indiquer - sur les élaborations fichtéennes danssa Doctrine de la Science de 18042. Dans ce qui suit, nous reconstitueronsd’abord ce que nous appelons la première et la deuxième construction6 de laDoctrine de la Science de 18042 (celle de l’établissement du savoirfactuelet

4. Cf. notre étude « Temporalité hylétique et temporalité noématique chez Husserl », dansAnnales de Phénoménologie, 3/2004, p. 79 sq.

5. J. G. Fichte,WL 18042, op. cit., p. 29, l. 6-11.6. Nous appelons « construction », dans laDoctrine de la Science de 18042, les différentes

synthèseseffectuées en vue de la génétisation des disjonctions (factuelles) rencontrées progres-sivement par leWissenschaftslehrer.

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celle de laconstruction génétiquede ce savoir donnant lieu au schéma c-l-e7).Ces deux constructions contiennent les éléments essentiels permettant de ré-pondre au problème du statut duphénomènetel qu’il se dégage à partir de laperspective précédente : la première consistant dans le passage du multiple àl’unité factuelle (l’«épochè» au sens de Fichte) et la seconde au schéma per-mettant donc de génétiser cefactum. Voici, dans un premier temps, les princi-pales tâches que doit remplir la Doctrine de la science (et qui ne concerneraientpas moins, selon les critiques de Husserl, la démarche phénoménologique) etque nous devons considérer pour notre propre cheminement :

1/ Il faut parvenir à fonder le savoircomme savoiren le faisantappa-raître et en le rendanttransparent à lui-même. Ce procédé exige 2/ de fonderla conscience, la pensée(ce que Fichte appelle le « concept »), ainsi que 3/ ladéterminabilitéde l’objet (c’est-à-dire la « réalité »). D’un point de vue for-mel, nous retrouvons ici les objectifs des trois principes de laGrundlagede1794/95. À partir de 1804, c’est sa pensée originale du phénomène qui per-mettra à Fichte de répondre à toutes ces exigences, pensée qui est introduite àtravers une comparaison avec le transcendantalisme kantien.

La Doctrine de la Science de 18042 se présente d’emblée comme un traitéde l’Unité ayant pour but « d’exposer la vérité » (du transcendantalisme). Maissi elle en restait là ou, du moins, si elle ne mesurait pas la complexité des dif-férents niveaux de cette unité8, elle demeurerait cantonnée dans lefactum9, cequi signifie, en dernière instance, qu’elle demeurerait « historique » et - avanttout - dogmatique, reproche que Fichte, trois ans avant que Hegel ne rédigel’introduction à laPhénoménologie de l’esprit, fait ici au transcendantalismede Kant10. Pour éviter cet écueil, il faut selon Fichte réaliser lagenèsede cefactum- et c’est là en effet l’objet véritable de la Doctrine de la science. Dèslors, le phénomène n’est pas une apparence, il n’est pas non plus un « simplephénomène » s’opposant à quelque chose qui, lui, n’apparaîtrait pas (cf. notrelecture du § 7 deSein und Zeitdans le chapitre I où Heidegger caractérisele phénomène selon l’acception kantienne), mais c’est unfactumqui a cecide particulier qu’il est « engendré », ou plutôtconstruit, de façongénétique,par la Doctrine de la science. Unfactumest purement « historique » s’il a sasource ailleurs (« dans unGemütétranger ») ; il devientphénomène, si nousl’engendronsà partir de nous-mêmes11.

Or réaliser la genèse ne signifie pas seulement remonter à l’unité. Cela si-gnifie plutôtà la fois « reconduire le multiple à l’unité »et en même temps« déduire (ableiten) » le multiple à partir de l’unité12 - il y va donc d’un

7. « C » désignant le concept, le penser ou la conscience en tant que phénomène, « l » la« lumière », c’est-à-dire le principe de l’évidence, et « e » l’être, le porteur de toute réalité.

8. Cf. à ce propos J. G. Fichte,WL 18042, p. 15, l. 11-13.9. J. G. Fichte,WL 18042, Conférence VI, p. 56, l. 15-33.

10. J. G. Fichte,WL 18042, p. 20, l. 32 - p. 21, l. 6.11. J. G. Fichte,WL 18042, p. 4, l. 22-25.12. J. G. Fichte,WL 18042, Conférence VI, p. 55, l. 7-10.

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mouvementbi-directionnel caractéristique durapport de médiationentre lemultiple et l’Un (c’est-à-dire entre la multiplicité phénoménale et son unitéconstitutive).

C’est ce rapport de médiation qui répond autant de la caractérisation del’ unitédu savoir que de saphénoménalisation. La Doctrine de la science fondecertes le savoir absolu, son unité intrinsèque, sa qualité absolueune13, son es-sence. (Notons tout de suite que ce terme ne doit pas nous heurter : il s’agitlà, très précisément, à la fois de l’identité du savoir chaque fois que nous« savons », indépendamment de son objet muable, et de son caractèrebien-fondéjustifiant l’attitude transcendantale.) Mais, fidèle à ce que Fichte identifiecomme la vérité du transcendantalisme, laWissenschaftslehrecherche autant àrendre compte de laconscience, dupenserou de ce que Fichte désigne commele « savoir secondaire14 » - Fichte affirme à ce propos qu’il s’agit d’exhiberles conditions de l’auto-engendrement du savoir dans « l’être ultimeabsolu-ment apparaissant, leMoi (in dem schlechthin erscheinenden letzten Sein, demIch) 15 ». La Doctrine de la science est savoir du savoir, mais le savoir pris jus-tement en ce double sens : savoir absolu et savoir secondaire. Quelle est l’es-sence de ce savoir secondaire, quelle est l’essence du penser? Fichte nous le ditclairement : c’est d’être le principe d’uneséparation, d’uneparticularisation(Sonderung), autrement dit d’uneextériorisation, d’une phénoménalisation.C’est à la fois à cause et en vertu du penser, notre seulmédiumpour accéderà l’absolu, que celui-ci se fait phénomène. Ainsi, si dans la quinzième Confé-rence Fichte nous propose une « doctrine de la vérité », cela ne signifie pasqu’il nous est livré, dans ce qui s’apparente à quelque chose comme le sommetd’un double mouvement ascendant-descendant16, l’essentielde la Doctrine dela science et que la « phénoménologie », la doctrine du phénomène ou de l’ap-parition, n’en constitue qu’un volet subordonné ou secondaire. C’est plutôt lecontraire : la « phénoménologie »fait partie intégrantede la Doctrine de lascience17. Ainsi, par un renversement tout à fait saisissant du transcendanta-

13. J. G. Fichte,WL 18042, Conférence III, p. 27, l. 9.14. J. G. Fichte,WL 18042, Conférence IV, p. 34, l. 19.15. J. G. Fichte,WL 18042, Conférence IV, p. 41, l. 17-18, c’est nous qui soulignons.16. La quinzième Conférence est la Conférence centrale d’un exposé qui est constitué en tout

de 28 Conférences.17. Notons en particulier que le « mouvement phénoménologique » n’est pas simplement un

mouvement inverse par rapport au « mouvement aléthéologique ». Ainsi, on ne retrouve pas aupoint d’arrivée ce qu’on avait laissé au point de départ. On ne part pas simplement du phénomé-nal pour accéder à la véritéune(et transphénoménale) et pour redescendre ensuite à nouveauvers le phénoménal. En effet, on ne part pas du phénoménal si l’on entend par là le multipledéterminé, mais on part defacta (de phénomènes dans unautre sens), plus précisément : del’unité du savoirétablie comme factumpour en effectuer la genèse. Et, ensuite, ondétermine(c’est-à-dire onspécifiemoyennant des disjonctions) le contenu du savoir ainsi atteint et onaccède dès lors au monde phénoménalselon toutes ses déterminations logiquesque l’on dé-ploie au fur et à mesure du cheminement phénoménologique. Il s’ensuit que le parcours de laDoctrine de la Science de 18042 est irréversible, rigoureux et suit une direction nécessaire. Ceque nous enseigne le premier mouvement, nous ne le retrouverons pas tel quel lors du second,

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lisme kantien, ou du moins en y apportant le demi-cercle manquant du rapportcirculaire entre le phénomène et ses conditions transcendantales, Fichte établitdans laDoctrine de la science de 18042 que le phénomène est une composanteabsolumentessentielledu savoir absolu, que le savoir absolu est autantalé-théologiequephénoménologieou, pour insister vraiment sur l’originalité dupropos de Fichte, que le phénomène n’est pas seulement soumis à des condi-tions transcendantales (au sens de Kant), mais que le phénomène est à son tourune condition transcendantale (cette fois au sens de Fichte) du savoir absolu.Voilà pourquoi Fichte insiste, en usant d’expressions fort diverses, sur le faitque la Doctrine de la science soit autant « déduction » que « reconduction »,qu’elle fonde autant un principe de la disjonction que de l’unité, qu’elle soitautant analytique que synthétique.

3.

Approfondissons davantage, à présent, la caractérisation du phénomène se-lon Fichte. Celui-ci désigne un pôle médiateur, au sein d’un schéma de troismédiations qui représente la construction génétique du savoir absolu dans saréalisation - le schéma « c-l-e » que nous exposerons plus bas -, un pôle mé-diateur, donc, qui est autant uneconditiondu savoir absolu que sonextériori-sation. Citons à ce propos plusieurs affirmations de Fichte : le concept formel(identifié justement au phénomène) est la condition de l’apparition (Erschei-nung) formelle du principe de l’évidence que Fichte nomme « la lumière18 » ;le concept conditionne l’apparition de la lumière originaire19 ; et surtout lepassage suivant : le concept conditionne la vie et l’apparition de la lumière,et la lumière l’être du concept20. Il s’agit donc d’un conditionnement réci-proque : le sens du phénomène est ainsi de donner existence au savoir absolu,c’est-à-dire à ce qui fonde le savoir comme savoir, tout en étant conditionnépar lui. Comment Fichte parvient-il à la construction de ce savoir? Fichte pro-cédera en trois étapes, dont la première consistera d’abord (dans la troisièmeConférence) à établirfactuellementle savoir.

Première étape: l’établissement de «l’évidence factuelle suprême(höchstefaktische Evidenz) », c’est-à-dire du savoir dans safactualité.

Pour établir factuellement le savoir, Fichte part d’un objet quelconque entant que représenté. Avec chaque nouvel objet, nous avons une nouvelle repré-sentation, différente de la première. Par conséquent, en nous élevant ausavoiridentique, nous nous élevons au-delà tant d’unobjet muable que d’unsujet

mais chaque mouvement contient des articulations tout aussi nécessaires pour la fondation dela Doctrine de la Science.

18. J. G. Fichte,WL 18042, p. 75, l. 12-14. Pour l’essence et le statut de la lumière, cf. p. 97sq.

19. J. G. Fichte,WL 18042, p. 69, l. 20-24.20. J. G. Fichte,WL 18042, p. 70, l. 7-10.

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muable. C’est ce savoir identique, immuable, indépendamment de l’objet et dusujet, qui est la manifestationfactuelledu savoir (absolu). Le concept qui va setrouver au centre de lapremière construction du savoiret qui nous permettra denous élever à la sphère au-delà du divers empirique21 sera celui du « muablepur » (das rein Wandelbare) : ce qu’il y a d’a priori dans le savoir (au seindu rapport du sujet, de la conscience, à l’objet), ce n’est pastel objet (ni tellereprésentation correspondante), mais c’est ce qu’il y a d’immuabledans ce rap-port entre le sujet et l’objet. Cet immuable, Fichte l’appelle le « simple muablepur (das bloße reine Wandelbare) 22 » parce qu’il participe à l’immuable (ens’opposant au muable) - c’est pourquoi il estpur -, tout en étant séparé de lui- ce qui explique pourquoi il est unmuablepur. En vertu d’uneparticularisa-tion (Sonderung), d’une distinction, d’une disjonction, ce « muable pur »sescindeen un sujet et un objet, d’un côté, et est juxtaposé à « l’immuable pur(das rein Unwandelbare) 23 », c’est-à-dire au savoir substantiel et absolu, del’autre. Le premier objectif de la Doctrine de la science consiste à comprendrele sens de cette double synthèse (à savoir du « muable pur », puis de « l’im-muable pur24 ») qui a été effectuée tout à faita priori au sein même de cetétablissement factuel.

Deuxième étape: la mise en évidence des conditions de lagenèsede cetteévidence factuelle suprême.

Même si nous venons de voir le principe formel de la construction du sa-voir (principe qui indique la disjonction du muable pur en un sujet et un objetet en opposant ce muable pur à l’immuable pur), la genèse proprement ditedu savoir n’a pas encore été livrée. La raison en est que, jusqu’à présent, nousavons seulement établiqu’il y a un tel savoir (quod), mais nous n’avons pasencore répondu à la question de savoirce qu’est un tel savoir (quid). La spé-cificité du transcendantalisme fichtéen réside à la fois, certes, dans la manièredont il répond, mais aussi dans la manière dont ilréinterprètela question de la« quiddité» du savoir - réinterprétation qui revient tout simplement au fait dese réapproprier un des objectifs de laDéduction des catégories, plus précisé-ment de la « Déduction subjective » (qui est aussi celui de la phénoménologiehusserlienne), à savoir à établir comment le savoir est savoir « pour nous ».Le « quid » de ce savoir n’est pas un contenu (contrairement à la détermina-tion traditionnelle de l’essence en termes de «Washeit», de «realitas»), sousaucune forme que ce soit - laGrundlagenous l’avait appris de façon suffisam-ment claire -, mais il concerne la manière dont l’essence du savoir, sa qualitéinterne, estconstruite25. Non seulement lacompréhensionde l’essence du sa-

21. Pour Husserl, nous accédons à la sphère transcendantale (réduite) grâce à l’épochè; pourFichte, en revanche, la mise hors circuit du muable empirique requiert déjà une construction.Fichte accomplit ainsi le premier pas d’unegénétisation(s’auto-justifiant) du phénomène.

22. J. G. Fichte,WL 18042, p. 25, l. 11.23. J. G. Fichte,WL 18042, p. 25, l. 14.24. Cf. J. G. Fichte,WL 18042, p. 32, l. 22-27.25. J. G. Fichte,WL 18042, p. 27, l. 21 ; p. 36, l. 28-29.

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voir, c’est-à-dire lesavoir du savoir, mais cetteessence mêmeest sa propregenèse : c’est pour cela que Fichte peut dire que laDoctrine de la scienceet lesavoir « qui s’expose lui-même dans son unité essentielle » sont une seule etmême chose26.

Or la constatation duquodexige toujours la réponse à la question :quid?Pas de « fait de la raison » sans genèse - voilà comment il faut entendre lanotion de « vie » dans laDoctrine de la Science de 18042. Le savoir ne sauraits’arrêter au point mort de la disjonction - contradiction inadmissible dans lestermes. Lefactumdoit être dépassé, mais non pas « mécaniquement27 » du de-hors, comme c’est le cas chez Kant (du moins selon Fichte), ce qui reviendrait àunesynthesis post factum28, maisde l’intérieur, intérieurement(innerlich) 29.Autrement dit, lefactumdemeurefactum, si l’efficace (Wirksamkeit) (et la loià laquelle obéit cette dernière) de l’unité absolue n’est que constatée de l’exté-rieur de façon mécanique et si elle n’est pasintégrée dans(aufgenommen in)le savoir.

Quel est alors ici lefactumqui appelle à être dépassé,animé, dans et parune construction génétique? Le factum, lequod, c’est le simpleétablissement(une « apparencevide» écrit Fichte30) du savoir absolu. Selon Fichte, qui dit« quod », dit « disjonction » - c’est là une conséquence du rapport entre lequodet lequid et de la caractérisation duquid que nous venons de proposer.Autrement dit, nous l’avons vu, lequod fait appel à son dépassement, c’est-à-dire à la genèse du principe de l’unité permettant de supprimer la disjonc-tion que nécessairement il (lequod) exprime. De quelle disjonction s’agit-il enl’occurrence? Nous l’avons compris : tout d’abord de celle entre le muable etl’immuable, ou encore entre le multiple phénoménal et le principe unitaire dusavoir.

Notons que le « muable » désigne deux entrées possibles dans la sphèrede l’immuable - et c’est ici que Fichte se rapporte explicitement à Kant : soità partir de la disjonction factuelle entre le sujet et l’objet (ou entre le penseret l’être, P et E), soit à partir de celle - factuelle également, bien sûr - entre lesensible et le suprasensible (à laquelle disjonction il faut ajouter un troisièmeterme, lelien des deux, ce qui donne x, y, z, les « absolus » respectifs des troisCritiques). C’est la raison pour laquelle Fichte parle indifféremment dedeuxmuables31. La charnière entre ce muable factuel (i. e. cesdeuxmuables) etl’immuable, Fichte l’assigne très précisément aupoint d’unité(Einheitspunkt)« . » entre P et E, d’un côté, et x, y, z, de l’autre. Or ici, nous nous trouvonsau niveau de la disjonction appartenant au savoir absolu qui demeure tout demême une disjonction parce que ce savoir a seulement été établi dans sonquod,

26. J. G. Fichte,WL 18042, p. 27, l. 25-29.27. J. G. Fichte,WL 18042, p. 28, l. 23 ; l. 28.28. J. G. Fichte,WL 18042, p. 29, l. 6.29. J. G. Fichte,WL 18042, p. 28, l. 14.30. J. G. Fichte,WL 18042, p. 26, l. 15-16.31. J. G. Fichte,WL 18042, p. 29, l. 25-27.

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mais pas encoreconstruit(ce qui seul nous en donnera lequid, cf. plus bas).Comme, justement, ce savoir absolu n’a pas été construit, nous sommes tou-jours face à une disjonction, celle entre le muablepur et l’immuablepur. À unniveau supérieur, nous rencontrons donc exactement le même cas de figure quechez Kant, sauf que cela ne concerne plus la division factuelle entre le sensibleet le suprasensible (à laquelle il faut ajouter leur « lien »), mais celle (« facticitéabsolue32 ») entre le muable et l’immuable (à laquelle on peut ainsi égalementajouter un troisième terme qui en serait la « racine commune »). Commentexpliquer cette dualité (voire cette trinité)?

Le savoir absolu, la certitude absolue - en tant que substance33 - appa-raît, c’est unfait. La tâche de la philosophie transcendantale consiste à four-nir les conditions de l’auto-engendrement de l’Einsichtde ce savoir. Autre-ment dit, c’estnousqui devons engendrer le terme rendant possible cet auto-engendrement de l’«Einsicht» (« vue intellective » qui désigne « l’intuition in-tellectuelle » de la genèse). Ce terme, Fichte l’appelle un «terminus a quo34 ».Quel est ici ceterminus a quo? Cela ne peut être que le termedont à la foisprocèdela disjonction factuelle (entre le sujet et l’objet) et auquelse juxtapose,en même temps, l’immuable pur. Ce terme, c’est donc le terme intermédiaire,le point d’unité « . » (qui est en même temps un point de la disjonction35).Et c’est donc dans la réalisation de la genèse de ce point que consistera, nousl’avons vu, la saisie de l’essence du savoir absolu, réalisation dont procèdenécessairement, médiatement, le muable pur.

Notons qu’à travers cette première construction, Fichte met en évidencece qu’il juge être une ambiguïté caractéristique et essentielle du transcendan-talisme kantien : d’un côté, Kant s’arrêtait au niveau d’unfactumqu’il ne par-venait pas à dépasser (c’est-à-dire qu’il ne parvenait pas à lagenèseque seulela Doctrine de la science est en mesure de réaliser) ; d’un autre côté, il n’enétablissaitpas moins (quoique, certes, selon Fichte, à son insu !) précisémentle factumnécessaire à la fondation du savoir absolu - le « muable » qui doit eneffet être construit génétiquement et qui est le pivot autour duquel s’articulentet l’immuable puret la disjonction factuelle en un sujet et un objet. Ce quichez Kant présente un point d’arrêt - lefactum, le quod, indépassable d’un liennécessaire du sensible et du suprasensible ou,du même coup, entre l’objet etle sujet - chez Fichte, cela devient en quelque sorte le tremplin nous élevant ausavoir absolu : la position nécessaire d’une disjonctiondevantêtre dépassée.

32. J. G. Fichte,WL 18042, p. 29, l. 31.33. On pourrait s’étonner du fait que Fichte caractérise comme « substance » ce qui, intérieu-

rement, est unrapport, unerelation (et ce, non pas au sens kantien du rapport entre la substanceet les accidents, mais de celui entre le savoir et le su). Cela s’explique par le fait que Fichte réin-terprète justement le concept de substance en un concept relationnel sans renoncer pour autantà sa « permanence (Beharrlichkeit) » ou, dans la terminologie fichtéenne, à son « immuabi-lité ». Le savoir pris absolument - le savoir absolu - se rapporte à l’être absolu qui, lui-mêmeimmuable, parvient dans son immuabilité à un savoir intérieur, s’exprime en lui.

34. J. G. Fichte,WL 18042, p. 26, l. 28.35. Cf. la section 4 du présent chapitre, p. 84 sq.

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Le factumqui s’oppose ici au savoir absolu, au savoir génétique, à l’évidenceen et pour soi, mais qui n’est pas moins nécessaire pour qu’on y accède, c’estl’apparition, en tant quephénomène, de ce savoir absolu36. Autrement dit, ladoctrine du savoir requiert une doctrine du phénomène - le passage obligé parle transcendantalisme de Kant avait donc pour but de le démontrer.

4.

Nous livrerons maintenant la description du schéma dialectique qui peutêtre interprété comme une solution au problème du statut duphénomène, del’ intuition (évidence) et de laréalité.

Rappelons d’abord le résultat de nos développements précédents : il s’agis-sait d’établir factuellement la substantialité du savoir au-delà du changement(entre x, y, z) et la subjectivité-objectivité (P et E) indissociable de ce chan-gement. Dans la quatrième Conférence de laDoctrine de la Science de 18042,Fichte s’emploiera àconstruirece savoir immuable (et en même temps le chan-gement) - troisième étape du cheminement entamé plus haut (qui correspondalors à la deuxième construction de laDoctrine de la Science de 18042).

Troisième étape: la genèseproprement dite de l’évidence factuelle su-prême, du savoir factuel, autrement dit : la construction du savoir dans sonquid.Nous avons vu que l’absolu (appelé ici « A ») se divisait absolument et dumême coup en P et E et en x, y, z. La Doctrine de la science doit maintenantconstruirele principe de cette double division.

Premier point : où la Doctrine de la science « se situe-t-elle » dans ce rap-port entre A et les membres de la division? Réponse : ni en A qui, pris en lui-même, de façonobjectivée, est « intérieurement mort », ni non plus, commec’était le cas au niveau duquod du savoir, dans le point de la division « si-multanée » (« . ») en P et E et en x, y, z (parce que ce point est une « simplegenèse » alors qu’il s’agit de livrer la genèsedéterminée deA 37). Il s’ensuitque la genèse du savoir dans sonquid se situe au niveau dupoint d’unité« • »

36. J. G. Fichte,WL 18042, p. 28, l. 8-11.37. Que faut-il entendre par là? La notion de « genèse » signifie chez Fichte laconstruction

des conditions de l’auto-engendrement du savoir. Or cette construction implique deux choses :d’un côté, ces conditions sont effectivement construitespar le Wissenschaftslehrer, elles nesont pas simplement abstraites à partir d’une réalité pré-existante. Mais, d’un autre côté, et c’esttout aussi essentiel, leWissenschaftslehrerne les « invente » pas, il n’y a d’« idéalisme deproduction » d’aucunesorte chez Fichte : la construction génétique « suit » toujours - et c’estle point le plus difficile à saisir - la nécessité de ce qui est à construire. Cela signifie qu’une« simple genèse » ne peut être déconnectée du principe d’unité (A) qu’il s’agit de construire,ni se situer sur le seul plan de la disjonction (entre x, y, z et E et P). En effet, si l’on situe lepoint entre x, y, z et E et P et si l’on isole l’ensemble xyz.EP de ce à quoi il se juxtapose (à A),alors on ne voit pas comment c’est précisémentA qui se scinde à la fois en x, y, z et en E et P.Une disjonction est toujours disjonctiondequelque chose, donc il faut mettre le point non passimplement entre x, y, z et EP (« . »), mais entre xyz.EP et A («• »).

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entre A et le point de la disjonction « . ».Deuxième point : Fichte procède d’abord - avant d’effectuer la construction

génétique proprement dite - à la «description38 » de ce point d’unité. Cettedescription va mettre en évidence la différence entre la «réalisation» du pointd’unité et la « constructionaprès coup» ou «reconstruction (Nachkonstruk-tion) » de ce dernier. La réalisation estimmédiate, elle relève del’intuition ,d’un « flottement (Schweben) » entre le point d’unité et le A et d’une « fu-sion (Aufgehen) » dans ce même A39, la construction après coup est médiate,médiatisée (vermittelt), et relève du concept. Ce qui est maintenant absolu-ment fondamental, c’est que Fichte va introduire, dès à présent, la différenceentre deux formes d’« intelligibilité », de « conceptualités » ou de « construc-tions » : le concept et l’intelligible40 ; le concept formel et le concept relevantd’un contenu ; ou encore la construction après coup et la construction pro-prement dite. L’intelligible désigne la « conceptualité (Begrifflichkeit) » quicaractérise proprement l’intuition et s’oppose ainsi au simple concept (en tantque principe de ladisjonction).

Or, le point d’unité peut certes être réalisé - et c’est précisément dans cetteréalisation que consiste « intérieurement (innerlich) » la Doctrine de la science- mais il ne saurait être reconstruit après coup. Pourquoi? Pour deux raisons :

1. Parce que la reconstruction distingue, déploie, cela même que l’intuitionnous donne de façon unitaire, à savoir le pointd’unité justement. Quand nouspartons de A et quand nous nous apercevons que nous ne pouvons en rester làet que, du coup, nous sommes amenés au point ouvice versa, la forme mêmede notre démarche contredit l’idée du point d’unité. Autrement dit, quand nousopérons (eta fortiori quand nousexprimons) des disjonctions - caractéristiquespécifique de la démarchediscursive- le point d’unité nous a toujours déjàéchappé. Le seul rapport possible à ce point d’unité c’est le rapport intuitifimmédiat (exigeant uneintuition spécifique) qui, du coup, nie ou exclut leconcept.

2. Le savoir absolu, en soi, est quelque chose quisubsiste pour soi. Orl’évidence de ce qui subsiste ainsi pour soi nie la construction41. Qu’est-ce quipermet et justifie cette négation? C’est qu’elle relève d’unfactum nécessaire(qu’est la subsistance en soi d’un savoir absolu, interne, substantiel). Nousretrouvons ainsi, sur ce plan également, la nécessité d’unfactumsur lequels’appuie la construction du savoir absolu.

Si cette unité organique ne saurait être reconstruite, quel mode de construc-tion est alors légitime? Comment concevoir proprement ce qui échappe ainsià la conception? Le seul mode de construction admissible de ce point d’unitéest celui d’un « imager (Bilden) dans une image vide et objective42 » : ainsi,

38. J. G. Fichte,WL 18042, p. 35, l. 27 et 29.39. J. G. Fichte,WL 18042, p. 33, l. 15.40. J. G. Fichte,WL 18042, p. 35, l. 4, 12.41. J. G. Fichte,WL 18042, p. 36, l. 1-3.42. J. G. Fichte,WL 18042, p. 33, l. 29-30.

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la construction propre que nous livre la Doctrine de la science n’est jamaisque celle d’un représentant (Stellvertreter), d’une image, mais pas de l’en-soilui-même43.

Ce constat de l’impossibilité de saisir conceptuellement le point d’unité,constat découlant tout simplement de la nature même de la démarche dis-cursive (i.e. de lareconstruction), revient à un abandon de soi, à une auto-destruction, de la construction après coup, autrement dit, à l’effondrement duconcevoir lui-même. Fichte en déduit que la Doctrine de la science consiste àconcevoir (et nous nous trouvons là déjà au niveau de l’intelligible, c’est-à-direau niveau de cette deuxième forme du concevoir dont nous parlions plus haut)ce qui est tout à fait inconcevable, à concevoir, donc, l’inconcevableen tantqu’inconcevable44. Nous verrons plus bas quelles sont les implications de ce« concevoir de l’inconcevable » pour le statut du transcendantalisme.

Fichte approfondit maintenant le concevoir dans ce nouveau sens qui re-lève del’intelligible et quirend compte du statut de toute intuition et de touteévidence(donc de cette « intuition spécifique » évoquée plus haut), c’est-à-dire le niveau où le concevoir particularisant s’anéantit au profit du savoir ab-solu (et en soi). Ce savoir en soi est caractérisé par un construire en soi - unconstruire qui n’est pas un reconstruire après coup, lequel est obligatoirementsuccessif, dont les éléments sont disjoints, mais un construire au sens propre,un construire génétique, quiengendre(et quianéantit) le principe de l’unité etcelui de la particularisation et qui ne s’appuie pas sur eux comme le fait préci-sément la reconstruction. La reconstruction est soumise à des règles (i. e. auxlois de l’entendement). Le niveau de l’intelligible est celui de la raison qui sedonne à elle-même les lois auxquelles elle est soumise - c’est pourquoi Fichtepeut dire qu’avec ce construire génétique nous sommes au point qui se situeentre le principe de la particularisation et le principe de l’unité45 : le premierétant la soumission à la règle, le second nous ouvrant à la « vue intellective(Einsicht) » (celle, comme nous le verrons, selon laquelle c’est la lumière quiest le principe génétique de la disjonction et de la subsistance de l’être pur).

Nous pouvons désormais rassembler les composantes de cette descrip-tion du point d’unité en tant qu’« unité organique » entre A et le point• :la première de ces composantes est leconcept(Fichte dit : « construction ouconcept46 », mais comme concevoir = reconstruire, il aurait été plus exact dedire « reconstruction ou concept »). Ce concept absolu (qui n’est pas, commepour Kant, un simple accident) estl’unité absolue. Mais cet être du concept estaussitôt nié, en vertu d’une contradiction interne : à la fois le concept ne peut

43. Cf. à ce propos J. G. Fichte,WL 18042, p. 40, l. 28 - p. 41, l. 5.44. J. G. Fichte,WL 18042, p. 33, l. 14 - p. 34, l. 4.45. Dans la Conférence XIV, Fichte mène une critique du système schellingien de l’identité

au nom, précisément, d’une telle conception génétique du principe suprême du savoir qui n’estpas un principe de l’« indifférence » du sujet et de l’objet mais un principe à la fois de leur unitéet de leur différence.

46. J. G. Fichte,WL 18042, p. 35, l. 32.

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être dérivé de quelque chose qui subsiste pour soi parce quetoutsubsister poursoi du concevoir est nié (d’où il résulte que le concept ne peut être qu’absolu[ce qui a été demandé] et pur). En même temps, l’évidence de ce qui subsistepour soi (l’intuition, l’évidence - la lumière)nie le concevoir. L’effondrementdu concept signifie alors la position de l’inconcevable.

Avant de passer à la deuxième composante, Fichte formule de façon pré-gnante ce lien (qui est un lien de « l’unification nécessaire et de l’indissociabi-lité ») entre le concevoir et l’inconcevable :

Si l’absolument inconcevable doit apparaître avec évidence (ein-leuchten) comme subsistant seul pour soi, alors il faut que le con-cept soit anéanti, et qu’il soit posé pour pouvoir être anéanti ;car l’inconcevable n’apparaît avec évidence que dans l’anéantis-sement du concept47.

Cette formule dans laquelle s’exprime le principe du savoir absolu met en rap-port le concept et l’inconcevable, ou encore le concept et le « subsistant seulpour soi », c’est-à-direl’être en soi. Nous retrouvons là le lien d’indissociabi-lité de l’être et du penser (concept) que Fichte avait identifié dès la premièreConférence de laDoctrine de la Science de 18042 comme ce qui, selon lui,avait donné lieu, chez Kant, à l’institution de la philosophie transcendantale48.

La double identification immuable = inconcevable et muable = conceptpermet du même coup de formuler le lien entre le muable et l’immuable : l’ap-parition avec évidence de l’immuable exige la muabilité. Et c’est précisémentcette muabilité qui avait été mise en évidence dans la première constructiondu savoir49 (cf. notre première étape) et dont la genèse (qui n’y avait pas en-core été livrée) avait été présentée comme l’objet même de la Doctrine de lascience50.

Quelle est lateneurde cet inconcevable, de cette « inconcevabilité »? L’in-concevable est tributaire du concept nié. Il est donc une unité (cf. la caracté-ristique intrinsèque du concept mentionnée plus haut) et un absolu, au mêmetitre que ce dont il procède - et c’était notre premier objectif que de l’établir.Si l’on fait abstraction, dans l’inconcevable, de tout ce qui provient du concept(et il faut le faire, car le concept est nié), alors il ne reste plus que son carac-tère absolu, le pur subsister pour soi oul’être 51 : et nous avons là la deuxièmecomposante de notre description du point d’unité52.

Or dire qu’il y a un lien indissociable entre le concept et l’être, cela meten jeu une disjonction à laquelle la Doctrine de la science se doit de trouverl’unité. Ce terme unitaire, Fichte l’appelle « lumière ». Voici comment il l’in-

47. J. G. Fichte,WL 18042, p. 36, l. 10-14.48. J. G. Fichte,WL 18042, p. 10, l. 20-p. 11, l. 12.49. J. G. Fichte,WL 18042, p. 24, l. 26-p. 25, l. 16.50. J. G. Fichte,WL 18042, p. 32, l. 18-21.51. Cet être correspond à l’être-en-soi du dogmatisme, simple « dépôt » (qui est ainsiconstruit

génétiquement) de la deuxième construction de laDoctrine de la Science de 18042.52. J. G. Fichte,WL 18042, p. 36, l. 18-24.

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troduit. Le passage du concept à l’inconcevable n’est pas opéré arbitrairementpar le philosophe53, mais s’effectue en vertu d’une évidence absolument in-ébranlable que Fichte nomme « évidence absolue ». Quelle est cette évidence?C’est celle, nous l’avons vu, de la subsistance pour soi d’un savoir absolumentcertain que la Doctrine de la science se propose de construire génétiquementafin de fonder toute évidence (ou toute intuition) dérivée.

