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L'ÉCRIVAIN ET SA LANGUE

P. VERSTRAETEN.- Est-ce que cela présenteun sens pour vous de vous poser le problême devolre rapporl à Za Zangue [raiiçaise en généraZ?

JEAN-PAUL SARTRE. - Oui, cela présentecertainement un sens, parce que je considereque nous sommes dans le langage. Le langageest une espêce d'immense réalité, que ['appel-lerais un ensemble pratico-inerte; je suis cons-tamment en rapport avec lui : non pas dansIa mesure ou je parle, mais précisément dans Iamesure ou c'est d'abord pour moi un objet quim'enveloppe et dans lequel [e peux prendredes choses, ensuite seulement je découvre safonction de communication.

- Le premiei tnomeni est donc celui de l' exié-riorité?

- Oui, pour moi le langage n'est pas en moi.Je crois que les gens disent qu'ils ont l'impres-sion, quelle que soit leur opinion aprês, qu'il ya des mots dans leur tête. Tandis que moi, j'ail'impression qu'ils sont dehors, comme uneespece de grand systéme électronique : ontouche des machins et puis ça donne des résul-tats. Et il ne faut pas croire que ceei soit leproduit d'une réflexion : j'aí écrit des choses

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anaIogues, mais je les ai écrites en me référantà une expérienoe que j'appellerais à Ia fois objec-tive et subjective. C'est Ie point de départ :je n'ai pas les mots en moi, ils sont dehors.

- Auez-oous une inierprétaiion de ce sentiment?- C'est un peu ce que j'ai dit dans Les

Mots. Je pense que c'est parce que j'ai longtempsconfondu, quand ['étais mõme je crois, les motset les choses; je veux dire que le mot de table,c'était Ia table. Quand j'ai commencé à écrireil y a eu ce moment classique, mais [e n'en suispas sorti: j'aí toujours pensé que m'approprierIa tabIe, c'était trouver Ie mot sur Ia tabIe;il y avait donc bien un rapport intime entre lesmots et moi, mais un rapport de propriété :j'ai un rapport de propriétaire avec le langage.En tant que Français, Ia langue française m'ap-partient, comme elle appartient à tout franco-phone; J'ai un sentiment de possession par rap-port à cette langue. Se~lement, ce que je v~uxdire, c'est que je Ia possede comme une propriétéextérieure. Je crois même que je ne suis pro-priétaire que de ça : c'est à moi; ce qui ne veutpas dire que ce ne soit pas à d'autres aussi,ce n'est pas le problême, mais je suis à l'aisedans ma langue; et les difficultés que [e ren-contre, qui sont énormes, me paraissent tou-jours des diffícultés d'expression, me paraissentdes difficultés de gestion, et, même si je n'yarrive pas, je sais que je devrais pouvoir yarriver; c'est l'entreprise, si vous voulez.

- Mais c'est un rapport qu'on pourrait [acile-ment qualifier de bourgeois, puisque c'est unrappott de propriété?

- C' est certainement originellement - etc'est pour ça que je vous le dis - un rapportbourgeois.

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- Et co,!,ment se. [ait-il que ce ne soit pas lerapp0T.'i qui apparaisse le plus spontanément àl'esprii de Ia bourgeoisie, puisque vous teconnais-sez que,pour Ia plupari de ses membres Ia langueapparazi comme une sorte d'auionomie iniérieure?

- Je suppose qu'il faudrait avoir des raisonsun peu analytiques, dans le sens ou nous avonsdes options non claires dans l'enfance, quicorrespondent à des transferts. J e veux direceei : c'e~t qU,e.je .suis ~nfa.nt de classe moyenneet que je n ai jamais nen possédé: eommeenfant je n'ai jamais eu. D'abord, j'ai vécuchez mes grands-parents; donc je ne possédaisque ce qu'on me donnait; et ensuite j'ai vécu- ma mére s'étant remariée - avec un beau-pêre qui gagnai!, l'a~gen~ ?u. foyer et qui me?onn~l.lt ee que J ava~s : j'étais comblé, je n'aijamais manqué de nen, mais jamais rien n'aété « ~ moi »; de ce fait j'ai été, par rapport à Iapropnété en général, complêtement délivré.?ar~e . que, d'une part, j'ai toujours tout eu,je n ai donc pas connu l'âpreté de vouloir et?'autr~ part, je ,n'ai ~amais rien eu - j'ai tou~Jour~ ete. comble, mais de choses qui n'étaientpas a moi. Alors, je crois qu'il y a eu un trans-f~rt: De Ia I?ême façon que j'ai mis Dieu dans IaIittérature a ~~ ?loment donné, je crois que j'airms Ia propnete dans les mots. .I'ai toujourspensé que le mot était une maniêre de posséderIa ehose et je pense qu'il y a une idée originel-lement bourgeoise d'appropriation, qui est appa-rue eomme un élément d'appropriation avantd'être le. moyen collectif de communication,Alo.rs là 11 faud~ait parler de 1'âge : c'est passémam~e!l3:nt, mais c'est passé en partie à causedu vieillissement, mais ça a sürement été Iapremiêre chose. Le langage serait donc une

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.hose à moi qui serait à moitié ~u côté d.uslgnifié et à moitié du côté du slgmfiant, ~aI~11 serait dehors. Le mot de « table » serait amoitié dans Ia table et à moitié un prolongementinstrumental de mes moyens.

_ C' est done une description de votre rap poriactuel à Ia langue française, mais en même tempscela semble eorrespondre à ce que pouvait êireooire rapport à Ia langue dans l' enfance. Dans cecas il n'y auraii pas eu dépassement du rapport.),

_ Si, il Y a évidemment un dépassement .qUIs'est fait au moment de Ia commumcatlOn.Dans tout écrivain, il y a le côté de l'enfancequi ne vise pas Ia ~ommunica~io~ et .qu~ e~tprécisément Ia créatlOn-appropnatlOn; 11 s agítde créer, par les mots, Ia « table »; o~ fait I'équi-valent de Ia table et elle est pnse dedans;à ce moment-là vous vous imaginez que si vousavez écrit quelques mots, quelques beaux motsqui vont bien ense~ble - Flau~.ert l'a cru tou!esa vie- vous vous etes appropne dans un certaínespace, ~space qui est à vous et qui est, ~n ~êm.etemps, le rapport à Dieu. Vou.s avez f~,It 1 eqUI-valent d'une table, elle est pnse au piege, e estlle-même. Tout ça suppose Ia non-communica-

tion, parce que quand on dit ~ue les ,écrivain~écrivent toujours pour autrui, ee n est vraiqu'à Ia longue, ce n'est pas vr~i originellement:11 y a l'idée certainement magique du mot, qUIIait qu' on écrit pour écrire, on crée des !U0ts,

n crée du moins des ensembles, on íait unmot comme on peut faire un château de sablequand on est gosse, pour Ia beauté du ehâteau,pas pour être montré; ou alors, si on le montreapres, en tout eas les l~cteurs ~ont inessentiels,iomme les parents qu on amene pour díre :

« Regarde eomme j'ai fait un beau ehâteau de

,

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Ie moment de reconquête vraie de ce qui est cheznous tous un moment de solitude qui peut êtreconstamment dépassé, mais auquel on doit reve-m~; le moment ou précisémentles mots nous ren-vOI~nt Ie monstre solitaire que nous sommes,mais avec douceur, avec compIicité: c' est ça quevous donnez au Iecteur. Vous avez alors unea.utre espêce de communication par le na reis-SIsme;}e le,cteur n'est plus Ià que pour faireapparaItre 1 auteur dans ce qu'il a de plus pro-fond et il ~e.peut Ie faire qu'en devenant lui-même narcíssists et en se mettant à Ia place deI'auteur.

- On maintiendrait ainsi ia distinction quevous avez soutenue depuis toujours entre ia prosee~ ia poésie en disant que dans le [otid elles entre-tiennent . to~tes deux un certain rappori à iacommunzcatzon, c'esi-ã-dire à l' autre, mais que ce~al?port est quasi inverse dans un cas par rapporta i autre ..A~cune d~s deux activités n'échappe à iacommu,nzcatzon, mais alors que l'une va en quelquesorte a contre-courant de ia communication-pour ia restituer à ses projondeurs - ia prose parc?ntre cherc~e .à surmonter ia séparation, ou plussimplemeni a instaurer ia communication. II restepeut-être alors à comprendre le sens de cette doublec0"!-lYlunication riche par rapport à ia communi-caiion ban~Z~qui s'opére par significations neutres°lf neutralisées. Vous, dl~iez ~o~t ~ l'heure, pourdlstzngu~r ia. cotnmurucaiinr; litiéraire de ia simplecommunicaiion, qu.e la pr.em~ere ~tait pZus quesimple communzcatzon de siqnifications : c' est direque ia communication en elle-même est insuffi-sante à définir ia prose littéraire. Que reste-t-ildês lors de « communication » dans ['essence du[aii littéraire?

- Cette communication-Ià est insuffisante

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parce que ce qui caractérise Ia p~ose, c'est ,qu'ilya toujours débordement de Ia simple significa-tion. On pourrait même dire qU,etout déborde Iaignification, et c'est ce tout qui Ionde Ia ~om~u-

nication ou encore Ia profonde communication.Par exe~ple, si vous me di~es : « Dans quelle ru,esuis-je? » et que je vous dise dans quelle rue, I~y a entre nous une série de sous-entendus q~Inous raméneraient au monde entier SI on voulaitles développer. En vérité, nous sommes sur unplan strictement pr~.tique o~ 1~langage se bor~eà donner des indicatíons. Mais si le langage devaitêtre une vraie communication, il faudrait quenotre situation réciproque dans le monde, et l'unpar rapport à l'autre, soit ,don~ée p~r le langa,g~,à chaque instant; elle ne 1 est jamais, sauf preci-sément dans l'écriture et dans I'écriture de, Iaprose. La poésie, c'est le moment de resplrabopou l'on revient sur soi. Ce moment, comme jevous l'ai dit, me paratt indispensable. J~ n'~c-cepte pas du tout l'i,dée que Ia communicationabsolue ne supposeraIt pas des moments ,de soli-tude narcissique. II y a un mou"yeme~t d expan-sion et de contraction, une dilatation et unerétraction.

