Download - Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Transcript
Page 1: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 2: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Hector Malot

SANS FAMILLE

(1878)

Page 3: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À Lucie Malot. Pendant que j’ai écrit ce livre, j’ai constamment pensé

à toi, mon enfant, et ton nom m’est venu à chaque instantsur les lèvres. – Lucie sentira-t-elle cela ? – Lucieprendra-t-elle intérêt à cela ? Lucie, toujours. Ton nom,prononcé si souvent, doit donc être inscrit en tête de cespages : je ne sais la fortune qui leur est réservée, maisquelle qu’elle soit, elles m’auront donné des plaisirs quivalent tous les succès, – la satisfaction de penser que tupeux les lire, – la joie de te les offrir.

HECTOR MALOT.

Page 4: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

PREMIÈRE PARTIE

Page 5: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

I

Au village.

Je suis un enfant trouvé.Mais jusqu’à huit ans j’ai cru que, comme tous les

autres enfants, j’avais une mère, car lorsque je pleurais, ily avait une femme qui me serrait si doucement dans sesbras, en me berçant, que mes larmes s’arrêtaient decouler.

Jamais je ne me couchais dans mon lit, sans qu’unefemme vînt m’embrasser, et, quand le vent de décembrecollait la neige contre les vitres blanchies, elle me prenaitles pieds entre ses deux mains et elle restait à me lesréchauffer en me chantant une chanson, dont je retrouveencore dans ma mémoire l’air, et quelques paroles.

Quand je gardais notre vache le long des cheminsherbus ou dans les brandes, et que j’étais surpris par unepluie d’orage, elle accourait au-devant de moi et meforçait à m’abriter sous son jupon de laine relevé qu’elleme ramenait sur la tête et sur les épaules.

Page 6: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Enfin quand j’avais une querelle avec un de mescamarades, elle me faisait conter mes chagrins, et presquetoujours elle trouvait de bonnes paroles pour me consolerou me donner raison.

Par tout cela et par bien d’autres choses encore, par lafaçon dont elle me parlait, par la façon dont elle meregardait, par ses caresses, par la douceur qu’elle mettaitdans ses gronderies, je croyais qu’elle était ma mère.

Voici comment j’appris qu’elle n’était que ma nourrice.Mon village, ou pour parler plus justement, le village

où j’ai été élevé, car je n’ai pas eu de village à moi, pas delieu de naissance, pas plus que je n’ai eu de père et demère, le village enfin où j’ai passé mon enfance se nommeChavanon ; c’est l’un des plus pauvres du centre de laFrance.

Cette pauvreté, il la doit non à l’apathie ou à la paressede ses habitants, mais à sa situation même dans unecontrée peu fertile. Le sol n’a pas de profondeur, et pourproduire de bonnes récoltes il lui faudrait des engrais oudes amendements qui manquent dans le pays. Aussi nerencontre-t-on (ou tout au moins ne rencontrait-on àl’époque dont je parle) que peu de champs cultivés, tandisqu’on voit partout de vastes étendues de brandes danslesquelles ne croissent que des bruyères et des genêts. Làoù les brandes cessent, les landes commencent ; et sur ceslandes élevées les vents âpres rabougrissent les maigresbouquets d’arbres qui dressent çà et là leurs branchestordues et tourmentées.

Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner les

Page 7: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pour trouver de beaux arbres, il faut abandonner leshauteurs et descendre dans les plis du terrain, sur lesbords des rivières, où dans d’étroites prairies poussent degrands châtaigniers et des chênes vigoureux.

C’est dans un de ces replis de terrain, sur les bordsd’un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dans un desaffluents de la Loire que se dresse la maison où j’ai passémes premières années.

Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vu d’homme danscette maison ; cependant ma mère n’était pas veuve, maisson mari qui était tailleur de pierre, comme un grandnombre d’autres ouvriers de la contrée, travaillait à Paris,et il n’était pas revenu au pays depuis que j’étais en âgede voir ou de comprendre ce qui m’entourait. De tempsen temps seulement, il envoyait de ses nouvelles par unde ses camarades qui rentrait au village.

– Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’a chargéde vous dire que l’ouvrage marche fort, et de vousremettre l’argent que voilà ; voulez-vous compter ?

Et c’était tout. Mère Barberin se contentait de cesnouvelles : son homme était en bonne santé ; l’ouvragedonnait ; il gagnait sa vie.

De ce que Barberin était resté si longtemps à Paris, ilne faut pas croire qu’il était en mauvaise amitié avec safemme. La question de désaccord n’était pour rien danscette absence. Il demeurait à Paris parce que le travail l’yretenait ; voilà tout. Quand il serait vieux, il reviendraitvivre près de sa vieille femme, et avec l’argent qu’ilsauraient amassé, ils seraient à l’abri de la misère pour le

Page 8: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

temps où l’âge leur aurait enlevé la force et la santé.Un jour de novembre, comme le soir tombait, un

homme, que je ne connaissais pas, s’arrêta devant notrebarrière. J’étais sur le seuil de la maison occupé à casserune bourrée. Sans pousser la barrière, mais en levant satête par-dessus en me regardant, l’homme me demandasi ce n’était pas là que demeurait la mère Barberin.

Je lui dis d’entrer.Il poussa la barrière qui cria dans sa hart, et à pas

lents il s’avança vers la maison.Jamais je n’avais vu un homme aussi crotté ; des

plaques de boue, les unes encore humides, les autres déjàsèches, le couvraient des pieds à la tête, et à le regarderl’on comprenait que depuis longtemps il marchait dans lesmauvais chemins.

Au bruit de nos voix, mère Barberin accourut, et aumoment où il franchissait notre seuil, elle se trouva face àface avec lui.

– J’apporte des nouvelles de Paris, dit-il.C’étaient là des paroles bien simples et qui déjà plus

d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton aveclequel elles furent prononcées ne ressemblait en rien àcelui qui autrefois accompagnait les mots : « Votrehomme va bien, l’ouvrage marche. »

– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en joignant lesmains, un malheur est arrivé à Jérôme.

– Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendre malade

Page 9: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de peur ; votre homme à été blessé voilà la vérité ;seulement il n’est pas mort. Pourtant il sera peut-êtreestropié. Pour le moment il est à l’hôpital. J’ai été sonvoisin de lit, et comme je rentrais au pays il m’a demandéde vous conter la chose en passant. Je ne peux pasm’arrêter, car j’ai encore trois lieues à faire et la nuit vientvite.

Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long, prial’homme de rester à souper ; les routes étaientmauvaises ; on parlait de loups qui s’étaient montrés dansles bois ; il repartirait le lendemain matin.

Il s’assit dans le coin de la cheminée et tout enmangeant, il nous raconta comment le malheur étaitarrivé : Barberin avait été à moitié écrasé par deséchafaudages qui s’étaient abattus, et comme on avaitprouvé qu’il ne devait pas se trouver à la place où il avaitété blessé, l’entrepreneur refusait de lui payer aucuneindemnité.

– Pas de chance, le pauvre Barberin, dit-il, pas dechance ; il y a des malins qui auraient trouvé là-dedans unmoyen pour se faire faire des rentes, mais votre hommen’aura rien.

Et tout en séchant les jambes de son pantalon quidevenait raide sous leur enduit de boue durcie, il répétaitce mot : « pas de chance » avec une peine sincère, quimontrait que pour lui, il se fût fait volontiers estropierdans l’espérance de gagner ainsi de bonnes rentes.

– Pourtant, dit-il en terminant son récit, je lui ai donnéle conseil de faire un procès à l’entrepreneur.

Page 10: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Un procès, cela coûte gros.– Oui, mais quand on le gagne !Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, mais c’était

une terrible affaire qu’un voyage si long et si coûteux.Le lendemain matin nous descendîmes au village pour

consulter le curé. Celui-ci ne voulut pas la laisser partirsans savoir avant si elle pouvait être utile à son mari. Ilécrivit à l’aumônier de l’hôpital où Barberin était soigné,et quelques jours après il reçut une réponse, disant quemère Barberin ne devait pas se mettre en route, maisqu’elle devait envoyer une certaine somme d’argent à sonmari, parce que celui-ci allait faire un procès àl’entrepreneur chez lequel il avait été blessé.

Les journées, les semaines s’écoulèrent et de temps entemps il arriva des lettres qui toutes demandaient denouveaux envois d’argent ; la dernière, plus pressanteque les autres, disait que s’il n’y avait plus d’argent, ilfallait vendre la vache pour s’en procurer.

Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avec lespaysans savent ce qu’il y a de détresses et de douleursdans ces trois mots : « vendre la vache. »

Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant ;pour le promeneur, c’est une bête qui fait bien dans lepaysage lorsqu’elle lève au-dessus des herbes son muflenoir humide de rosée ; pour l’enfant des villes, c’est lasource du café au lait et du fromage à la crème ; mais pourle paysan, c’est bien plus et bien mieux encore. Si pauvrequ’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est

Page 11: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

assuré de ne pas souffrir de la faim tant qu’il a une vachedans son étable. Avec une longe ou même avec une simplehart nouée autour des cornes, un enfant promène la vachele long des chemins herbus, là où la pâture n’appartient àpersonne, et le soir la famille entière a du beurre dans sasoupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre : lepère, la mère, les enfants, les grands comme les petits,tout le monde vit de la vache.

Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi,que jusqu’à ce moment je n’avais presque jamais mangéde viande. Mais ce n’était pas seulement notre nourricequ’elle était, c’était encore notre camarade, notre amie,car il ne faut pas s’imaginer que la vache est une bêtestupide, c’est au contraire un animal plein d’intelligence etde qualités morales d’autant plus développées qu’on lesaura cultivées par l’éducation. Nous caressions la nôtre,nous lui parlions, elle nous comprenait, et de son côté,avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savaittrès-bien nous faire entendre ce qu’elle voulait ou cequ’elle ressentait.

Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est toutdire.

Pourtant il fallut s’en séparer, car c’était seulementpar « la vente de la vache » qu’on pouvait satisfaireBarberin.

Il vint un marchand à la maison et après avoir bienexaminé la Roussette, après l’avoir longuement palpée ensecouant la tête d’un air mécontent, après avoir dit etrépété cent fois qu’elle ne lui convenait pas du tout, que

Page 12: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

c’était une vache de pauvres gens qu’il ne pourrait pasrevendre, qu’elle n’avait pas de lait, qu’elle faisait dumauvais beurre, il avait fini par dire qu’il voulait bien laprendre, mais seulement par bonté d’âme et pour obligermère Barberin qui était une brave femme.

La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce quise passait, avait refusé de sortir de son étable et elles’était mise à meugler.

– Passe derrière et chasse-la, m’avait dit le marchanden me tendant le fouet qu’il portait passé autour de soncou.

– Pour ça non, avait dit mère Barberin.Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé

doucement.– Allons, ma belle, viens, viens.

Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivée sur la route,le marchand l’avait attachée derrière sa voiture, et il avaitbien fallu qu’elle suivît le cheval.

Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtempsencore nous avions entendu ses beuglements.

Plus de lait, plus de beurre. Le matin un morceau depain ; le soir des pommes de terre au sel.

Le mardi gras arriva justement peu de temps après lavente de Roussette ; l’année précédente, pour le mardigras, mère Barberin m’avait fait un régal avec des crêpeset des beignets ; et j’en avais tant mangé, tant mangéqu’elle en avait été toute heureuse.

Page 13: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donnéle lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dansla poêle.

Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus demardi gras ; c’était ce que je m’étais dit tristement.

Mais mère Barberin m’avait fait une surprise ; bienqu’elle ne fût pas emprunteuse, elle avait demandé unetasse de lait à l’une de nos voisines, un morceau de beurreà une autre et quand j’étais rentré, vers midi, je l’avaistrouvée en train de verser de la farine dans un grandpoêlon en terre.

– Tiens ! de la farine, dis-je en m’approchant d’elle.– Mais oui, fit-elle en souriant, c’est bien de la farine,

mon petit Rémi, de la belle farine de blé ; tiens, voiscomme elle fleure bon.

Si j’avais osé, j’aurais demandé à quoi devait servircette farine ; mais précisément parce que j’avais grandeenvie de le savoir, je n’osais pas en parler. Et puis d’unautre côté je ne voulais pas dire que je savais que nousétions au mardi gras pour ne pas faire de la peine à mèreBarberin.

– Qu’est-ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle meregardant.

– Du pain.– Et puis encore ?– De la bouillie.– Et puis encore ?

Page 14: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Dame… Je ne sais pas.– Si, tu sais bien. Mais comme tu es un bon petit

garçon, tu n’oses pas le dire. Tu sais que c’est aujourd’huimardi gras, le jour des crêpes et des beignets. Maiscomme tu sais aussi que nous n’avons ni beurre, ni lait, tun’oses pas en parler. C’est vrai ça ?

– Oh ! mère Barberin.– Comme d’avance j’avais deviné tout cela, je me suis

arrangée pour que mardi gras ne te fasse pas vilainefigure. Regarde dans la huche.

Le couvercle levé, et il le fut vivement, j’aperçus le lait,le beurre, des œufs et trois pommes.

– Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendant que jeles casse, pèle les pommes.

Pendant que je coupais les pommes en tranches, ellecassa les œufs dans la farine et se mit à battre le tout, enversant dessus, de temps en temps, une cuillerée de lait.

Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posa laterrine sur les cendres chaudes, et il n’y eut plus qu’àattendre le soir, car c’était à notre souper que nousdevions manger les crêpes et les beignets.

Pour être franc, je dois avouer que la journée me parutlongue et que plus d’une fois j’allai soulever le linge quirecouvrait la terrine.

– Tu vas faire prendre froid à la pâte, disait mèreBarberin, et elle lèvera mal.

Mais elle levait bien, et de place en place se montraient

Page 15: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des renflements, des sortes de bouillons qui venaientcrever à la surface. De toute la pâte en fermentation sedégageait une bonne odeur d’œufs et de lait.

– Casse de la bourrée, me disait-elle ; il nous faut unbon feu clair, sans fumée.

Enfin, la chandelle fut allumée.– Mets du bois au feu ! me dit-elle.Il ne fut pas nécessaire de me répéter deux fois cette

parole que j’attendais avec tant d’impatience. Bientôt unegrande flamme monta dans la cheminée, et sa lueurvacillante emplit la cuisine.

Alors mère Barberin décrocha de la muraille la poêle àfrire et la posa au-dessus de la flamme.

– Donne-moi le beurre.Elle en prit, au bout de son couteau, un morceau gros

comme une petite noix et le mit dans la poêle, où il fonditen grésillant.

Ah ! c’était vraiment une bonne odeur qui chatouillaitd’autant plus agréablement notre palais que depuislongtemps nous ne l’avions pas respirée.

C’était aussi une joyeuse musique celle produite par lesgrésillements et les sifflements du beurre.

Cependant, si attentif que je fusse à cette musique, ilme sembla entendre un bruit de pas dans la cour.

Qui pouvait venir nous déranger à cette heure ? Unevoisine sans doute, pour nous demander du feu.

Page 16: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mèreBarberin qui avait plongé la cuiller à pot dans la terrine,venait de faire couler dans la poêle une nappe de pâteblanche, et ce n’était pas le moment de se laisser aller auxdistractions.

Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la porte s’ouvritbrusquement.

– Qui est-là ? demanda mère Barberin sans seretourner.

Un homme était entré, et la flamme qui l’avait éclairéen plein m’avait montré qu’il était vêtu d’une blouseblanche et qu’il tenait à la main un gros bâton.

– On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas, dit-ild’un ton rude.

– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin en posantvivement sa poêle à terre, c’est toi, Jérôme ?

Puis me prenant par le bras elle me poussa versl’homme qui s’était arrêté sur le seuil.

– C’est ton père.

Page 17: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

II

Un père nourricier.

Je m’étais approché pour l’embrasser à mon tour, mais

du bout de son bâton il m’arrêta :– Qu’est-ce que c’est que celui-là ?– C’est Rémi.– Tu m’avais dit…– Eh bien oui, mais… ce n’était pas vrai, parce que…– Ah ! pas vrai, pas vrai.Il fit quelques pas vers moi son bâton levé et

instinctivement je reculai.Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ? Pourquoi

cet accueil lorsque j’allais à lui pour l’embrasser ?Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses

questions qui se pressaient dans mon esprit troublé.– Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il, ça se

trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu aspour souper ?

Page 18: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je faisais des crêpes.– Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpes que tu vas

donner à manger à un homme qui a dix lieues dans lesjambes.

– C’est que je n’ai rien : nous ne t’attendions pas.– Comment rien ; rien à souper ? Il regarda autour de

lui.– Voilà du beurre.Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’on accrochait

le lard autrefois ; mais depuis longtemps le crochet étaitvide ; et à la poutre pendaient seulement maintenantquelques glanes d’ail et d’oignon.

– Voilà de l’oignon, dit-il, en faisant tomber une glaneavec son bâton ; quatre ou cinq oignons, un morceau debeurre et nous aurons une bonne soupe. Retire ta crêpe etfricasse-nous les oignons dans la poêle.

Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin nerépliqua rien. Au contraire elle s’empressa de faire ce queson homme demandait tandis que celui-ci s’asseyait sur lebanc qui était dans le coin de la cheminée.

Je n’avais pas osé quitter la place où le bâton m’avaitamené, et, appuyé contre la table, je le regardais.

C’était un homme d’une cinquantaine d’annéesenviron, au visage rude, à l’air dur ; il portait la têteinclinée sur l’épaule droite par suite de la blessure qu’ilavait reçue, et cette difformité contribuait à rendre sonaspect peu rassurant.

Page 19: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu.– Est-ce que c’est avec ce petit morceau de beurre que

tu vas nous faire la soupe ? dit-il.Alors prenant lui-même l’assiette où se trouvait le

beurre, il fit tomber la motte entière dans la poêle.Plus de beurre, dès lors plus de crêpes.En tout autre moment, il est certain que j’aurais été

profondément touché par cette catastrophe, mais je nepensais plus aux crêpes ni aux beignets et l’idée quioccupait mon esprit, c’était que cet homme qui paraissaitsi dur était mon père.

– Mon père, mon père ! C’était là le mot que je merépétais machinalement.

Je ne m’étais jamais demandé d’une façon bien précisece que c’était qu’un père, et vaguement, d’instinct, j’avaiscru que c’était une mère à grosse voix, mais en regardantcelui qui me tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroidouloureux.

J’avais voulu l’embrasser, il m’avait repoussé du boutde son bâton, pourquoi ? Mère Barberin ne me repoussaitjamais lorsque j’allais l’embrasser, bien au contraire, elleme prenait dans ses bras et me serrait contre elle.

– Au lieu de rester immobile comme si tu étais gelé,me dit-il, mets les assiettes sur la table.

Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. MèreBarberin la servit dans les assiettes.

Alors quittant le coin de la cheminée il vint s’asseoir à

Page 20: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

table et commença à manger, s’arrêtant seulement detemps en temps pour me regarder.

J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvais manger,et je le regardais aussi, mais à la dérobée, baissant lesyeux quand je rencontrais les siens.

– Est-ce qu’il ne mange pas plus que ça d’ordinaire ?dit-il tout à coup en tendant vers moi sa cuiller.

– Ah ! si, il mange bien.– Tant pis ; si encore il ne mangeait pas.Naturellement je n’avais pas envie de parler, et mère

Barberin n’était pas plus que moi disposée à laconversation : elle allait et venait autour de la table,attentive à servir son mari.

– Alors tu n’as pas faim ? me dit-il.– Non.– Eh bien, va te coucher, et tâche de dormir tout de

suite ; sinon je me fâche.Mère Barberin me lança un coup d’œil qui me disait

d’obéir sans répliquer. Mais cette recommandation étaitinutile, je ne pensais pas à me révolter.

Comme cela se rencontre dans un grand nombre demaisons de paysans, notre cuisine était en même tempsnotre chambre à coucher. Auprès de la cheminée tout cequi servait au manger, la table, la huche, le buffet ; àl’autre bout les meubles propres au coucher ; dans unangle le lit de mère Barberin, dans le coin opposé le mienqui se trouvait dans une sorte d’armoire entourée d’un

Page 21: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lambrequin en toile rouge.Je me dépêchai de me déshabiller et de me coucher.

Mais dormir était une autre affaire.On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’on a

sommeil et qu’on est tranquille.Or je n’avais pas sommeil et n’étais pas tranquille.Terriblement tourmenté au contraire, et de plus très-

malheureux.Comment cet homme était mon père ! Alors pourquoi

me traitait-il si durement ?Le nez collé contre la muraille je faisais effort pour

chasser ces idées et m’endormir comme il me l’avaitordonné ; mais c’était impossible ; le sommeil ne venaitpas ; je ne m’étais jamais senti si bien éveillé.

Au bout d’un certain temps, je ne saurais dire combien,j’entendis qu’on s’approchait de mon lit.

Au pas lent, traînant et lourd je reconnus tout de suiteque ce n’était pas mère Barberin.

Un souffle chaud effleura mes cheveux.– Dors-tu ? demanda une voix étouffée.Je n’eus garde de répondre, car les terribles mots : « je

me fâche » retentissaient encore à mon oreille.– Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché, aussitôt

endormi, c’est son habitude ; tu peux parler sans craindrequ’il t’entende.

Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormais pas,

Page 22: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mais je n’osai point ; on m’avait commandé de dormir, jene dormais pas, j’étais en faute.

– Ton procès, où en est-il ? demanda mère Barberin.– Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais en faute de

me trouver sous les échafaudages et que l’entrepreneurne me devait rien.

Là-dessus il donna un coup de poing sur la table et semit à jurer sans dire aucune parole sensée.

– Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notre argentperdu, estropié, la misère ; voilà ! Et comme si ce n’étaitpas assez, en rentrant ici je trouve un enfant.M’expliqueras-tu pourquoi tu n’as pas fait comme jet’avais dit de faire ?

– Parce que je n’ai pas pu.– Tu n’as pas pu le porter aux Enfants trouvés ?– On n’abandonne pas comme ça un enfant qu’on a

nourri de son lait et qu’on aime.– Ce n’était pas ton enfant.– Enfin je voulais faire ce que tu demandais, mais voilà

précisément qu’il est tombé malade.– Malade ?– Oui, malade ; ce n’était pas le moment, n’est-ce pas,

de le porter à l’hospice pour le tuer ?– Et quand il a été guéri ?– C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite. Après cette

maladie en est venue une autre : il toussait, le pauvre

Page 23: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

petit, à vous fendre le cœur. C’est comme ça que notrepetit Nicolas est mort ; il me semblait que si je portaiscelui-là à la ville, il mourrait aussi.

– Mais après ?– Le temps avait marché. Puisque j’avais attendu

jusque-là je pouvais bien attendre encore.– Quel âge a-t-il présentement ?– Huit ans.– Eh bien ! il ira à huit ans là où il aurait dû aller

autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable : voilà ce qu’ily aura gagné.

– Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça.– Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ? Crois-tu

que nous pouvons le garder toujours ?Il y eut un moment de silence et je pus respirer ;

l’émotion me serrait à la gorge au point de m’étouffer.Bientôt mère Barberin reprit :

– Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’aurais pas parlécomme ça avant d’aller à Paris.

– Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que si Parism’a changé, il m’a aussi estropié. Comment gagner sa viemaintenant, la tienne, la mienne ? nous n’avons plusd’argent. La vache est vendue. Faut-il que quand nousn’avons pas de quoi manger, nous nourrissions un enfantqui n’est pas le nôtre ?

– C’est le mien.

Page 24: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ce n’est pas plus le tien que le mien. Ce n’est pas unenfant de paysan. Je le regardais pendant le souper : c’estdélicat, c’est maigre, pas de bras, pas de jambes.

– C’est le plus joli enfant du pays.– Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce que c’est sa

gentillesse qui lui donnera à manger ? Est-ce qu’on est untravailleur avec des épaules comme les siennes ? On estun enfant de la ville, et les enfants des villes, il ne nous enfaut pas ici.

– Je te dis que c’est un brave enfant, et il a de l’espritcomme un chat, et avec cela bon cœur. Il travaillera pournous.

– En attendant, il faudra que nous travaillions pour lui,et moi je ne peux plus travailler.

– Et si ses parents le réclament, qu’est-ce que tudiras ?

– Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’il enavait, ils l’auraient cherché, et depuis huit ans trouvé biensûr. Ah ! j’ai fait une fameuse sottise de croire qu’il avaitdes parents qui le réclameraient un jour, et nouspayeraient notre peine pour l’avoir élevé. Je n’ai étéqu’un nigaud, qu’un imbécile. Parce qu’il était enveloppédans de beaux langes avec des dentelles, cela ne voulaitpas dire que ses parents le chercheraient. Ils sont peut-être morts, d’ailleurs.

– Et s’ils ne le sont pas ? Si un jour ils viennent nous ledemander ? J’ai dans l’idée qu’ils viendront.

– Que les femmes sont donc obstinées !

Page 25: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Enfin, s’ils viennent ?– Eh bien ! nous les enverrons à l’hospice. Mais assez

causé. Tout cela m’ennuie. Demain je le conduirai aumaire. Ce soir, je vais aller dire bonjour à François. Dansune heure je reviendrai.

La porte s’ouvrit et se referma. Il était parti.Alors me redressant vivement, je me mis à appeler

mère Barberin.

– Ah ! maman.Elle accourut près de mon lit :– Est-ce que tu me laisseras aller à l’hospice ?– Non, mon petit Rémi, non.Et elle m’embrassa tendrement en me serrant dans

ses bras.Cette caresse me rendit le courage, et mes larmes

s’arrêtèrent de couler.– Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elle

doucement.– Ce n’est pas ma faute.– Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu tout ce qu’a

dit Jérôme ?– Oui, tu n’es pas ma maman, mais lui n’est pas mon

père.Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le même

ton, car si j’étais désolé d’apprendre qu’elle n’était pas ma

Page 26: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mère, j’étais heureux, j’étais presque fier de savoir que luin’était pas mon père. De là une contradiction dans messentiments qui se traduisit dans ma voix.

Mais mère Barberin ne parut pas y prendre attention.

– J’aurais peut-être dû, dit-elle, te faire connaître lavérité ; mais tu étais si bien mon enfant, que je ne pouvaispas te dire, sans raison, que je n’étais pas ta vraie mère !Ta mère, pauvre petit, tu l’as entendu, on ne la connaîtpas. Est-elle vivante, ne l’est-elle plus ? On n’en sait rien.Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à son travail etqu’il passait dans une rue qu’on appelle l’avenue deBreteuil, qui est large et plantée d’arbres, il entendit lescris d’un enfant. Ils semblaient partir de l’embrasure de laporte d’un jardin. C’était au mois de février ; il faisait petitjour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfant couchésur le seuil. Comme il regardait autour de lui pour appelerquelqu’un, il vit un homme sortir de derrière un grosarbre et se sauver. Sans doute cet homme s’était caché làpour voir si l’on trouverait l’enfant qu’il avait lui-mêmeplacé dans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bienembarrassé, car l’enfant criait de toutes ses forces,comme s’il avait compris qu’un secours lui était arrivé, etqu’il ne fallait pas le laisser échapper. Pendant queJérôme réfléchissait à ce qu’il devait faire, il fut rejoint pard’autres ouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfantchez le commissaire de police. Il ne cessait pas de crier.Sans doute il souffrait du froid. Mais comme dans lebureau du commissaire il faisait très-chaud, et que les criscontinuaient, on pensa qu’il souffrait de la faim, et l’on allachercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein.

Page 27: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

chercher une voisine qui voudrait bien lui donner le sein.Il se jeta dessus. Il était véritablement affamé. Alors on ledéshabilla devant le feu. C’était un beau garçon de cinq ousix mois, rose, gros, gras, superbe ; les langes et les lingesdans lesquels il était enveloppé disaient clairement qu’ilappartenait à des parents riches. C’était donc un enfantqu’on avait volé et ensuite abandonné. Ce fut au moins ceque le commissaire expliqua. Qu’allait-on en faire ? Aprèsavoir écrit tout ce que Jérôme savait, et aussi ladescription de l’enfant avec celle de ses langes quin’étaient pas marqués, le commissaire dit qu’il allaitl’envoyer à l’hospice des Enfants trouvés, si personne,parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’en charger :c’était un bel enfant, sain, solide qui ne serait pas difficile àélever ; ses parents qui bien sûr allaient le chercher,récompenseraient généreusement ceux qui en auraientpris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulaitbien s’en charger ; on le lui donna. J’avais justement unenfant du même âge ; mais ce n’était pas pour moi uneaffaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsi que je devins tamère.

– Oh ! maman.– Au bout de trois mois, je perdis mon enfant, et alors

je m’attachai à toi davantage. J’oubliais que tu n’étais pasvraiment notre fils. Malheureusement Jérôme ne l’oubliapas, lui, et, voyant au bout de trois ans que tes parents net’avaient pas cherché, au moins qu’ils ne t’avaient pastrouvé, il voulut te mettre à l’hospice. Tu as entendupourquoi je ne lui ai pas obéi.

– Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en me cramponnant

Page 28: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

à elle ; mère Barberin, pas à l’hospice, je t’en prie !– Non, mon enfant, tu n’iras pas. J’arrangerai cela.

Jérôme n’est pas un méchant homme, tu verras ; c’est lechagrin, c’est la peur du besoin qui l’ont monté. Noustravaillerons, tu travailleras aussi.

– Oui, tout ce que tu voudras. Mais pas l’hospice.– Tu n’iras pas ; mais à une condition, c’est que tu vas

tout de suite dormir. Il ne faut pas, quand il rentrera, qu’ilte trouve éveillé.

Et, après m’avoir embrassé, elle me tourna le nezcontre la muraille.

J’aurais voulu m’endormir ; mais j’avais été troprudement ébranlé, trop profondément ému pour trouverà volonté le calme et le sommeil.

Ainsi, mère Barberin, si bonne, si douce pour moin’était pas ma vraie mère ! mais alors qu’était donc unevraie mère ? Meilleure, plus douce encore ? Oh ! non, cen’était pas possible.

Mais ce que je comprenais, ce que je sentaisparfaitement, c’est qu’un père eût été moins dur queBarberin, et ne m’eût pas regardé avec ces yeux froids, lebâton levé.

Il voulait m’envoyer à l’hospice ; mère Barberinpourrait-elle l’en empêcher ?

Qu’était-ce que l’hospice ?Il y avait au village deux enfants qu’on appelait « les

enfants de l’hospice » ; ils avaient une plaque de plomb au

Page 29: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cou avec un numéro ; ils étaient mal habillés et sales ; onse moquait d’eux ; on les battait ; les autres enfants lespoursuivaient souvent comme on poursuit un chien perdupour s’amuser, et aussi parce qu’un chien perdu n’apersonne pour le défendre.

Ah ! je ne voulais pas être comme ces enfants ; je nevoulais pas avoir un numéro au cou, je ne voulais pasqu’on courût après moi en criant : « À l’hospice ! àl’hospice ! »

Cette pensée seule me donnait froid et me faisaitclaquer les dents.

Et je ne dormais pas.Et Barberin allait rentrer.Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’il avait dit et

le sommeil arriva pour moi avant lui.

Page 30: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

III

La troupe du signor Vitalis.

Sans doute je dormis toute la nuit sous l’impression du

chagrin et de la crainte, car le lendemain matin enm’éveillant, mon premier mouvement fut de tâter mon litet de regarder autour de moi, pour être certain qu’on nem’avait pas emporté.

Pendant toute la matinée, Barberin ne me dit rien, etje commençai à croire que le projet de m’envoyer àl’hospice était abandonné. Sans doute mère Barberin avaitparlé ; elle l’avait décidé à me garder.

Mais comme midi sonnait, Barberin me dit de mettrema casquette et de le suivre.

Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberin pourimplorer son secours. Mais, à la dérobée, elle me fit unsigne qui disait que je devais obéir ; en même temps unmouvement de sa main me rassura : il n’y avait rien àcraindre.

Alors, sans répliquer, je me mis en route derrière

Page 31: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Barberin.La distance est longue de notre maison au village : il y

en a bien pour une heure de marche. Cette heure s’écoulasans qu’il m’adressât une seule fois la parole. Il marchaitdevant, doucement, en clopinant, sans que sa tête fît unseul mouvement, et de temps en temps il se retournaittout d’une pièce pour voir si je le suivais.

Où me conduisait-il ?Cette question m’inquiétait, malgré le signe rassurant

que m’avait fait mère Barberin, et pour me soustraire àun danger que je pressentais sans le connaître, je pensaisà me sauver.

Dans ce but, je tâchais de rester en arrière ; quand jeserais assez loin, je me jetterais dans le fossé, et il nepourrait pas me rejoindre.

Tout d’abord, il se contenta de me dire de marcher surses talons ; mais bientôt, il devina sans doute monintention et me prit par le poignet.

Je n’avais plus qu’à le suivre, ce que je fis.Ce fut ainsi que nous entrâmes dans le village, et tout

le monde sur notre passage se retourna pour nous voirpasser, car j’avais l’air d’un chien hargneux qu’on mèneen laisse.

Comme nous passions devant le café, un homme qui setrouvait sur le seuil appela Barberin et l’engagea à entrer.

Celui-ci me prenant par l’oreille me fit passer devantlui, et quand nous fumes entrés il referma la porte.

Page 32: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je me sentis soulagé ; le café ne me paraissait pas unendroit dangereux ; et puis d’un autre côté c’était le café,et il y avait longtemps que j’avais envie de franchir saporte.

Le café, le café de l’auberge Notre-Dame ! qu’est-ceque cela pouvait bien être ?

Combien de fois m’étais-je posé cette question !J’avais vu des gens sortir du café la figure enluminée

et les jambes flageolantes ; en passant devant sa porte,j’avais souvent entendu des cris et des chansons quifaisaient trembler les vitres.

Que faisait-on là dedans ? Que se passait-il derrièreses rideaux rouges ?

J’allais donc le savoir.Tandis que Barberin se plaçait à une table avec le

maître du café qui l’avait engagé à entrer, j’allai m’asseoirprès de la cheminée et regardai autour de moi.

Dans le coin opposé à celui que j’occupais, se trouvaitun grand vieillard à barbe blanche, qui portait un costumebizarre et tel que je n’en avais jamais vu.

Sur ses cheveux qui tombaient en longues mèches surses épaules, était posé un haut chapeau de feutre grisorné de plumes vertes et rouges. Une peau de mouton,dont la laine était en dedans, le serrait à la taille. Cettepeau n’avait pas de manches, et, par deux trous ouvertsaux épaules, sortaient les bras vêtus d’une étoffe develours qui autrefois avait dû être bleue. De grandesguêtres en laine lui montaient jusqu’aux genoux, et elles

Page 33: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

étaient serrées par des rubans rouges qui s’entre-croisaient plusieurs fois autour des jambes.

Il se tenait allongé sur sa chaise, le menton appuyédans sa main droite ; son coude reposait sur son genouployé.

Jamais je n’avais vu une personne vivante dans uneattitude si calme ; il ressemblait à l’un des saints en boisde notre église.

Auprès de lui trois chiens tassés sous sa chaise sechauffaient sans remuer. Un caniche blanc, un barbetnoir, et une petite chienne grise à la mine futée et douce ;le caniche était coiffé d’un vieux bonnet de police retenusous son menton par une lanière de cuir.

Pendant que je regardais le vieillard avec une curiositéétonnée, Barberin et le maître du café causaient à demi-voix et j’entendais qu’il était question de moi.

Barberin racontait qu’il était venu au village pour meconduire au maire, afin que celui-ci demandât auxhospices de lui payer une pension pour me garder.

C’était donc là ce que mère Barberin avait pu obtenirde son mari, et je compris tout de suite que si Barberintrouvait avantage à me garder près de lui, je n’avais plusrien à craindre.

Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussi ce qui sedisait ; tout à coup il étendit la main droite vers moi, ets’adressant à Barberin :

– C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-il avec unaccent étranger.

Page 34: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

accent étranger.– Lui-même.– Et vous croyez que l’administration des hospices de

votre département va vous payer des mois de nourrice.– Dame, puisqu’il n’a pas de parents et qu’il est à ma

charge, il faut bien que quelqu’un paye pour lui ; c’estjuste, il me semble.

– Je ne dis pas non, mais croyez-vous que tout ce quiest juste se fait ?

– Pour ça non.– Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrez jamais la

pension que vous demandez.– Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loi qui le force

à rester quand même dans ma maison si je n’en veux pas.– Vous avez consenti autrefois à le recevoir, c’était

prendre l’engagement de le garder.– Eh bien, je ne le garderai pas ; et quand je devrais le

mettre dans la rue, je m’en débarrasserai.– Il y aurait peut-être un moyen de vous en

débarrasser tout de suite, dit le vieillard après unmoment de réflexion, et même de gagner à cela quelquechose.

– Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paye unebouteille, et de bon cœur encore.

– Commandez la bouteille, et votre affaire est faite.– Sûrement ?

Page 35: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Sûrement.Le vieillard quittant sa chaise, vint s’asseoir vis-à-vis

de Barberin. Chose étrange, au moment où il se leva, sapeau de mouton fut soulevée par un mouvement que je nem’expliquai pas : c’était à croire qu’il avait un chien dansle bras gauche.

Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il se passer ?Je l’avais suivi des yeux avec une émotion cruelle.– Ce que vous voulez, n’est-ce pas, dit-il, c’est que cet

enfant ne mange pas plus longtemps votre pain ; ou biens’il continue à le manger, c’est qu’on vous le paye.

– Juste ; parce que…– Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regarde pas, je

n’ai donc pas besoin de le connaître ; il me suffit de savoirque vous ne voulez plus de l’enfant ; s’il en est ainsi,donnez-le-moi, je m’en charge.

– Vous le donner !– Dame, ne voulez-vous pas vous en débarrasser ?– Vous donner un enfant comme celui-là, un si bel

enfant, car il est bel enfant, regardez-le.– Je l’ai regardé.– Rémi ! viens ici.Je m’approchai de la table en tremblant.– Allons, n’aie pas peur, petit, dit le vieillard.– Regardez, continua Barberin.

Page 36: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Si c’était unvilain enfant, je n’en voudrais pas, les monstres ce n’estpas mon affaire.

– Ah ! si c’était un monstre à deux têtes, ou seulementun nain…

– Vous ne parleriez pas de l’envoyer à l’hospice. Voussavez qu’un monstre a de la valeur et qu’on peut en tirerprofit, soit en le louant, soit en l’exploitant soi-même.Mais celui-là n’est ni nain ni monstre ; bâti comme tout lemonde il n’est bon à rien.

– Il est bon pour travailler.– Il est bien faible.– Lui faible, allons donc, il est fort comme un homme,

et solide, et sain ; tenez, voyez ses jambes, en avez-vousjamais vu de plus droites ?

Barberin releva mon pantalon.– Trop mince, dit le vieillard.– Et ses bras ? continua Barberin.– Les bras sont comme les jambes ; ça peut aller ; mais

ça ne résisterait pas à la fatigue et à la misère.– Lui, ne pas résister ; mais tâtez donc, voyez, tâtez

vous-même.Le vieillard passa sa main décharnée sur mes jambes

en les palpant, secouant la tête et faisant la moue.J’avais déjà assisté à une scène semblable quand le

marchand était venu pour acheter notre vache. Lui aussi

Page 37: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’avait tâtée et palpée. Lui aussi avait secoué la tête et faitla moue : ce n’était pas une bonne vache, il lui seraitimpossible de la revendre, et cependant il l’avait achetée,puis emmenée.

Le vieillard allait-il m’acheter et m’emmener ; ah !mère Barberin, mère Barberin !

Malheureusement elle n’était pas là pour me défendre.Si j’avais osé j’aurais dit que la veille Barberin m’avait

précisément reproché d’être délicat et de n’avoir ni brasni jambes ; mais je compris que cette interruption neservirait à rien qu’à m’attirer une bourrade, et je me tus.

– C’est un enfant comme il y en a beaucoup, dit levieillard, voilà la vérité, mais un enfant des villes ; aussiest-il bien certain qu’il ne sera jamais bon à rien pour letravail de la terre ; mettez-le un peu devant la charrue àpiquer les bœufs, vous verrez combien il durera.

– Dix ans.– Pas un mois.– Mais voyez-le donc.– Voyez-le vous-même.J’étais au bout de la table entre Barberin et le vieillard,

poussé par l’un, repoussé par l’autre.– Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est je le prends.

Seulement, bien entendu, je ne vous l’achète pas, je vousle loue. Je vous en donne vingt francs par an.

– Vingt francs !

Page 38: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– C’est un bon prix et je paye d’avance : vous touchezquatre belles pièces de cent sous et vous êtes débarrasséde l’enfant.

– Mais si je le garde, l’hospice me payera plus de dixfrancs par mois.

– Mettez-en sept, mettez-en huit, je connais les prix,et encore faudra-t-il que vous le nourrissiez.

– Il travaillera.– Si vous le sentiez capable de travailler, vous ne

voudriez pas le renvoyer. Ce n’est pas pour l’argent deleur pension qu’on prend les enfants de l’hospice, c’estpour leur travail ; on en fait des domestiques qui payentet ne sont pas payés. Encore un coup, si celui-là était enétat de vous rendre des services, vous le garderiez.

– En tous cas, j’aurais toujours les dix francs.– Et si l’hospice au lieu de vous le laisser, le donne à un

autre, vous n’aurez rien du tout ; tandis qu’avec moi, pasde chance à courir : toute votre peine consiste à allongerla main.

Il fouilla dans sa poche et en tira une bourse de cuirdans laquelle il prit quatre pièces d’argent qu’il étala surla table en les faisant sonner.

– Pensez-donc, s’écria Barberin, que cet enfant aurades parents un jour ou l’autre ?

– Qu’importe ?– Il y aura du profit pour ceux qui l’auront élevé ; si je

n’avais pas compté là-dessus je ne m’en serais jamais

Page 39: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

chargé.Ce mot de Barberin : « Si je n’avais pas compté sur ses

parents, je ne me serais jamais chargé de lui, » me fit ledétester un peu plus encore. Quel méchant homme.

– Et c’est parce que vous ne comptez plus sur sesparents, dit le vieillard, que vous le mettez à la porte.Enfin à qui s’adresseront-ils, ces parents, si jamais ilsparaissent ? à vous, n’est-ce pas, et non à moi qu’ils neconnaissent pas ?

– Et si c’est vous qui les retrouvez.– Alors convenons que s’il a des parents un jour, nous

partagerons le profit, et je mets trente francs.– Mettez-en quarante.– Non pour les services qu’il me rendra, ce n’est pas

possible.– Et quels services voulez-vous qu’il vous rende. Pour

de bonnes jambes, il a de bonnes jambes, pour de bonsbras, il a de bons bras, je m’en tiens à ce que j’ai dit, maisenfin à quoi le trouvez-vous propre ?

Le vieillard regarda Barberin d’un air narquois etvidant son verre à petits coups :

– À me tenir compagnie, dit-il ; je me fais vieux et lesoir quelquefois après une journée de fatigue, quand letemps est mauvais, j’ai des idées tristes ; il me distraira.

– Il est sûr que pour cela les jambes seront assezsolides.

– Mais pas trop, car il faudra danser, et puis sauter, et

Page 40: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

puis marcher, et puis après avoir marché, sauter encore ;enfin il prendra place dans la troupe du signor Vitalis.

– Et où est-elle votre troupe ?– Le signor Vitalis c’est moi, comme vous devez vous

en douter ; la troupe, je vais vous la montrer, puisquevous désirez faire sa connaissance.

Disant cela il ouvrit sa peau de mouton, et prit dans samain un animal étrange qu’il tenait sous son bras gaucheserré contre sa poitrine.

C’était cet animal qui plusieurs fois avait fait souleverla peau de mouton ; mais ce n’était pas un petit chiencomme je l’avais pensé.

Quelle pouvait être cette bête ?Était-ce même une bête ?Je ne trouvais pas de nom à donner à cette créature

bizarre que je voyais pour la première fois, et que jeregardais avec stupéfaction.

Elle était vêtue d’une blouse rouge bordée d’un galondoré, mais les bras et les jambes étaient nus, car c’étaientbien des bras et des jambes qu’elle avait et non despattes ; seulement ces bras et ces jambes étaient couvertsd’une peau noire, et non blanche ou carnée.

Noire aussi était la tête grosse à peu près comme monpoing fermé ; la face était large et courte, le nez étaitretroussé avec des narines écartées, les lèvres étaientjaunes ; mais ce qui plus que tout le reste me frappa, cefurent deux yeux très-rapprochés l’un de l’autre, d’une

Page 41: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mobilité extrême, brillants comme des miroirs.– Ah ! le vilain singe ! s’écria Barberin.Ce mot me tira de ma stupéfaction, car si je n’avais

jamais vu des singes j’en avais au moins entendu parler ;ce n’était donc pas un enfant noir que j’avais devant moi,c’était un singe.

– Voici le premier sujet de ma troupe, dit Vitalis, c’estM. Joli-Cœur. Joli-Cœur, mon ami, saluez la société.

Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres et nousenvoya à tous un baiser.

– Maintenant, continua Vitalis étendant sa main versle caniche blanc, à un autre : le signor Capi va avoirl’honneur de présenter ses amis à l’estimable société iciprésente.