La troisième composante, la construction du savoir, le dévoilement de sonprincipe génétique - qu’est donc cettelumière-, nécessite maintenant de consi-dérer de nouveau le rapport entre le « subsister-en-soi » inconcevable (l’abso-luité, l’être) et le concept : ce rapport, tel que nous l’avons analysé jusqu’àprésent, impliquait déjà, sans que nous nous en soyons aperçu, la genèse dusavoir. Pourquoi? Parce que la qualité interne du savoir, c’est son inconcevabi-lité - c’est ce que nous indiquait déjà le simplefactumdu savoir. Lorsque Fichteaffirmait54 que la Doctrine de la science était le savoir vivant, en acte, saréa-lisation, et que touteconceptionétait unereconstructionaprès coup à laquelleéchappaitce savoir dans sa qualité intérieure, il livrait déjà la caractéristiqueintrinsèquedu savoir : la reconstruction est un «concevoir de l’inconcevable».Mais ce savoir s’impose comme unfactumet ce - précision décisive - en vertud’une factualité qui intervient en tant que composante nécessaire de sa ge-nèse. La réinterprétation fichtéenne du transcendantal kantien insiste sur l’idéeque la fondation de la philosophie comme science (ou comme science de lascience) met en jeudeuxcomposantes : celle qui nous livre, en tant que savoirdu savoir, la condition du savoir, maisaussicelle quià la foiss’appuiesur etrend comptedu savoirdu savoir, nous procure effectivement un savoir. Pour ledire plus simplement : il faut que le savoir comme condition de possibilité dusavoir soit un savoir par excellence, ce qui implique departir d’un savoir - entant quefactum, mais unfactumdifférent d’une nécessité qu’on rencontreraitsimplement dans des sciences existantes (d’autant que se pose la question desavoir si une telle nécessité en est vraiment une) - et ce qui met ainsi un jeu unedémarche circulaire absolument nécessaire et inéluctable. Kant avait cherché àétablir dans laDéduction des catégoriesque ce qui est condition de possibilitéde l’expérience est en même tempslimité par l’expérience ; Fichte rétorqueque le savoir comme condition de possibilité de l’expérience doit s’appuyersur son existence de fait pour pouvoir être absolument fondé. Ce qui est censéêtre fondédoit être pour pouvoir être fondé et, surtout, pour êtreen mesurede fonder, et de s’auto-fonder - et cet être, c’est effectivement lui, le savoirlui-même, qui le fonde.

Mais si le savoir absolu est inconcevable, peut-on encore raisonnablementparler de son être-fondé ? Bien sûr, il suffit de se rappeler que le concept -rapportmédiatà son objet - n’est pas le seul rapport possible à un objet. Ce quiest inconcevable, c’est certes ce principe qui pose le concept pour l’anéantir,

53. J. G. Fichte,WL 18042, p. 73, l. 23-27.54. J. G. Fichte,WL 18042, p. 33, l. 14 - p. 34, l. 4.

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mais c’est également l’être (c’est-à-dire ce qui subsistera une fois le conceptanéanti). Pour pouvoir nommer, dans sa spécificité, ce principe qui n’est pasun troisième terme positif (parce que cela supposerait qu’il soit déterminé,donc qu’il relèverait du concept), mais qui se distingue pourtantet du conceptet de l’être, Fichte choisit précisément le terme de « lumière » - genèse del’évidence - dont l’immatérialité dit l’inconcevabilité et la manifestation (quiest plutôtsourcede toute manifestation) son « être » qui est un agir pur.

Le schéma qui éclaire ainsi les rapports de fondation entre le « concept »(la conscience), la « lumière » (principe de la synthèse suprême) et l’« être » (leporteur de toute réalité) - que nous appelons le schéma c-l-e - pourrait s’énon-cer ainsi : si le savoir absolu doit (Soll) exister (et il existe), autrement dit, si lalumière doit pouvoir s’extérioriser, il faut que le concept (la conscience) soitposé et nié, dans et par cette lumière, pour donner lieu à l’être inconcevable,porteur de toute réalité. Ce schéma - apogée, selon Fichte, du transcendanta-lisme kantien fondé en sa vérité - qui met en œuvre unSoll (« Doit ») commeprincipe de la vérité55 est absolument « vrai56 » et préside à toute synthèsedans laDoctrine de la Science de 18042. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils’agit là d’un schémadialectiqueproche des « moments de tout ce qui a uneréalité logique » que Hegel expose dans sa petiteLogique57. Rappelons à cepropos que Hegel distingue 1/ le moment del’entendement; 2/ le momentnégativement-rationnel et 3/ le moment spéculatif ou positivement-rationnelcomme principe et résultat des deux premiers. Chez Fichte, nous sommes enprésence 1/ duconcept, principe d’apparition et de fixation du savoir ; or ceconcept fait l’épreuve de son incapacité à l’atteindre, donc 2/ il doit êtrenié(pour poser un être inconcevable, la réalité) ; 3/ c’est l’évidence ou lalumièrequi se réalise (s’extériorise) dans cette négation du concept. Ce schéma - quiest développé dans la Conférence IV (laquelle est donc absolument centrale)et qu’on retrouve en particulier dans la Conférence XIV au seuil de la doc-trine de la raison - exprime effectivement, comme nous l’avons mentionné audébut de ce chapitre, une triple médiation : la lumière quiestextériorisationdans l’anéantissement du concept ; le concept qui phénoménalise la lumièretout en étant conditionné par elle ; l’être qui est le porteur de toute réalité touten exprimant l’absoluité et l’inconcevabilitéde la lumière. Cette réalité étant« déduite » (cf. le début de la dixième Conférence), cela invalide d’ailleurs lereproche de la « vacuité » de la Doctrine de la science formulé par Hegel dansFoi et savoir.

55. Cf. en particulier les Conférences XI (p. 107) et XVI (p. 167sq.) de laDoctrine de laScience de 18042.

56. J. G. Fichte,WL 18042, cf. p. ex. p. 52, l. 25-30 et p. 73, l. 22-27.57. §§ 79-82 de la première partie de l’Encyclopédiede 1827 ou de 1830.

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5.

Fichte a donc réussi à proposer un schéma permettant de comprendre lelien entre l’être et la conscience et le principe d’une forme d’intuition « supra-conscientielle » (la lumière) - si par « conscience » on entend le rapportscindéentre un objet et un sujet - rendant ce lien possible. Mais, du point de vue dela fondationde ce lien, laDoctrine de la Science de 18042 fait encore un pasde plus - constituant ce que nous appelons la voie fichtéenne de la genèse duphénomène - qui nous permet d’approfondir davantage le statut duphénomèneainsi que celui dutranscendantalismeen général. Sans retracer dans le détaille cheminement ultérieur de la première partie de laDoctrine de la Science de18042 (s’étendant de la cinquième à la quinzième Conférence où il aboutit àla « doctrine de la vérité ou raison »), nous voudrions simplement cerner, danssa teneur philosophique, l’enseignement fichtéen eu égard aux deux points quenous venons d’évoquer.

La lumière telle qu’elle apparaît dans et à travers le schéma c-l-e a étéobjectivéedans ce schéma. Qui dit « objectivation », dit « extériorisation »,voire « aliénation ». Or, en réalité, ce point de vue n’est pas le seul point devue possible. On peut considérer la lumière égalementpurement en elle-même,c’est-à-dire intérieurement, indépendamment de toute objectivation - même sielle nous échappe dès que nous essayons de lareconstruire. Fichte nomme cesdeux points de vue la forme extérieure d’existence de la lumière (émanence)et la forme intérieure d’existence de la lumière (immanence). Le but de ladoctrine de la vérité consistera à trouver le point d’unité de la disjonction entreces deux formes d’existence de la lumière.

Cette unité sera construite suivant un cheminement qui, d’une manière ap-paremment synthétique, fait intervenir un certain nombre de concepts néces-saires à la génétisation du point d’unité recherchée58, avant que, dans la Confé-

58. Résumons rapidement le cheminement depuis la fin de la Conférence IV jusqu’à la Confé-rence XI : dans la troisième construction de la Conférence IV (répétée pour l’essentiel dans lesConférences V et VI) s’opposent donc deux points de vue : celui de la lumière et celui del’ Einsichtde la lumière (opposition qui correspond à celle entre l’immanence et l’émanence).Cette opposition est génétisée dans et par l’essence du concept (originaire) : à savoir le rapportde médiation entre les deux points de vue ou entre l’image (de la lumière) et l’imagé (la lu-mière en elle-même) que Fichte désigne par l’expression «Durch » (« par » ou « à travers »)(Conférence VII). (La Conférence VIII est réservée à une déduction de la « lumière absolue »comme principe de la lumière (en tant que principe de l’évidence) de la Conférence IV.) Or, lerapport vivant des termes médiatisés dans leDurch suppose une vie quitranscendece rapportde médiation. Le problème est alors de savoir comment rendre compte du principe de l’unitéentre leDurchet la vie (= la lumière en tant que principe de la conscience) (Conférences IX-X).De deux choses l’une : soit on identifie cette unité - qui doit en même temps être le principede l’intuition et de la source de la vie dans l’intuition - à l’énergie de la réflexion ou du penserd’un Durch à accomplir (idéalisme inférieur - Conférence XI) ; soit, en considérant de façonénergique que la vie doit êtreen soi, on rejette toute médiation et on fait de la vie absolumenten soi le principe absolu (réalisme inférieur - Conférence XI). La maxime qui caractérise cesdeux points de vue étant celle dufactumde la réflexion, dans le premier cas, et celle ducontenu(également en tant quefactum), dans le second. Unfactumdevant être génétisé, il faut nier ces

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rence XIV qui est absolument décisive, nous assistions à une sorte d’auto-anéantissement de toutes les étapes antérieures aboutissant à la vérité du trans-cendantalisme. L’idée centrale de Fichte est que toutes les formes d’idéalismeet de réalisme contiennent uneproiectio per hiatum irrationalem. La corréla-tion entre le sujet (la conscience, l’intuition) et l’objet (le concept) est posée,« projetée » - d’où le terme de « projection ». Et les éléments ne sont pas uni-fiés mais séparés par un abîme - d’où le terme de «hiatus». Pour l’idéalisme,cela se manifeste dans l’idée même que toute réalité se trouve redoublée par unprincipe (la «conscience») incapable de construire génétiquement ce redou-blement59. Pour le réalisme cela devient évident dès qu’on considère l’essencemême de l’en-soi (c’est-à-dire l’être-en-soi qui est son principe). Celui-ci n’estpas une unité absolue mais un « non non en-soi », c’est-à-dire une dualité determesrelatifs: le non en-soi et l’en-soi - ceux-là même, en fin de compte,qui caractérisent le rapport de médiation (leDurch) dont Fichte est parti dansla Conférence VII. Même si ces termes se construisentmutuellementde fa-çon génétique, ils ne sont pas engendrés en leurunitégénétique. Celle-ci n’estdonc posée que selon unesynthesis post factumou selon uneproiectio per hia-tum irrationalemqui contredit la maxime propre à ce réalisme. Au terme dece cheminement, nous atteignons alors le principe même de la conscience : unredoublementréalité/conscience de la réalité (= penser) dont aucun systèmephilosophique n’est susceptible de rendre compte. Comme ce principe s’estavéré intenable, il doit êtreréfuté. Cette négation aboutit alors à l’être vivant,pur et absolu (identique au « Nous » absolu), unité absolue et close en elle-même dans laquelle culmine la genèse fichtéenne dans la première partie de laDoctrine de la Science de 18042.

L’entrée dans la doctrine de la vérité n’est donc rien d’autre que la néga-tion du principe de la conscience - et nous trouvons là le lien avec l’inconce-vable rencontré plus haut : « concevoir l’inconcevable » signifie abandonner leprincipe de la conscience, abandon qui, à partir d’une base phénoménale (ouconscientielle) posée et ensuite anéantie, construit la lumière (principe de touteévidence) et déduit l’être (le porteur de toute réalité).

La nécessité d’introduire le transcendantal signifie pour Fichte que, d’unepart, la philosophie dispose désormais des moyens pour rendre compte du rap-port entre la conscience et son objet ainsi que du fondement gnoséologique etontologique de ce rapport, mais aussi, d’autre part, que la « vérité » ne peutpas être saisieen elle-mêmemais seulement de façonproblématique(d’où l’in-troduction duSoll, de l’inconcevabilité, etc.). Ainsi la Doctrine de la sciencen’aboutit pas à un scepticisme mais à un transcendantalisme qui se comprendcomme tel. Celui-ci ne signifie pas l’impossibilitéde toute « phénoménolo-gie » - ce qui semble être la conséquence ultime de toute fusion ou absorption

deuxAnsichten, ce qui donnera lieu, dans les Conférences XII-XIII à une forme supérieure deréalisme et d’idéalisme.

59. Cette critique de l’idéalisme correspond très précisément à la critique deleuzienne de l’in-tentionnalité husserlienne que nous avons esquissée dans le chapitre II.

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du factumdans la genèse - mais, au contraire, lanécessitéque l’être s’extério-rise dans unsavoir phénoménal: la pensée de Fichte demeure ainsi bel et bienun doctrine dusavoir, de lascience, malgré toute apparence onto-théo-logique.

6.

En quoi le schéma dialectique et la réfutation de la dualité conscience/objetqui correspond au « concevoir de l’inconcevable » répondent-ils aux trois pro-blèmes qui semblaient se poser chez Husserl? 1. Nous sommes parvenus à unecompréhension du statut duphénomènecomme principe de toute détermina-bilité et ce, dans le prolongement du second principe de laGrundlageet des« lois de la réflexion » de laDoctrine de la Science nova methodo60. Le phé-nomène ne s’oppose ni à la chose en soi, ni à un existant transcendant, mais

60. On pourrait mettre en perspective ce qui vient d’être exposé avec un autre projet « phé-noménologique », celui de Hegel dans laPhénoménologie de l’esprit. Nous remarquons qu’en1804, à l’époque où Hegel élaborait sa métaphysique d’Iéna, Fichte était déjà en possessiond’un système dont Hegel n’aura jamais connaissance, mais où il y a finalement, à de nombreuxégards, des similitudes avec ce qui sera exposé dans laPhénoménologie de l’esprit, à trois ex-ceptions près qui sont évidemment de taille et que nous nous contenterons tout simplementd’énumérer :

1/ Les deux penseurs se distinguent quant à la conception qu’ils ont respectivement de lanaturedu savoir absolu : pour Hegel, le savoir absolu ne saurait être formel, il doit déployer,dans leur nécessité, les déterminations logiques ducontenudu savoir ; pour Fichte, en revanche,le problème du fondement du savoir, du « savoir du savoir », ne relève pas d’un contenu, maisest censé répondre - en tant queconstruction génétique- à l’exigence fondamentale du trans-cendantalisme qui consiste à livrer les conditions de possibilité de la connaissance, sans qu’onne retombe cependant, nous l’avons vu, dans les difficultés des successeurs de Kant.

2/ Le deuxième point esquissera seulement ce qu’une étude plus approfondie se devra deconfirmer et concerne le sens des différentes synthèses ou « constructions » de la Doctrine de lascience : il s’agit pour Fichte de déduire et ensuite de développer les différentes positions fonda-mentales que la pensée philosophique est en mesure de prendre, démarche qui avait déjà donnélieu, dans laGrundlagede 1794/95, à la caractérisation des différentes formes d’idéalismes etde réalismes. La question qu’on pourrait poser est de savoir si ce n’est pas précisément le projetdu savoir absolu commeconstruction génétiquequi sépare à jamais Fichte de Hegel et si, plusparticulièrement, la philosophie hégélienne de l’esprit, son « idéalisme absolu », ne revient pas,en réalité, à ce que laGrundlageappelle un « idéalisme quantitatif » - ce qui signifierait quece n’est pas le fichtéanisme qui serait un moment subordonné de l’ascèse phénoménologique,mais qu’au contraire, le hégélianisme serait une des figures philosophiques que la Doctrine dela science prétend construire? Question quelque peu provocatrice, certes - ou peut-être pas tel-lement si l’on pense par exemple aux travaux de R. Lauth (en particulier àHegel critique de laDoctrine de la Science de Fichte).

3/ Pour Hegel, la scientificité d’un système est indissociable de son caractère « exposable »,et on sait qu’il a fourni une telle exposition, même trois fois ; or, Fichte, lui, n’a cessé de cher-cher une forme d’exposition adéquate à la Doctrine de la science et même après sa réussitemagistrale du printemps 1804, il a continué à le faire. Faut-il y voir un échec, une insuffisancesubjective, ou ne s’exprime-t-il pas, par là, bien plutôt cette inconcevabilité du savoir absolu qui- à chaque fois à réaccomplir et à revivre - ne peut être réalisé qu’intérieurement, c’est-à-diredont lareconstruction donne lieu à un cadavre qu’il vaut mieux laisser reposer en paix dans sa« sépulture »?

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il est la condition transcendantale d’accès au savoir - que ce soit de laWissen-schaftslehreou de n’importe quelle philosophie qui se propose d’assurer defaçon radicale un fondement au savoir et à la certitude.

2. Fichte fonde touteévidencedans un principe absolu qu’il appelle donc« lumière », principe de l’auto-engendrement du savoir (culminant dans une« doctrine de la raison » qui met en cause le primat de la conscience) ainsique de toute détermination en termes d’évidence. 3. Il établit l’être - corrélatattesté de la conscience - comme porteur de touteréalité. Comme cet être est« déposé » par la lumière, il « déduit » ainsi la réalité à partir de ce principe dela lumière. Pour souligner ce rapport entre la réalité et son « porteur », Fichteécrit par exemple dans la vingt-troisième Conférence : « L’être n’est pas uneréalité tirée de la somme des réalités possibles, c’est-à-dire des déterminationspossibles d’unquid, mais il est en lui-même absolument clos et, par rapportà l’extérieur, seulement la condition et le porteur de toutquid et de ses déter-minations61 ». C’est dans cette « déduction » de la réalité que consiste trèsprécisément cetteradicalisationde toute tentative de fonder ontologiquementle phénomène dont nous avons parlé au début de ce chapitre : en tant qu’elleétablit le rapport entre le concept (phénomène) et l’être, elle établit le lien né-cessaire entre la fondation - en sa radicalité - du transcendantalisme kantien(la génétisation de la lumière avec son principe duSoll) et, ce qui permet deretrouver le rapport avec la réalité, le « dépôt » ontologique - l’être comme « ré-sultat » de cette genèse - qui lui est corrélé. Ainsi, c’est autantmalgréqu’enraison dela radicalisation du « geste » transcendantal que l’être doit être « dé-duit » - et le rôle du schéma c-l-e consistait justement dans l’effectuation d’unetelle genèse.

7.

Or au terme de ces développements qui ont essayé de radicaliser le pro-blème du fondement ontologique du phénomène, il convient de se demander sices constructions atteignent véritablement leur but, autrement dit, si les déter-minations du phénomène qu’elles impliquent incombent effectivement au phé-nomène au sens de Husserl? Les critiques de certains penseurs post-husserliensqui déplorent l’absence d’un fondement ontologique du phénomène ne sont-elles pas, en réalité, aveugles pour l’attitude philosophique fondamentale deHusserl?

La perspective selon laquelle l’épochèreviendrait à une mise en suspensde la question du «sens de l’être» - mise en suspens d’un être qui devraitêtre restitué ultérieurement, mais que Husserl, lui, n’aurait jamais restitué62 -

61. J. G. Fichte,WL 18042, p. 230, l. 26-30.62. Sartre, par exemple, pose dans sonIntroduction à L’être et le néantla question rhéto-

rique suivante : « (. . .) L’être de la conscience suffit-il à fonder l’être de l’apparence en tantqu’apparence? Nous avons arraché son être au phénomène pour le donner à la conscience, et

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passe en effetà côtéde l’attitude phénoménologique en ce qui la caractérise enpropre. Le sens de l’épochè- et la raison justifiant sa mise en application - ré-side dans le fait de se donner les moyens de saisir le phénomène non pas dansune stabilité ontologique toujours présupposée, mais dans lagenèse de sonapparaître. Ainsi, l’épochène signifie pas une suspension provisoire du sensd’être, mais elle est la condition d’accéder au phénomèneen tant que celui-ci est précisémentDÉPOURVU d’un fondement ontologique. Dès lors, toutetentative d’inscrire le phénomène dans un sens d’être préalable devra échouerpuisque l’originalité de la phénoménologie husserlienne - et de l’acception duphénomène qu’elle véhicule - consiste justement dans le fait derenonceràla recherche d’un fondement ontologique du phénomène. Et la positionfon-damentalement anti-métaphysiquede la phénoménologie husserlienne résidealors en ceci qu’elle thématise le phénomènecomme phénomèneafin d’évitertoute emprise du phénomène par une visée fondationnelle. Voici quel est ducoup le sens profond du précepte d’« absence de tout préjugé » revendiquépar Husserl : il ne s’agit pas simplement d’évacuer toute élaboration concep-tuelle pré-existante, et en particulier métaphysique (comme le soulignent lesRecherches Logiques63), mais - surtout - de se refuserune fois pour toutesàla possibilité d’une fondation absolue de la phénoménalisation. Projet qui necontredit en rien d’ailleurs le fait de procéder à une fondation dusavoir pourpeu, toutefois, que l’on s’entende sur le caractère toujours spécifiquement dé-terminé d’une telle fondation.

Pour répondre au problème fondamental qui a traversé toute la premièrepartie de ce chapitre - celui de la vertuconstitutivede la corrélation noético-noématique - nous essayerons maintenant de cerner le nœud de la phénoméno-logie génétique de Husserl, ce qui nous permettra enfin de saisir ultimement lesens du « phénomène » selon l’acception même de Husserl.

D’aucuns voient dans la phénoménologie génétique un pas en deçà desacquis auxquels Husserl était parvenu grâce à l’épochèet à la réduction phé-noménologique. Les réserves formulées sont les suivantes : dans la phénomé-nologie génétique, tout se passerait comme si l’introduction d’un mouvementtemporel au sein même des instances constitutives du sens ne pouvait se fairequ’au prix de l’abandon des conditions mêmes de tenir ferme l’épochè. Or, enréalité il n’en est rien. Tout l’enjeu est là : comment concevoir uneconstitutiondu sens - et notamment de sa dimensiontemporelle- tout en étant attentif àl’être-constitué, en un autre sens (génétiqueprécisément), de cette constitu-tion?

Nous procéderons en trois étapes :

nous comptions qu’elle le lui restituerait ensuite. Le pourra-t-elle? »,L’être et le néant, Paris,Gallimard, 1943, p. 24 ; cf. aussi G. Seel,La dialectique de Sartre, Lausanne, Editions L’Âged’Homme, 1995, p. 36.

63. Voir à ce propos, J. Benoist : « Phénoménologie et ontologie dans lesRecherches Lo-giques», dans Husserl :La représentation videsuivi deLes Recherches logiques, une oeuvre depercée, sous la direction de J. Benoist et J.-F. Courtine, Paris, puf, 2003, p. 113.

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I] Considérations générales à propos de la phénoménologie génétique.II] Les notions de genèse et d’histoire sur le plan de la «facticité».III] Explicitation du sens de la descente dans la sphère pré-immanente du pointde vue de la phénoménologie génétique : la genèse de la facticité.

8.

I] Il n’existe que peu de textes de Husserl qui thématisent explicitementle statut de la phénoménologie génétique. Or, souvent, pour cerner cette der-nière, on l’oppose - comme Husserl le fait lui-même à plusieurs reprises - àla phénoménologie statique. Et l’on justifie cette opposition avec l’introduc-tion - dans la phénoménologie génétique - de l’aspecttemporelde la consti-tution intentionnelle64. Il nous semble que ce n’est pas là le critère décisifpour identifier proprement le statut de la phénoménologie génétique parce quele clivage même entre phénoménologie statique et phénoménologie génétiqueest problématique (ne serait-ce que parce qu’il existe un « lien (Bindung) »intime entre l’egoet le mondeconstitué65) et que les analyses relatives à laconstitution de la conscience du temps interviennent dans ces deux « pointsde vue66 ». Dans tous les cas, l’analyse intentionnellegénétiquen’est pas gui-dée par le fil directeur de l’unité de l’objet visé(comme c’est le cas dans laphénoménologie statique), mais elle s’oriente vers latotalité du rapport quiexiste entre la conscience et son objet intentionnel, ce qui inclut un ensemblede renvois intentionnels (la « situation »), à savoir, en particulier, l’unité imma-nente de l’«histoire»67 de la vie intentionnelle. B. Bégout caractérise de façonprégnante la phénoménologie génétique comme suit68 : « L’idée maîtresse dela phénoménologie génétique (...) consiste donc à dévoiler les sous-entendusde l’analyse statique, en montrant que toutefondation de validitérepose paressence sur une genèse de motivations et d’implications intentionnelles, surune histoire sédimentée du sens et des opérations de sens, sur les ‘couchesde validité69’ ». Or ce qu’il s’agit précisément de comprendre, c’est que cette« genèse » n’est pas seulement une genèsetemporelle. Avant d’approfondir ce

64. C’est le cas par exemple de Nam-In Lee dans son ouvrageEdmund Husserls Phänomeno-logie der Instinkte, Phaenomenologica 128, Dordrecht/Boston/Londres, Kluwer, 1993. Cf. aussiles éditeurs desManuscrits de Bernau: « Ce n’est sans doute pas par hasard que la phénomé-nologie génétique nouvelle de Husserl a son origine dans des réflexions consacrées à l’essencede la conscience du temps »,Husserliana XXXIII, op. cit., p. XLVI.

65. Voir laQuatrième Méditation Cartésienne, §37,Husserliana I, p. 110.66. Cf. I. Kern, « Statische und genetische Konstitution », dans Bernet, Rudolf/Kern,

Iso/Marbach, Eduard :Edmund Husserl. Dastellung seines Denkens, Hambourg, Meiner, 1989,p. 183-185 ; B. Bégout,La généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial,Paris, Vrin, 2000, p. 54, n. 2.

67. Cf.Husserliana XVII, Beilage II, p. 316sq.68. B. Bégout,op. cit., p. 60.69.Husserliana XV, p. 615.

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point, nous présenterons d’abord, de façon générale, la phénoménologie géné-tique à partir d’une considération sur le statut de l’aperception.

Selon le texte « Méthode phénoménologique statique et génétique » (1921)que l’on trouve dansHusserliana XI70, le champ de la phénoménologie géné-tique est ambigu : il peut englober « l’histoire de l’objet en tant qu’objet d’uneconnaissance possible »71, un champ qui exclurait les aperceptions « finies(fertige) » qui, elles, relèveraient du champ d’une phénoménologie « statique ».Mais il peut englober aussitouteaperception, de sorte qu’aucune phénoméno-logie « systématique » ne serait possible si on excluait ce qui relève du gé-nétique (Genetisches) de l’ensemble des rapports statiques72. Analysons d’unpeu plus près ce rare témoignage des réflexions husserliennes sur laméthodede la phénoménologie génétique.

a/ Husserl propose d’inclure parmi les « lois de la genèse » celles qui« règlent la formation des aperceptions »73. Une aperception, on le sait, est unvécu intentionnel qui « rend conscient » quelque chose qui n’est pas contenudans ce vécu, mais qui letranscende(intentionnellement). Elle renvoie à unvécu remplissantpossiblede ce qui n’est que visé, de sorte qu’elle est toujourstranscendée par quelque chose qui est manifestée de façon plus ou moins par-tielle en elle74. Nous sommes en présence ici d’« une loi de la régulation del’avenir, (. . .) une loi pour despossibilitésà venir75 ». L’aperception embrasseainsi toute conscience intuitive(quel que soit son degré de remplissement) et,en particulier, la perception. Cela signifie, dès lors, que la phénoménologiegénétique ne traite pas seulement des lois relatives aux rétentions (et aux pro-tentions), des lois d’associations, etc., mais qu’elle intervient dans le champmême de la donation originaire (et ensuite de la « nature » et de la « réalitéobjective ») !

Or, une telle « histoire » de la conscience (non seulement de la conscienceconstituée, mais detoutesles aperceptions possibles) ne consiste pas dans lefait de mettre en évidence « une genèse factuelle pour des aperceptions fac-tuelles ou des types factuels dans un flux factuel de la conscience ou encoredans celui de tous les êtres humains factuels »76 (nous traduisons partout ici« faktisch» par « factuel ») ; elle montre, au contraire, que toute aperceptionest une « forme d’essence (Wesensgestalt) » et que sa genèse s’accomplit selondes lois d’essence - d’où la possibilité, pour le phénoménologue, de procéder

70. « Statische und genetische phänomenologische Methode », dansHusserliana XI, p. 336-345.

71.Husserliana XI, p. 345.72.Husserliana XI, p. 344.73.Husserliana XI, p. 336.74. Husserl précise dans une note que la conscience aperceptive est une « potentialité de la

motivation » (p. 337, n. 1), et même que « toute motivation est une aperception » (ibid.) ; ainsi,une définition précise de l’aperception exigerait aussi une délimitation claire par rapport à cettenotion de « motivation ». (Cf. aussi à ce propos, p. 338, l. 26-33).

75.Husserliana XI, p. 336.76.Husserliana XI, p. 339.

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à une « analyse génétique ». Citons ce passage essentiel :

Ce qui est donné, ce n’est pas le devenir nécessaire de l’apercep-tion (en tant qu’elle serait considérée commefactum) à chaquefois individuelle, mais n’est donné avec la genèse d’essence que lemode (Modus) de la genèse dans lequel n’importe quelle apercep-tion de ce type a dû être engendrée originairement dans un flux deconscience individuel (. . .) ; et après qu’elle [scil. une telle aper-ception] a été engendrée - pour ainsi dire en tant qu’instituant ori-ginairement (urstiftend) -, des aperceptions individuelles du mêmetype ont pu être engendrées d’une manière tout à fait différente,à savoir en tant qu’effets génétiques d’aperceptions déjà forméesantérieurement (. . .) 77. La théorie de la conscience est alors bel etbien une théorie des aperceptions ; le flux de la conscience estun flux de la genèse constante, pas simplement un l’un-après-l’autre, mais un l’un-à-partir-de-l’autre, un devenir selon des loisd’une succession nécessaire, dans lequel à partir d’aperceptionsoriginaires ou à partir d’intentions aperceptives primitives s’en-gendrent des aperceptions concrètes de différents types, parmi les-quelles toutes les aperceptions qui engendrent l’aperception uni-verselle d’un monde78.

On notera ici, chez Husserl, l’usage du couple genèse/factumque nous avonsdéjà rencontré chez Fichte. Mais il est clair que l’acception de ces notions dif-fère complètement chez les deux philosophes. La perspective fichtéenne estdouble : Fichte cherche à réaliserune genèse radicale, d’un côté, et ce,afin defonder ontologiquement le phénomène, de l’autre. Husserl, lui, ne suit pas iciFichte, et ce, pour deux raisons : 1. il renonce à un fondement ontologique duphénomène ; 2. la genèse ici introduite n’est pas une genèse qui - à l’instar decelle de Fichte - aurait pour but d’accomplir jusqu’au bout l’Einsichtdu trans-cendantalisme kantien, mais elle doit rendre compte du fait de savoir commentune aperception procède d’une (autre) aperception, « si, après tout, ‘quelquechose procède de quelque chose’ dans le flux de la conscience »79, 80.

77. Comme le souligne laQuatrième Méditation Cartésienne, le factumde l’egotranscendan-tal n’est jamais qu’unexemplepour despossibilités pures(§36). C’est la raison pour laquellel’ épochèdoit toujours s’accompagner d’une réductioneidétique(cf. M. Richir, « Métaphysiqueet phénoménologie : Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique », dansPhéno-ménologie Française et Phénoménologie Allemande. Deutsche und Französische Phänomeno-logie, E. Escoubas, B. Waldenfels (eds.), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 103sq.), seule en mesurede « purifier eidétiquement » ce qui se donne d’abord commefactum. La tâche de la phéno-ménologie génétique est de dévoiler l’a priori universel qui appartient à cetegotranscendantalet qui inclut, en tant que forme d’essence, une infinité de types aprioriques d’actualités et depotentialités.

78.Husserliana XI, p. 339.79.Husserliana XI, p. 338.80. Nous reviendrons plus bas sur la manière dont Fichte et Husserl conçoivent, chacun d’une

manière spécifique, le rapport entre lefactumet la genèse.

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b/ Mais dans une deuxième partie du texte (à partir de la page 339, l. 34)- qui n’est pas explicitement mise en évidence comme telle - Husserl affirmeque dans l’analyse de l’intentionnalité d’une aperception « il n’est pas questiond’une genèse expliquante81 ». Husserl établit maintenant que les problèmes dela genèse n’interviennent qu’au niveau des structures d’essence qui exprimentla régularité formelle de laraison et de ses « activités (Tätigkeiten) ». Inter-vient ici en particulier le problème du dévoilement de la genèse dusensdesjugements82. Une telle analyse fait apparaître les différents niveaux constitu-tifs du jugement : jugements d’expérience (Erfahrungsurteile) anté-prédicatifs,jugements prédicatifs, jugements prédicatifsfondés, etc. Dans la sphère de laraison83 ou dans « l’empire du Moi agissant84 », la genèse est à l’œuvre parceque tout raisonnement fait procéder une conclusion à partir d’une prémisse se-lon des rapports génétiques qui jouent un rôle « fondationnel (fundierend) »pour l’inférence rationnelle.

9.

II] La phénoménologie génétique - tel est l’aspect méthodologique décisifse dégageant, selon nous, des considérations éparses sur ce sujet - intervientsur deux plans permettant de comprendre le lien, chez Husserl, entre la fac-ticité et la genèse. Ces deux plans couvrent ensemble le domaine de ce queHusserl désigne comme la « constitution de la constitution ». Ils concernentla genèse intentionnelle de la facticité (la « temporalité universelle »85), d’uncôté, et la descente dans la sphère constitutive de cette dernière (un procéderdont nous avons déjà traité dans les chapitres précédents et dont la teneur signi-ficative trouve ici son approfondissement le plus essentiel), de l’autre. Comme

81.Husserliana XI, p. 340.82. Cf.Husserliana XVII, §85sq., p. 214sq.83. Cette opposition concernant le domaine spécifique de la phénoménologie génétique qui

se cristallise dans la considération sur le statut de l’aperception que nous venons de fournir nese recoupe pas exactement avec une autre opposition introduite par Husserl dans le §38 desMéditations Cartésiennes: celle entre deux « formes fondamentales » de la genèse constitutive- la genèse active et la genèse passive.