- 1l Y a alors comme deux p:o/~ndes, comm~-nications : ia projotuie communzcatzon znstaureepar ia prose et qui serait, en .que.lque sorte, p:~spec:tine, et ia profonde c0J1U!lunzcatzon de ia poesie qUlserait plutôt rétrospectwe. Esi-ce que cela corres-pond à une siructure .anihropologique dans votreconcepiion? Je veux dire, esi-ce que le '!10u~ementde prospection - ei ia prose par le fali "!em.~ -:pourraii se considérer comme ayant pariie l~ee ~l'histoire au devenir ou à l' action, c'est-ã-âire al'engage/nent, alors que le mouvement de rét~osp~c-[íon serait une altitude plus proprement reflexwe

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au sens ois Ia réflexion est plus statique dans soncontenu même, c'est-à-âire manijesterait finale-ment une sorte de repliement sur une structure àson tour indépassable : Ia premiêre constituant Iastructure anthropologique à venir et Ia seconde -celle <fui est produite ou dévoilée par Ia poésie -constituani Ia siructure ontologique de laquelle onpart. Cela traduii-il votre pensée?

- Ça me parait certain et cela souligne bienle fait qu'il y a quand même extériorisatíon deI'íntéríorisatíon, et intériorisation de l'extériori-s~ti?r:' C'est, si vous voulez, le momentdel'inté-flor~te. Or, ce moment, nous pouvons dire qu'il~evlent une stase, dans le cas de Ia poésie, Mais11 est ab~oIument indispensable, un peu commeune ~spece de bref arrêt par Iequel on peutrevemr sur le phénoméne de l'intériorité sansj~m~is perdre de vue le phénomêne de l'extério-rísatíon.

- Esi-ce que ce moment remplit une fonctionéthique, à vos yeux?

- Oui, dans Ia I?esure ou, pour moi, l'uni-verseI. concret doit supposer toujours uneconnaissance de soi qui ne soit pas Ia connais-sance .conc.ept,-:elle; une espêce de connaissancede SOl qUI soit Ia connaissance du Désir Iaconnaissance de I'Histoire. La connaissanc; duDésir, l?ar exempIe : pour moi un désir utilisenécessairement Ia force du besoin mais alorsque le besoin est besoin simpIe - 'Ie besoin demanger, n'importe .quoi, pourvu que ce soitmangeabIe -, Ie désir est au niveau de Ia titilla-tion d'Épicure : j'ai .besoin de manger ceei pIu-tôt que cela. ~ part~r du moment ou j'ai envie~e .manf{er ceei pIutot que cela, cet objet, queJ ai envie de manger, me renvoie nécessaire-ment à I'univers; parce qu'au fond si je déteste

SUR MOI-MÊME 63Ies huitres et que j'aime Ie homard, ou. in~erse-ment, c'est toujours pour une raison qUI depassel'huitre ou le homard : il y a des rapports avecIa vie il y a des rapports ave c des foules dechoses qui nous renvoient à nous-mêmes enmême temps qu'elles renvoient à l'univers. Alors,ce désir, à proprement parler, n'a pa~ de rap-port direct ave c I'articulation, comme, dit Lacan;ce n'est pas une chose articulable; je ?~peuxpas désigner par mon lan~age mon ~~Sl.r pro-fond d'oü une autre théoríe non positiviste de, , '

Ia non-communication : on ne pourra jamaisarriver à donner par le langage, sauf p~r ap~;ox~-mations indéfinies et mises en perspectíve, I equi-valent de ce qu'est Ie désir; tandis que moi jedis qu'on en donne l'équivalent précisémentdans Ia poésie et dans le dépassement du noya~de sens par Ia signification qu'est Ia prose; I?alSsurtout dans Ia poésie, on en donne I'équiva-lent pa~ l'utilisation des mots en tant, qu'ils nesont pas articulés pour eux-mêmes, mais en, ta.n~que l'inarticulable se joue dans le~r ;~al~temême c'est-à-dire dans Ia mesure ou I epals:seur du mot nous renvoie précisément à ce qUIs'est glissé en ,lui,sans,I'avoir p~o~uit ,: il,n'y apas de volonte ~ exprimer le, désír. L, a,rtIcul~-tion n'est pas falte pour expnm~r le désir, maisle désir se glisse dans ce~te ,artIculatlO,n ..

_ Votre réponse est séduisanie, m~ts. Je medemande si elle échappe en [aii au pesstm~sme deIa théorie psychanalytique. Lorsque v~u~ dt~es qu,eIa poésie parvient à expnmer, le. ãêsir, ~e SUlSd'accord; mais justemenl, Ia t~eone analyüque neserait-elle pas â'accord pou!, ~tre q'!e le verbe peut,à Ia limite, expnmer le désit mal~ .en aucun 9asle maítriser, c'esi-à-dire que Ia poesie peut en etr,eun reilet, mais un reflet qui reste, par Ia complai-

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sanee earaetéristique de la poésie, entiêremeni liéà la dramaturqie du désír, alors que ee que vousP:~P?szez tou,t à l:heur~ e' éiait comme une possi-biliié de rela~lOn dzalectzque - done progressíve _e'!t~e ce qu' il y a de recéle dans la poésie et dev,z~e dans la pro~e, 'pUlsque la prose avait partielzee a~ jut!lr" ei ,etazt do,!c prospective, tandis quela poesie éiaii retrospectwe et donc [otuiaiioe, Ence sens, on pouvait envísager, éventuellement et àIO,ng t~r:ne! une possibilite non pas tellement deréconciliatiom mlll~ de ttuse en perspeetive réci-proque - donc modzfi;ant,e - de la soliiude onioloqi-que avec Ia eommumcatzon tout ausst ontologíque.Est-ce encore le cas aprés ce que vous venezdedire?

~,Mais c'es~ Ia mêrne chosel Je pense que l~poesie ne sera jamais en elle-même une catharsismais qu'eIle est révélatrice de I'homme à lui~~ême à traver~ le sens. ~e sens est là. Le poêten es~ qua~d, meme pas 1 homme qui rêve; I'in-te~tlOn~alIte de Ia cons?~ence du poete est quandmeme bien au-delà de lmfrastructure matériellede Ia conscience qui rêve. Donc, il y a quelquechose qUI .est là, q~i est objectivité dans ce rap-port que Je pourrais appeler presque silencieuxde~ mots ~nt.re eux et qui fait proprement Iepoeme. Mais 11 faut que ce moment existe pourqu'il y ait le n:oment de Ia prose,

- Il Y auraii done une sorte de double ins-tance dont Ia premiêre pourrait un peu se rappro-cher ,de,ee que Freud appelle l'instinct de mort, quiseraii [ustemeni le moment du désir ou de recueil-lerr:en~ sur le désir, que la poésie parviendrail àmazt!,lser avee s~s propres moyens, e' est-à-dire sansle depasser maz~. simplemeni en en témoignant, etla ~econ1e, de 1 instinct de vie qui serait Ia prosemalS qui ne pourrail jamais s'émanciper eniiére-ment de la poésie.

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- Heureusement, parce que précisément c'estce qui en fait le vrai sens, c'est-à-dire ce quidonne I'universel concreto A ce moment-là vousutilisez vos désirs, vous utilisez Ia façon dontle monde est pour vous pour un dépassementvers autre chose : c' est Ia profondeur et l' épais-seur du moto C'est pourquoi je pense qu'il n'estrien qui ne puisse se dire.

- Et c'est peui-êire dans eette mesure aussí queseule Ia prose peut être agissante; je veux dire(e agissante » au sens oü elle produirait une tnodi-ficaiion directe des ehoses et non pas une simplemodification par lucidité. La poésie pourrait mon-irer à l'homme ee qu'il est, être sa lucidité, etaitisi éveiller en lui des zones d'obscurité que[usque-là il ne maiirise pas; landis que le pouvoirde Ia prose résiderait dans une efficienee supé-rieure à Ia simple présenee à soi de la possi bilítélittéraire en aceordani à l'homme une possibilitéde prise réelle sur le monde. En ce sens, pourvous, la poésie ne peut pas relever des criiêres del'engagement!

- N ous parlons d'une certaine poésie, Iapoésie moderne; car il est évident qu'il y a unepoésie comme celle de ce poête de Sparte, Tyr-tée, qui est une poésíe qui appelle à Ia guerre,qui est constituée de chants héroíques, etc., etil y a une poésie rhétorique qui existe dans toutle XIXe siécle, même romantique; toutes deu xont évidemment autre chose, mais Ia poésie

Lelle qu'elle existe aujourd'hui nait Ientement àtravers Ie romantisme et se manifeste entiére-ment ave c Nerval et Baudelaire : c'est d'elleque nous parIons ici. Pour cette poésie, je pense()11 effet que le moment poétique est toujoursun arrêt; três souvent même, au départ, c'estun arrêt de pitié pour soi, de compIaisance à soi

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en tant que désir justement; c'est le mome~tou le désir s'objective à travers les mots, maispar-delà leur articulation. Mettons un poéme enprose de Baudelaire : il aime les nuages, sígni-fication : il aime un certain type d'au-delà, ilmanifeste son insatisfaction, etc., là nous sommessur des plans abstraits, mais quand il écrit « Lesnuages, les merveilleux nuages n, Ia position de« merveilleux», Ia répétition de « nuages», çadonne autre chose; cette autre chose, c'estquelque chose de lui ou de nous.

- Vous disiez toui à l'heure que ia philosophiese présente à son tour comme l'inverse e~ i~ symé-irique absolu de ia prose, done a fortiori de iapoésie. Comment enietidez-uous eette sorte de puretéde Ia eommunieaiion eoneeptuelle par rapport, denouveau, à ee lieu eommun qui est ia prose banalede Ia eommunieation et dont on est parvenu àdémarquer la prose Iittéraire mais ~ont il [audrailégalement démarquer Ia prose pbilosophique -dans ia mesure justement ou à son tour cette prosede la eommunieation banale esi qualifiée de pauvre,de trop simple, de trop pure par rapport à l'impactd' affeetivité dont est porteur le Iangage littéraire.Vous voyez la question? CaI' on va peui-être êtreamené à [aire I'inuerse de ee qu'on a [aii précé-demment : à montrer que Ia prose banale est elle-même trop ehargée ou déjà charqée ...