À ce commandement le caniche qui jusque-là n’avaitpas fait le plus petit mouvement, se leva vivement et sedressant sur ses pattes de derrière il croisa ses deuxpattes de devant sur sa poitrine, puis il salua son maître sibas que son bonnet de police toucha le sol.

Ce devoir de politesse accompli, il se tourna vers sescamarades, et d’une patte, tandis qu’il tenait toujoursl’autre sur sa poitrine, il leur fit signe d’approcher.

Les deux chiens, qui avaient les yeux attachés sur leurcamarade, se dressèrent aussitôt, et se donnant chacunune patte de devant, comme on se donne la main dans lemonde, ils firent gravement six pas en avant puis aprèstrois pas en arrière, et saluèrent la société.

Page 42: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis, autrementdit Capitano en italien, est le chef des chiens, c’est lui qui,comme le plus intelligent, transmet mes ordres. Ce jeuneélégant à poil noir est le signor Zerbino, ce qui signifie legalant, nom qu’il mérite à tous les égards. Quant à cettejeune personne à l’air modeste, c’est la signora Dolce, unecharmante Anglaise qui n’a pas volé son nom de douce.C’est avec ces sujets remarquables à des titres différentsque j’ai l’avantage de parcourir le monde en gagnant mavie plus ou moins bien, suivant les hasards de la bonne oude la mauvaise fortune. Capi !

Le caniche croisa les pattes.– Capi, venez ici, mon ami et soyez assez aimable, je

vous prie, – ce sont des personnages bien élevés à qui jeparle toujours poliment, – soyez assez aimable pour dire àce jeune garçon qui vous regarde avec des yeux rondscomme des billes, quelle heure il est. Capi décroisa lespattes, s’approcha de son maître, écarta la peau demouton, fouilla dans la poche du gilet, en tira une grossemontre en argent, regarda le cadran et jappa deux foisdistinctement ; puis après ces deux jappements bienaccentués, d’une voix forte et nette, il en poussa troisautres plus faibles.

Il était en effet deux heures et trois quarts.– C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie, signor Capi ;

et, maintenant, je vous prie d’inviter la signora Dolce ànous faire le plaisir de danser un peu à la corde.

Capi fouilla aussitôt dans la poche de la veste de sonmaître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino et

Page 43: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

maître et en tira une corde. Il fit un signe à Zerbino etcelui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jetaun bout de la corde, et tous deux se mirent gravement àla faire tourner.

Quand le mouvement fut régulier, Dolce s’élança dansle cercle et sauta légèrement en tenant ses beaux yeuxtendres sur les yeux de son maître.

– Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sontintelligents ; mais l’intelligence ne s’apprécie à toute savaleur que par la comparaison. Voilà pourquoi j’engage cegarçon dans ma troupe ; il fera le rôle d’une bête etl’esprit de mes élèves n’en sera que mieux apprécié.

– Oh ! pour faire la bête, interrompit Barberin.– Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et je crois

que ce garçon n’en manquera pas quand il aura prisquelques leçons. Au reste nous verrons bien. Et pourcommencer nous allons en avoir tout de suite une preuve.S’il est intelligent il comprendra qu’avec le signor Vitalison a la chance de se promener, de parcourir la France etdix autres pays, de mener une vie libre au lieu de resterderrière des bœufs, à marcher tous les jours dans lemême champ, du matin au soir. Tandis que s’il n’est pasintelligent, il pleurera, il criera, et comme le signor Vitalisn’aime pas les enfants méchants, il ne l’emmènera pasavec lui. Alors l’enfant méchant ira à l’hospice où il fauttravailler dur et manger peu.

J’étais assez intelligent pour comprendre ces paroles,mais de la compréhension à l’exécution, il y avait uneterrible distance à franchir.

Page 44: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Assurément les élèves du signor Vitalis étaient biendrôles, bien amusants, et ce devait être bien amusantaussi de se promener toujours ; mais pour les suivre et sepromener avec eux il fallait quitter mère Barberin.

Il est vrai que si je refusais, je ne resterais peut-êtrepas avec mère Barberin, on m’enverrait à l’hospice.

Comme je demeurais troublé, les larmes dans les yeux,Vitalis me frappa doucement du bout du doigt sur la joue.

– Allons, dit-il, l’enfant comprend puisqu’il ne crie pas,la raison entrera dans cette petite tête, et demain…

– Oh ! monsieur, m’écriai-je ; laissez-moi à mamanBarberin, je vous en prie !

Mais avant d’en avoir dit davantage, je fus interrompupar un formidable aboiement de Capi.

En même temps le chien s’élança vers la table surlaquelle Joli-Cœur était resté assis.

Celui-ci, profitant d’un moment où tout le monde étaittourné vers moi, avait doucement pris le verre de sonmaître, qui était plein de vin, et il était en train de levider. Mais Capi, qui faisait bonne garde, avait vu cettefriponnerie du singe, et, en fidèle serviteur qu’il était, ilavait voulu l’empêcher.

– Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis, d’une voix sévère,vous êtes un gourmand et un fripon ; allez vous mettre là-bas, dans le coin, le nez tourné contre la muraille, et vous,Zerbino, montez la garde devant lui ; s’il bouge, donnez-lui une bonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vousêtes un bon chien ; tendez-moi la patte que je vous la

Page 45: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

serre.Tandis que le singe obéissait en poussant des petits

cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendait la patte à sonmaître.

– Maintenant, continua Vitalis, revenons à nos affaires.Je vous donne donc trente francs.

– Non, quarante.Une discussion s’engagea ; mais bientôt Vitalis

l’interrompit :– Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit-il ; qu’il aille donc se

promener dans la cour de l’auberge et s’amuser.En même temps il fit un signe à Barberin.– Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour, mais n’en

bouge pas avant que je t’appelle, ou sinon je me fâche.Je n’avais qu’à obéir, ce que je fis.J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas le cœur à

m’amuser. Je m’assis sur une pierre et restai à réfléchir.C’était mon sort qui se décidait en ce moment même.Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisse me faisaient

grelotter.La discussion entre Vitalis et Barberin dura longtemps,

car il s’écoula plus d’une heure avant que celui-ci vîntdans la cour.

Enfin je le vis paraître : il était seul. Venait-il mechercher pour me remettre aux mains de Vitalis ?

– Allons, me dit-il, en route pour la maison.

Page 46: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Allons, me dit-il, en route pour la maison.La maison ! Je ne quitterais donc pas mère Barberin ?J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas, car il

paraissait de fort mauvaise humeur.La route se fit silencieusement.Mais environ dix minutes avant d’arriver, Barberin qui

marchait devant s’arrêta :– Tu sais, me dit-il en me prenant rudement par

l’oreille, que si tu racontes un seul mot de ce que tu asentendu aujourd’hui, tu le payeras cher ; ainsi, attention !

Page 47: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

IV

La maison maternelle.

– Eh bien ! demanda mère Barberin quand nousrentrâmes, qu’a dit le maire ?

– Nous ne l’avons pas vu.– Comment, vous ne l’avez pas vu ?– Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame, et

quand nous sommes sortis, il était trop tard ; nous yretournerons demain.

Ainsi Barberin avait bien décidément renoncé à sonmarché avec l’homme aux chiens.

En route je m’étais plus d’une fois demandé s’il n’yavait pas une ruse dans ce retour à la maison, mais cesderniers mots chassèrent les doutes qui s’agitaientconfusément dans mon esprit troublé. Puisque nousdevions retourner le lendemain au village pour voir lemaire, il est certain que Barberin n’avait pas accepté lespropositions de Vitalis.

Cependant malgré ses menaces j’aurais parlé de mes

Page 48: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

doutes à mère Barberin, si j’avais pu me trouver seul uninstant avec elle, mais de toute la soirée Barberin nequitta pas la maison, et je me couchai sans avoir putrouver l’occasion que j’attendais.

Je m’endormis en me disant que ce serait pour lelendemain.

Mais le lendemain, quand je me levai, je n’aperçuspoint mère Barberin.

Comme je la cherchais en rôdant autour de la maison,Barberin me demanda ce que je voulais.

– Maman.– Elle est au village, elle ne reviendra qu’après midi.Sans savoir pourquoi, cette absence m’inquiéta. Elle

n’avait pas dit la veille qu’elle irait au village. Commentn’avait elle pas attendu pour nous accompagner, puisquenous devions y aller après midi ? Serait-elle revenuequand nous partirions ?

Une crainte vague me serra le cœur ; sans me rendrecompte du danger qui me menaçait, j’eus cependant lepressentiment d’un danger.

Barberin me regardait d’un air étrange, peu fait pourme rassurer.

Voulant échapper à ce regard, je m’en allai dans lejardin.

Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pour nous unevaleur considérable, car c’était lui qui nous nourrissait,nous fournissant, à l’exception du blé, à peu près tout ce

Page 49: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

que nous mangions : pommes de terre, fèves, choux,carottes, navets. Aussi n’y trouvait-on pas de terrainperdu. Cependant mère Barberin m’en avait donné unpetit coin dans lequel j’avais réuni une infinité de plantes,d’herbes, de mousse arrachées le matin à la lisière desbois ou le long des haies pendant que je gardais notrevache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, les unes à côté des autres.

Assurément ce n’était point un beau jardin avec desallées bien sablées et des plates-bandes divisées aucordeau, pleines de fleurs rares ; ceux qui passaient dansle chemin ne s’arrêtaient point pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondue au ciseau, mais tel qu’ilétait, il avait ce mérite et ce charme de m’appartenir ; ilétait ma chose, mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeaiscomme je voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente,et quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt fois par jour,je disais « mon jardin ».

C’était pendant l’été précédent que j’avais récolté etplanté ma collection, c’était donc au printemps qu’elledevait sortir de terre, les espèces précoces sans mêmeattendre la fin de l’hiver, les autres successivement.

De là ma curiosité, en ce moment vivement excitée.Déjà les jonquilles montraient leurs boutons, dont la

pointe jaunissait, les lilas de terre poussaient leurs petiteshampes pointillées de violet, et du centre des feuillesridées des primevères sortaient des bourgeons quisemblaient prêts à s’épanouir.

Comment tout cela fleurirait-il ?

Page 50: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était ce que je venais voir tous les jours aveccuriosité.

Mais il y avait une autre partie de mon jardin quej’étudiais avec un sentiment plus vif que la curiosité, c’est-à-dire avec une sorte d’anxiété.

Dans cette partie de jardin j’avais planté un légumequ’on m’avait donné et qui était presque inconnu dansnotre village, – des topinambours. On m’avait dit qu’ilproduisait des tubercules bien meilleurs que ceux despommes de terre, car ils avaient le goût de l’artichaut, dunavet et plusieurs autres légumes encore. Ces bellespromesses m’avaient inspiré l’idée d’une surprise à faire àmère Barberin. Je ne lui disais rien de ce cadeau, jeplantais mes tubercules dans mon jardin ; quand ilspoussaient des tiges, je lui laissais croire que c’était desfleurs ; puis un beau jour, quand le moment de la maturitéétait arrivé, je profitais de l’absence de mère Barberinpour arracher mes topinambours, je les faisais cuire moi-même, comment ? je ne savais pas trop, mais monimagination ne s’inquiétait pas d’un aussi petit détail, etquand mère Barberin rentrait pour souper, je lui servaismon plat.

Qui était bien étonnée ? Mère Barberin.Qui était bien contente ? Encore mère Barberin.Car nous avions un nouveau mets pour remplacer nos

éternelles pommes de terre, et mère Barberin n’avait plusautant à souffrir de la vente de la pauvre Roussette.

Et l’inventeur de ce nouveau mets, c’était moi, moi

Page 51: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Rémi ; j’étais donc utile dans la maison.Avec un pareil projet dans la tête, on comprend

combien je devais être attentif à la levée de mestopinambours ; tous les jours je venais regarder le coindans lequel je les avais plantés, et il semblait à monimpatience qu’ils ne pousseraient jamais.

J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé sur mesmains, le nez baissé dans mes topinambours, quandj’entendis crier mon nom d’une voix impatiente. C’étaitBarberin qui m’appelait.

Que me voulait-il ?Je me hâtai de rentrer à la maison.Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoir devant la

cheminée Vitalis et ses chiens.Instantanément je compris ce que Barberin voulait de

moi.Vitalis venait me chercher, et c’était pour que mère

Barberin ne pût pas me défendre que le matin Barberinl’avait envoyée au village.

Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitié àattendre de Barberin, je courus à Vitalis :

– Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie, nem’emmenez pas.

Et j’éclatai en sanglots.– Allons, mon garçon, me dit-il assez doucement, tu ne

seras pas malheureux avec moi, je ne bats point lesenfants, et puis tu auras la compagnie de mes élèves qui

Page 52: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sont très-amusants. Qu’as-tu à regretter ?– Mère Barberin ! mère Barberin !– En tous cas, tu ne resteras pas ici, dit Barberin, en

me prenant rudement par l’oreille ; monsieur ou l’hospice,choisis !

– Non ! mère Barberin !– Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin, qui se mit

dans une terrible colère ; s’il faut te chasser d’ici à coupsde bâton, c’est ce que je vas faire.

– Cet enfant regrette sa mère Barberin, dit Vitalis ; ilne faut pas le battre pour cela ; il a du cœur, c’est bonsigne.

– Si vous le plaignez, il va hurler plus fort.– Maintenant, aux affaires.Disant cela, Vitalis étala sur la table huit pièces de cinq

francs, que Barberin en un tour de main, fit disparaîtredans sa poche.

– Où est le paquet ? demanda Vitalis.– Le voilà, répondit Barberin en montrant un

mouchoir en cotonnade bleue noué par les quatre coins.Vitalis défît ces nœuds et regarda ce que renfermait le

mouchoir ; il s’y trouvait deux de mes chemises et unpantalon de toile.

– Ce n’est pas de cela que nous étions convenus, ditVitalis, vous deviez me donner ses affaires et je ne trouvelà que des guenilles.

Page 53: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il n’en a pas d’autres.– Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’il dirait que ce

n’est pas vrai. Mais je ne veux pas disputer là-dessus. Jen’ai pas le temps. Il faut se mettre en route. Allons, monpetit. Comment se nomme-t-il ?

– Rémi.– Allons, Rémi, prend ton paquet, et passe devant

Capi, en avant, marche !Je tendis les mains vers lui, puis vers Barberin, mais

tous deux détournèrent la tête, et je sentis que Vitalis meprenait par le poignet.

Il fallut marcher.Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quand j’en

franchis le seuil, que j’y laissais un morceau de ma peau.Vivement, je regardai autour de moi, mes yeux

obscurcis par les larmes ne virent personne à quidemander secours : personne sur la route, personne dansles prés d’alentour.

Je me mis à appeler :– Maman, mère Barberin !Mais personne ne répondit à ma voix, qui s’éteignit

dans un sanglot.Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâché le

poignet.– Bon voyage ! cria Barberin. Et il rentra dans la

maison. Hélas ! c’était fini.

Page 54: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Allons, Rémi, marchons, mon enfant, dit Vitalis. Et samain tira mon bras.

Alors je me mis à marcher près de lui. Heureusement ilne pressa point son pas, et même je crois bien qu’il lerégla sur le mien.

Le chemin que nous suivions s’élevait en lacets le longde la montagne, et, à chaque détour, j’apercevais lamaison de mère Barberin qui diminuait, diminuait. Biensouvent j’avais parcouru ce chemin et je savais que quandnous serions à son dernier détour, j’apercevrais la maisonencore une fois, puis qu’aussitôt que nous aurions faitquelques pas sur le plateau, ce serait fini ; plus rien ;devant moi l’inconnu ; derrière moi la maison où j’avaisvécu jusqu’à ce jour si heureux, et que sans doute je nereverrais jamais.

Heureusement la montée était longue ; cependant àforce de marcher, nous arrivâmes au haut. Vitalis nem’avait pas lâché le poignet.

– Voulez-vous me laisser reposer un peu ? lui dis-je.– Volontiers, mon garçon.Et, pour la première fois, il desserra la main.Mais, en même temps, je vis son regard se diriger vers

Capi, et faire un signe que celui-ci comprit.Aussitôt, comme un chien de berger, Capi abandonna

la tête de la troupe et vint se placer derrière moi.Cette manœuvre acheva de me faire comprendre ce

que le signe m’avait déjà indiqué : Capi était mon

Page 55: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gardien ; si je faisais un mouvement pour me sauver, ildevait me sauter aux jambes.

J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, et Capi mesuivit de près.

Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeux obscurcispar les larmes la maison de mère Barberin.

Au-dessous de nous descendait le vallon que nousvenions de remonter, coupé de prés et de bois, puis toutau bas se dressait isolée la maison maternelle, celle oùj’avais été élevé.

Elle était d’autant plus facile à trouver au milieu desarbres, qu’en ce moment même une petite colonne defumée jaune sortait de sa cheminée, et, montant droitdans l’air tranquille, s’élevait jusqu’à nous.

Soit illusion du souvenir, soit réalité, cette fuméem’apportait l’odeur des feuilles de chêne qui avaient séchéautour des branches des bourrées avec lesquelles nousavions fait du feu pendant tout l’hiver : il me sembla quej’étais encore au coin du foyer, sur mon petit banc, lespieds dans les cendres quand le vent s’engouffrant dans lacheminée nous rabattait la fumée au visage.

Malgré la distance et la hauteur à laquelle nous noustrouvions, les choses avaient conservé leurs formes netteset distinctes, diminuées, rapetissées seulement.

Sur le fumier, notre poule, la dernière qui restât, allaitde çà de là, mais elle n’avait plus sa grosseur ordinaire, etsi je ne l’avais pas bien connue je l’aurais prise pour unpetit pigeon. Au bout de la maison je voyais le poirier au

Page 56: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tronc crochu que pendant si longtemps j’avais transforméen cheval. Puis à côté du ruisseau qui traçait une ligneblanche dans l’herbe verte, je devinais le canal dedérivation que j’avais eu tant de peine à creuser pour qu’ilallât mettre en mouvement une roue de moulin, fabriquéede mes mains ; laquelle roue, hélas ! n’avais jamais putourner malgré tout le travail qu’elle m’avait coûté.

Tout était là à sa place ordinaire, et ma brouette, et macharrue faite d’une branche torse, et la niche dans laquellej’élevais des lapins quand nous avions des lapins, et monjardin, mon cher jardin.

Qui les verrait fleurir, mes pauvres fleurs ? Qui lesarrangerait, mes topinambours ? Barberin sans doute, leméchant Barberin.

Encore un pas sur la route et à jamais tout celadisparaissait.

Tout à coup dans le chemin qui du village monte à lamaison, j’aperçus au loin une coiffe blanche. Elle disparutderrière un groupe d’arbres ; puis elle reparut bientôt.

La distance était telle que je ne distinguais que lablancheur de la coiffe, qui comme un papillon printanieraux couleurs pâles, voltigeait entre les branches.

Mais il y a des moments où le cœur voit mieux et plusloin que les yeux les plus perçants : je reconnus mèreBarberin ; c’était elle ; j’en étais certain ; je sentais quec’était elle.

– Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous enroute ?

Page 57: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Oh ! monsieur, je vous en prie.– C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pas de

jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela ne nous prometpas de bonnes journées.

Mais je ne répondis pas, je regardais.C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’était son

jupon bleu, c’était elle.Elle marchait à grands pas, comme si elle avait hâte de

rentrer à la maison.Arrivée devant notre barrière, elle la poussa et entra

dans la cour qu’elle traversa rapidement.Aussitôt je me levai debout sur le parapet, sans penser

à Capi qui sauta près de moi.Mère Barberin ne resta pas longtemps dans la maison.

Elle ressortit et se mit à courir de çà de là, dans la cour,les bras étendus.

Elle me cherchait.Je me penchai en avant, et de toutes mes forces, je me

mis à crier :– Maman ! maman !Mais ma voix ne pouvait ni descendre, ni dominer le

murmure du ruisseau, elle se perdit dans l’air.– Qu’as-tu donc, demanda Vitalis, deviens-tu fou ?Sans répondre, je restai les yeux attachés sur mère

Barberin ; mais elle ne me savait pas si près d’elle et ellene pensa pas à lever la tête.

Page 58: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Elle avait traversé la cour, et revenue sur le chemin,elle regardait de tous côtés.

Je criai plus fort, mais comme la première fois,inutilement.

Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, monta aussi sur leparapet.

Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoir la coiffeblanche.

– Pauvre petit, dit-il à demi-voix.– Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragé par ces

mots de compassion, laissez-moi retourner.Mais il me prit par le poignet et me fit descendre sur la

route.– Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mon garçon.Je voulus me dégager, mais il me tenait solidement.– Capi, dit-il, Zerbino !Et les deux chiens m’entourèrent : Capi derrière,

Zerbino devant.Il fallut suivre Vitalis.Au bout de quelques pas, je tournai la tête.Nous avions dépassé la crête de la montagne, et je ne

vis plus ni notre vallée, ni notre maison ; tout au loinseulement des collines bleuâtres semblaient remonterjusqu’au ciel : mes yeux se perdirent dans des espacessans bornes.

Page 59: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

V

En route.

Pour acheter les enfants quarante francs, il n’en

résulte pas nécessairement qu’on est un ogre et qu’on faitprovision de chair fraîche afin de la manger.

Vitalis ne voulait pas me manger, et, par une exceptionrare chez les acheteurs d’enfants, ce n’était pas unméchant homme.

J’en eus bientôt la preuve.C’était sur la crête même de la montagne qui sépare le

bassin de la Loire de celui de la Dordogne qu’il m’avaitrepris le poignet, et, presque aussitôt nous avionscommencé à descendre sur le versant exposé au Midi.

Après avoir marché environ un quart d’heure, ilm’abandonna le bras.

– Maintenant, dit-il, chemine doucement près de moi ;mais n’oublie pas que, si tu voulais te sauver, Capi etZerbino t’auraient bien vite rejoint ; ils ont les dentspointues.

Page 60: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Me sauver, je sentais que c’était maintenantimpossible et que par suite il était inutile de le tenter.

Je poussai un soupir.– Tu as le cœur gros, continua Vitalis, je comprends

cela et ne t’en veux pas. Tu peux pleurer librement si tuen as envie. Seulement tâche de sentir que ce n’est paspour ton malheur que je t’emmène. Que serais-tudevenu ? Tu aurais été très-probablement à l’hospice. Lesgens qui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Tamaman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tu l’aimes,tu es désolé de la quitter, tout cela c’est bien ; mais faisréflexion qu’elle n’aurait pas pu te garder malgré sonmari. Ce mari, de son côté, n’est peut-être pas aussi durque tu crois. Il n’a pas de quoi vivre ; il est estropié ; il nepeut plus travailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laissermourir de faim pour te nourrir. Comprends aujourd’hui,mon garçon, que la vie est trop souvent une bataille danslaquelle on ne fait pas ce qu’on veut.

Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse, ou toutau moins d’expérience. Mais il y avait un fait qui en cemoment, criait plus fort que toutes les paroles, – laséparation.

Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, qui m’avaitcaressé, celle que j’aimais, – ma mère.

Et cette pensée me serrait à la gorge, m’étouffait.Cependant je marchais près de Vitalis, cherchant à me

répéter ce qu’il venait de me dire.Sans doute, tout cela était vrai ; Barberin n’était pas

Page 61: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mon père, et il n’y avait pas de raisons qui l’obligeassent àsouffrir la misère pour moi : il avait bien voulu merecueillir et m’élever ; si maintenant il me renvoyait,c’était parce qu’il ne pouvait plus me garder. Ce n’étaitpas de la présente journée que je devais me souvenir enpensant à lui, mais des années passées dans sa maison.

– Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétait de tempsen temps Vitalis, tu ne seras pas trop malheureux avecmoi.

Après avoir descendu une pente assez rapide, nousétions arrivés sur une vaste lande qui s’étendait plate etmonotone à perte de vue. Pas de maisons, pas d’arbres.Un plateau couvert de bruyères rousses, avec çà et là desgrandes nappes de genêts rabougris qui ondoyaient sousle souffle du vent.

– Tu vois, me dit Vitalis étendant la main sur la lande,qu’il serait inutile de chercher à te sauver, tu serais toutde suite repris par Capi et Zerbino.

Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où aller d’ailleurs ?Chez qui ?

Après tout, ce grand vieillard à barbe blanche n’étaitpeut-être pas aussi terrible que je l’avais cru d’abord ; ets’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maîtreimpitoyable.

Longtemps nous cheminâmes au milieu de tristessolitudes, ne quittant les landes que pour trouver deschamps de brandes, et n’apercevant tout autour de nous,aussi loin que le regard s’étendait, que quelques collines

Page 62: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

arrondies aux sommets stériles.Je m’étais fait une tout autre idée des voyages, et

quand parfois dans mes rêveries enfantines j’avais quittémon village, ç’avait été pour de belles contrées qui neressemblaient en rien à celle que la réalité me montrait.

C’était la première fois que je faisais une pareillemarche d’une seule traite et sans me reposer.

Mon maître s’avançait d’un grand pas régulier, portantJoli Cœur sur son épaule ou sur son sac, et autour de luiles chiens trottinaient sans s’écarter.

De temps en temps Vitalis leur disait un mot d’amitié,tantôt en français, tantôt dans une langue que je neconnaissais pas.

Ni lui, ni eux ne paraissaient penser à la fatigue. Mais iln’en était pas de même pour moi. J’étais épuisé. Lalassitude physique s’ajoutant au trouble moral, m’avaitmis à bout de forces.

Je traînais les jambes et j’avais la plus grande peine àsuivre mon maître. Cependant je n’osais pas demander àm’arrêter.

– Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ; à Usselje t’achèterai des souliers.

Ce mot me rendit le courage.En effet, des souliers avaient toujours été ce que j’avais

le plus ardemment désiré. Le fils du maire et aussi le filsde l’aubergiste avaient des souliers, de sorte que ledimanche, quand ils arrivaient à la messe, ils glissaient sur

Page 63: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les dalles sonores, tandis que nous autres paysans, avecnos sabots, nous faisions un tapage assourdissant.

– Ussel, c’est encore loin ?– Voilà un cri du cœur, dit Vitalis en riant ; tu as donc

bien envie d’avoir des souliers, mon garçon ? Eh bien ! jet’en promets avec des clous dessous. Et je te prometsaussi une culotte de velours, une veste et un chapeau.Cela va sécher tes larmes, j’espère, et te donner desjambes pour faire les six lieues qui nous restent.

Des souliers avec des clous dessous ! Je fus ébloui.C’était déjà une chose prodigieuse pour moi que cessouliers, mais quand j’entendis parler de clous, j’oubliaimon chagrin.

Non, bien certainement, mon maître n’était pas unméchant homme.

Est-ce qu’un méchant se serait aperçu que mes sabotsme fatiguaient ?

Des souliers, des souliers à clous ! une culotte develours ! une veste ! un chapeau !

Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elle seraitcontente, comme elle serait fière de moi !

Quel malheur qu’Ussel fut encore si loin !Malgré les souliers et la culotte de velours qui étaient

au bout des six lieues qui nous restaient à faire, il mesembla que je ne pourrais pas marcher si loin.

Heureusement le temps vint à mon aide.Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ, s’emplit

Page 64: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

peu à peu de nuages gris, et bientôt il se mit à tomber unepluie fine qui ne cessa plus.

Avec sa peau de mouton, Vitalis était assez bienprotégé, et il pouvait abriter Joli-Cœur qui, à la premièregoutte de pluie, était promptement rentré dans sacachette. Mais les chiens et moi, qui n’avions rien pournous couvrir, nous n’avions pas tardé à être mouillésjusqu’à la peau ; encore les chiens pouvaient-ils de tempsen temps se secouer, tandis que ce moyen naturel n’étantpas fait pour moi, je devais marcher sous un poids quim’écrasait et me glaçait.

– T’enrhumes-tu facilement ? me demanda monmaître.

– Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoir été jamaisenrhumé.

– Bien cela, bien ; décidément il y a du bon en toi. Maisje ne veux pas t’exposer inutilement, nous n’irons pasplus loin aujourd’hui. Voilà un village là-bas, nous ycoucherons.

Mais il n’y avait pas d’auberge dans ce village, etpersonne ne voulut recevoir une sorte de mendiant quitraînait avec lui un enfant et trois chiens aussi crottés lesuns que les autres.

– On ne loge pas ici, nous disait-on.Et l’on nous fermait la porte au nez. Nous allions d’une

maison à l’autre, sans qu’aucune s’ouvrît.Faudrait-il donc faire encore, et sans repos, les quatre

lieues qui nous séparaient d’Ussel ? La nuit arrivait, la

Page 65: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lieues qui nous séparaient d’Ussel ? La nuit arrivait, lapluie nous glaçait, et pour moi je sentais mes jambesraides comme des barres de bois.

Ah ! la maison de mère Barberin !Enfin un paysan plus charitable que ses voisins, voulut

bien nous ouvrir la porte d’une grange. Mais avant denous laisser entrer il nous imposa la condition de ne pasavoir de lumière.

– Donnez-moi vos allumettes, dit-il à Vitalis, je vousles rendrai demain, quand vous partirez.

Au moins nous avions un toit pour nous abriter et lapluie ne nous tombait plus sur le corps.

Vitalis était un homme de précaution qui ne se mettaitpas en route sans provisions. Dans le sac de soldat qu’ilportait sur ses épaules se trouvait une grosse miche depain qu’il partagea en quatre morceaux.

Alors je vis pour la première fois comment ilmaintenait l’obéissance et la discipline dans sa troupe.

Pendant que nous errions de porte en porte, cherchantnotre gîte, Zerbino était entré dans une maison, et il enétait ressorti aussitôt rapidement, portant une croûtedans sa gueule. Vitalis n’avait dit qu’un mot :

– À ce soir, Zerbino.Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, au moment où

notre maître coupait la miche, Zerbino prendre une minebasse.

Nous étions assis sur deux bottes de fougère, Vitalis etmoi, à côté l’un de l’autre, Joli-Cœur entre nous deux ; les

Page 66: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

trois chiens étaient alignés devant nous, Capi et Dolce lesyeux attachés sur ceux de leur maître, Zerbino le nezincliné en avant, les oreilles rasées.

– Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalis d’une voixde commandement, et qu’il aille dans un coin ; il secouchera sans souper.

Aussitôt Zerbino quitta sa place et marchant enrampant, il alla se cacher dans le coin que la main de sonmaître lui avait indiqué ; il se fourra tout entier sous unamas de fougère, et nous ne le vîmes plus, mais nousl’entendions souffler plaintivement avec des petits crisétouffés.

Cette exécution accomplie, Vitalis me tendit mon pain,et tout en mangeant le sien, il partagea par petitesbouchées entre Joli-Cœur, Capi et Dolce les morceaux quileur étaient destinés.

Pendant les derniers mois que j’avais vécu auprès demère Barberin, je n’avais certes pas été gâté ; cependantle changement me parut rude.

Ah ! comme la soupe chaude que mère Barberin nousfaisait tous les soirs, m’eût paru bonne, même sansbeurre !

Comme le coin du feu m’eût été agréable ; comme jeme serais glissé avec bonheur dans mes draps, enremontant les couvertures jusqu’à mon nez !

Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni de draps, nide couverture, et nous devions nous trouver encore bienheureux d’avoir un lit de fougère.

Page 67: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Brisé par la fatigue, les pieds écorchés par mes sabots,je tremblais de froid dans mes vêtements mouillés.

La nuit était venue tout à fait, mais je ne pensais pas àdormir.

– Tes dents claquent, dit Vitalis ; tu as froid ?– Un peu.Je l’entendis ouvrir son sac.– Je n’ai pas une garde-robe bien montée, dit-il, mais

voici une chemise sèche et un gilet dans lesquels tupourras t’envelopper après avoir défait tes vêtementsmouillés ; puis tu t’enfonceras sous la fougère, tu netarderas pas à te réchauffer et à t’endormir.

Cependant, je ne me réchauffai pas aussi vite queVitalis le croyait ; longtemps je me tournai et meretournai sur mon lit de fougère, trop endolori, tropmalheureux pour pouvoir m’endormir.

Est-ce qu’il en serait maintenant tous les jours ainsi ?marcher sans repos sous la pluie, coucher dans unegrange, trembler de froid, n’avoir pour souper qu’unmorceau de pain sec, personne pour me plaindre,personne à aimer, plus de mère Barberin ?

Comme je réfléchissais tristement, le cœur gros et lesyeux pleins de larmes, je sentis un souffle tiède me passersur le visage.

J’étendis la main en avant et je rencontrai le poillaineux de Capi.

Il s’était doucement approché de moi, s’avançant avec

Page 68: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

précaution sur la fougère, et il me sentait ; il reniflaitdoucement ; son haleine me courait sur la figure et dansles cheveux.

Que voulait-il ?Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de moi, et

délicatement il se mit à me lécher la main.Tout ému de cette caresse, je me soulevai à demi et

l’embrassai sur son nez froid.Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, il mit sa

patte dans ma main et ne bougea plus.Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorge contractée

se desserra ; je respirai ; je n’étais plus seul : j’avais unami.

Page 69: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VI

Mes débuts.

Le lendemain nous nous mîmes en route de bonne

heure.Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au vent sec qui

avait soufflé pendant la nuit, peu de boue. Les oiseauxchantaient joyeusement dans les buissons du chemin etles chiens gambadaient autour de nous. De temps entemps, Capi se dressait sur ses pattes de derrière et il melançait au visage deux ou trois aboiements dont jecomprenais très-bien la signification.

– Du courage, du courage ! disaient-ils.Car c’était un chien fort intelligent, qui savait tout

comprendre et toujours se faire comprendre. Biensouvent j’ai entendu dire qu’il ne lui manquait que laparole. Mais je n’ai jamais pensé ainsi. Dans sa queueseule il y avait plus d’esprit et d’éloquence que dans lalangue ou dans les yeux de bien des gens. En tout cas laparole n’a jamais été utile entre lui et moi ; du premierjour nous nous sommes tout de suite compris.

Page 70: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

N’étant jamais sorti de mon village, j’étais curieux devoir une ville.

Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouit point. Sesvieilles maisons à tourelles, qui font sans doute le bonheurdes archéologues, me laissèrent tout à fait indifférent.

Il est vrai de dire que dans ces maisons ce que jecherchais ce n’était point le pittoresque.

Une idée emplissait ma tête et obscurcissait mes yeux,ou tout au moins ne leur permettait de voir qu’une seulechose : une boutique de cordonnier.

Mes souliers, les souliers promis par Vitalis, l’heureétait venue de les chausser.

Où était la bienheureuse boutique qui allait me lesfournir ?

C’était cette boutique que je cherchais : le reste,tourelles, ogives, colonnes n’avait aucun intérêt pour moi.

Aussi le seul souvenir qui me reste d’Ussel est-il celuid’une boutique sombre et enfumée située auprès deshalles. Il y avait en étalage devant sa devanture des vieuxfusils, un habit galonné sur les coutures avec desépaulettes en argent, beaucoup de lampes, et dans descorbeilles de la ferraille, surtout des cadenas et des clefsrouillées.

Il fallait descendre trois marches pour entrer, et alorson se trouvait dans une grande salle, où la lumière dusoleil n’avait assurément jamais pénétré depuis que le toitavait été posé sur la maison.

Page 71: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Comment une aussi belle chose que des soulierspouvait-elle se vendre dans un endroit aussi affreux !

Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait en venant danscette boutique, et bientôt j’eus le bonheur de chaussermes pieds dans des souliers ferrés qui pesaient bien dixfois le poids de mes sabots.

La générosité de mon maître ne s’arrêta pas là ; aprèsles souliers, il m’acheta une veste de velours bleu, unpantalon de laine et un chapeau de feutre ; enfin tout cequ’il m’avait promis.

Du velours pour moi, qui n’avais jamais porté que de latoile ; des souliers ; un chapeau quand je n’avais eu quemes cheveux pour coiffure ; décidément c’était le meilleurhomme du monde, le plus généreux et le plus riche.

Il est vrai que le velours était froissé, il est vrai que lalaine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était fort difficile desavoir quelle avait été la couleur primitive du feutre, tantil avait reçu de pluie et de poussière, mais ébloui par tantde splendeurs, j’étais insensible aux imperfections qui secachaient sous leur éclat.

J’avais hâte de revêtir ces beaux habits, mais avant deme les donner Vitalis leur fit subir une transformation quime jeta dans un étonnement douloureux.

En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dans son sacet coupa les deux jambes de mon pantalon à la hauteurdes genoux.

Comme je le regardais avec des yeux ébahis :– Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressembles

Page 72: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu ne ressemblespas à tout le monde. Nous sommes en France, je t’habilleen Italien ; si nous allons en Italie, ce qui est possible, jet’habillerai en Français.

Cette explication ne faisant pas cesser monétonnement, il continua :

– Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-ce pas ? descomédiens qui par leur seul aspect doivent provoquer lacuriosité. Crois-tu que si nous allions tantôt sur la placepublique habillés comme des bourgeois ou des paysans,nous forcerions les gens à nous regarder et à s’arrêterautour de nous ? Non, n’est-ce pas ? Apprends donc quedans la vie le paraître est quelque-fois indispensable ; celaest fâcheux, mais nous n’y pouvons rien.

Voilà comment de Français que j’étais le matin, jedevins Italien avant le soir.

Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalis attacha mesbas avec des cordons rouges croisés tout le long de lajambe ; sur mon feutre il croisa aussi d’autres rubans, et ill’orna d’un bouquet de fleurs en laine.

Je ne sais pas ce que d’autres auraient pu penser demoi, mais pour être sincère je dois déclarer que je metrouvai superbe ; et cela devait être, car mon ami Capi,après m’avoir longuement contemplé, me tendit la patted’un air satisfait.

L’approbation que Capi donnait à ma transformationme fut d’autant plus agréable que pendant que j’endossaismes nouveaux vêtements, Joli-Cœur s’était campédevant moi, et avait imité mes mouvements en les

Page 73: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

exagérant. Ma toilette terminée, il s’était posé les mainssur les hanches et renversant sa tête en arrière il s’étaitmis à rire en poussant des petits cris moqueurs.

J’ai entendu dire que c’était une question scientifiqueintéressante de savoir si les singes riaient. Je pense queceux qui se sont posé cette question sont des savants enchambre, qui n’ont jamais pris la peine d’étudier lessinges. Pour moi qui pendant longtemps ai vécu dansl’intimité de Joli-Cœur, je puis affirmer qu’il riait etsouvent même d’une façon qui me mortifiait. Sans douteson rire n’était pas exactement semblable à celui del’homme, Mais enfin lorsqu’un sentiment quelconqueprovoquait sa gaieté, on voyait les coins de sa bouche setirer en arrière, ses paupières se plissaient, ses mâchoiresremuaient rapidement, et ses yeux noirs semblaientlancer des flammes comme des petits charbons surlesquels on aurait soufflé.

Au reste, je fus bientôt à même d’observer en lui cessignes caractéristiques du rire dans des conditions assezpénibles pour mon amour-propre.

– Maintenant que voilà ta toilette terminée, me ditVitalis quand je me fus coiffé de mon chapeau, nous allonsnous mettre au travail, afin de donner demain, jour demarché, une grande représentation dans laquelle tudébuteras.

Je demandai ce que c’était que débuter, et Vitalism’expliqua que c’était paraître pour la première foisdevant le public en jouant la comédie.

– Nous donnerons demain notre première

Page 74: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

représentation, dit-il, et tu y figureras. Il faut donc que jete fasse répéter le rôle que je te destine.

Mes yeux étonnés lui dirent que je ne le comprenaispas.

– J’entends par rôle ce que tu auras à faire dans cettereprésentation. Si je t’ai emmené avec moi, ce n’est pasprécisément pour te procurer le plaisir de la promenade.Je ne suis pas assez riche pour cela. C’est pour que tutravailles. Et ton travail consistera à jouer la comédie avecmes chiens et Joli-Cœur.

– Mais je ne sais pas jouer la comédie ! m’écriai-jeeffrayé.

– C’est justement pour cela que je dois te l’apprendre.Tu penses bien que ce n’est pas naturellement que Capimarche si gracieusement sur ses deux pattes de derrière,pas plus que ce n’est pour son plaisir que Dolce danse à lacorde. Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, etDolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ont même dûtravailler beaucoup et longtemps pour acquérir cestalents, ainsi que ceux qui les rendent d’habilescomédiens. Eh bien ! toi aussi, tu dois travailler pourapprendre les différents rôles que tu joueras avec eux.Mettons-nous donc à l’ouvrage.

J’avais à cette époque des idées tout à fait primitivessur le travail. Je croyais que pour travailler il fallaitbêcher la terre, ou fendre un arbre, ou tailler la pierre, etn’imaginais point autre chose.

– La pièce que nous allons représenter, continua

Page 75: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vitalis, a pour titre le Domestique de M. Joli-Cœur ou lePlus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Voici lesujet : M. Joli-Cœur a eu jusqu’à ce jour un domestiquedont il est très-content, c’est Capi. Mais Capi devientvieux ; et, d’un autre côté, M. Joli-Cœur veut un nouveaudomestique. Capi se charge de lui en procurer un. Mais cene sera pas un chien qu’il se donnera pour successeur, cesera un jeune garçon, un paysan nommé Rémi.

– Comme moi ?– Non, comme toi ; mais toi-même. Tu arrives de ton

village pour entrer au service de Joli-Cœur.– Les singes n’ont pas de domestiques.– Dans les comédies ils en ont. Tu arrives donc, et M.

Joli-Cœur trouve que tu as l’air d’un imbécile.– Ce n’est pas amusant, cela.– Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pour rire ?

D’ailleurs, figure-toi que tu arrives véritablement chez unmonsieur pour être domestique et qu’on te dit, parexemple, de mettre la table. Précisément en voici une quidoit servir dans notre représentation. Avance et disposele couvert.

Sur cette table, il y avait des assiettes, un verre, uncouteau, une fourchette et du linge blanc.

Comment devait-on arranger tout cela ?Comme je me posais ces questions, et restais les bras

tendus, penché en avant, la bouche ouverte, ne sachantpar où commencer, mon maître battit des mains en riant

Page 76: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

aux éclats.– Bravo, dit-il, bravo, c’est parfait. Ton jeu de

physionomie est excellent. Le garçon que j’avais avant toiprenait une mine futée et son air disait clairement :« Vous allez voir comme je fais bien la bête » ; tu ne disrien, toi, tu es, ta naïveté est admirable.

– Je ne sais pas ce que je dois faire.– Et c’est par là précisément que tu es excellent.

Demain, dans quelques jours tu sauras à merveille ce quetu devras faire. C’est alors qu’il faudra te rappelerl’embarras que tu éprouves présentement, et feindre ceque tu ne sentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu dephysionomie et cette attitude, je te prédis le plus beausuccès. Qu’est ton personnage dans ma comédie ? celuid’un jeune paysan qui n’a rien vu et qui ne sait rien ; ilarrive chez un singe et il se trouve plus ignorant et plusmaladroit que ce singe ; de là mon sous-titre : « le plusbête des deux n’est pas celui qu’on pense » ; plus bête queJoli-Cœur, voilà ton rôle ; pour le jouer dans la perfection,tu n’aurais qu’à rester ce que tu es en ce moment, maiscomme cela est impossible, tu devras te rappeler ce quetu as été et devenir artistiquement ce que tu ne seras plusnaturellement.

Le Domestique de M. Joli-Cœur n’était pas une grandecomédie, et sa représentation ne prenait pas plus de vingtminutes. Mais notre répétition dura près de trois heures ;Vitalis nous faisant recommencer deux fois, quatre fois,dix fois la même chose, aux chiens comme à moi.

Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties de

Page 77: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ceux-ci, en effet, avaient oublié certaines parties deleur rôle, et il fallait les leur apprendre de nouveau.

Je fus alors bien surpris de voir la patience et ladouceur de notre maître. Ce n’était point ainsi qu’ontraitait les bêtes dans mon village, où les jurons et lescoups étaient les seuls procédés d’éducation qu’onemployât à leur égard.

Pour lui, tant que se prolongea cette longue répétition,il ne se fâcha pas une seule fois ; pas une seule fois il nejura.

– Allons, recommençons, disait-il sévèrement, quandce qu’il avait demandé n’était pas réussi ; c’est mal, Capi ;vous ne faites pas attention, Joli-Cœur, vous serezgrondé.

Et c’était tout ; mais cependant c’était assez.– Eh bien, me dit-il, quand la répétition fut terminée,

crois-tu que tu t’habitueras à jouer la comédie ?– Je ne sais pas.– Cela t’ennuie-t-il ?– Non, cela m’amuse.– Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence, et ce qui

est plus précieux encore peut-être, de l’attention ; avecde l’attention et de la docilité, on arrive à tout. Vois meschiens et compare-les à Joli-Cœur. Joli-Cœur a peut-êtreplus de vivacité et d’intelligence, mais il n’a pas de docilité.Il apprend facilement ce qu’on lui enseigne, mais il l’oublieaussitôt. D’ailleurs ce n’est jamais avec plaisir qu’il fait cequ’on lui demande ; volontiers il se révolterait, et toujours

Page 78: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

il est contrariant. Cela tient à sa nature, et voilà pourquoije ne me fâche pas contre lui : le singe n’a pas, comme lechien, la conscience du devoir, et par là il lui est très-inférieur. Comprends-tu cela ?