1. La genèse active englobe toutes les opérations de laraison pratique(ce qui inclut égale-ment la « raison logique »). En s’appuyant sur une constitution intersubjective, des actes du Moiconstituent originairement des objetsgénérauxqui instituent en même temps (dans la sphère duMoi lui-même) une habitualité valide pour des actes futurs du Moi.

2. Cette genèse active suppose, à un niveau constitutif inférieur, une « passivité préalable »qui livre la « matière » à la première et qui possède une « histoire » qui peut être mise enévidence selon ses légalités d’essence. Elle témoigne d’habitualités spécifiques qui motivent leMoi à accomplir des « activités ».

Le principe universel de la genèse passive pour toute objectité - prédonnée aux synthèsesactives - est l’associationqui est une fonctionintentionnelleà défaut de laquelle l’egolui-mêmeest impensable.

84.Husserliana XI, p. 341.85.Husserliana XVII, Beilage II, p. 318.

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nous l’avons déjà dit plus haut, la temporalité joue un rôle central à ces deuxniveaux. Considérons d’abord le premier niveau - celui de ce que Husserl ap-pelle, à son tour, la « facticité ».

Depuis lesProlégomènes à la logique pure, la facticité a toujours été dé-finie par son inscription dans le rapport temporel global. Husserl écrit parexemple, dans cesProlégomènes, que toutfactum, tout « fait (Tatsache) »est déterminé temporellement86. Si après 1917, Husserl se sert de nouveaudu terme de « genèse » - un emprunt à Brentano : on se souvient que la pre-mière édition desRecherches Logiquesavait opposé la phénoménologiedes-criptive à toute disciplinegénético-explicative- c’est toutefois dans un toutautre sens (non explicatif justement), à savoir pour rendre compte de la formed’essence universelle (universale Wesensform) de toute facticité (que Husserlidentifie avec la temporalité immanente). Le premier des deux plans évoquéssera alors celui qui caractérise ce que la sphèreimmanentea de proprementgénétique : les composantes de la sphère immanente avec leurs habitualités etsédimentations. Ainsi, comme le montre par exemple laQuatrième MéditationCartésienne, la découverte propre de la phénoménologie génétique est celled’une structure universellea priori de la subjectivité transcendantale (avec lesobjets constitués en lui), laquelle structure est soumise aux « légalités d’es-sence de la coexistence et succession egologico-temporelle ». En effet, commele note Husserl, « quoi qu’il puisse survenir dans monegoet, eidétiquement,dans unegoen général - vécus intentionnels, unités constituées, habitualitéségologiques - tout cela possède sa temporalité et participe, à cet égard, au sys-tème des formes de la temporalité universelle avec lequel se constitue pourlui-même toutegoconcevable »87. Et c’est aussi la raison pour laquelle le §37de laQuatrième Méditationse propose de préciser « le temps comme formeuniverselle de toute genèse egologique »88.

Essayons de cerner davantage la nature et le rôle de la phénoménologiegénétique sur ce plan factuel. Elle concerne en particulier les aspects suivants :a/ la médiation temporelle du sens ; b/ l’héritage intentionnel ; c/ la motivationanalogisante.

a/ Tout objet en tant qu’il est soumis au devenir, c’est-à-dire tout objettemporel, devient ce qu’il esten vertude l’écoulement temporel. Or, il apparaîtdans l’analyse génétique qu’un tel devenir n’est pas simplement « extérieur »au sensde l’objet, à sa teneur noématique - qu’il n’est pas un « simple l’un-après-l’autre », mais un « l’un-à-partir-de-l’autre »89. En effet, Husserl noteque

dans notre sphère intentionnelle où un sens de perception (Wahr-nehmungssinn) (noème) s’engendre à partir d’un [autre] sens de

86.Husserliana XVIII, p. 126.87.Husserliana I, p. 108.88.Husserliana I, p. 109.89.Husserliana XI, p. 339 (passage déjà cité).

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perception, les choses se présentent d’une manière essentielle-ment différente [par rapport à un simple devenir temporel] : lesens des phases antérieures intervient (greift ein) dans celui desphases postérieures, la phase postérieure n’a pas seulement « ex-térieurement » la coloration (Färbung) d’une phase - et justementde ce devenir. Nous avons alors ici un engendrement plus authen-tique du postérieur à partir de l’antérieur, à savoir de la teneur dupostérieur à partir de celle de l’antérieur90.

Cela signifie que la teneur noématique elle-même évolue, « s’enrichit », danset à travers le temps, un état de choses que nous appelons la « médiation tem-porelle du sens ».

b/ Un des intérêts capitaux du cours « Nature et esprit » professé par Hus-serl au semestre d’été 1927 (texte rarement commenté) consiste dans la miseen évidence - et ce, avant qu’il n’ait pris connaissance d’Etre et temps! - ducaractère « héréditaire » de la subjectivité transcendantale. Dans sa descriptiondu « flux de l’expérience du monde (Strom der Welterfahrung) », Husserl iden-tifie d’abord lastructure inductivedu présent vivant en tant que sol etconditiosine qua nondu caractèrehomogèneet unitaire de la perception. Le champdes objets de perception est un champ futur « légitimement induit »91. Or ilest clair que l’induction ne saurait prétendre à une validité universelle. Est-ceà dire que le champ de la perception objective serait caractérisé par une in-détermination absolument irréductible? La réponse est positive, bien entendu,étant donné l’imprévisibilité de ce qui est susceptible de se présenter. Mais cen’est pas cela qui intéresse Husserl ici (cf. sur ce pointDe la synthèse pas-sive92 et les analyses de Maldiney sur la « transpassibilité »93). Il attire plutôtl’attention sur le fait qu’en vertu de l’écoulement incessant du flux du temps,cette inductivité avait déjà caractérisé le champ de la perception objective quiavait étéprésente au passéet que, du coup, notre perception actuelle présentel’« héritage » d’une vie qui fait ses expériences et qui passe. Husserl va mêmejusqu’à fonder la structure intentionnelle de l’unité de la vie de l’expérience(Erfahrungsleben) sur les anticipations inductives qui proviennent ainsi de la« vie antérieure ». Toute objectivité se constitue dès lors de façon génético-inductive dans une telle structure intentionnelle et ce,

à travers unhéritage(Vererbung) intentionnelpermanent, c’est-à-dire à travers le fait que, dans la vie, a lieu non seulement un en-chevêtrement immédiatement continu d’inductions élémentaires[retenues dans] une rétention continue, mais qu’est réveillée, entant que suite s’enchaînant sans cesse (Mitfolge), la formation(Bildung) et l’intégration continue d’un acquis intentionnelqui

90.Husserliana XIII, p. 349, n. 3.91. E. Husserl,Natur und Geist, Husserliana XXXII, M. Weiler (ed.), 2001, §23, p. 144.92. E. Husserl,Analysen zur passiven Synthesis, Husserliana XI, p. 211.93. Cf. le dernier chapitre de l’ouvrage de H. Maldiney,Penser l’homme et la folie, Grenoble,

J. Millon, coll. « Krisis », 1997, p. 361-425.

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demeureet qui joue dans chaque nouveau présent ; cette forma-tion étant réveillée par ressemblances à partir d’un tel présent etparticipant, par téléinduction (Ferninduktion), à la figuration (mit-gestaltet) du présent lui-même en tant qu’elle est une fonction quico-détermine le sens intentionnel de ce dernier.94

Husserl rajoute à cela que chaque chose est toujours déjà aperçue (apperzi-piert) selon sontype, l’appréhension de ce type correspondant auremplisse-mentdes inductions qui structurent le présent objectif95. Qu’est-ce que toutcela signifie? Que le présent est médiatisé autant par des acquisitions du passéque par des anticipations futures qui structurent et déterminent ce passé. Lanotion de « téléinduction », introduite ici par Husserl, dit précisément le sensd’un passé pour le présent qui a d’abord lui-même été présent - et donc futurpour le présent actuel. La citation suivante illustre clairement ce propos :

(. . .) la vie, dès qu’elle vient à être appréhendée, est déjà sur-vie(Fortleben) qui a la vie derrière ou à côté d’elle, mais pas dans uneextériorité simplement naturelle (natural), mais plutôt dans l’in-tériorité d’unetradition intentionnelle. Nous pouvons dire aussique la vie est de part en parthistorique (historisch) 96 ; la sur-vie procède d’une vie qui lui pré-dessine (vorzeichnet) son senset son être, une préfiguration (Vorzeichnung), cependant, dans la-quelle, en tant qu’historique, son origine (Abkunft) historique estelle-même contenue intentionnellement et ce, en tant que quelquechose, donc, qui doit à son tour être révélé à partir d’elle-même,qui doit être dévoilé, qui doit questionné à partir d’elle. Par consé-quent, le présent réel (reelle) doit être explicité « historiquement »au sens le plus large du terme, il doit être interprété, c’est-à-direque ce qui repose en lui intentionnellement, mais non pas ce quirepose en lui commedatumréellement (reell) analytique, doit êtredévoilé, induit, révélé intentionnellement. Il ne s’agit pas ici d’hy-pothèses, ni davantage de substructions métaphysiques97.

Notons enfin que cette médiation entre le passé et le futur est déjà prédessinée,à son tour, dans les analyses husserliennes de l’enchevêtrement, dans la sphèreimmanente, entre les rétentions et les protentions98.

c/ Ces précisions étant faites, nous pouvons maintenant passer à l’analyserapide des caractéristiques essentielles de la genèse des objectités constituées.

94. Pour toute cette analyse, cf. E. Husserl,Husserliana XXXII, op. cit., p. 145.95. E. Husserl,Husserliana XXXII, ibid.96. S’impose ici le rapprochement entre ce «Fortleben» et la «Geschichtlichkeit» carac-

térisant leDaseinheideggerien. Rappelons que l’auteur deSein und Zeit, lui, oppose cette« Geschehensweise» du Daseinà la « Historie », cf. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit.,§§72-74.

97. E. Husserl,Husserliana XXXII, p. 147-148.98. Cf. E. Husserl,Husserliana XXXIII, texte no 2 ; cf. aussi notre étude « Les diagrammes

husserliens du temps », dansAlter, no 9/2001, p. 388-389.

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102 ALEXANDER SCHNELL

C’est précisément dans la mesure où les « réflexions sur une phénoménolo-gie génétique »99, livrées par Husserl dans leSupplément XLVde Husser-liana XIII (datant de 1916/17), proposent une « analyse de l’implication inten-tionnelle »100 qu’elles contiennent des éléments pour une « constitution de laconstitution ». Cette analyse mobilise plusieurs concepts-clé : l’horizon, l’ana-logie, la motivation. Chaque perception originaire s’inscrit dans unhorizonqui - en tant que « rapport de renvois (Verweisungszusammenhang) » - n’estpas simplement un environnement « objectif » qui se situerait autour de l’ob-jet sur lequel se dirige l’attention actuelle, mais le corrélat d’un « Je peux »susceptible de transposer de l’état de latence à l’état d’actualité le « systèmedes possibilités subsistantes (System bestehender Möglichkeiten) »101. Ce « Jepeux » suppose « l’héritage intentionnel » : c’est en vertu d’une « appréhen-sionanalogisante»102 que ce qui est attendu estmotivépar ce qui a déjà étéexpérimenté. Or, ce qui est décisif, c’est que ce rapport entre le motivant et lemotivé «n’est pas un rapport causal au sens des sciences de la nature»103. Cerapport analogique renferme un « moment intentionnel » qui se réalise dans un« acte de laraison»104 ou, dans les termes de Husserl : « C’est uneforme ori-ginaire de la motivationqui est ici intuitionnée et qui est une forme originairede la raison. » Précisons que la motivation est une « légalité formelle d’unegenèse universelle, conformément à laquelle le passé, le présent et le futur seconstituent unitairement, toujours à nouveau, dans une certaine structure for-melle noético-noématique de types de donation en flux »105. Si elle ne l’étaitpas, il n’y aurait pas de possibilité de fonder la théorie de l’expérience, toutethéorie de l’expérience se réduirait à un cercle106. Cette motivation analogi-sante n’est pas un rapport causal parce qu’elle reconduit la raison dupropteràunpost- et nous retrouvons ainsi ici l’idée d’un « héritage intentionnel ».

10.

III] Même si la mise en évidence de la forme d’essence universelle de lafacticité concerne sur des points essentiels la genèse des objectitésconstituéesde la sphère immanente, la perspective génétiquecomplèterequiert encore unedeuxième composante - la descente dans la sphère ultimement constitutive deces objectités immanentes. Ces analyses, nous l’avons vu, sont livrées dans lesManuscrits de Bernau- des analyses relatives à la constitution de la conscience

99.Husserliana XIII, p. 354, n. 1.100.Husserliana XIII, p. 354.101.Husserliana XIII, p. 355.102.Husserliana XIII, ibid.103.Husserliana XIII, p. 357.104.Husserliana XIII, p. 356.105.Méditations Cartésiennes, §37,Husserliana I, p. 109.106.Husserliana XIII, p. 356.

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PHÉNOMÈNE ET GENÈSE(FICHTE ET HUSSERL) 103

du temps, ce qui prouve bien que le deuxième plan de la phénoménologiegénétique a trait lui aussi à la constitution de la temporalité. Comment Husserleffectue-t-il alors ces analyses dans lesManuscrits de Bernau?

Dans l’Esthétique transcendantale, Kant avait établi que ce en quoi les sen-sations se coordonnent et sont ramenés à une forme ne pouvait pas à son tourrelever de la sensation107 (ce qui l’avait conduit à admettre le temps comme« forme pure du sens interne ») - mais nulle part il ne s’est justifié sur la néces-sité, eu égard autemps, d’admettre une hétérogénéité aussi radicale entre ce quirelève de l’expérience et ce qui renvoie à ses conditions de possibilité. C’estprécisément ce manque que cherchent à combler les analyses husserliennes.Poussé par le souci de décrire le plus fidèlement possible les « phénomènes dela conscience constitutive du temps108 », Husserl est en effet amené, d’aborddans le texte no 53 deHusserliana Xet ensuite dans lesManuscrits de Ber-nau109, à établir, au moyen de ce qui s’apparente à une «construction» ausens que nous avons développé dans le premier chapitre, comment, dans desvécus s’attestant phénoménologiquement, se constitue la temporalitéà la foisdes contenus immanents (sensations)et des appréhensions elles-mêmes (actesintentionnels qui « animent » ces contenus). Cette « construction » exige et at-teste que la temporalité immanente - que Husserl nomme le « temps phénomé-nal », « temps transcendantal de premier degré110 » - ne peut se constituer quedans un temps plus intime,le plus intime, de second degré (« pré-immanent »)et, par là même, dans un événement transcendantal ultime qu’est le processusoriginaire et infini (lequel est, pour lui-même,consciencedu processus). Or leproblème est de savoir - et M. Henry l’a bien souligné au moins sur le plan dela constitution de la sphèreimmanente111 - ce qui justifie que ce qui est consti-tutif d’un « objet » (de l’objet temporel immanent) est en même temps consti-tutif de laconscience de soidu processus. Ce problème se pose pour Husserldans les termes suivants : comment un événement devient-il « phénomène »phénoménologique112? La description qu’il propose (et qui s’atteste dans des« vécus originaires113 », lesquels sont d’uneautre nature que les vécus im-manents - ils ne sont ni descriptibles dans leur apparaître nu, ni uneconditionde possibilitéseulement logique, c’est en cela, précisément, que cette descrip-tion a un statutconstructif) va dans le sens d’un « dédoublement » répété : ily a un double sens du remplissement, de la protention, de la rétention - selonqu’on les considère comme composantes de la sphère immanente ou comme

107. I. Kant,Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, puf, Paris, 19934, p. 53-54.108. E. Husserl,Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris,

puf, p. 40.109. Cf. E. Husserl,Husserliana XXXIII, texte no 2, en particulier p. 20-43.110. E. Husserl,Husserliana XXXIII, p. 29.111. M. Henry,Phénoménologie matérielle, Paris, puf, coll. « Epiméthée », 1990, p. 64.112. E. Husserl,Husserliana XXXIII, p. 29.113. E. Husserl,Husserliana XXXIII, texte no 10, p. 184

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« phénomènes constitutifs » de ces composantes immanentes. Le premier sensse rapporte à tous les segments d’un événement, le second sens à la phaseoriginaire - cela signifie donc que le premier sens se rapporte à l’événementimmanentconstitué, le second auxphénomènes constitutifsde ce dernier.

Comment Husserl construit-il ces rapports? Il nomme « processus origi-naire » (Urprozess) le flux « pré-immanent » dans lequel se constitue la tempo-ralité immanente. Ce « processus originaire » ne représente pas un pôle subjec-tif en face du pôle objet (ce qui pose toujours la question de savoir comment seconstitue l’horizon temporel commun de ces deux pôles), mais - comme nousl’avons déjà établi dans le chapitre III - il possède une structure ennoyaux,« intentionnels de part en part », constitutifs de tous les moments réels dela sphère immanente. Cela signifie que ce sont lesnoyauxpré-immanents quiconstituent la temporalité (immanente) de la conscience rétentionnelle, impres-sionnelle et protentionnelle. Toute phase du processus originaire est ici inten-tion et remplissement, à l’infini. Le noyau - ou la phase - originaire n’est plusdécrit en termes d’« impressions » (comme c’était le cas dans lesLeçons sur laconscience intime du temps), mais « il n’est ce qu’il est qu’en tant quenoyaurenfermé intentionnellement114 ». Ce sont ces noyaux qui assurent le lien entrelescontinuaascendants et descendants, au niveau de la sphère pré-immanente,et les protentions et les rétentions, au niveau de la sphère immanente. Ce lienest un lien de constitution, ou plutôt : d’« in-stitution », car il n’y a pas - nousl’avons vu dans le chapitre précédent - de constitution d’objets115.

En quoi tous ces développements nous éclairent-ils enfin à propos de laconception husserlienne du « phénomène »? Précisément en ce que la phéno-ménologie génétique est l’illustration ou plutôt la réalisation de l’acceptiond’une phénoménologiedénuéede tout fondement ontologique. Les phéno-mènes, pour Husserl, nous l’avons vu, ce sont les «fungierende Leistungen»de la subjectivité transcendantale. Or cesLeistungen, loin de caractériser - dumoinsexclusivement- un faire appartenant à un pôle sujet, s’inscrivent dans ladimension pré-phénoménale constitutive de l’expérience phénoménale, dimen-sion à laquelle nous accédons précisément par cette descente - précédemmentdécrite - en deçà de la sphère immanente de la conscience. Et dans la mesureoù cette descente nous fait quitter le plan des objetsconstituésdans leur êtreet leur être-ainsi, c’est l’explication de la vertu constitutive de cette dimension(pré-phénoménale), l’objet propre de la phénoménologie dite génétique, quifait apparaître l’absence d’un fondement ontologique de la phénoménalité. Lefait que cette phénoménologie génétique ne livre pas des descriptions au sensd’une genèse empirico-psychologique, mais des opérations quiconstituentlaconstitution (statique) elle-même, explique d’ailleurs pourquoi la phénoméno-logie génétique ne saurait être isolée, de façon radicale, de la phénoménologie

114. E. Husserl,Husserliana XXXIII, p. 32. Nous avons déjà cité ce texte dans le chapitre IIIde cette première partie.115. Pour un approfondissement de ce point, cf. encore une fois les analyses du chapitre III de

cette première partie, p. 66.

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PHÉNOMÈNE ET GENÈSE(FICHTE ET HUSSERL) 105

statique.On peut clore ces considérations avec une remarque assez surprenante

concernant un curieux revirement - opéré tardivement - de la conception hus-serlienne du rapport entre lefactumet la genèse. Nous trouvons ce «Neuan-satz116 » dans le texte no 22 deHusserliana XV(datant de 1931). Husserl ymet en évidence le cas « singulier et tout à fait exceptionnel », pour le rapportentre lefactumet l’eidos, du Moi transcendantal : « l’eidosMoi transcendantalest inconcevable sans le Moi transcendantal en tant que factuel117 ». Tout sepasse comme si - exactement comme selon la conception fichtéenne - l’eidosrequérait ici lefactum. Au vu de la citation suivante, impossible, d’ailleurs,de ne pas faire le rapprochement entre cette nouvelle ébauche husserlienneet l’herméneutique heideggerienne de la facticité (qui désigne, chez l’auteurd’Etre et temps, le mode d’être-présent spécifique duDaseind’être - là) :

Dans ce cheminement, je suis lefactumoriginaire, je reconnaisque ma faculté (Vermögen) factuelle de la variation des essences,etc. englobe dans mon questionnement à rebours factuel telles outelles instances originaires (Urbestände) qui me sont propres, entant que structures originaires de ma facticité. Et que je porte enmoi un noyau de « contingence originaire » dans des formes d’es-sence, dans des formes d’un fonctionner potentiel (vermöglichenFunktionierens), dans lesquelles sont fondées ensuite les néces-sités d’essence mondaines. (. . .) Toutes les nécessités d’essencesont des moments de sonfactum[scil. de l’absolu], sont des typesde son fonctionner par rapport à lui-même - ses types de se com-prendre soi-même ou de pouvoir comprendre.

Cette perspective - qui invite à reconsidérer le rapport entre lefactumet lagenèse à la lumière de laDoctrine de la Science de 18042 - n’ayant pas étéapprofondie par Husserl, nous nous contentons ici du simple constat de l’exis-tence d’une telle ébauche. L’héritage « transcendantal » (voire « spéculatif »)de la phénoménologie n’est décidément pas encore épuisé.

116. Cf. I. Kern, « Erste und Zweite Philosophie (transzendentale Phänomenologie und Meta-physik) », dansEdmund Husserl. Darstellung seines Denkens, op. cit., p. 212-213.117.Husserliana XV, texte no 22, « Teleologie.<Die Implikation des Eidos transzendentale

Intersubjektivität im Eidos transzendentales Ich. Faktum und Eidos> », p. 385.

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Deuxième partie

Les« réinterprétations » del’intentionnalité : Temporalité

et discursivité

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Au terme de ce cheminement qui avait pour but de clarifier un certainnombre de « concepts opératoires » de la méthode phénoménologique, nousserons conduits dans cette seconde partie à nous interroger non plus (commeprécédemment) sur le problème desfondementsde la structure intentionnelle(avec son rapport à une sphère « pré-immanente » et sa structure en « noy-aux »), mais, en quelque sorte « de l’intérieur » du champ intentionnel, sur lapossibilité - et la nécessité - de « réinterpréter » l’intentionnalité. Ces « réin-terprétations » exigent de nous situer dans deux angles aveugles de la phéno-ménologie husserlienne (du moins en ce qui concerne les ouvrages publiés duvivant de Husserl) : à savoir le champ de la «temporalité absolue» (cf. lesremarques de Husserl dans lesIdeen I) et celui dulangage. Il est tout à fait re-marquable, à ce propos, que deux projets phénoménologiques d’une descenteen deçà de la sphère immanente - qui, de ce fait, prolongent la lignée desMa-nuscrits de Bernauet auxquels nous nous intéresserons plus particulièrementdans ce qui suit - se sont aperçus de la nécessité de considérer ensemble ce queJ.-T. Desanti nomme le surgissement du temps et l’exigence de la discursivitéou ce que M. Richir comprend comme temporalisation et énonciation en lan-gage - et ce lien originaire entre la temporalité et la discursivité relève en effetd’un domaine absolument capital au sein de la recherche phénoménologiqueactuelle. Cela nous donnera ainsi l’occasion de présenter un problème précisdans des projets philosophiques et phénoménologiques d’auteursou contem-porains (J.-T. Desanti (chapitre I) et M. Richir (chapitre II))ou, pour ce qui estde la dernière étude, redécouverts seulement récemment et, pour cette raison,encore relativement peu connus en France (G. Misch) (chapitre III). Il s’agit àchaque fois d’un débat qui, même s’il s’orienteau-delàde Husserl, n’oubliepas qu’il a d’abord dû s’inscriredansla pensée de Husserl.

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I

Temporalité et discursivité chez J.-T. Desanti

1.

Le problème central que se pose Desanti dans sesRéflexions sur le temps1

concerne la possibilité de rendre compte de l’éclosion co-originaire entre leprésent et ce qui lui confère une « épaisseur » : à savoir lelangagequi permetd’éviter sa « perpétuelle disparition (sa fuite, ou sa chute dans le passé (...))2 ».Il y va, d’un côté, d’un aspect qui caractérise le temps en propre, à savoir latension entre deux moments qui s’avèrent être dans une connexion intime : lesdeux moments qualitatifs indissociables du temps que sont

1o le « n’être-plus » du temps et2o la « présence massive et productive qu’il semble manifester3 », c’est-

à-dire le fait qu’il « pèse sur nous comme une force qui nous pousse-rait dans le dos » et que « le présent sans cesse renouvelé en est issucomme son perpétuel produit (...)4 ».

Autrement dit, il y va ici d’un questionnement phénoménologique par excel-lence : celui de l’« origine » et de la « source » du temps5. Mais, d’un autrecôté, il y va également d’une dimension qui est au cœur du rapport (tempo-rel) de l’homme au monde et que Desanti nomme, en se référant explicitementà Heidegger, unexistential, « c’est-à-dire une exigence structurale et enraci-née, propre à l’être parlant qui, se constituant selon le temps, vit son intra-temporalité sur le mode de la parole, et ne peut faire autrement que la vivreainsi6 ». Cet « existential », Desanti le désigne d’un terme qui ne cache pas sa

1. Jean-Toussaint Desanti,Réflexions sur le temps. Variations philosophiques 1, Paris, Gras-set, 1992. Dans ce qui suit, nous citerons ce texte dans l’édition « Le Livre de poche/Biblio-essais » parue en 1997.

2. Ibid., p. 64.3. Ibid., p. 65.4. Ibid., p. 64sq.5. Cf. E. Husserl,Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, op.

cit., § 2 et Desanti,op. cit., p. 63.6. Ibid., p. 63.

111

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112 ALEXANDER SCHNELL

provenance ricœurienne7 : le récit qui exprime «l’engagement réciproque dela parole dans le temps et du temps dans la parole8 ».

L’objectif consiste ainsi pour Desanti à mettre en évidence ici lesite origi-naire (le « point de départ9 », le « germe10 », l’« état de transfert11 ») « où semontre, dans une connexion indéchirable, le point d’éclosion de la consciencedu temps et l’exigence d’une parole au moins qui l’exprime comme étant ‘telou tel’, c’est-à-dire ‘présent déterminé’12 », ou encore « où se manifeste néces-sairement, en une connexion intime, le surgissement duprésentet l’exigencede ladiscursivité13 ».

2.

Ce « site » n’est pas accessible d’emblée et d’une manière immédiate. Pourpouvoir l’exhiber, Desanti prend lui aussi (à l’instar de Fink et même de Hus-serl, comme en témoignent lesManuscrits de Bernau) son point de départ dansla temporalité immanente, plus précisément, il en extrait la « cellule élémen-taire » (désignée par « aa’ »), à savoir « l’unité de la ‘conscience rétentionnelle’[= a’] et de la ‘conscience impressionnelle’ [= a]14 ». Il essaie ainsi de se don-ner les moyens d’exhiber - à partir de ce que l’on appelle « ordinairement »le présent - les conditions de possibilité de son surgissement. Ce qui est déci-sif, c’est que cette démarche ne saurait se restreindre à une puredescription,mais elle implique d’interpréterou deréinterpréter (d’après l’expression deDesanti) cela même qui ne s’annonce dans un premier temps que comme uneapproche phénoménologique purement descriptive.

Or cette « interprétation » proposée par Desanti vise d’abord à clarifier unpoint sur lequel Fink avait déjà attiré l’attention et qui est d’ailleurs souventcritiqué par les lecteurs qui ne connaissent pas lesManuscrits de Bernau: ils’agit là du statut problématique du flux hylétique. En citant leSupplément 1desLeçons, Desanti met en évidence le gouffre qui sépare, au sein de la « cel-lule » impression-rétention, la teneur hylétique de la « conscience » impres-sionnelle, d’un côté, et l’« intentionnalité » à l’œuvre dans toute consciencerétentionnelle, de l’autre15. Comme ledatumhylétique de la « conscience »de sensation n’est habité paraucuneintentionnalité, non seulement il sembleerroné de parler ici de « conscience », mais de plus, on ne voit pas comment

7. Cf. ibid., p. 155.8. Ibid., p. 63, c’est Desanti qui souligne.9. Ibid., p. 65, p. 70.

10. Ibid., p. 65, p. 70.11. Ibid., p. 69, p. 70.12. Ibid., p. 78.13. Ibid., p. 93sq., cf. aussi p. 65.14. Ibid., p. 101.15. Cf. à ce propos déjà le chapitre III de notre première partie.

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TEMPORALITÉ ET DISCURSIVITÉ CHEZJ.-T. DESANTI 113

peut s’opérer la médiation - ou ne serait-ce que la rencontre - entre deux mo-ments aussi hétérogènes. Le problème est alors le suivant. Si le flux des surgis-sements incessants de nouveauxdatahylétiques n’est aucunement habité parune intentionnalité, peut-on alors dire qu’il dure? Manifestement non, puisquela durée se constitue justement dans et par lesrétentions(donc l’autre momentde cette « cellule originaire » mentionnée). Si ce flux ne dure pas, s’il est donc« en dehors » du temps, il n’est même pas présent (gegenwärtig), alors qu’il estpourtant censé constituer, en partie du moins, la cellule originaire du présent -paradoxe évident dont il faut sortir si l’on veut éviter que ce modèle du tempo-objet s’écroule. L’issue à ce piège ne peut consister pour Desanti que dans lefait de « tenir fermement l’intentionnalité », sans pour autant emprunter la voiede l’« idéalisme transcendantal » desIdeen I.

Desanti, à l’instar de Bernet16, assimile le flux de la conscience absolueau flux hylétique originaire17. Or il note à juste titre que « la phénoménologiese trouve ici confrontée à ce qui, n’étant pas proprement ‘phénomène’, consti-tue cependant lasource d’apparitionde tout ce que l’expérience manifeste àtitre de phénomène18 ». Il allègue ici deux raisons pour montrerl’insuffisanced’une « solution » qui consisterait à recourir à un « flux de laconscience ab-solue» : d’une manière plutôt implicite (il s’en explique d’une manière plusapprofondie dans un autre ouvrage19), il récuse le recours à une solution mé-taphysique qui consiste à poser un cran d’arrêt au problème de la constitutionde la conscience du temps dans unesubjectivité absolue(« entité » qui ne s’at-teste d’aucune manière phénoménologiquement20). Mais, d’autre part, il relied’une manière tout à fait intéressante le problème del’attestabilité phénomé-nologiqueà celui de l’exigence de ladiscursivité:

Cette couche pré-intentionnelle de l’expérience doit donc être« pensée » comme le champ de la « phénoménologie », posée

16. R. Bernet,La vie du sujet, op. cit., p. 228, p. 230.17. Citons Desanti : cette analyse nous montre la « nécessité de référer (...) les ‘objets de

temps’ à une couche primordiale de l’expérience, à la ‘borne inférieure de toute constitutiond’objets’, ‘au flux des pures données hylétiques’ »,Réflexions sur le temps, op. cit., p. 107.Ensuite il ditde ce fluxque « pour dire cela, les mots manquent », c’est-à-dire qu’il caractérisele flux hylétique par cela même que Husserl avait réservé au flux compris comme « subjectivitéabsolue » (un état de choses d’ailleurs renforcé par le fait qu’il renvoie, par l’intermédiaire deson interlocuteur Dominique-Antoine Grisoni, directement au § 36 desLeçonsintitulé : « Leflux constitutif du temps en tant que subjectivité absolue »,op. cit., p. 197). Bernet, lui, écrit :« Le maintenant du temps objectif se constitue à travers une objectivation du maintenant dutemps subjectif (maintenant de l’acte), qui, à son tour,est constitué par l’impression originairede la conscience absolue» (La vie du sujet, op. cit., p. 230, c’est nous qui soulignons). Notonscependant que cette identification ne va pas de soi et qu’elle engage déjà une certaine interpré-tation de la notion du « flux absolu ».

18. Desanti,Réflexions sur le temps, op. cit., p. 107.19. Cf. sonIntroduction à la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1976 et 1994, par exemple

p. 148-150 de la deuxième édition). Une première version en avait été publiée en 1963 sous letitre Phénoménologie et Praxis.

20. Une telle lecture tient en réalité plus à un coup de force interprétatif dû à Edith Stein qu’àune conception que Husserl aurait véritablement élaborée en détail.

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114 ALEXANDER SCHNELL

comme thème dans une forme de réflexion convenable et qu’il im-porte d’élaborer d’une manière spécifique,sinon ce qui est nommé« flux », abandonné à son sort, se désignerait comme un résidu,une sorte de« précipité» muet, dont l’analyse de la « conscienceintime du temps » exigerait, pour ainsi dire, le dépôt. Situation in-tenable pour le projet phénoménologique ; il se trouverait devantcette limite indépassablequi réduit la pensée au silence21.

Cela signifie que, pour rendre compte de laconscienceoriginairement constitu-tive, le recours à un flux hylétique absolu, pré-intentionnel, n’est qu’un recourspurementverbaldépourvu de tout ancrage phénoménal22. À défaut d’unein-terprétation (dépassant le champ de l’attestabilité immédiate)qu’il reste àfournir, les « mots qui nous font défaut » nous condamnent au silence.