- Alors, je vous dirai que pour moi cetteprose courante, nous savons ce qu'elle est : ellen'a pas de rapport avec Ia prose philosophique,parce que, curieusement, l~ Janga~e le plu~ dif:ficile d'une certame mamere, c est celui qUIveut'le plus communiquer : c'est Ia phi!o.sophie.Si vous prenez Hegel, et que vous lisiez unephrase de Hegel, sans être un peu rompu àHegel, sans le connaitre, vous ne Ia comprenez

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pas. 11 Y a là un autre probléme. Parce qu'aufond le sens de Ia philosophie, tel que je lecomprends - qui n'est ni celui de l'.anthropo-logie ni celui de tout type de connaissance del'ho~me ni même celui de l'Histoire -, c'est derejoindr~ le plus possible par approxi~ationnotionnelle le niveau d'universel concret qUI nousest donné dans Ia prose. En. effet, Ia p!'ose éc!ite,littéraire me parait Ia totaht~ encore lm.médlat~,encore non consciente de SOl, et Ia philosophiedevrait être suscitée par Ia volonté de prise deconscience de cela en n'ayant à sa dispositionquedes notions. Son but est donc de forger des notíonsqui s'alourdissent profondéme!l~, pr~gressive-ment, jusqu'à ce que nous ~rflvlOns a t:ouvercomme un modele de ce qUI se donne directe-ment à Ia prose. On peut donner une phraseprofonde et vraie de Roussea~~ ~ans ,ses Ç~nfes-sions par exemple, comme 1Ideal a reJomd~epar Ia notion à partir du momen~ o~ l'.on íaitde Ia philosophie. Par exemple, 11 etaIt. ch~zMme de Warens et il allait souvent seul, 11 Iai-sait d'assez longs voyages mais revenait tou-jours à elle, il n'était plus co~te~t :. c'est lemoment ou il se désaffectionnait; 11 dit alors« .I'étais ou j'étais, j'allais ou j'allais, jamaisplus loin. » Ça veut dire : « J'étais à l'attac?e »,mais vous voyez le sens que ça donne a Iasignification. Vous voyez comment une phrasecomme celle-là nous renvoie à une foule dechoses. C'est une phrase toute simple. « .I'étaisou j'étais », il n'y avait pas de transcendance;ct pourquoi n'y avait-il pas de tran~cendance?parce qu'il y avait un rapp~rt d'lm~a~enceavec Mme de Warens : il peut s amuser a femdreIa transcendance, dans sa marche, il n'est jamaisqu'à l'endroit ou il est; ou alors il a des toutes

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petites transcendances prêtées : bon, on lui apermis d'aller jusqu'à telle ville; il va, puis ilrevient. « J'étais ou j'étais, j'allais ou j'allais,jamais plus loin. » Cequi veut dire, si on retourneIa phrase : « Quand je suis libre, libre commevagabond, je vais toujours plus loin que je vais. ))Qu'est-ce que ça veut dire « d'aller plus loinque l'on va ll? A ce moment-Ià vous avez Iavraie transcendance. Elle nous renvoie à Ialiberté, à l'immanence et à Ia transcendance età une Ioule"de choses. Et en plus au rapportqu'il y a derriere : Ie rapport amoureux entredeux personnes.

- Pourraii-on dire que iouie philosophie seraitcomme la loqique d' une phénoménologie de l' exis-tence, aoec ce paradoxe que d'habitude cette dis-tinction au sein même de la pbilosophie apparaUcomme ia distinction de l' abstrait par rapport auconcreto La phénoménoloqie dans la philosophiede 11eqel est le concrel donl la logique est l' abstrait;à ce titre la Iogique peut faire tenir en peu demots ce que Ia phénoménoloqie dit en beaucoupde mots. Or ici, c'est l'inverse, parce que tout sepasse comme si la phénoménologie de l' existence- c'esi-à-dire ia phrase eflectiuement prononcéedans Ies Confessions de Rousseau et touie l' expé-rience qu' elle recouure - devait être monnayée enun Iangage philcsophique beaucoup plus long,beaucoup plus complexe que Ia simplicité de laphrase.

- Il le sera certainement, parce qu'il fautretrouver cette phrase et Ia fonder. C'est ça leprobléme.

- Mais le paradoxe que je soulêoe, moi, c'estde savoir pourquoi le [otuiemeni, en l' occurrence,peut être plus prolixe que Ia chose elle-même?

- Parce que Ia philosophie doit se refuser

SUR MOI-MÊME 69justement Ie sens; elle doit se refuser Ie sensparce qu'elle doit le chercher. Le désir est expri-mabIe mais, comme nous l'avons vu, indirecte-ment, comme sens à travers les mots : c'est Ialourdeur des mots; mais, de Ia même maniere,on peut dire que le vécu, dans le sens ou il estécrit dans Ia prose, est inarticulable pour Iaphilosophie au départ, puisque précisément ils'agit d'approprier des notions et d'inventer desnotions qui, progressivement, dans une especede dialectique, nous ameneront à avoir une plusgrande conscience de nous, sur le pIan du vécu...au fond Ia philosophie est toujours faite pourse supprimer. Je n'entends pas qu'elle est faitepour se supprimer au sens ou Marx dit qu'ilviendrait un jour ou iI n'y aura pas de philo-sophie. Mais Ia nécessité de Ia philosophie étantIa prise de conscience, le moment ou on pour-rait dire qu'un homme a une conscience plénierede ce qu'il dit et de ce qu'il sent quand il dit« .I'étais ou j'étais, j'allais ou j'allais, jamaisplus Ioin II - ce que n'a pas eu Rousseau -,s'il pouvait, à ce moment-Ià, conserver Ia den-sité concrete du vécu qui s'exprime dans Iaprose littéraire, tout en en ayant Ia connaissancepar notion, ce serait le moment ou il aurait sareIation à l'autre et sa relation à soi, non seu-lement définie, mais dépassée vers autre chose.C'est dire que Ia philosophie doit se détruiretout le temps et renaitre tout le temps. La phi-losophie c'est Ia réflexion en tant que Ia réflexionest toujours déjà le moment mort de Ia praxispuisque, lorsqu'elle se produit, Ia praxis s.etrouve déjà constituée. Autrement dit, Ia phi-losophie vient aprés, tout en étant constam-ment prospective, mais elle doit s'interdired'avoir autre chose à sa disposition que des

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notions; c'est-à-dire des mots; et cependantmême ainsi, ce qui Ia sert c'est que ces mots n~sont pas entiêrement définis, c'est-à-dire qu'ily a quand même dans l'ambigurté du mot phi-l~sophique quelque ~hose dont on peut se ser-VIr pour aller plus 10m. On neut s'en servir pourmystifi~r, c'est três so~v,en( ce que fait Heideg-ger, mais on peut aUSSIs en servir pour prospec-ter, c'est ce qu'il fait aussi.

- Ce .sera~t {a maniêre de âifiérencier le lan-gage phzlosophzque du langage scierdifique?

---: C'est ça, l~ lapgage scientifique, c'est Iapratique pure, 1 actíon et Ia connaissance dansle sens technique du terme. Ça ne renvoie pasà l'homr:ne. p'ailleurs d'une maniere générale, àmon ~VIS, 1 anthropologie est une science des-tructrice de l'homme dans Ia mesure ou préci-sément elle le traite parfaitement, de mieux enm~eu~, dans Ia supposition que c'est un objetsClentIfiq.ue, d~nc ~ans.Ia suPP?sition qu'il n'estpas aUSSI ceIUI qUI fait les sciences, La philo-sophie s'adresse à celui qui fait les sciences etelle ne peut pas le traiter avec des mots scien-tifiques; elle ne peut le trai ter qu'avec des motsambigus. L'idée de Husserl de Ia philosophiecomme strenge W issenschaii me parait une idéede fou de génie, mais une idée folle. D'ailleurs,il n'y a rien de plus ambigu que tout ce qu'écritHusserl. Si on voulait prendre Ia théorie de IahyIe de Husserl et dire que c'est une théoriesc~entifique aIors qu'elle est susceptible de je nesais combien d'interprétations différentes, oupre~dre sa notion de synlhese passive qui est unenotion extrêmement profonde mais qui lui estapparue pour boucher un trou - c'est commeça qu'on pense en philosophie, ce n'est pasnécessairement l'idée dominante qui est Ia meil-

SUR MOI-MÊME 71leure -, eh bien, si on prend tout ça, on voitque Ia philosophie comme science rigoureuse n'apas de sens, mais qu'au contraire, dans Ia mesureou précisément il y a toujours dans Ia philoso-phie une prose littéraire cachée, une ambiguitédes termes, de n'importe lesquels, alors le conceptest intéressant parce qu'il garde une épaisseurqui Iui permet, à travers ces amhiguités, deserrer davantage cette phrase de Ia prose litté-raire qui contient déjà, mais eondensée, et nopconsciente de SOl, le sens que Ia philosophieaura à rendre.

_ A ce propos que pensez-vous des critiquesqui oni été [aiies de volre adaptation du langagephiZosophique allemand dans L'Être et le Néant,critiques qui posent presque un problême de tra-duction? J'imagine que vous considérez que c'estun reproche non fondé - mais comment justi-fierez-vou~ cet ordre de iranscription de Z:allemandphílosophlque dans la Zangue pliilosophique jran-çaise? . , .