– Il me semble.– Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ; fais de

ton mieux ce que tu dois faire. Dans la vie, tout est là !Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que ce qui

m’avait le plus étonné dans cette répétition, ç’avait étél’inaltérable patience dont il avait fait preuve aussi bienavec Joli-Cœur et les chiens, qu’avec moi. Il se mit alors àsourire doucement :

– On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécu jusqu’à cejour qu’avec des paysans durs aux bêtes et qui croientqu’on doit conduire celles-ci le bâton toujours levé. C’estlà une erreur fâcheuse : on obtient peu de chose par labrutalité, tandis qu’on obtient beaucoup pour ne pas diretout par la douceur. Pour moi, c’est en ne me fâchantjamais contre mes bêtes que j’ai fait d’elles ce qu’ellessont. Si je les avais battues, elles seraient craintives, et lacrainte paralyse l’intelligence. Au reste en me laissantaller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ceque je suis, et je n’aurais pas acquis cette patience à touteépreuve qui m’a gagné ta confiance. C’est que qui instruitles autres, s’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donnéautant de leçons qu’ils en ont reçues de moi. J’aidéveloppé leur intelligence, ils m’ont formé le caractère.

Ce que j’entendais me parut si étrange, que je me misà rire.

Page 79: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas, qu’unchien puisse donner des leçons à un homme ? Etcependant rien n’est plus vrai. Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subisse l’influence de son maître.

– Oh ! bien sûr.– Alors tu vas comprendre que le maître est obligé de

veiller sur lui-même quand il entreprend l’éducation d’unchien. Ainsi suppose un moment qu’en instruisant Capi jeme sois abandonné à l’emportement et à la colère.Qu’aura fait Capi ? il aura pris l’habitude de la colère et del’emportement. C’est-à-dire qu’en se modelant sur monexemple, il se sera corrompu. Le chien est presquetoujours le miroir de son maître ; et qui voit l’un, voitl’autre. Montre-moi ton chien ; je dirai qui tu es. Lebrigand a pour chien, un gredin ; le voleur, un voleur ; lepaysan sans intelligence, un chien grossier ; l’homme poliet affable un chien aimable.

Mes camarades, les chiens et le singe, avaient sur moile grand avantage d’être habitués à paraître en public, desorte qu’ils virent arriver le lendemain sans crainte. Poureux il s’agissait de faire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois,mille fois peut-être.

Mais pour moi, je n’avais pas leur tranquille assurance.Que dirait Vitalis, si je jouais mal mon rôle ? Que diraientnos spectateurs ?

Cette préoccupation troubla mon sommeil et quand jem’endormis, je vis en rêve des gens qui se tenaient lescôtes à force de rire, tant ils se moquaient de moi.

Page 80: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque lelendemain nous quittâmes notre auberge pour nousrendre sur la place, où devait avoir lieu notrereprésentation.

Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, la poitrinecambrée, et il marquait le pas des deux bras et des piedsen jouant une valse sur un fifre en métal.

Derrière lui venait Capi, sur le dos duquel se prélassaitM. Joli-Cœur, en costume de général anglais, habit etpantalon, rouge galonné d’or, avec un chapeau à claquesurmonté d’un large plumet.

Puis, à une distance respectueuse s’avançaient sur unemême ligne Zerbino et Dolce.

Enfin je formais la queue du cortège, qui, grâce àl’espacement indiqué par notre maître, tenait unecertaine place dans la rue.

Mais ce qui mieux encore que la pompe de notre défiléprovoquait l’attention, c’étaient les sons perçants du fifrequi allaient jusqu’au fond des maisons éveiller la curiositédes habitants d’Ussel. On accourait sur les portes pournous voir passer, les rideaux de toutes les fenêtres sesoulevaient rapidement.

Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre, despaysans ébahis s’étaient joints à eux, et quand nous étionsarrivés sur la place, nous avions derrière nous et autourde nous un véritable cortège.

Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; elleconsistait en une corde attachée à quatre arbres, de

Page 81: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

manière à former un carré long, au milieu duquel nousnous plaçâmes.

La première partie de la représentation consista endifférents tours exécutés par les chiens ; mais ce quefurent ces tours, je ne saurais le dire, occupé que j’étais àme répéter mon rôle et troublé par l’inquiétude.

Tout ce que je me rappelle, c’est que Vitalis avaitabandonné son fifre et l’avait remplacé par un violon aumoyen duquel il accompagnait les exercices des chiens,tantôt avec des airs de danse, tantôt avec une musiquedouce et tendre.

La foule s’était rapidement amassée contre nos cordes,et quand je regardais autour de moi, machinalement bienplus qu’avec une intention déterminée, je voyais uneinfinité de prunelles qui, toutes fixées sur nous,semblaient projeter des rayons.

La première pièce terminée, Capi prit une sébile entreses dents, et marchant sur ses pattes de derrière,commença à faire le tour « de l’honorable société ».Lorsque les sous ne tombaient pas dans la sébile, ils’arrêtait et plaçant celle-ci dans l’intérieur du cercle horsla portée des mains, il posait ses deux pattes de devantsur le spectateur récalcitrant, poussait deux ou troisaboiements, et frappait des petits coups sur la poche qu’ilvoulait ouvrir.

Alors dans le public c’étaient des cris, des proposjoyeux et des railleries.

– Il est malin, le caniche, il connaît ceux qui ont le

Page 82: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gousset garni.– Allons, la main à la poche !– Il donnera !– Il donnera pas !– L’héritage de votre oncle vous le rendra.Et le sou était finalement arraché des profondeurs où il

se cachait.Pendant ce temps, Vitalis, sans dire un mot, mais ne

quittant pas la sébile des yeux, jouait des airs joyeux surson violon qu’il levait et qu’il baissait selon la mesure.

Bientôt Capi revint auprès de son maître, portantfièrement la sébile pleine.

C’était à Joli-Cœur et à moi à entrer en scène.– Mesdames et messieurs, dit Vitalis en gesticulant

d’une main avec son archet et de l’autre avec son violon,nous allons continuer le spectacle par une charmantecomédie intitulée : le Domestique de M. Joli-Cœur, ou Leplus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. Un hommecomme moi ne s’abaisse pas à faire d’avance l’éloge de sespièces et de ses acteurs ; je ne vous dis donc qu’unechose : écarquillez les yeux, ouvrez les oreilles et préparezvos mains pour applaudir.

Ce qu’il appelait « une charmante comédie » était enréalité une pantomime, c’est-à-dire une pièce jouée avecdes gestes et non avec des paroles. Et cela devait êtreainsi, par cette bonne raison que deux des principauxacteurs, Joli-Cœur et Capi, ne savaient pas parler, et que

Page 83: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

le troisième (qui était moi-même) aurait été parfaitementincapable de dire deux mots.

Cependant, pour rendre le jeu des comédiens plusfacilement compréhensible, Vitalis l’accompagnait dequelques paroles qui préparaient les situations de la pièceet les expliquaient.

Ce fut ainsi que jouant en sourdine un air guerrier, ilannonça l’entrée de M. Joli-Cœur, général anglais quiavait gagné ses grades et sa fortune dans les guerres desIndes. Jusqu’à ce jour, M. Joli-Cœur n’avait eu pourdomestique que le seul Capi, mais il voulait se faire servirdésormais par un homme, ses moyens lui permettant celuxe : les bêtes avaient été assez longtemps les esclavesdes hommes, il était temps que cela changeât.

En attendant que ce domestique arrivât, le généralJoli-Cœur se promenait en long et en large, et fumait soncigare. Il fallait voir comme il lançait sa fumée au nez dupublic !

Il s’impatientait, le général, et il commençait à roulerde gros yeux comme quelqu’un qui va se mettre encolère ; il se mordait les lèvres et frappait la terre du pied.

Au troisième coup de pied, je devais entrer en scène,amené par Capi.

Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’aurait rappelé.Au moment voulu, il me tendit la patte et m’introduisitauprès du général.

Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux bras d’un airdésolé. Eh quoi ! c’était là le domestique qu’on lui

Page 84: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

présentait ? Puis il vint me regarder sous le nez ettourner autour de moi en haussant les épaules.

Sa mine fut si drolatique que tout le monde éclata derire : on avait compris qu’il me prenait pour un parfaitimbécile ; et c’était aussi le sentiment des spectateurs.

La pièce était, bien entendu, bâtie pour montrer cetteimbécillité sous toutes les faces ; dans chaque scène jedevais faire quelque balourdise nouvelle, tandis que Joli-Cœur, au contraire, devait trouver une occasion pourdévelopper son intelligence et son adresse.

Après m’avoir examiné longuement, le général, pris depitié, me faisait servir à déjeuner.

– Le général croit que quand ce garçon aura mangé ilsera moins bête, disait Vitalis, nous allons voir cela.

Et je m’asseyais devant une petite table sur laquelle lecouvert était mis, une serviette posée sur mon assiette.

Que faire de cette serviette ?Capi m’indiquait que je devais m’en servir.Mais comment ?Après avoir bien cherché, je me mouchai dedans.Là-dessus le général se tordit de rire, et Capi tomba

les quatre pattes en l’air renversé par ma stupidité.Voyant que je me trompais, je contemplais de nouveau

la serviette, me demandant comment l’employer.Enfin une idée m’arriva ; je roulai la serviette et m’en

fis une cravate.

Page 85: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nouveaux rires du général, nouvelle chute de Capi.Et ainsi de suite jusqu’au moment où le général

exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assit à ma place etmangea le déjeuner qui m’était destiné.

Ah ! il savait se servir d’une serviette, le général. Avecquelle grâce il la passa dans une boutonnière de sonuniforme et l’étala sur ses genoux. Avec quelle élégance ilcassa son pain, et vida son verre !

Mais où ses belles manières produisirent un effetirrésistible, ce fut lorsque, le déjeuner terminé, ildemanda un cure-dent et le passa rapidement entre sesdents.

Alors les applaudissements éclatèrent de tous les côtéset la représentation s’acheva dans un triomphe.

Comme le singe était intelligent ! comme le domestiqueétait bête !

En revenant à notre auberge, Vitalis me fit cecompliment, et j’étais déjà si bien comédien, que je fus fierde cet éloge.

Page 86: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VII

J’apprends à lire.

C’étaient assurément des comédiens du plus grand

talent, que ceux qui composaient la troupe du signorVitalis, – je parle des chiens et du singe, – mais ce talentn’était pas très-varié.

Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatrereprésentations, on connaissait tout leur répertoire ; ils nepouvaient plus que se répéter.

De là résultait la nécessité de ne pas rester longtempsdans une même ville.

Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallut donc seremettre en route.

Où allions-nous ?Je m’étais assez enhardi avec mon maître pour me

permettre cette question.– Tu connais le pays ? me répondit-il en me regardant.– Non.

Page 87: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Alors pourquoi me demandes-tu où nous allons ?– Pour savoir.– Savoir quoi ?Je restai interloqué regardant, sans trouver un mot, la

route blanche qui s’allongeait devant nous au fond d’unvallon boisé.

– Si je te dis, continua-t-il, que nous allons à Aurillacpour nous diriger ensuite sur Bordeaux et de Bordeauxsur les Pyrénées, qu’est-ce que cela t’apprendra ?

– Mais vous, vous connaissez donc le pays ?– Je n’y suis jamais venu.– Et pourtant vous savez où nous allons ?Il me regarda encore longuement comme s’il cherchait

quelque chose en moi.– Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il.– Non.– Sais-tu ce que c’est qu’un livre ?– Oui ; on emporte les livres à la messe pour dire ses

prières quand on ne récite pas son chapelet ; j’en ai vu,des livres, et des beaux, avec des images dedans et ducuir tout autour.

– Bon ; alors tu comprends qu’on peut mettre desprières dans un livre ?

– Oui.– On peut y mettre autre chose encore. Quand tu

Page 88: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

récites ton chapelet, tu récites des mots que ta mère t’amis dans l’oreille, et qui de ton oreille ont été s’entasserdans ton esprit pour revenir ensuite sur ta langue quandtu les appelles. Eh bien, ceux qui disent leurs prières avecdes livres ne tirent point les mots dont se composent cesprières de leur mémoire ; mais ils les prennent avec leursyeux dans les livres où ils ont été mis, c’est-à-dire qu’ilslisent.

– J’ai vu lire, dis-je avec un ton glorieux comme unepersonne qui n’est point une bête, et qui sait parfaitementce dont on lui parle.

– Ce qu’on fait pour les prières, on le fait pour tout.Dans un livre que je vais te montrer quand nous nousreposerons, nous trouverons les noms et l’histoire despays que nous traversons. Des hommes qui ont habité ouparcouru ces pays, ont mis dans mon livre ce qu’ilsavaient vu ou appris ; si bien que je n’ai qu’à ouvrir celivre et à le lire pour connaître ces pays, je les vois commesi je les regardais avec mes propres yeux ; j’apprends leurhistoire comme si on me la racontait.

J’avais été élevé comme un véritable sauvage qui n’aaucune idée de la vie civilisée. Ces paroles furent pour moiune sorte de révélation, confuse d’abord, mais qui peu àpeu s’éclaircit.

Il est vrai cependant qu’on m’avait envoyé à l’école.Mais ce n’avait été que pour un mois. Et pendant ce moison ne m’avait pas mis un livre entre les mains, on nem’avait parlé ni de lecture, ni d’écriture, on ne m’avaitdonné aucune leçon de quelque genre que ce fût.

Page 89: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il ne faut pas conclure de ce qui se passe actuellementdans les écoles, que ce que je dis là est impossible. Àl’époque dont je parle, il y avait un grand nombre decommunes en France qui n’avaient pas d’écoles, et parmicelles qui existaient, il s’en trouvait qui étaient dirigéespar des maîtres qui, pour une raison ou pour une autre,parce qu’ils ne savaient rien, ou bien parce qu’ils avaientautre chose à faire, ne donnaient aucun enseignement auxenfants qu’on leur confiait.

C’était là le cas du maître d’école de notre village.Savait-il quelque chose ? c’est possible ; et je ne veux pasporter contre lui une accusation d’ignorance. Mais lavérité est que pendant le temps que je restai chez lui, il nenous donna pas la plus petite leçon, ni à mes camarades,ni à moi ; il avait autre chose à faire, étant de sonvéritable métier, sabotier. C’était à ses sabots qu’iltravaillait, et du matin au soir, on le voyait faire volerautour de lui les copeaux de hêtre et de noyer. Jamais ilne nous adressait la parole si ce n’est pour nous parler denos parents, ou bien du froid, ou bien de la pluie ; mais delecture, de calcul, jamais un mot. Pour cela il s’enremettait à sa fille, qui était chargée de le remplacer et denous faire la classe. Mais comme celle-ci de son véritablemétier était couturière, elle faisait comme son père, ettandis qu’il manœuvrait sa plane ou sa cuiller elle poussaitvivement son aiguille.

Il fallait bien vivre, et comme nous étions douze élèvespayant chacun cinquante centimes par mois, ce n’était passix francs qui pouvaient nourrir deux personnes pendanttrente jours : les sabots et la couture complétaient ce que

Page 90: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

trente jours : les sabots et la couture complétaient ce quel’école ne pouvait pas fournir.

Je n’avais donc absolument rien appris à l’école, pasmême mes lettres.

– C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalis, aprèsavoir marché assez longtemps en réfléchissant.

– C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure, et plusdifficile encore pour ceux qui ont mauvaise volonté. As-tula tête dure ?

– Je ne sais pas ; mais il me semble que si vous vouliezm’apprendre à lire, je n’aurais pas mauvaise volonté.

– Eh bien, nous verrons ; nous avons du temps devantnous.

Du temps devant nous ! Pourquoi ne pas commenceraussitôt ? Je ne savais pas combien il est difficiled’apprendre à lire et je m’imaginais que tout de suitej’allais ouvrir un livre et voir ce qu’il y avait dedans.

Le lendemain, comme nous cheminions, je vis monmaître se baisser et ramasser sur la route un bout deplanche à moitié recouvert par la poussière.

– Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre à lire, medit-il.

Un livre, cette planche ! Je le regardai pour voir s’il nese moquait pas de moi. Puis comme je le trouvai sérieux,je regardai attentivement sa trouvaille.

C’était bien une planche, rien qu’une planche de boisde hêtre, longue comme le bras, large comme les deuxmains, bien polie ; il ne se trouvait dessus aucune

Page 91: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

inscription, aucun dessin.Comment lire sur cette planche, et quoi lire ?– Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant.– Vous voulez vous moquer de moi ?– Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoir du bon

pour réformer un caractère vicieux, mais lorsqu’elles’adresse à l’ignorance, elle est une marque de sottisechez celui qui l’emploie. Attends que nous soyons arrivésà ce bouquet d’arbres qui est là-bas ; nous nous yreposerons, et tu verras comment je peux t’enseigner lalecture avec ce morceau de bois.

Nous arrivâmes rapidement à ce bouquet d’arbres etnos sacs mis à terre, nous nous assîmes sur le gazon quicommençait à reverdir et dans lequel des pâquerettes semontraient çà et là. Joli-Cœur, débarrassé de sa chaîne,s’élança sur un des arbres en secouant les branches lesunes après les autres, comme pour en faire tomber desnoix, tandis que les chiens, plus tranquilles et surtout plusfatigués, se couchaient en rond autour de nous.

Alors Vitalis tirant son couteau de sa poche, essaya dedétacher de la planche une petite lame de bois aussi minceque possible. Ayant réussi, il polit cette lame sur ses deuxfaces, dans toute sa longueur, puis cela fait, il la coupa enpetits carrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine depetits morceaux plats d’égale grandeur.

Je ne le quittais pas des yeux, mais j’avoue que malgréma tension d’esprit je ne comprenais pas du toutcomment avec ces petits morceaux de bois il voulait faire

Page 92: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

un livre ; car enfin, si ignorant que je fusse, je savais qu’unlivre se composait d’un certain nombre de feuilles depapier sur lesquelles étaient tracés des signes noirs. Oùétaient les feuilles de papier ? Où étaient les signes noirs ?

– Sur chacun de ces petits morceaux de bois, me dit-il,je creuserai demain, avec la pointe de mon couteau, unelettre de l’alphabet. Tu apprendras ainsi la forme deslettres et quand tu les sauras bien sans te tromper, demanière à les reconnaître rapidement à première vue, tules réuniras les unes au bout des autres de manière àformer des mots. Quand tu pourras ainsi former les motsque je te dirai, tu seras en état de lire dans un livre.

Bientôt j’eus mes poches pleines d’une collection depetits morceaux de bois, et je ne tardai pas à connaître leslettres de l’alphabet, mais pour savoir lire ce fut une autreaffaire, les choses n’allèrent pas si vite, et il arriva mêmeun moment où je regrettai d’avoir voulu apprendre à lire.

Je dois dire cependant, pour être juste envers moi-même, que ce ne fut pas la paresse qui m’inspira ceregret, ce fut l’amour-propre.

En m’apprenant les lettres de l’alphabet, Vitalis avaitpensé qu’il pourrait les apprendre en même temps àCapi ; puisque le chien avait bien su se mettre les chiffresdes heures dans la tête, pourquoi ne s’y mettrait-il pas leslettres ?

Et nous avions pris nos leçons en commun ; j’étaisdevenu le camarade de classe de Capi, ou le chien étaitdevenu le mien, comme on voudra.

Page 93: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Bien entendu Capi ne devait pas appeler les lettresqu’il voyait, puisqu’il n’avait pas la parole, mais lorsquenos morceaux de bois étaient étalés sur l’herbe, il devaitavec sa patte tirer les lettres que notre maître nommait.

Tout d’abord j’avais fait des progrès plus rapides quelui ; mais si j’avais l’intelligence plus prompte, il avait parcontre la mémoire plus sûre : une chose bien apprise étaitpour lui une chose sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus ;et comme il n’avait pas de distractions, il n’hésitait, ou nese trompait jamais.

Alors quand je me trouvais en faute, notre maître nemanquait jamais de dire :

– Capi saura lire avant Rémi.Et le chien, comprenant sans doute, remuait la queue

d’un air de triomphe.– Plus bête qu’une bête, c’est bon dans la comédie,

disait encore Vitalis, mais dans la réalité c’est honteux.Cela me piqua si bien, que je m’appliquai de tout cœur,

et tandis que le pauvre chien en restait à écrire son nom,en triant les quatre lettres qui le composent parmi toutesles lettres de l’alphabet, j’arrivai enfin à lire dans un livre.

– Maintenant que tu sais lire l’écriture, me dit Vitalis,veux-tu apprendre à lire la musique ?

– Est-ce que quand je saurai lire la musique, je pourraichanter comme vous ?

– Tu voudrais donc chanter comme moi ?– Oh ! pas comme vous, je sais bien que cela n’est pas

Page 94: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

possible, mais enfin chanter.– Tu as du plaisir à m’entendre chanter !– Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ; le

rossignol chante bien, mais il me semble que vous chantezbien mieux encore : et puis ce n’est pas du tout la mêmechose ; quand vous chantez, vous faites de moi ce quevous voulez, j’ai envie de pleurer ou bien j’ai envie de rire,et puis je vais vous dire une chose qui va peut-être vousparaître bête : quand vous chantez un air doux ou triste,cela me ramène auprès de mère Barberin, c’est à elle queje pense, c’est elle que je vois dans notre maison ; etpourtant je ne comprends pas les paroles que vousprononcez, puisqu’elles sont italiennes.

Je lui parlais en le regardant, il me sembla voir sesyeux se mouiller ; alors je m’arrêtai et lui demandai si je lepeinais de parler ainsi.

– Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue, tu neme peines pas, bien au contraire, tu me rappelles majeunesse, mon beau temps ; sois tranquille, je t’apprendraià chanter, et comme tu as du cœur, toi aussi tu feraspleurer et tu seras applaudi, tu verras…

Il s’arrêta tout à coup et je crus comprendre qu’il nevoulait point se laisser aller sur ce sujet. Mais les raisonsqui le retenaient, je ne les devinai point. Ce fut plus tardseulement que je les ai connues, beaucoup plus tard, etdans des circonstances douloureuses, terribles pour moi,que je raconterai lorsqu’elles se présenteront au cours demon récit.

Page 95: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Dès le lendemain, mon maître fit pour la musique, cequ’il avait déjà fait pour la lecture, c’est-à-dire qu’ilrecommença à tailler des petits carrés de bois, qu’il gravaavec la pointe de son couteau.

Mais cette fois son travail fut plus considérable, car lesdivers signes nécessaires à la notation de la musiqueoffrent des combinaisons plus compliquées que l’alphabet.

Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deux faces deses carrés de bois, et après les avoir rayés toutes deux decinq lignes qui représentaient la portée, il inscrivit sur uneface la clé de sol et sur l’autre la clé de fa.

Puis quand il eut tout préparé, les leçonscommencèrent et j’avoue qu’elles ne furent pas moinsdures que ne l’avaient été celles de lecture.

Plus d’une fois, si patient avec ses chiens, il s’exaspéracontre moi.

– Avec une bête, s’écriait-il, on se contient parce qu’onsait que c’est une bête, mais toi tu me feras mourir.

Et alors, levant les mains au ciel dans un mouvementthéâtral, il les laissait tomber tout à coup sur ses cuissesoù elles claquaient fortement.

Joli-Cœur, qui prenait plaisir à répéter tout ce qu’iltrouvait drôle, avait copié ce geste, et comme il assistaitpresque toujours à mes leçons, j’avais le dépit, lorsquej’hésitais, de le voir lever les bras au ciel et laisser tomberses mains sur ses cuisses en les faisant claquer.

– Joli-Cœur, lui-même, se moque de toi, s’écriaitVitalis.

Page 96: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Si j’avais osé, j’aurais répliqué qu’il se moquait autantdu maître que de l’élève, mais le respect autant qu’unecertaine crainte vague, arrêtèrent toujours heureusementcette répartie ; je me contentai de me la dire tout bas,quand Joli-Cœur faisait claquer ses mains avec unemauvaise grimace, et cela me rendait jusqu’à un certainpoint la mortification moins pénible.

Enfin les premiers pas furent franchis avec plus oumoins de peine, et j’eus la satisfaction de solfier un airécrit par Vitalis sur une feuille de papier.

Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, mais il medonna deux belles claques amicales sur chaque joue, endéclarant que si je continuais ainsi, je deviendraiscertainement un grand chanteur.

Bien entendu, ces études ne se firent pas en un jour, et,pendant des semaines, pendant des mois, mes pochesfurent constamment remplies de mes petits morceaux debois.

D’ailleurs, mon travail n’était pas régulier comme celuid’un enfant qui suit les classes d’une école, et c’étaitseulement à ses moments perdus que mon maître pouvaitme donner mes leçons.

Il fallait chaque jour accomplir notre parcours, qui étaitplus ou moins long, selon que les villages étaient plus oumoins éloignés les uns des autres ; il fallait donner nosreprésentations partout où nous avions chance deramasser une recette ; il fallait faire répéter les rôles auxchiens et à M. Joli-Cœur ; il fallait préparer nous-mêmes

Page 97: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

notre déjeuner ou notre dîner, et c’était seulement aprèstout cela qu’il était question de lecture ou de musique, leplus souvent dans une halte, au pied d’un arbre, ou biensur un tas de cailloux, le gazon ou la route servant detable pour étaler mes morceaux de bois.

Cette éducation ne ressemblait guère à celle quereçoivent tant d’enfants, qui n’ont qu’à travailler, et qui seplaignent pourtant de n’avoir pas le temps de faire lesdevoirs qu’on leur donne.

Mais il faut bien dire qu’il y a quelque chose de plusimportant encore que le temps qu’on emploie au travail,c’est l’application qu’on y apporte ; ce n’est pas l’heureque nous passons sur notre leçon qui met cette leçon dansnotre mémoire, c’est la volonté d’apprendre.

Par bonheur, j’étais capable de tendre ma volonté sansme laisser trop souvent entraîner par les distractions quinous entouraient. Qu’aurais-je appris, si je n’avais putravailler que dans une chambre, les oreilles bouchéesavec mes deux mains, les yeux collés sur un livre commecertains écoliers ? Rien, car nous n’avions pas de chambrepour nous enfermer, et en marchant le long des grandesroutes je devais regarder au bout de mes pieds sous peinede me laisser souvent choir sur le nez.

Enfin j’appris quelque chose, et en même tempsj’appris aussi à faire de longues marches qui ne me furentpas moins utiles que les leçons de Vitalis : j’étais un enfantassez chétif quand je vivais avec mère Barberin, et lafaçon dont on avait parlé de moi le prouve bien ; « unenfant de la ville », avait dit Barberin, « avec des jambes

Page 98: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et des bras trop minces », avait dit Vitalis ; auprès de monmaître et vivant de sa vie en plein air, à la dure, mesjambes et mes bras se fortifièrent, mes poumons sedéveloppèrent, ma peau se cuirassa et je devins capablede supporter, sans en souffrir, le froid comme le chaud, lesoleil comme la pluie, la peine, les privations, les fatigues.

Et ce me fut un grand bonheur que cet apprentissage,il me mit à même de résister aux coups qui plus d’une foisdevaient s’abattre sur moi, durs et écrasants, pendant majeunesse.

Page 99: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VIII

Par monts et par vaux.

Nous avions parcouru une partie du midi de la France :

l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, le Quercy, le Rouergue,les Cévennes, le Languedoc.

Notre façon de voyager était des plus simples ; nousallions droit devant nous, au hasard, et quand noustrouvions un village qui de loin ne nous paraissait pas tropmisérable, nous nous préparions pour faire une entréetriomphale. Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce,habillant Zerbino, mettant une emplâtre{1} sur l’œil deCapi pour qu’il pût jouer le rôle d’un vieux grognard, enfinje forçais Joli-Cœur à endosser son habit de général. Maisc’était là la partie la plus difficile de ma tâche, car le singequi savait très-bien que cette toilette était le prélude d’untravail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, etinventait les tours les plus drôles pour m’empêcher del’habiller. Alors j’appelais Capi à mon aide, et par savigilance, par son instinct et sa finesse, il arrivait presquetoujours à déjouer les malices du singe.

Page 100: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La troupe en grande tenue, Vitalis prenait son fifre, etnous mettant en bel ordre nous défilions par le village.

Si le nombre des curieux que nous entraînions derrièrenous était suffisant, nous donnions une représentation ; si,au contraire, il était trop faible pour faire espérer unerecette, nous continuions notre marche.

Dans les villes seulement nous restions plusieurs jours,et alors le matin j’avais la liberté d’aller me promener oùje voulais. Je prenais Capi avec moi, – Capi, simple chien,bien entendu, sans son costume de théâtre, et nousflânions par les rues.

Vitalis qui d’ordinaire me tenait étroitement près delui, pour cela me mettait volontiers la bride sur le cou.

– Puisque le hasard, me disait-il, te fait parcourir laFrance à un âge où les enfants sont généralement à l’écoleou au collège, ouvre les yeux, regarde et apprends. Quandtu seras embarrassé, quand tu verras quelque chose quetu ne comprendras pas, si tu as des questions à me faire,adresse-les-moi sans peur. Peut-être ne pourrai-je pastoujours te répondre, car je n’ai pas la prétention de toutconnaître, mais peut-être aussi me serait-il possible desatisfaire parfois ta curiosité. Je n’ai pas toujours étédirecteur d’une troupe d’animaux savants, et j’ai apprisautre chose que ce qui m’est en ce moment utile pour« présenter Capi ou M. Joli-Cœur devant l’honorablesociété. »

– Quoi donc ?– Nous causerons de cela plus tard. Pour le moment

Page 101: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sache seulement qu’un montreur de chiens peut avoiroccupé une certaine position dans le monde. En mêmetemps, comprends aussi que si en ce moment tu es sur lamarche la plus basse de l’escalier de la vie, tu peux, si tule veux, arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépenddes circonstances pour un peu, et pour beaucoup de toi.Écoute mes leçons, écoute mes conseils, enfant, et plustard, quand tu seras grand, tu penseras, je l’espère, avecémotion, avec reconnaissance au pauvre musicien qui t’afait si grande peur quand il t’a enlevé à ta mère nourrice ;j’ai dans l’idée que notre rencontre te sera heureuse.

Quelle avait pu être cette position dont mon maîtreparlait assez souvent avec une retenue qu’il s’imposait ?Cette question excitait ma curiosité et faisait travaillermon esprit. S’il avait été sur une marche haute del’escalier de la vie, comme il disait, pourquoi était-ilmaintenant sur une marche basse ? Il prétendait que jepouvais m’élever si je le voulais, moi qui n’étais rien, quine savais rien, qui étais sans famille, qui n’avais personnepour m’aider. Alors pourquoi lui-même était-il descendu ?

Après avoir quitté l’Auvergne, nous étions descendusdans les causses du Quercy. On appelle ainsi de grandesplaines inégalement ondulées, où l’on ne rencontre guèreque des terrains incultes et de maigres taillis. Aucun paysn’est plus triste, plus pauvre. Et ce qui accentue encorecette impression que le voyageur reçoit en le traversant,c’est que presque nulle part il n’aperçoit des eaux. Pointde rivières, point de ruisseaux, point d’étangs. Çà et là deslits pierreux de torrents, mais vides. Les eaux se sontengouffrées dans des précipices et elles ont disparu sous

Page 102: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

engouffrées dans des précipices et elles ont disparu sousterre, pour aller sourdre plus loin et former des rivièresou des fontaines.

Au milieu de cette plaine, brûlée par la sécheresse aumoment où nous la traversâmes, se trouve un gros villagequi a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuitdans la grange d’une auberge.

– C’est ici, me dit Vitalis en causant le soir avant denous coucher, c’est ici, dans ce pays, et probablementdans cette auberge, qu’est né un homme qui a fait tuerdes milliers de soldats et qui ayant commencé la vie parêtre garçon d’écurie est devenu prince et roi : il s’appelaitMurat ; on en a fait un héros et l’on a donné son nom à cevillage. Je l’ai connu, et bien souvent je me suis entretenuavec lui.

Malgré moi une interruption m’échappa.– Quand il était garçon d’écurie ?– Non, répondit Vitalis en riant, quand il était roi. C’est

la première fois que je viens à la Bastide, et c’est à Naplesque je l’ai connu, au milieu de sa cour.

– Vous avez connu un roi !Il est à croire que le ton de mon exclamation fut fort

drôle, car le rire de mon maître éclata de nouveau et seprolongea longtemps.

Nous étions assis sur un banc devant l’écurie, le dosappuyé contre la muraille qui gardait la chaleur du jour.Dans un grand sycomore qui nous couvrait de sonfeuillage des cigales chantaient leur chanson monotone.

Page 103: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Devant nous, par-dessus les toits des maisons la pleinelune qui venait de se lever, montait doucement au ciel.Cette soirée était pour nous d’autant plus douce que lajournée avait été brûlante.

– Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, ou bien veux-tu que je te conte l’histoire du roi Murat ?

– Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie.Alors il me raconta longuement cette histoire, et

pendant plusieurs heures nous restâmes sur notre banc ;lui, parlant ; moi, les yeux attachés sur son visage, que lalune éclairait de sa pâle lumière.

Eh quoi, tout cela était possible ; non-seulementpossible, mais encore vrai !

Je n’avais eu jusqu’alors aucune idée de ce qu’étaitl’histoire. Qui m’en eût parlé ? Pas mère Barberin, à coupsûr ; elle ne savait même pas ce que c’était. Elle était néeà Chavanon, et elle devait y mourir. Son esprit n’avaitjamais été plus loin que ses yeux. Et pour ses yeuxl’univers tenait dans le pays qu’enfermait l’horizon qui sedéveloppait du haut du mont Audouze.

Mon maître avait vu un roi ; ce roi lui avait parlé.Qu’était donc mon maître, au temps de sa jeunesse ?Et comment était-il devenu ce que je le voyais au

temps de sa vieillesse ?Il y avait là, on en conviendra, de quoi faire travailler

une imagination enfantine, éveillée, alerte et curieuse demerveilleux.

Page 104: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

IX

Je rencontre un géantchaussé de bottes de sept

lieues.

En quittant le sol desséché des c ausse s et desgarrigues, je me trouve, par le souvenir, dans une valléetoujours fraîche et verte, celle de la Dordogne, que nousdescendons à petites journées, car la richesse du pays faitcelle des habitants, et nos représentations sontnombreuses, les sous tombent assez facilement dans lasébile de Capi.

Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenu dans lebrouillard par des fils de la Vierge, s’élève au-dessusd’une large rivière qui roule doucement ses eauxparesseuses ; – c’est le pont de Cubzac, et la rivière est laDordogne.

Une ville en ruines, avec des fossés, des grottes, destours, et, au milieu des murailles croulantes d’un cloître,

Page 105: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des cigales qui chantent dans les arbustes accrochés çà etlà, – c’est Saint-Émilion.

Mais tout cela se brouille confusément dans mamémoire, tandis que bientôt se présente un spectacle quila frappe assez fortement pour qu’elle garde l’empreintequ’elle a alors reçue et se la représente aujourd’hui avectout son relief.

Nous avions couché dans un village assez misérable etnous en étions partis le matin, au jour naissant.Longtemps nous avions marché sur une route poudreuse,lorsque tout à coup nos regards, jusque-là enfermés dansun chemin que bordaient des vignes, s’étendirentlibrement sur un espace immense, comme si un rideau,touché par une baguette magique, s’était subitementabaissé devant nous.

Une large rivière s’arrondissait doucement autour dela colline sur laquelle nous venions d’arriver ; et au-delàde cette rivière les toits et les clochers d’une grande villes’éparpillaient jusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Quede maisons ! que de cheminées ! Quelques-unes plushautes et plus étroites, élancées comme des colonnes,vomissaient des tourbillons de fumée noire qui, s’envolantau caprice de la brise, formait, au-dessus de la ville, unnuage de vapeur sombre. Sur la rivière, au milieu de soncours et le long d’une ligne de quais se tassaient denombreux navires qui, comme les arbres d’une forêt,emmêlaient les uns dans les autres leurs mâtures, leurscordages, leurs voiles et leurs drapeaux multicolores quiflottaient au vent. On entendait des ronflements sourds,

Page 106: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des bruits de ferraille et de chaudronnerie, des coups demarteaux et par-dessus tout le tapage produit par leroulement de nombreuses voitures qu’on voyait courir çàet là sur les quais.

– C’est Bordeaux, me dit Vitalis.Pour un enfant, élevé comme moi, qui n’avait vu

jusque-là que les pauvres villages de la Creuse, ou lesquelques petites villes que le hasard de la route nous avaitfait rencontrer, c’était féerique.

Sans que j’eusse réfléchi, mes pieds s’arrêtèrent, jerestai immobile, regardant devant moi, au loin, auprès,tout à l’entour.

Mais bientôt mes yeux se fixèrent sur un point : larivière et les navires qui la couvraient.

En effet, il se produisait là un mouvement confus quim’intéressait d’autant plus fortement que je n’ycomprenais absolument rien.

Des navires, leurs voiles déployées, descendaient larivière légèrement inclinés sur un côté, d’autres laremontaient ; il y en avait qui restaient immobiles commedes îles, et il y en avait aussi qui tournaient sur eux-mêmes sans qu’on vît ce qui les faisait tourner ; enfin il yen avait encore qui, sans mâture, sans voilure, mais avecune cheminée qui déroulait dans le ciel des tourbillons defumée, se mouvaient rapidement, allant en tous sens etlaissant derrière eux, sur l’eau jaunâtre, des sillonsd’écume blanche.

– C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis, répondant

Page 107: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sans que je l’eusse interrogé, à mon étonnement ; il y ades navires qui arrivent de la pleine mer, après de longsvoyages : ce sont ceux dont la peinture est salie et quisont comme rouillés ; il y en a d’autres qui quittent leport ; ceux que tu vois au milieu de la rivière, tourner sureux-mêmes, évitent sur leurs ancres de manière àprésenter leur proue au flot montant. Ceux qui courentenveloppés dans des nuages de fumée sont desremorqueurs.

Que de mots étranges pour moi ! que d’idéesnouvelles !

Lorsque nous arrivâmes au pont qui fait communiquerla Bastide avec Bordeaux, Vitalis n’avait pas eu le tempsde répondre à la centième partie des questions que jevoulais lui adresser.

Jusque-là nous n’avions jamais fait long séjour dans lesvilles qui s’étaient trouvées sur notre passage, car lesnécessités de notre spectacle nous obligeaient à changerchaque jour le lieu de nos représentations, afin d’avoir unpublic nouveau. Avec des comédiens tels que ceux quicomposaient « la troupe de l’illustre signor Vitalis », lerépertoire ne pouvait pas en effet être bien varié, etquand nous avions joué le Domestique de M. Joli-Cœur, laMort du général, le Triomphe du juste, le Malade purgéet trois ou quatre autres pièces, c’était fini, nos acteursavaient donné tout ce qu’ils pouvaient ; il fallait ailleursrecommencer le Malade purgé ou le Triomphe du justedevant des spectateurs qui n’eussent pas vu ces pièces.

Mais Bordeaux est une grande ville, où le public se

Page 108: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

renouvelle facilement, et en changeant de quartier, nouspouvions donner jusqu’à trois et quatre représentationspar jour, sans qu’on nous criât, comme cela nous étaitarrivé à Cahors :

– C’est donc toujours la même chose ?De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notre itinéraire

nous fit traverser ce grand désert qui, des portes deBordeaux, s’étend jusqu’aux Pyrénées et qu’on appelle lesLandes.

Bien que je ne fusse plus tout à fait le jeune souriceaudont parle la fable et qui trouve dans tout ce qu’il voit unsujet d’étonnement, d’admiration ou d’épouvante, jetombai, dès le commencement de ce voyage, dans uneerreur qui fit bien rire mon maître et me valut sesrailleries jusqu’à notre arrivée à Pau.

Nous avions quitté Bordeaux depuis sept ou huit jourset, après avoir tout d’abord suivi les bords de la Garonne,nous avions abandonné la rivière à Langon et nous avionspris la route de Mont-de-Marsan, qui s’enfonce à traversles terres. Plus de vignes, plus de prairies, plus devergers, mais des bois de pins et des bruyères. Bientôt lesmaisons devinrent plus rares, plus misérables. Puis nousnous trouvâmes au milieu d’une immense plaine quis’étendait devant nous à perte de vue, avec de légèresondulations. Pas de cultures, pas de bois, la terre grise auloin, et, tout auprès de nous, le long de la route,recouverte d’une mousse veloutée, des bruyèresdesséchées et des genêts rabougris.

– Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ; nous avons

Page 109: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

vingt ou vingt-cinq lieues à faire au milieu de ce désert.Mets ton courage dans tes jambes.

C’était non-seulement dans les jambes qu’il fallait lemettre, mais dans la tête et le cœur ; car, à marcher surcette route qui semblait ne devoir finir jamais, on sesentait envahi par une vague tristesse, une sorte dedésespérance.

Depuis cette époque, j’ai fait plusieurs voyages en mer,et toujours, lorsque j’ai été au milieu de l’Océan sansaucune voile en vue, j’ai retrouvé en moi ce sentiment demélancolie indéfinissable qui me saisit dans ces solitudes.

Comme sur l’Océan, nos yeux couraient jusqu’àl’horizon noyé dans les vapeurs de l’automne, sansapercevoir rien que la plaine grise qui s’étendait devantnous plate et monotone.

Nous marchions. Et lorsque nous regardionsmachinalement autour de nous, c’était à croire que nousavions piétiné sur place sans avancer, car le spectacleétait toujours le même : toujours des bruyères, toujoursdes genêts, toujours des mousses ; puis des fougères, dontles feuilles souples et mobiles ondulaient sous la pressiondu vent, se creusant, se redressant, se mouvant commedes vagues.

À de longs intervalles seulement nous traversions desbois de petite étendue, mais ces bois n’égayaient pas lepaysage comme cela se produit ordinairement. Ils étaientplantés de pins dont les branches étaient coupées jusqu’àla cime. Le long de leur tronc on avait fait des entaillesprofondes, et par ces cicatrices rouges s’écoulait leur

Page 110: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

profondes, et par ces cicatrices rouges s’écoulait leurrésine en larmes blanches cristallisées. Quand le ventpassait par rafales dans leurs ramures, il produisait unemusique si plaintive qu’on croyait entendre la voix mêmede ces pauvres arbres mutilés qui se plaignaient de leursblessures.

Vitalis m’avait dit que nous arriverions le soir à unvillage où nous pourrions coucher.

Mais le soir approchait, et nous n’apercevions rien quinous signalât le voisinage de ce village : ni champscultivés, ni animaux pâturant dans la lande, ni au loin unecolonne de fumée qui nous aurait annoncé une maison.

J’étais fatigué de la route parcourue depuis le matin, etencore plus abattu par une sorte de lassitude générale : cebienheureux village ne surgirait-il donc jamais au bout decette route interminable ?

J’avais beau ouvrir les yeux et regarder au loin, jen’apercevais rien que la lande, et toujours la lande dontles buissons se brouillaient de plus en plus dans l’obscuritéqui s’épaississait.

L’espérance d’arriver bientôt nous avait fait hâter lepas, et mon maître lui-même, malgré l’habitude de seslongues marches, se sentait fatigué. Il voulut s’arrêter etse reposer un moment sur le bord de la route.

Mais au lieu de m’asseoir près de lui, je voulus gravirun petit monticule planté de genêts qui se trouvait à unecourte distance du chemin, pour voir si de là jen’apercevrais pas quelque lumière dans la plaine.

J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; mais Capi, lui

Page 111: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

aussi, était fatigué et il avait fait la sourde oreille, ce quiétait sa tactique habituelle avec moi lorsqu’il ne lui plaisaitpas de m’obéir.

– As-tu peur ? demanda Vitalis.Ce mot me décida à ne pas insister et je partis seul

pour mon exploration : je voulais d’autant moinsm’exposer aux plaisanteries de mon maître que je ne mesentais pas la moindre frayeur.

Cependant la nuit était venue, sans lune, mais avec desétoiles scintillantes qui éclairaient le ciel et versaient leurlumière dans l’air chargé de légères vapeurs que le regardtraversait.

Tout en marchant et en jetant les yeux à droite et àgauche, je remarquai que ce crépuscule vaporeux donnaitaux choses des formes étranges ; il fallait faire unraisonnement pour reconnaître les buissons, les bouquetsde genêts et surtout les quelques petits arbres qui çà et làdressaient leurs troncs tordus et leurs branchescontournées ; de loin ces buissons, ces genêts et cesarbres ressemblaient à des êtres vivants appartenant àun monde fantastique.

Cela était bizarre, et il semblait qu’avec l’ombre lalande s’était transfigurée comme si elle s’était peupléed’apparitions mystérieuses.

L’idée me vint, je ne sais comment, qu’un autre à maplace aurait peut-être été effrayé par ces apparitions ;cela était possible, après tout, puisque Vitalis m’avaitdemandé si j’avais peur ; cependant, en m’interrogeant, je

Page 112: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ne trouvai pas en moi cette frayeur.À mesure que je gravissais la pente du monticule, les

genêts devenaient plus forts, les bruyères et les fougèresplus hautes, leur cime dépassait souvent ma tête, etparfois j’étais obligé de me glisser sous leur couvert.