La démarche réflexive de la phénoménologie se doit alors d’atteindre une« radicalité » qui seule lui permettra d’en venir à bout avec la « tâche essen-tielle » qui s’impose désormais à elle. Quelle voie une telle (ré)interprétationdoit-elle emprunter? Il est clair qu’elle ne saurait se réduire à une pure descrip-tion, nous l’avons déjà dit. Elle ne pourrait pas non plus s’engager dans une« version phénoménologique d’idéalisme transcendantal », si celle-ci consis-tait à « rapporter tous les ‘actesde conscience’ (intentionnels) à uneinstancesuprême, à un moi pur (...) » qui se dévoilerait comme « la ‘source’, le ‘foyeroriginaire’, de tous les actes et de toutes les connexions d’actes à l’œuvre dansla constitution de l’expérience et dans la manifestation de son sens23 », brefsi elle revenait à une « égologie fondamentale24 », et ce parce qu’une telleégologie ne parvient pas à assurer sapropre constitution originaire(cf. L’in-troduction à la phénoménologie) et qu’elle n’est donc, pour Desanti, rien deplus qu’une « utopie transcendantale » (une « construction admirable, maispurement spéculative »)25. Le chemin qu’empruntera Desanti, afin de « dé-terminer lesiteoù se forme l’éclosion de la connexion nécessaire du ‘temps’et du ‘discours’ (le germe del’acte récitantde l’être parlant)26 », va dans lesens d’une réinterprétation de l’intentionnalité qui révèle cette dernière - soussa « figure husserlienne » - comme témoignant « d’autre chose, d’uneautresituation fondamentale de l’étant quidit avoir conscience de..., situation dontcette manière de parler (‘avoir conscience de...’) serait une interprétation, uneespèce de dépôt en surface, dont la source resterait masquée27, 28 ».

21. Desanti,Réflexions sur le temps, op. cit., p. 107sq., c’est nous qui soulignons.22. Ainsi, nous retrouvons ici, en substance, le même reproche que celui adressé par Deleuze

à Husserl. Cf. le chapitre II de notre première partie.23. Desanti,Réflexions sur le temps, p. 109.24. Ibid., p. 109.25. Ibid., p. 110.26. Ibid., p. 112.27. Ibid.28. Voilà que nous retrouvons ici réunis les motifs essentiels de notre Introduction traversant

tout notre ouvrage :

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TEMPORALITÉ ET DISCURSIVITÉ CHEZJ.-T. DESANTI 115

3.

Voici quels sont d’abord les buts poursuivis par la réinterprétation de l’in-tentionnalité préconisée par Desanti :

1. Il s’agit de saisir le sens de la structure intentionnelleen maintenant jus-qu’au boutce que Desanti appelle les deux « contraintes phénoménologiques »qu’exige l’intentionnalité.

2. Il faut rendre compte de la constitution du présent (problème demeuréirrésolu chez Husserl).

3. Il s’agit de déterminer « le ‘site’ où se forme l’éclosion de la connexionnécessaire du ‘temps’ et du ‘discours’ (le germe de l’acte récitant de l’êtreparlant)29 ».

4. Un dernier objectif consiste, nous l’avons vu, dans le fait de remettre encause « l’existence nécessaire d’un flux continu de données hylétiques30 » etce, conséquence décisive, afin de remettre en cause l’egopur en tant qu’ins-tance constitutive, absolument originaire31.

Dans la démonstration effectuée par Desanti, les trois premiers points sontliés les uns aux autres (le quatrième point étant laissé de côté32) ; nous le sui-vrons donc pas à pas pour voir comment il répond à tous ces problèmes enmême temps.

Le point de départ consiste pour Desanti dans le déploiement de la te-neur de la « thèse de l’intentionnalité », plus particulièrement, dans la fixa-tion de deux « contraintes » (une contrainte « minimale » et une contrainte« maximale ») qu’il faut tenir ferme jusqu’au bout (Desanti parle à ce propos

1. La nécessité de redescendre dans la couche pré-intentionnelle et pré-immanente.2. La réinterprétation du concept de l’« intentionnalité ». (L’analyse de Desanti se propose

ainsi d’exhiber la structure de l’intentionnalité comme «formede la voie d’accès vers toutedétermination d’objet » (ibid., p. 126)− il n’y va de rien de moins que de mettre en évidencela forme de la structure intentionnelle(ibid.).)

3. La question de la fondation de l’exigence devisée.À ces trois points il faudra rajouter encore trois autres questions auxquelles, dans l’analyse

qu’il effectue ensuite, Desanti propose également une réponse - même si ce n’est pas toujoursd’une manière tout à fait explicite :

4. Comment faire l’économie de la « chose en soi »? Desanti affirme explicitement que lefait d’appeler X’ « chose en soi » est impossible «par hypothèse, puisque incompatible avec lecaractère de l’arc intentionnel auquel nous devons nous tenir fermement »,ibid., p. 139.

5. Comment donner un contenu autranscendantal phénoménologique?6. Comment établir que le rapport à la transcendance est fondé sur la constitution du temps?29. J.-T. Desanti,Réflexions sur le temps, op. cit., p. 112.30. Ibid., p. 112.31. En effet, l’Urkonstitutionn’a de sens que si l’egoest nécessairement orienté « vers sa

propre constitution originaire, vers ses couches constituantes les plus profondes, celles sanslesquelles aucun monde n’est pour lui ni présent, ni accessible : à savoir laforme de ‘flux’temporalisant des données hylétiques » (ibid., p. 110) - une remise en cause de ce flux entraînedès lors celle de l’egolui-même.

32. Cf. toutefoisibid., p. 86-93.

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d’« endurance de la pensée » ou d’« entêtement spéculatif »33) - persévéranceinéluctable faisant le titre de noblesse du philosophe (et, en l’occurrence, duphilosophe phénoménologue).

Quelle est d’abord la « contrainte minimale34 » caractérisant la thèse del’intentionnalité? Que l’objet visé est transcendant par rapport à la conscienceou, autrement dit, que la conscience « ne contient rien35 ». Selon cette mêmecontrainte, ce qui «est», c’est-à-dire ce qui se laisse identifierle longde l’arcintentionnel comme « étant », ce sont les objets tels qu’ils se « montrent » etqu’ils se laissentidentifier dans le vécu sous forme d’une « connexion » desvécus v1, v2, etc.36 Dans la mesure où la source et le but visétranscendentl’arc intentionnel, « tombent en dehors » de lui, ces « étants37 » - qui se situentdonc le long de cet arc - peuvent être nommés « immanents » à la conscience(quoique,stricto sensu, cette dernière ne contienne rien). Ainsi, il y a unedifférence irréductible, « ontologique » pourrait-on dire, entre les « étants »(« immanents ») commemoments d’effectuation, dans le vécu, d’un « objet »transcendant, d’un côté, et cet objet transcendant lui-même, de l’autre.

33. Ibid., p. 127sq.34. Voir à ce proposibid., p. 113-117.35. Ibid., p. 113. Nous voyons ainsi qu’au niveau de lastructure constitutivede l’intentionna-

lité (qui met en jeu une « transcendance » ou une « pré-immanence » par rapport aux vécus sesituant le long de l’arc intentionnel), Desanti rejette le schéma appréhension/contenu d’appré-hension. Selon ce schéma (cf. le chapitre III de notre première partie), l’apparition consiste dansl’« animation appréhendante » des contenus « réels » ; des contenus et des moments apercep-tifs sont alors nécessaires pour servir de fondement à la constitution d’un objet transcendant.Appliqué à la constitution des tempo-objets, ce même schéma joue d’une manière semblabledans la sphère immanente,a (le contenu impressionnel) eta’ (la conscience rétentionnelle)formant ainsi la « cellule » originaire aa’ immanente à la conscience (ou « contenue dans »la conscience). À partir du moment où l’on considère que la consciencene contient rien, ceschéma ne s’appliquera donc plus au niveau quitranscendeles vécus v1, v2, etc.

36. Ce qui est décisif, selon Desanti, c’est qu’il faut se libérer de toute compréhension del’arc intentionnel en termes d’intentionnalité d’acte(même si les vécus intentionnels se dé-ploient selon la « direction intentionnelle »). S’il s’agit « de prendre pleinement au sérieux »l’intentionnalité, c’est-à-dire de la saisir comme « moment essentiel de détermination de toutobjet transcendant » (ibid., p. 114), alors il faut rendre compte à la fois de la manière dont ellelivre l’accès à « l’être même de ce qui est visé », à l’identité d’avec ce dernier, et de la différencefondamentale qui la sépare des vécus concrets qui ne se déploient que grâce à et le long de l’arc(intentionnel) qu’elle ouvre.

37. À la p. 199, Desanti appelle explicitement « étants » les « objets » qui se laissent identifierà travers la connexion des vécus.

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On peut représenter ces différents éléments sous forme d’un schéma :

0

f

T

V1 V2

O « désignant » le pôle source, T désignant le pôle objet et v1, v2, etc. dési-gnant les vécus (dont a (la « conscience impressionnelle »), a’ (la modificationrétentionnelle de a), etc.) qui se déploient le long de l’arc intentionnel désigné,lui, par la fonction f. O et T « transcendent » la sphère immanente des vécus.

Insistons sur le rapport entre v1, v2, etc., d’un côté, et T, de l’autre. Lesvécus (par exemple la conscience impressionnelle, l’« acte » rétentionnel, etc.)ont un « statut distinct » par rapport à T : il ne faut pas confondre, en effet,l’« objet » (à juste titre mis entre guillemets par Desanti) constitué dans et àtravers la connexion des vécus se situant le long de l’arc, et T qui est radicale-ment transcendant à ces vécus (et à cet « objet ») : T tombe « en dehors » del’arc. Mais qu’en est-il de O? Desanti répond :

Si l’on tient l’intentionnalité comme le mode d’exister originairede la conscience, mode ultime, constitutif de tout sens d’être, vé-rifié dans une intuition repérée ou repérable, alors il n’y a pas lieude l’interpréter, puisqu’elle constitue elle-même, en son effectua-tion, la seule source de tout acte d’interprétation possible. En cecas, tôt ou tard, ‘O’ devra désigner l’instance ultime donatrice desens, c’est-à-dire quelque chose comme un sujet originaire, qu’onpourra bien nommeregotranscendantal38.

Or Desanti n’emprunte pas cette voie d’une égologie transcendantale. Il pro-pose d’interpréter l’arc intentionnel « en prenant l’intentionnalité pleinementau sérieux, c’est-à-dire en la reconnaissant comme moment essentiel de dé-termination de tout objet transcendant, et en lui donnant aussitôt son poidsontologique39 ». S’exprime à travers cette idée la compréhension (de Desanti)de la nécessitéet de la possibilité(!) de fonder l’être de cela même que visel’arc intentionnel. À ce dessein, Desanti introduit les signes X et X’ référantrespectivement au pôle sujet (qu’il décide finalement d’appeler «Dasein»40)et à l’être de ce qui est visé. En conformité, d’ailleurs, avec l’Einsicht fich-téenne d’une fondation de l’être dans la lumière41, Desanti confère donc àson tour « tout son poids ontologique » à l’objet transcendant déterminé par

38. Ibid., p. 114.39. Ibid.40. Voir ibid., p. 127 et p. 152.41. Cf. le chapitre IV de notre première partie, en particulier p. 93.

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l’intentionnalité42. La citation suivante l’affirme explicitement : « Ce qui veutdire encore qu’à travers sa fonction de visée objectivante l’intentionnalité livreaccès àl’être mêmede ce qui est visé43 ». D’où la nécessité de rechercher lefondement à cet être : « Ne faut-il pas du coup chercher à dégager une structureplus profonde et plus englobante44, dont l’arc intentionnel serait une détermi-nation nécessaire, co-produite avec cette structure même et expressive de samanière d’être?45 »

Selon la contrainte minimale, l’être (X’) visé par l’arc intentionnel et lasource (X) de cet arc tombent « en dehors » de ce même arc. Or, selon lacontrainte maximale de l’intentionnalité, en revanche, ce qui est visé est endroit susceptible d’être rempli en son être. Si l’on respecte bien cette deuxièmecontrainte, elle se laisse effectuer selon deux manières : elle peut être effectuéesur X’ qui tombe en dehors de l’acte, mais elle peut aussi être effectuéele longde l’arc intentionnel, c’est-à-dire sur les vécus v1, v2, etc., dans un « enchaîne-ment » ou dans une « connexion » en vertu de laquelle pourront être identifiésles « étants » qui « peuplent » ce que nous nommons « monde ». Se pose alorsun problème eu égard aurapportou aulien entre ces étants constitués dans lesvécus se situant le long de l’arc et l’être transcendant, problème qui résulte dela transcendance-mêmede X’ (et de X) par rapport à cet arc : si, conformémentà la contrainte maximale, l’étant doit être viséen son être(et cet être ne peutêtre que l’êtrevisé) et si, par ailleurs, l’être est totalement transcendant parrapport à l’étant, nous sommes devant unhiatusmettant en péril la thèse del’intentionnalité (pour autant que l’on tient fermement les deux contraintes).Desanti formule ce même problème encore d’une autre manière : la relation deX à X’ n’est pas decommunicationet pourtant de X à X’ il y a bel et bien uneexigence de relation. L’exemple choisi par Desanti est celui d’un chat chassédu haut d’un bureau (qui montre qu’entre X - « source » du geste qui fait fuir lechat - et le chat (X’) il y a bien une relation) sans que X n’ait communiqué quoique ce soit à l’être même du chat. Cet être du chat « ‘tombe’ en dehors46 ».Comment sortir de cette situation « inquiétante » voire « paradoxale »?

Selon la réinterprétation de l’intentionnalité (enmaintenant fermeles deuxcontraintes), il faut que le rapport de X à X’ ne ruine pas l’intentionnalité (nipar une visée qui s’effondrerait dans le néant, ni par une « fusion » entre Xet X’ anéantissant tout rapport intentionnel47). Cela n’est possible que si cerapport de X à X’ est un rapportà la foisde manifestationet de retrait - unerelation qui n’est pas un rapport de communication puisqu’une communica-tion suppose toujours une « homogénéité ontologique » et qu’il n’y a pas une

42. Ibid., p. 114.43. Ibid., p. 114 (c’est nous qui soulignons).44. Cette structure est ce que Desanti appelle, en s’inspirant de la terminologie heidegge-

rienne, le « circuit de l’ouverture » (cf. plus bas).45. Ibid., p. 115.46. Ibid., p. 119.47. Cf. ibid., p. 119.

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telle homogénéité entre l’être (X’ - tout comme X d’ailleurs) et les étants.Un tel rapport, qui s’avère donc être circulaire, Desanti le désigne par l’ex-pression « circuit de l’ouverture », avec son mode d’exister propre : la tem-poralisation48. Ou, pour répondre à la première formulation du problème, lehiatusentre la connexion des étants et leur être-remplien leur êtrene peut êtrecomblé que si l’arc intentionnel s’arrache en quelque sorte hors de soi-même,« ek-statiquement », pour « s’offrir à la transcendance » de ce qui est visé enlui 49. Et c’est justement pour exprimer cette situation que Desanti complètel’arc intentionnel en lui ajoutant ce qu’il nomme l’« arc de rappel » :

0

f

T

f−1

Les flèches f et f−1 désignent respectivement l’arc intentionnel et l’arc derappel de ce « circuit ».

L’arc de rappel « rappelle » précisément à X d’être une source de renvoivers X’ selon une relation de transcendance par rapport aux étants, tout enconservant en même temps la contrainte maximale de l’intentionnalité. Cettetranscendance de la source et du but par rapport à l’arc intentionnel signi-fie ainsi en dernière instance la constitutionhors de lui-mêmede cet arc : saconstitutionek-statique.

Ce circuit de l’ouverture exprime alors que X’ ne se dévoile qu’en se déro-bant et ne se dérobe qu’en se dévoilant50. Du fait de l’annonce d’un tel moded’exister X estrappeléau sien propre : « celui d’une source de renvoi vers X’(la flèche intentionnelle, précisément)51 ». On comprend dès lors en quoi Xet X’ « demeurent en l’état » et « sont laissés à leur différence » : les flèchesf et f−1 ramènent tous les deux à leur identité, laquelle est dans les deux casfoncièrement instable :

(. . .) ni l’identité de X ne peut être celle d’unsujet, ni l’identitéde X’ celle de la permanence d’unechose. Si bien que « demeu-

48. Ibid., p. 123.49. Ibid., p. 118.50. Ibid., p. 119.51. Ibid., p. 120.

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rer en l’état » ne peut en aucun cas signifier ici : adhérer à soi-même dans une coïncidence immobile. Tout au contraire. Le moded’existence de X est séparation d’avec soi,non-coïncidence essen-tielle. C’est à cette non-coïncidence que lerappellela flèche f−1.Mais ce rappel ne pourrait avoir lieu si X’ (sa source) demeurait« en soi », « immobile et glacé ». X’ se manifeste en se dérobanten son propre fond52.

Voilà pourquoi il y a une asymétrie dans le rapport entre X et X’ : c’estd’abordX’ qui s’annonce à X dans l’unité de sa manifestation et de son retrait ;ensuite,ce même X’rappelleà X son propre mode d’exister (qui n’est pas celui d’unesubsistance permanente, mais, tout simplement, celui d’unrenvoi purement in-tentionnel). « X’ comporte le poids ‘ontologique’ de la différence primordiale,et constitue la source de l’appel de X vers l’intentionnalité, dans la constitutionexigée de sa temporalisation ek-statique »53.

Pour illustrer le sens de ce circuit de l’ouverture, on peut faire un rappro-chement avec Kant : chez l’auteur de laCritique de la raison pure, le sujettranscendantal ne joue un rôleconstitutif de l’expérience (à travers les caté-gories) que parce que lamatièrelui provient nécessairement du dehors. ChezDesanti, le X n’est jamais que la source derenvois intentionnelsparce que X’se donne toujours déjà à son tour comme ne se dévoilant qu’en se dérobantet ne se dérobant qu’en se dévoilant, autrement dit, comme cela même qu’ilappelle ailleurs un « semblant-solide »54.

4.

En quoi le circuit de l’ouverture répond-il alors à la question posée d’entréede jeu? Comment nous éclaire-t-il sur lesitede l’éclosion co-originaire entrele temps et la discursivité? Desanti répond à cette question par un volet négatifet par un volet positif. La réponsenégativeconsiste dans une remise en causede la considération selon laquelle ce site serait constitué dans et par leprésent(avec sa cellule aa’). Qu’est-ce qui justifie une telle remise en question? Laraison est la même que celle que nous venons d’évoquer : c’est que le circuitde l’ouverture est précisément dans un rapport detranscendancevis-à-vis decette cellule aa’. Si le circuit de l’ouverture est constitutif de la temporalitéimmanente et si la cellule aa’ relève justement de cette dernière, alors le modetemporel propre à cette cellule ne saurait être lui-même premier dans le rapportde constitution.

52. Ibid. Voir aussi p. 135 où Desanti écrit : « X’ désigne ce depuis quoi et en vue de quoice circuit se constitue et se répète, comme si ce qui se manifeste depuis ce pôle ne se dévoilaitqu’en s’échappant dans son propre fond. »

53. Ibid., p. 134.54. J.-T. Desanti,Philosophie : un rêve de flambeur. Variations philosophiques 2, op. cit.,

p. 227-293.

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On déduit de ce qui précède que la constitution de la temporalité imma-nente - ce que Desanti appelle la « temporalisation » de cette dernière - n’estpas due à une quelconque vertu auto-constitutive de la temporalité immanente(ce qui avait déjà poussé Husserl à descendre en deçà de ce niveau de consti-tution), ni à un flux « absolu » (qu’il soit hylétique ou qu’il relève d’une« conscience » absolue), mais,positivement, à cette connexion circulaire entrel’arc intentionnel et l’arc de rappel qui est le «fait absoluet énigmatique del’ouverture et [qui] se trouve véritablement à l’origine des contraintes inten-tionnelles55 ». Et c’est en cette « connexion circulaire » que consiste alors le« site » recherché. Avec ce dernier, on évite ainsi l’écueil d’une métaphysiquede l’egoauto-constituant et est en présence ici d’un autre projet (que celui deHusserl) de fondation de la conscience de la temporalité lequel, lui aussi (se-lon la formulation expresse de Desanti et de son interlocuteur56), met en causel’idée qu’une « conscience productrice » serait à la source de cette constitution.

De cette considération résultent des conséquences importantes pour le sta-tut temporel de la cellule aa’ elle-même. Dans la mesure où elle « porte témoi-gnage du circuit et se conforme à sa structure57 », ce qui s’explique par cette« methexis» particulière qui préside au rapport entre le circuit de l’ouvertureet les entités relevant de la temporalité immanente, la cellule du « présent » a,elle aussi, pour mode d’existence propre son « être hors de soi » : « Cela veutdire que jamais l’adhérence apparente du présent lui-même ne peut exercer lafonction d’une racine originaire pour la constitution de la temporalité dans le‘vécu’ phénoménologique. Le présent advient d’ailleurs que de soi-même58. »

La caractérisation de la cellule aa’ comme « arrachement hors d’elle-mê-me » - une configuration qu’elle doit au circuit de l’ouverture - nous renseignesur la nature même du présent. La constitution du circuit de l’ouverture avaitrévélé une identité différenciée, renvoyant à son autre, propre aux « pôles » Xet X’. La forme d’un tel renvoi livre la structure même du présent : « Iln’estrien, sinon une marque vide pour la détermination de ce qui se manifeste dansl’ouverture59. » Cette définition contient deux éléments importants :

1o la « nullité » du présent2o le présent caractérisé commemarqueet le rapport entre le présent et

la détermination« signitive ».

1. C’est en effet avec l’approfondissement de la nature de la cellule du

55. J.-T. Desanti,Réflexions sur le temps, op. cit.,p. 123.56. Ibid., p. 123.57. Ibid., p. 122. Il est clair que si le circuit d’ouverture doit tenir ses promesses, les pôles

X et X’ seront contaminés par ce caractère fluent, fuyant, « nul », des éléments assurant leurlien. On remarque ainsi à cet endroit une circularité inévitable− circularité qui avait déjà étéexprimée au moment de l’introduction de ce circuit : « c’est un rapport circulaire [entre X et X’]de destination réciproque » (p. 120).

58. Ibid., p. 122sq.59. Ibid., p. 124.

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présent aa’ que Desanti va se livrer à une caractérisation de la médiation tem-porelle et « récitante » de toute visée en paticulier et de tout acte intentionnelen général.

C’est donc la structure particulière du circuit qui est à l’origine du carac-tère « fugitif » du présent : tout comme il est impossible de saisir X’ dansson identité d’avec soi (la même chose vaut respectivement pour X), chaqueinstant présent est « un moment vide, une annulation de son paraître60 ». Or,l’actualisation ou plutôt le « remplissement » dans le vécu concret du circuit del’ouverture est médiatisé(e) par - ou, en termes kantiens, a sa condition de pos-sibilité dans - la forme du vécu. Cette forme n’est rien d’autre que le présentavec sa cellule aa’ : si le présent est une « nullité » (en tant qu’annulation deson paraître) et si, par ailleurs, il est la condition de possibilité de tout paraître- son « expression » - alors Desanti a raison de dire : « Tout ce qui peut s’ouvrirdans le ‘circuit’ [c’est-à-dire qui peut apparaître en tant que vécu] ne peut semanifester que selon cette nullité61 », laquelle nullité est « l’expression de laforme ek-statique de l’ouverture elle-même62 ».

La forme du présent n’est pas inséparable de son contenu : du point de vueducontenu, elle est forme vide (en ce sens qu’elle est une « nullité » ou plutôt :la répétition de sa propre annulation), mais en tant queformeelle est égalementla formede ce vide63. Cette forme renferme l’exigence d’une répétition : endisparaissant, en s’annulant, elle persiste dans sa capacité à accueillir d’autrescontenus et à s’annuler avec eux. Mais cette exigence de répétition, d’où vient-elle? Elle tient au caractère circulaire du circuit de l’ouverture, c’est-à-dire aufait que X’ renvoie à X etvice versa, sans que cette « temporalisation ek-statique » ne permette pour autant une coïncidence absolue.

Or si le présent en tant que forme a pour contenu la répétition de sa nullitéet si cette répétition s’annonce depuis X’, alors la nullité se manifeste « depuisX’ dans la forme ek-statique de la temporalisation propre à X64 ». Desanti endéduit le « primat » de l’avenir par rapport aux autres dimensions temporelles.Que signifie ce « primat »? Il « n’est rien d’autre, en dernier ressort, que lephénomènede la manifestation dérobée de X’, saisie le long de l’arc inten-tionnel dans la forme de l’anticipation d’une absence65 ». Et cette « ‘fuite’ deX’ vers son proprefond, vers cela même qui le désigne comme ‘source’ del’arc de rappel66 » implique que « Xexisteen attente de rappel67 ». S’exprime

60. Ibid., p. 128.61. Ibid., p. 128.62. Ibid., p. 129.63. Cette dualité - entre le « vide » du circuit (son caractère transcendantal) et la « nullité »

(= le vide) du temps qui s’échappe toujours - est permise, voire même exigée, par le caractèrecirculaire du circuit de l’ouverture.

64. Ibid., p. 136.65. Ibid., p. 148.66. Ibid., p. 136.67. Ibid.

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par ce primat de l’avenir, une fois de plus, la dissymétrie68 des deux pôlesdu circuit de l’ouverture : « X est assigné à accueillir cette boucle ‘ontologi-que’. Son rapport au champ de l’ouverture est fondamentalement anticipationde ce qui, depuis la source de l’‘arc de rappel’ le constitue dans son existenceek-statique69. »

2. Desanti en vient ensuite au deuxième point de la définition du présent,qui concerne le fait que le présent soit symboliquementmarqué. Cet élémentde définition permettra de comprendre comment le présent devient « présentpour moi », sans faire reposer cette « appropriation » dans un sujet transcen-dantal (Desanti évite d’ailleurs toute considération en termesconscientielsàce propos.)

Tandis que l’exigence de répétition de l’annulation du présent provenaitdu pôle X’, Desanti établit maintenant que le pôle X « est (...) assigné fonda-mentalement à enchaîner des actes et des modalités de symbolisation70 ». Celaimplique que le temps n’est pas une dimension isolée de l’espace, mais qu’il estmédiatisépar ce dernier. Bien entendu, l’espace qui « habite » le temps n’estpas, selon Desanti, un espace géométrique mais un espace qui est « chargé »symboliquement : cet espace, il le nomme « l’espace des marques71 ». Orcomme la cellule élémentaire aa’ du mode d’exister du temps (i. e. du vécudu temps) se « conforme à la structure » du circuit de l’ouverture, elle porte àson tour la trace de cet espace.

D’où cette conséquence encore : « le germe phénoménologique »de la conscience intime du temps (l’unité rétention-impression-protention72) se déploie fondamentalement dans le circuit de l’ou-verture et conformément à sa structure, comme germe de discur-sivité symbolisante73.De fait toute intentionnalité est, en son germe, fondamentalement

68. Cette dissymétrie est également à l’origine du passé : en effet, celui-ci, son « être horsdu présent », advient à son tour depuis l’avenir : « c’est-à-dire, en dernière analyse, depuis lasource de l’arc de rappel qui, depuis X’, suture dans le circuit de l’ouverture la relation de X àX’, assignant en cela X auchampde l’ouverture et à l’arc intentionnel qui s’y déploie.

« Il en ressort que le mode d’exister du passé est ‘d’avoir à être’ intentionné, en raison mêmede sa nature ek-statique. C’est ce réveil intentionnel du passé qui, le long de l’arc intentionnel,le ramène au vécu, en raison de la répétition du présent comme forme de nullité, c’est-à-direencore en raison de l’anticipation d’avenir par laquelle cette répétition advient. Ici encore le‘primat ontologique’ appartient à X’, dufait absolude sa manifestation dérobée »,ibid., p. 137.

69. Ibid., p. 136.70. Ibid., p. 140.71. Ibid.72. Desanti ne développe pas davantage le fait que la cellule aa’ ne renferme pas seulement

l’impression et la rétention (comme il l’avait dit au début), mais effectivement l’impression, larétentionet la protention.

73. Ibid., p. 140. Cf. aussi p. 154 : « (. . .) l’un [scil. « la conscience intime du temps »] etl’autre [scil. l’espace des marques] se constituent d’une manière concordante, et selon la mêmestructure fondamentale, celle du circuit de l’ouverture. »

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« signitive »74.

Comment Desanti justifie-t-il cette thèse? En montrant au moyen de l’exempledel’agenda- une métaphore pour ce système de marques « destiné à accueillirdes marques » qu’est l’étant récitant duDasein(qui est donc à son tour un« agenda natif »), une métaphore, donc, pour cela même qui relie leDaseinaudomaine ouvert où celui-ci repère les moments de son « intra-temporalité » -que le pôle X « est astreint à produire du ‘signitif’, à ‘engendrer’ de l’expres-sion75 ».

Cette « production » consiste à composer des « marques », c’est-à-dire à« désigner toute absence dans la proximité du signe qui l’annonce », « (...) desorte que ce qui s’indique depuis le ‘cœur d’absence’ passe dans le circuit del’ouverture à l’état disponible, tandis que lui est pris dans l’ordonnance desmarques sans cesse exigées76 ». La fonction de la « marque » consiste dans lerenvoi vers un autre étantabsent:

(...) j’appellerai « marque » toute détermination qui, distinguéedans unprésent, subsiste en sa distinction et exerce une fonctionde renvoi vers un absent, qui se trouve alors, dans son absencemême, posé comme accessible. Ce qui ne veut pas dire du tout,bien sûr, qu’il soit pleinement individué par là même, ou que lesconditions d’accessibilité puissent être satisfaites, ni même stric-tement définies77.

Or c’est précisément le circuit de l’ouverture, de par sa structure ek-statiquequi n’en possède pas moins la forme d’unmaintien(de larépétitionde son an-nulation), qui assure que les moments en écart (c’est-à-dire le présent, le passéet le futur déployés ek-statiquement) renvoient pourtant nécessairement les unsaux autres, et qui est par là « le germe de la fonction signifiante, le germe del’exigence de manifestation des ‘marques’ natives78 ». Remarquons enfin quele personnage s’inscrivant dans ce circuit (leDasein) « y estdans sa spatialitéoriginaire : celle du corps nommé ‘propre’79 », qui est marque de localisation(le « point zéro » dont parle Husserl), marque d’autrui (il y a une structurecirculaire (encore une !) entre les deux) et exigence de symbolisation (la com-munication étant toujours une manifestation corporelle). Dans la mesure oùla conscience intime du tempset l’espace des marques« se constituent d’unemanière concordante, et selon la même structure fondamentale, celle du circuitde l’ouverture80 », la structure de l’intentionnalité met alors effectivement enœuvre à la fois la temporalité, la spatialité et l’exigence de la discursivité.

74. Ibid., p. 148.75. Ibid.76. Ibid., p. 149.77. Ibid., p. 150.78. Ibid., p. 152.79. Ibid., p. 153.80. Ibid., p. 154.

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TEMPORALITÉ ET DISCURSIVITÉ CHEZJ.-T. DESANTI 125

5.

Pour récapituler, nous pouvons à présent rassembler les différents momentsconstitutifs du circuit de l’ouverture et résumer la manière dont Desanti ap-préhende le « site » originaire de l’éclosion de notre rapport au temps et del’exigence de discursivité qui l’accompagne.

L’intentionnalité est fondée dans uncircuit de l’ouverturequi met en jeuun rapport de médiation entre deux pôles qui requièrent chacun l’autre pôlepour pouvoir exercer leur fonction de source et de but de l’acte intentionnel etpour pouvoir être saisis dans leur précarité. Ce circuit relève d’une temporalitépré-immanente. Il est séparé par un abîme (qui n’est rien d’autre que celuientre la sphère transcendantale et le vécu) de la temporalité immanente qu’ilconstitue et qui - en vertu d’un arrachement hors de soi, ek-statique, de l’arcintentionnel - s’exprime et devient accessible dans les vécus qui se situent lelong de cet arc.

L’interprétation du « circuit de l’ouverture » donne alors lieu aux deuxrésultats suivants : 1/ Ce n’est que dans la mesure où la source de visée estrappelée, depuis son but transcendant, à effectuer son identité commetempo-ralité ek-statiquequ’elle peut se découvrir comme exigence intentionnelle ; 2/et c’est seulement en tant que « présence non pleine » que le but transcendantde la visée se désigne à son tour comme source de ce que Desanti appelle un« arc de rappel ». D’où le caractèrecirculaire du circuit de l’ouverture com-posé par l’arc intentionnel et l’arc de rappel.

Il faut alors isoler la forme de ces vécus, à savoir la « cellule » aa’ quiexprime le noyau rétention-impression-protention. Mais cette cellule n’est passeulement celle en laquelle s’« incarne » en quelque sorte notrerapport autemps. Elle exprime également unespatialité originaireet unrapport signitifau monde - et ce, grâce à des « marques », corrélats spatiaux et symboliques dela pure forme temporelle aa’. L’intentionnalité se trouve ainsi fondée dans unestructure «a priori » (ce terme n’est pas de Desanti) à trois dimensions : tempo-ralité, spatialité et discursivité originaires. A l’instar de Fink, Desanti dépasseainsi une attitude trop exclusivement orientée au temps, et ce en faveur d’unestructure qui livre les conditions de possibilité d’un remplissement qui relèvetant de l’expérience ducorps propre(basée sur cette spatialité originaire) quede l’exigence dusens(rendue possible par la discursivité originaire).

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II

La temporalité de la Stiftung dephantasíaselon M. Richir

1

Les analyses précédentes de la conception desantienne du « circuit inten-tionnel » nous ont montré qu’une réflexion sur la structure de l’intentionnaliténe peut plus, désormais, faire l’économie d’uneautreréflexion qui porte, pourle dire sommairement, sur la manière dontse dit(ou «s’énonce») le rapportde la « conscience transcendantale » à son objet. Cet acquis est confirmé parun autre projet important dans lequel une interrogation sur le statut de l’accep-tion husserlienne de l’intentionnalité se trouve en une connexion intime avecle problème de samédiation temporelle2 : celui de M. Richir dansPhénomé-nologie en esquisses3. Un des objectifs fondamentaux de cet ouvrage, que l’onpeut considérer à bon droit comme l’ouvrage majeur de Richir parmi tous ceuxqui ont paru jusqu’à aujourd’hui (dans une œuvre qui est certes en progressionpermanente), objectif absolument capital pour notre propos, consiste d’abord- à travers une critique de la métaphysique ainsi qu’une remise en cause detoutes lesdéviations métaphysiques au sein mêmedu champ de la « phéno-ménologie4 » - en une radicalisation extrême de laphénoménologie, laquelleradicalisation doit respecter l’idée qu’il « faut prendre la phénoménologie nonpas comme une doctrine, mais comme un ensemble deproblèmesetquestionsdont il faut poursuivre avec méthode l’interrogation5 ». Cette radicalisationexige une « refonte » de la phénoménologie, une refonte dont l’apport fonda-

1. Notons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici d’uneStiftung de la phantasía, mais d’uneStiftungDE phantasía, dans la mesure où laphantasían’est précisément pas instituée. Pour M. Richir,il n’y a ici de Stiftungque de l’imagination.