_ Je considere, encore une fOIS, que toutdoit pouvoir se dire; en ce sens, je suis contrece positivisme littéraire dont nous parlions quiaboutirait au fond à dire qu'on ne peut pastraduire Heidegger en français, parce qu'onconsidérerait, en s'appuyant sur le structura-Iisme, que les langues n'ont pas d'équivalences,qu'elles se conditionnent chacune comme unensembIe, etc. Nous arriverions ainsi à l'idéeque ce qu'il y a d'inventif dans .Ie langag.ede Heidegger est conforme (ce qUI est vrai)à Ia langue aUemande : s'il eu;pIoie I~ mot deda-sein ou le mot de Bewusstsern, ou SI Husserlemploie le mot de Bewusstsein, il y ~ I~ deuxsens pour dire quelque chose à qUOl nen necorrespond en írançais; nous arriverions à dire

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74 SITUATIONS, IX

- J'ajouterai cependant que, Ies techniquess'améIiorant, au fur et à mesure Ies professeursamélioreront Ia possibilité expressive, et parcet effort collectif, au bout de dix ans, Ia mêmepensée sera exprimée beaucoup pIus clairementet avec des mots beaucoup moins difficiles. Ils'agit du moment de I'instauration : vous êtesobligé de combIer une lacune dans une penséeen faisant vioIence à une langue. En ce sensil est três certain que tous les mots que j'aiutilisés dans ~ce sens et tirés de l'allemand decette maniêre n'étaient pas de bons mots. Mais jene suis pas seul. Vous pouvez regarder tous lestraducteurs de Heidegger, vous pouvez regarderles traducteurs de Schiller et même ceux deHegel, vous trouverez des expressions qu'ilsont obtenues. en forçant Ia langue. On éprouvealors un sentíment de désagrément et de laideursur lequel, je crois, on devrait passer, mais aussiun sentiment d'enrichissement parce que préci-sément l'universeI concret philosophique est pluslarge que le strict domaine des langues.

- Sur .ce poil!-t, o~ peut d~re que Ia Critiquede Ia raison dialectíque doit beaucoup moinsà la Zangue philosophique allemande. Et, cepen-dani, .on ~~us. a [aii égalem~nt des reproches,mais ils n éiaieni plus du meme ordre puisquedans ce cas on n'a pas pu établir directementune influence; on a traité l' écriture de Ia Critiquede Ia raison diaIectique, de pesante, de lourded'interminable, de compliquée, eic. A ce titre'p.ourrait-on parle:, .disons, d'une nécessité lonc~tiotuielle de cette écriiure par rapport à son sujei?Je pense,. par exemple, aux remarques de Léoi-Strauss, disant que dans le [ond toute écriture- ildit pe'-!-t-être lui-Tême to~te pensée, mais enfiaça reuieni au meme, putsque, uous le disiez à

SUR MOI-MÊME 75l'instant, il n'y a pas de pensée san~ mots, etsans écriture -, touie pensée est anabjtique, ~lorsde quel droit Sartre écrit~il un ouvrag~ traiianide Ia dialeclique en un dlscour~ ana..zyllqu~ alorsqu'il prétend justement par Ia diaiectique depasserou [onder l' analytique? / e pense égf!-lement ~uxremarques, à un auire nweau cette tOIS, de ~alnt-J ohn Perse qui dit que Ia langue [ratiçaise est[ondamenialemeni synthétique par rapport à ialangue anglaise, elle-même analytique. A ~t:ez:zentdit considérez-uous, d'une part, que I écriiurede 'Ia Critique de Ia raison dialectiq,!~ a unespécificiié propre dans ~a st~uc~ure maiérielle P".rapport à son objet, c est-à-dire par rapP?rt aIa dialectique et, d'autre. part, .que, . au mv~a~philosophique comme au nweau lltté~a!re. en g~ne-ral, Ia langue jrançoise a une capacite dialectiqueou synthétique privilégiée par rapport à d' au~reslangues et notamment, comme ~e pense Saini-J ohn Perse, à Ia langue anqlaise? .

_ D'abord, il faut être franco Je pouvaiscertainement écrire mieux - ce sont des ques-tions anecdotiques -: Ia Crit~que de. ~a ~aiso.ndialectique. Je veux dire par Ia que SI je I avaisrelu e encore une fois, en coupant, en resser-rant elle n'aurait peut-être pas un aspect aussicompact; donc, de ce point de vue, il faut toutde même tenir compte de l'anecdote et del'individu. Mais à cette autocritique prês, elleaurait quand même beaucoup ressemblé à cequ'elle est, parce qu'a.u fo~d chaque ph~asen'est si longue, n'est SI pIeme de parenthese,d'entre guillemets de « en tant que », etc.,que parce que chaque phrase représente l'unitéd'un mouvement dialectique. Lévi-Strauss nesait pas ce que c' est que Ia pensée dialectique,il ne le sait pas et il ne peut pas le savoir.

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76 SITUATIONS, IX SUR MOI-MÊME 77

L'homme qui écrit « Ia dialectique de cette dicho-tomie » est évidemment complétement incapablede comprendre une pensée dialectique. Unepensée dialectique c'est d'abord, dans un mêmemouvement, l'examen d'une réalité en tantqu'elle fait partie d'un tout, en tant qu'elle niece t~u.t, en tant que ce tout Ia comprend, Iaconditionne et Ia nie; en tant que, par consé-quent, elle est à Ia fois positive et négative parrapport au tout, en tant que son mouvementdoit être un ~mouvement destructif et conser-vateur par rapport au tout; en tant qu'elle ades rapports avec chacune des parties de l'en-semble du tout, dont chacune est à Ia fois unenégation du tout et comprend Ie tout en elle-même; en tant que I'ensemble de ces parties, ouIa somme de ces parties, à un moment donné. ,me - en tant que chacune contient Ie tout - Iapart~e que .nous considérons, en tant que cettepartie Ies me: en tant que Ia somme des parties,redevenant I ensemble, devient l'ensembIe desparties liées, c'est-à-dire le tout moins celle-ci,combattant contre celle-ci, en tant enfin quel'ensemble ~e.tout cela donne, considéré chaquefOIS en positif et en négatif, un mouvementqui va vers une restructuration du tout. Commentpeut-on imaginer que I'ensemble de ces faitsà propos de n'importe queI moment de l'Histoir~qu' on expose, ou moment du moment de I'His-t?ire, ?omment peut-on supposer que cela puisses e?,pnmer a~treme!1t que par des phrases dequinze ou vmgt ligues? Et comment Lévi-Strauss peut-i~ dire : « La pensée est analytique,d0!1c pourqU?I pre?dre une forme dialectique? »,puisque Ia dialectique n'est pas Ie contraire de

I l'analyse; Ia dialectique est Ie contrôle de l'ana-t 1 se au nõin d'une totalité.

- Je crois qu'il ne dirait pas : « Pourquoiprendre une forme dialectique? », il dirait : « Impos-sible de prendre une forme dialectique! »

- Je voudrais qu'il Ie prouve. C'est queprécisément Ie fait qu'iI Ie dit prouve qu'il necomprend pas ce que je veux dire et, de fait,il n'y a jamais, mettons dans les liens de Iaparenté, il n'y a jamais de dialectique. C'est-à-dire il n'y a jamais l'étude du fait en tantqu'il est, d'une part, positivement négation dutout ou dépendance du tout, et son renver-sement : il n'y a jamais de renversement dia-Iectique, cette forme de démarche qui est abso-Iument nécessaire à Ia diaIectique. Autrementdit, à partir du moment ou vous considérezune partie comme positive, et, par conséquent,que vous Ia considérez comme une sorte detotalisation du tout en elle, parce que Ia partiecontient Ie tout, vous êtes obligé de renverseret de montrer Ie tout comme négation de Iapartie en tant que toute détermination estnégation. Donc vous devez toujours avoir Iesdeux choses. Mais ce type de pensée n'existepas chez Lévi-Strauss. Or, précisément Ia penséediaIectique c'est tout simplement un usage deIa pensée analytique, c'est un usage diaIectique;c'est ce que j'ai essayé d'expliquer dans IaCritique de Ia raison dialectique; Ia pensée dia-Iectique ne s'oppose pas à Ia pensée compétenteà l'égard de l'inerte tandis que Ia pensée dia-Iectique est l'utilisation synthétique de l'en-semble des pensées inertes qui deviennent elles-mêmes des parties d'un tout qui brisent Ieurdétermination et Ia négation pour réappartenirau tout, etc. Cornrnent serait-il possible, dêsIors, de concevoir d'autres phrases que desphrases três longues, puisque Ia díalectíque c'est

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i'f lii

78 SITUATIO TS, IX

justement l'utilisation des phrases analytiques!- Oui, mais cette utilisation, en tani qu'elle

est elle-même à ia fois constitution et destructiondu tout, s'opêre au niveau du signifié : lorsquevous dites que vous l' auez expliqué dans ia Cri-tique de Ia raison dialectique, vous l' auez expliquéen le disant, en le signifiant. Mais ce qui estimportant ici, je crois, c'est de rappeler que vousl' auez également montré par le [aii même del' écriture, par ia dimension matérielle de votreécriture. Doné, il y a là une sorte d' analogieentre, disons, l'aspect formei de l'écriture et soncontenu.

- Je vous l'ai dit, il y a l'autocritique néces-saire, et en dehors de cela le livre ne pouvaitpas être écrit autrement.

- Donc l' écriture dialectique [eraii nécessai-rement aujourd'hui violence à la langue existante?

- A ce niveau-là, oui. Et ça n'a aucuneimportance : elle ferait violence.

- Non, ça n'a aucune importance mais c'estsignificatif, parce que ça définit quand même ialangue comme une couche d'inertie.

- C'est le pratico-inerte, c'est-à-dire unchamp matériel entiérement constitué par unecertaine idéologie ou par une certaine traditionidéologique, par un certain type d'histoire quia amené les choses à se faire d'une maniére oud'une autre, mais de toute façon je ne pense pasqu'il y ait une langue qui s'accorde mieux,ou plus mal, peu importe, qu'une autre autraitement dialectique.

- Donc vous rejuseriez l'idée que la languefrançaise puisse avo ir un priuilêqe synthétiquepar rapport à une autre langue?

- Oui, . à notre niveau de développementlinguistique ça me parait stupide.

SUR MOI-MÊME 79

_ Quels seraient, à vos .!?eux et selon ,votreexpérience, les formes de pleg.eage que present~ia tradition lanqaqiêre [rançaise par rapport avos projets? Vous avez bien montré, pa; exemple,et c'est par là que nous avons commence, 9ue nousétions donc plongés dans le langag~, maLs. quellesvont être les conséquences de cette immerstoti parrapport au français à proprement parler? Vousavez moniré que, pour Sade par ex.emp,le, le m~i« nature» éiaii un pUge auquel li n échappaiipas, tout en essayant d'y éc~app'er: et. nous p.~u-vions comprendre comment Li depas~alt ce pl.egetout en i' entérinant. Avez-vous [aii vous-memel' expérience de semblable piege et y avez-~ouséchappé? Ça ne. pourrait . ,être q~e .. d~s piêqesmorts, je veux dite des pieqes dépiéqés.