Cependant je ne tardai pas à atteindre le sommet de cepetit tertre. Mais j’eus beau ouvrir les yeux, je n’aperçuspas la moindre lumière. Mes regards se perdaient dansl’obscurité : rien que des formes indécises, des ombresétranges, des genêts qui semblaient tendre leurs branchesvers moi, comme des longs bras flexibles, des buissons quidansaient.

Ne voyant rien qui m’annonçât le voisinage d’unemaison, j’écoutai pour tâcher de percevoir un bruitquelconque, le meuglement d’une vache, l’aboiement d’unchien.

Après être resté un moment l’oreille tendue, nerespirant pas pour mieux entendre, un frisson me fittressaillir, le silence de la lande m’avait effaré ; j’avaispeur. De quoi ? Je n’en savais rien. Du silence sans doute,de la solitude et de la nuit. En tous cas, je me sentais sousle coup d’un danger.

À ce moment même, regardant autour de moi avecangoisse, j’aperçus au loin une grande ombre se mouvoirrapidement au-dessus des genêts, et en même tempsj’entendis comme un bruissement de branches qu’onfrôlait.

J’essayai de me dire que c’était la peur qui m’abusait,

Page 113: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et que ce que je prenais pour une ombre était sans douteun arbuste, que tout d’abord je n’avais pas aperçu.

Mais ce bruit, quel était-il ?Il ne faisait pas un souffle de vent.Les branches, si légères qu’elles soient, ne se meuvent

pas seules, il faut que la brise les agite, ou bien quequelqu’un les remue.

Quelqu’un ?Mais non, ce ne pouvait pas être un homme ce grand

corps noir qui venait sur moi ; un animal que je neconnaissais pas plutôt, un oiseau de nuit gigantesque, oubien une immense araignée à quatre pattes dont lesmembres grêles se découpaient au-dessus des buissons etdes fougères, sur la pâleur du ciel.

Ce qu’il y avait de certain c’est que cette bête, montéesur des jambes d’une longueur démesurée, s’avançait demon côté par des bonds précipités.

Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moi qu’elleaccourait.

Cette pensée me fit retrouver mes jambes et tournantsur moi-même, je me précipitai dans la descente pourrejoindre Vitalis.

Mais chose étrange, j’allai moins vite en dévalant queje n’avais été en montant ; je me jetais dans les touffes degenêts et de bruyères, me heurtant, m’accrochant, j’étaisà chaque pas arrêté.

En me dépêtrant d’un buisson, je glissai un regard en

Page 114: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

arrière : la bête s’était rapprochée ; elle arrivait sur moi.Heureusement la lande n’était plus embarrassée de

broussailles, je pus courir plus vite à travers les herbes.Mais si vite que j’allasse, la bête allait encore plus vite

que moi ; je n’avais plus besoin de me retourner, je lasentais sur mon dos.

Je ne respirais plus, étouffé que j’étais par l’angoisse etpar ma course folle ; je fis cependant un dernier effort etvins tomber aux pieds de mon maître, tandis que les troischiens, qui s’étaient brusquement levés, aboyaient àpleine voix.

Je ne pus dire que deux mots que je répétaimachinalement :

– La bête, la bête !Au milieu des vociférations des chiens, j’entendis tout à

coup un grand éclat de rire. En même temps mon maîtreme posant la main sur l’épaule m’obligea à me retourner.

– La bête, c’est toi, disait-il en riant, regarde donc unpeu si tu l’oses.

Son rire, plus encore que ses paroles m’avait rappelé àla raison ; j’osai ouvrir les yeux et suivre la direction de samain.

L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée, elle setenait immobile sur la route.

J’eus encore, je l’avoue, un premier moment derépulsion et d’effroi, mais je n’étais plus au milieu de lalande, Vitalis était là, les chiens m’entouraient, je ne

Page 115: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

subissais plus l’influence troublante de la solitude et dusilence.

Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plus fermes.Était-ce une bête ?Était-ce un homme ?De l’homme, elle avait le corps, la tête, les bras.De la bête, une peau velue qui la couvrait entièrement,

et deux longues pattes maigres sur lesquelles elle restaitposée.

Bien que la nuit se fût épaissie, je distinguais cesdétails, car cette grande ombre se dessinait en noir,comme une silhouette, sur le ciel, où de nombreusesétoiles versaient une pâle lumière.

Je serais probablement resté longtemps indécis àtourner et retourner ma question, si mon maître n’avaitadressé la parole à mon apparition.

– Pourriez-vous me dire si nous sommes éloignés d’unvillage ? demanda-t-il.

C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ?Mais pour toute réponse je n’entendis qu’un rire sec

semblable au cri d’un oiseau.C’était donc un animal ?Cependant mon maître continua ses questions, ce qui

me parut tout à fait déraisonnable, car chacun sait que siles animaux comprennent quelquefois ce que nous leurdisons, ils ne peuvent pas nous répondre.

Page 116: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cet animal ditqu’il n’y avait pas de maisons aux environs, maisseulement une bergerie, où il nous proposa de nousconduire.

Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ?Si j’avais osé je me serais approché de lui, pour voir

comment étaient faites ces pattes, mais bien qu’il ne parûtpas méchant, je n’eus pas ce courage, et ayant ramassémon sac, je suivis mon maître sans rien dire.

– Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grande peur ?me demanda-t-il en marchant.

– Oui, mais je ne sais pas ce que c’est ; il y a donc desgéants dans ce pays-ci ?

– Oui, quand ils sont montés sur des échasses.Et il m’expliqua comment les Landais, pour traverser

leurs terres sablonneuses ou marécageuses et ne pasenfoncer dedans jusqu’aux hanches, se servaient de deuxlongs bâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaientleurs pieds.

– Et voilà comment ils deviennent des géants avec desbottes de sept lieues pour les enfants peureux.

Page 117: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

X

Devant la justice.

De Pau il m’est resté un souvenir agréable : dans cette

ville le vent ne souffle presque jamais.Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver, passant

nos journées dans les rues, sur les places publiques et surles promenades, on comprend que je dus être sensible àun avantage de ce genre.

Ce ne fut pourtant pas cette raison qui, contrairementà nos habitudes, détermina ce long séjour en un mêmeendroit, mais une autre toute-puissante auprès de monmaître, – je veux dire l’abondance de nos recettes.

En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes un publicd’enfants qui ne se fatigua point de notre répertoire et nenous cria jamais : « C’est donc toujours la même chose ! »

C’étaient, pour le plus grand nombre, des enfantsanglais : de gros garçons avec des chairs roses et de joliespetites filles avec des grands yeux doux, presque aussibeaux que ceux de Dolce. Ce fut alors que j’appris à

Page 118: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

connaître les Albert, l e s Huntley et autres pâtisseriessèches, dont avant de sortir ils avaient soin de bourrerleurs poches, pour les distribuer ensuite généreusemententre Joli-Cœur, les chiens et moi.

Quand le printemps s’annonça par de chaudesjournées, notre public commença à devenir moinsnombreux, et, après la représentation, plus d’une fois desenfants vinrent donner des poignées de main à Joli-Cœuret à Capi. C’étaient leurs adieux qu’ils faisaient ; lelendemain nous ne devions plus les revoir.

Bientôt nous nous trouvâmes seuls sur les placespubliques, et il fallut songer à abandonner, nous aussi, lespromenades de la Basse-Plante et du Parc.

Un matin nous nous mîmes en route, et nous netardâmes pas à perdre de vue les tours de GastonPhœbus et de Montauset.

Nous avions repris notre vie errante, à l’aventure, parles grands chemins.

Pendant longtemps, je ne sais combien de jours,combien de semaines, nous allâmes devant nous, suivantdes vallées, escaladant des collines, laissant toujours ànotre droite les cimes bleuâtres des Pyrénées, semblablesà des entassements de nuages.

Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande ville,située au bord d’une rivière, au milieu d’une plainefertile : les maisons, fort laides pour la plupart, étaientconstruites en briques rouges ; les rues étaient pavées depetits cailloux pointus, durs aux pieds des voyageurs qui

Page 119: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

avaient fait une dizaine de lieues dans leur journée.Mon maître me dit que nous étions à Toulouse et que

nous y resterions longtemps.Comme à l’ordinaire, notre premier soin, le lendemain,

fut de chercher des endroits propices à nosreprésentations.

Nous en trouvâmes un grand nombre, car lespromenades ne manquent pas à Toulouse, surtout dans lapartie de la ville qui avoisine le Jardin des Plantes ; il y alà une belle pelouse ombragée de grands arbres, surlaquelle viennent déboucher plusieurs boulevards qu’onappelle des allées. Ce fut dans une de ces allées que nousnous installâmes, et dès nos premières représentationsnous eûmes un public nombreux.

Par malheur, l’homme de police qui avait la garde decette allée, vit cette installation avec déplaisir, et, soit qu’iln’aimât pas les chiens, soit que nous fussions une cause dedérangement dans son service, soit toute autre raison, ilvoulut nous faire abandonner notre place.

Peut-être, dans notre position, eût-il été sage de céderà cette tracasserie, car la lutte entre de pauvressaltimbanques tels que nous et des gens de police n’étaitpas à armes égales, mais mon maître n’en jugea pas ainsi.

Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chiens savantspauvre et vieux, – au moins présentement et enapparence, il avait de la fierté ; de plus il avait ce qu’ilappelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire, ainsi qu’ilme l’expliqua, la conviction qu’il devait être protégé tant

Page 120: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’il ne ferait rien de contraire aux lois ou aux règlementsde police.

Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-ci voulutnous expulser de notre allée.

Lorsque mon maître ne voulait pas se laisser emporterpar la colère, ou bien lorsqu’il lui prenait fantaisie de semoquer des gens, – ce qui lui arrivait souvent, – il avaitpour habitude d’exagérer sa politesse italienne : c’était àcroire alors, en entendant ses façons de s’exprimer, qu’ils’adressait à des personnages considérables.

– L’illustrissime représentant de l’autorité, dit-il enrépondant chapeau bas à l’agent de police, peut-il memontrer un règlement émanant de ladite autorité, parlequel il serait interdit à d’infimes baladins tels que nousd’exercer leur chétive industrie sur cette place publique ?

L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter, mais àobéir.

– Assurément, répliqua Vitalis, et c’est bien ainsi queje l’entends ; aussi je vous promets de me conformer à vosordres aussitôt que vous m’aurez fait savoir en vertu dequels règlements vous les donnez.

Ce jour-là, l’agent de police nous tourna le dos, tandisque mon maître, le chapeau à la main, le bras arrondi et lataille courbée, l’accompagnait en riant silencieusement.

Mais il revint le lendemain et, franchissant les cordesqui formaient l’enceinte de notre théâtre, il se jeta aubeau milieu de notre représentation.

– Il faut museler vos chiens, dit-il durement à Vitalis.

Page 121: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Museler mes chiens !– Il y a un règlement de police ; vous devez le

connaître.

Nous étions en train de jouer le Malade purgé, etcomme c’était la première représentation de cettecomédie à Toulouse, notre public était plein d’attention.

L’intervention de l’agent provoqua des murmures etdes réclamations.

– N’interrompez pas !– Laissez finir la représentation.Mais d’un geste Vitalis réclama et obtint le silence.Alors ôtant son feutre dont les plumes balayèrent le

sable tant son salut fut humble, il s’approcha de l’agent enfaisant trois profondes révérences.

– L’illustrissime représentant de l’autorité n’a-t-il pasdit que je devais museler mes comédiens ? demanda-t-il.

– Oui, muselez vos chiens et plus vite que ça.– Museler Capi, Zerbino, Dolce, s’écria Vitalis

s’adressant bien plus au public qu’à l’agent, mais votreseigneurie n’y pense pas ! Comment le savant médecinCapi, connu de l’univers entier, pourra-t-il ordonner sesmédicaments purgatifs pour expulser la bile de l’infortunéM. Joli-Cœur, si ledit Capi porte au bout de son nez unemuselière ? encore si c’était un autre instrument mieuxapproprié à sa profession de médecin, et qui celui-là ne semet point au nez des gens.

Page 122: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Sur ce mot, il y eut une explosion de rires et l’onentendit les voix cristallines des enfants se mêler aux voixgutturales des parents.

Vitalis encouragé par ces applaudissements, continua :– Et comment la charmante Dolce, notre garde-

malade, pourra-t-elle user de son éloquence et de sescharmes pour décider notre malade à se laisser balayer etnettoyer les entrailles, si, au bout de son nez elle portel’instrument que l’illustre représentant de l’autorité veutlui imposer ? Je le demande à l’honorable société et la prierespectueusement de prononcer entre nous.

L’honorable société appelée ainsi à se prononcer, nerépondit pas directement, mais ses rires parlaient pourelle : on approuvait Vitalis, on se moquait de l’agent, etsurtout on s’amusait des grimaces de Joli-Cœur, qui,s’étant placé derrière « l’illustrissime représentant del’autorité », faisait des grimaces dans le dos de celui-ci,croisant ses bras comme lui, se campant le poing sur lahanche et rejetant sa tête en arrière avec des mines etdes contorsions tout à fait réjouissantes.

Agacé par le discours de Vitalis, exaspéré par les riresdu public, l’agent de police, qui n’avait pas l’air d’unhomme patient, tourna brusquement sur ses talons.

Mais alors il aperçut le singe qui se tenait le poing surla hanche dans l’attitude d’un matamore ; durantquelques secondes l’homme et la bête restèrent en facel’un de l’autre, se regardant comme s’il s’agissait de savoirlequel des deux baisserait les yeux le premier.

Page 123: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Les rires qui éclatèrent, irrésistibles et bruyants,mirent fin à cette scène.

– Si demain vos chiens ne sont pas muselés, s’écrial’agent en nous menaçant du poing, je vous fais un procès ;je ne vous dis que cela.

– À demain, signor, dit Vitalis, à demain.Et tandis que l’agent s’éloignait à grands pas, Vitalis

resta courbé en deux dans une attitude respectueuse ;puis, la représentation continua.

Je croyais que mon maître allait acheter desmuselières pour nos chiens ; mais il n’en fit rien et lasoirée s’écoula même sans qu’il parlât de sa querelle avecl’homme de police.

Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même.– Si vous voulez que Capi ne brise pas demain sa

muselière pendant la représentation, lui dis-je, il mesemble qu’il serait bon de la lui mettre un peu à l’avance.En le surveillant, on pourrait peut-être l’y habituer.

– Tu crois donc que je vais leur mettre une carcasse defer ?

– Dame, il me semble que l’agent est disposé à voustourmenter.

– Tu n’es qu’un paysan, et comme tous les paysans tuperds la tête par peur de la police et des gendarmes. Maissois tranquille, je m’arrangerai demain pour que l’agentne puisse pas me faire un procès, et en même temps pourque mes élèves ne soient pas trop malheureux. D’un autre

Page 124: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

côté, je m’arrangerai aussi pour que le public s’amuse unpeu. Il faut que cet agent nous procure plus d’une bonnerecette, et joue un rôle comique dans la pièce que je luiprépare, cela donnera de la variété à notre répertoire etnous fera rire nous-mêmes un peu. Pour cela, tu terendras tout seul demain à notre place avec Joli-Cœur ; tutendras les cordes, tu joueras quelques morceaux deharpe, et quand tu auras autour de toi un public suffisant,et quand l’agent sera arrivé je ferai mon entrée avec leschiens. C’est alors que la comédie commencera.

Il ne me plaisait guère de m’en aller tout seul ainsipréparer notre représentation, mais je commençais àconnaître mon maître et à savoir quand je pouvais luirésister ; or il était évident que dans les circonstancesprésentes je n’avais aucune chance de lui faireabandonner la partie de plaisir sur laquelle il comptait ; jeme décidai donc à obéir.

Le lendemain je m’en allai à notre place ordinaire, ettendis mes cordes. J’avais à peine joué quelques mesures,qu’on accourut de tous côtés, et qu’on s’entassa dansl’enceinte que je venais de tracer.

En ces derniers temps, surtout pendant notre séjour àPau, mon maître m’avait fait travailler la harpe, et jecommençais à ne pas trop mal jouer quelques morceauxqu’il m’avait appris. Il y avait entre autres unec a n z o n e t t a napolitaine que je chantais enm’accompagnant de la harpe et qui me valait toujours desapplaudissements.

J’étais déjà artiste par plus d’un côté, et par

Page 125: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

conséquent disposé à croire, quand notre troupe avait dusuccès, que c’était à mon talent que ce succès était dû ;cependant ce jour-là j’eus le bon sens de comprendre quece n’était point pour entendre ma canzonetta qu’on sepressait ainsi dans nos cordes.

Ceux qui avaient assisté la veille à la scène de l’agentde police, étaient revenus, et ils avaient amené avec euxdes amis. On aime peu les gens de police, à Toulouse,comme à peu près partout ailleurs, et l’on était curieux devoir comment le vieil Italien se tirerait d’affaire etroulerait son ennemi. Bien que Vitalis n’eût pas prononcéd’autres mots que : « À demain, signor », il avait étécompris par tout le monde que ce rendez-vous donné etaccepté était l’annonce d’une grande représentation danslaquelle on trouverait des occasions de rire et de s’amuserau dépens de la police.

De là l’empressement du public.Aussi en me voyant seul avec Joli-Cœur, plus d’un

spectateur inquiet m’interrompait-il pour me demandersi « l’Italien » ne viendrait pas.

– Il va arriver bientôt.

Et je continuai ma canzonetta.Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce fut l’agent de

police. Joli-Cœur l’aperçut le premier, et aussitôt, secampant la main sur la hanche et rejetant sa tête enarrière, il se mit à se promener autour de moi en long eten large, raide, cambré, avec une prestance ridicule.

Le public partit d’un éclat de rire et applaudit à

Page 126: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

plusieurs reprises.L’agent fut déconcerté et il me lança des yeux furieux.Bien entendu, cela redoubla l’hilarité du public.J’avais moi-même envie de rire, mais d’un autre côté

je n’étais guère rassuré. Comment tout cela allait-il finir ?Quand Vitalis était là, c’était bien, il répondait à l’agent.Mais j’étais seul, et je l’avoue je ne savais comment jerépondrais si l’agent m’interpellait.

La figure de l’agent n’était pas faite pour me donnerbonne espérance ; elle était vraiment furieuse, exaspéréepar la colère.

Il allait de long en large devant mes cordes et quand ilpassait près de moi, il avait une façon de me regarderpar-dessus son épaule qui me faisait craindre unemauvaise fin.

Joli-Cœur, qui ne comprenait pas la gravité de lasituation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Il sepromenait, lui aussi, le long de ma corde, mais en dedans,tandis que l’agent se promenait en dehors, et en passantdevant moi, il me regardait par-dessus son épaule avecune mine si drôle, que les rires du public redoublaient.

Ne voulant point pousser à bout l’exaspération del’agent, j’appelai Joli-Cœur, mais celui-ci n’était point endisposition d’obéissance, ce jeu l’amusait, et il refusa dem’obéir, continuant sa promenade en courant, etm’échappant lorsque je voulais le prendre.

Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent que lacolère aveuglait sans doute, s’imagina que j’excitais le

Page 127: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

singe, et vivement, il enjamba la corde.En deux enjambées il fut sur moi, et je me sentis à

moitié renversé par un soufflet.Quand je me remis sur mes jambes et rouvris les yeux,

Vitalis, survenu je ne sais comment, était placé entre moiet l’agent qu’il tenait par le poignet.

– Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ; ce quevous avez fait est une lâcheté.

L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalis serra lasienne.

Et, pendant quelques secondes, les deux hommes seregardèrent en face, les yeux dans les yeux.

L’agent était fou de colère.Mon maître était magnifique de noblesse : il tenait

haute sa belle tête encadrée de cheveux blancs et sonvisage exprimait l’indignation et le commandement.

Il me sembla que, devant cette attitude, l’agent allaitrentrer sous terre, mais il n’en fut rien ; d’un mouvementvigoureux, il dégagea sa main, empoigna mon maître parle collet et le poussa devant lui avec brutalité.

Vitalis faillit tomber, tant la poussée avait été rude ;mais il se redressa, et, levant son bras droit, il en frappafortement le poignet de l’agent.

Mon maître était un vieillard vigoureux, il est vraimais enfin un vieillard ; l’agent, un homme jeune encoreet plein de force, la lutte entre eux n’aurait pas été longue.

Mais il n’y eut pas lutte.

Page 128: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais il n’y eut pas lutte.– Que voulez-vous ? demanda Vitalis.– Je vous arrête, suivez-moi au poste.– Pourquoi avez-vous frappé cet enfant ?– Pas de paroles, suivez-moi !Vitalis ne répondit pas, mais se tournant vers moi :– Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avec les

chiens, je te ferai parvenir des nouvelles.Il n’en put pas dire davantage, l’agent l’entraîna.Ainsi finit cette représentation, que mon maître avait

voulu faire amusante et qui finit si tristement.Le premier mouvement des chiens avait été de suivre

leur maître, mais je leur ordonnai de rester près de moi,et, habitués à obéir, ils revinrent sur leurs pas. Jem’aperçus alors qu’ils étaient muselés, mais au lieud’avoir le nez pris dans une carcasse en fer ou dans unfilet, ils portaient tout simplement une faveur en soienouée avec des bouffettes autour de leur museau ; pourCapi, qui était à poil blanc, la faveur était rouge ; pourZerbino, qui était noir, blanche ; pour Dolce, qui étaitgrise, bleue. C’étaient des muselières de théâtre, et Vitalisavait ainsi costumé les chiens sans doute pour la farcequ’il voulait jouer à l’agent.

Le public s’était rapidement dispersé : quelquespersonnes seulement avaient gardé leurs places, discutantsur ce qui venait de se passer.

– Le vieux a eu raison.

Page 129: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il a eu tort.– Pourquoi l’agent a-t-il frappé l’enfant, qui ne lui

avait rien dit ni rien fait ?– Mauvaise affaire ; le vieux ne s’en tirera pas sans

prison, si l’agent constate la rébellion.Je rentrai à l’auberge fort affligé et très-inquiet.Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspirait de

l’effroi. À vrai dire, ce temps n’avait duré que quelquesheures. Assez rapidement, je m’étais attaché à lui d’uneaffection sincère, et cette affection avait été engrandissant chaque jour. Nous vivions de la même vie,toujours ensemble du matin au soir, et souvent du soir aumatin, quand, pour notre coucher, nous partagions lamême botte de paille. Un père n’a pas plus de soins pourson enfant qu’il en avait pour moi. Il m’avait appris à lire,à chanter, à écrire, à compter. Dans nos longues marches,il avait toujours employé le temps à me donner des leçonstantôt sur une chose, tantôt sur une autre, selon que lescirconstances ou le hasard lui suggéraient ces leçons. Dansles journées de grand froid, il avait partagé avec moi sescouvertures : par les fortes chaleurs, il m’avait toujoursaidé à porter la part de bagages et d’objets dont j’étaischargé. À table, ou plus justement, dans nos repas, carnous ne mangions pas souvent à table, il ne me laissaitjamais le mauvais morceau, se réservant le meilleur ; aucontraire, il nous partageait également le bon et lemauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tirait les oreillesou m’allongeait une taloche d’une main un peu plus rudeque ne l’eût été celle d’un père ; mais il n’y avait pas, dans

Page 130: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ces petites corrections, de quoi me faire oublier ses soins,ses bonnes paroles et tous les témoignages de tendressequ’il m’avait donnés depuis que nous étions ensemble. Ilm’aimait et je l’aimais.

Cette séparation m’atteignit donc douloureusement.Quand nous reverrions-nous ?On avait parlé de prison. Combien de temps pouvait

durer cet emprisonnement ?Qu’allais-je faire pendant ce temps ? Comment vivre ?

De quoi ?Mon maître avait l’habitude de porter sa fortune sur

lui, et avant de se laisser entraîner par l’agent de police, iln’avait pas eu le temps de me donner de l’argent.

Je n’avais que quelques sous dans ma poche ; seraient-ils suffisants pour nous nourrir tous, Joli-Cœur, les chienset moi ?

Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse, n’osantpas sortir de la cour de l’auberge, m’occupant de Joli-Cœur et des chiens, qui, tous, se montraient inquiets etchagrins.

Enfin, le troisième jour, un homme m’apporta unelettre de Vitalis.

Par cette lettre, mon maître me disait qu’on le gardaiten prison pour le faire passer en police correctionnelle lesamedi suivant, sous la prévention de résistance à unagent de l’autorité, et de voies de fait sur la personne decelui-ci.

Page 131: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

« En me laissant emporter par la colère, ajoutait-il, j’aifait une lourde faute qui pourra me coûter cher. Mais ilest trop tard pour le reconnaître. Viens à l’audience ; tu ytrouveras une leçon. »

Puis il ajoutait des conseils pour ma conduite ; ilterminait en m’embrassant et me recommandant de fairepour lui une caresse à Capi, à Joli-Cœur, à Dolce et àZerbino.

Pendant que je lisais cette lettre, Capi, entre mesjambes, tenait son nez sur le papier, flairant, reniflant, etles mouvements de sa queue me disaient que biencertainement, il reconnaissait, par l’odorat, qu’elle avaitpassé par les mains de son maître ; depuis trois jours,c’était la première fois qu’il manifestait de l’animation etde la joie.

Ayant pris des renseignements, on me dit quel’audience de la police correctionnelle commençait à dixheures. À neuf heures, le samedi, j’allai m’adosser contrela porte et, le premier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu,la salle s’emplit, et je reconnus plusieurs personnes quiavaient assisté à la scène avec l’agent de police.

Je ne savais pas ce que c’était que les tribunaux et lajustice, mais d’instinct j’en avais une peur horrible ; il mesemblait que, bien qu’il s’agît de mon maître et non demoi, j’étais en danger ; j’allai me blottir derrière un grospoêle, et, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussipetit que possible.

Ce ne fut pas mon maître qu’on jugea le premier ; maisdes gens qui avaient volé, qui s’étaient battus, qui, tous,

Page 132: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

se disaient innocents, et qui, tous, furent condamnés.Enfin, Vitalis vint s’asseoir entre deux gendarmes sur

le banc où tous ces gens l’avaient précédé.Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on lui demanda, ce

qu’il répondit, je n’en sais rien ; j’étais trop ému pourentendre, ou tout au moins pour comprendre. D’ailleurs,je ne pensais pas à écouter, je regardais.

Je regardais mon maître qui se tenait debout, sesgrands cheveux blancs rejetés en arrière, dans l’attituded’un homme honteux et peiné ; je regardais le juge quil’interrogeait.

– Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoir porté descoups à l’agent qui vous arrêtait ?

– Non des coups, monsieur le Président, mais un coup ;lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieu notrereprésentation, je vis l’agent donner un soufflet à l’enfantqui m’accompagnait.

– Cet enfant n’est pas à vous ?– Non, monsieur le Président, mais je l’aime comme s’il

était mon fils. Lorsque je le vis frapper, je me laissaientraîner par la colère, Je saisis vivement la main del’agent et l’empêchai de frapper de nouveau.

– Vous avez vous-même frappé l’agent ?– C’est-à-dire que lorsque celui-ci me mit la main au

collet, j’oubliai quel était l’homme qui se jetait sur moi, ouplutôt je ne vis en lui qu’un homme au lieu de voir unagent, et un mouvement instinctif, involontaire, m’a

Page 133: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

emporté.– À votre âge, on ne se laisse pas emporter.– On ne devrait pas se laisser emporter ;

malheureusement on ne fait pas toujours ce qu’on doit ; jele sens aujourd’hui.

– Nous allons entendre l’agent.Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaient passés,

mais en insistant plus sur la façon dont on s’était moquéde sa personne, de sa voix, de ses gestes, que sur le coupqu’il avait reçu.

Pendant cette déposition, Vitalis, au lieu d’écouter avecattention, regardait de tous côtés dans la salle. Je comprisqu’il me cherchait. Alors je me décidai à quitter mon abri,et, me faufilant au milieu des curieux, j’arrivai au premierrang.

Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; je sentisqu’il était heureux de me voir, et, malgré moi, mes yeuxs’emplirent de larmes.

– C’est tout ce que vous avez à dire pour votredéfense ? demanda enfin le président.

– Pour moi, je n’aurais rien à ajouter ; mais pourl’enfant que j’aime tendrement et qui va rester seul, pourlui je réclame l’indulgence du tribunal, et le prie de noustenir séparés le moins longtemps possible.

Je croyais qu’on allait mettre mon maître en liberté.Mais il n’en fut rien.

Un autre magistrat parla pendant quelques minutes,

Page 134: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

puis le président, d’une voix grave, dit que le nomméVitalis, convaincu d’injures et de voies de fait envers unagent de la force publique, était condamné à deux mois deprison et à cent francs d’amende.

Deux mois de prison !À travers mes larmes, je vis la porte par laquelle

Vitalis était entré, se rouvrir ; celui-ci suivit un gendarme,puis la porte se referma.

Deux mois de séparation.Où aller ?

Page 135: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XI

En bateau.

Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, les yeux

rouges, je trouvai sous la porte de la cour l’aubergiste quime regarda longuement.

J’allais passer pour rejoindre les chiens, quand ilm’arrêta.

– Eh bien ? me dit-il, ton maître ?– Il est condamné.– À combien ?– À deux mois de prison.– Et à combien d’amende ?– Cent francs.– Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ou quatre

reprises.Je voulus continuer mon chemin ; de nouveau il

m’arrêta.

Page 136: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et qu’est-ce que tu veux faire pendant ces deuxmois ?

– Je ne sais pas, monsieur.– Ah ! tu ne sais pas. Tu as de l’argent pour vivre et

pour nourrir tes bêtes, je pense ?– Non, monsieur.– Alors tu comptes sur moi pour vous loger ?– Oh ! non, monsieur, je ne compte sur personne.Rien n’était plus vrai ; je ne comptais sur personne.– Eh bien ! mon garçon, continua l’aubergiste, tu as

raison, ton maître me doit déjà trop d’argent, je ne peuxpas te faire crédit pendant deux mois sans savoir si aubout du compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici.

– M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille,monsieur ?

– Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis pas ton père,je ne suis pas non plus ton maître. Pourquoi veux-tu queje te garde ?

Je restai un moment abasourdi. Que dire ? Cet hommeavait raison. Pourquoi m’aurait-il gardé chez lui ? Je ne luiétais rien qu’un embarras et une charge.

– Allons, mon garçon, prends tes chiens et ton singe,puis file ; tu me laisseras, bien entendu, le sac de tonmaître. Quand il sortira de prison il viendra le chercher, etalors nous réglerons notre compte.

Ce mot me suggéra une idée, et je crus avoir trouvé le

Page 137: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

moyen de rester dans cette auberge.– Puisque vous êtes certain de faire régler votre

compte à ce moment, gardez-moi jusque-là, et vousajouterez ma dépense à celle de mon maître.

– Vraiment, mon garçon ? Ton maître pourra bien mepayer quelques journées ; mais deux mois, c’est une autreaffaire.

– Je mangerai aussi peu que vous voudrez.– Et tes bêtes ? Non, vois-tu, il faut t’en aller ! Tu

trouveras bien à travailler et à gagner ta vie dans lesvillages.

– Mais, monsieur, où voulez-vous que mon maître metrouve en sortant de prison ? C’est ici qu’il viendra mechercher.

– Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là, va faireune promenade de deux mois dans les environs, dans lesvilles d’eaux. À Bagnères, à Cauterets, à Luz, il y a del’argent à gagner.

– Et si mon maître m’écrit ?– Je te garderai sa lettre.– Mais si je ne lui réponds pas ?– Ah ! tu m’ennuies à la fin. Je t’ai dit de t’en aller ; il

faut sortir d’ici, et plus vite que ça ! Je te donne cinqminutes pour partir ; si je te retrouve quand je vaisrevenir dans la cour, tu auras affaire à moi.

Je sentis bien que toute insistance était inutile. Commele disait l’aubergiste, « il fallait sortir d’ici. »

Page 138: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché les chiens etJoli Cœur, après avoir bouclé mon sac et passé sur monépaule la bretelle de ma harpe, je sortis de l’auberge.

L’aubergiste était sur sa porte pour me surveiller.– S’il vient une lettre, me cria-t-il, je te la conserverai !J’avais hâte de sortir de la ville, car mes chiens

n’étaient pas muselés. Que répondre si je rencontrais unagent de police ? Que je n’avais pas d’argent pour leuracheter des muselières ? C’était la vérité, car, tout comptefait, je n’avais que onze sous dans ma poche, et ce n’étaitpas suffisant pour une pareille acquisition. Nem’arrêterait-il pas à mon tour ? Mon maître en prison,moi aussi, que deviendraient les chiens et Joli-Cœur ?J’étais devenu directeur de troupe, chef de famille, moi,l’enfant sans famille, et je sentais ma responsabilité.

Tout en marchant rapidement les chiens levaient latête vers moi, et me regardaient d’un air qui n’avait pasbesoin de paroles pour être compris : ils avaient faim.

Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, me tiraitde temps en temps l’oreille pour m’obliger à tourner latête vers lui : alors il se brossait le ventre par un geste quin’était pas moins expressif que le regard des chiens.

Moi aussi j’aurais bien comme eux parlé de ma faim,car je n’avais pas déjeuné plus qu’eux tous ; mais à quoibon ?

Mes onze sous ne pouvaient pas nous donner àdéjeuner et à dîner, nous devions tous nous contenterd’un seul repas, qui, fait au milieu de la journée, nous

Page 139: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’un seul repas, qui, fait au milieu de la journée, noustiendrait lieu des deux.

L’auberge où nous avions logé et d’où nous venionsd’être chassés, se trouvant dans le faubourg Saint-Michelsur la route de Montpellier, c’était naturellement cetteroute que j’avais suivie.

Dans ma hâte de fuir une ville où je pouvais rencontrerdes agents de police, je n’avais pas le temps de medemander où les routes conduisaient ; ce que je désiraisc’était qu’elles m’éloignassent de Toulouse, le restem’importait peu. Je n’avais pas intérêt à aller dans unpays plutôt que dans un autre ; partout on medemanderait de l’argent pour manger et pour nous loger.Encore la question du logement était-elle de beaucoup lamoins importante ; nous étions dans la saison chaude etnous pouvions coucher à la belle étoile à l’abri d’unbuisson ou d’un mur.

Mais manger ?Je crois bien que nous marchâmes près de deux

heures sans que j’osasse m’arrêter, et cependant leschiens me faisaient des yeux de plus en plus suppliants,tandis que Joli-Cœur me tirait l’oreille et se brossait leventre de plus en plus fort.

Enfin je me crus assez loin de Toulouse pour n’avoirrien à craindre, ou tout au moins pour dire que jemusèlerais mes chiens le lendemain si on me demandaitde le faire, et j’entrai dans la première boutique deboulanger que je trouvai.

Je demandai qu’on me servît une livre et demie de

Page 140: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pain.– Vous prendrez bien un pain de deux livres, me dit la

boulangère ; avec votre ménagerie ce n’est pas trop ; ilfaut bien les nourrir, ces pauvres bêtes !

Sans doute ce n’était pas trop pour ma ménageriequ’un pain de deux livres, car sans compter Joli-Cœur,qui ne mangeait pas de gros morceaux, cela ne nousdonnait qu’une demi-livre pour chacun de nous, maisc’était trop pour ma bourse.

Le pain était alors à cinq sous la livre, et si j’en prenaisdeux livres elles me coûteraient dix sous, de sorte que surmes onze sous il ne m’en resterait qu’un seul.

Or je ne trouvais pas prudent de me laisser entraîner àune aussi grande prodigalité, avant d’avoir monlendemain assuré. En n’achetant qu’une livre et demie depain qui me coûtait sept sous et trois centimes, il merestait pour le lendemain trois sous et deux centimes,c’est-à-dire assez pour ne pas mourir de faim, et attendreune occasion de gagner quelque argent.

J’eus vite fait ce calcul et je dis à la boulangère d’un airque je tâchai de rendre assuré, que j’avais bien assezd’une livre et demie de pain et que je la priais de ne pasm’en couper davantage.

– C’est bon, c’est bon, répondit-elle.Et autour d’un beau pain de six livres que nous aurions

bien certainement mangé tout entier, elle me coupa laquantité que je demandais et la mit dans la balance, àlaquelle elle donna un petit coup.

Page 141: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour les deuxcentimes.

Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir.J’ai vu des gens repousser les centimes qu’on leur

rendait, disant qu’ils n’en sauraient que faire ; moi, jen’aurais pas repoussé ceux qui m’étaient dus ; cependantje n’osai pas les réclamer et sortis sans rien dire, avecmon pain étroitement serré sous mon bras.

Les chiens, joyeux, sautaient autour de moi, et Joli-Cœur me tirait les cheveux en poussant des petits cris.

Nous n’allâmes pas bien loin.Au premier arbre qui se trouva sur la route, je posai

ma harpe contre son tronc et m’allongeai sur l’herbe ; leschiens s’assirent en face de moi, Capi au milieu, Dolce d’uncôté, Zerbino de l’autre ; quant à Joli-Cœur, qui n’étaitpas fatigué, il resta debout pour être tout prêt à voler lesmorceaux qui lui conviendraient.

C’était une affaire délicate que le découpage de mamiche ; j’en fis cinq part aussi égales que possible, et, pourqu’il n’y eût pas de pain gaspillé, je les distribuai enpetites tranches ; chacun avait son morceau à son tour,comme si nous avions mangé à la gamelle.

Joli-Cœur, qui avait besoin de moins de nourriture quenous, se trouva le mieux partagé, et il n’eut plus faimalors que nous étions encore affamés. Sur sa part je pristrois morceaux que je serrai dans mon sac pour lesdonner aux chiens plus tard ; puis, comme il en restaitencore quatre, nous en eûmes chacun un ; ce fut à la fois

Page 142: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

notre plat de supplément et notre dessert.Bien que ce festin n’eût rien de ceux qui provoquent

aux discours, le moment me parut venu d’adresserquelques paroles à mes camarades. Je me considéraisnaturellement comme leur chef, mais je ne me croyais pasassez au-dessus d’eux pour être dispensé de leur fairepart des circonstances graves dans lesquelles nous noustrouvions.

Capi avait sans doute deviné mon intention, car iltenait collés sur les miens ses grands yeux intelligents etaffectueux.

– Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amis Dolce,Zerbino et Joli-Cœur, oui, mes chers camarades, j’ai unemauvaise nouvelle à vous annoncer : notre maître estéloigné de nous pour deux mois.

– Ouah ! cria Capi.– Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussi pour

nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et en son absence,nous allons nous trouver dans une terrible situation. Nousn’avons pas d’argent.

Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement, Capi sedressa sur ses pattes de derrière et se mit à marcher enrond comme s’il faisait la quête dans les « rangs del’honorable société. »

– Tu veux que nous donnions des représentations,continuai-je, c’est assurément un bon conseil, maisferons-nous recette ? Tout est là. Si nous ne réussissonspas, je vous préviens que nous n’avons que trois sous

Page 143: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pour toute fortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Leschoses étant ainsi, j’ose espérer que vous comprendrez lagravité des circonstances et qu’au lieu de me jouer demauvais tours, vous mettrez votre intelligence au servicede la société. Je vous demande de l’obéissance, de lasobriété et du courage. Serrons nos rangs, et comptez surmoi comme je compte sur vous-mêmes.

Je n’ose pas affirmer que mes camarades comprirenttoutes les beautés de mon discours improvisé, maiscertainement ils en sentirent les idées générales. Ilssavaient par l’absence de notre maître qu’il se passaitquelque chose de grave, et ils attendaient de moi uneexplication. S’ils ne comprirent pas tout ce que je leur dis,ils furent au moins satisfaits de mon procédé à leur égard,et ils me prouvaient leur contentement par leur attention.

Quand je dis leur attention, je parle des chiensseulement, car pour Joli-Cœur, il lui était impossible detenir son esprit longtemps fixé sur un même sujet.Pendant la première partie de mon discours, il m’avaitécouté avec les marques du plus vif intérêt ; mais au boutd’une vingtaine de mots il s’était élancé sur l’arbre quinous couvrait de son feuillage, et il s’amusait maintenant àse balancer en sautant de branche en branche. Si Capim’avait fait une pareille injure j’en aurais certes étéblessé, mais, de Joli-Cœur rien ne m’étonnait ; ce n’étaitqu’un étourdi, une cervelle creuse ; et puis après tout ilétait bien naturel qu’il eût envie de s’amuser un peu.

J’avoue que j’en aurais fait volontiers autant et quecomme lui je me serais balancé avec plaisir, mais

Page 144: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’importance et la dignité de mes fonctions ne mepermettaient plus de semblables distractions.

Après quelques instants de repos, je donnai le signal dudépart : il nous fallait gagner notre coucher, en tous casnotre déjeuner du lendemain, si, comme cela étaitprobable, nous faisions l’économie de coucher en plein air.

Au bout d’une heure de marche à peu près, nousarrivâmes en vue d’un village qui me parut propre à laréalisation de mon dessein.

De loin il s’annonçait comme assez misérable, et larecette ne pouvait être par conséquent que bien chétive,mais il n’y avait pas là de quoi me décourager ; je n’étaispas exigeant sur le chiffre de la recette, et je me disais queplus le village était petit, moins nous avions de chance derencontrer des agents de police.

Je fis donc la toilette de mes comédiens, et en aussi belordre que possible nous entrâmes dans ce village ;malheureusement le fifre de Vitalis nous manquait etaussi sa prestance qui, comme celle d’un tambour-major,attirait toujours les regards. Je n’avais pas comme luil’avantage d’une grande taille et d’une tête expressive ;bien petite au contraire était ma taille, bien mince, et surmon visage devait se montrer plus d’inquiétude qued’assurance.

Tout en marchant je regardais à droite et à gauchepour voir l’effet que nous produisions ; il était médiocre,on levait la tête, puis on la rebaissait, personne ne noussuivait.

Page 145: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Arrivés sur une petite place au milieu de laquelle setrouvait une fontaine ombragée par des platanes, je prisma harpe et commençai à jouer une valse. La musiqueétait gaie, mes doigts étaient légers, mais mon cœur étaitchagrin, et il me semblait que je portais sur mes épaulesun poids bien lourd.

Je dis à Zerbino et à Dolce de valser ; ils m’obéirentaussitôt et se mirent à tourner en mesure.

Mais personne ne se dérangea pour venir nousregarder, et cependant sur le seuil des portes je voyaisdes femmes qui tricotaient ou qui causaient.

Je continuai de jouer ; Zerbino et Dolce continuèrentde valser.

Peut-être quelqu’un se déciderait-il à s’approcher denous ; s’il venait une personne, il en viendrait uneseconde, puis dix, puis vingt autres.

Mais j’avais beau jouer, Zerbino et Dolce avaient beautourner, les gens restaient chez eux ; ils ne regardaientmême plus de notre côté.

C’était à désespérer.Cependant je ne désespérais pas et jouais avec plus de

force, faisant sonner les cordes de ma harpe à les casser.Tout à coup un petit enfant, si petit qu’il s’essayait je

crois bien à ses premiers pas, quitta le seuil de sa maisonet se dirigea vers nous.

Sa mère allait le suivre sans doute, puis après la mère,arriverait une amie, nous aurions notre public, et nous

Page 146: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

aurions ensuite une recette.Je jouai moins fort pour ne pas effrayer l’enfant et

pour l’attirer plutôt.Les mains dressées, se balançant sur ses hanches, il

s’avança doucement.Il venait ; il arrivait ; encore quelques pas et il était

près de nous.La mère leva la tête, surprise sans doute et inquiète de

ne pas le sentir près d’elle.Elle l’aperçut aussitôt. Mais alors au lieu de courir

après lui comme je l’avais espéré, elle se contenta del’appeler, et l’enfant docile retourna près d’elle.

Peut-être ces gens n’aimaient-ils pas la danse. Aprèstout c’était possible.

Je commandai à Zerbino et à Dolce de se coucher etme mis à chanter ma canzonetta ; et jamais biencertainement je ne m’y appliquai avec plus de zèle :

Fenesta vascia e patrona crudeleQuanta sospire m’aje fato jettare.

J’entamais la deuxième strophe quand je vis unhomme vêtu d’une veste et coiffé d’un feutre se dirigervers nous.

Enfin !Je chantai avec plus d’entraînement.– Holà ! cria t-il, que fais-tu ici, mauvais garnement ?Je m’interrompis, stupéfié par cette interpellation, et

Page 147: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

restai à le regarder venir vers moi, bouche ouverte.– Eh bien, répondras-tu ? dit-il.– Vous voyez, monsieur, je chante.– As-tu une permission pour chanter sur la place de

notre commune ?– Non, monsieur.– Alors va-t’en si tu ne veux pas que je te fasse un

procès.– Mais, monsieur…– Appelle-moi monsieur le garde champêtre, et tourne

les talons, mauvais mendiant.Un garde champêtre ! Je savais par l’exemple de mon

maître, ce qu’il en coûtait de vouloir se révolter contre lessergents de ville et les gardes champêtres.