2. Il est tout à fait remarquable que cette médiation ouvre à chaque fois, sur une temporalitépré-immanente ou, en termes richiriens, « archaïque » et « primitive ».

3. M. Richir,Phénoménologie en esquisses. Nouvelles fondations, Grenoble, J. Millon, coll.« Krisis », 2000.

4. Richir s’est justifié à plusieurs reprises sur ces propos, cf. par exemple l’Avant-proposdePhénoménologie en esquisses, notamment p. 7-22 ; voir aussi « Métaphysique et phénomé-nologie : Prolégomènes pour une anthropologie phénoménologique », dansPhénoménologieFrançaise et Phénoménologie Allemande. Deutsche und Französische Phänomenologie, E. Es-coubas, B. Waldenfels (éd.), Paris, L’Harmattan, 2000, p. 116-121.

5. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 478.

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mental réside sans aucun doute dans la reformulation - voire même la refonda-tion - de la structure del’intentionnalité husserlienne. C’est en effet à traversles analyses du statut des phénomènes en tant que « rien que phénomènes »(relevant de la sphère phénoménologique la plus « archaïque ») - qui ne sontpas phénomènes d’autre chose que d’eux-mêmes en deçà de ou, comme ditRichir, « transcendant » le réel, le phantastique, l’effectif etc.6 et qui sont dansun rapport de « clignotement » avec « telle ou telle7 » structure intentionnelleles transposant, à chaque fois, architectoniquement - que Richir a été conduit àce qu’il nomme aussi une « phénoménologienova methodo8 ». Cette tentativede dresser de « nouvelles fondations » s’impose à Richir d’un côté pour pou-voir rendre compte du fait que l’objectivation perceptive - avec sa temporalitécorrespondante - n’est que l’expression d’une structure érigeant en « simulacreontologique9 » ce qui, en réalité, relève d’une institution (symbolique) (Stif-tung) particulière; et, d’un autre côté, pour être en mesure d’établir qu’il y ad’autres Stiftungendont, notamment, celle dephantasía(avec la temporalisa-tion qui lui appartient en propre) à laquelle incombe un rôle décisif dans cettesphère « primitive » ou « archaïque ».

Le projet de Richir part des conséquences de l’acquis husserlien que toutevisée de l’objet est uneaperception(Apperzeption) 10, c’est-à-dire il prend ausérieux l’idée qu’il y a « excès de l’intention dans l’intention elle-même11 »ou que laDarstellung(figuration) intuitive de ce dont l’aperception est aper-ception ne peut jamais «saturer» l’intuition 12. (L’expression célèbre en estque dans la perception d’un objet transcendant, par exemple, l’apparition dece dernier n’est jamais donné que sous forme d’« esquisses » ou d’« adom-brations » (Abschattungen) et que l’objet apparaît pourtant en tant qu’objetetnon pas en tant quepure esquisse.) Or, s’il en est ainsi, il faut s’employer àrechercher l’origine des aperceptions13, c’est-à-dire à déterminer l’origine de

6. M. Richir,op. cit., p. 480.7. Cela implique bien entendu qu’il n’y apasqu’une seulestructure intentionnelle.8. M. Richir,op. cit., p. 20.9. Richir nomme « simulacre ontologique » la structure qui élève tel ou tel phénomène en

matrice transcendantale detouteapparition et detout phénomène, laquelle matrice donne del’être à une « vie » qui n’en a pas (cf.ibid., p. 480).

10. Cf. par exempleHusserliana XI, p. 10. Dans cette mêmeIntroductionauCours sur l’ana-lyse des synthèses passives, Husserl introduit également une acception un peu différente del’aperception, à savoir celle de l’aperceptiontranscendantequi désigne l’opération conscien-tielle qui attribue auxdatahylétiques immanents la fonction de figurer (darstellen) des entités« transcendantes » et objectives (ibid., p. 17).

11. Husserl parle à ce propos d’un «Über-sich-hinaus-meinen» (d’un « excès » ou, selon latraduction de Peiffer et Levinas, d’un « dépassement ») résidant dans toute intention conscien-tielle, cf. laII e Méditation cartésienne, § 20, Vrin, 1947, 1992, p. 86 (Husserliana I, p. 84).

12. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 39 sq., p. 44.13. Ibid., p. 40. Nous remarquons ainsi la proximité entre le projet de Richir et la phéno-

ménologie génétique husserlienne telle qu’elle est présentée dans « Statische und genetischephänomenologische Methode »,Husserliana XI, op. cit., p. 336-345. Cf. à ce propos le chapitreIV, section 8, de la première partie de cet ouvrage.

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LA TEMPORALITÉ DE LA StiftungDE phantasíaSELON M. RICHIR 129

ce « vide intuitif » sans lequel il n’y aurait pas d’intentionnalité. L’hypothèsede Richir est alors que « ce vide est la ‘mémoire’ ou la ‘trace’ d’une transpo-sition architectonique au niveau même de l’intuition14 ». Cette « transpositionarchitectonique » implique trois choses :

1. Elle exige, selon Richir, de redescendre dans les profondeurs en deçàdu sensinstitué(gestiftet) - sédimenté avec l’habitualité - et en deçà aussi del’aperception comme « sens intentionnel », pour dévoiler laformation (Bil-dung) du « sens se faisant15 » : avec cette transposition « que l’on ne peutrelever qu’architectoniquement16 » - voilà en quoi Richir transgresse à sontour la phénoménologie purement descriptive -, il s’agit donc, à l’inverse, dupassage du registre de laBildungdu sens à celui de saStiftung, ce qui ouvre lavoie à une exploration de la «genèse des aperceptions» (genèse au sens de laKrisis de Husserl).

2. Cette transposition architectonique, source du vide intuitif mentionné àl’instant, montre, par ailleurs, que la structure uniforme de la temporalisationen flux du présent vivant muni de ses rétentions et de ses protentions n’estpas une structureuniverselle(elle correspond en effet seulement « à un certaintype de transposition architectonique, au terme de laquelles’institue l’aper-ception stable d’un objet durable17 ») ; par conséquent,toutesles structures« intentionnelles » doivent à chaque fois être envisagées avec les structuresde leur temporalisation/spatialisation qui les caractérisent spécifiquement. Laquestion de la nature de la temporalisation (et de la spatialisation) de chaquetype d’institution (et notamment la remise en cause du statut « matriciel » de latemporalisation de l’institutionperceptive) est ainsi un problème absolumentcrucial pour Richir.

3. Nous voyons dès lors qu’il n’est plus question ici de la constitution d’uneobjectivité, mais de la formation - ensuite de l’institution - dusens(ce qui est,pour Richir, un point de vue plus fidèle à la teneur phénoménologique de l’in-tentionnalité - la question de laconstitution de l’objet n’étant jamais fondéeque dans celle de l’institution et,a fortiori, dans celle de laformationdu sens).En procédant ainsi à un « élargissement de la phénoménologie18 », Richirsubstitue au problème de la constitution de l’objectivité la prise en compte dulangage phénoménologique(desphénomènesde langage et desWesen[êtres]de langage) qui témoigne de la formation du sens se faisant et de son énoncia-tion (ou de son expression) dans une « langue ». La citation suivante exprimeet résume bien ces trois points que nous venons de mettre en évidence :

(...) l’intentionnalité, qui est à l’œuvre dans toute aperception,està prendre, en tant que visée de sens intentionnel,comme latracede la manière dont s’est effectuée, à l’aveugle, la transposition

14. Ibid., p. 44.15. Ibid., p. 21.16. Ibid., p. 43.17. Ibid., p. 45.18. Ibid., p. 43.

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130 ALEXANDER SCHNELL

architectonique du langage à la langue dans laStiftung (...)del’aperception19.

Le fait que cette trace (repérée sur le mode propre de temporalisation/spatia-lisation de l’intentionnalité elle-même instituée dans laStiftungde l’apercep-tion) soit à chaque fois différente dans les aperceptions de perception, d’ima-gination, dephantasía, de souvenir etc. dresse ainsi le cadre ou le programmede ce que Richir se propose de développer dansPhénoménologie en esquisses.

1.

Le « primat de la perception » dans la phénoménologie husserlienne n’estpas demeuré caché à de nombreux commentateurs de Husserl20. Encore faut-ilbien comprendre le lien qui existe entre la manière dont s’institue l’aperceptionde perception et la structure de l’intentionnalité husserlienne. Nous allons voirque ce rapport est un rapporttemporel. Dans un premier temps, nous suivronsRichir dans son analyse de l’aperception perceptive, ce qui nous permettraensuite de voir quel type de temporalité s’exhibe dans cette dernière.

L’aperception perceptive est caractérisée par une « contradiction21 » quis’exprime par le fait que le rapport intentionnel n’est jamais saturé alors quel’objet qui s’y donne se donne « en personne » ; autrement dit, bien que l’ob-jet n’apparaisse toujours que sous forme d’« esquisse », l’objet est perçuen tant que tel.Quel est alors le fondement temporel de cette aperception« en esquisses » ? Ou, en d’autres termes, comment « s’ouvre » ce dérou-lement perceptif (de l’objet) comme flux temporel continu? Si l’aperceptionest l’apparitiond’un objet qui pourtant n’apparaît qu’unilatéralement, si, parconséquent, l’apparition d’un objet implique toujours co-apparition, ou co-conscience d’autres apparitions non intuitionnables dans le présent, alors cesautres apparitions, qui ne sont pas actuellement visibles, sont prescrites selondeshorizonsappelés à se « remplir » par des apparitions qui, du coup, se-ront effectivement intuitionnables. Ce qui est décisif, c’est que ces horizonsaffectent directement le sens d’être-ainsi de l’objet perçu qui, dès lors, peut sechanger en fonction du changement de ceux-là. Comment comprendre cela?C’est que ces horizons ont justement une fonction fondamentalement tempora-lisatrice. Ils préfigurent de nouvelles apparitions possibles : cette préfiguration(Vorzeichnung) implique à la fois un héritage passé (la « mémoire » de l’objetopérant en tant que passé de l’objet qui continue à être visé à vide, même si lesapparitions sont tombées en dehors du champ des rétentions actuelles) et une

19. Ibid., p. 47sq.20. Ne citons que l’ouvrage de G. Granel qui a fait date sur ce sujet :Le Sens du temps et de

la perception chez E. Husserl, Paris, Gallimard, 1968 ; cf. aussi K. Held,Lebendige Gegenwart,p. 8.

21. Cf.Husserliana XI, p. 3.

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anticipation future (le terme même depréfiguration le dit explicitement)22.Richir peut alors déterminer le mouvement de la figurabilité (Darstellbarkeit)intuitive au fil de sa figuration (Darstellung) dans l’aperception perceptive :

(...) l’après coup et l’avant coup se réajustent en permanence ausein même du sens d’être-ainsi de l’objet, c’est-à-dire au sein dusens intentionnel tenu par l’aperception instituée dumêmeobjet :ce qui fait [que] cette aperception comme aperception du mêmen’est rien d’autre que ce réajustement lui-même, cet accord enmouvement d’un passé et d’un futur vides d’apparitions ou d’in-tuitions23.

On comprend dès lors le lien qui existe entre le fait que l’apparition actuellesoit une « adombration » et l’institution de l’écoulement temporel : l’appari-tion présente « renvoie, en son sens intentionnel d’apparitiondel’objet commedu même objet, vers le passé et le futur, vers duvided’apparition ou d’intui-tion, en ce que son apparent plein intuitif dans leJetztde l’écoulement continuinstitué du temps, est enveloppé et traversé de non-intuitif (...)24 ». Autrementdit, la perception actuelle et concrète de l’objet, d’un côté, et le « vide intuitif »à l’origine de ce qui exprime son apparition « en esquisses », d’un autre côté,sont dans un rapport de médiation rétentionnelle et protentionnelle qui en ap-pelle à « remplir » (ou à « décevoir ») ce vide - un processus qui est à la basede ce qui constitue le « cours de l’expérience ».

2.

Cette description suffit pour caractériser dans une première approchel’aperception perceptive. Or, l’institution de cette aperception perceptiveestcelle d’un objet persistant, en sa présence (Vorhandensein), à travers son écou-lement temporel. Elle est l’expression d’un certain type de transposition archi-tectonique à l’issue de laquelle s’institue une aperception stable d’un objetdurable (l’aperception perceptive, donc, duVorhandensein[être-présent] hei-deggerien). Richir la met en évidence comme ce qui, selon Husserl, est à labase du « phénomène originaire » (Urphänomen) de tout phénomène. Aprèsavoir analysé la nature et le statut de l’aperception perceptive telle que Richirla trouve explicitement dans le texte de Husserl, nous pouvons maintenant re-constituer soninterprétationde cette dernière (une interprétation qui s’imposeen raison du caractère souvent implicite des analyses husserliennes sur ce su-jet)25. Isolons alors les trois points essentiels qui caractérisent très exactement

22. On constate ici un enchevêtrement entre les protentions et les rétentions analysé par Hus-serl dans le texte no 50 deHusserliana X. Voir aussi M. Richir,op. cit., p. 190sq.

23. Ibid., p. 52sq.24. Ibid., p. 53.25. Richir affirme en effet que « Husserl n’a jamais été très explicite sur ce point » et que

cela exige d’« interpréter » ce que cela implique pour le statut de la temporalité de l’institution

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l’institution de l’aperception perceptive (ainsi que la temporalité qui lui cor-respond) d’après cette interprétation, et que Richir traite de façon imbriquéeau § 2 de l’Introductionà son ouvragePhénoménologie en esquisses:

1o Dans l’aperception perceptive s’institue, nous l’avons compris, laper-manenceou encore laprésence(Vorhandensein) de l’objet perçu.

2o En outre, l’aperception perceptive est caractérisée par unréajustement« simultané » entre - à chaque fois - le surgissement d’un présent sanscesse nouveau et, en même temps, la rétention (toujours modifiée) duprésent tout juste passé. Le rapport entre ce réajustement et leVorhan-denseinest celui d’unemédiation circulaireentre ces deux moments.

3o S’institue enfin dans l’aperception perceptive lacontinuitédu tempsou, plus exactement, du « présent vivant » muni de ses protentions etses rétentions.

Ad 1: Tout d’abord - et c’est capital - le temps immanent relève pour Richird’une institution «instantanée» qui, à partir d’un présent donné, institue letemps comme écoulement de ce même présent et,par là, la perception del’objet (étant donné que cette perception n’est rendue possible que par l’ho-rizon interne qui est un horizon protentionnel-rétentionnel)26. La perceptionde l’objetest ainsi effectivement médiatisée par une institution fondamentale-ment et exclusivementtemporelle(la série temporelle rend possible la série desperceptions). Ce qui sert d’intermédiaire entre l’écoulement du présent (et samodification) et la perception de l’objet, c’est lachose« dans la perception»,constituée en chair et en os (in seiner Leibhaftigkeit) et en sapermanenceàtravers l’écoulement du temps.

Ad 2: Mais comment se constitue cettepermanence elle-même? C’est quecette « institution instantanée » - actuelle et concrète - est « en même temps27 »(expression en réalité illégitime puisqu’elle se sert de termes de la temporalitéconstituéealors que nous sommes ici dans la sphère de la temporalitéconsti-tuante) institution d’un passé et d’un futur perceptifsajustés au surgissementsans cesse renouvelé d’un présent actuel. Et la clef de l’aperception perceptivedoit alors être recherchée dans le fait que, pareillement, non pas sur le plan dela série temporelle, mais, cette fois, sur celui de laperception, lecontinuumdesapparitions présentess’ajusteà celui des apparitions s’écoulant d’une manièrerétentionnelle dans le passé (et il en va de même des apparitions protention-nelles). Remarquons que le réajustement « simultané » entre le surgissementd’un présent nouveau et la rétention du présent précédent est dans un rapport de

perceptive,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 53.26. Richir résume cette idée comme suit : « Nous pouvons interpréter en disant que laStiftung,

comme institutioninstantanée(symbolique), dans l’acte d’un présent instituant dès lors le tempscomme écoulement du même présent, est du même coup institution de la même perception dumême objet, donc institution comme même du sens d’être et d’être-ainsi de cet objet » (ibid., p.53).

27. C’est l’« en même temps » d’un phénomène de langage aplati, nivelé.

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médiation circulaire28 avec la « permanence » de l’objet (qui est à la source deson « être-présent » (Vorhandensein)) : d’un côté, la perception comme aper-ception réajuste en permanence le passé et le futur perceptifs parce que l’ins-titution instantanée de la série temporelle est aussi institution de la série desperceptions (ou, en d’autres termes, parce que l’institution temporelle estipsofacto institution perceptive) ; d’un autre côté, le sens d’être duVorhandenseinvient précisément de ce réajustement permanent.

Ad 3: On comprend dès lors comment s’institue par là un écoulement tem-porelcontinu. Si l’institution de la série temporelle (et ensuite de l’aperceptionperceptive) est uncontinuum, si ce dernier s’ajuste à uncontinuumd’appari-tions surgissantes et se modifiant continûment en rétentions, toute l’apercep-tion perceptive ne connaît aucune « faille » discontinue. Voici quel est enfin lelien qui existe entre cette institution del’aperceptionet celle d’une continuitétemporelle : « Le propre de cetteStiftung(...) est d’ouvrir le déroulement per-ceptif comme flux temporel (...) continu des apparitions du même objet29 » ;cela signifie que laStiftungaperceptive ne l’est pas seulement du « vide »aperceptif (qui renvoyait aux protentions et aux rétentions) mais aussi, commenous l’avons vu, de lacontinuitéelle-même.

3.

Pour pouvoir saisir le sens de l’aperception dephantasía, il faut d’abordreconstruire l’essentiel de lacritique richirienne de la conception husserliennede l’institution de l’aperception perceptive.

Si les Manuscrits de Bernaurépondent certes à certains problèmes trèsurgents (par exemple celui du statut de l’impression originaire, du rôle de laprotentionnalité, du statut du « flux absolu de la conscience » etc.) qui s’étaientposés dans la phénoménologie husserlienne du temps telle qu’on la connaît de-puis la publication, en 1928, desLeçons sur la conscience intime du temps, iln’empêche qu’ils ne parviennent pas non plus à cicatrisertoutesles plaies ou-vertes avec le texte originaire (et profondément original) duCoursde 1904/05.Les trois problèmes essentiels et irréductibles qui demeurent, pour Richir quenous suivons ici sans réserves, concernent

1o la continuitéirréductible tant de la temporalité immanente que de latemporalité pré-immanente30 ;

28. Richir révèle explicitement cette circularité au Chapitre I de la IIe section dePhénoméno-logie en esquisses, p. 185.

29. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 53.30. Pourquoi Husserl n’a-t-il pas poursuivi d’une manière suffisamment conséquente la dé-

marche d’unedouble réduction phénoménologique(cf. les Grundprobleme der Phänomeno-logie de 1910/11) permettant d’abandonner la « voie cartésienne » de la réduction (il n’y ena plus de trace, en effet, dans lesMéditations cartésiennes) ? C’est dû, selon L. Tengelyi, àla conception husserlienne du « temps vécu » et, plus particulièrement, à la « modification

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2o le problème duréajustemententre l’écoulement rétentionnel et le re-jaillissement de chaque nouveau présent ;

3o le problème du statutformeldes analyses de la constitution de la tem-poralité phénoménologique.

Une lecture du texte no 1 deHusserliana XXIIIpermet de montrer que la tem-poralité de laphantasíamet définitivement en cause le caractère exclusif et uni-versel de lacontinuitédu temps. La temporalité de laphantasíaest l’exempleévident à l’encontre de la thèse qui affirme quetout type de temporalité obéità la loi de lacontinuité universelledu temps. Comme, par ailleurs, cet aspecta également déjà été remarqué par Fink, nous nous concentrerons, dans ce quisuit, sur les deux autres problèmes et ce, en nous appuyant sur les analyses trèsimportantes à cet égard de M. Richir dansPhénoménologie en esquisses31.L’exposition de ces problèmes nous permettra ensuite d’analyser les contribu-tions de Richir à la phénoménologie du temps.

L’« énigme» de l’institution perceptive consiste dans l’accord entre deuxrythmes - celui du surgissement d’un présent actuel et d’une rétention simulta-née du présent précédent. Mais est-ce qu’ils sont véritablement accordés d’unemanière aussi stricte et infaillible que l’affirme Husserl32? En réalité, il y a,« à un moment donné », rupture entre les deux flux, c’est-à-dire que, avec lesurgissement d’un nouveau maintenant, la « queue de comète » des rétentionsne peut plus être comblée par de nouvelles rétentions vives (un état de chosesqui ne signifie rien d’autre, comme le remarque Richir, que « sombrer dansl’oubli» 33).

Qu’implique alors ce non accord (du moins partiel) ou cet échec du ré-ajustement entre ces deux rythmes? C’est que dans cetteforme d’écoulement

continue», précisément, du présent au passé (une thèse que Ricœur résume en cette formuleprégnante : « la modification précède la différence »,Temps et récit, op. cit., tome III, p. 51),modification qui rend impossible une « formation du sens » (Sinnbildung) dépassant l’ipséitéde l’Ego vers l’Alter Egoet qui invalide donc par là la possibilité d’« étendre » la réductionphénoménologique (au sens de la « voie cartésienne ») vers ce qui permet d’accéder à l’« étran-geté » (Fremdheit) (Der Zwitterbegriff Lebensgeschichte, W. Fink, Paderborn, Munich, 1998, p.70-74).

31. Cf. en particulier le chapitre I de la IIe section, p. 185-203.32. Dans sonIntroductionau tome XXXIII de laHusserliana, R. Bernet suggère que Husserl

pense à travers la notion d’«Abklang» (phénomène d’«évanouissement») le phénomène quipermettrait de rendre compte du fait que, à défaut d’une attention expresse de la part du Moi,le processus des «modifications continues» des rétentions soit susceptible d’être interrompu(Husserliana XXXIII, p. XXXIX), ce qui remettrait en cause le caractèrecontinude la tem-poralité phénoménologique. Or, en lisant le texte no 4 deHusserliana XXXIII(ainsi que lesSupplémentsII et III), auquel se réfère Bernet, nous ne trouvons pas à vrai dire d’indication quipermettrait de justifier une telle remise en cause chez Husserl. En effet, Husserl ne cesse de ré-péter que le phénomène d’évanouissement (et même la conscience vide !) est une modificationcontinue(p. 65, 66, 67, 69, 85, 88), qu’il est « continuité, à savoir gradualité » (p. 69), etc. Vi-siblement, Husserl ne dévie à aucun moment de son « postulat » de lacontinuité(et, de ce fait,du réajustement infaillible entre les deux rythmes ici en question) de la forme de la temporalitéphénoménologique.

33. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 201.

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qui est une formeintemporelle(que l’on l’appelle flux absolu ou processusoriginaire)

aucun contenuintrinsèqueà la temporalisation elle-même n’a letemps d’entrer, étant aussitôt éclipsé par le comblement de l’écartrétentionnel (qui s’ouvre sans relâche) par le présent qui tombe àson touraussitôten rétention. Autrement dit, rien n’a le temps d’ymûrir, demeurant « en souffrance » ou dans le « sommeil » de lapotentialité, car de l’actuel prend aussitôt sa place pour sombrerà son tour, et lui seul, dans l’inactualité, dans la potentialité del’ habituset de la sédimentation34.

Même si, contrairement à ce qu’affirme Richir, il y a bien, dans cette structure,« de la puissance (Potenz, dynamis) antérieure et indépendante de l’acte », ilest néanmoins vrai que « le temps ne s’y forme pas » et qu’il ne fait que serépéter continûment en sa cellule (présent « muni de ses rétentions et de sesprotentions) ». Cela signifie, souligne Richir, que «le contenu du temps ne peutvenir que du dehors du temps lui-même, être reçu dans l’Urimpressionqui estaussiUrempfindung, être ce à l’occasion de quoi la cellule se distribue selonses intentionnalités transversale et longitudinale35 ». Or une fois que l’on noteces insuffisances, on peut en tirer les conséquences, avec Richir, quant à cetteabsence de contenus intrinsèques au niveau des intentions : ces conséquencesqui partent d’une théorie de la formation dusens se faisantpermettront decomprendre comment s’institue l’aperception perceptive.

Que signifie exactement l’idée que le contenu du temps ne peut venir que« du dehors » du temps ? Ce qui semblait aller dans le sens d’une critiquedu caractère « formel » des analyses husserliennes du temps s’avère mainte-nant être l’exigence rigoureuse d’un « dépassement » (terme mal appropriéque nous utilisons uniquement faute de mieux) de la pure sphère immanente.Mais contrairement aux projets de Husserl et de Fink, Richir n’emprunte pas lavoie d’une analyseconstitutive, mais se voit contraint, à l’instar de Desanti, derendre compte non pas del’objectivation, mais del’énonciation en langagedel’aperception perceptive. Ce « passage » - qui n’est donc ni une analyse consti-tutive, ni a fortiori une déduction - s’exprime chez Richir en termes d’une« transposition architectonique» avec comme « but » l’aperception perceptiveet, comme « origine », la temporalité du « sens se faisant ». Il convient alorsde préciser les deux « sphères » de cette transposition36.

Nous avons déjà remarqué que la temporalité immanente (celle de l’aper-ception perceptive) est dépourvue de contenus intrinsèques et que ces contenusdoivent lui venir « du dehors ». Cela entraîne deux conséquences importantes :

1. La forme de l’écoulement continu de l’aperception perceptive, dont lapermanence et la stabilité de l’objet sont assurées par saforme même, requiert

34. Ibid., p. 192, c’est nous qui soulignons.35. Ibid., p. 192.36. Notons que toute connotation spatialisante et téléologique doit être écartée de ce choix

terminologique.

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un contenu qui n’est rien d’autre que cette « institution originaire » qu’estl’impression originaire (ou la sensation originaire).

2. Dans la perception, il n’y a pas « à proprement parler delangage, c’est-à-dire d’élaboration temporalisante de sens se faisant » : « le sens y est toujours‘condensé’ symboliquement en sens intentionnel » et « par cette ‘condensa-tion’ symbolique, qui court-circuite toute élaboration de langage, qui fait quetoute son Histoire ne l’est que de son sens intentionnel institué, la perceptionrend muet, éclipse à tout moment par son contenu intuitif toute amorce de sensde langage qui pourrait s’y insinuer37 ». Or c’est précisément de cette élabo-ration de langage de l’objet de la perception qu’une phénoménologie du tempsdoit rendre compte. La question qui se pose alors est de savoir comment unetransposition architectonique du sens en train de se faire est possible et quelleest la mise en forme des contenus - « qui sont (relativement)extrinsèquesàcette temporalisation elle-même, qui sont reçus ‘du dehors’38 » - qu’elle im-plique.

Plaçons-nous, en anticipant, sur le plan de laformation de sens(Sinnbil-dung), c’est-à-dire sur celui, phénoménologiquement descriptible, à partir du-quel s’opère pour Richir la transposition architectonique. S’il est certes impos-sible d’y situer à proprement parler un présent (eta fortiori un point maintenant(Jetztpunkt)), on peut cependant le cerner après coup, au terme d’une « élabo-ration » protentionnelle et rétentionnelle. Or il importe de ne pas confondreces rétentions et protentions -qui sont sans présent assignable- avec celles,de la sphère immanente, que Richir caractérise (peut-être pas exactement enconformité avec Husserl) comme des « actes ». Il y va bien plutôt d’« entre-aperceptions » (de langage) « dans la mesure où s’y entre-aperçoivent deslam-beauxdu sensse faisant, desWesende langage, et où ne s’y aperçoivent pasdes objets stables, qui eux-mêmes seraient présents39 ». Soulignons que l’in-tention dans la phase en train de se temporaliser en présence est pro-jet ouvisée de sens encore à faire « qui est tout d’abord sensde langage(phénomé-nologique), et non pas visée d’un objet40 » (et il en va de même des rétentionset des protentions).

Nous sommes désormais en mesure de comprendre toute l’ampleur del’institution de l’aperception dephantasíapour la structure de l’intentionna-lité husserlienne.

Comme nous l’avons dit plus haut, la représentation dephantasíarelèved’une autreStiftungque la représentation de perception. C’est le résultat auquelHusserl parvient lui-même à l’issue du texte no 1 deHusserliana XXIII(p. 106-107) où il oppose d’une manière très parlante la perception à laphantasía:

La perception prend l’apparaissant comme quelque chose qui estsoi-même, c’est-à-dire, justement, qu’elle ne modifie pas, qu’elle

37. Ibid., p. 193.38. Ibid.39. Cf. M. Richir,L’expérience du penser, IVe section, p. 445-448.40. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 194.

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n’imagine rien, qu’elle le prend comme étant soi-même. La mêmeapparition peut être au fondement d’une conscience de présenti-fication, c’est la modification. Mais cela ne doit pas être compriscomme si l’apparaissant était d’abord donné d’une manière non-modifiée et comme si la modification ne surgissait qu’après coup,en réinterprétant, à la façon d’une image, ce qui est donné au pré-sent comme quelque chose qui n’est pas donné. (...) C’est exclupar nos analyses de laphantasía41.

Or qu’est-ce qui caractérise proprement laphantasíapar rapport à la percep-tion, et quelle est sa temporalisation spécifique? C’est la comparaison entre lasensation et lephantasmaqui répond à la question :

Le phantasmaest un vécu, mais pas un vécu qui serait d’abordpris comme présent, comme étant soi, et qui, ensuite, serait prispour un autre. Si nous prenons lephantasmapour quelque chosede présent, c’est seulement parce qu’il est une partie intégrante dela représentation dephantasía, qui est de son côté un présent42.

Le point essentiel concerne donc le statut du « présent » duphantasma: celui-ci doit être conçu commeoriginairement non présent. Il n’est présent que dansla mesure oùaprès coupil est transposépar l’imagination en partie sensiblede l’image qui est elle-même unfictum, c’est-à-dire unrien, seulement fixé uninstant et ensuite aussitôt temporalisé en présent en rétentions (une transposi-tion que Richir nomme « transposition architectonique »). Que signifie que laphantasíaest « originairement non présente »? Cela signifie, et c’est essentiel,qu’elle estdépourvue de« représentant» sensible assignable43.

Quelle est alors la temporalité propre à l’aperception dephantasía? Laterminologie phénoménologique, Husserl l’a souligné par exemple dansHus-serliana X, texte no 54, est tributaire de l’objectivitéconstituéemême si elles’efforce de rendre compte des phénomènesconstituants. Or, comme l’institu-tion dephantasía s’opposeà l’institution de perception, constitutive de l’ob-jectivation perceptive, il ne nous étonne guère si, en langage, la caractérisationde l’aperception dephantasíase fait d’abordnégativement(en s’opposant,justement, à l’aperception perceptive). Le champ dephantasíaest en conflit(« total ») avec le champ perceptif : par conséquent, « dans la mesure où laperception ‘harmonique’, sans conflit, constitue l’apparition du présent actuel,ce avec quoi elle est en conflit estnon présent44 ». C’est donc en vertu de ceconflit (Richir, citant Husserl, parle d’une «tension45 ») que Husserl peut direque « l’apparaissant dans laphantasíaestnon présent46 ». Il s’agit maintenantde caractériser positivement l’institution de cet apparaissant de laphantasía.

41.Husserliana XXIII, p. 106.42. Ibid.43. A ce propos, cf. par exempleHusserliana XXIII, Beilage XIII, p. 169.44. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 77.45. Ibid., p. 77.46.Husserliana XXIII, p. 68.

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Richir livre cette caractérisation en commentant le « texte crucial » de lapage 78 deHusserliana XXIII47 : la différence fondamentale entre la percep-tion et laphantasíaest que la première constitue « au moins ‘un moment’ »des impressions ou des sensationsprésentes. Dans le cas de laphantasía, ce« moment » n’a pas lieu, il est « court-circuité » (ce qui explique pourquoila conscience de présentification est immanente et ne requiert pas de support,comme dans le cas où l’imagination s’appuie sur une image physique). Alorsque dans la perception, le contenu d’appréhension (la sensation) estconstituécomme présent, il n’en va pas de même duphantasma. « Cela implique (...) quel’apparition de phantasía n’est pas en elle-même présente, n’a pas de ‘réalitéde présent’ (...)48. » Il y va donc ici d’un autre régime de temporalisation, ceque Husserl confirme explicitement dans le § 38 deHusserliana XXIII:

Dans le cas de laphantasíanous n’avons pas de « présent » et, ence sens, pas d’objet-image. Dans laphantasía clairenous vivonsdesphantasmataet des appréhensions objectivantes qui ne consti-tuent pas [quelque chose] qui se tiendrait là au présent, lequel au-rait tout d’abord à fonctionner comme porteur d’une conscienced’image. Le rapport au présent manque complètement dans l’ap-parition elle-même49.

Il faut maintenant approfondir l’analyse de la temporalisation de l’apparitionde phantasía. On constate d’abord que Richir, en critiquant, chez Husserl, leparadigme de lacontinuitédu temps, au lieu de lui opposer tout simplementune discontinuité abstraite, tributaire encore de ce à quoi elle s’oppose, prendplutôt au sérieux la dimension continue du temps (sa « fluidité ») et corrigepar là, en quelque façonde l’intérieur de la conception husserlienne, les in-suffisances de cette dernière. Qu’est-ce qui caractérise en effet l’écoulementcontinu du présent vivant muni de ses rétentions et de ses protentions? C’estqu’en elle s’opère, avec le surgissement de chaque nouveau maintenant, unar-rêt, unsuspensde cet écoulement qui constitue, dans safixité, un présent aus-sitôt modifiéet retenu. Or une description phénoménologique fidèle de l’ins-titution de l’écoulement temporel - et c’est précisément la temporalité de laphantasíaqui en témoigne - permettrait de voir que, dans la «fluidité » de latemporalité originaire, il n’y a pas de fixation d’un présent, mais qu’il y va bienplutôt d’une «temporalisation en présence sans présent assignable» (qui esttout sauf une absence pure et simple), donc d’une

temporalisation où les apparitions dephantasíasurgissent ets’évanouissentoriginairement en rétentions et en protentions,mais en rétentions et protentionsqui ne le sont pas d’un pré-sent vivant, qui se distribuent originairement comme tellesdans

47. Cf. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 81.48. Ibid., p. 81. C’est Richir qui souligne. L’inscription de l’apparition dephantasíadans le

« rapport temporel » (« objectif ») ne peut se faire qu’« après coup », dans le ressouvenir, ou,comme dit Husserl, grâce à la réflexion (cf.Husserliana XXIII, p. 79).