_ Étant donné que le mot « nature » d.utemps de Sade était le piégé, puisque c'étaitfinalement une certaine maniere, tres complexedailleurs, d'exprimer des aspirations et.des cond~-tions de l'ensemble social du moment, 11 íaudraitrechercher des équivalents ac~uels ...

- Alors moi je uous donne;al.s c01Tl11!e~x~mP.ze,qui m'a frappé dans votre ecntu!e,. i uiilisaiiotide concepts qui, en principe, e! a pnon. so.nt banmsde votre discours mais qui réopparaisseni autournant de certaines polémiques ou bien de cer-tains textes plus parlés, par ex~mple le mot« inielliqence » ou le mot « oolonié » ou le moi« énerqie », ou « couraqe ». Ce sont des termesque uous n'hésitez pas à employer.

_ Oui mais ça dépend ou et comment. J ene crois pas avoir jamais utilisé « yolonté ))sapsle mettre entre guillemets, des gUllle~ets theo-riques, c'est-à-dire qui ne se verraient pas.Nous ne parlons pas des romans: nous .parl~nsnaturellement d'essais, puisque, SI Mathieu dit :

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80 S I T ti A T t O N S, I X

« Je n'ai pas de volonté », on lui laisse Ia respon-sabilité. Non, je crois n'avoir utilisé semblablmot que dans Ia mesure ou il s'agissait de textespolitiques.

, .: .Ou mêm~ polémiques. Par exemple, uousn h~sl~ez pas a dire : « Ce garçon est intelligenl,mais II se trompe. »

- Ou.i, ça oui je le dirais. Je dirais même qu'ilest stupide quelquefois s'il est inintelligent.

- Oui, justement. 01', vous avez quand mêmemontré paf"ailleurs. qU,e I'inielliqence esl toujoursfinalement le produii d une siiuaiion, d' un certainrapport au monde, etc.; 01', dês cet instant voussemblez. ~n faire une valeur inirinsêque, suivantIa iradition Ia plus classique de Ia psychologiedes facultés.

- Je dirais même que Ia bêtise est un faitd',orpression: pour moi: et il n'y a pas d'autrebêtise que l'cppressíon. D'ailleurs Jouhandeaua éc~it,: «.Les sots n'ont pas toujours l'airoppnme qUI leur convient », ce qui me paraítune phrase excellente. Oui, mais je vous diraifranchem~nt q~e ça fait partie du style et deIa l!la~valse fOI; ça r,te correspond à rien, pourmOI, smon à une maniêre de contrer I'adversaire.

- Donc, ça ne correspondrait pas justementà une de ces, difficu~tés ou à un de ces problêmesque vou~ présenterait Ia langue française?

- L'intelligence ça ne m'a jamais préoceupéc?mme probléme philosophique. C'est indéfi-mssabIe, ça ne signifie rien, Ies tests d'intelli-genee ne signifient rien. Une de nos amiesphilosophe, vient d'éerire eette phrase extraor~dinaire, dans une Iettre à Simone de Beauvoir :« Les psychologues anglo-saxons déclarent qu'ily a. 80 % de cas d'hérédité d'intelligence.»Ceei me parait vraiment rnonstrueux, n'est-ce

!ISUR MOI-MÊME 81

pas? Il faut vous dire que j'écris finaIementen tant de langues que des choses passent del'une à l'autre. J'écris en prose, j'écris en philo-sophie, dans Ia langue théâtraIe, ete.

- Il est de tradition de considérer une dii-[érence entre Ia langue française et Ia langueanglaise. Ainsi, est-il sans conséquence que ialangue française soit une langue de grande tra-dition culturelle et que Ia plupart des écriuainsque nous connaissons soient passés par l'univer-sité - ce qui, par exemple, n'est pas le cas enAmérique, et explique dans une certaine mesureIa spéci ficiié de Ia Iitiéraiure américaine?-Considérez-vous cette distinction comme pertinenteet quel sens lui accordez-vous, cal' finalement jepense que c'est à elle que Saint-J ohn Perse faisaitallusion?

- D'abord, [e eonsidérerais que Ia languefrançaise est beaucoup pIus analytique et nonpas beaueoup plus synthétique. Mais je dirais enplus, qu'au fond, comme le probleme est tou-jours Ie même, c'est-à-dire de donner les senspar-del à Ia signification, c'est à ee niveau-làqu'il faut poser le probleme. Quand je prendsun mot anglo-saxon qui a une valeur synthé-lque, c'est-à-dire qui résume en lui énormé-

ment de ehoses, ou si je considere le fait quela syntaxe anglo-saxonne est simplifiée, je pensequelquefois que j'aimerais mieux m'exprimer enanglais qu'en français - justement dans Iamesure ou il y a une eertaine difficulté à fairepasser le synthétique en français -, parce qu'aufond le français est une langue analytique. DansIa mesure en outre ou on est obligé de chercherbeaueoup pIus, de fouiller beaueoup plus dansce que j'appelle le sens, dans ce que j'appelaistout à l'heure le rapport de Ia signification au

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44 SITUATIONS, IX

sable » et l:s parents diront : « Oh, comme il estb~au ~e chateau de sablel ))et le rôle du lecteurna d abord que cette fonction-là. C'est pourça que yous rencontrez des tas de gens qui sontscandalisás qu.and on leur dit : « Mais on écritpour commumquer )), c'est qu'ils sont restés àun certain moment de l'enfance verbale. Ilspensent, comme l'a d'ailleurs écrit Flaubertfaire un château de mots qui se tient, tout seul:~e 1?en~e que c'est Ia premiêre démarche deI .écnval~. J~ pense qu'on ne serait pas écrivainsI.on n avaI~ pas rêvé un moment donné defaI~e ça. Mais vous ne pouvez pas vraimentécrire, même à quinze ans, sans que ce moment-Iàse trouve dépassé. Il vient un moment ou surgitIe r~pport. Et alors, petit à petit, l'aspectmagique d.u Iangage disparaít, mais ça repré-sente aus~I un désenchantement. A partir dumoment ou vous savez que le mot n'est pas fait~our posséder Ia table, mais pour Ia désigner àI autre, :'0.u~ av~z un certain rapport colIectif detransluoidíta qUI vous renvoie à I'homme maisqUI V?US décharge de I'AbsoIu. Seulement: dansune évolutíon, on ~e peut pas dire à quelm~ment cela ~~paraIt, ,on ne peut pas dire ceqUI reste en ,r~sIdu de 1 ancienne croyance. Pare~~m'ple, mOI J~ vois bien que j'ai deux maniéresd ~cnre et, cuneusement, Ia plus claire est celIeqUI ~,st I~ plu~ chargée de ce résidu : c'est Iamantere littéraíre. L'ancienne croyance se mani-Iestean mve.au de ce que j'appellerais Ia prose,au mveau, SI vous voulez, du fait que, malgrétout, un prosa teu r ne peut pas être uniquementun .hom~e qui désigne; c',est un homme quidésigne d une certame maniêre : cette maniêrec~ptreuse, par un certain type de mots, par desresonanoes, etc., bref, quelqu'un qui malgré

SUR MOI-MÊME 45tout fait entrer l'objet décrit dans Ia phrase. Unprosateur ou un écrivain, quand il parle d'unetable, écrit quelques mots sur cette ,~able, maisil les écrit au fond, de te11e maniere - selonson idée 'purement subjective - que ,cetensemble verbal soit une espéce de reproductlO,nou de production de Ia table, que Ia table ~Ol~en quelque sorte descendue ~~ns ,les ,mo,ts..AinsiIa table que vous voyez là, SI je 1 écnva!s, II Iau-drait que je dorme dans Ia structure meme de l,aphrase quelque chose qui corresponde au bOI~qui est ici piqueté, fendu, lourd, etc., ce qUIn'est nullement nécessaire lorsqu'il s'agit d'unecommunication pure. D0!lc, qu.an<;l j'écris ?ansce qu'on appelle Ia prose lItteralr.e u y a touJo~rscet aspect-là, sinon ce ne serait pas Ia p~med'écrire dans cette langue; par c~ntr~, ce q~ll estle plus. difficile pour Ia communícatíon philoso-phique c'est qu'il s'agit de Ia pure ~omm,:m-cation. Quand j'écris L'Êtr~ et le Neant c estuniquement pour commumquer des penséespar des signes. , ,

_ Vous m' expliquez ce qui e~t conserve de l~premiére croyance. Pouvez-v?us egalemen,t, techni-quement, m' expliquer ce q'!-l ,est apP?rt~ de nou,-veau par rapport à une ecnture qUI s en seraittenue à T « ancienne croyance »?

_ Ce qui est apporté de nouv~au, c:est unecontradiction. Vous save~, on fal~ n:al?tenantune distinction entre écrwant et ecrwam - cesont les gens de Tel Que~ par exeI?ple - endisant : il y a ceux qui expliquent, qUI mont~entles choses, qui écrivent pour, dé,sIgner les objets,qui sont des écrivants, mais 11 y a ceux qUIécrivent pour que le langage en lui-même semanifeste et se manifeste dans son mouvementde contradiction, de rhétorique, dans ses struc-

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82 SITÜATtONS, 1X

signifiant, ou on est obligé de chercher toutesces zones d'ombres, d'exploiter le silence aussi,bref, dans Ia mesure ou cela pose des prohlêmesd'artisan - pas d'artiste, car pour moi ça n'apas beaucoup de sens - nous avons aff'aire àdes problemes connexes. On dira que peut-êtreil faut plus de réflexion analytique pour écrire enanglais, alors que chez nous il faut chargerdavantage les mots pour rendre une synthêsequi s'en va dans tous les sens. Mais ce sont destãches cornparables, un peu diverses, mais quin'empêchent pas les uns et les autres de direexactement ce qu'ils ont à dire, ce qu'ils veulentdire, peuvent dire, même au prix de ce que jedésignais tout à l'heure comme une distorsionde Ia tradition de Ia langue. On doit pouvoirécrire ce qu'on veut, et ne prenez pas ici l'em-ploi de « veut » comme un piege ... , mais on doitpouvoir exprimer tout au moyen de ça et c'estce qui me paratt essentiel.