Je ne me fis pas répéter cet ordre deux fois ; je tournaisur mes talons comme il m’avait été ordonné, etrapidement je repris le chemin par lequel j’étais venu.

Mendiant ! cela n’était pas juste cependant. Je n’avaispas mendié : j’avais chanté, j’avais dansé, ce qui était mamanière de travailler, quel mal avais-je fait ?

En cinq minutes je sortis de cette commune peuhospitalière mais bien gardée.

Mes chiens me suivaient la tête basse et la mineattristée, comprenant assurément qu’il venait de nousarriver une mauvaise aventure.

Capi de temps en temps me dépassait et, se tournant

Page 148: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

vers moi, il me regardait curieusement avec ses yeuxintelligents. Tout autre à sa place m’eût interrogé, maisCapi était un chien trop bien élevé, trop bien disciplinépour se permettre une question indiscrète, il se contentaitseulement de manifester sa curiosité, et je voyais sesmâchoires trembler, agitées par l’effort qu’il faisait pourretenir ses aboiements.

Lorsque nous fûmes assez éloignés pour n’avoir plus àcraindre la brutale arrivée du garde champêtre, je fis unsigne de la main, et immédiatement les trois chiensformaient le cercle autour de moi, Capi au milieu,immobile, les yeux sur les miens.

Le moment était venu de leur donner l’explicationqu’ils attendaient.

– Comme nous n’avons pas de permission pour jouer,dis-je, on nous renvoie.

– Et alors ? demanda Capi d’un coup de tête.– Alors nous allons coucher à la belle étoile, n’importe

où, sans souper.

Au mot souper, il y eut un grognement général. Jemontrai mes trois sous.

– Vous savez que c’est tout ce qui nous reste ; si nousdépensons nos trois sous ce soir, nous n’aurons rien pourdéjeuner demain ; or, comme nous avons mangéaujourd’hui, je trouve qu’il est sage de penser aulendemain.

Et je remis mes trois sous dans ma poche.

Page 149: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Capi et Dolce baissèrent la tête avec résignation. MaisZerbino, qui n’avait pas toujours bon caractère et qui deplus était gourmand, continua de gronder.

Après l’avoir regardé sévèrement sans pouvoir le fairetaire, je me tournai vers Capi :

– Explique à Zerbino, lui dis-je, ce qu’il paraît ne pasvouloir comprendre ; il faut nous priver d’un second repasaujourd’hui, si nous voulons en faire un seul demain.

Aussitôt Capi donna un coup de patte à son camaradeet une discussion parut s’engager entre eux.

Qu’on ne trouve pas le mot « discussion » impropreparce qu’il est appliqué à deux bêtes. Il est bien certain,en effet, que les bêtes ont un langage particulier à chaqueespèce. Si vous avez habité une maison aux corniches ouaux fenêtres de laquelle les hirondelles suspendent leursnids, vous êtes assurément convaincu que ces oiseaux nesifflent pas simplement un petit air de musique, alorsqu’au jour naissant, elles jacassent si vivement entreelles : ce sont de vrais discours qu’elles tiennent, desaffaires sérieuses qu’elles agitent, ou des paroles detendresse qu’elles échangent. Et les fourmis d’une mêmetribu, lorsqu’elles se rencontrent dans un sentier et sefrottent antennes contre antennes, que croyez-vousqu’elles fassent si vous n’admettez pas qu’elles secommuniquent ce qui les intéresse ? Quant aux chiens,non-seulement ils savent parler, mais encore ils saventlire : voyez-les le nez en l’air, ou bien la tête basse flairantle sol, sentant les cailloux et les buissons ; tout à coup ilss’arrêtent devant une touffe d’herbe ou une muraille et ils

Page 150: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

restent là un moment ; nous ne voyons rien sur cettemuraille, tandis que le chien y lit toutes sortes de chosescurieuses, écrites dans un caractère mystérieux que nousne voyons même pas.

Ce que Capi dit à Zerbino je ne l’entendis pas, car si leschiens comprennent le langage des hommes, les hommesne comprennent pas le langage des chiens ; je visseulement que Zerbino refusait d’entendre raison et qu’ilinsistait pour dépenser immédiatement les trois sous ; ilfallut que Capi se fâchât, et ce fut seulement quand il eutmontré ses crocs, que Zerbino qui n’était pas très-brave,se résigna au silence.

La question du souper étant ainsi réglée, il ne restaitplus que celle du coucher.

Heureusement le temps était beau, la journée étaitchaude, et coucher à la belle étoile en cette saison n’étaitpas bien grave ; il fallait s’installer seulement de manièreà échapper aux loups s’il y en avait dans le pays, et ce quime paraissait beaucoup plus dangereux, aux gardeschampêtres, les hommes étant encore plus à craindrepour nous que les bêtes féroces.

Il n’y avait donc qu’à marcher droit devant soi sur laroute blanche jusqu’à la rencontre d’un gîte.

Ce que nous fîmes.La route s’allongea, les kilomètres succédèrent aux

kilomètres, et les dernières lueurs roses du soleil couchantavaient disparu du ciel que nous n’avions pas encoretrouvé ce gîte.

Page 151: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il fallait, tant bien que mal, se décider.Quand je me décidai à nous arrêter pour passer la nuit,

nous étions dans un bois que coupaient çà et là desespaces dénudés au milieu desquels se dressaient desblocs de granit. L’endroit était bien triste, bien désert,mais nous n’avions pas mieux à choisir, et je pensai qu’aumilieu de ces blocs de granit nous pourrions trouver unabri contre la fraîcheur de la nuit. Je dis nous, en parlantde Joli-Cœur et de moi, car, pour les chiens, je n’étais pasen peine d’eux ; il n’y avait pas à craindre qu’ilsgagnassent la fièvre à coucher dehors. Mais, pour moi, jedevais être soigneux, car j’avais conscience de maresponsabilité. Que deviendrait ma troupe si je tombaismalade ? que deviendrais-je moi-même, si j’avais Joli-Cœur à soigner ?

Quittant la route, nous nous engageâmes au milieu despierres, et bientôt j’aperçus un énorme bloc de granitplanté de travers de manière à former une sorte de cavitéà sa base et un toit à son sommet. Dans cette cavité lesvents avaient amoncelé un lit épais d’aiguilles de pindesséchées. Nous ne pouvions mieux trouver : un matelaspour nous étendre, une toiture pour nous abriter ; il nenous manquait qu’un morceau de pain pour souper ; maisil fallait tâcher de ne pas penser à cela ; d’ailleurs leproverbe n’a-t-il pas dit : « Qui dort dîne. »

Avant de dormir, j’expliquai à Capi que je comptais surlui pour nous garder, et la bonne bête au lieu de veniravec nous se coucher sur les aiguilles de pin, resta endehors de notre abri, posté en sentinelle. Je pouvais être

Page 152: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tranquille, je savais que personne ne nous approcheraitsans que j’en fusse prévenu.

Cependant, bien que rassuré sur ce point, je nem’endormis pas aussitôt que je me fus étendu sur lesaiguilles de pin, Joli-Cœur enveloppé près de moi dans maveste, Zerbino et Dolce couchés en rond à mes pieds, moninquiétude étant plus grande encore que ma fatigue.

La journée, cette première journée de voyage, avaitété mauvaise, que serait celle du lendemain ? J’avais faim,j’avais soif, et il ne me restait que trois sous. J’avais beaules manier machinalement dans ma poche, ilsn’augmentaient pas : un, deux, trois, je m’arrêtaistoujours à ce chiffre.

Comment nourrir ma troupe, comment me nourrirmoi-même, si je ne trouvais pas le lendemain et les jourssuivants à donner des représentations ? des muselières,une permission pour chanter, où voulait-on que j’eneusse ? Faudrait-il donc tous mourir de faim au coin d’unbois, sous un buisson ?

Et tout en agitant ces tristes questions, je regardais lesétoiles qui brillaient au-dessus de ma tête dans le cielsombre. Il ne faisait pas un souffle de vent. Partout lesilence, pas un bruissement de feuilles, pas un cri d’oiseau,pas un roulement de voiture sur la route ; aussi loin quema vue pouvait s’étendre dans les profondeurs bleuâtres,le vide : comme nous étions seuls, abandonnés !

Je sentis mes yeux s’emplir de larmes, puis tout à coupje me mis à pleurer : pauvre mère Barberin ! pauvreVitalis !

Page 153: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vitalis !Je m’étais couché sur le ventre, et je pleurais dans mes

deux mains sans pouvoir m’arrêter quand je sentis unsouffle tiède passer dans mes cheveux ; vivement je meretournai, et une grande langue douce et chaude se collasur mon visage. C’était Capi, qui m’avait entendu pleureret qui venait me consoler, comme il était déjà venu à monsecours lors de ma première nuit de voyage.

Je le pris par le cou à deux bras et j’embrassai sonmuseau humide ; alors il poussa deux ou troisgémissements étouffés et il me sembla qu’il pleurait avecmoi.

Quand je me réveillai il faisait grand jour et Capi, assisdevant moi, me regardait ; les oiseaux sifflaient dans lefeuillage ; au loin, tout au loin, une cloche sonnaitl’Angelus ; le soleil, déjà haut dans le ciel, lançait desrayons chauds et réconfortants, aussi bien pour le cœurque pour le corps.

Notre toilette matinale fut bien vite faite, et nous nousmîmes en route, nous dirigeant du côté d’où venaient lestintements de la cloche ; là était un village, là sans douteétait un boulanger ; quand on s’est couché sans dîner etsans souper, la faim parle de bonne heure.

Mon parti était pris : je dépenserais mes trois sous, etaprès nous verrions.

En arrivant dans le village, je n’eus pas besoin dedemander où était la boulangerie ; notre nez nous guidasûrement vers elle ; j’eus l’odorat presque aussi fin quecelui de mes chiens pour sentir de loin la bonne odeur du

Page 154: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pain chaud.Trois sous de pain quand il coûte cinq sous la livre, ne

nous donnèrent à chacun qu’un bien petit morceau, etnotre déjeuner fut rapidement terminé.

Le moment était donc venu de voir, c’est-à-dired’aviser aux moyens de faire une recette dans la journée.Pour cela je me mis à parcourir le village en cherchant laplace la plus favorable à une représentation, et aussi enexaminant la physionomie des gens pour tâcher dedeviner s’ils nous seraient amis ou ennemis.

Mon intention n’était pas de donner immédiatementcette représentation, car l’heure n’était pas convenable,mais d’étudier le pays, de faire choix du meilleuremplacement, et de revenir dans le milieu de la journée,sur cet emplacement, tenter la chance.

J’étais absorbé par cette idée, quand tout à coupj’entendis crier derrière moi ; je me retournai vivement etje vis arriver Zerbino poursuivi par une vieille femme. Ilne me fallut pas longtemps pour comprendre ce quiprovoquait cette poursuite et ces cris : profitant de madistraction, Zerbino m’avait abandonné, et il était entrédans une maison où il avait volé un morceau de viandequ’il emportait dans sa gueule.

– Au voleur ! criait la vieille femme, arrêtez-le,arrêtez-les tous !

En entendant ces derniers mots, me sentant coupable,ou tout au moins responsable de la faute de mon chien, jeme mis à courir aussi. Que répondre si la vieille femme

Page 155: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

me demandait le prix du morceau de viande volé ?Comment le payer ? Une fois arrêtés, ne nous garderait-on pas ?

Me voyant fuir, Capi et Dolce ne restèrent pas enarrière, et je les sentis sur mes talons, tandis que Joli-Cœur que je portais sur mon épaule, m’empoignait par lecou pour ne pas tomber.

Il n’y avait guère à craindre qu’on nous attrapât ennous rejoignant, mais on pouvait nous arrêter au passage,et justement il me sembla que telle était l’intention dedeux ou trois personnes qui barraient la route.Heureusement une ruelle transversale venait débouchersur la route avant ce groupe d’adversaires. Je me jetaidedans accompagné des chiens, et toujours courant àtoutes jambes nous fûmes bientôt en pleine campagne.Cependant je ne m’arrêtai que lorsque la respirationcommença à me manquer, c’est-à-dire après avoir fait aumoins deux kilomètres. Alors je me retournai, osantregarder en arrière ; personne ne nous suivait ; Capi etDolce étaient toujours sur mes talons, Zerbino arrivaittout au loin, s’étant arrêté sans doute pour manger sonmorceau de viande.

Je l’appelai, mais Zerbino, qui savait qu’il avait méritéune sévère correction s’arrêta, puis au lieu de venir à moi,il se sauva.

C’était poussé par la faim que Zerbino avait volé cemorceau de viande. Mais je ne pouvais pas accepter cetteraison comme une excuse. Il y avait vol. Il fallait que lecoupable fût puni, ou bien c’en était fait de la discipline

Page 156: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans ma troupe : au prochain village, Dolce imiterait soncamarade, et Capi lui-même finirait par succomber à latentation.

Je devais donc administrer une correction publique àZerbino. Mais pour cela il fallait qu’il voulût biencomparaître devant moi, et ce n’était pas chose facile quede le décider.

J’eus recours à Capi.– Va me chercher Zerbino.Et il partit aussitôt pour accomplir la mission que je lui

confiais. Cependant il me sembla qu’il acceptait ce rôleavec moins de zèle que de coutume, et dans le regard qu’ilme jeta avant de partir, je crus voir qu’il se ferait plusvolontiers l’avocat de Zerbino que mon gendarme.

Je n’avais plus qu’à attendre le retour de Capi et deson prisonnier, ce qui pouvait être assez long, car Zerbino,très-probablement, ne se laisserait pas ramener tout desuite. Mais il n’y avait rien de bien désagréable pour moidans cette attente. J’étais assez loin du village pourn’avoir guère à craindre qu’on me poursuivît. Et d’unautre côté, j’étais assez fatigué de ma course pour désirerme reposer un moment. D’ailleurs à quoi bon me presser,puisque je ne savais pas où aller et que je n’avais rien àfaire ?

Justement l’endroit où je m’étais arrêté était fait àsouhait pour l’attente et le repos. Sans savoir où j’allaisdans ma course folle ; j’étais arrivé sur les bords du canaldu Midi, et après avoir traversé des campagnes

Page 157: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

poussiéreuses depuis mon départ de Toulouse, je metrouvais dans un pays vert et frais : des eaux, des arbres,de l’herbe, une petite source coulant à travers les fentesd’un rocher tapissé de plantes qui tombaient en cascadesfleuries suivant le cours de l’eau ; c’était charmant, etj’étais là à merveille pour attendre le retour des chiens.

Une heure s’écoula sans que je les visse revenir ni l’unni l’autre, et je commençais à m’inquiéter, quand Capireparut seul, la tête basse.

– Où est Zerbino ?Capi se coucha dans une attitude craintive, alors en le

regardant je m’aperçus qu’une de ses oreilles étaitensanglantée.

Je n’eus pas besoin d’explication pour comprendre cequi s’était passé : Zerbino s’était révolté contre lagendarmerie, il avait fait résistance et Capi, qui peut-êtren’obéissait qu’à regret à un ordre qu’il considérait commebien sévère, s’était laissé battre.

Fallait-il le gronder et le corriger aussi ? Je n’en euspas le courage, je n’étais pas en disposition de peiner lesautres, étant déjà bien assez affligé de mon proprechagrin.

L’expédition de Capi n’ayant pas réussi, il ne merestait qu’une ressource qui était d’attendre que Zerbinovoulût bien revenir ; je le connaissais, après un premiermouvement de révolte, il se résignerait à subir sapunition, et je le verrais apparaître repentant.

Je m’étendis sous un arbre, tenant Joli-Cœur attaché

Page 158: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de peur qu’il ne lui prît fantaisie de rejoindre Zerbino, etayant, couchés à mes pieds, Capi et Dolce.

Le temps s’écoula, Zerbino ne parut pas,insensiblement le sommeil me prit et je m’endormis.

Quand je m’éveillai le soleil était au-dessus de ma tête,et les heures avaient marché. Mais je n’avais plus besoindu soleil pour me dire qu’il était tard, mon estomac mecriait qu’il y avait longtemps que j’avais mangé monmorceau de pain. De leur côté les deux chiens et Joli-Cœur me montraient aussi qu’ils avaient faim. Capi etDolce, avec des mines piteuses, Joli-Cœur avec desgrimaces.

Et Zerbino n’apparaissait toujours pas.Je l’appelai, je le sifflai, mais tout fut inutile, il ne parut

pas ; ayant bien déjeuné il digérait tranquillement, blottisous un buisson.

Ma situation devenait critique : si je m’en allais ilpouvait très-bien se perdre et ne pas nous rejoindre ; si jerestais, je ne trouvais pas l’occasion de gagner quelquessous et de manger.

Et précisément le besoin de manger devenait de plusen plus impérieux. Les yeux des chiens s’attachaient surles miens désespérément et Joli-Cœur se brossait leventre en poussant des petits cris de colère.

Le temps s’écoulant et Zerbino ne venant pas,j’envoyai une fois encore Capi à la recherche de soncamarade, mais au bout d’une demi-heure il revint seul etme fit comprendre qu’il ne l’avait pas trouvé.

Page 159: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Que faire ?Bien que Zerbino fût coupable et nous eût mis tous par

sa faute encore dans une terrible situation, je ne pouvaispas avoir l’idée de l’abandonner. Que dirait mon maître sije ne lui ramenais pas ses trois chiens ? Et puis, malgrétout, je l’aimais ce coquin de Zerbino.

Je résolus donc d’attendre jusqu’au soir, mais il étaitimpossible de rester ainsi dans l’inaction à écouter notreestomac crier la faim, car ses cris étaient d’autant plusdouloureux qu’ils étaient seuls à se faire entendre, sansaucune distraction aussi bien que sans relâche.

Il fallait inventer quelque chose qui pût nous occupertous les quatre et nous distraire.

Si nous pouvions oublier que nous avions faim, nousaurions assurément moins faim pendant ces heuresd’oubli.

Mais à quoi nous occuper ?Comme j’examinais cette question, je me souvins que

Vitalis m’avait dit qu’à la guerre quand un régiment étaitfatigué par une longue marche, on faisait jouer la musique,si bien qu’en entendant des airs gais ou entraînants, lessoldats oubliaient leurs fatigues.

Si je jouais un air gai, peut-être oublierions-nous tousnotre faim ; en tous cas étant occupé à jouer et les chiensà danser avec Joli-Cœur, le temps passerait plus vite pournous.

Je pris ma harpe, qui était posée contre un arbre, ettournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiens

Page 160: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tournant le dos au canal, après avoir mis mes comédiensen position, je commençai à jouer un air de danse, puisaprès une valse.

Tout d’abord mes acteurs ne semblaient pas trèsdisposés à la danse, il était évident que le morceau de paineût bien mieux fait leur affaire, mais peu à peu ilss’animèrent, la musique produisit son effet obligé, nousoubliâmes tous le morceau de pain que nous n’avions paset nous ne pensâmes plus, moi qu’à jouer, eux qu’àdanser.

Tout à coup j’entendis une voix claire, une voixd’enfant crier : « bravo ! » Cette voix venait de derrièremoi. Je me retournai vivement.

Un bateau était arrêté sur le canal, l’avant tourné versla rive sur laquelle je me trouvais ; les deux chevaux quile traînaient avaient fait halte sur la rive opposée.

C’était un singulier bateau, et tel que je n’en avais pasencore vu de pareil ; il était beaucoup plus court que lespéniches qui servent ordinairement à la navigation sur lescanaux, et au-dessus de son pont peu élevé au dessus del’eau était construite une sorte de galerie vitrée ; à l’avantde cette galerie se trouvait une verandah ombragée pardes plantes grimpantes, dont le feuillage accroché çà et làaux découpures du toit retombait par places en cascadesvertes ; sous cette verandah j’aperçus deux personnes :une dame jeune encore, à l’air noble et mélancolique quise tenait debout, et un enfant, un garçon à peu près demon âge qui me parut couché.

C’était cet enfant sans doute qui avait crié « bravo ».

Page 161: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Remis de ma surprise, car cette apparition n’avait riend’effrayant, je soulevai mon chapeau pour remercier celuiqui m’avait applaudi.

– C’est pour votre plaisir que vous jouez ? medemanda la dame, parlant avec un accent étranger.

– C’est pour faire travailler mes comédiens et aussi…pour me distraire.

L’enfant fit un signe et la dame se pencha vers lui.– Voulez-vous jouer encore ? me demanda la dame en

relevant la tête.Si je voulais jouer ! Jouer pour un public qui m’arrivait

si à propos. Je ne me fis pas prier.– Voulez-vous une danse ou une comédie ? dis-je.– Oh ! une comédie ! s’écria l’enfant.Mais la dame interrompit pour dire qu’elle préférait

une danse.– La danse, c’est trop court, s’écria l’enfant.– Après la danse, nous pourrons, si l’honorable société

le désire, représenter différents tours, « tels qu’ils se fontdans les cirques de Paris. »

C’était une phrase de mon maître, je tâchai de ladébiter comme lui avec noblesse. En réfléchissant, j’étaisbien aise qu’on eût refusé la comédie, car j’aurais étéassez embarrassé pour organiser la représentation,d’abord parce que Zerbino me manquait et aussi parceque je n’avais pas les costumes et les accessoiresnécessaires.

Page 162: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je repris donc ma harpe et je commençai à jouer unevalse ; aussitôt Capi entoura la taille de Dolce avec sesdeux pattes et ils se mirent à tourner en mesure. PuisJoli-Cœur dansa un pas seul. Puis successivement nouspassâmes en revue tout notre répertoire. Nous nesentions pas la fatigue. Quant à mes comédiens, ils avaientassurément compris qu’un dîner serait le paiement deleurs peines, et ils ne s’épargnaient pas plus que jem’épargnais moi-même.

Tout à coup, au milieu d’un de mes exercices, je visZerbino sortir d’un buisson, et quand ses camaradespassèrent près de lui, il se plaça effrontément au milieud’eux et prit son rôle.

Tout en jouant et en surveillant mes comédiens, jeregardais de temps en temps le jeune garçon, et, choseétrange, bien qu’il parût prendre grand plaisir à nosexercices, il ne bougeait pas : il restait couché, allongé,dans une immobilité complète, ne remuant que les deuxmains pour nous applaudir.

Était-il paralysé ? il semblait qu’il était attaché sur uneplanche.

Insensiblement le vent avait poussé le bateau contre laberge sur laquelle je me trouvais et je voyais maintenantl’enfant comme si j’avais été sur le bateau même près delui : il était blond de cheveux, son visage était pâle, si pâlequ’on voyait les veines bleues de son front sous sa peautransparente ; son expression était la douceur et latristesse, avec quelque chose de maladif.

Page 163: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Combien faites-vous payer les places à votrethéâtre ? me demanda la dame.

– On paye selon le plaisir qu’on a éprouvé.– Alors, maman, il faut payer très-cher, dit l’enfant.Puis il ajouta quelques paroles dans une langue que je

ne comprenais pas.– Arthur voudrait voir vos acteurs de plus près, me dit

la dame.Je fis un signe à Capi qui prenant son élan, sauta dans

le bateau.– Et les autres ? cria Arthur.Zerbino et Dolce suivirent leur camarade.– Et le singe !Joli-Cœur aurait facilement fait le saut, mais je n’étais

jamais sûr de lui ; une fois à bord, il pouvait se livrer à desplaisanteries qui n’auraient peut-être pas été du goût dela dame.

– Est-il méchant ? demanda-t-elle.– Non, madame ; mais il n’est pas toujours obéissant et

j’ai peur qu’il ne se conduise pas convenablement.– Eh bien ! embarquez avec lui.Disant cela, elle fit signe à un homme qui se tenait à

l’arrière auprès du gouvernail, et aussitôt cet hommepassant à l’avant jeta une planche sur la berge.

C’était un pont. Il me permit d’embarquer sansrisquer le saut périlleux, et j’entrai dans le bateau

Page 164: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gravement, ma harpe sur l’épaule et Joli-Cœur dans mamain.

– Le singe ! le singe ! s’écria Arthur.Je m’approchai de l’enfant, et, tandis qu’il flattait et

caressait Joli-Cœur, je pus l’examiner à loisir.Chose surprenante, il était bien véritablement attaché

sur une planche, comme je l’avais cru tout d’abord.– Vous avez un père, n’est-ce pas, mon enfant ? me

demanda la dame.– Oui, mais je suis seul en ce moment.– Pour longtemps ?– Pour deux mois.– Deux mois ! Oh ! mon pauvre petit ! comment seul

ainsi pour si longtemps à votre âge !– Il le faut bien, madame !– Votre maître vous oblige sans doute à lui rapporter

une somme d’argent au bout de ces deux mois ?– Non, madame ; il ne m’oblige à rien. Pourvu que je

trouve à vivre avec ma troupe, cela suffit.– Et vous avez trouvé à vivre jusqu’à ce jour ?J’hésitai avant de répondre : je n’avais jamais vu une

dame qui m’inspirât un sentiment de respect comme cellequi m’interrogeait. Cependant elle me parlait avec tant debonté, sa voix était si douce, son regard était si affable, siencourageant, que je me décidai à dire la vérité. D’ailleurs,pourquoi me taire ?

Page 165: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je lui racontai donc comment j’avais dû me séparer deVitalis, condamné à la prison pour m’avoir défendu, etcomment depuis que j’avais quitté Toulouse, je n’avaispas pu gagner un sou.

Pendant que je parlais, Arthur jouait avec les chiens,mais cependant il écoutait et entendait ce que je disais.

– Comme vous devez tous avoir faim ! s’écria-t-il.À ce mot, qu’ils connaissaient bien, les chiens se mirent

à aboyer et Joli-Cœur se frotta le ventre avec frénésie.– Oh ! maman, dit Arthur.La dame comprit cet appel : elle dit quelques mots en

langue étrangère à une femme qui montrait sa tête dansune porte entre-bâillée et presque aussitôt cette femmeapporta une petite table servie.

– Asseyez-vous, mon enfant, me dit la dame.Je ne me fis pas prier, je posai ma harpe et m’assis

vivement devant la table ; les chiens se rangèrent aussitôtautour de moi et Joli-Cœur prit place sur mon genou.

– Vos chiens mangent-ils du pain ? me demandaArthur.

S’ils mangeaient du pain ! Je leur en donnai à chacunun morceau qu’ils dévorèrent.

– Et le singe ? dit Arthur.Mais il n’y avait pas besoin de s’occuper de Joli-Cœur,

car tandis que je servais les chiens, il s’était emparé d’unmorceau de croûte de pâté avec lequel il était en train de

Page 166: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

s’étouffer sous la table.À mon tour, je pris une tranche de pain, et si je ne

m’étouffai pas comme Joli-Cœur, je dévorai au moinsaussi gloutonnement que lui.

– Pauvre enfant ! disait la dame en emplissant monverre.

Quant à Arthur, il ne disait rien, mais il nous regardaitles yeux écarquillés, émerveillé assurément de notreappétit, car nous étions aussi voraces les uns que lesautres, même Zerbino, qui cependant aurait dû serassasier jusqu’à un certain point avec la viande qu’il avaitvolée.

– Et où auriez-vous dîné ce soir si nous ne nous étionspas rencontrés ? demanda Arthur.

– Je crois bien que nous n’aurions pas dîné.– Et demain où dînerez-vous ?– Peut-être demain aurons-nous la chance de faire une

bonne rencontre comme aujourd’hui.Sans continuer de s’entretenir avec moi Arthur se

tourna vers sa mère, et une longue conversations’engagea entre eux dans la langue étrangère que j’avaisdéjà entendue : il paraissait demander une chose qu’ellen’était pas disposée à accorder ou tout au moins contrelaquelle elle soulevait des objections.

Tout à coup il tourna de nouveau sa tête vers moi, carson corps ne bougeait pas.

– Voulez-vous rester avec nous ? dit-il.

Page 167: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je le regardai sans répondre, tant cette question meprit à l’improviste.

– Mon fils vous demande si vous voulez rester avecnous.

– Sur ce bateau !– Oui, sur ce bateau : mon fils est malade, les médecins

ont ordonné de le tenir attaché sur une planche ainsi quevous voyez. Pour qu’il ne s’ennuie pas, je le promène dansce bateau. Vous demeurerez avec nous. Vos chiens etvotre singe donneront des représentations pour Arthurqui sera leur public. Et vous, si vous le voulez bien, monenfant, vous nous jouerez de la harpe. Ainsi vous nousrendrez service, et nous de notre côté nous vous seronspeut-être utiles. Vous n’aurez point chaque jour à trouverun public, ce qui pour un enfant de votre âge n’est pastoujours très-facile.

En bateau ! Je n’avais jamais été en bateau, et ç’avaitété mon grand désir. J’allais vivre en bateau, sur l’eau,quel bonheur !

Ce fut la première pensée qui frappa mon esprit etl’éblouit. Quel rêve !

Quelques secondes de réflexion me firent sentir tout cequ’il y avait d’heureux pour moi dans cette proposition, etcombien était généreuse celle qui me l’adressait.

Je pris la main de la dame et la baisai.Elle parut sensible à ce témoignage de reconnaissance,

et affectueusement, presque tendrement, elle me passa àplusieurs reprises la main sur le front.

Page 168: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

plusieurs reprises la main sur le front.– Pauvre petit ! dit-elle.Puisqu’on me demandait de jouer de la harpe, il me

sembla que je ne devais pas différer de me rendre audésir qu’on me montrait : l’empressement était jusqu’à uncertain point une manière de prouver ma bonne volontéen même temps que ma reconnaissance.

Je pris mon instrument et j’allai me placer tout àl’avant du bateau, puis je commençai à jouer.

En même temps la dame approcha de ses lèvres unpetit sifflet en argent et elle en tira un son aigu.

Je cessai de jouer aussitôt, me demandant pourquoielle sifflait ainsi : était-ce pour me dire que je jouais malou pour me faire taire ?

Arthur, qui voyait tout ce qui se passait autour de lui,devina mon inquiétude.

– Maman a sifflé pour que les chevaux se remettent enmarche, dit-il.

En effet, le bateau qui s’était éloigné de la bergecommençait à filer sur les eaux tranquilles du canal,entraîné par les chevaux, l’eau clapotait contre la carène,et de chaque côté les arbres fuyaient derrière nouséclairés par les rayons obliques du soleil couchant.

– Voulez-vous jouer ? demanda Arthur.Et, d’un signe de tête, appelant sa mère auprès de lui,

il lui prit la main et la garda dans les siennes pendant toutle temps que je jouai les divers morceaux que mon maîtrem’avait appris.

Page 169: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 170: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XII

Mon premier ami.

La mère d’Arthur était Anglaise, elle se nommait

madame Milligan ; elle était veuve et Arthur était son seulenfant, – au moins son seul enfant vivant, car elle avait euun fils aîné, qui avait disparu dans des conditionsmystérieuses.

À l’âge de six mois, cet enfant avait été perdu ou volé,et jamais on n’avait pu retrouver ses traces. Il est vraiqu’au moment où cela était arrivé, madame Milligann’avait pas pu faire les recherches nécessaires. Son mariétait mourant et elle-même était très-gravement malade,n’ayant pas sa connaissance et ne sachant rien de ce quise passait autour d’elle. Quand elle était revenue à la vie,son mari était mort et son fils avait disparu. Lesrecherches avaient été dirigées par M. James Milligan,son beau-frère. Mais il y avait cela de particulier dans cechoix, que M. James Milligan avait un intérêt opposé àcelui de sa belle-sœur. En effet, son frère mort sansenfants, il devenait l’héritier de celui-ci. Ses recherches

Page 171: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

n’aboutirent point : en Angleterre, en France, en Belgique,en Allemagne, en Italie, il fut impossible de découvrir cequ’était devenu l’enfant disparu.

Cependant M. James Milligan n’hérita point de sonfrère, car sept mois après la mort de son mari madameMilligan mit au monde un enfant, qui était le petit Arthur.

Mais cet enfant chétif et maladif, ne pouvait pas vivre,disaient les médecins ; il devait mourir d’un moment àl’autre, et ce jour-là M. James Milligan devenait enfinl’héritier du titre et de la fortune de son frère aîné, car leslois de l’héritage ne sont pas les mêmes dans tous lespays, et en Angleterre elles permettent, dans certainescirconstances, que ce soit un oncle qui hérite au détrimentd’une mère.

Les espérances de M. James Milligan se trouvèrentdonc retardées par la naissance de son neveu, elles nefurent pas détruites ; il n’avait qu’à attendre.

Il attendit.Mais les prédictions des médecins ne se réalisèrent

point : Arthur resta maladif ; il ne mourut pourtant pasainsi qu’il avait été décidé ; les soins de sa mère le firentvivre ; c’est un miracle qui, Dieu merci, se répète assezsouvent.

Vingt fois on le crut perdu, vingt fois il fut sauvé ;successivement, quelquefois même ensemble il avait eutoutes les maladies qui peuvent s’abattre sur les enfants.

En ces derniers temps s’était déclaré un mal terriblequ’on appelle coxalgie, et dont le siège est dans la hanche.

Page 172: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pour ce mal on avait ordonné les eaux sulfureuses, etmadame Milligan était venue dans les Pyrénées. Maisaprès avoir essayé des eaux inutilement, on avait conseilléun autre traitement qui consistait à tenir le maladeallongé, sans qu’il pût mettre le pied à terre.

C’est alors que madame Milligan avait fait construire àBordeaux le bateau sur lequel je m’étais embarqué.

Elle ne pouvait pas penser à laisser son fils enfermédans une maison, il y serait mort d’ennui ou de privationd’air : Arthur ne pouvant plus marcher, la maison qu’ilhabiterait devait marcher pour lui.

On avait transformé un bateau en maison flottanteavec chambre, cuisine, salon et verandah. C’était dans cesalon ou sous cette verandah, selon les temps, qu’Arthurse tenait du matin au soir, avec sa mère à ses côtés, et lespaysages défilaient devant lui, sans qu’il eût d’autre peineque d’ouvrir les yeux.

Ils étaient partis de Bordeaux depuis un mois, et aprèsavoir remonté la Garonne, ils étaient entrés dans le canaldu Midi ; par ce canal, ils devaient gagner les étangs et lescanaux qui longent la Méditerranée, remonter ensuite leRhône, puis la Saône, passer de cette rivière dans la Loirejusqu’à Briare, prendre là le canal de ce nom, arriver dansla Seine et suivre le cours de ce fleuve jusqu’à Rouen où ilss’embarqueraient sur un grand navire pour rentrer enAngleterre.

Bien entendu, ce ne fut pas dès le jour de mon arrivéeque j’appris tous ces détails sur madame Milligan et surArthur ; je ne les connus que successivement, peu à peu,

Page 173: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et si je les ai groupés ici, c’est pour l’intelligence de monrécit.

Le jour de mon arrivée, je fis seulement connaissancede la chambre que je devais occuper dans le bateau quis’appelait le Cygne. Bien qu’elle fût toute petite, cettechambre, deux mètres de long sur un mètre à peu près delarge, c’était la plus charmante cabine, la plus étonnanteque puisse rêver une imagination enfantine.

Le mobilier qui la garnissait consistait en une seulecommode, mais cette commode ressemblait à la bouteilleinépuisable des physiciens qui renferme tant de choses.Au lieu d’être fixe, la tablette supérieure était mobile, etquand on la relevait, on trouvait sous elle un lit complet,matelas, oreiller, couverture. Bien entendu il n’était pastrès-large ce lit, cependant il était assez grand pour qu’ony fût très-bien couché. Sous ce lit était un tiroir garni detous les objets nécessaires à la toilette. Et sous ce tiroirs’en trouvait un autre divisé en plusieurs compartiments,dans lesquels on pouvait ranger le linge et les vêtements.Point de tables, point de sièges, au moins dans la formehabituelle, mais contre la cloison, du côté de la tête du lit,une planchette qui, en s’abaissant, formait table, et ducôté des pieds, une autre qui formait chaise.

Un petit hublot percé dans le bordage et qu’on pouvaitfermer avec un verre rond, servait à éclairer et à aérercette chambre.

Jamais je n’avais rien vu de si joli, ni de si propre ; toutétait revêtu de boiseries en sapin verni, et sur le plancherétait étendue une toile cirée à carreaux noirs et blancs.

Page 174: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais ce n’étaient pas seulement les yeux qui étaientcharmés.

Quand, après m’être déshabillé, je m’étendis dans lelit, j’éprouvai un sentiment de bien-être tout nouveaupour moi ; c’était la première fois que des draps meflattaient la peau, au lieu de me la gratter ; chez mèreBarberin je couchais dans des draps de toile de chanvresraides et rugueux ; avec Vitalis nous couchions biensouvent sans draps sur la paille ou sur le foin, et quand onnous en donnait, dans les auberges, mieux aurait valu,presque toujours, une bonne litière ; comme ils étaientfins ceux dans lesquels je m’enveloppais ; comme ilsétaient doux, comme ils sentaient bon ! et le matelascomme il était plus moelleux que les aiguilles de pin surlesquelles j’avais couché la veille ! Le silence de la nuitn’était plus inquiétant, l’ombre n’était plus peuplée, et lesétoiles que je regardais par le hublot ne me disaient plusque des paroles d’encouragement et d’espérance.

Si bien couché que je fusse dans ce bon lit, je me levaidès le point du jour, car j’avais l’inquiétude de savoircomment mes comédiens avaient passé la nuit.

Je trouvai tout mon monde à la place où je l’avaisinstallé la veille et dormant comme si ce bateau eût étéleur habitation depuis plusieurs mois. À mon approche, leschiens s’éveillèrent et vinrent joyeusement me demanderleur caresse du matin. Seul, Joli-Cœur, bien qu’il eût unœil à demi ouvert, ne bougea pas, mais il se mit à ronflercomme un trombone.

Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’esprit pour

Page 175: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

comprendre ce que cela signifiait : M. Joli-Cœur qui étaitla susceptibilité en personne, se fâchait avec une extrêmefacilité, et une fois fâché, il boudait longtemps. Dans lescirconstances présentes, il était peiné que je ne l’eusse pasemmené dans ma chambre, et il me témoignait sonmécontentement par ce sommeil simulé.

Je ne pouvais pas lui expliquer les raisons quim’avaient obligé, à mon grand regret, de le laisser sur lepont, et, comme je sentais que j’avais, du moins enapparence, des torts envers lui, je le pris dans mes bras,pour lui témoigner mes regrets par quelques caresses.

Tout d’abord il persista dans sa bouderie, mais bientôt,avec sa mobilité d’humeur, il pensa à autre chose, et, parsa pantomime, il m’expliqua que, si je voulais aller mepromener avec lui à terre, il me pardonnerait peut-être.

Le marinier que j’avais vu la veille au gouvernail étaitdéjà levé et il s’occupait à nettoyer le pont : il voulut bienmettre la planche à terre, et je pus descendre dans laprairie avec ma troupe.

En jouant avec les chiens et avec Joli-Cœur, encourant, en sautant les fossés, en grimpant aux arbres, letemps passa vite ; quand nous revînmes, les chevauxétaient attelés au bateau et attachés à un peuplier sur lechemin de halage : ils n’attendaient qu’un coup de fouetpour partir.

J’embarquai vite ; quelques minutes après, l’amarrequi retenait le bateau à la rive fut larguée, le marinier pritplace au gouvernail, le haleur enfourcha son cheval, lapoulie dans laquelle passait la remorque grinça, nous

Page 176: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

étions en route.Quel plaisir que le voyage en bateau ! les chevaux

trottaient sur le chemin de halage, et, sans que noussentissions un mouvement, nous glissions légèrement surl’eau ; les deux rives boisées fuyaient derrière nous, etl’on n’entendait d’autre bruit que celui du remous contrela carène dont le clapotement se mêlait à la sonnerie desgrelots que les chevaux portaient à leur cou.

Nous allions, et penché sur le bordage, je regardais lespeupliers qui, les racines dans l’herbe fraîche, sedressaient fièrement, agitant dans l’air tranquille dumatin leurs feuilles toujours émues ; leur longue filealignée selon la rive, formait un épais rideau vert quiarrêtait les rayons obliques du soleil, et ne laissait venir ànous qu’une douce lumière tamisée par le branchage.

De place en place l’eau se montrait toute noire, commesi elle recouvrait des abîmes insondables ; ailleurs aucontraire, elle s’étalait en nappes transparentes quilaissaient voir des cailloux lustrés et des herbes veloutées.

J’étais absorbé dans ma contemplation, lorsquej’entendis prononcer mon nom derrière moi.

Je me retournai vivement : c’était Arthur qu’onapportait sur sa planche ; sa mère était près de lui.

– Vous avez bien dormi ? me demanda Arthur, mieuxque dans les champs ?

Je m’approchai et répondis en cherchant des parolespolies que j’adressai à la mère tout autant qu’à l’enfant.

– Et les chiens ? dit-il.

Page 177: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et les chiens ? dit-il.Je les appelai, ainsi que Joli-Cœur ; ils arrivèrent en

saluant et Joli-Cœur en faisant des grimaces, commelorsqu’il prévoyait que nous allions donner unereprésentation.

Mais il ne fut pas question de représentation, cematin-là.

Madame Milligan avait installé son fils à l’abri desrayons du soleil ; et elle s’était placée près de lui.

– Voulez-vous emmener les chiens et le singe, me dit-elle, nous avons à travailler.

Je fis ce qui m’était demandé, et je m’en allai avec matroupe, tout à l’avant.

À quel travail ce pauvre petit malade était-il doncpropre ?

Je vis que sa mère lui faisait répéter une leçon, dontelle suivait le texte dans un livre ouvert.

Étendu sur sa planche, Arthur répétait sans faire unmouvement.

Ou plus justement, il essayait de répéter, car il hésitaitterriblement, et ne disait pas trois mots couramment ;encore bien souvent se trompait-il.

Sa mère le reprenait avec douceur, mais en mêmetemps avec fermeté.

– Vous ne savez pas votre fable, dit-elle.

Cela me parut étrange de l’entendre dire vous à sonfils, car je ne savais pas alors que les Anglais ne se servent

Page 178: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas du tutoiement.– Oh ! maman, dit-il d’une voix désolée.– Vous faites plus de fautes aujourd’hui que vous n’en

faisiez hier.– J’ai tâché d’apprendre.– Et vous n’avez pas appris.– Je n’ai pas pu.– Pourquoi ?– Je ne sais pas… parce que je n’ai pas pu… Je suis

malade.– Vous n’êtes pas malade de la tête ; je ne consentirai

jamais à ce que vous n’appreniez rien, et que, sousprétexte de maladie, vous grandissiez dans l’ignorance.

Elle me paraissait bien sévère, madame Milligan, etcependant elle parlait sans colère et d’une voix tendre.

– Pourquoi me désolez-vous en n’apprenant pas vosleçons ?

– Je ne peux pas, maman, je vous assure que je nepeux pas.

Et Arthur se prit à pleurer.Mais madame Milligan ne se laissa pas ébranler par

ses larmes, bien qu’elle parût touchée et même désolée,comme elle avait dit.

– J’aurais voulu vous laisser jouer ce matin avec Rémiet avec les chiens, continua-t-elle, mais vous ne jouerezque quand vous m’aurez répété votre fable sans faute.

Page 179: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Disant cela, elle donna le livre à Arthur et fit quelquespas, comme pour rentrer dans l’intérieur du bateau,laissant son fils couché sur sa planche.

Il pleurait à sanglots et de ma place j’entendais sa voixentrecoupée.

Comment madame Milligan pouvait-elle être sévèreavec ce pauvre petit, qu’elle paraissait aimer sitendrement ? s’il ne pouvait pas apprendre sa leçon, cen’était pas sa faute, c’était celle de la maladie sans doute.

Elle allait donc disparaître sans lui dire une bonneparole.

Mais elle ne disparut pas ; au lieu d’entrer dans lebateau, elle revint vers son fils.

– Voulez-vous que nous essayions de l’apprendreensemble ? dit-elle.

– Oh ! oui, maman, ensemble.Alors elle s’assit près de lui, et reprenant le livre, elle

commença à lire doucement la fable, qui s’appelait : LeLoup et le jeune Mouton ; après elle, Arthur répétait lesmots et les phrases.

Lorsqu’elle eut lu cette fable trois fois, elle donna lelivre à Arthur, en lui disant d’apprendre maintenant toutseul, et elle rentra dans le bateau.

Aussitôt Arthur se mit à lire sa fable, et de ma place oùj’étais resté, je le vis remuer les lèvres.

Il était évident qu’il travaillait et qu’il s’appliquait.

Page 180: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais cette application ne dura pas longtemps ; bientôtil leva les yeux de dessus son livre, et ses lèvresremuèrent moins vite, puis tout à coup elles s’arrêtèrentcomplètement.

Il ne lisait plus, et ne répétait plus.Ses yeux, qui erraient çà et là, rencontrèrent les

miens.De la main je lui fis un signe pour l’engager à revenir à

sa leçon.Il me sourit doucement comme pour me dire qu’il me

remerciait de mon avertissement, et ses yeux se fixèrentde nouveau sur son livre.