49.Husserliana XXIII, p. 79, cité par Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 82.

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la présenceelle-même, c’est-à-dire qui tombentau-dedansde laprésence, dès lors à prendre commephase- phase non plus d’unprésent en écoulement comme chez Husserl50, mais phase en la-quelle se fait, sans présent assignable (...), du temps commetempsde la présenceet de l’en-même-temps. Il faut donc, pour aller plusloin dans les paradoxes de laphantasía, concevoirune présencequi ne soit pas présence d’un ou de présents51.

Ainsi, nous accédons à la véritable signification de la présentification, qui neconsiste pas tellement àrendre présent(seulement en un sens dérivé peut-être)mais àtemporaliser en présencece qui est originairement non présent. Dansles termes de Richir : le présent (Gegenwart) « n’y advient jamais comme tel,sinon dans la transposition architectonique, sur le ‘modèle’ de laStiftungdel’aperception perceptivedans l’acted’imaginer une imagedès lorsfictive etimaginaire de l’objet lui-même52 ». Notons enfin que cette temporalisation enprésence sans présent ne relève pas d’une intentionnalité d’acte, mais «s’il y aacte, il est, à ce niveau,originairement dispersé, c’est-à-dire paraît, au plurieloriginaire, pour la réflexion phénoménologique, comme autant de ‘moments’abstraits d’un ‘agir’ ou d’un ‘faire’ plus global, qui est celui de la temporalisa-tion en présence, où jamais la conscience ne coïncide avec elle-même dans leJetzt, le maintenant temporel de l’acte53 ».

4.

Qu’en est-il alors plus précisément de l’institution de la temporalité del’aperception dephantasía? Comme Husserl le montre dans le texte no 1 deHusserliana XXIII, les aperceptions dephantasíasont munies, quant à leurtemporalité qui les distingue des aperceptions perceptives, d’un caractèredis-continu, intermittent et « protéïforme ». Comment peut-on interpréter phé-noménologiquement cet état de choses? La réponse réside précisément dansl’institution de la temporalité spécifiquedes aperceptions dephantasía(toutcomme, parallèlement, le statut des aperceptions perceptives s’expliquait parl’institution de la temporalité des aperceptions perceptives). Plus précisément,l’aperception dephantasían’institue pas un présent aperceptif (constitutif dela permanence et de la stabilité de laforme du « rapport temporel bien or-donné »), mais un enchevêtrement de rétentions et de protentions «sans tête»

50. L’acception husserlienne de la notion de « phase » est développée dans le texte no 47 deHusserliana X, p. 317sq. Notons cependant qu’il y a un passage dans le texte no 5 deHusser-liana XXXIII où Husserl accède à une notion de phase quiintègreune dimensionfluente: « Cequi est dit des présences et du présent de chaque phase doit être complété en ce sens quechacunede ces phases est caractérisée comme fluente», ibid., p. 100 (c’est nous qui soulignons).

51. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 91.52. Ibid., p. 92.53. Ibid.

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dans un présent, ou encore des rétentions et protentions «dans la présence54 ».La structure de l’institution propre à l’aperception dephantasíaréside en effetdans

le fait qu’elle n’institue pas de présent, qu’elle se caractérise aucontraire par la rupture par rapport au temps continu du présent,par ses surgissements brusques et inopinés, qu’elle est toujoursliée au moins à l’amorce, plus ou moins rapidement avortée, d’unsens se faisant, et qu’elle transpose architectoniquement l’immé-morial/ immature desapparitionsde phantasía(desWesensau-vages de langage) en de « l’aperçu jamais vu » et de « l’aperçupour toujours invisible » dans le réel, qui en portent la trace ou letémoignage55.

Quel est maintenant le statut de cet enchevêtrement rétentionnel-protentionneldépourvu d’unprésentassignable56? Richir y voit des « témoins phénoméno-logiques » du champ phénoménologique le plus « archaïque » ou le plus « pri-mitif » (d’un point de vue architectonique)57, à savoir des témoins d’éclatsdispersés de temporalisations en présence qui n’ont jamais eu lieu (relevantainsi d’un « passé immémorial » et d’un « futur immature »). Or ce qu’il fautcomprendre - et nous en venons enfin au rapport entre les entre-aperceptionsde langage et les aperceptions dephantasía-, c’est le lien, très complexe, entreces aperceptions dephantasíaet les «Wesensauvages » de langage comme« lambeaux » fluctuants et instables de sens se faisant (donc, pour le dired’une manière moins technique, entre la temporalisation et l’énonciation enlangage [« avant » son institution en aperception de langue]). Les aperceptionsdephantasíasont en effet des « condensations symboliques » d’aperceptionsde langue (apercevant de laphantasía) - Richir ira jusqu’à dire que « laStiftungdes aperceptions dephantasíaest strictement coextensive de laStiftungde lalangue58 » -, lesquelles « condensations » résultent à leur tour de la transpo-

54. Cf. par exemplePhénoménologie en esquisses, p. 251. Richir s’en explique encore à lapage 258 (citation qui résume notre analyse qui suit) : « Ces aperceptions [dephantasíaqueRichir nomme également ‘aperceptions aux limites’] sont sans présent, cela veut dire pour nous,irréductiblement, qu’elles sont originairement complexes de rétentions et de protentions à lafois de langage et de langue, et ‘sans tête’ dans un présent, ne l’étant que dans une présencequi s’amorce, mais qui souvent s’éclipse par le jeu, toujours là transversalement en elle, desrythmes des synthèses passives ».

55. Ibid., p. 259.56. Précisons que la notion de « présent » dans l’expression « sans présent assignable » n’a pas

le même sens que la « présence » (« intrinsèque ») qui caractérise l’aperception dephantasía.Dans le premier cas il s’agit du présentfixeetstableinstitué par l’aperception perceptive, tandisque dans le second cas il s’agit de la « fluidité » de la présence propre au temps originaire(accessible e. a. dans l’aperception dephantasía) selon Richir.

57. Richir appelle ce registre ultime également le « proprement phénoménologique », ou le« champ phénoménologiquestricto sensu».

58. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 257.

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sition architectonique du langage en langue59. Le rapport de médiation entrela « masse » (hors de toute caractérisation temporelle et spatiale) desWesende langage et la temporalisationen présencedes aperceptions dephantasíaest appelé par Richir un « codage » qui « stabilise » lesWesende langage (etqui est coextensif de la transposition architectonique qui transmue lesWesende langage en aperceptions de langue). Mais cesWesende langage ne sontpas moins « réminiscences transcendantales et prémonitions transcendantalesdu passé pour toujours immémorial et du futur à jamais immature des sché-matismesde langage60 ». Et le lien (temporel) qui existe entre lesWesendelangage et les aperceptions dephantasíaconsiste non pas dans leurintempo-ralité (ce que pourrait induire leur non-inscription dans l’écoulement temporelde l’aperception perceptive) mais dans ce qui fait leur « potentialité dormante »(les premiers étant susceptibles de s’actualiser en significations, les dernièresde surgir spontanément par exemple selon le mode de l’Einfall) 61. Richir écrit :

Les synthèses passives [qui suscitent les aperceptions dephan-tasía] n’éveillent pas nécessairement tel ou tel rythme de tempo-ralisation en présence déposé au massif du passé, elles sont, dansle cas où elles n’éveillent rien, rythmes de temporalisations enquelque sorte pour eux-mêmes, et en ce sens, elles remettent enjeu - tout comme une parole qui s’invente - dans la temporalisa-tion en présence des apparitions dephantasía, toutela « masse »des aperceptions de langue en laquelle s’est architectoniquementtransposée la « masse » desWesende langage et cela, pour insti-tuer, déjà, lesaperceptionsdephantasíaen cours de temporalisa-tion en présence. Cela signifie (...) que cette « mobilisation » desaperceptions de langue par les synthèses passives, leur sortie horsde leur état de « potentalités dormantes », ne peut avoir lieu (...)qu’à l’occasion d’un sens, encore obscur, parti à la recherche delui-même, et amorçant sa temporalisation en présence62.

Nous disposons désormais des éléments nécessaires qui permettent de com-prendre l’institution del’intentionnalitéau senshusserlien. Comme pour De-santi, qui voit dans l’impression originaire (Urimpression) la pierre d’achoppe-

59. Remarquons que les aperceptions dephantasíane sont pas pour autant identiques auxWe-sende langage et qu’il y a non congruence entre les découpages des aperceptions dephantasíaet ceux des aperceptions de langue (cf. le chapitre V de la IIe section dePhénoménologie enesquisses, en particulier le § 4).

60. M. Richir,Phénoménologie en esquisses, op. cit., p. 253.61. Cf. à ce propos,Phénoménologie en esquisses, p. 256sq. Par ailleurs, Richir met en évi-

dence une autre correspondance entre les aperceptions de langue et les aperceptions dephan-tasía: tout comme la temporalisation des aperceptions dephantasíaestintrinsèqueà saStiftung,les aperceptions de langue condensées en « signes » renvoient les unes aux autresà l’intérieurde l’énonciation linguistique ; autrement dit, tout comme la première ne requiert pas d’élémentde provenance externe (contrairement à l’aperception perceptive qui exige une « impressionoriginaire »), la dernière ne renvoie pas non pluseo ipsoà un « référent » extérieur.

62. Ibid., p. 255.

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ment pour une compréhension cohérente de la structure fondatrice de l’inten-tionnalité, pour Richir aussi, l’institution de l’intentionnalité ne saurait fairel’économie d’un modèle explicatif qui se doit delégitimer cette impressionoriginaire. Pour étayer notre reconstruction de cette argumentation, nous nouspermettons de citer ce long passage qui renferme tous les moments nécessairesà la compréhension de ce modèle proposé par Richir :

La transposition architectonique des entre-aperceptions en entre-aperception formelle et vide de l’accord des deux flux (fuite enrétentions et rejaillissement à mesure du maintenant) qui fait leprésent vivant, en laquelle s’institue donc celui-ci, est coexten-sive, c’est cela qu’il faut comprendre, de ce que le présent vivantestipso facto réceptifd’un contenu, mais d’un contenu qui lui estextérieur,qui lui vient du dehorsdans l’Urimpression(cela, sansla supposition absurde de l’« auto-affection pure » qui est une illu-sion transcendantale phénoménologique), et qui, lui, est aperçu defaçonstable. C’est donc comme si l’intention du sens se faisant setransposait architectoniquement, par laStiftungde l’aperceptionperceptive, en intentionnalité de l’aperception perceptive, c’est-à-dire en intention dusens intentionnelen son acception husser-lienne, intention qui, pour être « remplie » d’intuitions, ne l’estjamais complètement, et dont la structure (habitation réciproquedes intentions vides du passé et des intentions vides du futur) se-rait la trace architectoniquement transposée de l’habitation réci-proque des rétentions et des protentions dans le sens se faisant ensa temporalisation en présence sans présent assignable63.

Pour récapituler, nous proposons le tableau suivant qui permet de bien visua-liser l’opposition entre les phénomènes relevant de la temporalité du sens sefaisant et de celle de l’aperception perceptive : il y a transposition architecto-nique des entre-aperceptions du sens se faisant en entre-aperceptions formelleset vides de l’accord des deux flux :

Entre-aperceptions de langage (tem-poralité du sens se faisant)

Entre-aperceptions formelles etvides de l’accord des deux flux(temporalité de l’aperceptionperceptive)

• temporalité « concrète » • temporalitéformelle• pas de permanence de l’objet • permanence/stabilité de l’objet

(institué par la forme de l’écoule-ment temporel) : son contenu pro-vient de l’extérieur

• à l’origine des aperceptions delangue

• pas de langage (pas d’élaborationtemporalisante du sens se faisant)

63. Ibid., p. 196.

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Comment s’opère alors le passage de l’entre-aperception de langage à cellede l’accord des deux flux?

En fait, nous avons déjà répondu à la question, car ce passage correspondprécisément au processus deformalisationqui privera l’aperception perceptivede son contenu : « (...) L’entre-aperception de l’instant insaisissable dans sonclignotementse formalisecomme entre-aperceptionde l’accordqui se refait àmesure dans le flux de l’écoulement du présent, en court-circuitant à mesurele désaccord sans cesse imminent en tant que porte-à-faux du sens se cher-chant par rapport à lui-même64. » Alors il n’y a plus que « le temps ‘pur’ duMême, c’est-à-dire du présent vivant en écoulement, déjà très éloigné de latemporalité concrète du sens se faisant, puisque ce Même qui perdure à traversson propre flux (accord en flux de deux flux) est déjà beaucoup plus prochede l’intemporalité65 ». C’est aussi par ce caractère formel (participant encoreet à nouveau à la formation de sens (Sinnbildung)) de la structure de l’aper-ception perceptive (rejaillissement et fuite de deux flux) que celle-ci porte enelle latrace(architectoniquement transposée) des rétentions et des protentionsentre-aperceptives à l’œuvre dans la formation du sens se faisant.

5.

Ce n’est qu’une fois que l’on a plongé dans les profondeurs de la struc-ture del’intentionnalité que l’on est en mesure de comprendre la structuremême desphénomèneseux-mêmes. Comme nous le disions dans le chapitre Ide la première partie, la phénoménalisation ne se confond en aucun cas avecl’apparaître (Erscheinen), ni non plus avec le jeu de l’apparition (Erscheinung)dans l’apparaissant (Erscheinende) ; à présent, nous voyons ce qui permet à Ri-chir de dire que cette phénoménalisation n’est rien d’autre que leclignotement(terme dans lequel résonne quelque chose de laSchwingungheideggerienne)phénoménologiqueentre l’apparition et la disparition de phénomènes qui dèslors paraissent comme rien que phénomènes(qui ne sont phénomènes qued’eux-mêmes)66. Uneépochè radicale, l’épochè« hyperbolique » justement(manqué par Husserl et même par le Fink de laVIe Méditation Cartésienne),permet d’accéder, à l’origine de l’egotranscendantal, à ce qui fait

l’unité du double-mouvement (du schématisme transcendantal) enlequel tout phénomène, commerien que phénomène, clignote in-définiment et infiniment, entre sa disparition et son apparition : cedouble-mouvement ou ce schème lui-même clignote, en écho dece clignotement, entre son surgissement comme unité, où l’egotranscendantal s’apparaît, et son évanouissement comme disper-

64. Ibid., p. 195.65. Ibid.66. Pour tout ceci,ibid., p. 23.

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sion, où l’ego transcendantal disparaît (...)67.Ce qui est remarquable, enfin, c’est qu’à ce champ ultime et « archaïque » de laphénoménologie appartientencoreun mode de « temporalité » spécifique : ce-lui de l’instantané platonicien (exaiphnès) « commerevirementimmaîtrisableentre le mouvement et le repos, la poussée unifiante et la dispersion68 ». Eneffet, l’épochèhyperbolique n’entraîne plus le suspens instantané de l’écou-lement du temps objectif (qui se remet aussitôt en flux)69, ni non plus celuidu temps « apparaissant » (c’est-à-dire de l’écoulement temporel du présentvivant), mais celui du « tempstout entier, quelles que soient ses structures detemporalisation corrélatives d’un registre de pluralité institué (parStiftung), etce, chaque fois, dans l’instantané (exaiphnès) platonicien (...)70 ».

Nous voyons donc, encore une fois, comment la tentative de rendre comptede l’institution de la temporalité immanente - en termes richiriens : de la tem-poralité de « l’aperception perceptive » - nous fait accéder à une tempora-lité tout à fait spécifique qui ne relève précisément pas de la temporalité im-manente, mais d’une temporalisation (propre aux aperceptionsde phantasía)en son rapport originaire et ultime avec l’énonciation en langage. Chez Ri-chir, cette analyse n’est pas une fin en soi, mais elle s’inscrit dans un champde recherche plus large qui inclut également l’institution de la « corporéitépropre » (Leiblichkeit), de l’intersubjectivité et des idéalités71 (des analysesdont la complexité et la richesse dépassent le cadre du présent travail). Quoiqu’il en soit, nous sommes là en présence du témoignage puissant du caractèreexceptionnellement fructueux de la notion husserlienne de l’intentionnalité quis’exprime - malgré ou bien plutôten raisonde l’état d’inachèvement du champouvert par elle - dans les possibilités d’approfondissement et d’élargissementqu’elle offre toujours à la recherche phénoménologique.

67. Ibid., p. 23.68. Ibid., p. 24. Cf. également p. 28 et p. 33.69. Ibid., p. 514sq.70. Ibid., p. 28.71. Voir M. Richir, L’institution de l’idéalité. Des schématismes phénoménologiques, Paris,

Mémoires des Annales de Phénoménologie, 2002.

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III

Intentionnalité et discursivité chez G. Misch

Les tentatives de J.-T. Desanti et de M. Richir d’une « réinterprétation »de l’intentionnalité husserlienne ont dévoilé un lien entre la temporalité et ladiscursivité. Cette dimension de la discursivité est également au centre d’unautre projet qui s’inscrit lui aussi, quand on l’examine de près, dans ceux quiont pour ambition de « réinterpréter » l’intentionnalité husserlienne - à savoircelui de la « Logique herméneutique » de Georg Misch. Dans ce dernier cha-pitre, nous voudrions présenter les enjeux philosophiques fondamentaux decette Logique herméneutique et essayer de voir quel est l’enseignement quenous pouvons en tirer dans la perspective d’une phénoménologie du langage.

Le projet philosophique de laLogique herméneutiquede Georg Misch1

a pour ambition de rendre fructueux autant les acquis de la phénoménologiehusserlienne (et de la philosophie heideggerienne des années 1920) que ceuxde la philosophie diltheyienne de la vie - et ce, en vue de la fondation dela logique apophantique dans une significativité (Bedeutsamkeit) pré-logique(ou pré-discursive si l’on entend ce terme dans son sens restreint), fondationqui implique une extension du champ même du « logique ». Comment Mischs’emploie-t-il exactement pour s’engager dans cette voie?

La question à laquelle toute philosophie de la vie se doit de répondre est,comme l’a noté à juste titre O. F. Bollnow2, celle du rapport entre la penséediscursive,conceptuelle, d’un côté, et la vie3, de l’autre - terme dont la polysé-mie exigera de procéder à une délimitation précise (une tâche à laquelle nous

1. Georg Misch (né en 1878 à Berlin, mort en 1965 à Göttingen), élève (doctorant) et gendrede Dilthey, puis professeur à l’Université de Göttingen, fut en particulier l’auteur de :Der Wegin die Philosophie. Eine philosophische Fibel, 1926,21950 ; Lebensphilosophie und Phäno-menologie. Eine Auseinandersetzung des Dilthey’schen Richtung mit Heidegger und Husserl,1929/1930 ;Der Aufbau der Logik auf dem Boden der Philosophie des Lebens. Göttinger Vor-lesungen über Logik und Einleitung in die Theorie des Wissens, 1994. (Cours professé à quatrereprises entre 1927 et 1934) ;Geschichte der Autobiographie, 4 vol., 1907-1967 ;Vorbericht desHerausgebersau vol. 5 desGesammelte Schriftende Dilthey (il en a également édité les vol. 2et 6) ; il a édité enfin laLogique(1912) et laMétaphysique(1912) de Hermann Lotze.

2. O. F. Bollnow,Studien zur Hermeneutik. Vol. II : Zur hermeneutischen Logik von GeorgMisch und Hans Lipps, Fribourg/Munich, Alber, 1983, p. 15.

3. Cf. par exemple W. Dilthey,Gesammelte Schriften, vol. 5, Leipzig/Berlin, 1923, p. 330.

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nous consacrerons d’une manière transversale dans la reconstruction du projetde Misch auquel cette étude voudrait introduire). Pour répondre à cette ques-tion du rapport entre le concept et la vie, deux orientations sont envisageables.

1. Soit on essaie de transformer lesconceptsafin d’être en mesure derépondre aux « exigences » de la vie - ce qui revient à reconsidérer la na-ture et le statut même des concepts. Plusieurs penseurs ont emprunté cettevoie. Bergson, par exemple, dansl’Introduction à la Métaphysique- texte queMisch admirait beaucoup - s’est proposé de créer des concepts ou représenta-tions « souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur lesformes fuyantes de l’intuition4 ». Dilthey, lui, a introduit à cette fin le terme de« concepts de la vie (Lebensbegriffe) » ou encore de « catégories de la vie (Ka-tegorien des Lebens) 5 ». Et dansLebensphilosophie und Phänomenologie6,Misch a lui aussi tenté de réaliser une telle « réformation » des concepts.

2. Soit, et c’est là la deuxième orientation eu égard au problème du statut duconcept dans et pour la philosophie de la vie, on s’interroge sur la manière dontles concepts - qui nous sont légués par la logique traditionnelle - s’inscriventdans la vie, et sur leur fonction pour cette dernière ; dans ce cas, on aboutità uneextensiondu champ de la logique et de la notion de « discursivité »qu’elle met en œuvre. C’est exactement de cette tâche que Misch tente des’acquitter dans saLogique. En considérant lelogosdans son rapport à la vie, lalogique discursive retrouve alors son «Boden», son sol, dont elle a d’abord étécoupée par une tradition logique qui témoigne selon Misch d’une abstractionintellectualiste. (Misch identifie l’origine de cette déviation dans l’œuvre dePlaton, laquelle se prolonge, selon lui, même jusqu’à laLogique formelle et lalogique transcendantalede Husserl, en passant par Leibniz, Kant et Lotze).

Or cette question du domaine spécifique du logique consiste d’abord dansle fait de se demander si l’empire logique est effectivement dominé, commele pense encore le Husserl deLogique formelle et logique transcendantale,par l’intérêt théorétique tel qu’il apparaît dans les sciences (positives). N’est-ce pas « réduire l’horizon de notre considération7 », demande Misch, que des’allier au préjugé - remontant auNovum Organonde Bacon - selon lequel lafigure du logique qui s’est formée dans les sciences purement théoriques seraitle logique en général? La question que se pose plus particulièrement Misch àcet égard est de savoir si le lieu de la vérité se restreint aujugement(Urteil),c’est-à-dire au rapport entre le concept d’un sujet et celui d’un prédicat, et si lavérité du jugement n’est pas précédée par une vérité de la vie? Autrement dit,il s’agit pour Misch de reconsidérer « le logique » afin de l’étendre au-delà de

4. H. Bergson,La Pensée et le mouvant, « Introduction à la métaphysique » (1903), dansŒuvres, Edition du Centenaire, Paris, PUF, 1970, p. 1402.

5. Voir par exemple W. Dilthey,Gesammelte Schriften, vol. 7,op. cit., p. 220, 233 et vol. 6,p. 319.

6. G. Misch,Lebensphilosophie und Phänomenologie. Eine Auseinandersetzung des Dil-they’schen Richtung mit Heidegger und Husserl, Bonn, 1930, Darmstadt,31967.

7. G. Misch,Logique, op. cit., p. 61.

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la discursivité apophantique et de l’inscrire dans la vie dans sa totalité.Pour ce faire, Misch partira non pas d’une analyse du jugement, mais de

celle du rapport entrel’expressionet lasignification.La logique herméneutique de Misch a en effet pour principal but de dé-

voiler tous les moments entrant de façon élémentaire dans la signification,c’est-à-dire les composantes qui rendent nécessaire d’inscrire la genèse de lasignification dans le rapport global de la vie. Un tel projet doit d’abord stigma-tiser l’abstraction fondamentale caractérisant la logique discursive. En effet, cequi pour la logique herméneutique n’est qu’un moment dérivé de laconcen-tration du sens et de la signification, en tant qu’elle donne lieu au discoursarticulé, c’est pour Mill, Erdmann - et même pour Dilthey ! - la caractéristiqueoriginaire de la signification au sein du jugement discursif : à savoir le faitd’instituer unrapport entre le signe et ce à quoi il renvoie. Avant de pouvoirdévelopper la solution proposée par Misch, il faut d’abord présenter cette posi-tion adverse dont laPremière Recherche Logiquede Husserl peut servir, selonlui, de représentant exemplaire.

1.

Du point de vue de la logique herméneutique, toute l’abstraction de l’ana-lyse phénoménologique de la signification est déjà inscrite dès lapremièredis-tinction opérée au tout début de laPremière Recherche. Pour Husserl, toutesles distinctions ultérieures sont subordonnées au terme générique de « signe »,la première distinction donnant lieu au couple « indice8 »/« expression9 ».Tout se passe comme si on pouvait distinguer une classe de signes dénués designification et une autre qui véhiculerait une signification. Cette position estintenable pour Misch et ce, pour trois raisons :

1. Le concept générique suprême n’est pas lesigne, mais l’expression10

ou lacompréhension(Verständnis) - la distinction husserlienne qui fait de l’ex-pression seulementuneclasse de signes n’est donc pas fondamentale11 (mêmes’il y a effectivement certains signes qui ne sont pas intrinsèquement porteursde sens).

2. L’exemple que prend Misch pour illustrer son propos est celui des mineset des gestes. Les interpréter comme des signes renvoyant à une significationextérieure revient à psychologiser leur fonction d’indice (interprétation psy-

8. Par exemple les signalisations, les mines et les gestes, etc.9. Les expressions sont tous les signes doués d’unesignification, par exemple les mots.

10. Misch écrit : « Le fait de commencer la logique avec l’expression permet de probléma-tiser le rapport entre l’expression et le jugement, plutôt que de commencer simplement par lejugement »,Logique, op. cit., p. 537.

11. Husserl s’en est aperçu car, en 1913, il caractérise l’expression comme le «mediumspéci-fiquement ‘logique’ »,Husserliana III,1 : Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänome-nologischen Philosophie. Erstes Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomenologie,W. Biemel (ed.), 1950, p. 305.

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chologisante qui est corrélative, nous le verrons, d’une direction intellectua-liste de l’analyse). En effet, si Husserl déclare que « desobjetsou desétatsde chosesde la réalité (Bestand) desquels quelqu’un a une connaissanceac-tuelle, lui indiquentla réalité de certains autres objets ou états de choses, ence sens quela conviction de l’existence des uns est vécue par lui comme motif(j’entends un motifnon évident) entraînant la conviction ou la présomption del’existence des autres12 » et si, par ailleurs, il exclut les mines et les gestes dela classe des signes doués d’une signification (c’est-à-dire desexpressions) 13,ne faut-il pas alors en déduire que les mines et les gestes appartiennent aux in-dices? Mais, pourrait-on alors se demander,de quoices signes seraient-ils dessignes? Et, surtout, qu’est-ce qui permet de dissocier - au sein de l’unité ori-ginaire, caractérisant le corps vivant, du caractère intuitif (anschaulich) et ducaractère compréhensible (verständlich) des mines et des gestes - ce qui relèvedu manifeste et ce qui relève de la signification qui serait censée lui être attri-buée? En vertu de cette dissociation, la fonction signifiante de l’expression, saforme logique, ne « flotte-t-elle pas dans l’air14 »? Pour Misch, la distinctionentre les signes comme indices et les signes comme expressions, ainsi que ladélimitation entre la faculté propre des mots et des phrases de viser (meinen)quelque chose, d’une part, et la manifestation au moyen d’indices, d’autre part,causent une faille dans le rapport global de la vie dans la mesure où elles té-moignent toutes de l’ignorance de ce que la fonction signifiantereposesur desmouvements expressifs et de ce que les indices possèdent eux-mêmes déjà unesignificativité15.

3. C’est précisément la prééminence de la forme logique, déconnectée deson assise dans le rapport vivant, par rapport au phénomène du comportementde la vie16, qui montre selon Misch que les analyses de Husserl illustrent defaçon exemplaire l’abstraction idéaliste de la logique discursive. La fonctionlogique est l’échelle à l’aune de laquelle se mesure la fonction signifiante,« classification artificielle » qui ne suit pas les articulations « naturelles »,« conformes à la vie », mais qui leur imposent une structure intellectualiste17.L’insuffisance de cette analyse consiste dans le fait de saisir les mouvementsexpressifs « d’en haut », par une analyse intellectuelle, au lieu de les traquerdans la strate qui les caractérise en propre, à savoir celle du comportement dela vie relevant du corps vivant. Cette même erreur est aussi à l’œuvre quandon réduit les mots à leur fonction signifiante (qu’ilspeuventcertes avoir, maisqu’ils ne possèdent pas exclusivement).

Comment Misch conçoit-il alors le rapport entre cette strate originaire des

12. E. Husserl,Recherches Logiques, t. 2, Première Partie, trad. Par H. Elie, L. Kelkel et R.Schérer, Paris, PUF, § 2, p. 29.

13. E. Husserl,Recherches Logiques, op. cit., §5, p. 35sq.14. G. Misch,Logique, op. cit., p. 287.15. Cf. G. Misch,Logique, op. cit., chap. III, p. 138-208.16. Ibid., op. cit., p. 286.17. Ibid., p. 285.

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comportements de la vie et la fonction signifiante de l’expression dans la parolediscursive? Ce qui distingue - dans le cas des expressions de la vie relatives aucorps vivant et de celui des mots du discours - le rapport entre l’expression et lasignification, entre l’intuition et la compréhension, c’est qu’elles sont dans unrapport d’unitédans le premier cas et qu’elles connaissent un « lien structurelmobile (bewegliche strukturelle Verbindung) 18 » dans le second. Qu’est-ce quifonde celien structurel mobileentre les expressions et les significations dans lediscours articulé en mots? La réponse fort intéressante de Misch consiste dansla mise en relation entre deux rapports : « d’en bas », d’abord, entre les com-posantes affectives de la vie et leur articulation dans des mots ; « d’en haut »,ensuite, entre la structure apophantique du jugement et son inscription dansune compréhension qui s’avèrera être plus originaire. En effet, pour les mineset les gestes (qui relèvent de la sphère des comportements de la vie), leur ex-pression estindissociabledu sens qu’ils véhiculent. En revanche, le rapport estbeaucoup plussoupleentre les mots et leur signification (relevant cette fois duplan du discours articulé). Cette « souplesse » tient bien entendu à la distancenaturelle, caractérisant tout langage articulé, entre le dit et le visé. Mais, etc’est le mérite de Heidegger19 que de l’avoir mis en évidence, l’énonciation,tout comme la compréhension, n’est guère possible si elle ne s’appuie que surune intuition abstraite ou sur un penser isolé qui flotterait au-dessus des chosesprésentes ; elle suppose bien plutôt un sol de contact avec une expérience ori-ginaire et se meut au sein d’un horizon ouvert par une compréhension primor-diale20. Par exemple, lorsque, au lieu de faire simplement « brrr » en tremblant,quelqu’un dit : « il fait froid, j’ai froid, la chambre est froide », il formule certesdes énoncés, mais qui n’ont pas moins leur fondement préalable dans la com-préhension élémentaire se manifestant dans le « brrr ». Misch généralise cetétat de choses en soutenant qu’une compréhension originaire précède la com-préhension d’un énoncé, lequel prédique quelque chose à propos de quelquechose21. Or, dans l’énoncé, un seul et mêmeétat de chosespeut s’articulerde différentes façons. Cela signifie, selon Misch (qui suit ici toujours Hei-degger), qu’à « l’énoncé comme communication déterminante (bestimmendeMitteilung) appartient à chaque fois unearticulation significative(bedeutungs-mäßige Artikulation) de ce qui est montré22 » : autrement dit, intervient icidéjà une articulation significative - comme condition de possibilité de l’ex-plicitation (Auslegung) primordiale propre au langage humain - qui détermineles différentes formulations ou tournures selon lesquelles un état de chosesidentique peut s’exprimer. Misch de conclure : « Ces différentes tournures ex-pressives rendent manifeste la conceptualité (Begrifflichkeit) qui se cache dansle langage ; or cette conceptualité elle-même n’éclot pas en même temps que

18. G. Misch,Logique, op. cit., p. 282.19. M. Heidegger,Sein und Zeit, § 33.20. G. Misch,Logique, op. cit., p. 219.21. Ibid., p. 220.22. M. Heidegger,Sein und Zeit, § 33, p. 157.

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l’énoncé, comme le pensent ceux qui déterminent les concepts comme élé-ments de l’énoncé ou du jugement, mais elle rend l’énoncé seulement possibleet est elle-même fondée dans une explicitation (Auslegung), ou dans une com-préhension déterminée qui prend cela même que nous rencontrons dans tel outel sens »23.

Le « lien structurel mobile » entre l’expression et la signification du lan-gage articulé est alors fondé dans l’« articulation significative » caractérisantce dernier. Cette articulation n’est pas elle-même apophantique - l’apophansisn’en étant qu’une forme abstraite -, mais elle exprime une conceptualité quistructure spécifiquement toute langue et dans laquelle l’apophansisdoit êtreancrée pour pouvoir donner lieu à un énoncé attribuant de façon compréhen-sible (au sens herméneutique du terme) un prédicat à un sujet. Retenons ainsique ce qui caractérise de façon primordiale le « logique », ce n’est pas le juge-ment apophantique mais l’articulation du sens dont le jugement apophantiquen’est donc qu’unedes formes d’expression possibles.

Misch souligne que ce serait pourtant insuffisant que de vouloir compren-dre le passage de l’expression propre aucorps vivantà l’expression sous formedemotscomme un simple déploiement de ce qui serait d’abord présent à l’étatenveloppé dans une unité originaire. La raison en est que, pour Misch, l’ex-pression langagière chez l’homme relève fondamentalement d’uneobjectiva-tion productrice. En effet - le lecteur averti s’en est sans doute déjà aperçu -,l’exemple de l’expression de la sensation du froid ne peut prétendre à une va-lidité universelleétant donné qu’il se rapporte à une expériencesensible(quiest irréductiblementsubjective). La question qu’il faut donc poser à présent estde savoir si ce qui vient d’être établi est valable aussi pour les états de choses« objectifs », question qui nécessite dans un premier temps de s’interroger surla possibilité même et le statut du rapport à l’objet.

Un tel questionnement peut prendre son point de départ dans un appro-fondissement de ce « lien structurel mobile » que nous avons d’abord mis enévidence pour toute expression langagière.

2.