- Done, en définitiue, Ia langue serait pourvous beaueoup plus un moyen qu'une fin?

A mon avis, oui, mais, en même temps, jereconnais que le seul intérêt qu'il y ait pour unécrivain, c'est ce moment ou ce moyen est lui-même traité comme fin; le moment intermédiaireou vous êtes en train de chercher comme oncherche les couleurs sur une palette, ou vousêtes en train de chercher vos mots, c'est toutde même le moment qui donne le plus de plai-sir, mais il faut évidemment que ce ne soit qu'unmoyen : c'est l'activité de médiation.

Revue d'esthétique, [uillet-décembre 1965.Texie recueilli et reiranscrit par Pierre

Yerstraeteti.

L'ANTHROPOLOGIE

« CAHIERS DE PHILOSOPHIE». - En admet-tani qu'il ne peui y avoir d'anthropologie uériiablequi ne soit philosophie, .est-ee ~ue I'anthropoloçieépuise ioui le ehamp philosopliique?

JEAN-PAUL SARTRE, - Je considere quele champ philosophique c'est l'homme, c'est-à-dire que tout autre problême ne peut être conçuque par rapport à l'h0!llme" Qu'i~ s:agisse demétaphysique ou de phénornénologie 11 ne peuten aucun cas être posée de question que parrapport à l'homme, par rapport à l'hommedans le monde, Tout ce qui concerne le mondephilosophiquement c'est le monde dans lequelest l'homme, et nécessairement le monde danslequel est l'homme par rapport à l'homme quiest dans le monde.

Le champ philosophique est borné p~rl'homme. Cela veut-il dire que l'anthropologiepeut par elle-même être philosophie? L'&vep~7to<;que veulent atteindre les sciences h~mamesest-il le même que celui que veut attemd~e Iaphilosophie? Voilà le probléme tel que Je leposerai. Je tenterai de montrer que c'est sur-tout les méthodes qui vont amener un change-ment dans Ia réalité étudiée, ou si vous préíérez

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JEAN-PAUL SARTRE

Situations, IXMÉLANGES

GALLIMARD 19f~

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46 SITUATIONS, IX

tures, ce sont des écrivains. Je dirais, pour mapart, que ce qu'apporte une vie c'est le dépasse-ment des ,deux. P?in~s de vue. Je.p~nse qu'on nepeut pas etre ecnvam sans être ecnvant et écri-v~nt sans être écrivain. Ainsi ce qui était ori-gmellement Ie refus ~e c~mmunicati?n, ou l'igno-rance de Ia communícatínn quand je faisais desmots, des châteaux de sabIe, reste comme résidu,comme une espêce de communication par-dela lesorganes de communication. Je veux dire quemaintenant, ee qui m'intéresse c'est de commu~niquer au lecteur, ce n'est plus de faire un équi-valent d.e Ia tabIe par Ie rapport des mots entreeux, mais c'est que, dans l'esprit du Iecteur, ces~?ts, par I~ur rapport réciproque, par Ia ma-mere dont ils s'allument réeiproquement, luidonnent Ia tabIe qui n'est pas là, non pas commeun signe seuIement, mais comme une table sus-citée. Je voudrais marquer que le but est tou-jours quelque chose qui nous renvoie à l'écrivant, ,pour mOI en tout caso Je veux dire quelquechos~, et .je veux le dire à d'autres, et à des gensprécis qUI sont des gens qui sont pour ou contre?es i?ées ~u ~es ac~ions par rapport auxquellesje SUISmOI-meme sítué, Je considere que le butest malgré ~out Ie rapport à l'autre. Mais cepen-dant ce quicaractérise l'écrivain c'est que c'estun type. qUI. pense que Ie langage est objet decommuntcatíon totale, est moyen de communi-c~tion totale, et qui Ie pense non pas malgré lesdifficultés du langage -le fait qu'un mot aplus~eu~~ sens, ~e fait que Ia syntaxe est souventambIg~e - !llaIs à, ?ause ,d'elles, Voiei ce que jeveux dIr~ : SIon yblIse umquement les mots pourcommumquer, li y a évidemment un résiduc'est-à-dire que nous avons des signes quidésignent un objet absent et qui peuvent Ie

SUR MOI-MÊME 47

désigner en tant qu'il a tel ou tel sens et q,u:enplus il se trouve dans telle ou ~elle po~ItlOn.oncrête par rapport à d'au~res objets, mais cesignes ne rendront pas ce qu on pourrait a}?peler

Ia ehair de l'objet et on e~ ~onclu~ t0l:l]o,urs,n tout cas, un eertain pessImlsme linguistiquen conclut toujours que, d~ 'par l,a nature

même du Iangage, il reste un résidu d lJ:~o~mu-nicabilité, une marge d'Incommunicabilité, va-riable - mais inéluetable. Par exemple, je pour- \rais désigner mes sentiments d'une ma,niere assezapproíondie, mais à partir d'un certam ~0IIl:ent I

leur réalité ne sera plus en rapport ave c I artIc~-lation que j'en propose. Et cela pour deux rai-sons, d'une part parce que le la~ga,ge en ~ant quesigne pur ne peut désigner le signifié qu en ta~,tque strict concept, et, d'autre part, paree qu l~ Iy a au fond de nous-mêm~s trop de choses qUIconditionnent le langage : 11 y. a un rapport de Iasignification au sigmfiant 9~1 est u?- rapport en Iardere, un rapport centnpete qUI ch,ange lesmots. Nous disons toujours pIus ou moms, autrechose que ce que nous vouIons dire par 1 usagemême des mots. , , .

- Faiies-oous une distinctwn entre siqnifica-tion et signifié? . "" ,.

- Oui, pour mOI le sl,g~lfie c e~~ I o~Jet. Jedéfinis mon langage qUI n est pa~ nec~ssalr,em~nteIui des linguistes : cette ch~rse, c est, I o,bJet,

done e'est le signifié; ensuite, 11 y a Ia slgm~ca-tion, c'est l'ensemble Iogique qui sera constI~~épar des mots Ia signification d'une phrase. SI ]edis : « Cette tabIe est devant Ia fenê~re .»' je ~ise\I n signifié qui est Ia tabIe par des ~lgmficatlO~squi sont l'ensembIe d,es,phras~s q,!1 sont constí-t.llée~, et je me .c0r.lSlde~e mOI,-meme co~me lesignifiant. La signifícation, c est le noeme, le

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48 SITUATIONS, IX

corrélat de l'ensemble des éléments vocaux pro-férés.

- Pour employer les termes des structuralisteson p,our~ait d~re que la signification est le produitde A 1articulntion des signifiants, entendus eux-me"fes .comrr:e élém~nt~ co.n~titutits non articulés;Ia siqtiification seraii 1 uniié de sens opérani l'uni-ficaiion des données discontinues du matérielverbal. J

- C'est .ça. : I'artículation des signífíantsd.on~e, Ia signifrcation, qui à son tour vise lesígnlflé, le tout sur le fond d'un signifiant ori-gmel ou fonda~eu.r. Alors, je dis que, dans l'en-s~~bl~ d~ Ia slgn~fic~ti,on'.il y a d'une part unevisee a vide du signiflé, visée conceptuelle, quimanque un certam nombre de choses de ce faitmême, e~ il'y a un rapport trop chargé au signi-nan.t. qUI fait Ia surdétermination de Ia phrase :J utilise des mots qUI ont eux-mêmes une histoireet un r~p~ort à l'ensemble du langage - rap-po~t qUI n est P!ls sim ple et pur, qui n'est passtnctement .celUI d'une symbolique universelle;~es rr,to~sqUI ont en o~tre. un r~pport historiquea. mOI, également particulisr, C est pourquoi ondit ordínaírement que le signifié doit rester end.eh?rs : .le langage n'est qu'un ensemble designifications et ces significations laissent en~eho~s un ce~ta~n nomb~e ~e choses. Par exemple,je pUIS multiplier les slgmfications touchant unsentiment que j'éprouve, ou un ensemble affectifto~ch~I.1t un individu, mais en vérité, comme jeSUISdéjà conditionns par mon histoire dans lesmots que j 'utilise, il y a eomme un doubleemploi : j'utilise de~ mots pour me désigner,mots ,auxquels, par ailleurs, mon histoire a déjàdonné un autre sens et qui, d'ailleurs à proposde l'histoire de l'ensemble du langag~, ont des

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I IlS différents. A partir de là on dit qu'il n'y aII"H d'adéquation, alors qu'en réalité je pense1[1I'un écrivain est celui qui se dit que I'adéqua-110n se fait grâce à tout ça. C'est son travail.<:' st ee qu'on appelle le style.

- Les tenants de ce pessimisme définiraient enquelque sorte un positivisme litiéraire?

- Ce serait le positivisme littéraire, ee seraitd'une maniére três générale Ia eonception bour-eoíse de I'incommunicabilitê par le langage, qui

I\Ht une coneeption que vous trouvez même chezI·'tuubert. Flaubert à Ia fois écrit et pense queII()US ne pouvons pas eommuniquer, ce quiI'arnêne à eréer un ensemble de signifieationsqui doivent être par elles-mêmes l'objet litté-rni re.

- Dont le fondement serait, dans ce cas, commeII()/l l' avez dit dans votre conférence de la Muiua-lilé, Dieu ou la Mort, puisque ce sont les deuxtusiatices qui rejusent par principe la cotnmuni-rulion directe entre les hommes.