Mais bientôt ils se relevèrent et allèrent d’une rive àl’autre du canal.

Comme ils ne regardaient pas de mon côté, je me levaiet ayant ainsi provoqué son attention, je lui montrai sonlivre.

Il le reprit d’un air confus.Malheureusement, deux minutes après, un martin-

pêcheur, rapide comme une flèche, traversa le canal àl’avant du bateau, laissant derrière lui un rayon bleu.

Arthur souleva la tête pour le suivre.Puis quand la vision fut évanouie, il me regarda.Alors m’adressant la parole :– Je ne peux pas, dit-il, et cependant je voudrais bien.Je m’approchai.

Page 181: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Cette fable n’est pourtant pas bien difficile, lui dis-je.– Oh ! si, bien difficile, au contraire.– Elle m’a paru très-facile ; et en écoutant votre

maman la lire, il me semble que je l’ai retenue.Il se mit à sourire d’un air de doute.– Voulez-vous que je vous la dise ?– Pourquoi, puisque c’est impossible.– Mais non, ce n’est pas impossible ; voulez-vous que

j’essaye ? prenez le livre.Il reprit le livre et je commençai à réciter ; il n’eut à

me reprendre que trois ou quatre fois.– Comment, vous la savez ! s’écria-t-il.– Pas très-bien, mais maintenant je crois que je la

dirais sans faute.– Comment avez-vous fait pour l’apprendre ?– J’ai écouté votre maman la lire, mais je l’ai écoutée

avec attention sans regarder ce qui se passait autour denous.

Il rougit et détourna les yeux ; puis après un courtmoment de honte :

– Je comprends comment vous avez écouté, dit-il, et jetâcherai d’écouter comme vous ; mais comment avez-vous fait pour retenir tous ces mots qui se brouillent dansma mémoire ?

Comment j’avais fait ? Je ne savais trop, car je n’avaispas réfléchi à cela ; cependant je tâchai de lui expliquer ce

Page 182: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas réfléchi à cela ; cependant je tâchai de lui expliquer cequ’il me demandait en m’en rendant compte moi-même.

– De quoi s’agit-il dans cette fable ? dis-je. D’unmouton. Je commence donc à penser à des moutons.Ensuite je pense à ce qu’ils font : « Des moutons étaienten sûreté dans leur parc. » Je vois les moutons couchés etdormant dans leur parc puisqu’ils sont en sûreté, et lesayant vus je ne les oublie plus.

– Bon, dit-il, je les vois aussi : « Des moutons étaienten sûreté dans leur parc. » J’en vois des blancs et desnoirs ; je vois des brebis et des agneaux. Je vois même leparc : il est fait de claies.

– Alors vous ne l’oublierez plus ?– Oh ! non.– Ordinairement qui est-ce qui garde les moutons ?– Des chiens.– Quand ils n’ont pas besoin de garder les moutons,

parce que ceux-ci sont en sûreté, que font les chiens ?– Ils n’ont rien à faire.– Alors ils peuvent dormir ; nous disons donc : « les

chiens dormaient. »– C’est cela, c’est bien facile.– N’est-ce pas que c’est très-facile ? Maintenant,

pensons à autre chose. Avec les chiens, qu’est-ce quigarde les moutons ?

– Un berger.– Si les moutons sont en sûreté, le berger n’a rien à

Page 183: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

faire, à quoi peut-il employer son temps.– À jouer de la flûte.– Le voyez-vous ?– Oui.– Où est-il ?– À l’ombre d’un grand ormeau.– Il est seul ?– Non, il est avec d’autres bergers voisins.– Alors, si vous voyez les moutons, le parc, les chiens

et le berger, est-ce que vous ne pouvez pas répéter sansfaute le commencement de votre fable ?

– Il me semble.– Essayez.En m’entendant parler ainsi et lui expliquer comment

il pouvait être facile d’apprendre une leçon qui toutd’abord paraissait difficile, Arthur me regarda avecémotion et avec crainte, comme s’il n’était pas convaincude la vérité de ce que je lui disais ; cependant, aprèsquelques secondes d’hésitation, il se décida.

– « Des moutons étaient en sûreté dans leur parc, leschiens dormaient, et le berger, à l’ombre d’un grandormeau, jouait de la flûte avec d’autres bergers voisins. »

Alors frappant ses mains l’une contre l’autre :– Mais je sais, s’écria-t-il, je n’ai pas fait de faute.– Voulez-vous apprendre le reste de la fable de la

Page 184: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

même manière ?– Oui, avec vous je suis sûr que je vais l’apprendre.

Ah ! comme maman sera contente !Et il se mit à apprendre le reste de la fable, comme il

avait appris sa première phrase.En moins d’un quart d’heure il la sut parfaitement et il

était en train de la répéter sans faute lorsque sa mèresurvint derrière nous.

Tout d’abord elle se fâcha de nous voir réunis, car ellecrut que nous n’étions ensemble que pour jouer, maisArthur ne lui laissa pas dire deux paroles :

– Je la sais, s’écria-t-il, et c’est lui qui me l’a apprise.Madame Milligan me regardait toute surprise, et elle

allait sûrement m’interroger, quand Arthur se mit, sansqu’elle le lui demandât, à répéter le Loup et le jeuneMouton. Il le fit d’un air de triomphe et de joie, sanshésitation et sans faute.

Pendant ce temps, je regardais madame Milligan ; jevis son beau visage s’éclairer d’un sourire, puis il mesembla que ses yeux se mouillèrent ; mais comme à cemoment elle se pencha sur son fils pour l’embrassertendrement en l’entourant de ses deux bras, je ne sais passi elle pleurait.

– Les mots, disait Arthur, c’est bête, ça ne signifie rien,mais les choses on les voit, et Rémi m’a fait voir le bergeravec sa flûte ; quand je levais les yeux en apprenant je nepensais plus à ce qui m’entourait, je voyais la flûte du

Page 185: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

berger et j’entendais l’air qu’il jouait. Voulez-vous que jevous chante l’air, maman ?

Et il chanta en anglais une chanson mélancolique.Cette fois madame Milligan pleurait pour tout de bon,

et quand elle se releva, je vis ses larmes sur les joues deson enfant. Alors elle s’approcha de moi et, me prenant lamain, elle me la serra si doucement que je me sentis toutému :

– Vous êtes un bon garçon, me dit-elle.Si j’ai raconté tout au long ce petit incident, c’est pour

faire comprendre le changement qui, à partir de ce jour-là, se fit dans ma position : la veille on m’avait pris commemontreur de bêtes pour amuser, moi, mes chiens et monsinge, un enfant malade ; mais cette leçon me sépara deschiens et du singe, je devins un camarade, presque unami.

Il faut dire aussi, tout de suite, ce que je ne sus queplus tard, c’est que madame Milligan était désolée de voirque son fils n’apprenait, ou plus justement ne pouvait rienapprendre. Bien qu’il fût malade elle voulait qu’iltravaillât, et précisément parce que cette maladie devaitêtre longue, elle voulait dès maintenant donner à sonesprit, des habitudes qui lui permissent de réparer letemps perdu, le jour où la guérison serait venue.

Jusque-là, elle avait fort mal réussi : si Arthur n’étaitpoint rétif au travail, il l’était absolument à l’attention et àl’application ; il prenait sans résistance le livre qu’on luimettait aux mains, il ouvrait même assez volontiers ses

Page 186: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mains pour le recevoir, mais son esprit il ne l’ouvrait pas,et c’était mécaniquement, comme une machine, qu’ilrépétait tant bien que mal, et plutôt mal que bien, lesmots qu’on lui faisait entrer de force dans la tête.

De là un vif chagrin chez sa mère, qui désespérait delui.

De là aussi une vive satisfaction lorsqu’elle lui entenditrépéter une fable apprise avec moi en une demi-heure,qu’elle-même n’avait pas pu, en plusieurs jours, luimettre dans la mémoire.

Quand je pense maintenant aux jours passés sur cebateau, auprès de madame Milligan et d’Arthur, je trouveque ce sont les meilleurs de mon enfance.

Arthur s’était pris pour moi d’une ardente amitié, etde mon côté je me laissais aller sans réfléchir et sousl’influence de la sympathie à le regarder comme un frère :pas une querelle entre nous ; chez lui pas la moindremarque de la supériorité que lui donnait sa position, etchez moi pas le plus léger embarras ; je n’avais même pasconscience que je pouvais être embarrassé.

Cela tenait sans doute à mon âge et à mon ignorancedes choses de la vie ; mais assurément cela tenaitbeaucoup encore à la délicatesse et à la bonté de madameMilligan, qui bien souvent me parlait comme si j’avais étéson enfant.

Et puis ce voyage en bateau était pour moi unémerveillement ; pas une heure d’ennui ou de fatigue ; dumatin au soir, toutes nos heures remplies.

Page 187: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Depuis la construction des chemins de fer, on ne visiteplus, on ne connaît même plus le canal du Midi, etcependant c’est une des curiosités de la France.

De Villefranche de Lauraguais nous avions été àAvignonnet, et d’Avignonnet aux pierres de Naurouse oùs’élève le monument érigé à la gloire de Riquet, leconstructeur du canal, à l’endroit même où se trouve laligne de faîte entre les rivières qui vont se jeter dansl’Océan et celles qui descendent à la Méditerranée.

Puis nous avions traversé Castelnaudary, la ville desmoulins, Carcassonne, la cité du moyen âge, et par l’éclusede Fouserannes, si curieuse avec ses huit sas accolés, nousétions descendus à Béziers.

Quand le pays était intéressant, nous ne faisions quequelques lieues dans la journée ; quand au contraire ilétait monotone, nous allions plus vite.

C’était la route elle-même qui décidait notre marche etnotre départ. Aucune des préoccupations ordinaires auxvoyageurs ne nous gênait ; nous n’avions pas à faire delongues étapes pour gagner une auberge où nous serionscertains de trouver à dîner et à coucher.

À heure fixe, nos repas étaient servis sous laverandah ; et tout en mangeant nous suivionstranquillement le spectacle mouvant des deux rives.

Quand le soleil s’abaissait, nous nous arrêtions oùl’ombre nous surprenait ; et nous restions là jusqu’à ceque la lumière reparût.

Toujours chez nous, dans notre maison, nous ne

Page 188: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

connaissions point les heures désœuvrées du soir, silongues et si tristes bien souvent pour le voyageur.

Ces heures du soir, tout au contraire, étaient pour noussouvent trop courtes, et le moment du coucher noussurprenait presque toujours alors que nous ne pensionsguère à dormir.

Le bateau arrêté, s’il faisait frais, on s’enfermait dansle salon, et, après avoir allumé un feu doux, pour chasserl’humidité ou le brouillard, qui étaient mauvais pour lemalade, on apportait les lampes ; on installait Arthurdevant la table ; je m’asseyais près de lui, et madameMilligan nous montrait des livres d’images ou des vuesphotographiques. De même que le bateau qui nous portaitavait été construit pour cette navigation spéciale, demême les livres et les vues avaient été choisis pour cevoyage. Quand nos yeux commençaient à se fatiguer, elleouvrait un de ces livres et nous lisait les passages quidevaient nous intéresser et que nous pouvionscomprendre ; ou bien fermant livres et albums, elle nousracontait les légendes, les faits historiques se rapportantaux pays que nous venions de traverser. Elle parlait lesyeux attachés sur ceux de son fils, et c’était chosetouchante de voir la peine qu’elle se donnait pourn’exprimer que des idées, pour n’employer que des motsqui pussent être facilement compris.

Pour moi, quand les soirées étaient belles, j’avais aussiun rôle actif ; alors je prenais ma harpe, et descendant àterre, j’allais à une certaine distance me placer derrièreun arbre qui me cachait dans son ombre, et là je chantais

Page 189: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

toutes les chansons, je jouais tous les airs que je savais ;pour Arthur c’était un grand plaisir que d’entendre ainside la musique dans le calme de la nuit, sans voir celui quila faisait ; souvent il me criait : « encore ! » et jerecommençais l’air que je venais de jouer.

C’était là une vie douce et heureuse pour un enfant quicomme moi n’avait quitté la chaumière de mère Barberinque pour suivre sur les grandes routes le signor Vitalis.

Quelle différence entre le plat de pommes de terre ausel de ma pauvre nourrice et les bonnes tartes aux fruits,les gelées, les crèmes, les pâtisseries de la cuisinière demadame Milligan !

Quel contraste entre les longues marches à pied, dansla boue, sous la pluie, par un soleil de feu, derrière monmaître, et cette promenade en bateau !

Mais, pour être juste envers moi-même, je dois direque j’étais encore plus sensible au bonheur moral que jetrouvais dans cette vie nouvelle, qu’aux jouissancesmatérielles qu’elle me donnait.

Oui, elles étaient bien bonnes les pâtisseries demadame Milligan ; oui, il était agréable de ne plus souffrirde la faim, du chaud ou du froid ; mais combien plus quetout cela étaient bons et agréables pour mon cœur lessentiments qui l’emplissaient.

Deux fois j’avais vu se briser ou se dénouer les liensqui m’attachaient à ceux que j’aimais : la première,lorsque j’avais été arraché d’auprès de mère Barberin ; laseconde, lorsque j’avais été séparé de Vitalis ; et ainsi

Page 190: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

deux fois je m’étais trouvé seul au monde, sans appui,sans soutien, n’ayant d’autres amis que mes bêtes.

Et voilà que dans mon isolement et dans ma détressej’avais trouvé quelqu’un qui m’avait témoigné de latendresse, et que j’avais pu aimer : une femme, une belledame, douce, affable et tendre, un enfant de mon âge quime traitait comme si j’avais été son frère.

Quelle joie, quel bonheur pour un cœur qui, comme lemien, avait tant besoin d’aimer !

Combien de fois en regardant Arthur couché sur saplanche, pâle et dolent, je me prenais à envier sonbonheur, moi, plein de santé et de force !

Ce n’était pas le bien-être qui l’entourait que j’enviais,ce n’étaient pas ses livres, ses jouets luxueux, ce n’étaitpas son bateau, c’était l’amour que sa mère lui témoignait.

Comme il devait être heureux d’être ainsi aimé, d’êtreainsi embrassé dix fois, vingt fois par jour, et de pouvoirlui-même embrasser de tout son cœur cette belle dame,sa mère, dont j’osais à peine toucher la main lorsqu’elleme la tendait.

Et alors je me disais tristement que moi je n’auraisjamais une mère qui m’embrasserait et quej’embrasserais : peut-être un jour je reverrais mèreBarberin, et ce me serait une grande joie, mais enfin je nepourrais plus maintenant lui dire comme autrefois :« Maman », puisqu’elle n’était pas ma mère.

Seul, je serais toujours seul !Aussi cette pensée me faisait-elle goûter avec plus

Page 191: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’intensité la joie que j’éprouvais à me sentir traitertendrement par madame Milligan et Arthur.

Je ne devais pas me montrer trop exigeant pour mapart de bonheur en ce monde, et puisque je n’auraisjamais ni mère, ni frère, ni famille, je devais me trouverheureux d’avoir des amis.

Je devais être heureux et en réalité je l’étaispleinement.

Cependant si douces que me parussent ces nouvelleshabitudes, il me fallut bientôt les interrompre pourrevenir aux anciennes.

Page 192: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIII

Enfant trouvé.

Le temps avait passé vite pendant ce voyage, et le

moment approchait où mon maître allait sortir de prison.À mesure que nous nous éloignions de Toulouse, cette

pensée m’avait de plus en plus vivement tourmenté.C’était charmant de s’en aller ainsi en bateau, sans

peine comme sans souci ; mais il faudrait revenir et faire àpied la route parcourue sur l’eau.

Ce serait moins charmant : plus de bon lit, plus decrèmes, plus de pâtisseries, plus de soirées autour de latable.

Et ce qui me touchait encore bien plus vivement, ilfaudrait me séparer d’Arthur et de madame Milligan ; ilfaudrait renoncer à leur affection, les perdre comme déjàj’avais perdu mère Barberin. N’aimerais-je donc, neserais-je donc aimé que pour être séparé brutalement deceux près de qui je voudrais passer ma vie !

Je puis dire que cette préoccupation a été le seul nuage

Page 193: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de ces journées radieuses.Un jour enfin, je me décidai à en faire part à madame

Milligan, en lui demandant combien elle croyait qu’il mefaudrait de temps pour retourner à Toulouse, car jevoulais me trouver devant la porte de la prison, juste aumoment où mon maître la franchirait.

En entendant parler de départ, Arthur poussa leshauts cris :

– Je ne veux pas que Rémi parte ! s’écria-t-il.Je répondis que je n’étais pas libre de ma personne,

que j’appartenais à mon maître, à qui mes parentsm’avaient loué, et que je devais reprendre mon serviceauprès de lui le jour où il aurait besoin de moi.

Je parlai de mes parents sans dire qu’ils n’étaient pasréellement mes père et mère, car il aurait fallu avouer enmême temps que je n’étais qu’un enfant trouvé ; et c’étaitlà une honte à laquelle je ne pouvais pas me résigner tantj’avais souffert, depuis que je me rendais compte de messensations, du mépris que j’avais vu, dans notre village,marquer en toutes occasions aux enfants des hospices :enfant trouvé ! il me semblait que c’était tout ce qu’il yavait de plus abject au monde. Mon maître savait quej’étais un enfant trouvé, mais il était mon maître, tandisque je serais mort bouche close plutôt que d’avouer àmadame Milligan et à Arthur, qui m’avaient élevé jusqu’àeux, que j’étais un enfant trouvé ; est-ce qu’ils nem’auraient pas alors rejeté et repoussé avec dégoût !

– Maman, il faut retenir Rémi, continua Arthur qui en

Page 194: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dehors du travail, était le maître de sa mère, et faisaitd’elle tout ce qu’il voulait.

– Je serais très-heureuse de garder Rémi, réponditmadame Milligan, vous l’avez pris en amitié, et moi-même j’ai pour lui beaucoup d’affection ; mais pour leretenir près de nous, il faut la réunion de deux conditionsque ni vous ni moi ne pouvons décider. La première c’estque Rémi veuille rester avec nous…

– Ah ! Rémi voudra bien, interrompit Arthur, n’est-cepas, Rémi, que vous ne voulez pas retourner à Toulouse ?

– La seconde, continua madame Milligan sans attendrema réponse, c’est que son maître consente à renoncer auxdroits qu’il a sur lui.

– Rémi, Rémi d’abord, interrompit Arthur poursuivantson idée.

Assurément Vitalis avait été un bon maître pour moi,et je lui étais reconnaissant de ses soins aussi bien que deses leçons, mais il n’y avait aucune comparaison à établirentre l’existence que j’avais menée près de lui et celle quem’offrait madame Milligan ; et même il n’y avait aucunecomparaison à établir entre l’affection que j’éprouvaispour Vitalis et celle que m’inspiraient madame Milligan etArthur. Quand je pensais à cela, je me disais que c’étaitmal à moi de préférer à mon maître ces étrangers que jeconnaissais depuis si peu de temps ; mais enfin, cela étaitainsi ; j’aimais tendrement madame Milligan et Arthur.

– Avant de répondre, continua madame Milligan, Rémidoit réfléchir que ce n’est pas seulement une vie de plaisir

Page 195: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et de promenade que je lui propose, mais encore une viede travail ; il faudra étudier, prendre de la peine, resterpenché sur les livres, suivre Arthur dans ses études ; ilfaut mettre cela en balance avec la liberté des grandschemins.

– Il n’y a pas de balance, dis-je, et je vous assure,madame, que je sens tout le prix de votre proposition.

– Là, voyez-vous, maman ! s’écria Arthur, Rémi veutbien.

Et il se mit à applaudir. Il était évident que je venais dele tirer d’inquiétude, car lorsque sa mère avait parlé detravail et de livres j’avais vu son visage exprimerl’anxiété. Si j’allais refuser ! et cette crainte pour lui quiavait l’horreur des livres, avait dû être des plus vives.Mais je n’avais pas heureusement cette même crainte, etles livres, au lieu de m’épouvanter, m’attiraient. Il est vraiqu’il y avait bien peu de temps qu’on m’en avait mis entreles mains, et ceux qui y avaient passé m’avaient donnéplus de plaisir que de peine. Aussi l’offre de madameMilligan me rendait-elle très-heureux, et étais-jeparfaitement sincère en la remerciant de sa générosité. Jen’allais donc pas abandonner le Cygne ; je n’allais pasrenoncer à cette douce existence, je n’allais pas meséparer d’Arthur et de sa mère.

– Maintenant, poursuivit madame Milligan, il nousreste à obtenir le consentement de son maître ; pour celaje vais lui écrire de venir nous trouver à Cette, car nousne pouvons pas retourner à Toulouse : je lui enverrai sesfrais de voyage et après lui avoir fait comprendre les

Page 196: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

raisons qui nous empêchent de prendre le chemin de ferj’espère qu’il voudra bien se rendre à mon invitation. S’ilaccepte mes propositions, il ne me restera plus qu’àm’entendre avec les parents de Rémi ; car eux aussidoivent être consultés.

Jusque-là tout dans cet entretien avait marché àsouhait pour moi, exactement comme si une bonne féem’avait touché de sa baguette ; mais ces derniers motsme ramenèrent durement du rêve où je planais dans latriste réalité.

Consulter mes parents !Mais sûrement ils diraient ce que je voulais qui restât

caché. La vérité éclaterait. Enfant trouvé !Alors ce serait Arthur, ce serait madame Milligan qui

ne voudraient pas de moi ; alors l’amitié qu’ils metémoignaient serait anéantie ; mon souvenir même leurserait pénible ; Arthur aurait joué avec un enfant trouvé,en aurait fait son camarade, son ami, presque son frère.

Je restai atterré.Madame Milligan me regarda avec surprise et voulut

me faire parler, mais je n’osai pas répondre à sesquestions ; alors croyant sans doute que c’était la penséede la prochaine arrivée de mon maître qui me troublaitainsi, elle n’insista pas.

Heureusement cela se passait le soir, peu de tempsavant l’heure du coucher ; je pus échapper bientôt auxregards curieux d’Arthur et aller m’enfermer dans macabine avec mes craintes et mes réflexions.

Page 197: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ce fut ma première mauvaise nuit à bord du Cygne,mais elle fut terriblement mauvaise, longue et fiévreuse.

Que faire ? Que dire ?Je ne trouvais rien.Et après avoir tourné et retourné cent fois les mêmes

idées, après avoir adopté les résolutions les pluscontradictoires, je m’arrêtai enfin à ne rien faire et à nerien dire. Je laisserais aller les choses et je me résignerais,si je ne pouvais mieux, à ce qui arriverait.

Peut-être Vitalis ne voudrait-il pas renoncer à moi, etalors il n’y aurait pas à faire connaître la vérité.

Et tel était mon effroi de cette vérité, que je croyais sihorrible, que j’en vins à souhaiter que Vitalis n’acceptâtpas la proposition de madame Milligan.

Sans doute, il faudrait m’éloigner d’Arthur et de samère, renoncer à les revoir jamais peut-être ; mais aumoins, ils ne garderaient pas de moi un mauvais souvenir.

Trois jours après avoir écrit à mon maître, madameMilligan reçut une réponse. En quelques lignes Vitalisdisait qu’il aurait l’honneur de se rendre à l’invitation demadame Milligan et qu’il arriverait à Cette le samedisuivant par le train de deux heures.

Je demandai à madame Milligan la permission d’aller àla gare, et prenant les chiens ainsi que Joli-Cœur avecmoi, nous attendîmes l’arrivée de notre maître.

Les chiens étaient inquiets comme s’ils se doutaient dequelque chose, Joli-Cœur était indifférent, et pour moi

Page 198: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

j’étais terriblement ému. C’était ma vie qui allait sedécider. Ah ! si j’avais osé, comme j’aurais prié Vitalis dene pas dire que j’étais un enfant trouvé !

Mais je n’osais pas, et je sentais que ces deux mots :« enfant trouvé », ne pourraient jamais sortir de magorge.

Je m’étais placé dans un coin de la cour de la gare,tenant mes trois chiens en laisse, et Joli-Cœur sous maveste, et j’attendais sans trop voir ce qui se passait autourde moi.

Ce furent les chiens qui m’avertirent que le train étaitarrivé, et qu’ils avaient flairé notre maître. Tout à coup jeme sentis entraîné en avant, et comme je n’étais pas surmes gardes, les chiens m’échappèrent. Ils couraient enaboyant joyeusement, et presque aussitôt je les vis sauterautour de Vitalis qui dans son costume habituel, venaitd’apparaître. Plus prompt, bien que moins souple que sescamarades, Capi s’était élancé dans les bras de sonmaître, tandis que Zerbino et Dolce se cramponnaient àses jambes.

Je m’avançai à mon tour, et Vitalis posant Capi à terre,me serra dans ses bras : pour la première fois, ilm’embrassa en me répétant à plusieurs reprises :

– Buon di, povero caro !Mon maître n’avait jamais été dur pour moi, mais

n’avait jamais non plus été caressant, et je n’étais pashabitué à ces témoignages d’effusion ; cela m’attendrit, etme fit venir les larmes aux yeux, car j’étais dans des

Page 199: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dispositions où le cœur se serre vite.Je le regardai, et je trouvai qu’il avait bien vieilli en

prison ; sa taille s’était voûtée ; son visage avait pâli, seslèvres s’étaient décolorées.

– Eh bien ! tu me trouves changé, n’est-ce pas, mongarçon ? me dit-il ; la prison est un mauvais séjour, etl’ennui une mauvaise maladie ; mais cela va aller mieuxmaintenant.

Puis changeant de sujet :– Et cette dame qui m’a écrit, dit-il, comment l’as-tu

connue ?Alors, je lui racontai comment j’avais rencontré le

Cygne, et comment depuis ce moment j’avais vécu auprèsde madame Milligan et de son fils ; ce que nous avions vu,ce que nous avions fait.

Mon récit fut d’autant plus long que j’avais peurd’arriver à la fin et d’aborder un sujet qui m’épouvantait ;car jamais maintenant je ne pourrais dire à mon maîtreque je désirais le quitter pour rester avec madameMilligan et Arthur.

Mais je n’eus pas cet aveu à lui faire, car nousarrivâmes à l’hôtel où madame Milligan s’était logée avantque mon récit fût terminé. D’ailleurs Vitalis ne me dit riende la lettre de madame Milligan et ne me parla pas despropositions qu’elle avait dû lui adresser dans cette lettre.

– Et cette dame m’attend ? dit-il, quand nousentrâmes à l’hôtel.

Page 200: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Oui, je vais vous conduire à son appartement.– C’est inutile, donne-moi le numéro et reste ici à

m’attendre, avec les chiens et Joli-Cœur.Quand mon maître avait parlé, je n’avais pas

l’habitude de répliquer ou de discuter ; je vouluscependant risquer une observation, pour lui demander del’accompagner auprès de madame Milligan, ce qui mesemblait aussi naturel que juste ; mais d’un geste il meferma la bouche et je lui obéis, restant à la porte de l’hôtel,sur un banc, avec les chiens autour de moi. Eux aussiavaient voulu le suivre, mais ils n’avaient pas plus résistéà son ordre de ne pas entrer, que je n’y avais résisté moi-même ; Vitalis savait commander.

Pourquoi n’avait-il pas voulu que j’assistasse à sonentretien avec madame Milligan ? Ce fut ce que je medemandai, tournant cette question dans tous les sens. Jene lui avais pas encore trouvé de réponse lorsque je le visrevenir.

– Va faire tes adieux à cette dame, me dit-il, jet’attends ici ; nous partons dans dix minutes.

Je fus renversé.– Eh bien ! dit-il après quelques minutes d’attente, tu

ne m’as donc pas compris ? tu restes là stupide :dépêchons !

Ce n’était pas son habitude de me parler durement, etdepuis que j’étais avec lui, il ne m’en avait jamais autantdit.

Je me levai pour obéir machinalement sans

Page 201: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

comprendre.Mais après avoir fait quelques pas pour monter à

l’appartement de madame Milligan :– Vous avez donc dit… demandai-je.– J’ai dit que tu m’étais utile et que je t’étais moi-

même utile ; par conséquent, que je n’étais pas disposé àcéder les droits que j’avais sur toi ; marche et reviens.

Cela me rendit un peu de courage, car j’étais sicomplètement sous l’influence de mon idée fixe d’enfanttrouvé, que j’imaginais que, s’il fallait partir avant dixminutes, c’était parce que mon maître avait dit ce qu’ilsavait de ma naissance.

En entrant dans l’appartement de madame Milligan, jetrouvai Arthur en larmes et sa mère penchée sur lui pourle consoler.

– N’est-ce pas, Rémi, que vous n’allez pas partir ?s’écria Arthur.

Ce fut madame Milligan qui répondit pour moi, enexpliquant que je devais obéir.

– J’ai demandé à votre maître de vous garder près denous, me dit-elle d’une voix qui me fit monter les larmesaux yeux, mais il ne veut pas y consentir, et rien n’a pu ledécider.

– C’est un méchant homme ! s’écria Arthur.– Non, ce n’est point un méchant homme, poursuivit

madame Milligan, vous lui êtes utile, et de plus je croisqu’il a pour vous une véritable affection. D’ailleurs, ses

Page 202: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

paroles sont celles d’un honnête homme et de quelqu’unau-dessus de sa condition. Voilà ce qu’il m’a répondu pourexpliquer son refus : « J’aime cet enfant, il m’aime ; lerude apprentissage de la vie que je lui fais faire près demoi lui sera plus utile que l’état de domesticité déguiséedans lequel vous le feriez vivre malgré vous. Vous luidonneriez de l’instruction, de l’éducation, c’est vrai ; vousformeriez son esprit, c’est vrai, mais non son caractère. Ilne peut pas être votre fils ; il sera le mien ; cela vaudramieux que d’être le jouet de votre enfant malade, doux, siaimable que paraisse être cet enfant. Moi aussi jel’instruirai. »

– Puisqu’il n’est pas le père de Rémi ! s’écria Arthur.– Il n’est pas son père, cela est vrai, mais il est son

maître, et Rémi lui appartient, puisque ses parents le luiont loué. Il faut que pour le moment Rémi lui obéisse.

– Je ne veux pas que Rémi parte.– Il faut cependant qu’il suive son maître ; mais

j’espère que ce ne sera pas pour longtemps. Nous écrironsà ses parents, et je m’entendrai avec eux.

– Oh ! non ! m’écriai-je.– Comment, non ?– Oh ! non, je vous en prie !– Il n’y a cependant que ce moyen, mon enfant.– Je vous en prie, n’est-ce pas ?Il est à peu près certain que si madame Milligan

n’avait pas parlé de mes parents, j’aurais donné à nos

Page 203: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

adieux beaucoup plus que les dix minutes qui m’avaientété accordées par mon maître.

– C’est à Chavanon, n’est-ce pas ? continua madameMilligan.

Sans lui répondre, je m’approchai d’Arthur et leprenant dans mes bras, je l’embrassai à plusieursreprises, mettant dans ces baisers toute l’amitiéfraternelle que je ressentais pour lui. Puis m’arrachant àsa faible étreinte et revenant à madame Milligan, je memis à genoux devant elle, et lui baisai la main.

– Pauvre enfant ! dit-elle en se penchant sur moi.Et elle m’embrassa au front.Alors je me relevai vivement et courant à la porte :– Arthur, je vous aimerai toujours ! dis-je d’une voix

entrecoupée par les sanglots, et vous, madame, je ne vousoublierai jamais !

– Rémi, Rémi ! cria Arthur.Mais je n’en entendis pas davantage ; j’étais sorti et

j’avais refermé la porte.Une minute après, j’étais auprès de mon maître.– En route ! me dit-il.Et nous sortîmes de Cette par la route de Frontignan.Ce fut ainsi que je quittai mon premier ami et me

lançai dans des aventures qui m’auraient été épargnées, sivictime d’un odieux préjugé, je ne m’étais pas laisséaffoler par une sotte crainte.

Page 204: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIV

Neige et loups.

Il fallut de nouveau emboîter le pas derrière mon

maître et, la bretelle de ma harpe tendue sur mon épauleendolorie, cheminer le long des grandes routes, par lapluie comme par le soleil, par la poussière comme par laboue.

Il fallut faire la bête sur les places publiques et rire oupleurer pour amuser l’honorable société.

La transition fut rude, car on s’habitue vite au bien-être et au bonheur.

J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatigues que je neconnaissais pas avant d’avoir vécu pendant deux mois dela douce vie des heureux de ce monde.

Plus d’une fois, dans nos longues marches, je restai enarrière pour penser librement à Arthur, à madameMilligan, au Cygne, et par le souvenir, retourner et vivredans le passé.

Ah ! le bon temps ! Et quand le soir, couché dans une

Page 205: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sale auberge de village, je pensais à ma cabine du Cygne,combien les draps de mon lit me paraissaient rugueux !

Je ne jouerais donc plus avec Arthur, je n’entendraisdonc plus la voix caressante de madame Milligan !

Heureusement, dans mon chagrin, qui était très-vif etpersistant, j’avais une consolation : mon maître étaitbeaucoup plus doux, – beaucoup plus tendre même, – sice mot peut être juste appliqué à Vitalis, – qu’il ne l’avaitjamais été !

De ce côté il s’était fait un grand changement dans soncaractère ou tout au moins dans ses manières d’être avecmoi, et cela me soutenait, cela m’empêchait de pleurerquand le souvenir d’Arthur me serrait le cœur ! Je sentaisque je n’étais pas seul au monde et que dans mon maître,il y avait plus qu’un maître.

Souvent même, si j’avais osé, je l’aurais embrassé, tantj’avais besoin d’épancher au dehors les sentimentsd’affection qui étaient en moi ; mais je n’osais pas, carVitalis n’était pas un homme avec lequel on risquait desfamiliarités.

Tout d’abord, et pendant les premiers temps, ç’avaitété la crainte qui m’avait tenu à distance ; maintenantc’était quelque chose de vague qui ressemblait à unsentiment de respect.

En sortant de mon village, Vitalis n’était pour moiqu’un homme comme les autres, car j’étais alors incapablede faire des distinctions ; mais mon séjour auprès demadame Milligan m’avait jusqu’à un certain point ouvert

Page 206: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les yeux et l’intelligence ; et chose étrange, il me semblait,quand je regardais mon maître avec attention, que jeretrouvais en lui, dans sa tenue, dans son air, dans sesmanières, des points de ressemblance avec la tenue, l’airet les manières de madame Milligan.

Alors je me disais que cela était impossible, parce quemon maître n’était qu’un montreur de bêtes, tandis quemadame Milligan était une dame.

Mais ce que me disait la réflexion n’imposait passilence à ce que mes yeux me répétaient ; quand Vitalis levoulait, il était un monsieur tout comme madame Milliganétait une dame ; la seule différence qu’il y eût entre euxtenait à ce que madame Milligan était toujours dame,tandis que mon maître n’était monsieur que danscertaines circonstances ; mais alors il l’était sicomplètement, qu’il en eût imposé aux plus hardis commeaux plus insolents.

Or, comme je n’étais ni hardi, ni insolent, je subissaiscette influence et je n’osais pas m’abandonner à mesépanchements alors même qu’il les provoquait parquelques bonnes paroles.

Après être partis de Cette, nous étions restés plusieursjours sans parler de madame Milligan et de mon séjoursur le Cygne, mais peu à peu ce sujet s’était présenté dansnos entretiens, mon maître l’abordant toujours lepremier, et bientôt il ne s’était guère passé de jours sansque le nom de madame Milligan fût prononcé.

– Tu l’aimais bien, cette dame ? me disait Vitalis, oui ;

Page 207: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

je comprends cela ; elle a été bonne, très-bonne pour toi ;il ne faut penser à elle qu’avec reconnaissance.

Puis souvent il ajoutait :– Il le fallait !Qu’avait-il fallu ?Tout d’abord je n’avais pas bien compris ; mais peu à

peu j’en étais venu à me dire, que ce qu’il avait fallu,ç’avait été repousser la proposition de madame Milligan,de me garder près d’elle.

C’était à cela assurément que mon maître pensaitquand il disait : « Il le fallait » ; et il me semblait que dansces quelques mots, il y avait comme un regret ; il auraitvoulu me laisser près d’Arthur, mais cela avait étéimpossible.

Et au fond du cœur, je lui savais gré de ce regret, bienque je ne devinasse point pourquoi il n’avait pas puaccepter les propositions de madame Milligan, lesexplications qui m’avaient été répétées par celle-ci ne meparaissant pas très-compréhensibles.

– Maintenant, peut-être les accepterait-il ?Et c’était là pour moi un sujet de grande espérance.

– Pourquoi ne rencontrerions-nous pas le Cygne ? Ildevait remonter le Rhône, et nous, nous longions les rivesde ce fleuve.

Aussi tout en marchant, mes yeux se tournaient plussouvent vers l’eau que vers les collines et les plainesfertiles qui la bordent de chaque côté.

Page 208: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles, Tarascon,Avignon, Montélimar, Valence, Tournon, Vienne, mapremière visite était pour les quais et pour les ponts : jecherchais le Cygne, et quand j’apercevais de loin unbateau à demi noyé dans les brumes confuses, j’attendaisqu’il grandît pour voir si ce n’était pas le Cygne.

Mais ce n’était pas lui.Quelquefois je m’enhardissais jusqu’à interroger les

mariniers, et je leur décrivais le bateau que je cherchais :ils ne l’avaient pas vu passer.

Maintenant que mon maître était décidé à me céder àmadame Milligan, au moins je me l’imaginais, il n’y avaitplus à craindre qu’on parlât de ma naissance ou qu’onécrivît à mère Barberin ; l’affaire se traiterait entre monmaître et madame Milligan ; au moins dans mon rêveenfantin, j’arrangeais ainsi les choses : madame Milligandésirait me prendre près d’elle, mon maître consentait àrenoncer à ses droits sur moi, tout était dit.

Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, et tout letemps que j’eus à moi je le passai sur les quais du Rhôneet de la Saône ; je connais les ponts d’Ainay, de Tilsitt, dela Guillotière ou de l’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’unLyonnais de naissance.

Mais j’eus beau chercher : je ne trouvai pas le Cygne.Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger vers Dijon ;

alors l’espérance de retrouver jamais madame Milligan etArthur commença à m’abandonner ; car j’avais à Lyonétudié toutes les cartes de France que j’avais pu trouver

Page 209: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

aux étalages des bouquinistes, et je savais que le canal duCentre que devait prendre le Cygne pour gagner la Loire,se détache de la Saône à Chalon.

Nous arrivâmes à Chalon et nous en repartîmes sansavoir vu le Cygne : c’en était donc fait, il fallait renoncer àmon rêve.

Ce ne fut pas sans un très-vif chagrin.Justement pour accroître mon désespoir, qui pourtant

était déjà bien assez grand, le temps devint détestable ; lasaison était avancée, l’hiver approchait, et les marchessous la pluie, dans la boue devenaient de plus en pluspénibles. Quand nous arrivions le soir dans une mauvaiseauberge ou dans une grange, harassés par la fatigue,mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’aux cheveux, jene me couchais point avec des idées riantes.

Lorsque, après avoir quitté Dijon, nous traversâmesles collines de la Côte-d’Or, nous fûmes pris par un froidhumide qui nous glaçait jusqu’aux os, et Joli-Cœur devintplus triste et plus maussade que moi.

Le but de mon maître était de gagner Paris au plusvite, car à Paris seulement nous avions chance de pouvoirdonner quelques représentations pendant l’hiver ; mais,soit que l’état de sa bourse ne lui permît pas de prendre lechemin de fer, soit toute autre raison, c’était à pied quenous devions faire la route qui sépare Dijon de Paris.

Quand le temps nous le permettait, nous donnions unecourte représentation dans les villes et dans les villagesque nous traversions, puis, après avoir ramassé une

Page 210: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

maigre recette, nous nous remettions en route.Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peu près,

quoique nous eussions toujours à souffrir du froid et del’humidité ; mais après avoir quitté cette ville, la pluiecessa et le vent tourna au nord.

Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas, bienqu’il soit peu agréable d’avoir le vent du nord en pleinefigure ; à tout prendre, mieux valait encore cette bise, siâpre qu’elle fût, que l’humidité dans laquelle nouspourrissions depuis plusieurs semaines.

Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; le ciels’emplit de gros nuages noirs, le soleil disparutentièrement, et tout annonça que nous aurions bientôt dela neige.

Nous pûmes cependant arriver à un gros village sansêtre pris par la neige, mais l’intention de mon maître étaitde gagner Troyes au plus vite, parce que Troyes est unegrande ville dans laquelle nous pourrions donner plusieursreprésentations, si le mauvais temps nous obligeait à yséjourner.

– Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmes installésdans notre auberge ; nous partirons demain matin debonne heure ; je crains d’être surpris par la neige.

Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais il resta aucoin de l’âtre de la cheminée de la cuisine pour réchaufferJoli-Cœur qui avait beaucoup souffert du froid de lajournée et qui n’avait cessé de gémir, malgré que nouseussions pris soin de l’envelopper dans des couvertures.

Page 211: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Le lendemain matin je me levai de bonne heurecomme il m’avait été commandé ; il ne faisait pas encorejour, le ciel était noir et bas, sans une étoile ; il semblaitqu’un grand couvercle sombre s’était abaissé sur la terreet allait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un vent âpres’engouffrait dans la cheminée et ravivait les tisons qui laveille au soir avaient été enfouis sous la cendre.

– À votre place, dit l’aubergiste, s’adressant à monmaître, je ne partirais pas ; la neige va tomber.

– Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère arriver àTroyes avant la neige.

– Trente kilomètres ne se font pas en une heure.Nous partîmes néanmoins.Vitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa veste pour lui

communiquer un peu de sa propre chaleur, et les chiensjoyeux de ce temps sec couraient devant nous ; monmaître m’avait acheté à Dijon une peau de mouton, dontla laine se portait en dedans, je m’enveloppai dedans et labise qui nous soufflait au visage me la colla sur le corps.

Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche : nousmarchâmes gardant l’un et l’autre le silence, hâtant le pas,autant pour nous presser que pour nous échauffer.

Bien que l’heure fût arrivée où le jour devait paraître,il ne se faisait pas d’éclaircies dans le ciel.

Enfin, du côté de l’Orient, une bande blanchâtreentr’ouvrit les ténèbres, mais le soleil ne se montra pas : ilne fit plus nuit, mais c’eût été une grosse exagération dedire qu’il faisait jour.

Page 212: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cependant, dans la campagne, les objets étaientdevenus plus distincts ; la livide clarté qui rasait la terre,jaillissant du levant comme d’un immense soupirail, nousmontrait des arbres dépouillés de leurs feuilles, et çà et làdes haies ou des broussailles auxquelles les feuillesdesséchées adhéraient encore, faisant entendre, sousl’impulsion du vent qui les secouait et les tordait, unbruissement sec.

Personne sur la route, personne dans les champs, pasun bruit de voiture, pas un coup de fouet ; les seuls êtresvivants étaient les oiseaux qu’on entendait, mais qu’on nevoyait pas, car ils se tenaient abrités sous les feuilles ;seules des pies sautillaient sur la route, la queue relevée,le bec en l’air, s’envolant à notre approche pour se poseren haut d’un arbre, d’où elles nous poursuivaient de leursjacassements qui ressemblaient à des injures ou à desavertissements de mauvais augure.

Tout à coup un point blanc se montra au ciel, dans lenord ; il grandit rapidement en venant sur nous, et nousentendîmes un étrange murmure de cris discordants ;c’étaient des oies ou des cygnes sauvages, qui du Nordémigraient dans le Midi ; ils passèrent au-dessus de nostêtes et ils étaient déjà loin qu’on voyait encore voltigerdans l’air quelques flocons de duvet, dont la blancheur sedétachait sur le ciel noir.

Le pays que nous traversions était d’une tristesselugubre qu’augmentait encore le silence ; aussi loin que lesregards pouvaient s’étendre dans ce jour sombre, on nevoyait que des champs dénudés, des collines arides et des

Page 213: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bois roussis.Le vent soufflait toujours du nord avec une légère

tendance cependant à tourner à l’ouest ; de ce côté del’horizon arrivaient des nuages cuivrés, lourds et bas, quiparaissaient peser sur la cime des arbres.

Bientôt quelques flocons de neige, larges comme despapillons, nous passèrent devant les yeux ; ils montaient,descendaient, tourbillonnaient sans toucher la terre.

Nous n’avions pas encore fait beaucoup de chemin et ilme paraissait impossible d’arriver à Troyes avant laneige ; au reste cela m’inquiétait peu et je me disais mêmeque la neige en tombant arrêterait ce vent du nord etapaiserait le froid.

Mais je ne savais pas ce que c’était qu’une tempête deneige.

Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon à n’oublierjamais cette leçon.

Les nuages qui venaient du nord-ouest s’étaientapprochés, et une sorte de lueur blanche éclairait le ciel deleur côté ; leurs flancs s’étaient entr’ouverts, c’était laneige.

Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrent devantnous, ce fut une pluie de neige qui nous enveloppa.

– Il était écrit que nous n’arriverions pas à Troyes, ditVitalis ; il faudra nous mettre à l’abri dans la premièremaison que nous rencontrerons.