En effet, il y a une deuxième différence entre les comportements de la vieet le langage articulé : les mines et les gestes demeurent liés à une certainesi-tuation donnéetandis que les mots et leur signification sont disponibles pourun usage librede l’expression. Cette disponibilité se traduit au niveau de laforme logique par le fait que ce qui est visé estreprésentépar le mot. La repré-sentation - par opposition au caractère « symbolique24 » des comportementsde la vie - introduit une nouvelle qualité. Tandis que dans le cas des expres-

23. G. Misch,Logique, op. cit., p. 220.24. Misch emprunte ce terme à Plessner pour désigner l’unité de l’expression et de la signifi-

cation des comportements de la vie ; cf.Logique, op. cit., p. 182-183.

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sions affectives, par exemple, la « signification apparaît dans l’expression25 »,elle n’apparaît pas dans les mots. Or ce manque d’intuitivité est précisémentla condition de la libre disponibilité de l’expression, indépendamment de lasituation dans laquelle elle est employée.

Misch distingue le caractèrereprésentatifdes expressions langagières à lafois de l’apparition immédiate de la signification dans les mines et les gesteset, à un niveau intellectuel supérieur, de la fonction indicative des mots (pouréviter justement l’écueil de l’intellectualisme dans l’approche théorétique del’usage des mots). Il ne faut pas confondre en effet l’indicationet lareprésen-tation: c’est précisément le formalisme présidant à la dégradation des motsen simples signes d’un concept ou d’un objet (« formalisme extrême26 » ducaractère représentatif) qui barre l’accès à la compréhension de sa vertu pro-ductivement objectivante. Notons enfin que, pour Misch, la réduction des motsà leur fonction indicative est corrélative de la conception selon laquelle les si-gnifications sont des unités idéales et objectives, des « unités fixes », commedit Husserl27.

Comment se constitue alors le rapport à l’objet ? Misch tente d’abordercette question de la possibilité du rapport entre le sujet et l’objet tout en évitantde partir, d’une manière idéaliste, d’un sujet «représentationnel» ou d’un pôlequi se dirigerait sur quelque chose se situant au-delà de ce pôle (en tant queviséà travers un acte conscientiel). Ce qui pose en effet problème, pour Misch,c’est que toutes les philosophies transcendantales et idéalistes partent à chaquefois du principe inconditionné d’une réalité conscientielle purement intérieure,d’où il résulte qu’elles ne parviennent à expliquer le rapport à l’objet qu’entermes d’un acte transcendant (transzendierendet non pastranszendent) et ce,dans et à travers unrapport idéel28. Or, au lieu de fonder le rapport à l’objetsur un rapportidéelentre le sujet et l’objet, il faut partir, pour éviter cet écueil,de la vie «leibhaftig» (du corps vivant), de l’inscription primordiale du sujet- ou plutôt, selon la terminologie de Misch, des « centres d’action du compor-tement29 » - dans le monde environnant, au sein duquelnousvivons dans unecommunauté d’expressions, decomportementset decompréhensions. Dès lors,les rapports vont s’inverser : la question n’est plus de savoir comment, à l’in-

25. G. Misch,Logique, op. cit., p. 283.26. Ibid., p. 281.27. Cf. E. Husserl,Recherches Logiques, Première Recherche, §§28 et 29.28. G. Misch,Logique, op. cit., p. 259. Misch critique ici en particulier Descartes et Kant

(mais aussi laThéorie de l’esprit objectifde H. Freyer). Des allusions aux analyses phénomé-nologiques semblent indiquer que Husserl est également visé (G. Misch,Logique, op. cit., p.258 etpassim). On pourrait répondre à Misch :

1. Les composantes réelles de la conscience intentionnelle, constitutives du rapport à l’objet,n’ont rien d’une « intériorité de l’âme ». 2. Husserl récuse lui aussi le dualisme conscience in-térieure/réalité du monde extérieur (ce qui a d’ailleurs donné lieu à l’introduction de l’épochè).3. L’analyse constitutive a précisément pour objet d’éviter les écueils du « réalisme transcen-dantal » (cf. à ce propos lesMéditations Cartésiennes).

29. G. Misch,Logique, op. cit., p. 249.

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térieur d’un rapport idéel, nous pouvons « sortir » vers le monde transcendant,mais comment le « rapport réel » entre les centres d’action du comportementet leur environnement estsupprimépar le rapport idéel entre le sujet et l’objet,rapport idéel qui caractérise toute appréhension objectivante? Misch répond :« C’est ici l’endroit où lelogosentre en jeu30. » Cela veut dire que c’est àtravers le processus d’articulation du discours que le mot est articulé, que lasignification est comprise et que les objets sont appréhendés. Voilà pourquoiMisch peut dire qu’il s’agit ici d’un processus « objectivant et productif » :l’articulation dulogos« objective » lespragmata(c’est-à-dire cela même queles centres d’action du comportement rencontrent) et en « produit » la signi-fication. Le mot est le pouvoir qui provoque la prise de conscience de soi dela vie, du côté du sujet, et du fait que des objets se dressent devant nous, ducôté de l’objet31. Avec cette vertu articulatrice dulogos, nous assistons ainsi àune double production : le devenir-sujet (la « subjectivation ») de la vie, d’uncôté, que Misch nomme la «Besinnung32 » de la vie (un « devenir-intérieur »de cette dernière33 dans lequel l’unité entre l’expression et la signification sescinde en une dualité en vertu de laquelle la signification se fait « remarquer »- Misch dit que la signification sera alors «bemerkt» et pas seulement «ge-merkt34 »), et la mise en place du rapport à un objet, « l’objectivation », del’autre.

Le point de départ du logique doit être recherché dans ce double mouve-ment de laBesinnlichkeit(prise de conscience par la vie de son propre sens) etde l’appréhension objectivante. Il faut distinguer cette « production » de l’ob-jet à travers l’articulation « logique » de « l’in-formation » dedatasensiblesà travers des catégories de l’entendement : l’objectivation qui est due aulogosest une production, et pas seulement une unification ou une synthèse du divers,parce que lespragmataqui entourent l’être-vivant sont plus que de simplesdonnées sensibles.

Le terme qui explicite le mieux le statut de cette « production objecti-vante » ou de cette « objectivation productrice » caractérisant en propre lelogos, c’est la notion d’« articulation » que nous avons déjà rencontrée plushaut : ce terme désigne à la fois la contribution « active » dulogosqui fixe, meten ordre, structure lespragmata, et le fait que les objets soient déjà articulés« en eux-mêmes35 ». L’articulation exprime l’unité d’une fixation par le mot(fixation qui fait apparaître quelque chose de nouveau par rapport auxprag-matade l’environnement quotidien - d’où le terme de « production ») et d’une

30. Ibid., p. 260.31. L’idée qu’il y a co-originarité entre la réalisation du savoir et l’éclosion de la réalité ou

de l’objectivité était déjà présente dans laDoctrine de la Science de 18042 de Fichte. Cf. à cepropos le chapitre IV de la première partie.

32. G. Misch,Logique, op. cit., p. 79, 232, 236, 246, 262, 311, 439, 562.33. Ibid., p. 260.34. Ibid., p. 262.35. Ibid., p. 261.

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structuration de quelque chose qui n’est pas complètement dénué d’une formesans pour autant se donner comme objet synthétisé (d’où le terme d’« objec-tivation »). Et cette double détermination est à son tour indissociable de cellede laBesinnung, du « devenir-intérieur du sens », qui dit à la fois une prise deconscience (intériorisation) et une objectivation (extériorisation)36.

3.

Or, il ne suffit pas de rendre compte de l’« apparition » du caractère objectif(gegenständlich) de l’objet par le fait de plaquer simplement une expression surle phénomène à expliquer, mais il faut évidemment clarifiercommentse consti-tue effectivement le rapport à l’objet. C’est sur ce point que Misch formuleraexplicitement sa critique de la conception husserlienne de l’intentionnalité.

Cette critique s’énonce, d’après ce que permettent d’établir les réflexionsde Misch à ce propos, de deux façons différentes qui pointent à chaque fois surun aspect spécifique de cette notion d’intentionnalité :

1. D’une part, Misch fait état du caractère insatisfaisant de toute concep-tion qui fait preuve d’un « gouffre » entre la sphère pré-discursive, d’un côté,et l’appréhension objective, de l’autre. Il prétend reconnaître un tel gouffrenon seulement chez Platon et Kant, mais précisément aussi chez Husserl. Lefait d’identifier les opérations de la conscience constituante à une visée, à unedirection vers l’objet, fait apparaître le saut entre la sphère pré-logique et lejugement apophantique comme étant quelque chose de « miraculeux ».

Or pour peu que l’on s’aperçoive que le passage du pré-logique au logiqueimplique unemise à distance, on peut rendre compte du passage entre ces deuxsphères - et on n’est donc pas condamné à constater le caractère irréductiblede ce prétendu gouffre. Mais qu’est-ce qui rend cette mise à distance possible?Justement le devenir-intérieur (Besinnung) de l’être-vivant : « L’être-vivant(. . .) pour pouvoir prendre de la distance vis-à-vis de lui-même doits’êtretrouvé lui-même », il doit posséder un « savoir-de-soi », une « consciencede soi » : « L’objectivité de ce que nous rencontrons éclot en même temps quela conscience de soi. La conscience de soi et la conscience de l’objet sont liéesl’une à l’autre37. » Et ce lien est réalisé par un acte deréflexion38.

Ce qui se situe entre la sphère des comportements de la vie et l’appréhen-sion objective, c’est la sphère desvécus(Erlebnisse). Comme le note finementMisch (en s’appuyant sur les analyses de H. Lipps), il ne faut pas confondre cequi relève du vécu et ce qui relève de la conscience objective (gegenständlich)de quelque chose - confusion que nous trouvons d’après Misch d’une manièreexemplaire dans la notion, souvent employée par Husserl, de «Bewusstsein-

36. Ibid., p. 262-263.37. Ibid., p. 266.38. Ibid., p. 266sq. Misch remarque à juste titre la proximité de ses propres développements

avec la philosophie fichtéenne de l’époque d’Iéna (cf.Logique, op. cit., p. 269sq.).

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serlebnis» (vécu de conscience). « Les représentations et les jugements nesont pas des ‘vécus’. Il n’y a point de ‘vécu deconscience’ 39. » Autrement dit,le vécu n’est pas la conscience de quelque chose en tant qu’objet, mais il estau fondement de cette dernière. L’énigme ne réside donc pas dans la questionde savoir comment s’effectue l’accomplissement d’une transcendance à partirde la sphère immanente de la conscience, mais dans celle de savoir commentse réalise le passage duvécuà laconscience objectivede ce qui est vécu. Lecaractèreintentionneldes actes répond-il à la question?

2. Si la pensée objectivante consiste à « appréhender les objets à traversdes significations40 » et si cette pensée repose sur des intentions de significa-tion, alors, se demande Misch,qu’est-ce qui fonde l’acte signitif lui-même? End’autres termes, qu’est-ce qui justifie de faire reposer la visée d’unobjet surunactesignitif?

Avant de répondre à cette question, Misch met d’abord en évidence cequ’il y a de « philosophiquement productif » dans les déterminations husser-liennes41. Si les actes signitifs confèrent certes la signification à une expres-sion42, la connaissance (et la vérité) n’en requièrent pas moinsl’intuition dece qui est d’abord visé à vide. Ainsi, unprocessusdynamique entre l’intui-tion et le remplissement opère ici, processus dont le terme est constitué par leremplissement, ets’achevanten lui. Misch interprète ce processus en termesd’« anticipation » : l’intuition nous donne la chose seulement si la visée l’adéjàanticipée. On voit donc que Misch attribue ici à la connaissance un ca-ractère dynamique ; celle-ci fait preuve d’une articulation tendue vers un but,le remplissement de signification étant la résolution de cette tension. Or untel processus ne peut avoir lieu qu’en renvoyant à d’autres champs constitutifsdu sens. L’intention de signification ne saurait reposer sur le vide, sinon la di-rection même de l’intention ne serait pas fondée et ne se justifierait pas. Quefaut-il en conclure selon Misch? Précisément que l’intention de significations’inscrit dans unrapport global du senset qu’elle ne flotte pas au-dessus deschoses en instituantex nihilo le sens. Dans les termes de Misch (qui s’appuieici une fois de plus sur Heidegger tout en s’inspirant également des travauxde Plessner), toute intention de signification suppose un « devancement anti-cipant » essentiel. Cette anticipation est à son tour fondée, mais ce fondementne se donne pas immédiatement dans une description phénoménologique.

En effet, cette conception qui « est au fond kantienne » va enfin permettre

39. H. Lipps, « Die Erlebnisweise der ‘Primitiven’ » (1929), dansWerke, vol. 5, p. 26-37; citépar G. Misch,Logique, op. cit., p. 304.

40. G. Misch,Logique, op. cit., p. 331.41. Ibid., p. 338.42. Pour la thèse selon laquelle la signification se constitue dans desactessignitifs, cf. E.

Husserl,Recherches Logiques, Première Recherche Logique, §9 ; § 10, p. 47 (l. 2-19) ; § 18,p. 71 (l. 29-35 : il s’agit là de la thèse de l’identité des contenus d’appréhension et de la diffé-rence au niveau des appréhensions), p. 72 (l. 2-6) ; § 22, p. 78 ; § 30, p. 104 ; Introduction à laCinquième Recherche Logique, p. 352-353.

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de répondre à la question de savoir « d’où provient cette anticipation43 » ?La réponse à cette question est fournie dans le chapitre de laDéduction descatégoriesde la premièreCritique44 où Kant essaie d’établir la validité objec-tive des catégories, c’est-à-dire des formesa priori de l’entendement (qui sonten même temps les formesa priori de tout objet) dans lesquelles ce qui nousaffecte s’avère toujours déjà être ordonné selon des règlesa priori.

Or, si Misch est certes satisfait de la réponse kantienne eu égard aufond,la formelaisse néanmoins encore à désirer. Le fait que la table des catégoriess’oriente à celle des jugements témoigne encore, selon Misch, d’une perspec-tive intellectualiste dont il s’agit justement de mettre en évidence le caractèrelimité. Kant a relié la conceptiondynamiquedes catégories à la morpholo-gie antique de la logique pure qui relève d’un tout autre « registre architecto-nique ». Ce qui est remarquable, c’est que le projet d’une logique herméneu-tique qui consiste à répondre aux insuffisances des développements kantiensformule exactement la même critique que celle qui sera adressée ensuite àLo-gique formelle et logique transcendantalede Husserl.

Comment Misch interprète-t-il (selon une caractérisation peut-être quelquepeu simpliste) le projet de Husserl déployé dans sa dernièreLogique45? Hus-serl part de la logique formelle qu’il cherche à développer de façon pure etclose en elle-même. Ensuite, il examine les fondements de cette construction,la soumet à la critique et passe ainsi de la logique formelle à la logique trans-cendantale. Il s’agit à la fois de livrer une assise systématique à la logique for-melle et de clarifier le lien entre la logique contemporaine et les plus récentesévolutions dans le domaine des mathématiques et ce, dans le but de mettre enévidence la « pure forme logique ». Ces élaborations aboutissent à une « ana-lytique pure » se limitant radicalement aux relations qui sont fondéesa prioridans ce qui caractérise proprement et essentiellement les jugements46. La cri-tique husserlienne de la logique formelle établit alors que la logique pure n’estpas une science indépendante. Husserl écrit : « Une logique des formationsidéales de signification, élaborée de façon indépendante [c’est-à-dire de façonindépendante par rapport à la phénoménologie transcendantale], est aussipeuphilosophiqueque les sciences positives en général47. »

Husserl procède alors comme suit : il pousse d’abord à l’extrême l’ana-lyse isolée de laforme logiquedans sapureté, ensuite il établit les « renvois àrebours (Rückweisungen) » des formes logiques aux « formations de significa-

43. G. Misch,Logique, op. cit., p. 340.44. Dans notre étude « Husserl et Fichte. Überlegungen zur transzendental-spezifischen Ar-

gumentation im transzendentalen Idealismus », dans :Phénoménologie française - Phénomé-nologie allemande. Deutsche und Französische Phänomenologie, Cahiers de Philosophie del’Université de Paris XII, no 4, Paris, L’Harmattan, 2000, nous avons déjà essayé de montrerque laDéduction des catégoriesfournit des éléments permettant de répondre à la question desavoir ce qui fonde l’intention signitive.

45. Cf. G. Misch,Logique, op. cit., p. 342-343.46. E. Husserl,Logique formelle et logique transcendantale, Husserliana XVII, p. 68.47. Ibid., p. 17.

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tion (Sinngestalten) 48 » ainsi que les « rapports » des jugements à la « chose(res) » - rapports qui supposent le « sol de l’expérience49 ».

Pour Misch, il ne s’agit pas ici de deux démarches contradictoires, maisd’une seule et même démarche caractérisée par un rapportdialectique. Rete-nons en effet les conséquences de ce qui précède pour le problème du rapport àl’objet : d’abord Husserl a fait reposer la constitution de la signification sur desactes signitifs, sur des intentions de signification - ce qui implique que la chosene peut être donnée (à savoir « en chair et en os » dans un acte de remplisse-ment) que pour autant qu’elle estd’abord anticipée dans une visée. Mainte-nant, c’est unsol universelde l’expériencequi, à l’inverse,précèdetoutes lesintentions du penser. L’analyse du caractèredialectiqueintervenant ici pour lapremière fois et se dévoilant dans le problème du rapport à l’objectité - analysequi s’inscrit dans le projet d’une extension du champ de la discursivité - nousdévoilera toute la richesse et la polysémie de ce terme.

4.

Une fois mise en œuvre l’extension du champ du logique vers ce que Mischappelle la « discursivité » (Diskursivität) - en un sens qui ne se réduit plus dèslors à la seule structure apophantique -, il s’agit maintenant d’en approfondirla structure. Misch en retient trois moments essentiels selon un mouvementqui fera apparaître le moment dialectique comme l’aboutissant de toute cetteanalyse : 1/ l’unité de l’analyse et de la synthèse comme la structure formellela plus générale du discours ; 2/ les « degrés de la discursivité » selon lesquelsse déploie le sens du discours ; 3/ la dialectique du tout et de la partie dans lerapport entre la proposition et le mot.

1. La forme d’articulation la plus générale du discours est celle de l’unitéde l’analyse(de la « décomposition ») et de lasynthèse50. Elle opère dèsqu’on énonce quelque chose dans son être-ainsi ou plutôt dès qu’on déter-mine quelque choseen tant quetelle chose. Dans les propositions articuléesd’une langue, un tout est scindé, « cassé », en vertu du mouvement libre dupenser, un tout qui est d’abord décomposé pour être reconstitué par la suite.Platon fut le premier à identifier le caractèredynamiquede l’énoncé qui re-lie dans une unité ce qui a d’abord été différencié51. Tandis que l’auteur duSophisteidentifie cette forme la plus générale de la discursivité au niveau del’énoncé, Misch insiste sur le fait qu’on la trouve déjà sur le plan même desénoncés anté-prédicatifs (par exemple dans les tournures impersonnelles oudans les propositions dépourvues de sujet). Dans ce cas, nous ne sommes pas

48. Ibid., p. 215.49. Ibid., p. 27. Pour tout ceci cf. le §89 du même ouvrage.50. Cf. I. Kant, Von einem neuerdings erhobenen vornehmen Ton in der Philosophie,

Akademie-Ausgabe, vol. VIII, p. 389.51. Platon,Sophiste, 262 d.

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en présence d’uneprédicationmais de cettearticulation discursivegénéraleque nous avions déjà évoquée précédemment et selon laquelle quelque choseest compris et expriméen tant quetelle chose.

Or il convient de noter que Misch ne saisit pas cet « en tant que hermé-neutique » - qu’il reprend à Heidegger52 - dans sa précieusedoubledétermi-nation. Misch se contente de souligner que les structures formelles du discours(identifiées déjà par Aristote en termes de ce qui est « relié » et ce qui est« séparé ») sont utilisées pour exprimer le fait que quelque chose est com-pris commequelque chose, « en vue de » quelque chose («auf etwas hin»)et ce, dans une unité, donc, de ce qui est relié et décomposé. Misch inter-prète cet « en tant que herméneutique » simplement dans le sens unilatérald’une détermination qui permet d’inscrire ce qui est à déterminer dans l’hori-zon « typico-général53 » qu’il requiert pour pouvoir être compris. En réalité,cet « en tant que herméneutique » témoigne autant d’une « compréhension ex-plicitante (auslegendes Verstehen) » que d’une « explicitation compréhensive(verstehende Auslegung) », ce qui dévoile ainsi la circularité fondamentale etinévitable de ce qui englobe à la fois l’anticipation54 caractérisant toute appré-hension d’un sens et sonexplicitation en vued’une généralité transcendante,mais déterminante, de ce qui est fixé et de ce qui se déploie dans l’énoncé55.

Quoi qu’il en soit, la direction empruntée par Misch est la même que cellede Heidegger : il s’agit d’identifier le lieu de naissance de l’objectivation de lavie avec son caractère originairement « articulant » (cf. nos développementsprécédents). Ce qui s’était donné jusqu’à présent comme « articulation trans-versale » (la scission de l’unité de l’expression et de la signification dans lescomportements de la vie et leur séparation - grâce à une structure articulatricemobile - en mots, significations et objets dans le langage articulé) apparaît icicomme « articulation longitudinale56 », au niveau de l’énoncé, traduisant lelien et la décomposition des concepts mis en jeu. Ce qui est alors engendré etarticulé dans le discours (et ce qui n’est présent qu’à l’état enveloppé dans lescomportements de la vie), c’est précisément cette unité de l’analyse et de lasynthèse que nous venons d’étudier.

Ce premier trait fondamental de la discursivité (au sens de Misch) indiqueainsi que l’articulation discursive n’est pas rigide, fixée une fois pour toutes,comme c’est le cas du schéma du jugement de la logique traditionnelle, maisqu’elle possède différents degrés. Nous en venons ainsi au second point.

2. Le discours connaît en effet desdegrésdu déploiement du sens57 qui

52. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., §33, p. 158.53. G. Misch,Logique, op. cit., p. 438.54. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., §65, p. 324.55. M. Heidegger,Sein und Zeit, §33.56. Misch utilise à ce propos les notions de «Quergliederung» et de «Längsgliederung»,

Logique, op. cit., p. 439.57. Cf. P. Matthes,Sprachform, Wort- und Bedeutungskategorie und Begriff. Philosophische

Untersuchungen im Anschluss an das Kategorienproblem in der gegenwärtigen Sprachwissen-

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s’étendent du point où la signification est liée à l’expression, à la mobilité librede cette dernière. Ces degrés apparaissent au niveau des « formes grammati-cales » du discours (ce que Misch illustre moyennant différents exemples delangues indo-européennes et non indo-européennes58). Enfin, ces degrés sontorientés, de façon hiérarchique, vers une fin déterminée qui consiste à déployeret à rendre compréhensible unsens59 (d’où l’importance, d’ailleurs, du carac-tère adéquat et bien-fondé - Misch parle de «Triftigkeit » - de l’expressionutilisée). Et c’est cette fin justement qui requiert le caractèrediscursif du dis-cours.

3. Se pose ensuite la question de savoir si le sens se constitue à partirdes mots60 en tant qu’unités discrètes (conception traditionnelle qui remonte àRoscelin et qui, ensuite, est exprimée avec force par Leibniz et, d’une manièremodifiée, par Erdmann61) ou à partir de la proposition62 articulée en tant que« forme linguistique originaire63 » (c’est la thèse d’abord formulée par Aris-tote et défendue à partir du XIXe siècle par exemple par Sigwart64). Misch re-jette l’idée selon laquelle il s’agirait ici d’une alternative disjonctive. Ce qu’ils’agit de comprendre, au contraire, c’est qu’il y va ici, en réalité, d’un « mou-vement discursif fondamental » en vertu duquel les mots, en tant qu’unitéspartielles, s’articulent au sein de la totalité du sens de la proposition (mouve-ment mettant donc en jeu un rapport dialectique)65. La mise en évidence de cemouvement discursif passe par la remise en cause du fait de considérer le rap-port entre les mots et la proposition à travers la catégorie logique du « tout etde la partie » (qui domine - à côté de celle du général et du particulier - la doc-trine du concept et du jugement de la logique traditionnelle)66. Misch montrequ’il est à la fois insuffisant de partir de la proposition comprise comme le toutet des mots compris comme les parties du tout (en termes soit d’unInbegriff

schaft, Halle/Saale, 1926, p. 74 ; W. v. Humboldt,Ueber das Entstehen der grammatischenFormen, und ihren Einfluss auf die Ideenentwicklung(1822). Werke, A. Flitner, K. Giel (ed.),Darmstadt,31980, vol. III, p. 54 sq. ; G. Misch,Logique, op. cit., p. 443.

58. G. Misch,Logique, op. cit., p. 443-445.59. Voir W. v. Humboldt,Ueber die Verschiedenheit des menschlichen Sprachbaues, Werke,

op. cit., vol. III, p. 501 ; G. Misch,Logique, op. cit., p. 446sq.60. G. Misch,Logique, op. cit., p. 466-473.61. B. Erdmann,Logik, Halle/Saale, 1892.62. G. Misch,Logique, op. cit., p. 461-466.63. Ibid., p. 452sq.64. C. Sigwart,Logik, H. Maier (ed.), Tübingen,41911, vol. 1, §5. Voir aussi H. Schuchardt,

Sprachursprung, in Hugo Schuchardt-Brevier. Ein Vademecum der allgemeinen Sprachwissen-schaft, L. Spitzer (ed.), Halle,21928 ; A. Trendelenburg,Logische Untersuchungen, vol. II, Ber-lin, 1840, Leipzig,31870 ; G. Frege,Wissenschaftlicher Briefwechsel, G. Gabriel, H. Hermes,F. Kambartel, C. Thiel, A. Veraart (ed.), Hambourg, 1976, p. 164 ; J. Volkelt,Gewissheit undWahrheit. Untersuchung der Geltungsfragen als Grundlegung der Erkenntnistheorie (1918),Munich,21930 ; F. Ebner,Das Wort und die geistigen Realitäten. Pneumatologische Fragmente,Innsbruck, 1921 et J. Stenzel,Sinn, Bedeutung, Begriff, Definition. Ein Beitrag zur Frage derSprachmelodie (1925), Darmstadt,21958.

65. G. Misch,Logique, op. cit., p. 456.66. Ibid., p. 457-461.

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(Erdmann), soit de « parties fondatrices (fundierende Teile) », comme le fontles adhérents à l’école de Meinong, dont Husserl par exemple)67 - car, dans lesdeux cas, on suppose que le senspréexisteà son expression langagière. Dansles deux cas, on s’en tient auproduit fini, aurésultatdu mouvement de l’esprit,alors qu’il s’agit de saisir, selon Misch, le caractèreproductif de la discursivitécomprise dans le sens étendu que prône la logique herméneutique. Dans lestermes de Misch : « La proposition n’est pas une copie mais un moyen pourexprimer la pensée68. » Venons en donc à la solution qu’il propose : le rapportentre les mots et la proposition n’est pas un rapport entre un tout et ses parties,mais un rapportdialectique.

Misch met d’abord en évidence, en suivant le Platon duThéétète, le ca-ractèredynamiquede l’énoncé comme ce qui relie des mots d’abord séparés -argument que Platon mobilise à l’encontre des sceptiques qui avaient prétenduqu’on ne pouvait pas relier des concepts différents mais qu’on ne pouvait queposer des identités (argument avec lequel ils se contredisent eux-mêmes, car,en parlant, ils relient ce qui est différent au moyen d’un « est », d’un « et »,d’un « ou », etc.). Or, comme le dit Socrate, nous sommes ici en présence d’uneidée «devenue(gignomenè) uneà partir de l’assemblage de ses éléments indi-viduels69 ». L’idée (exprimée dans et à travers l’énoncé) est ainsidevenueou,dans les termes de Misch : « Un être-devenir caractérise en propre la totalité, etce devenir à l’être (Werden zum Sein) ne relève pas d’une figuration organique,mais il est une synthèse, une connexion d’éléments singuliers70. » Notons quecette synthèse n’est pas une synthèse d’« en haut » - Misch vise ici Kant, bienentendu - mais ce que Hegel nomme une « synthèse immanente71 ».

Le rapport dialectique ici en jeu consiste en un tout qui porte ses parties et,inversement, qui est porté par elles, opposition qui n’est pas « contradictoire »(elle ne soutient pas à la fois A est B et A est non-B ), mais « contraire » : elleest constituée de déterminations d’uneunité dynamique. Ne s’opposent doncpas ici deuxpropositions, mais deuxconceptsqui s’inscrivent dans un mou-vementcirculaire autour d’un point central (à savoir lephénomènequ’il s’agitde cerner)72. Pour Misch, cette « unification centrale (zentrale Einung) » à la-quelle on parvient - voire que l’onengendre- en tenant ensemble les conceptscontraires est le « phénomène dialectique originaire du mouvement discur-sif 73 ». Ainsi, l’unité des déterminations opposées constitue laforme logiquequi rend possible le fait de concevoir les formations de la vie spirituelle (Ge-

67. Pour ces analyses, cf.ibid., p. 467-469.68. Ibid., p. 473.69. Platon,Théétète, 204 a.70. G. Misch,Logique, op. cit., p. 475.71. G. W. F. Hegel,Wissenschaft der Logik I (1831), Werke, vol. 5, Francfort s/Main, stw,

p. 100.72. Pour la distinction entre une « opposition contradictoire (kontradiktorischer Gegensatz) »

et une « opposition contraire (konträrer Gegensatz) », cf. G. Misch,Logique, op. cit., p. 467-477.

73. G. Misch,Logique, op. cit., p. 477.

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staltungen des geistigen Lebens). Précisons rapidement la nature de ce cercleque nous venons de mettre en évidence.

Ce cercle - thématisé en tant que tel par Platon74, Hegel75, Humboldt76,Dilthey77, Heidegger78 - n’est pas un cercle vicieux79, mais uneconditionduconnaître. Il peut être énoncé comme suit : lorsque je cherche à déterminerce qu’est le savoir, je dois, d’une manière ou d’une autre, en avoir déjà uncertain savoir, ne serait-ce que pour pouvoir chercher80. Ce cercle appartient àl’essence du comprendre dans la mesure où il exprime la démarche productivedu penseur (mais déjà de chacun qui écoute, lit, interprète) qui, en tentant depénétrer le sens de ce qu’il s’agit de comprendre, fait éclore la conceptiondu tout. Ou, dans les termes de Heidegger : « Le ‘cercle’ dans le comprendreappartient à la structure du sens81. »

5.

Qu’est-ce que Misch conclut de toutes ces analyses? Que le sens ne doitpas être considéré comme quelque chose qui préexisterait de façon idéale àson expression (conception qui, chez Husserl, est tributaire, nous l’avons vu,de sa doctrine du signe comme « porteur » de l’expression), mais que « lechemin ne se fraye qu’en étant emprunté82 », et ce en vertu d’un mouvementdialectique, donc, qui repose sur une synthèse immanente. Nous en arrivonsainsi au cœur du projet de Misch d’une logique herméneutique, à savoir à sanotion d’«évocation».

En effet, comme Misch le souligne à plusieurs endroits de saLogique, lesens de l’énoncé n’existe pas au préalable, mais il ne fait quese déployerenlui 83 - un déploiement du sens qui est relié à l’articulation productivede la

74. Cf. Platon,Le Ménon.75. Cf. G.W.F. Hegel,Phénoménologie de l’Esprit, trad. fr. J. Hyppolite, 2 vol., Paris, Aubier,

1941.76. Cf. W. v. Humboldt,Ueber die Aufgabe des Geschichtsschreibers, op. cit., p. 597.77. Cf. W. Dilthey,Die Entstehung der Hermeneutik(1900), GS, vol. V,op. cit., p. 317-338.78. Cf. M. Heidegger,Sein und Zeit. Misch note que c’est à Heidegger que nous devons la

radicalisation et l’approfondissement des premières intuitions de Dilthey qui n’avait pas encoreporté la méthode du comprendre à la « conscience logique de soi-même », G. Misch,Logique,op. cit., p. 480sq.

79. Misch souligne que le rapport deconséquence, caractérisant la syllogistique, n’est pasla forme logiqueexclusive, mais seulement celle dupenser discursif. L’autre forme logique,propre cette fois à lacompréhensionet à l’explicitation, consiste dans un mouvement dezigzag,de montée et de descente, se situant au-delà de la norme que pose la logique de la conséquence.Alors que la première forme estlinéaire, la dernière estcirculaire. Pour toutes cas analyses, cf.G. Misch,Logique, op. cit., p. 481.

80. G. Misch,Logique, op. cit., p. 478.81. M. Heidegger,Sein und Zeit, op. cit., p. 153.82. G. Misch,Logique, op. cit., p. 487.83. Ibid., cf. par exemple p. 463-465, 473, 487, 523.

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discursivité ou plus exactement à l’articulation productiveet objectivantequenous avons déjà analysée plus haut. Misch d’écrire : « Le déploiement s’ac-complit [. . .] par une création, il est une ex-plication créatrice84. » La formed’expression (Ausdrucksform) qui se manifeste ici et qui est l’objet privilégiéde la logique herméneutique est donc appelée par Misch « évocation » - formed’expression dans laquelle s’incarne ce renvoi réciproque entre le sens et laproposition qui seul permet de contourner les écueils d’une théorie idéaliste dela constitution du sens.

Voici quels sont les différents aspects caractérisant l’évocation :1. L’évocation - dont le domaine ne se limite pas à la poésie (loin s’en faut)

même si Misch se sert de l’exemple d’un poème de Goethe - exprime la signi-ficativité (Bedeutsamkeit) des choses (en leur essence vivante), elle confère audiscours le pouvoir de les engendrer, de les provoquer (hervorrufen) : à traverselle, quelque chose d’objectif (etwas Gegenständliches) est présenté et rendumanifeste (cf. l’articulation productrice et objectivante dont il a été questionplus haut). Misch renoue ici avec l’idée - que nous avons déjà évoquée - selonlaquelle ce sont les affects et les « humeurs (Stimmungen) » qui permettentl’accès originaire à ce qui nous entoure dans l’environnement quotidien. Cetteidée, Misch a pu déjà la trouver - outre, bien entendu, dansSein und Zeit- dansla contribution de Heidegger au volume d’hommages dédié à Husserl pour sonsoixante-dixième anniversaire85 (qu’il cite d’ailleurs à plusieurs reprises dansla Logiquesans pour autant évoquer la contribution de Heidegger) intitulée« Vom Wesen des Grundes86 ». Heidegger y souligne que le rapport fondateurqu’entretient leDaseinn’est pas celui à un objet, mais (avant tout rapport àun objet) aumondelui-même - l’être-au-monde (avec satranscendance) étantla structure ontologique originaire duDasein. Comme le note à juste titre F.Dastur, « le monde (. . .) n’est ni purement objectif, ni purement subjectif, ilest cette structure designificativité87 à partir de laquelle seulement il peut yavoir rapport intentionnel entre sujet et objet88 ». Dès lors, on peut dire - enprolongeant la pensée de Misch tout en continuant à utiliser une terminologieheideggerienne - que l’évocation a une vertu « configuratrice du monde ».