- Alors qu'en réalité l'éerivain écrivant, lerui, je veux dire eelui qui ales deux dimen-íons - en tout eas e'est eomme ça pour moi- devrait faire de eette eontradietion Ia matiêre

IIIQme de son travail. Au fond, j~ense que rien11' .st inexprimable à Ia condition d'inventerI'" pression;mais inventer I'expression, ça neeu t pas a-ire inventer Ia grammaire, ni inventer

11\/1mots, encore que de temps en temps on puisseI le permettre, bien sür, ee n'est pas le pro-

bl,\mc, c'est toujours un fait secondaire. MaisO'Wit en réalité travailler ave c l'aspect du mot'\llÍ renvoie à son histoire propre ou au signi-I n n l, en tant qu'histoil'e. A ee moment-là, c'est1111peu travailler dans l'obscur, on ne sait pasIr\. bien ce qu'on fait. Il y a en quelque sorte

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un ~o~ble ~ravail littér~ire qui consiste à viserIa slgmfi~ah~n tout en 1alourdissant de quelquechose qUI doit vous donner les présences.

- Je me demanderai alors dans quelle mesurevous parvenez vraiment à distinguer cette positiondu posit!~ism.e l,Wérqire. ,E:z efiei, ses tenants fontcomme s ils fl!,Qlen~ immédiaiemeni Ia conséquencedu caraciére illusoire de Ia prétention à atteindrele sign.ifi.é oisé, et par conséquent à le cotnmuni-quer; lll~solre, en tant que signifi.é serait finale-ment touiouts le produit d'un certain relativisme :re~ativisme .p.sycholog!que .ou p'sychanalytique, ou"!ef!le reIat.wlsme socioloqico-hisiorique, bref tela-flplSf!1e, qui prédéierminerait ou prédécouperait lesiqnifié, En sorte que, pluiôi que de courir le risquede ce relr:tivisme, - c'est-à-dire de [aire comme si,o~ .de [aire avec ce que nous avons à notre dispo-sition en oubliant qu'il s'agit fondamentalementd:un p'ragma~ism~ ~e Ia co:nmunication -, ils pré-[éreraieni farte l economie de la communicationpour ne pas r.isquer d~ s.e leurrer et surtout pourmesurer ce qui pourraii etre conservé de Ia liitéra-ture. en. ~a;zt que tell~,. une fois démasqués cettes,!-blectl~lie .ou,ce relatiuisme fondamental qui nouslie au sionifié, En ce sens, si l'ceuure écrite dansvotre perspective différerait radicalement d'uneceuure écrite dans l' autre perspective, il reste qu' aufond vo,!-~~eriez s.ur,de~ positions analogues à cellesdu posltwlsme. liiiéraire, ce dernier étant simple-ment plus r~dlcal et moins tuü], Dês lors, pensez-vous pouuoir établir une distinction de principeentre les deux positions?

- C'est parce que je pense que, comme Mer-leau-Ponty le dit à propos du Visible le voyantest visible et il y a un rapport d'êt~e entre Iavoyance et Ia visibilité : c'est Ia même chose. Jevous dirai exactement pareil : le signifiant est

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signifié, toujours, et, par conséquent, il Y a uncertain rapport d'être intime entre ~esignifié queIa signiflcation manque et Ie si&m~ant ~UI estsignifié en même temps par sa signifícation.

_ Alors là je suis tout à [aii d'accord, maispour éiablir cela vous devez recourir à l' ontologie.

_ Exactement, mais vous savez, Ia notion desubjectivité je I'emploie rarement sauf pourlimiter, pour dire « ceei n'est que subjectif », « ~en'ai pas d'élément suffisant pour», etc., maispour moi ça n'existe pas, Ia subjectivité, il n'yaqu'intériorisation et extériorité. Tout signifié estsignifíant et tout signifiant est signifi,é,~a veu~dire qu'il y a quelque chose de I ob~et qUIsignifie le Iangage, qui l'assigne à être lui-mêmelangage, qui le réclame et qui définit les mots, e!lmême temps qu'il y a queIque chose de Ia sigm-fication, c'est-à-dire du Iangage, qui renvoie tou-[ours au signifiant et le qualifie histonquement,dans son être; de sorte que 1 langage m'appa-rait, et là encore iI est hors de moi comme vousvoyez, il m'apparait comme ce qui me designedans Ia mesure ou je fais un effort pour désignerl'objet. ., . ,

_ C'est à ce titre que vous vous dlstznguenez ioui a[ait du positivisme litt~raire puisque vous ~ccep.tezde fonder volre posilwn sur une comprehenswnoriqitiaire du rappori .de l'hom"!~ ~ l'êtr~, ,c'e~t-à-dire sur une cnioicqie. Le positiuisme Iitiéraírepour sa pari refuserait semblable ontologie dans. Iamesure ou tout positivisme refuse une réflexwnonlrepassani ce qu'il pense être le champ de l' expé-rience immédiatement donnée ou du moíns consta-iable dans des résultats. Cependant, il existe éga-lemeni dans le coutani littéraire que représente TeIQueI - et plus généralemeni che~ tous les écri-uains qui se placent dans Thorizon de Robbe-

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Grillet - par-delà cette théorie, d'ailleurs nonélaborée, du posiiioisme litléraire, une possibiliiéet même une certaine tendance à [onâer leurconception de l'écriture sur Ia philosophie deHeidegger, du moins sur Ia derniêre orientationde la philosophie de Heidegger, oii l'Être estcompris le plus souvent comme l' écriture elle-mêmeou le langage. La maniêre dont vous venez de nousdécrire le rapport de Ia signification au signifié -en vous réiérani d'ailleurs à Merleau-Ponty àune époque ou i1 était lui-même influencé parHeidegger - m'amêne à m'interroger sur le rap-port de votre position à Ia conception heideggé-rienne de l'Être. Et je dirais peui-êire, pour établirIa distinction, oii lui donner une chance de s' éia-blir, qu'il me semble que vous établissez une réci-procité complete entre le signifiant et ce qui dans lesignifié sollicite le signifiant, tandis que, chezHeideqqer, ce serait finalement le signifié, à savoirl'Etre, qui aurait l'initiative iniéqrale de l'appelà la parole.

- C'est ça. Ce qui représente, par eonséquent,pour moi une aliénation. Ça aussi on Ie sent ehezMerIeau-Ponty dans une eertaine mesure : toutrapport rétrograde à l'~tre, ou toute ouvertureà l'Être qui suppose l'Être à Ia fois derriere etdevant l'ouverture eomme eonditionnant l'ou-verture, ça me parait une aliénation. Je veuxdire que je repousse l'Être en tant qu'il eondi-tionne lui-même une ouverture à l'Être. Jerepousse égaIement - paree qu'on pourrait faireune théorie des structures à partir de là - Iestrueturalisme en tant qu'il est derriére moi: jen'ai rien derriêre moi. Je pense qu'un homme estau rnilieu, ou, s'il a des ehoses derriêre lui, illesintériorise. Il n'y a rien avant l'homme, sauf desanimaux, sauf l'homme se faisant Iui-même,

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mais il n'y a rien avant qui soit derrie~e et d,ontl'homme devrait témoígner. Le .problem~ n estuns là pour moi. Et dans ce ~omame dont je v0.uspnrle, [e considere qu'en f.alt, t~ut appr?fOI;dIS-

ment de l'objet et de mOI se íait à partir d, u.neWaxis constante dont l'instrument et Ia média-ti n est le Iangage. Il ?'y a pa~ d'abord un Êtredont il faudrait ensuite témoigner. Il y a A

deshommes existant dans un monde ou le fait memed' cxíster les améne à intérioriser la

A

profondeur,donc à devenir profonds, e~ e~ ~eme, temps aI' .ndre eette profondeur, qUI n existe d un~ cer-tnine maniere que par eux. L'homme ne eree p~sI monde, l'homme ne íait que le e~nst!lte~, mais,du seul fait qu'il établit des lien~ l~~efi~ls ~nt~eII s objets eux-mêmes en ~u~ntl~e, índéfinie, liIrtériorise sa profondeur ou II s extenonse comme

Iim pour créer une profondeur du monde. Onp ut dire que l'homme est Ia profondeur dumonde et que le monde est Ia protondeur deI'homme et tout ça se fa~t nor~a~~me~t par unc: rtain type de praxis qUI est 1 utílísatíon de cesnbjets ouvrés qu'on appelle des mots. Parce que" qu' on oublie trop e' e,st q~e l~ mot est unematiere ouvrée, e'est-à-d:re ~llstonquement pro-duite et refaite par mOI : Je prononee le. ~otquand je parle, )e. I~ trace" ~e sont d~s actlVlté~matérielles, activités matenelles qUI ont ~lles11\ mes un sens dans le langage. Il f~ut ,am~ercrire un mot pour avoir vraiI!lent, envie d écrire

comme un écrivain, eomme lls dl~ent, ~a, parIIX mple, chez Flaubert on le sent, II y a ,I amou:rlu mot eomme objet matériel. Je ?e sal~ pas SI

OUS avez lu l'article de Mannoni s~: 1 homme1111 rais. 11 est intéressant parce qu 11 montrehi in que Freud ne eonsidérait pas -:- ee qUIuirait été de l'idéalisme - les mots, qUI dans un

-----~~

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certain nombre de fantasmes apparaissent lesuns pour les autres, etc., comme des symboles,des véhicules de symboles sous prétexte qu'ilsavaient une forme donnée, mais comme desobjets réels ayant une action réelle sur l'homme;comme des objets matériels en somme. Je veuxdire que c'est vraiment une ressemblance maté-rielle de syllabes qui agit matériellement surl'homme pour le déterminer. Il n'y a pas d'aborddes objets vaguement ressemblants qui seraientchargés d'une symbolisation : il y a d'abord desobjets. C'est une chose três importante: écrirec'est aussi aimer une certaine catégorie d'objets;des objets qui sont faits pour signifier, ce quiveut dire par conséquent pour viser autre chosequ'eux-mêmes, et qui en même temps sont eux-mêmes l'objet. Mais cela nous renvoie au lec-teur. Lire, je pense que c'est toujours, quand ils'agit d'un ouvrage littéraire, un roman parexemple, à Ia Iois saisir les significations etcharger le corps verbal, matériel, écrit - parconséquent visible -, ou audible, par consé-quent prononcé -, d'une sorte de fonctionobscure qui est de présentifier l'objet en vous ledonnant, en tant que signe, comme absent. Jeprends un exemple : quand vous dites: « Je mepromenais, c'était Ia nuit», le type qui lit çatrouve dans « nuit » quelque chose qui est Ia pré-sence de Ia nuit, alors qu'illit des phrases qui luidisent : « Ça n'est pas Ia nuit! »; du momentque vous avez l'imparfait, vous êtes en train dedire à Ia personne : « Il n'y a pas de nuit en cemoment, ou si c'est Ia nuit, c'est par hasard; entout cas ce dont je vous parle c'est une nuit quiest passée »; et pendant qu'il lit, cette nuit estprésente à cause du mot dans Ia mesure ou cemot est une réalité matérielle qui est chargée