C’était là une bonne parole qui ne pouvait m’être que

Page 214: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

très-agréable ; mais où trouverions-nous cette maisonhospitalière ? Avant que la neige nous enveloppât dans sablanche obscurité, j’avais examiné le pays aussi loin quema vue pouvait s’étendre et je n’avais pas aperçu demaison, ni rien qui annonçât un village. Tout au contrairenous étions sur le point d’entrer dans une forêt dont lesprofondeurs sombres se confondaient dans l’infini, devantnous, aussi bien que de chaque côté sur les collines quinous entouraient.

Il ne fallait donc pas trop compter sur cette maisonpromise ; mais après tout la neige ne continuerait peut-être pas.

Elle continua, et elle augmenta.En peu d’instants elle avait couvert la route ou plus

justement tout ce qui l’arrêtait sur la route : tas depierres, herbes des bas côtés, broussailles et buissons desfossés, car poussée par le vent qui n’avait pas faibli, ellecourait ras de terre pour s’entasser contre tout ce qui luifaisait obstacle.

L’ennui pour nous était d’être au nombre de cesobstacles ; lorsqu’elle nous frappait elle glissait sur lessurfaces rondes, mais partout où se trouvait une fente elleentrait comme une poussière et ne tardait pas à fondre.

Pour moi, je la sentais me descendre en eau froidedans le cou, et mon maître, dont la peau de mouton étaitsoulevée pour laisser respirer Joli-Cœur, ne devait pasêtre mieux protégé.

Cependant nous continuions de marcher contre le vent

Page 215: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et contre la neige sans parler ; de temps en temps nousretournions à demi la tête pour respirer.

Les chiens n’allaient plus en avant, ils marchaient surnos talons, nous demandant un abri que nous ne pouvionsleur donner.

Nous avancions lentement, avec peine, aveuglés,mouillés, glacés, et bien que nous fussions depuis assezlongtemps déjà en pleine forêt, nous ne nous trouvionsnullement abrités, la route étant exposée en plein au vent.

Heureusement (est-ce bien heureusement qu’il fautdire), ce vent qui soufflait en tourmente s’affaiblit peu àpeu, mais alors la neige augmenta, et au lieu de s’abattreen poussière, elle tomba large et compacte.

En quelques minutes la route fut couverte d’uneépaisse couche de neige dans laquelle nous marchâmessans bruit.

De temps en temps je voyais mon maître regarder surla gauche comme s’il cherchait quelque chose, mais onn’apercevait qu’une vaste clairière dans laquelle on avaitfait une coupe au printemps précédent, et dont les jeunesbaliveaux aux tiges flexibles se courbaient sous le poids dela neige.

Qu’espérait-il trouver de ce côté ?Pour moi je regardais droit devant moi, sur la route,

aussi loin que mes yeux pouvaient porter, cherchant sicette forêt ne finirait pas bientôt et si nous n’apercevrionspas une maison.

Mais c’était folie de vouloir percer cette averse

Page 216: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

blanche ; à quelques mètres les objets se brouillaient etl’on ne voyait plus rien que la neige qui descendait enflocons de plus en plus serrés et nous enveloppait commedans les mailles d’un immense filet.

La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamais vutomber la neige, alors même que j’étais derrière une vitredans une chambre bien chauffée, sans éprouver unsentiment de vague tristesse, et présentement je medisais que la chambre chauffée devait être bien loinencore.

Cependant il fallait marcher et ne pas se décourager,parce que nos pieds enfonçaient de plus en plus dans lacouche de neige qui nous montait aux jambes, et parceque le poids qui chargeait nos chapeaux devenait de plusen plus lourd.

Tout à coup, je vis Vitalis étendre la main dans ladirection de la gauche, comme pour attirer mon attention.Je regardai, et il me sembla apercevoir confusément dansla clairière une hutte en branchages recouverte de neige.

Je ne demandai pas d’explication, comprenant que simon maître m’avait montré cette hutte, ce n’était paspour que j’admirasse l’effet qu’elle produisait dans lepaysage ; il s’agissait de trouver le chemin qui conduisait àcette hutte.

C’était difficile, car la neige était déjà assez épaissepour effacer toute trace de route ou de sentier ;cependant à l’extrémité de la clairière, à l’endroit oùrecommençaient les bois de haute futaie, il me sembla quele fossé de la grande route était comblé : là sans doute

Page 217: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

le fossé de la grande route était comblé : là sans doutedébouchait le chemin qui conduisait à la hutte.

C’était raisonner juste ; la neige ne céda pas sous nospieds lorsque nous descendîmes dans le fossé, et nous netardâmes pas à arriver à cette hutte.

Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessusdesquels avaient été disposés des branchages en forme detoit ; et ce toit était assez serré pour que la neige n’eûtpoint passé à travers.

C’était un abri qui valait une maison.Plus pressés ou plus vifs que nous, les chiens étaient

entrés les premiers dans la hutte et ils se roulaient sur lesol sec et dans la poussière en poussant des aboiementsjoyeux.

Notre satisfaction n’était pas moins vive que la leur,mais nous la manifestâmes autrement qu’en nous roulantdans la poussière ; ce qui cependant n’eut pas été mauvaispour nous sécher.

– Je me doutais bien, dit Vitalis, que dans cette jeunevente devait se trouver quelque part une cabane debûcheron ; maintenant la neige peut tomber.

– Oui, qu’elle tombe ! répondis-je d’un air de défi. Etj’allai à la porte, ou plus justement à l’ouverture de lahutte, car elle n’avait ni porte ni fenêtre, pour secouer maveste et mon chapeau, de manière à ne pas mouillerl’intérieur de notre appartement.

Il était tout à fait simple, cet appartement, aussi biendans sa construction que dans son mobilier qui consistait

Page 218: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

en un banc de terre et en quelques grosses pierresservant de sièges. Mais ce qui, dans les circonstances oùnous nous trouvions, était encore d’un plus grand prixpour nous, c’étaient cinq ou six briques posées de champdans un coin et formant le foyer.

Du feu ! nous pouvions faire du feu.Il est vrai qu’un foyer ne suffît pas pour faire du feu, il

faut encore du bois à mettre dans le foyer.Dans une maison comme la nôtre, le bois n’était pas

difficile à trouver, il n’y avait qu’à le prendre auxmurailles et au toit, c’est-à-dire à tirer des branches desfagots et des bourrées, en ayant pour tout soin de prendreces branches çà et là, de manière à no pas compromettrela solidité de notre maison.

Cela fut vite fait, et une flamme claire ne tarda pas àbriller en pétillant joyeusement au-dessus de notre âtre.

Ah ! le beau feu ! le bon feu !Il est vrai qu’il ne brûlait pas sans fumée, et que celle-

ci, ne montant pas dans une cheminée, se répandait dansla hutte ; mais que nous importait ; c’était de la flamme,c’était de la chaleur que nous voulions.

Pendant que, couché sur les deux mains, je soufflais lefeu, les chiens s’étaient assis autour du foyer, etgravement sur leur derrière, le cou tendu, ils présentaientleur ventre mouillé et glacé au rayonnement de laflamme.

Bientôt Joli-Cœur écarta la veste de son maître, et,mettant prudemment le bout du nez dehors, il regarda où

Page 219: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

il se trouvait ; rassuré par son examen, il sauta vivementà terre, et, prenant la meilleure place devant le feu, ilprésenta à la flamme ses deux petites mainstremblotantes.

Nous étions assurés maintenant de ne pas mourir defroid, mais la question de la faim n’était pas résolue.

Il n’y avait dans cette cabane hospitalière ni huche àpain ni fourneau avec des casseroles chantantes.

Heureusement, notre maître était homme deprécaution et d’expérience : le matin, avant que je fusselevé, il avait fait ses provisions de route : une miche depain et un petit morceau de fromage ; mais ce n’était pasle moment de se montrer exigeant ou difficile ; aussi,quand nous vîmes apparaître la miche, y eut-il chez noustous un vif mouvement de satisfaction.

Malheureusement les parts ne furent pas grosses, etpour mon compte mon espérance fut désagréablementtrompée ; au lieu de la miche entière, mon maître ne nousen donna que la moitié.

– Je ne connais pas la route, dit-il en répondant àl’interrogation de mon regard, et je ne sais pas si d’iciTroyes nous trouverons une auberge où manger. De plus,je ne connais pas non plus cette forêt. Je sais seulementque ce pays est très-boisé, et que d’immenses forêts sejoignent les unes aux autres : les forêts de Chaource, deRumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommes-nous àplusieurs lieues d’une habitation ? Peut-être aussi allons-nous rester bloqués longtemps dans cette cabane ? Il fautgarder des provisions pour notre dîner.

Page 220: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

garder des provisions pour notre dîner.C’était là des raisons que je devais comprendre, mais

elles ne touchèrent point les chiens qui voyant serrer lamiche dans le sac, alors qu’ils avaient à peine mangé,tendirent la patte à leur maître, lui grattèrent les genoux,et se livrèrent à une pantomime expressive pour faireouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeux suppliants.

Prières et caresses furent inutiles, le sac ne s’ouvritpoint.

Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas, il nousavait réconfortés ; nous étions à l’abri, le feu nouspénétrait d’une douce chaleur ; nous pouvions attendreque la neige cessât de tomber.

Rester dans cette cabane n’avait rien de bien effrayantpour moi, d’autant mieux que je n’admettais pas que nousdussions y rester bloqués longtemps, comme Vitalisl’avait dit, pour justifier son économie ; la neige netomberait pas toujours.

Il est vrai que rien n’annonçait qu’elle dût cesserbientôt.

Par l’ouverture de notre hutte nous apercevions lesflocons descendre rapides et serrés ; comme il ne ventaitplus, ils tombaient droit, les uns par-dessus les autres,sans interruption.

On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu dedescendre d’en haut, montait d’en bas, de la nappeéblouissante qui couvrait la terre.

Les chiens avaient pris leur parti de cette halte forcée,

Page 221: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et s’étant tous les trois installés devant le feu, celui-cicouché en rond, celui-là étalé sur le flanc, Capi le nez dansles cendres, ils dormaient.

L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étais levé debonne heure, et il serait plus agréable de voyager dans lepays des rêves, peut-être sur le Cygne, que de regardercette neige.

Je ne sais combien je dormis de temps ; quand jem’éveillai la neige avait cessé de tomber, je regardai audehors ; la couche qui s’était entassée devant notre hutteavait considérablement augmenté ; s’il fallait se remettreen route, j’en aurais plus haut que les genoux.

Quelle heure était-il ?Je ne pouvais pas le demander au maître, car en ces

derniers mois les recettes médiocres n’avaient pasremplacé l’argent que la prison et son procès lui avaientcoûté, si bien qu’à Dijon, pour acheter ma peau de moutonet différents objets pour lui et pour moi, il avait dû vendresa montre, la grosse montre en argent sur laquelle j’avaisvu Capi dire l’heure, quand Vitalis m’avait engagé dans latroupe.

C’était au jour de m’apprendre ce que je ne pouvaisplus demander à notre bonne grosse montre.

Mais rien au dehors ne pouvait me répondre : en bas,sur le sol, une ligne blanche éblouissante : au-dessus etdans l’air un brouillard sombre ; au ciel une lueur confuse,avec ça et là des teintes d’un jaune sale.

Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure de la

Page 222: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

journée nous étions.Les oreilles n’en apprenaient pas plus que les yeux, car

il s’était établi un silence absolu que ne venait troubler niun cri d’oiseau, ni un coup de fouet, ni un roulement devoiture ; jamais nuit n’avait été plus silencieuse que cettejournée.

Avec cela régnait autour de nous une immobilitécomplète ; la neige avait arrêté tout mouvement, toutpétrifié ; de temps en temps seulement, après un petitbruit étouffé, à peine perceptible, on voyait une branchede sapin se balancer lourdement ; sous le poids qui lachargeait, elle s’était peu à peu inclinée vers la terre, etquand l’inclinaison avait été trop raide, la neige avaitglissé jusqu’en bas ; alors la branche s’était brusquementredressée, et son feuillage d’un vert noir tranchait sur lelinceul blanc qui enveloppait les autres arbres depuis lacime jusqu’aux pieds, de sorte que lorsqu’on regardait deloin on croyait voir un trou sombre s’ouvrir çà et là dansce linceul.

Comme je restais dans l’embrasure de la porte,émerveillé devant ce spectacle, je m’entendis interpellerpar mon maître.

– As-tu donc envie de te remettre en route ? me dit-il.– Je ne sais pas ; je n’ai aucune envie ; je ferai ce que

vous voudrez que nous fassions.– Eh bien, mon avis est de rester ici, où nous avons au

moins un abri et du feu.Je pensai que nous n’avions guère de pain, mais je

Page 223: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gardai ma réflexion pour moi.– Je crois que la neige va reprendre bientôt, poursuivit

Vitalis, il ne faut pas nous exposer sur la route sans savoirà quelle distance nous sommes des habitations ; la nuit neserait pas douce au milieu de cette neige ; mieux vautencore la passer ici ; au moins nous aurons les pieds secs.

La question de nourriture mise de côté, cetarrangement n’avait rien pour me déplaire ; et d’ailleursen nous remettant en marche tout de suite, il n’étaitnullement certain que nous pussions, avant le soir,trouver une auberge où dîner, tandis qu’il n’était que tropévident que nous trouverions sur la route une couche deneige qui n’ayant pas encore été foulée, serait péniblepour la marche.

Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte, voilàtout.

Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner, Vitalisnous partagea entre six ce qui restait de la miche.

Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peu fut viteexpédié, bien que nous fissions les morceaux aussi petitsque possible, afin de prolonger notre repas.

Lorsque notre pauvre dîner si chétif et si court futterminé, je crus que les chiens allaient recommencer leurmanége du déjeuner, car il était évident qu’ils avaientencore terriblement faim. Mais il n’en fut rien, et je visune fois de plus combien vive était leur intelligence.

Notre maître ayant remis son couteau dans la poche deson pantalon, ce qui indiquait que notre festin était fini,

Page 224: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Capi se leva et après avoir fait un signe de tête à ses deuxcamarades, il alla flairer le sac dans lequel on plaçaithabituellement la nourriture. En même temps il posadélicatement la patte sur le sac pour le palper. Ce doubleexamen le convainquit qu’il n’y avait rien à manger. Alorsil revint à sa place devant le foyer, et après avoir fait unnouveau signe de tête à Dolce et à Zerbino, il s’étala toutde son long avec un soupir de résignation.

– Il n’y a plus rien ; il est inutile de demander.Ce fut exprimé aussi clairement que par la parole.Ses camarades comprenant ce langage, s’étalèrent

comme lui devant le feu, en poussant le même soupir,mais celui de Zerbino ne fut pas résigné, car à un grandappétit Zerbino joignait une vive gourmandise, et cesacrifice était pour lui plus douloureux que pour toutautre.

La neige avait repris depuis longtemps et elle tombaittoujours avec la même persistance ; d’heure en heure onvoyait la couche qu’elle formait sur le sol monter le longdes jeunes cépées, dont les tiges seules émergeaientencore de la marée blanche, qui allait bientôt les engloutir.

Mais lorsque notre dîner fut terminé on commença àne plus voir que confusément ce qui se passait au dehorsde la hutte, car en cette sombre journée l’obscurité étaitvite venue.

La nuit n’arrêta pas la chute de la neige, qui du cielnoir, continua à descendre en gros flocons sur la terreblanche.

Page 225: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Puisque nous devions coucher là, le mieux était dedormir au plus vite ; je fis donc comme les chiens et aprèsm’être roulé dans ma peau de mouton qui, exposée à laflamme, avait séché durant le jour, je m’allongeai auprèsdu feu, la tête sur une pierre plate qui me servaitd’oreiller.

– Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand je voudraidormir à mon tour, car bien que nous n’ayons rien àcraindre des bêtes ou des gens dans cette cabane, il fautque l’un de nous veille pour entretenir le feu ; nousdevons prendre nos précautions contre le froid qui peutdevenir âpre, si la neige cesse.

Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois, etm’endormis.

Quand mon maître me réveilla la nuit devait être déjàavancée ; au moins je me l’imaginai ; la neige ne tombaitplus ; notre feu brûlait toujours.

– À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tu n’auras qu’àmettre de temps en temps du bois dans le foyer ; tu voisque je t’ai fait ta provision.

En effet, un amas de fagots était entassé à portée de lamain. Mon maître, qui avait le sommeil beaucoup plusléger que moi, n’avait pas voulu que je l’éveillasse enallant tirer un morceau de bois à notre muraille chaquefois que j’en aurais besoin, et il m’avait préparé ce tas,dans lequel il n’y avait qu’à prendre sans bruit.

C’était là sans doute une sage précaution, mais ellen’eut pas, hélas ! les suites que Vitalis attendait.

Page 226: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Me voyant éveillé et prêt à prendre ma faction, ils’était allongé à son tour devant le feu, ayant Joli-Cœurcontre lui, roulé dans une couverture, et bientôt sarespiration, plus haute et plus régulière, m’avait dit qu’ilvenait de s’endormir.

Alors je m’étais levé et doucement, sur la pointe despieds, j’avais été jusqu’à la porte, pour voir ce qui sepassait au dehors.

La neige avait tout enseveli, les herbes, les buissons,les cépées, les arbres ; aussi loin que la vue pouvaits’étendre, ce n’était qu’une nappe inégale, maisuniformément blanche ; le ciel était parsemé d’étoilesscintillantes, mais, si vive que fût leur clarté, c’était de laneige que montait la pâle lumière qui éclairait le paysage.Le froid avait repris et il devait geler au dehors, car l’airqui entrait dans notre cabane était glacé. Dans le silencelugubre de la nuit, on entendait parfois des craquementsqui indiquaient que la surface de la neige se congelait.

Nous avions été vraiment bien heureux de rencontrercette cabane ; que serions-nous devenus en pleine forêt,sous la neige et par ce froid ?

Si peu de bruit que j’eusse fait en marchant, j’avaiséveillé les chiens, et Zerbino s’était levé pour venir avecmoi à la porte. Comme il ne regardait pas avec des yeuxpareils aux miens les splendeurs de cette nuit neigeuse, ils’ennuya bien vite et voulut sortir.

De la main je lui donnai l’ordre de rentrer ; quelle idéed’aller dehors par ce froid ; n’était-il pas meilleur derester devant le feu que d’aller vagabonder ? Il obéit,

Page 227: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mais il resta le nez tourné vers la porte, en chien obstinéqui n’abandonne pas son idée.

Je demeurai encore quelques instants à regarder laneige, car bien que ce spectacle me remplit le cœur d’unevague tristesse, je trouvais une sorte de plaisir à lecontempler : il me donnait envie de pleurer, et quoiqu’ilme fût facile de ne plus le voir, puisque je n’avais qu’àfermer les yeux ou à revenir à ma place, je ne bougeaispas.

Enfin je me rapprochai du feu, et l’ayant chargé detrois ou quatre morceaux de bois croisés les uns par-dessus les autres, je crus que je pouvais m’asseoir sansdanger sur la pierre qui m’avait servi d’oreiller.

Mon maître dormait tranquillement ; les chiens et Joli-Cœur dormaient aussi, et du foyer avivé s’élevaient debelles flammes qui montaient en tourbillons jusqu’au toit,en jetant des étincelles pétillantes qui, seules, troublaientle silence.

Pendant assez longtemps je m’amusai à regarder cesétincelles, mais peu à peu, la lassitude me prit etm’engourdit sans que j’en eusse conscience.

Si j’avais eu à m’occuper de ma provision de bois, je meserais levé, et, en marchant autour de la cabane, je meserais tenu éveillé ; mais, en restant assis, n’ayant d’autremouvement à faire que d’étendre la main pour mettre desbranches au feu, je me laissai aller à la somnolence qui megagnait et, tout en me croyant sûr de me tenir éveillé, jeme rendormis.

Page 228: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Tout à coup je fus réveillé en sursaut par un aboiementfurieux.

Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormi longtemps, et lefeu s’était éteint, ou tout au moins il ne donnait plus deflammes qui éclairassent la hutte.

Les aboiements continuaient : c’était la voix de Capi ;mais, chose étrange, Zerbino, pas plus que Dolce nerépondaient à leur camarade.

– Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillant aussi, quese passe-t-il ?

– Je ne sais pas.– Tu t’es endormi et le feu s’éteint.Capi s’était élancé vers la porte, mais n’était point

sorti, et c’était de la porte qu’il aboyait.La question que mon maître m’avait adressée, je me la

posai : que se passait-il ?Aux aboiements de Capi répondirent deux ou trois

hurlements plaintifs dans lesquels je reconnus la voix deDolce. Ces hurlements venaient de derrière notre hutte,et à une assez courte distance.

J’allais sortir ; mon maître m’arrêta en me posant lamain sur l’épaule.

– Mets d’abord du bois sur le feu, me commanda-t-il.Et pendant que j’obéissais, il prit dans le foyer un tison

sur lequel il souffla pour aviser la pointe carbonisée.Puis au lieu de rejeter ce tison dans le foyer, lorsqu’il

Page 229: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

fut rouge, il le garda à la main.– Allons voir, dit-il, et marche derrière moi ; en avant,

Capi !Au moment où nous allions sortir, un formidable

hurlement éclata dans le silence, et Capi se rejeta dansnos jambes, effrayé.

– Ce sont des loups ; où sont Zerbino et Dolce ?À cela je ne pouvais répondre. Sans doute les deux

chiens étaient sortis pendant mon sommeil ; Zerbinoréalisant le caprice qu’il avait manifesté, et que j’avaiscontrarié, Dolce suivant son camarade.

Les loups les avaient-ils emportés ? Il me semblait quel’accent de mon maître, lorsqu’il avait demandé où ilsétaient, avait trahi cette crainte.

– Prends un tison, me dit-il, et allons à leur secours.J’avais entendu raconter dans mon village

d’effrayantes histoires de loups ; cependant je n’hésitaipas ; je m’armai d’un tison et suivis mon maître.

Mais lorsque nous fûmes dans la clairière nousn’aperçûmes ni chiens, ni loups.

On voyait seulement sur la neige les empreintescreusées par les deux chiens.

Nous suivîmes ces empreintes ; elles tournaient autourde la hutte ; puis à une certaine distance se montrait dansl’obscurité un espace où la neige avait été foulée, commesi des animaux s’étaient roulés dedans.

– Cherche, cherche, Capi, disait mon maître et en

Page 230: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

même temps il sifflait pour appeler Zerbino et Dolce.Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucun bruit ne

troublait le silence lugubre de la forêt, et Capi, au lieu dechercher comme on lui commandait, restait dans nosjambes, donnant des signes manifestes d’inquiétude etd’effroi, lui qui ordinairement était aussi obéissant quebrave.

La réverbération de la neige ne donnait pas une clartésuffisante pour nous reconnaître dans l’obscurité et suivreles empreintes ; à une courte distance, les yeux éblouis seperdaient dans l’ombre confuse.

De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forte il appelaZerbino et Dolce.

Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus le cœurserré.

Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce !Vitalis précisa mes craintes.– Les loups les ont emportés, dit-il ; pourquoi les as-tu

laissés sortir ?Ah ! oui, pourquoi ? Je n’avais pas, hélas ! de réponse à

donner.– Il faut les chercher, dis-je.Et je passai devant ; mais Vitalis m’arrêta.– Et où veux-tu les chercher ? dit-il.– Je ne sais pas, partout.– Comment nous guider au milieu de l’obscurité, et

Page 231: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans cette neige ?Et, de vrai, ce n’était pas chose facile ; la neige nous

montait jusqu’à mi-jambe, et ce n’étaient pas nos deuxtisons qui pouvaient éclairer les ténèbres.

– S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’est qu’ilssont… bien loin, dit-il ; et puis, il ne faut pas nous exposerà ce que les loups nous attaquent nous-mêmes ; nousn’avons rien pour nous défendre.

C’était terrible d’abandonner ainsi ces deux pauvreschiens, ces deux camarades, ces deux amis, pour moiparticulièrement, puisque je me sentais responsable deleur faute ; si je n’avais pas dormi, ils ne seraient passortis.

Mon maître s’était dirigé vers la hutte et je l’avaissuivi, regardant derrière moi à chaque pas et m’arrêtantpour écouter ; mais je n’avais rien vu que la neige, jen’avais rien entendu que les craquements de la neige.

Dans la hutte, une surprise nouvelle nous attendait ;en notre absence, les branches que j’avais entassées sur lefeu s’étaient allumées, elles flambaient, jetant leurs lueursdans les coins les plus sombres.

Je ne vis point Joli-Cœur.Sa couverture était restée devant le feu, mais elle était

plate et le singe ne se trouvait pas dessous.Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne se montra

pas.Qu’était-il devenu ?

Page 232: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vitalis me dit qu’en s’éveillant, il l’avait senti près delui, c’était donc depuis que nous étions sortis qu’il avaitdisparu ?

Avait-il voulu nous suivre ?Nous primes une poignée de branches enflammées, et

nous sortîmes, penchés en avant, nos branches inclinéessur la neige, cherchant les traces de Joli-Cœur.

Nous n’en trouvâmes point : il est vrai que le passagedes chiens et nos piétinements avaient brouillé lesempreintes, mais pas assez, cependant, pour qu’on ne pûtpas reconnaître les pieds du singe.

Il n’était donc pas sorti.Nous rentrâmes dans la cabane pour voir s’il ne s’était

pas blotti dans quelque fagot.Notre recherche dura longtemps ; dix fois nous

passâmes à la même place, dans les mêmes coins ; jemontai sur les épaules de Vitalis pour explorer lesbranches qui formaient notre toit ; tout fut inutile.

De temps en temps nous nous arrêtions pourl’appeler ; rien, toujours rien.

Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moi j’étaissincèrement désolé.

Pauvre Joli-Cœur !Comme je demandais à mon maître s’il pensait que les

loups avaient pu aussi l’emporter :– Non, me dit-il, les loups n’auraient pas osé entrer

dans la cabane ; je crois qu’ils auront sauté sur Zerbino et

Page 233: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sur Dolce qui étaient sortis, mais ils n’ont pas pénétré ici ;il est probable que Joli-Cœur épouvanté se sera cachéquelque part pendant que nous étions dehors ; et c’est làce qui m’inquiète pour lui, car par ce temps abominable ilva gagner froid et pour lui le froid serait mortel.

– Alors cherchons encore.Et de nouveau nous recommençâmes nos recherches ;

mais elles ne furent pas plus heureuses que la premièrefois.

– Il faut attendre le jour, dit Vitalis.– Quand viendra-t-il ?– Dans deux ou trois heures, je pense.Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deux mains.Je n’osai pas le troubler. Je restai immobile près de lui,

ne faisant un mouvement que pour mettre des branchessur le feu ; de temps en temps il se levait pour allerjusqu’à la porte, alors il regardait le ciel et il se penchaitpour écouter ; puis il revenait prendre sa place.

Il me semblait que j’aurais mieux aimé qu’il megrondât, plutôt que de le voir ainsi morne et accablé.

Les trois heures dont il avait parlé s’écoulèrent avecune lenteur exaspérante ; c’était à croire que cette nuit nefinirait jamais.

Cependant les étoiles pâlirent et le ciel blanchit, c’étaitle matin, bientôt il ferait jour.

Mais avec le jour naissant le froid augmenta, l’air quientrait par la porte était glacé.

Page 234: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

entrait par la porte était glacé.Si nous retrouvions Joli-Cœur, serait-il encore vivant ?Mais quelle espérance raisonnable de le retrouver

pouvions-nous avoir ?Qui pouvait savoir si le jour n’allait pas nous ramener

la neige ?Alors comment le chercher ?Heureusement il ne la ramena pas ; le ciel au lieu de se

couvrir comme la veille s’emplit d’une lueur rosée quiprésageait le beau temps.

Aussitôt que la clarté froide du matin eut donné auxbuissons et aux arbres leurs formes réelles, noussortîmes. Vitalis s’était armé d’un fort bâton et j’en avaispris un pareillement.

Capi ne paraissait plus être sous l’impression defrayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ; les yeux surceux de son maître il n’attendait qu’un signe pours’élancer en avant.

Comme nous cherchions sur la terre les empreintes deJoli-Cœur, Capi leva la tête et se mit à aboyerjoyeusement ; cela signifiait que c’était en l’air qu’il fallaitchercher et non à terre.

En effet, nous vîmes que la neige qui couvrait notrecabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une grossebranche penchée sur notre toit.

Nous suivîmes des yeux cette branche, qui appartenaità un gros chêne, et tout au haut de l’arbre, blottie dansune fourche, nous aperçûmes une petite forme de couleur

Page 235: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sombre.C’était Joli-Cœur, et ce qui s’était passé n’était pas

difficile à deviner : effrayé par les hurlements des chienset des loups, Joli-Cœur au lieu de rester près du feu,s’était élancé sur le toit de notre hutte, quand nous étionssortis, et de là il avait grimpé au haut du chêne, où setrouvant en sûreté, il était resté blotti, sans répondre ànos appels.

La pauvre petite bête si frileuse devait être glacée.Mon maître l’appela doucement, mais il ne bougea pas

plus que s’il était mort.Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta ses appels :

Joli-Cœur ne donna pas signe de vie.J’avais à racheter ma négligence de la nuit.– Si vous voulez, dis-je, je vais l’aller chercher.– Tu vas te casser le cou.– Il n’y a pas de danger.Le mot n’était pas très-juste ; il y avait danger au

contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbre était gros, etde plus il était couvert de neige dans les parties de sontronc et de ses branches qui avaient été exposées au vent.

Heureusement j’avais appris de bonne heure àgrimper aux arbres et j’avais acquis dans cet art une forceremarquable. Quelques petites branches avaient pousséçà et là, le long du tronc ; elles me servirent d’échelons, etbien que je fusse aveuglé par la neige que mes mains mefaisaient tomber dans les yeux, je parvins bientôt à la

Page 236: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

première fourche. Arrivé là, l’ascension devenait facile ; jen’avais plus qu’à veiller à ne pas glisser sur la neige.

Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur quine bougeait pas, mais qui me regardait avec ses yeuxbrillants.

J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la main pour leprendre, lorsqu’il fit un bond et s’élança sur une autrebranche.

Je le suivis sur cette branche, mais les hommes, hélas !et même les gamins sont très-inférieurs aux singes pourcourir dans les arbres.

Aussi est-il bien probable que je n’aurais, jamais puatteindre Joli-Cœur si la neige n’avait pas couvert lesbranches ; mais comme cette neige lui mouillait les mainset les pieds il fut bientôt fatigué de cette poursuite. Alorsdégringolant de branches en branches il sauta d’un bondsur les épaules de son maître, et se cacha sous la veste decelui-ci.

C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur, mais cen’était pas tout : il fallait maintenant chercher les chiens.

Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit où nousétions déjà venus dans la nuit, et où nous avions trouvé laneige piétinée.

Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facile dedeviner ce qui s’était passé : la neige gardait imprimée encreux l’histoire de la mort des chiens.

En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ils avaientlongé les fagots et nous suivions distinctement leurs

Page 237: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

traces pendant une vingtaine de mètres ; puis ces tracesdisparaissaient dans la neige bouleversée ; alors on voyaitd’autres empreintes ; d’un côté celles qui montraient paroù les loups, en quelques bonds allongés, avaient sauté surles chiens ; et de l’autre celles qui disaient par où ils lesavaient emportés après les avoir boulés ; de traces deschiens il n’en existait plus, à l’exception d’une traînée derouge qui çà et là ensanglantait la neige.

Il n’y avait plus maintenant à poursuivre nosrecherches plus loin ; les deux pauvres chiens avaient étéégorgés là et emportés pour être dévorés à loisir dansquelque hallier épineux.

D’ailleurs nous devions nous occuper au plus vite deréchauffer Joli-Cœur.

Nous rentrâmes dans la cabane et tandis que Vitalis luiprésentait les pieds et les mains au feu comme on faitpour les petits enfants, je chauffai bien sa couverture etnous l’enveloppâmes dedans.

Mais ce n’était pas seulement une couverture qu’ilfallait, c’était encore un bon lit bassiné, c’était surtout uneboisson chaude, et nous n’avions ni l’un ni l’autre ;heureux encore d’avoir du feu.

Nous nous étions assis, mon maître et moi, autour dufoyer, sans rien dire, et nous restions là, immobiles,regardant le feu brûler.

Mais il n’était pas besoin de paroles, il n’était pasbesoin de regard pour exprimer ce que nous ressentions.

– Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvres amis !

Page 238: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’étaient les paroles que tous deux nous murmurionschacun de notre côté, ou tout au moins les pensées de noscœurs.

Ils avaient été nos camarades, nos compagnons debonne et mauvaise fortune, et pour moi, pendant mesjours de détresse et de solitude, mes amis, presque mesenfants.

Et j’étais coupable de leur mort.Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais fait bonne

garde comme je le devais, si je ne m’étais pas endormi, ilsne seraient pas sortis, et les loups ne seraient pas venusnous attaquer dans notre cabane, ils auraient été retenusà distance, effrayés par notre feu.

J’aurais voulu que Vitalis me grondât ; j’aurais presquedemandé qu’il me battît.

Mais il ne me disait rien, il ne me regardait même pas ;il restait la tête penchée au-dessus du foyer : sans doute ilsongeait à ce que nous allions devenir sans les chiens.Comment donner nos représentations sans eux ?Comment vivre ?

Page 239: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XV

Monsieur Joli-Cœur.

Les pronostics du jour levant s’étaient réalisés ; le

soleil brillait dans un ciel sans nuages et ses pâles rayonsétaient réfléchis par la neige immaculée ; la forêt triste etlivide la veille était maintenant éblouissante d’un éclat quiaveuglait les yeux.

De temps en temps Vitalis passait la main sous lacouverture pour tâter Joli-Cœur ; mais celui-ci ne seréchauffait pas, et lorsque je me penchais sur lui jel’entendais grelotter.

Il devint bientôt évident que nous ne pourrions pasréchauffer ainsi son sang glacé dans ses veines.

– Il faut gagner un village, dit Vitalis en se levant, ouJoli-Cœur va mourir ici ; heureux nous serons, s’il nemeurt pas en route. Partons.

La couverture bien chauffée, Joli-Cœur fut enveloppédedans, et mon maître le plaça sous sa veste contre sapoitrine.

Page 240: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nous étions prêts à partir.– Voilà une auberge, dit Vitalis, qui nous a fait payer

cher l’hospitalité qu’elle nous a vendue.En disant cela, sa voix tremblait.Il sortit le premier, et je marchai dans ses pas.Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuil de la

hutte, le nez tourné vers l’endroit où ses camaradesavaient été surpris.

Dix minutes après être arrivés sur la grande route,nous croisâmes une voiture dont le charretier nous appritqu’avant une heure nous trouverions un village.

Cela nous donna des jambes, et cependant marcherétait difficile autant que pénible, au milieu de cette neige,dans laquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps.

De temps en temps, je demandais à Vitalis comment setrouvait Joli-Cœur, et il me répondait qu’il le sentaittoujours grelotter contre lui.

Enfin au bas d’une côte se montrèrent les toits blancsd’un gros village ; encore un effort et nous arrivions.

Nous n’avions point pour habitude de descendre dansles meilleures auberges, celles qui par leur apparencecossue, promettaient bon gîte et bonne table ; tout aucontraire nous nous arrêtions ordinairement à l’entréedes villages ou dans les faubourgs, choisissant quelquepauvre maison, d’où l’on ne nous repousserait pas, et oùl’on ne viderait pas notre bourse.

Mais cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieu de s’arrêter

Page 241: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

à l’entrée du village, Vitalis continua jusqu’à une aubergedevant laquelle se balançait une belle enseigne dorée ; parla porte de la cuisine, grande ouverte, on voyait une tablechargée de viande, et sur un large fourneau plusieurscasseroles en cuivre rouge chantaient joyeusement,lançant au plafond des petits nuages de vapeur ; de la rue,on respirait une bonne odeur de soupe grasse quichatouillait agréablement nos estomacs affamés.

Mon maître ayant pris ses airs « de monsieur » entradans la cuisine, et le chapeau sur la tête, le cou tendu enarrière, il demanda à l’aubergiste une bonne chambreavec du feu.

Tout d’abord l’aubergiste, qui était un personnage debelle prestance, avait dédaigné de nous regarder, mais lesgrands airs de mon maître lui en imposèrent, et une fillede service reçut l’ordre de nous conduire.

– Vite, couche-toi, me dit Vitalis pendant que laservante allumait le feu.

Je restai un moment étonné : pourquoi me coucher ?j’aimais bien mieux me mettre à table qu’au lit.

– Allons vite, répéta Vitalis. Et je n’eus qu’à obéir.Il y avait un édredon sur le lit, Vitalis me l’appliqua

jusqu’au menton.– Tâche d’avoir chaud, me dit-il, plus tu auras chaud

mieux cela vaudra.Il me semblait que Joli-Cœur avait beaucoup plus que

moi besoin de chaleur, car je n’avais nullement froid.

Page 242: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pendant que je restais immobile sous l’édredon, pourtâcher d’avoir chaud, Vitalis au grand étonnement de laservante, tournait et retournait le pauvre petit Joli-Cœur,comme s’il voulait le faire rôtir.

– As-tu chaud ? me demanda Vitalis après quelquesinstants.

– J’étouffe.– C’est justement ce qu’il faut.Et venant à moi vivement, il mit Joli-Cœur dans mon

lit, en me recommandant de le tenir bien serré contre mapoitrine.

La pauvre petite bête, qui était ordinairement si rétivelorsqu’on lui imposait quelque chose qui lui déplaisait,semblait résignée à tout.

Elle se tenait collée contre moi, sans faire unmouvement ; elle n’avait plus froid, son corps étaitbrûlant.

Mon maître était descendu à la cuisine ; bientôt ilremonta portant un bol de vin chaud et sucré.

Il voulut faire boire quelques cuillerées de ce breuvageà Joli-Cœur, mais celui-ci ne put pas desserrer les dents.

Avec ses yeux brillants il nous regardait tristementcomme pour nous prier de ne pas le tourmenter.

En même temps il sortait un de ses bras du lit et nousle tendait.

Je me demandais ce que signifiait ce geste qu’ilrépétait à chaque instant, quand Vitalis me l’expliqua.

Page 243: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœuravait eu une fluxion de poitrine et on l’avait saigné aubras ; à ce moment, se sentant de nouveau malade, il noustendait le bras pour qu’on le saignât encore et le guérîtcomme on l’avait guéri la première fois.

N’était-ce pas touchant ?Non-seulement Vitalis fut touché, mais encore il fut

inquiété.Il était évident que le pauvre Joli-Cœur était malade,

et même il fallait qu’il se sentît bien malade pour refuserle vin sucré qu’il aimait tant.

– Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vais allerchercher un médecin.

Il faut avouer que moi aussi j’aimais bien le vin sucré,et de plus j’avais une terrible faim ; je ne me fis donc pasdonner cet ordre deux fois, et après avoir vidé le bol, jeme replaçai sous l’édredon, où la chaleur du vin aidant, jefaillis étouffer.

Notre maître ne fut pas longtemps sorti ; bientôt ilrevint amenant avec lui un monsieur à lunettes d’or, – lemédecin.

Craignant que ce puissant personnage ne voulût pas sedéranger pour un singe, Vitalis n’avait pas dit pour quelmalade il l’appelait ; aussi, me voyant dans le lit rougecomme une pivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi,et m’ayant posé la main sur le front :

– Congestion, dit il.

Page 244: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Et il secoua la tête d’un air qui n’annonçait rien de bon.Il était temps de le détromper, ou bien il allait peut-

être me saigner.– Ce n’est pas moi qui suis malade, dis-je.– Comment, pas malade ? Cet enfant délire.Sans répondre, je soulevai un peu la couverture, et

montrant Joli-Cœur qui avait posé son petit bras autourde mon cou :

– C’est lui qui est malade, dis-je.Le médecin avait reculé de deux pas en se tournant

vers Vitalis :– Un singe ! criait-il, comment, c’est pour un singe que

vous m’avez dérangé et par un temps pareil !Je crus qu’il allait sortir indigné.Mais c’était un habile homme que notre maître et qui

ne perdait pas facilement la tête. Poliment et avec sesgrands airs il arrêta le médecin. Puis il lui expliqua lasituation : comment nous avions été surpris par la neige,et comment par la peur des loups, Joli-Cœur s’était sauvésur un chêne où le froid l’avait glacé.

– Sans doute le malade n’était qu’un singe ; mais quelsinge de génie ! et de plus un camarade, un ami pournous ! Comment confier un comédien aussi remarquableaux soins d’un simple vétérinaire ! Tout le monde sait queles vétérinaires de village ne sont que des ânes. Tandisque tout le monde sait aussi que les médecins sont tous, àdes degrés divers, des hommes de science ; si bien que

Page 245: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans le moindre village on est certain de trouver le savoiret la générosité en allant sonner à la porte du médecin.Enfin, bien que le singe ne soit qu’un animal, selon lesnaturalistes, il se rapproche tellement de l’homme que sesmaladies sont celles de celui-ci. N’est-il pas intéressant,au point de vue de la science et de l’art, d’étudier par oùces maladies se ressemblent ou ne se ressemblent pas ?

Ce sont d’adroits flatteurs que les Italiens ; le médecinabandonna bientôt la porte pour se rapprocher du lit.

Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur qui avaitsans doute deviné que ce personnage à lunettes était unmédecin, avait plus de dix fois sorti son petit bras, pourl’offrir à la saignée.

– Voyez comme ce singe est intelligent, il sait que vousêtes médecin, et il vous tend le bras pour que vous tâtiezson pouls.

Cela acheva de décider le médecin.– Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux.Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bien

inquiétant : le pauvre M. Joli-Cœur était menacé d’unefluxion de poitrine.

Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent, fut pris par lemédecin, et la lancette s’enfonça dans sa veine, sans qu’ilpoussât le plus petit gémissement.

Il savait que cela devait le guérir.Puis après la saignée vinrent les sinapismes, les

cataplasmes, les potions et les tisanes.

Page 246: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Bien entendu, je n’étais pas resté dans le lit ; j’étaisdevenu garde-malade sous la direction de Vitalis.

Le pauvre petit Joli-Cœur aimait mes soins et il merécompensait par un doux sourire : son regard étaitdevenu vraiment humain.

Lui naguère si vif, si pétulant, si contrariant, toujoursen mouvement pour nous jouer quelque mauvais tour,était maintenant là, d’une tranquillité et d’une docilitéexemplaires.

Il semblait qu’il avait besoin qu’on lui témoignât del’amitié, demandant même celle de Capi qui tant de foisavait été sa victime.

Comme un enfant gâté, il voulait nous avoir tousauprès de lui, et lorsque l’un de nous sortait, il se fâchait.

Sa maladie suivait la marche de toutes les fluxions depoitrine, c’est-à-dire que la toux s’était bientôt établie, lefatiguant beaucoup par les secousses qu’elle imprimait àson pauvre petit corps.

J’avais cinq sous pour toute fortune, je les employai àacheter du sucre d’orge pour Joli-Cœur.

Malheureusement j’aggravai son mal au lieu de lesoulager.

Avec l’attention qu’il apportait à tout, il ne lui fallut paslongtemps pour observer que je lui donnais un morceaude sucre d’orge toutes les fois qu’il toussait.

Alors il s’empressa de profiter de cette observation, etil se mit à tousser à chaque instant, afin d’avoir plus

Page 247: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

souvent le remède qu’il aimait tant, si bien que ce remèdeau lieu de le guérir le rendit plus malade.

Quand je m’aperçus de sa ruse, je supprimai bienentendu le sucre d’orge, mais il ne se découragea pas : ilcommençait par m’implorer de ses yeux suppliants ; puisquand il voyait que ses prières étaient inutiles, ils’asseyait sur son séant, et courbé en deux, une mainposée sur son ventre, il toussait de toutes ses forces, saface se colorait, les veines de son front se distendaient, leslarmes coulaient de ses yeux, et il finissait par suffoquer,non plus en jouant la comédie, mais pour tout de bon.

Mon maître ne m’avait jamais fait part de ses affaires,et c’était d’une façon incidente que j’avais appris qu’ilavait dû vendre sa montre pour m’acheter ma peau demouton, mais dans les circonstances difficiles que noustraversions, il crut devoir s’écarter de cette règle.

Un matin, en revenant de déjeuner, tandis que j’étaisresté auprès de Joli-Cœur que nous ne laissions pas seul,il m’apprit que l’aubergiste avait demandé le paiement dece que nous devions, si bien qu’après ce paiement, il ne luirestait plus que cinquante sous.

Que faire ?Naturellement je ne trouvai pas de réponse à cette

question.Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortir

d’embarras, c’était de donner une représentation le soirmême.

Une représentation sans Zerbino, sans Dolce, sans Joli-

Page 248: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cœur ! cela me paraissait impossible.Mais nous n’étions pas dans une position à nous

arrêter découragés devant une impossibilité : il fallait àtout prix soigner Joli-Cœur et le sauver : le médecin, lesmédicaments, le feu, la chambre, nous obligeaient à faireune recette immédiate d’au moins quarante francs pourpayer l’aubergiste qui, voyant la couleur de notre argent,nous ouvrirait un nouveau crédit.