2. L’évocation met en œuvre une théorie spécifique du sens. Pour pouvoiresquisser cette théorie, il faut la mettre en contraste avec la théorie originale de

84. Ibid., p. 464.85. Ce volume est intituléFestschrift. Edmund Husserl zum 70. Geburtstag gewidmet(Ergän-

zungsband zum Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung), Halle/Saale,1929.

86. M. Heidegger, « Vom Wesen des Grundes » (1929), dansWegmarken, GA 9, Francforts/Main, Klostermann, 1976,21996, p. 123-175 ; « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondementou raison », trad. fr. H. Corbin, dansQuestions 1 et 2, Paris, Gallimard, 1968.

87. Déjà dansSein und Zeit, Heidegger avait affirmé que la significativité (comme la structurede ce vers quoi leDaseinse renvoie) fait (macht aus) la « mondanéitédu monde », § 18, p. 87et p. 86.

88. F. Dastur, « Martin Heidegger », dansIntroduction à la Phénoménologie, Paris, Ellipses,2003, p. 59.

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Misch du sens et de la signification de l’énoncédiscursif. On sait qu’à la cé-lèbre distinction de Frege entreSinn(sens) etBedeutung(dénotation, référenceou simplement signification) Husserl répondait dans le § 15 de laPremièreRecherche Logiqueque le caractère équivoque de ces deux expressions justi-fiait de les utiliser comme synonymes et qu’une délimitation trop unilatéralede chacune d’elle allait à l’encontre de leur usage « profondément enraciné »dans la langue allemande. Si on voulait procéder à une comparaison de leurusage chez Husserl avec le choix terminologique deÜber Sinn und Bedeu-tung, on pourrait dire que Husserl les utilise plutôt dans le sens inverse parrapport à Frege (notamment à la fin de laPremière Recherche Logique). Dansle chapitre V de saLogique, Misch propose un argument nouveau dans ce dé-bat relatif au choix terminologique de «Sinn» et «Bedeutung», argumentqui met en avant « l’indépendance relative » du sens par rapport à la significa-tion89. Prenons l’exemple du substantif «bête» et de sa traduction allemande« Tier ». Misch montre qu’il existe ici une différence entre ce qui est visé(c’est-à-dire lesens) et ce qui est signifié (c’est-à-dire lasignification). Onvisela même chose (l’animal) - on a donc : visée = sens, car ce qui estgeMEINsam(commun) entre différentes expressions nous dit ce qui y est leGeMEINte (levisé) -, mais le terme français «bête» qui renvoie à un être privé de raisonne signifiepas exactement la même chose que «Tier » dans la mesure où leterme allemand connote plutôt l’idée d’un être instinctif et pulsionnel. Cettedistinction (relevant toujours en fin de compte d’unchoix) est probablement laplus fidèle par rapport à ce que « veulent dire »Sinnet Bedeutung- du moinsen ce qui concerne leur usage en allemand. Mais, et c’est décisif pour Misch,cette délimitation terminologique ne vaut que pour l’énoncé discursif. Dans lecas de l’évocation, les choses s’inversent à nouveau.

Quand un vécu s’exprime de façon langagière, nous constatons unexcès90

des mots par rapport à la teneur significative de l’énoncé, excès qui « ouvre toutun monde91 ». Dans le cas de l’évocation, le sens déborde en effet sur la simplesignification dans la mesure où celle-ci, en mobilisant la «phantasía(Phan-tasie) 92 », ne se réduit pas au simple récit d’un événement, mais engendrece qui, de façon ineffable, entre dans la figuration - à savoir, précisément, lesensde ce qui est évoqué. « Ici [c’est-à-dire dans l’expression évocatrice] iln’y va pas, pour l’expression, de significations de mots déterminées d’une ma-nière fixe, univoques, il n’y va pas d’un ajointement (Gefüge) de concepts fixescomme dans le cas de ce qui est formulé de façon discursive, mais justementde la fluidité des mots et de leurs connexions infiniment variées qui rend lelangage capable non simplement de désigner des objets, mais d’exprimer un

89. Pour toute cette analyse, cf. G. Misch,Logique, op. cit., p. 274-276.90. Ibid., p. 517-519 ; pour une mise en rapport de cet « excès » avec l’ineffable mystique ou

avec le « rien », voiribid., p. 525-527 et p. 530-533.91. Ibid., p. 516.92. Ibid., p. 518 ; cf. aussi p. 521.

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mouvement, une action, bref le vivant (. . .) 93. »3. L’évocation véhicule par ailleurs une théorie originale de la vérité. L’ex-

pression évocatrice ne cherche pas à remplir l’idéal d’une adéquationà l’objet,elle ne se prononce passur ou à proposde quelque chose, mais elle engendrel’objet lui-même (il s’agit ainsi d’unecognitio rei et non pas d’unecognitiocirca rem) dans sa significativité (Misch parle à ce propos d’un « rapport d’im-manence94 » entre l’expression et l’objet) - adéquation qui, du reste, ne sauraitêtre atteinte complètement puisque tout prédicat en tant que tel (tributaire deconcepts universels abstraits) ne met jamais en valeur qu’une déterminationparticulière de l’objet. Ce qui caractérise la théorie de la vérité commeadé-quation, spécifique pour les énoncés discursifs, c’est que l’objet auquel cesderniers attribuent des prédicats demeure toujoursen deçàde l’énoncé, il estle hypokeimenon au fondementde toute prédication, c’est-à-dire quelque chosede simplementviséqu’on n’« a » jamais complètement, mais pour lequel on nedispose que des « conformations réelles (sachliche Beschaffenheiten) » et ce,précisément, grâce aux prédicats. L’évocation, en revanche, engendre des « fi-gurations herméneutiques » qui expriment « l’objet lui-même dans sa totalité »ou, plutôt, « l’essence de ce qui, dans la connaissance purement théorique,n’apparaît qu’en tant qu’objet95 ». Or, cela n’est possible que si l’expressionest « fidèle », « authentique96 » ou « prégnante97 ». Une telle expression sera« vraie » au sens propre du terme. Cette « vérité » ne saurait être vérifiée(car toute vérification ne peut se faire qu’en vertu d’une correspondance éta-blie après coup), mais elle institue d’abord l’objet qui servira d’échelle à lacomparaison. Cette vérité s’attestera selon la manière dont l’expression est enmesure de provoquer la force d’« ouvrir » l’« objet » « à la compréhension »,de le « vivre », de l’« expliciter », bref : de l’« engendrer98 ». Et Misch de citerHegel : « La force de l’esprit est seulement aussi grande que son extériorisa-tion (Äußerung), sa profondeur aussi profonde que son audace à s’élargir et seperdre dans son déploiement99. »

6.

Approfondissons le statut de cet « objet (herméneutique) » en deçà del’énoncé discursif. Ici, nous pouvons nous appuyer avec Misch surLa doctrine

93. Ibid., p. 536sq.94. Ibid., p. 519.95. Ibid., p. 520.96. Ibid., p. 520sq.97. Ibid., p. 549.98. Ibid., p. 520sq.99. G. W. F. Hegel,Phänoménologie des Geistes, Hambourg, Meiner, 1988, p. 9 ;Préface à

la Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1966, p. 31.

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du jugementd’Emil Lask100. La question est alors de savoirce qu’est cette« objectité pré-théorique (vortheoretische Gegenständlichkeit) », cet « objetoriginaire (Urgegenstand) »? Lask y répond en surmontant le dualisme forme/-matière caractérisant l’objet de la connaissance tel qu’on le trouve par exempledans laCritique de la raison pure. L’objet originaire n’est ni le divers sensiblepur, ni le catégorial, mais leurunité, il est à la fois un « quelque chose pré-matériel » et un quelque chose « non-sensible pré-formel », unité qui se scindedans les objets théoriques entre la forme et la matière101. Or cette unité de laforme et de la matière ne renvoie-t-elle pas aux « noyaux syntaxiques » dontparle Husserl dansLogique formelle et logique transcendantale102?

Quoi qu’il en soit, Misch souligne que cet « objet originaire » ne relèvepas d’une connaissance qui, elle, est justement caractérisée par lacorrélationde la forme et de la matière (c’est-à-dire par un dualisme irréductible). Laseule manière selon laquelle on peut se rapporter à cette unité en deçà de cettecorrélation, c’est lacompréhensionplus originaire, déjà évoquée, dont procèdel’attitude théorique. Et la force de l’évocation permet - précisément dans cettecompréhension - d’exprimer le singulier103, cette objectité herméneutique quel’énoncé discursif n’appréhende jamais qu’à travers ses prédicats.

Quel est alors le statut des « objets » engendrés par l’évocation? Mischles désigne, nous l’avons vu, comme « figurations (Gestaltungen) herméneu-tiques104 » ou comme « objets herméneutiques105 », c’est-à-dire comme des« figures vivantes106 » qui, à la fois, ont « une significativité dans la vie » etsont pourvues d’un « pouvoir » qu’elles exercent sur nous (en leur significa-tion) et qui rend possible la compréhension, précisément, de cette significati-vité. L’analyse de ces objets herméneutiques est fournie dans la section III.Bdu dernier chapitre de laLogique.

Cette analyse présente le point culminant de toute la démarche de Mischdans saLogique, démarche qui consiste à inscrire le jugement (apophantique)dans le domaine général de la discursivité, puisque, en dernière instance, ladifférenciation entre les différentes formes de jugements tient à celle entre les« supports réels (sachliche Unterlagen) » dont elles sont tributaires - et nousretrouvons donc ici à nouveau ce point essentiel de la «Sachbezüglichkeit»que nous avons déjà rencontrée dansLogique formelle et logique transcendan-

100. E. Lask,Die Lehre vom Urteil, Tubingen, 1912.101. Signalons avec les éditeurs de laLogiquede Misch que Lask n’utilise pas l’expression

« objet originaire ». En revanche, nous trouvons dans laLehre vom Urteilles termes « coucheoriginaire », « phénomène originaire », « structure originaire », « région originaire », etc.102. Voir à ce propos le chapitre III de notre première partie, p. 69 - 72.103. Cf. G. Misch,Logique, op. cit., p. 536.104.Ibid., p. 515, 517, 520.105. Voici comment Misch définit les objets herméneutiques : « Nous appelons ‘objets hermé-

neutiques’ des (. . .) objets à qui une significativité est immanente et qui sont susceptibles d’êtrecompris et exprimés dans leur être propre, dans la visée qui leur est propre, parce qu’ils sontdes membres dans un rapport de la vie »,ibid., p. 578.106.Ibid., p. 515sq.

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talede Husserl.1. Ce qui caractérise tout d’abord ces objets herméneutiques, c’est qu’ils

appartiennent eux-mêmes - età partir d’eux-mêmes- à la sphère de l’expres-sion107 (expression dans laquelle la vie s’est objectivée108, le vécu s’est fi-guré109).

2. Ce caractère expressif témoigne d’un savoir, d’une connaissance, d’une« visée (Meinung) », que l’objet herméneutique a de lui-même, autrement dit :il est un « soi (Selbst) 110 ». Ce soi, qui est un «sujet» (c’est ainsi que Mischcaractérise son « type d’existence111 »), concentrant en lui l’objectivation dela vie, est « la forme primaire de l’objectif (des Gegenständlichen) 112 ».

3. Voici comment Misch évite alors l’écueil d’une présupposition idéalistede la signification et comment il fonde en même temps la visée signitive (sanstoutefois concevoir ce rapport comme un rapportconstitutif113). Contraire-ment à Husserl qui, dans le §47 de laSixième Recherche Logique, confèreaux actes catégoriaux fondés une vertu « identificatrice » - peu importe quecette identité soit fondée dans uneviséenouvelle ou simplement « accomplie(vollzogen) » - et isole par là le sens intentionnel de l’objet apparaissant enson essence pure114, Misch cherche à montrer, comme le dit très bien Guy vanKerckhoven, que la « figure vivante qui trace et creuse intérieurement la voie del’accomplissement du vécu et qui agit en lui de façon invisible, émerge pour lapremière fois à travers la conception de l’impression en sa significativité et estdistinguée à travers l’expression du vécu en tant que totalité compréhensibledu sens de la vie, en tant que totalité formée du sens115 ». Dès lors, l’objecti-vation du vécu dans l’expression s’accomplit exactement dans le sens inversepar rapport à celui dirigeant l’intention de signification qui vise - mais on ne

107.Ibid., p. 555.108. Dans les objets herméneutiques, le concept (diltheyien) de l’objectivation de la vie fu-

sionne avec la catégorie (diltheyienne également) de la signification,ibid., p. 556.109. Misch écrit dans un passage biffé : « L’évocation veut faire parler les objets eux-mêmes,

c’est-à-dire qu’elle veut porter les objets qui ont leur soi propre à l’expression de la visée (Mei-nung) [i. e. de la visée en tant qu’elle n’est pas dirigée sur eux mais en tant qu’ils la possèdenten propre] qu’ils ont d’eux-mêmes »,ibid., p. 561, n. 101.110.Ibid., p. 557.111. Misch souligne qu’il ne faut évidemment pas confondre ce « sujet », ce soi, avec le sujet

connaissant, ni non plus avec le sujet agissant,ibid., p. 561.112.Ibid., p. 559.113. Une idée qui a très bien été mise en lumière par E. Ströker, cf. « Georg Misch und die

Phänomenologie », dansDilthey-Jahrbuch für Philosophie und Geschichte der Geisteswissen-schaften, vol. 11/1997-98, p. 154.114. Voir à ce propos l’excellente analyse de Guy van Kerckhoven dans « Georg Mischs her-

meneutische Logik », se situant dans le même recueil duDilthey-Jahrbuch für Philosophie undGeschichte der Geisteswissenschaften, vol. 11/1997-98, p. 100-101 ou dans la traduction fran-çaise : « La logique herméneutique de Georg Misch. La critique de la théorie phénoménologiquede la signification », trad. par A. Schnell, dansAnnales de Phénoménologie, 2/2003, p. 41-42.115. G. v. Kerckhoven, « Georg Mischs hermeneutische Logik »,op. cit., p. 100-101 ; « La

logique herméneutique de Georg Misch. La critique de la théorie phénoménologique de la si-gnification »,op. cit., p. 41-42.

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sait trop comment - au préalable la signification116 : la signification, idéale,n’est pas constituée dans un acte de visée auquel se surajouterait - ou non - leremplissement intuitif, le rapport à un objet dont le sens idéal préexiste tou-jours déjà, mais c’est uneconception intuitivequi dirige les significations dontl’essence consiste à pointer de façon prégnante et adéquate une figure vivante,afin de l’appeler à l’être, de l’objectiver et d’en appréhender le sens. Ce quiest premier, ce n’est donc pas un acte qui de signification glisserait - ou non -à un acte de remplissement, et où l’objet est déjà considéré comme étant sim-plement « là » avant d’être appréhendé en tant que significatif, mais ce qui estpremier c’est l’« objet herméneutique », qui est en réalité un « sujet » ou plutôtun « soi ». Autrement dit, ce qui est premier c’est un objet qui doit d’abord êtrearticulé, « produit » et « objectivé », et c’est donc précisément l’évocationqui,selon Misch, est en mesure d’accomplir ce rôle.

7.

Notons enfin que Misch met explicitement en rapport la méthode du pro-jet d’une logique herméneutique avec celle de la doctrine de la science fich-téenne117, 118. Misch écrit : « La méthode elle-même a été trouvée par Fichtecomme une méthode pure du philosopher (. . .), un procédé à travers lequel lavivacité propre (eigene Lebendigkeit) se met en rapport à l’objet à connaître, unvivre-avec intellectuel, un expérimenter spirituel119. » Cette mise en rapport sejustifie doublement :

1. Misch insiste sur l’idée que l’évocation ne se sert pas seulement d’ima-ges dont la précision conceptuelle fait souvent défaut (c’est le cas en particu-lier chez Bergson), mais qu’elle fait preuve d’une rigueur conceptuelle strictedont l’exemple le plus approprié nous est livré avec la philosophie de Fichte.Le « concept herméneutique » par excellence à cet égard est la «Tathand-lung» fichtéenne120. Que signifie exactement ce terme et en quoi nous permet-il d’éclairer la méthode de la logique herméneutique de Misch?

La « Tathandlung» - « action agie » (I. Thomas-Fogiel) ou « actuation »

116. Cf. G. Misch,Logique, op. cit., p. 558 où il est dit que l’objet (herméneutique) n’estpassimplement visé, mais qu’il «a » en lui-même quelque chose comme une visée, qu’il porte enlui-même (ou qu’il exprime) un sens.117. Ainsi Misch écrit par exemple que « la tâche de Fichte - et là-derrière, bien entendu,

celle de Kant (la logique transcendantale conçue par Kant) - de la fondation (Grundlegung)philosophique était présente dans tout ce cours »,Logique, op. cit., p. 534.118. Misch retrouve la même méthode également chez Rudolf Otto dansDas Heilige. Über das

Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen(1917), voirLogique,op. cit., p. 543-545, et même chez Husserl chez qui il identifie un « trait herméneutique » danssa méthode phénoménologique,ibid., p. 546sq.119. G. Misch,Logique, op. cit., p. 547.120. Cette notion est réinterprétée en terme de « genèse » dans laDoctrine de la Science de

18042. Cf. à ce propos les chapitres I et IV de la première partie.

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(J.-C. Goddard) ou « action en acte » (F. Fischbach) ou « fait-action » (A. Re-naut) ou « action efficace » au sens ancien de ce qui a une efficace (X. Tilliette)- désigne chez Fichte le Moi absolu en tant qu’agir qui retourne sur lui-même(plutôt en lui-même) (formule que Fichte utilise dans la nouvelleDarstellungde 1797). Elle est caractérisée par trois points essentiels :

a/ LaTathandlungfonde l’aperception comme auto-fondement : « Le Moise pose lui-même et est (existe) en vertu de cette simple position par lui-même,etvice versa: le Moi estetposeson être en vertu de son être121. »

b/ La Tathandlungexprime la conscienceimmédiatequ’a le Moi de lui-même en pensant-agissant, ce qui permet d’éviter l’écueil de la théorie de laréflexion introduisant toujours une différence entre le Moi-sujet et le Moi-objet. Dans la « Synthèse de la récognition dans le concept »122, Kant avaitidentifié (et il fut le premier à le faire) le Moi (qu’il avait nommé « l’unitésynthétique de l’aperception transcendantale ») comme prenant conscience delui-même dans ses actes de synthèse qui fondent ultimement la validité objec-tive des catégories (et c’est précisément ici que le transcendantalisme prendnaissance). Mais cette prise de conscience n’était pasimmédiate, elle passaitencore par la médiation des actes de synthèse eux-mêmes. LaTathandlungdé-signe justement cette conscience agissante, immédiate, qui est d’unautreordreque la conscience, toujours scindée en S et O, et qui consiste en la position àlaquelle toute autre position (toute autre conscience) se réfère et par laquelleelle est conditionnée123. Et cette autre position s’apparaît à elle-même dansune intuition intellectuelle qui est à son tour un agir (ce par quoi Fichte redé-finit la notion kantienne d’intuition qui ne relève donc pas forcément, selonson acception propre, d’une réceptivité). Et inversement : l’agir, précise Fichtedans laSeconde Introduction, « ne se laisse qu’intuitionner et non développerni communiquer par concepts124 ». Le sens profond de cette médiation entrel’intuition (intellectuelle) et l’agir (comme synonyme du penser) ne consistepas seulement dans le fait de saper la distinction kantienne entre intuitionset concepts, mais signifie surtout que laTathandlungfonde le Moi non pascomme conscience substantielle, mais comme pur agir - sans qu’on n’ait àchercher un substrat à ces actions.

c/ Enfin, et c’est essentiel pour nous, laTathandlungest le principe dela déterminabilité du Non-Moi. Le sens du deuxième principe de laGrund-lage ne réside pas dans une quelconque prétention de dériver la matière dela connaissance (contre-sens inadmissible quand on regarde de près le texte,ce qui n’empêche pas qu’il est largement répandu), mais il n’apparaît que lors-qu’on comprend le sens du Non-Moi : le Non-Moi n’est pas un concept abstraitqu’on obtiendrait à partir d’une pluralité de représentations, mais il est leprin-

121. Cette citation est tirée de laGrundlage, SW I, p. 96.122. Cf. la premièreDéduction des catégoriesdans laCritique de la raison pure.123. J. G. Fichte,Nouvelle présentation de la doctrine de la science 1797-1798, introduit,

traduit et annoté par I. Thomas-Fogiel, Paris, Vrin, 1999, p. 174.124. J. G. Fichte,Nouvelle présentation de la doctrine de la science 1797-1798, op. cit., p. 127.

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cipede ce qui est représenté. En opposant à lui-même le Non-Moi, le Moi agitcomme principe de l’objectivité ou de la constitution de l’objet en général.Ce n’est que de cette manière (en vertu donc de l’action de l’op-position duNon-Moi) que le Moi peut être le garant de l’objectivité de la connaissance etque laDoctrine de la sciencepeut ainsi achever le projet kantien de laDéduc-tion des catégories. Or, comme le souligne Misch, ce concept herméneutiquede laTathandlungsignifie justement un « mouvement fondamental de l’espritdans lequel l’objectité125 surgit en même temps que le Moi » - ce qui caracté-rise très précisément aussi, nous l’avons vu, l’évocation en tant qu’articulationproductrice et objectivante.

2. C’est cette unité entre le « devenir-intérieur » de la vie (laBesinnung,cf. plus haut) et l’articulation à la fois productrice et objectivante caractérisantle discours évocateur126 (Misch dit : « déploiement et engendrement127 en un[in eins] 128 ») qui renvoie très précisément à l’unité entre l’engendrement desconditions de possibilité de l’Einsicht(intellection intuitive) et le déploiementdu savoir absolu - unité qui caractérise lagenèsefichtéenne129. Au terme duprojet d’une logique herméneutique Misch renoue alors avec les résultats dé-cisifs de la spéculation aléthéo-phénoménologique de Fichte.

125. Concernant le lien entre ces développements et le problème de l’objectité des objets, cf.G. Misch,Logique, op. cit., p. 268-270 et p. 534.126. En récapitulant, fixons les traits caractéristiques de l’évocation :

1. Elle exprime le comportement de la vie sous forme d’unearticulationdont le jugement apo-phantique n’est qu’une des modalités possibles.2. Elle répond du surgissement de la conscience de soi des « centres d’action du comporte-ment » par un « devenir-intérieur » de la vie.3. Elle exprime le pouvoir du discours d’engendrer les choses dans leur « significativité », en-gendrement qui consiste dans une objectivation des vécus.4. Elle fait preuve d’une vérité spécifique : la vérité de l’expression adéquate (triftig , getreu) ouprégnante par opposition à l’adéquationà la chose.5. Dans l’évocation se manifeste un excès du sens (de ce qui est visé) par rapport à la significa-tion.6. L’évocation met en œuvre des « objets herméneutiques » et des «Selbstaussagen» par op-position au discours apophantique qui exprime des énoncés « sur » quelque chose.7. Enfin, Misch met explicitement en rapport la méthode spécifique de l’évocation et celle de la« genèse » fichtéenne.127. Cet engendrement (Schaffen) est en même temps une « ex-plication (Explikation) » dans

la mesure où il ne s’agit pas ici, bien entendu, d’une création spirituelle qui s’exercerait « d’enhaut » sur ce qu’il s’agit de déterminer, mais - « de l’intérieur » - d’un « travail »immanentquiinscrit un sens à ce qui en était d’abord dépourvu,Logique, op. cit., p. 560.128. G. Misch,Logique, op. cit., p. 560.129. Cf. le premier et le dernier chapitre de notre première partie.

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Conclusion

Récapitulons d’abord les grandes lignes des réflexions précédentes. Notrepremière partie visait à clarifier certains concepts importants de la méthodephénoménologique. Après un chapitre introductif présentant dans une pre-mière approximation la problématique du phénomène et de la constructiondans les phénoménologies de Husserl et de Fink et dans la spéculation fich-téenne, nous avons abordé - dans une visée méthodologique déterminée - lesnotions clé de « pré-immanence », de « structure en noyaux » et de « genèse »en les contrastant respectivement au plan d’immanence (Deleuze), à la « ma-tière » henryenne et à la genèse fichtéenne. Le «telos» de ce cheminementétait de clarifier le sens du phénomène husserlien à partir d’une précision re-lative au statut de la phénoménologie génétique. Les phénomènes, selon Hus-serl, sont les «fungierende Leistungen» - qui n’apparaissent pas forcémentd’une manièreimmédiate- de la subjectivité transcendantale thématisées parune phénoménologie (dite « génétique ») qui les analyse dans la totalité deleurs rapports « historiques » inscrits tant dans la sphère immanente que dansla sphère pré-immanente de la conscience.

Il apparaissait dans ces analyses que la phénoménologie génétique et laphénoménologie du temps entretiennent un double rapport : d’une part - et laplupart des textes qui traitent ensemble de la genèse et de la temporalité vontdans ce sens -, la forme d’essence universelle de la genèse intentionnelle dé-voile la constitution de la temporalité immanente, et en particulier la forme dela « facticité » qui assigne à tout vécu intentionnel sa « position temporelle » etqui est la source essentielle des « habitualités » ainsi instituées. Mais, d’autrepart, les analyses relatives à la constitution de la conscience du temps - etcela vaut en particulier pour lesManuscrits de Bernau130 - peuvent aussi être

130. Nous souscrivons ainsi entièrement au jugement des éditeurs desManuscrits de Bernaulorsqu’ils remarquent que « lesManuscrits de Bernauparviennent à une avancée décisive parrapport aux premiers textes sur le temps non pas à travers la prise en compte de la phénoménolo-gie transcendantale - toujours ‘statique’ dans son essence - desIdeen I, mais à travers le passage,nouvellement développé et réalisé de façon conséquente, à unephénoménologie ‘génétique’. Lapercée vers cette phénoménologie génétique ne s’effectue pas seulement, comme souvent admisjusqu’à présent, dans le Cours sur la ‘Logique transcendantale’ du semestre d’hiver 1920/21,publié dans le volume XI desHusserliana, mais déjà dans lesManuscrits de Bernausur letemps de 1917/18 »,Husserliana XXXIII, op. cit., p. XLVI.

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considérées comme initiatrices de la phénoménologie génétique en un autresens : les dispositifs phénoménologiques nécessaires pour rendre compte de laconstitution de la temporalité immanente - à savoir, nous l’avons vu, la des-cente dans les couchespré-immanentes de la conscience constituante - dressedéjà le cadre pour l’analyse génétique elle-même. Ainsi, on peut remarquer quele rapport entre la sphère immanente et la sphère pré-immanente correspond àcelui entre la « facticité » et la « genèse ».

« Genèse » signifie chez Husserl - tel était le résultat essentiel de notreinvestigation -constitution de la facticité. Cette constitution ouvre sur troischamps distincts :

1o la constitution de la temporalité immanente ;2o la phénoménologie de la raison (théorie du jugement, etc.) et la consti-

tution des idéalités ;3o la phénoménologie de laphantasía.

Dans chacun de ces champs le transcendantal phénoménologique repré-sente le couplefactum/genèse d’une manière différente : 1) immanence/pré-immanence (chapitre II de la première partie) ; 2) sens (du jugement)/genèsedu sens (cf. par exemple le §85 deLogique formelle et logique transcendan-tale) et 3) imagination/phantasía(chapitre II de la deuxième partie).

La deuxième partie de notre ouvrage nous confirme que la descente « endeçà » de la sphère immanente de la conscience - que ce soit pour clarifier ladimension temporelle de la structure intentionnelle et pré-intentionnelle, pours’interroger sur l’articulation entre le temps et le récit, la temporalisation etl’énonciation en langage, ou (dans une autre direction) pour mettre en évidenceles fondements « évocatifs » de la discursivité - fait alors partout apparaître une« genèse » non pas simplement au sens d’une « phénoménologie génétique »mais d’une « phénoménologie constructive » telle que nous l’avons présentéedans notre première partie.

** *

La phénoménologie husserlienne, en conformité stricte avec ce que nousenseignent lesMéditations cartésiennes, a été caractérisée comme « idéalismetranscendantal ». Le but des développements précédents consistait à caractéri-ser lestatutd’un tel « idéalisme » qui ne peut être désigné ainsi qu’à conditiond’entendre ce terme autrement que selon son acception « classique ». Il nes’agit certainement pas ici d’un réalisme - si par « réalisme » on entend unedoctrine qui prétend statuer de façon non critique sur le réel tel qu’il serait « enlui-même », indépendamment de la dimensionconstitutivefaisant intervenirles « opérations » de la subjectivité transcendantale. Mais il n’y va pas nonplus d’un idéalisme « absolu » qui porterait ce nom justement en raison d’un« absolu » : une conscience constituante auto-transparente qui serait à l’origine

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de (et qui épuiserait) son sens et son propre être. La percée de ce nouvel « idéa-lisme » a été accomplie dans et avec les premières analyses relatives à la consti-tution de la conscience du temps en 1905, et surtout en 1911 (avec les analysesdes « phénomènes d’écoulement ») et en 1917 (avec celles du « processusoriginaire » avec sa structure en « noyaux » et la descente dans la sphère « pré-immanente » de la conscience). Mais il ne se cantonne pas aux seules analysesde la constitution de la temporalité immanente et pré-immanente - loin s’enfaut ! Il instaure bien plutôt une discipline philosophique permettant de rendrecompte du « transcendantal phénoménologique » - à travers une genèse nonpasdu phénomène maiscommephénomène de l’apparaître - que celui-ci ap-paraisse, nous l’avons vu, dans la descente au sein de la sphèrepré-immanentede la subjectivité transcendantale, dans l’analyse de la constitution des idéa-lités, dans une phénoménologie du langage (comme lieu constitutif du sens)ou encore dans une phénoménologie de laphantasía. Le point commun entreces différentes orientations auxquelles s’adonne la phénoménologie génétiqueconcerne laphénoménalitédu phénomène, sa dimension de l’apparaître quin’en fait pas qu’un simple apparaissant - c’est-à-dire qui n’en fait pas qu’unétantavec son sens d’être et son fondement ontologique déterminé.

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Notons enfin qu’au lieu de nous installer dans le débat contemporain surle rapport entre phénoménologie et ontologie qui vise, en dernière instance, àétablir la prééminence de l’une sur l’autre (ouvice versa) 131, il s’agissait bienplutôt de poser la question du sens ontologique même du phénomène et dela genèse de son apparaître. La phénoménologie génétique traduit la prise deconscience dusensdu phénomène et de l’absence de tout fondement ontolo-gique de ce dernier - idée « révolutionnaire » qui n’a frayé son chemin que defaçon progressive (avec le mot d’ordre d’absence de tout préjugé, la nécessitéd’introduire l’épochè, les découvertes de la phénoménologie de laphantasía, laconstruction phénoménologique d’une descente dans la sphère pré-immanentede la conscience, etc.). Le phénomènemanifestecertes quelque chose, inten-tionnellement, mais son propre statut est précaire. Or ce serait insensé que dedéplorer cette précarité, il s’agit simplement d’en prendre acte. C’est là l’ob-jet même de la phénoménologie génétique qui creuse cette précarité et qui en

131. Voir par exemple J. Benoist,L’a prioriconceptuel. Bolzano, Husserl, Schlick, Paris, Vrin,1999 et « Phénoménologie et ontologie dans les Recherches Logiques », dansHusserl : Lareprésentation vide suivi de Les Recherches logiques, une oeuvre de percée, sous la directionde J. Benoist et J.-F. Courtine, Paris, puf, 2003, p. 111-124 ; B. Bégout, « L’ontologie dans leslimites de la simple phénoménologie : Husserl et le primat de la théorie phénoménologique de laconnaissance », dansAux origines de la phénoménologie. Husserl et le contexte des RecherchesLogiques, D. Fisette, S. Lapointe (eds.), Vrin/P.U.L., 2003, p. 149-178 ; R. Bernet « Sur lesens de l’idéalisme husserlien : les modes d’être des objets et la conscience intuitive », dansHusserl : La représentation videsuivi deLes Recherches logiques, une oeuvre de percée, op.cit., p. 225-249.

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dévoile des « structures » susceptibles d’être analysées et décrites - des struc-tures, nous insistons, qui nesontpas mais dont il s’agit précisément d’éclaircirla genèse. Et c’est précisément le « transcendantal phénoménologique » quirépond à la question de « l’être » de ces structures : un transcendantal qui esttributaire, justement, des caractéristiques que nous avons mises en évidencelors de notre spécification de la phénoménologie génétique. L’être et la genèsene sont pas la même chose.

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Table des matières

Introduction 7

I Questions de méthodologie phénoménologique : Phénomèneet genèse 15

I Phénomène et construction 191. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

II Immanence et pré-immanence 391. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 422. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 493. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 514. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

III Phénoménologie matérielle et phénoménologie des noyaux 571. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 572. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 593. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 634. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 685. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69

IV Phénomène et genèse (Fichte et Husserl) 731. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 742. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 773. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 804. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 845. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 906. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 927. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 938. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95

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9. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9810. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

II Les « réinterprétations » de l’intentionnalité : Temporalitéet discursivité 107

I Temporalité et discursivité chez J.-T. Desanti 1111. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1112. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1123. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1154. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1205. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125

II La temporalité de la Stiftung dephantasíaselon M. Richir 1271. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1302. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1313. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1334. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1395. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143

III Intentionnalité et discursivité chez G. Misch 1451. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1472. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1503. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1534. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1565. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1606. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1637. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166

Conclusion 169

Bibliographie 173