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d'un ensemble d'éléments qui sont égalementdu travail, du travail historique général, ou dutravail personnel. Le mot a une espéce devaleur fonctionnelle en soi et à ce moment-là« nuit », je dirais que c'est l'essence de Ia nuit.Vous avez les significations, et : l'essence -lesensoLe fait qu'il y ait des mots que j'appellerai« chargés de sens », qui sont d'ailleurs n'importelesquels, dépend uniquement de Ia place queeux-ci occupent dans Ia phrase. Si vous écrivez,

ú un. moment donné, le mot de « sternutation »

peut vous parattre plus comique à mettre làqu'« éternuement ». Donc Ia place du mot dansJa phrase lui dorme une valeur de présentifica-tion que j'appellerais son senso Dês lors si vouspensez qu'au fond c'est pour le lecteur que vouslaites cela, pour lui fournir Ia présentification enchair et en os du signífíé, vous êtes ohligés àvotre tour de prendre les mots dans toute Iacharge historique personnelle dont ils sont por-teurs pour vous, ainsi que dans les divers sensaltérés qu'ils manifestent.

- Il Y ouraii une forme d' aftinité entre l' attiourde l' écrivain pour les tnots et ia possibilité pOUI' lelecleur d'incarner ce que vous appelez le senso C'esten quelque sorte l' amour de l' écrioain pour lesmots qui en s'objectívant en sens pour le lecteurassureraii ia communication littéraire.

- C'est ça, c'est Ia même chose. Et évidem-. ment, quand on se relit, quand je me relis dansun texte littéraire, je me relis pour savoir quellest l'impression du lecteur, je me íais mon lec-

l ur. Je ne me relis pas, je me relis comme unnutre; autrement dit, c'est le travail littérairemême, si c'est du travail de style, de se deman-(['r : « Qu'est-ce que cet ensemble verbal, avecc tte lourdeur propre des mots, peut donner? »

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Vous essayez de vous placer, en vous distançantpar rapport à lui, comme un lecteur qui n'auraitrien, qui n'aurait en tout cas pas votre histoire,qui n'aurait que son histoire.

- Done le sens serait en quelque sorte le lieu del'universel puisqu'il permeltrait d'homogénéiserl' expérienee de l' auieur et du lecieur?

- Oui, c'est le lieu de l'universel singulier oule lieu de l'universel concreto En tout cas, cen'est pas le lieu de l'universel abstrait. C'estvéritablement le lieu ou peut se constituer leplus profond de Ia communication littéraire. Ilest évident que nous n'avons pas besoin de ça enphilosophie, il faut même l'éviter. Si je me laissealler à écrire une phrase qui soit littéraire dansune oeuvre philosophique, j'ai toujours un peul'impression que là je vais un peu mystifier monlecteur : il y a abus de confiance. J'ai écrit unefois cette phrase - on l'a retenue parce qu'ellea un aspect littéraire : « L'homme est une pas-sion inutile » : abus de confiance. J'aurais düdire ça avec des mots strictement philosophiques.Je crois que dans Ia Critique de la raison dialee-tique je n'ai pas fait d'abus de confiance, dutout. Ça fait donc deux choses três différentes.Dans le domaine littéraire, ce n'est pas un abusde confiance, parce que le lecteur est prévenu.Il est prévenu des le moment ou il achete lelivre, il voit écrit « Roman », ou bien il sait quec'est un roman ou bien il sait que c'est un typed'essai, mais qui est un essai ou il y aura de Iapassion en même temps que du raisonnement;il sait ce qu'il cherche; si, dansle mot,il y a unecharge qui fait qu'on l'attrape un peu différem-ment que dans Ia simple signification, il le sait,ille veut et il est en garde contre cela. Il y a doneici une triple médiation : Ia signification est

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médiation entre l'homme et Ia chose c'est-à-dire.ntre le signifiant et le signifíé - et inversementntre le signifié et le signifiant. Le signifié est une

médiation entre le signifiant et Ia signification,Ia signification et le signifiant. Et tout ceei nepcut se faire qu'avec le lecteur, eomme média-tion entre le signifié et le signifiant d'abord, etcnsuite entre Ia signification et le signifiant. Cecist à trois termes. Autrement dit, si on a perdu

l'illusion premiere de l'objet, du château desahle dont je vous parlais tout à l'heure, vous nepouvez trouver du plaisir à écrire que dans Iamesure ou justement tous les mots dégagenttout ce qu'ils peuvent avo ir en eux d'obscur,·'est-à-dire de sens - parce que l'obscurité d'unmot c'est toujours un sens plus profond; et vo~sn'opérerez ce dévoilement qu'à travers le f::Itqu'Ils sont destinés à un autre. Autrement dit,pour écrire il faut que ça vous amuse. Il ne fautpas simplement transcrire, sinon vous faites depures significations. J'essaye donc de préciser ceque c'est que de chercher à écríre, d'avoir unstyle. Il faut que ça vous amuse. Et pour que çavous amuse, il faut que votre rapport au lec-

ur, à travers des significations pures et simplesque vous lui donnez, vous dévoile les sens qUIH nt dedans, qui vous sont advenus à traversvotre histoire, et vous permette de jouer aveceux, c'est-à-dire de vous servir de ces sens nonpas pour vous les approprier, mais au contrairepour que le lecteur se les approprie. Au ~ond l~1 cteur est un tout petit peu - bien qu on lUIcI stine tout - mais un tout petit peu, comme11 n analyste.

- C'est done une sorte de réoélaieurl Ne pour-raii-on pas dire dês lors qu'il y a un Autre origi-uaire qui est en jait constitué - qui est, disons,

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le I!ratieo-inerte OUI'Hisioire en tant qu'elle a pro-duit le langage, qu' elle l' a produit en vous, pourvous, d'une eertaine maniére, avee une saveur toutepatiiculiête - et qui par le [aii même serail eniouiet e?m;ne oublié une fofs ~nt,ériorisé, mais quiserOl.t egalement e~mme reaetwe par le projet ou leS01:fCL de eommumquer avee un Autre coniempo-rain dans Ia mesure ou ee projet de communica-ti?n ;notiverait néeessairement en vous, pour vous,amSl que pour lui, le dévoilement de eet Autreoriginaire? ~ ,

- C'est exactement ça. Dans Ia prose, il y arécipro~ité; dans Ia poésie, je pense que l'autresert. umque~ent ~~ ré~éIateur. Je crois que lep.ro]et poétique n implique pas Ia communica-tion au même degré, que dans Ia poésie le Iecteurest ~ss~ntiellement mon témoin pour me fairesurgir a ces senso

~. Il Y aurait done un nareissisme profond de Iapoesie.

-:- ~I y a un narcissisme profond de Ia poésie,mais 11 passe naturellement par l'autre. Dans Iaprose, au contraíre, il y a un narcissisme maisil est dominé par un besoin de communiquer;c'~st u~ narcissisme plus médiatisé, c'est-à-dired~~asse pour aller vers l'autre, auprés duqueld ailleurs vous allez faire naitre du narcissisme:il se plaira aux mots, parce que ces mots juste~~ent le renverront à Iui, c'est le phénomene que] appelle « résonance ». La lecture par réso-nance est une des choses Ies plus fréquentes etles plus regrettables dans Ia mesure ou elle n'estque cela. Je veux dire : le lecteur qui brusque-ment se sent, par une phrase écrite, par unephrase tout à fait en dehors de I'intention géné-rale, ou qui peut être un vestibule pour arriver àquelque chose, un Iecteur qui se sent brusque-

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ment résonner est à ce moment là. entralné :ve~soi et détourné de Ia communicatlOn que visaít

I' nsemble de l'ouvrage. Cependant~ ~ette r~so-uance reste indispensable à Ia conditíon qu ellepuisse être aussi bien par le lecteur que chezl'auteur c~ntenue dans certaines limites.

_ Le' nareissisme de Ia poésie seraii done u~I/arcissisme simplement multiplié, il n'atleeterOltlias seulement l'auteur mais également le l,e~teur.u lecieur entretiendrait à r égard de Ia, l?O~Sl~unI'apport analogue à ~elu~ du poe~e lorsqu II éctii. Ace titre, Ia eommumeatwn setait en quelque s~rteIlliminée puisque dans les deux perspeciwe~ ,e es~rru profit d'une e.ertaine e?f!1plaisanee de SOl a SOLque serait prodUlt,e la po~s.le? , .

_ C'est, je crois, Ia venté de Ia poesle, en toutas depuis le romantisme. ,.

_ Il Y aurait done un jugen:-ent devalonsani deootre pari à l' égard de Ia poésle? . .

_ DévaIorisant? non, simpIemen~ descriptií._ Dons Ia mesure eependant ou I on ef!1pl?le

l'idée de nareissisme, l'idée de non-eo:nmumeatwnou l'idée de Grand Médiaieur es~héilque entre, l.esconseiences pour définil' la toneiwn de Ia l!0esle,il Y a là une eharge négative. CPTfilllent des lors'oneevriez-vouS Ie salut de la poesle?

_ Le salut de Ia poésie, c'est qu'il.y, a de Iaprose à côté; c'est leur eomplémenta:Ite. En cescns Ia prose a toujours à se r~conquénr eontre Ia

. poésie : Ia poésie, c'est ce qUI se trouv~ déI?as~é,dominé dans Ia prose, Ia vraie prose, ~ est-a-dueI tte structure íntérieure des mots qUI nous ren-voie à nous, à l'Histoire, au narc!ssisme et enmême temps à ce pratico-inerte qUI se eha~ge de'hoses qu'on n'a pas vouIu y mettr~; ~ ce tI~re Iapl'ose est le dépassement de Ia poesie; n::~IS onpourrait dire en même temps que Ia poesie est