Quarante francs dans ce village, par ce froid, et avecles ressources dont nous disposions, quel tour de force !

Cependant mon maître, sans s’attarder aux réflexions,s’occupa activement à le réaliser.

Tandis que je gardais notre malade, il trouva une sallede spectacle dans les halles, car une représentation enplein air était impossible par le froid qu’il faisait ; ilcomposa et colla des affiches ; il arrangea un théâtre avecquelques planches, et bravement il dépensa ses cinquantesous à acheter des chandelles qu’il coupa par le milieu,afin de doubler son éclairage.

Par la fenêtre de la chambre, je le voyais aller et venirdans la neige, passer et repasser devant notre auberge, etce n’était pas sans angoisse que je me demandais quelserait le programme de cette représentation.

Je fus bientôt fixé à ce sujet, car le tambour du village,coiffé d’un képi rouge, s’arrêta devant l’auberge, et aprèsun magnifique roulement, donna lecture de ceprogramme.

Ce qu’il était, on l’imaginera facilement lorsqu’on saura

Page 249: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

que Vitalis avait prodigué les promesses les plusextravagantes : il était question « d’un artiste célèbredans l’univers entier », – c’était Capi, – et « d’un jeunechanteur qui était un prodige », – le prodige, c’était moi.

Mais la partie la plus intéressante de ce boniment étaitcelle qui disait qu’on ne fixait pas le prix des places etqu’on s’en rapportait à la générosité des spectateurs, quine payeraient qu’après avoir vu, entendu et applaudi.

Cela me parut bien hardi, car nous applaudirait-on ?Capi méritait vraiment d’être célèbre. Mais moi je n’avaisnullement la conviction d’être un prodige.

En entendant le tambour, Capi avait aboyéjoyeusement, et Joli-cœur s’était à demi soulevé, quoiqu’ilfût très-mal en ce moment : tous deux, je le crois bien,avaient deviné qu’il s’agissait de notre représentation.

Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit, me futbientôt confirmée par la pantomime de Joli-Cœur : ilvoulut se lever et je dus le retenir de force ; alors il medemanda son costume de général anglais, l’habit et lepantalon rouge galonnés d’or, le chapeau à claque avecson plumet.

Il joignait les mains, il se mettait à genoux pour mieuxme supplier.

Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par la prière, ilessaya de la colère, puis enfin des larmes. Il était certainque nous aurions bien de la peine à le décider à renoncer àson idée de reprendre son rôle le soir, et je pensai quedans ces conditions le mieux était de lui cacher notre

Page 250: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

départ.Malheureusement quand Vitalis, qui ignorait ce qui

s’était passé en son absence, rentra, sa première parolefut pour me dire de préparer ma harpe et tous lesaccessoires nécessaires à notre représentation.

À ces mots bien connus de lui, Joli-Cœur recommençases supplications, les adressant cette fois à son maître ; ileut pu parler qu’il n’eût assurément pas mieux exprimépar le langage articulé ses désirs qu’il ne le faisait par lessons différents qu’il poussait, par les contractions de safigure et par la mimique de tout son corps ; c’étaient devraies larmes qui mouillaient ses joues, et c’étaient devrais baisers ceux qu’il appliquait sur les mains de Vitalis.

– Tu veux jouer ? dit celui-ci.– Oui, oui, cria toute la personne de Joli-Cœur.– Mais tu es malade, pauvre petit Joli-Cœur !– Plus malade ! cria-t-il non moins expressivement.C’était vraiment chose touchante de voir l’ardeur que

ce pauvre petit malade, qui n’avait plus que le souffle,mettait dans ses supplications, et les mines ainsi que lesposes qu’il prenait pour nous décider ; mais lui accorderce qu’il demandait, c’eût été le condamner à une mortcertaine.

L’heure était venue de nous rendre aux halles ;j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec de grossesbûches qui devaient durer longtemps ; j’enveloppai biendans sa couverture le pauvre petit Joli-Cœur qui pleuraità chaudes larmes, et qui m’embrassait tant qu’il pouvait,

Page 251: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

puis nous partîmes.En cheminant dans la neige, mon maître m’expliqua ce

qu’il attendait de moi.Il ne pouvait pas être question de nos pièces

ordinaires, puisque nos principaux comédiensmanquaient, mais nous devions, Capi et moi, donner toutce que nous avions de zèle et de talent. Il s’agissait defaire une recette de quarante francs.

Quarante francs ! c’était bien là le terrible.Tout avait été préparé par Vitalis, et il ne s’agissait

plus que d’allumer les chandelles ; mais c’était un luxeque nous ne devions nous permettre que quand la salleserait à peu près garnie, car il fallait que notreillumination ne finît pas avant la représentation.

Pendant que nous prenions possession de notrethéâtre, le tambour parcourait une dernière fois les ruesdu village, et nous entendions les roulements de sa caissequi s’éloignaient ou se rapprochaient selon le caprice desrues.

Après avoir terminé la toilette de Capi et la mienne,j’allai me poster derrière un pilier pour voir l’arrivée de lacompagnie.

Bientôt les roulements du tambour se rapprochèrentet j’entendis dans la rue une vague rumeur.

Elle était produite par les voix d’une vingtaine degamins qui suivaient le tambour en marquant le pas.

Sans suspendre sa batterie, le tambour vint se placer

Page 252: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

entre deux lampions allumés à l’entrée de notre théâtre,et le public n’eut plus qu’à occuper ses places enattendant que le spectacle commençât.

Hélas ! qu’il était lent à venir, et cependant à la porte,le tambour continuait ses ra et ses fla avec une joyeuseénergie ; tous les gamins du village étaient, je pense,installés ; mais ce n’étaient pas les gamins qui nousferaient une recette de quarante francs ; il nous fallait desgens importants à la bourse bien garnie et à la main facileà s’ouvrir. Enfin mon maître décida que nous devionscommencer, bien que la salle fût loin d’être remplie ; maisnous ne pouvions attendre davantage, poussés que nousétions par la terrible question des chandelles.

Ce fut à moi de paraître le premier sur le théâtre, et enm’accompagnant de ma harpe je chantai deuxchansonnettes. Pour être sincère je dois déclarer que lesapplaudissements que je recueillis furent assez rares.

Je n’ai jamais eu un bien grand amour-propre ducomédien, mais dans cette circonstance, la froideur dupublic me désola. Assurément si je ne lui plaisais pas, iln’ouvrirait pas sa bourse. Ce n’était pas pour la gloire queje chantais, c’était pour le pauvre Joli-Cœur. Ah ! commej’aurais voulu le toucher, ce public, l’enthousiasmer, luifaire perdre la tête ; mais autant que je pouvais voir danscette halle pleine d’ombres bizarres, il me semblait que jel’intéressais fort peu et qu’il ne m’acceptait pas comme unprodige.

Capi fut plus heureux ; on l’applaudit à plusieursreprises, et à pleines mains.

Page 253: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La représentation continua ; grâce à Capi elle setermina au milieu des bravos, non-seulement on claquaitdes mains, mais encore on trépignait des pieds.

Le moment décisif était arrivé. Pendant que sur lascène, accompagné par Vitalis, je dansais un pas espagnol,Capi, la sébile à la gueule, parcourait tous les rangs del’assemblée.

Ramasserait-il les quarante francs ? c’était la questionqui me serrait le cœur, tandis que je souriais au publicavec mes mines les plus agréables.

J’étais à bout de souffle et je dansais toujours, car je nedevais m’arrêter que lorsque Capi serait revenu : il ne sepressait point, et quand on ne lui donnait pas, il frappaitdes petits coups de patte sur la poche qui ne voulait pass’ouvrir.

Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter, quandVitalis me fit signe de continuer.

Je continuai et me rapprochant de Capi, je vis que lasébile n’était pas pleine, il s’en fallait de beaucoup.

À ce moment Vitalis qui, lui aussi, avait jugé la recette,se leva :

– Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, que nousavons exécuté notre programme ; cependant, comme noschandelles vivent encore, je vais, si la société le désire, luichanter quelques airs ; Capi fera une nouvelle tournée, etles personnes qui n’avaient pas pu trouver l’ouverture deleur poche, à son premier passage, seront peut-être plussouples et plus adroites cette fois ; je les avertis de se

Page 254: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

préparer à l’avance.Bien que Vitalis eût été mon professeur je ne l’avais

jamais entendu vraiment chanter, ou tout au moinscomme il chanta ce soir-là.

Il choisit deux airs que tout le monde connaît, mais quemoi je ne connaissais pas alors, la romance de Joseph :« À peine au sortir de l’enfance », et celle de RichardCœur-de-Lion : « Ô Richard, ô mon roi ! »

Je n’étais pas à cette époque en état de juger si l’onchantait bien ou mal, avec art ou sans art, mais ce que jepuis dire c’est le sentiment que sa façon de chanterprovoqua en moi ; dans le coin de la scène où je m’étaisretiré, je fondis en larmes.

À travers le brouillard qui obscurcissait mes yeux, jevis une jeune dame qui occupait le premier banc,applaudir de toutes ses forces. Je l’avais déjà remarquée,car ce n’était point une paysanne, comme celles quicomposaient le public : c’était une vraie dame, jeune, belleet que, à son manteau de fourrure, j’avais jugée être laplus riche du village ; elle avait près d’elle un enfant qui,lui aussi, avait beaucoup applaudi Capi ; son fils sansdoute, car il avait une grande ressemblance avec elle.

Après la première romance, Capi avait recommencé saquête, et j’avais vu avec surprise que la belle dame n’avaitrien mis dans la sébile.

Quand mon maître eut achevé l’air de Richard, elle mefit un signe de main, et je m’approchai d’elle.

– Je voudrais parler à votre maître, me dit-elle. Cela

Page 255: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’étonna un peu que cette belle dame voulût parler àmon maître. Elle aurait mieux fait, selon moi, de mettreson offrande dans la sébile ; cependant j’allai transmettrece désir ainsi exprimé à Vitalis, et pendant ce temps Capirevint près de nous.

La seconde quête avait été encore moins productiveque la première.

– Que me veut cette dame ? demanda Vitalis.– Vous parler.– Je n’ai rien à lui dire.– Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui

donner maintenant.– Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non à moi.Cependant il se décida, mais en prenant Capi avec lui.Je les suivis.Pendant ce temps un domestique portant une lanterne

et une couverture, était venu se placer près de la dame etde l’enfant.

Vitalis s’était approché et avait salué, mais froidement.– Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit la dame,

mais j’ai voulu vous féliciter.Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot.– Je suis musicienne, continua la dame, c’est vous dire

combien je suis sensible à un grand talent comme le vôtre.Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis, le

chanteur des rues, le montreur de bêtes : je restai

Page 256: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

stupéfait.– Il n’y a pas de talent chez un vieux bonhomme tel

que moi, dit Vitalis.– Ne croyez pas que je sois poussée par une curiosité

indiscrète, dit la dame.– Mais je serais tout prêt à satisfaire cette curiosité ;

vous avez été surprise, n’est-ce pas, d’entendre chanter àpeu près un montreur de chiens ?

– Émerveillée.– C’est bien simple cependant ; je n’ai pas toujours été

ce que je suis en ce moment ; autrefois, dans ma jeunesse,il y a longtemps, j’ai été… oui, j’ai été le domestique d’ungrand chanteur, et par imitation, comme un perroquet, jeme suis mis à répéter quelques airs que mon maîtreétudiait devant moi ; voilà tout.

La dame ne répondit pas, mais elle regarda assezlonguement Vitalis, qui se tenait devant elle dans uneattitude embarrassée.

– Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant sur le motmonsieur, qu’elle prononça avec une étrange intonation ;au revoir, et encore une fois laissez-moi vous remercierde l’émotion que je viens de ressentir.

Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans la sébile unepièce d’or.

Je croyais que Vitalis allait reconduire cette dame,mais il n’en fit rien, et quand elle se fut éloignée dequelques pas, je l’entendis murmurer à mi-voix deux ou

Page 257: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

trois jurons italiens.– Mais elle a donné un louis à Capi, dis-je.Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ; cependant il

arrêta sa main levée.– Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve, ah ! oui,

c’est vrai, pauvre Joli-Cœur, je l’oubliais, allons lerejoindre.

Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmes point àrentrer à l’auberge.

Je montai l’escalier le premier et j’entrai dans lachambre en courant ; le feu n’était pas éteint, mais il nedonnait plus de flamme.

J’allumai vivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur, surpris de ne pas l’entendre.

Il était couché sur sa couverture, tout de son long, ilavait revêtu son uniforme de général, et il paraissaitdormir.

Je me penchai sur lui pour lui prendre doucement lamain sans le réveiller.

Cette main était froide.À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre.Je me tournai vers lui.– Joli-Cœur est froid !Vitalis se pencha près de moi.– Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver. Vois-tu,

Rémi, j’ai été coupable de t’enlever à madame Milligan, Je

Page 258: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

suis puni. Zerbino, Dolce. Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’estpas la fin.

Page 259: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVI

Entrée à Paris.

Nous étions encore bien éloignés de Paris.Il fallut nous mettre en route par les chemins couverts

de neige et marcher du matin au soir, contre le vent dunord qui nous soufflait au visage.

Comme elles furent tristes ces longues étapes ! Vitalismarchait en tête, je venais derrière lui, et Capi marchaitsur mes talons.

Nous avancions ainsi à la file sans échanger un seulmot durant des heures, le visage bleui par la bise, lespieds mouillés, l’estomac vide ; et les gens que nouscroisions s’arrêtaient pour nous regarder défiler.

Évidemment des idées bizarres leur passaient parl’esprit : où donc ce grand vieillard conduisait-il cet enfantet ce chien ?

Le silence m’était extrêmement douloureux : j’auraiseu besoin de parler, de m’étourdir ; mais Vitalis ne merépondait que par quelques mots brefs, lorsque je lui

Page 260: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

adressais la parole, et encore sans se retourner.Heureusement Capi était plus expansif, et souvent en

marchant je sentais une langue humide et chaude se posersur ma main ; c’était Capi qui me léchait pour me dire :

– Tu sais, je suis là, moi Capi, moi ton ami.Et alors, je le caressais doucement sans m’arrêter.Il paraissait aussi heureux de mon témoignage

d’affection que je l’étais moi-même du sien ; nous nouscomprenions, nous nous aimions.

Pour moi, c’était un soutien, et pour lui, j’en suis sûr,c’en était un aussi : le cœur d’un chien n’est pas moinssensible que celui d’un enfant.

Ces caresses consolaient si bien Capi, qu’elles luifaisaient, je crois, oublier quelquefois la mort de sescamarades ; la force de l’habitude reprenait le dessus, ettout à coup il s’arrêtait sur la route pour voir venir satroupe, comme au temps où il en était le caporal, et où ildevait fréquemment la passer en revue. Mais cela nedurait que quelques secondes ; la mémoire se réveillait enlui, et se rappelant brusquement pourquoi cette troupe nevenait pas, il nous dépassait rapidement, et regardaitVitalis en le prenant à témoin qu’il n’était pas en faute ; siDolce, si Zerbino ne venaient pas, c’était qu’ils ne devaientplus venir. Il faisait cela avec des yeux si expressifs, siparlants, si pleins d’intelligence, que nous en avions lecœur serré.

Cela n’était pas de nature à égayer notre route, etcependant nous aurions eu bien besoin de distraction, moi

Page 261: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

au moins.Partout sur la campagne s’étalait le blanc linceul de la

neige ; point de soleil au ciel, mais un jour fauve et pâle ;point de mouvement dans les champs, point de paysansau travail ; point de hennissements de chevaux, point debeuglements de bœufs ; mais seulement le croassementdes corneilles qui, perchées au plus haut des branchesdénudées criaient la faim sans trouver sur la terre uneplace où descendre pour chercher quelques vers ; dans lesvillages point de maisons ouvertes, mais le silence et lasolitude ; le froid est âpre, on reste au coin de l’âtre, oubien l’on travaille dans les étables et les granges fermées.

Et nous sur la route raboteuse ou glissante nous allonsdroit devant nous, sans nous arrêter, et sans autre reposque le sommeil de la nuit dans une écurie ou dans unebergerie ; avec un morceau de pain bien mince, hélas !pour notre repas du soir qui est à la fois notre dîner etnotre souper : quand nous avons la bonne chance d’êtreenvoyés à la bergerie nous nous trouvons heureux, lachaleur des moutons nous défendra contre le froid ; etpuis c’est la saison où les brebis allaitent leurs agneaux etles bergers me permettent quelquefois de téter unebrebis qui a beaucoup de lait : nous ne disons pas quenous mourons presque de faim, mais Vitalis, avec sonadresse ordinaire, sait insinuer « que le petit aimebeaucoup le lait de brebis, parce que dans son enfance il aété habitué à en boire, de sorte que ça lui rappelle sonpays. » Cette fable ne réussit pas toujours. Mais c’est unebonne soirée quand elle est bien accueillie. Assurémentoui, j’aime beaucoup le lait de brebis, et quand j’en ai bu je

Page 262: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

me sens le lendemain plus dispos et plus fort.Les kilomètres s’ajoutèrent aux kilomètres, les étapes

aux étapes ; nous approchâmes de Paris et quand mêmeles bornes plantées le long de la route ne m’en auraientpas averti, je m’en serais aperçu à la circulation qui étaitdevenue plus active, et aussi à la couleur de la neigecouvrant le chemin qui était beaucoup plus sale que dansles plaines de la Champagne.

Chose étonnante, au moins pour moi, la campagne neme parut pas plus belle, les villages ne furent pas autresque ceux que nous avions traversés quelques joursauparavant. J’avais tant de fois entendu parler desmerveilles de Paris, que je m’étais naïvement figuré queces merveilles devaient s’annoncer au loin par quelquechose d’extraordinaire. Je ne savais pas au juste ce que jedevais attendre, et n’osais pas le demander, mais enfinj’attendais des prodiges : des arbres d’or, des ruesbordées de palais de marbre, et dans ces rues deshabitants vêtus d’habits de soie : cela m’eût paru toutnaturel.

Si attentif que je fusse à chercher les arbres d’or, jeremarquai néanmoins que les gens qui nous rencontraientne nous regardaient plus : sans doute ils étaient troppressés pour cela, ou bien ils étaient peut-être habitués àdes spectacles autrement douloureux que celui que nouspouvions offrir.

Cela n’était guère rassurant.Qu’allions-nous faire à Paris ? et surtout dans l’état de

misère où nous nous trouvions ?

Page 263: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

misère où nous nous trouvions ?C’était la question que je me posais avec anxiété et qui

bien souvent occupait mon esprit pendant ces longuesmarches.

J’aurais bien voulu interroger Vitalis, mais je n’osaispas, tant il se montrait sombre, et, dans sescommunications, bref.

Un jour enfin il daigna prendre place à côté de moi, et,à la façon dont il me regarda, je sentis que j’allaisapprendre ce que j’avais tant de fois désiré connaître.

C’était un matin, nous avions couché dans une ferme, àpeu de distance d’un gros village, qui, disaient les plaquesbleues de la route, se nommait Boissy-Saint-Léger. Nousétions partis de bonne heure, c’est-à-dire à l’aube, etaprès avoir longé les murs d’un parc, et traversé dans salongueur ce village de Boissy-Saint-Léger, nous avions, duhaut d’une côte, aperçu devant nous un grand nuage devapeurs noires qui planaient au-dessus d’une villeimmense, dont on ne distinguait que quelquesmonuments élevés.

J’ouvrais les yeux pour tâcher de me reconnaître aumilieu de cette confusion de toits, de clochers, de tours,qui se perdaient dans des brumes et dans des fumées,quand Vitalis, ralentissant le pas, vint se placer près demoi.

– Voilà donc notre vie changée, me dit-il, comme s’ilcontinuait une conversation entamée depuis longtempsdéjà, dans quatre heures nous serons à Paris.

– Ah ! c’est Paris qui s’étend là-bas ?

Page 264: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Mais sans doute.Au moment même où Vitalis me disait que c’était Paris

que nous avions devant nous, un rayon de lumière sedégagea du ciel, et j’aperçus rapide comme un éclair, unmiroitement doré.

Décidément je ne m’étais pas trompé ; j’allais trouverdes arbres d’or. Vitalis continua :

– À Paris nous allons nous séparer.Instantanément la nuit se fit, je ne vis plus les arbres

d’or.Je tournai les yeux vers Vitalis. Lui-même me

regarda, et la pâleur de mon visage, le tremblement demes lèvres, lui dirent ce qui se passait en moi.

– Te voilà inquiet, dit-il, peiné aussi je crois bien.– Nous séparer ! dis-je enfin après que le premier

moment du saisissement fut passé.– Pauvre petit !Ce mot et surtout le ton dont il fut prononcé me firent

monter les larmes aux yeux : il y avait si longtemps que jen’avais entendu une parole de sympathie.

– Ah ! vous êtes bon, m’écriai-je.– C’est toi qui es bon, un bon garçon, un brave petit

cœur. Vois-tu, il y a des moments dans la vie où l’on estdisposé à reconnaître ces choses-là et à se laisserattendrir. Quand tout va bien, on suit son chemin sanstrop penser à ceux qui vous accompagnent, mais quand

Page 265: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tout va mal, quand on se sent dans une mauvaise voie,surtout quand on est vieux, c’est-à-dire sans foi dans lelendemain, on a besoin de s’appuyer sur ceux qui vousentourent et on est heureux de les trouver près de soi.Que moi je m’appuie sur toi, cela te paraît étonnant, n’est-ce pas vrai ? Et pourtant cela est ainsi. Et rien que parcela que tu as les yeux humides en m’écoutant, je me senssoulagé.

Car moi aussi, mon petit Rémi, j’ai de la peine. C’estseulement plus tard, quand j’ai eu quelqu’un à aimer, quej’ai senti et éprouvé la justesse de ces paroles.

– Le malheur est, continua Vitalis, qu’il faille toujoursse séparer précisément à l’heure où l’on voudrait aucontraire se rapprocher.

– Mais, dis-je timidement, vous ne voulez pasm’abandonner dans Paris ?

– Non, certes ; je ne veux pas t’abandonner, crois-lebien. Que ferais-tu à Paris, tout seul, pauvre garçon ? Etpuis, je n’ai pas le droit de t’abandonner, dis-toi bien cela.Le jour où je n’ai pas voulu te remettre aux soins de cettebrave dame qui voulait se charger de toi et t’élevercomme son fils, j’ai contracté l’obligation de t’élever moi-même de mon mieux. Par malheur, les circonstances mesont contraires. Je ne puis rien pour toi en ce moment, etvoilà pourquoi je pense à nous séparer, non pour toujours,mais pour quelques mois, afin que nous puissions vivrechacun de notre côté pendant les derniers mois de lamauvaise saison. Nous allons arriver à Paris dansquelques heures. Que veux-tu que nous y fassions avec

Page 266: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

une troupe réduite au seul Capi ?En entendant prononcer son nom, le chien vint se

camper devant nous, et, ayant porté la main à son oreillepour faire le salut militaire, il la posa sur son cœur commes’il voulait nous dire que nous pouvions compter sur sondévouement.

Dans la situation où nous nous trouvions, cela ne calmapas notre émotion.

Vitalis s’arrêta un moment pour lui passer la main surla tête.

– Toi aussi, dit-il, tu es un brave chien ; mais, hélas !on ne vit pas de bonté dans le monde ; il en faut pour lebonheur de ceux qui nous entourent, mais il faut aussiautre chose, et cela nous ne l’avons point. Que veux-tuque nous fassions avec le seul Capi ? Tu comprends bien,n’est-ce pas, que nous ne pouvons pas maintenant donnerdes représentations.

– Il est vrai.– Les gamins se moqueraient de nous, nous jetteraient

des trognons de pommes et nous ne ferions pas vingt sousde recette par jour ; veux-tu que nous vivions tous lestrois avec vingt sous qui par les journées de pluie, deneige ou de grand froid se réduiront à rien ?

– Mais ma harpe ?– Si j’avais deux enfants comme toi, cela irait peut-

être, mais un vieux comme moi avec un enfant de ton âge,c’est une mauvaise affaire. Je ne suis pas encore assezvieux. Si j’étais plus cassé, ou bien si j’étais aveugle… Mais

Page 267: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

par malheur je suis ce que je suis, c’est-à-dire non en étatd’inspirer la pitié, et à Paris pour émouvoir la compassiondes gens pressés qui vont à leurs affaires, il faut être dansun état bien lamentable. Encore faut-il n’avoir pas hontede faire appel à la charité publique, et cela je ne lepourrais jamais. Il nous faut autre chose. Voici donc à quoij’ai pensé, et ce que j’ai décidé. Je te donnerai jusqu’à lafin de l’hiver à un padrone qui t’enrôlera avec d’autresenfants pour jouer de la harpe.

En parlant de ma harpe, ce n’était pas à une pareilleconclusion que j’avais songée.

Vitalis ne me laissa pas le temps d’interrompre.– Pour moi, dit-il en poursuivant, je donnerai des

leçons de harpe, de piva, de violon aux enfants italiens quitravaillent dans les rues de Paris. Je suis connu dansParis, où je suis resté plusieurs fois, et d’où je venaisquand je suis arrivé dans ton village ; je n’ai qu’àdemander des leçons pour en trouver plus que je n’enpuis donner. Nous vivrons, mais chacun de notre côté.Puis en même temps que je donnerai mes leçons, jem’occuperai à instruire deux chiens pour remplacerZerbino et Dolce. Je pousserai leur éducation, et auprintemps nous pourrons nous remettre en route tous lesdeux, mon petit Rémi, pour ne plus nous quitter car lafortune n’est pas toujours mauvaise à ceux qui ont lecourage de lutter. C’est justement du courage que je tedemande en ce moment, et aussi de la résignation. Plustard, les choses iront mieux : ce n’est qu’un moment àpasser. Au printemps nous reprendrons notre existence

Page 268: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

libre. Je te conduirai en Allemagne, en Angleterre. Voilàque tu deviens plus grand et que ton esprit s’ouvre. Jet’apprendrai bien des choses et je ferai de toi un homme.J’ai pris cet engagement devant madame Milligan. Je letiendrai. C’est en vue de ces voyages que j’ai déjàcommencé à t’apprendre l’anglais ; le français, l’italien,c’est déjà quelque chose pour un enfant de ton âge ; sanscompter que te voilà vigoureux. Tu verras, mon petitRémi, tu verras, tout n’est pas perdu.

Cette combinaison était peut-être ce qui convenait lemieux à notre condition présente. Et quand maintenantj’y songe, je reconnais que mon maître avait fait lepossible pour sortir de notre fâcheuse situation. Mais lespensées de la réflexion ne sont pas les mêmes que cellesdu premier mouvement.

Dans ce qu’il me disait je ne voyais que deux choses :Notre séparation.

Et le padrone.Dans nos courses à travers les villages et les villes j’en

avais rencontré plusieurs, de ces padrones qui mènent lesenfants qu’ils ont engagés de ci, de là, à coups de bâton.

Ils ne ressemblaient en rien à Vitalis, durs, injustes,exigeants, ivrognes, l’injure et la grossièreté à la bouche,la main toujours levée.

Je pouvais tomber sur un de ces terribles patrons.Et puis, quand même le hasard m’en donnerait un bon,

c’était encore un changement.

Page 269: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Après ma nourrice, Vitalis.Après Vitalis, un autre.Est-ce que ce serait toujours ainsi ?Est-ce que je ne trouverais jamais personne à aimer

pour toujours ?Peu à peu j’en étais venu à m’attacher à Vitalis comme

à un père.Je n’aurai donc jamais de père.Jamais de famille.Toujours seul au monde.Toujours perdu sur cette vaste terre, où je ne pouvais

me fixer nulle part.J’aurais eu bien des choses à répondre, et les paroles

me montaient du cœur aux lèvres, mais, je les refoulai.Mon maître m’avait demandé du courage et de la

résignation, je voulais lui obéir et ne pas augmenter sonchagrin.

Déjà, d’ailleurs, il n’était plus à mes côtés, et comme s’ilavait peur d’entendre ce qu’il prévoyait que j’allaisrépondre, il avait repris sa marche à quelques pas enavant.

Je le suivis, et nous ne tardâmes pas à arriver à unerivière que nous traversâmes sur un pont boueux, commeje n’en avais jamais vu ; la neige, noire comme du charbonpilé, recouvrait la chaussée d’une couche mouvante danslaquelle on enfonçait jusqu’à la cheville.

Page 270: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Au bout de ce pont se trouvait un village aux ruesétroites, puis, après ce village, la campagnerecommençait, mais non la campagne encombrée demaisons à l’aspect misérable.

Sur la route les voitures se suivaient et se croisaientmaintenant sans interruption. Je me rapprochai de Vitaliset marchai à sa droite, tandis que Capi se tenait le nez surnos talons.

Bientôt la campagne cessa et nous nous trouvâmesdans une rue dont on ne voyait pas le bout ; de chaquecôté, au loin, des maisons, mais pauvres, sales, et bienmoins belles que celles de Bordeaux, de Toulouse et deLyon.

La neige avait été mise en tas de place en place, et surces tas noirs et durs on avait jeté des cendres, deslégumes pourris, des ordures de toute sorte, l’air étaitchargé d’odeurs fétides, les enfants qui jouaient devant lesportes avaient la mine pâle ; à chaque instant passaient delourdes voitures qu’ils évitaient avec beaucoup d’adresseet sans paraître en prendre souci.

– Où donc sommes-nous ? demandai-je à Vitalis.– À Paris, mon garçon.– À Paris !…Était-ce possible, c’était là Paris.Où donc étaient mes maisons de marbre ?Où donc étaient mes passants vêtus d’habits de soie ?Comme la réalité était laide et misérable !

Page 271: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était là ce Paris que j’avais si vivement souhaité voir.C’était là que j’allais passer l’hiver, séparé de Vitalis…

et de Capi.

Page 272: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVII

Un padrone de la rue deLourcine.

Bien que tout ce qui nous entourait me parût horrible,

j’ouvris les yeux et j’oubliai presque la gravité de masituation pour regarder autour de moi.

Plus nous avancions dans Paris, moins ce quej’apercevais répondait à mes rêveries enfantines et à mesespérances imaginatives : les ruisseaux gelés exhalaientune odeur de plus en plus infecte ; la boue, mêlée de neigeet de glaçons, était de plus en plus noire, et là où elle étaitliquide, elle sautait sous les roues des voitures en plaquesépaisses qui allaient se coller contre les devantures et lesvitres des maisons occupées par des boutiques pauvres etmalpropres.

Décidément, Paris ne valait pas Bordeaux.Après avoir marché assez longtemps dans une large

rue moins misérable que celles que nous venions detraverser, et où les boutiques devenaient plus grandes et

Page 273: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

plus belles à mesure que nous descendions, Vitalis tournaà droite, et bientôt nous nous trouvâmes dans un quartiertout à fait misérable : les maisons hautes et noiressemblaient se rejoindre par le haut, le ruisseau non gelécoulait au milieu de la rue, et sans souci des eaux puantesqu’il roulait, une foule compacte piétinait sur le pavé gras.Jamais je n’avais vu des figures aussi pâles que celles desgens qui composaient cette foule ; jamais non plus jen’avais vu hardiesse pareille à celle des enfants quiallaient et venaient au milieu des passants ; dans descabarets, qui étaient nombreux, il y avait des hommes etdes femmes qui buvaient debout devant des comptoirsd’étain en criant très-fort.

Au coin d’une maison je lus le nom de la rue deLourcine.

Vitalis, qui paraissait savoir où il allait, écartaitdoucement les groupes qui gênaient son passage, et je lesuivais de près.

– Prends garde de me perdre, m’avait-il dit.Mais la recommandation était inutile, je marchais sur

ses talons, et pour plus de sûreté, je tenais dans ma mainun des coins de sa veste.

Après avoir traversé une grande cour et un passage,nous arrivâmes dans une sorte de puits sombre etverdâtre où assurément le soleil n’avait jamais pénétré.Cela était encore plus laid et plus effrayant que tout ceque j’avais vu jusqu’alors.

– Garofoli est-il chez lui ? demanda Vitalis à un homme

Page 274: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qui accrochait des chiffons contre la muraille, ens’éclairant d’une lanterne.

– Je ne sais pas, montez voir vous-même : vous savezoù, au haut de l’escalier, la porte en face.

– Garofoli est le padrone dont je t’ai parlé, me dit-il enmontant l’escalier dont les marches couvertes d’unecroûte de terre étaient glissantes comme si elles eussentété creusées dans une glaise humide : c’est ici qu’ildemeure.

La rue, la maison, l’escalier, n’étaient pas de nature àme remonter le cœur. Que serait le maître ?

L’escalier avait quatre étages ; Vitalis, sans frapper,poussa la porte qui faisait face au palier, et nous noustrouvâmes dans une large pièce, une sorte de vastegrenier. Au milieu un grand espace vide, et tout autourune douzaine de lits. Les murs et le plafond étaient d’unecouleur indéfinissable ; autrefois ils avaient été blancs,mais la fumée, la poussière, les saletés de toute sorteavaient noirci le plâtre qui, par places, était creusé outroué ; à côté d’une tête dessinée au charbon, on avaitsculpté des fleurs et des oiseaux.

– Garofoli, dit Vitalis en entrant, êtes-vous dansquelque coin ? je ne vois personne ; répondez-moi, je vousprie ; c’est Vitalis qui vous parle.

En effet, la chambre paraissait déserte autant qu’on enpouvait juger par la clarté d’un quinquet accroché à lamuraille, mais à la voix de mon maître une voix faible etdolente, une voix d’enfant répondit :

Page 275: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Le signor Garofoli est sorti ; il ne rentrera que dansdeux heures.

En même temps celui qui nous avait répondu semontra : c’était un enfant d’une dizaine d’années ; ils’avança vers nous en se traînant, et je fus si vivementfrappé de son aspect étrange que je le vois encore devantmoi ; il n’avait pour ainsi dire pas de corps et sa têtegrosse et disproportionnée semblait immédiatementposée sur ses jambes, comme dans ces dessins comiquesqui ont été à la mode il y a quelques années ; cette têteavait une expression profonde de douleur et de douceur,avec la résignation dans les yeux et la désespérance danssa physionomie générale. Ainsi bâti, il ne pouvait pas êtrebeau, cependant il attirait le regard et le retenait par lasympathie et un certain charme qui se dégageait de sesgrands yeux mouillés et tendres comme ceux d’un chien,et de ses lèvres parlantes.

– Es-tu bien certain qu’il reviendra dans deuxheures ? demanda Vitalis.

– Bien certain, signor ; c’est le moment du dîner etjamais personne autre que lui ne sert le dîner.

– Eh bien, s’il rentre avant, tu lui diras que Vitalisreviendra dans deux heures.

– Dans deux heures, oui, signor.Je me disposais à suivre mon maître lorsque celui-ci

m’arrêta.– Reste ici, dit-il, tu te reposeras ; je reviendrai. Et

comme j’avais fait un mouvement d’effroi.

Page 276: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je t’assure que je reviendrai.J’aurais mieux aimé, malgré ma fatigue, suivre Vitalis,

mais quand il avait commandé j’avais l’habitude d’obéir ;je restai donc.

Lorsqu’on n’entendit plus le bruit des pas lourds demon maître dans l’escalier, l’enfant qui avait écouté,l’oreille penchée vers la porte, se retourna vers moi.

– Vous êtes du pays ? me dit-il en italien.Depuis que j’étais avec Vitalis j’avais appris assez

d’italien pour comprendre à peu près tout ce qui se disaiten cette langue, mais je ne la parlais pas encore assez bienpour m’en servir volontiers.

– Non, répondis-je en français.– Ah ! fit-il tristement en fixant sur moi ses grands

yeux, tant pis, j’aurais aimé que vous fussiez du pays.– De quel pays ?– De Lucca ; vous m’auriez peut-être donné des

nouvelles.– Je suis Français.– Ah ! tant mieux.– Vous aimez mieux les Français que les Italiens ?– Non, et ce n’est pas pour moi que je dis tant mieux,

c’est pour vous ; parce que si vous étiez Italien, vousviendriez ici probablement pour être au service du signorGarofoli ; et l’on ne dit pas tant mieux à ceux qui entrentau service du signor padrone.

Page 277: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ces paroles n’étaient pas de nature à me rassurer.– Il est méchant ?L’enfant ne répondit pas à cette interrogation directe,

mais le regard qu’il fixa sur moi fut d’une effrayanteéloquence. Puis, comme s’il ne voulait pas continuer uneconversation sur ce sujet, il me tourna le dos et se dirigeavers une grande cheminée qui occupait l’extrémité de lapièce.

Un bon feu de bois de démolition brûlait dans cettecheminée, et devant ce feu bouillait une grande marmiteen fonte.

Je m’approchai alors de la cheminée pour me chauffer,et je remarquai que cette marmite avait quelque chose departiculier que tout d’abord je n’avais pas vu. Lecouvercle, surmonté d’un tube étroit par lequels’échappait la vapeur, était fixé à la marmite, d’un côtépar une charnière, et d’un autre par un cadenas.

J’avais compris que je ne devais pas faire de questionsindiscrètes sur Garofoli, mais sur la marmite ?…

– Pourquoi donc est-elle fermée au cadenas ?– Pour que je ne puisse pas prendre une tasse de

bouillon. C’est moi qui suis chargé de faire la soupe, maisle maître n’a pas confiance en moi.

Je ne pus m’empêcher de sourire.– Vous riez, continua-t-il tristement, parce que vous

croyez que je suis gourmand. À ma place vous le seriezpeut-être tout autant. Il est vrai que ce n’est pas

Page 278: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gourmand que je suis, mais affamé, et l’odeur de la soupequi s’échappe par ce tube me rend ma faim plus cruelleencore.

– Le signor Garofoli vous laisse donc mourir de faim ?– Si vous entrez ici, à son service, vous saurez qu’on ne

meurt pas de faim, seulement on en souffre. Moi surtout,parce que c’est une punition.

– Une punition ! mourir de faim.– Oui ; au surplus, je peux vous conter ça ; si Garofoli

devient votre maître, mon exemple pourra vous servir.Le signor Garofoli est mon oncle et il m’a pris avec lui parcharité. Il faut vous dire que ma mère est veuve, et,comme vous pensez bien, elle n’est pas riche. QuandGarofoli vint au pays l’année dernière pour prendre desenfants, il proposa à ma mère de m’emmener. Ça luicoûtait à ma mère, de me laisser aller ; mais vous savez,quand il le faut ; et il le fallait, parce que nous étions sixenfants à la maison et que j’étais l’aîné. Garofoli auraitmieux aimé prendre avec lui mon frère Leonardo quivient après moi, parce que Leonardo est beau, tandis quemoi je suis laid. Et pour gagner de l’argent, il ne faut pasêtre laid ; ceux qui sont laids ne gagnent que des coups oudes mauvaises paroles. Mais ma mère ne voulut pasdonner Leonardo : « C’est Mattia qui est l’aîné, dit-elle,c’est à Mattia de partir, puisqu’il faut qu’il en parte un ;c’est le bon Dieu qui l’a désigné, je n’ose pas changer larègle du bon Dieu. » Me voilà donc parti avec mon oncleGarofoli ; vous pensez que ç’a été dur de quitter lamaison, ma mère qui pleurait, ma petite sœur Christina,

Page 279: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qui m’aimait bien parce qu’elle était la dernière et que jela portais toujours dans mes bras ; et puis aussi mesfrères, mes camarades et le pays.

Je savais ce qu’il y avait de dur dans ces séparations,et je n’avais pas oublié le serrement de cœur qui m’avaitétouffé quand pour la dernière fois j’avais aperçu la coiffeblanche de mère Barberin.

Le petit Mattia continua son récit :– J’étais tout seul avec Garofoli, continua Mattia, en

quittant la maison, mais au bout de huit jours nous étionsune douzaine, et l’on se mit en route pour la France. Ah !elle a été bien longue la route pour moi et pour lescamarades, qui eux aussi étaient tristes. Enfin, on arriva àParis ; nous n’étions plus que onze parce qu’il y en avaitun qui était resté à l’hôpital de Dijon. À Paris on fit unchoix parmi nous ; ceux qui étaient forts furent placéschez des fumistes ou des maîtres ramoneurs ; ceux quin’étaient pas assez solides pour un métier allèrent chanterou jouer de la vielle dans les rues. Bien entendu, je n’étaispas assez fort pour travailler, et il paraît que j’étais troplaid pour faire de bonnes journées en jouant de la vielle.Alors Garofoli me donna deux petites souris blanches queje devais montrer sous les portes, dans les passages, et iltaxa ma journée à trente sous. « Autant de sous qui temanqueront le soir, me dit-il, autant de coups de bâtonpour toi. » Trente sous, c’est dur à ramasser ; mais lescoups de bâton, c’est dur aussi à recevoir, surtout quandc’est Garofoli qui les administre. Je faisais donc tout ceque je pouvais pour ramasser ma somme ; mais, malgré

Page 280: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ma peine, je n’y parvenais pas souvent. Presque toujoursmes camarades avaient leurs sous en rentrant ; moi, je neles avais presque jamais. Cela redoublait la colère deGarofoli. « Comment donc s’y prend cet imbécile deMattia ? » disait-il. Il y avait un autre enfant qui, commemoi, montrait des souris blanches et qui avait été taxé àquarante sous, que tous les soirs il rapportait. Plusieursfois, je sortis avec lui pour voir comment il s’y prenait etpar où il était plus adroit que moi. Alors je comprispourquoi il obtenait si facilement les quarante sous et moisi difficilement mes trente. Quand un monsieur et unedame nous donnaient, la dame disait toujours : « À celuiqui est gentil, pas à celui qui est si laid. » Celui qui étaitlaid, c’était moi. Je ne sortis plus avec mon camarade,parce que si c’est triste de recevoir des coups de bâton àla maison, c’est encore plus triste de recevoir desmauvaises paroles dans la rue, devant tout le monde.Vous ne savez pas cela, vous, parce qu’on ne vous a jamaisdit que vous étiez laid ; mais moi… Enfin, Garofoli voyantque les coups n’y faisaient rien, employa un autre moyen.« Pour chaque sou qui te manquera, je te retiendrai unepomme de terre à ton souper, me dit-il. Puisque ta peauest dure aux coups, ton estomac sera peut-être tendre àla faim. » Est-ce que les menaces vous ont jamais fait fairequelque chose, vous ?

– Dame, c’est selon.– Moi, jamais ; d’ailleurs je ne pouvais faire plus que ce

que j’avais fait jusque-là ; et je ne pouvais pas dire à ceuxà qui je tendais la main : « Si vous ne me donnez pas unsou, je n’aurai pas de pommes de terre ce soir ». Les gens

Page 281: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qui donnent aux enfants ne se décident pas par cesraisons-là.

– Et par quelles raisons se décident-ils ? on donnepour faire plaisir.

– Ah bien ! vous êtes encore jeune, vous ; on donnepour se faire plaisir à soi-même et non aux autres ; ondonne à un enfant parce qu’il est gentil, et ça c’est lameilleure des raisons ; on lui donne pour l’enfant qu’on aperdu ou bien pour l’enfant qu’on désire ; on lui donneparce qu’on a bien chaud, tandis que lui tremble de froidsous une porte cochère. Oh ! je connais toutes cesmanières-là ; j’ai eu le temps de les étudier ; tenez, il faitfroid aujourd’hui, n’est-ce pas ?

– Très-froid.– Eh bien ! allez vous mettre sous une porte et tendez

la main à un monsieur que vous verrez venir rapidementtassé dans un petit paletot, vous me direz ce qu’il vousdonnera ; tendez-la, au contraire, à un monsieur quimarchera doucement, enveloppé dans un gros pardessusou dans des fourrures, et vous aurez peut-être une pièceblanche. Après un mois ou six semaines de ce régime-là,je n’avais pas engraissé ; j’étais devenu pâle, si pâle, quesouvent j’entendais dire autour de moi : « Voilà un enfantqui va mourir de faim. » Alors la souffrance fit ce que labeauté n’avait pas voulu faire : elle me rendit intéressantet me donna des yeux ; les gens du quartier me prirent enpitié, et si je ne ramassais pas beaucoup plus de sous, jeramassai tantôt un morceau de pain, tantôt une soupe. Cefut mon bon temps ; je n’avais plus de coups de bâton, et

Page 282: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

si j’étais privé de pommes de terre au souper, celam’importait peu quand j’avais eu quelque chose pour mondîner. Mais un jour Garofoli me vit chez une fruitièremangeant une assiettée de soupe, et il comprit pourquoi jesupportais sans me plaindre la privation des pommes deterre. Alors il décida que je ne sortirais plus et que jeresterais à la chambrée pour préparer la soupe et faire leménage. Mais comme en préparant la soupe je pouvais enmanger, il inventa cette marmite : tous les matins, avantde sortir, il met dans la marmite la viande et des légumes,il ferme le couvercle au cadenas, et je n’ai plus qu’à fairebouillir le pot ; je sens l’odeur du bouillon, et c’est tout ;quant à en prendre, vous comprenez que par ce petit tubesi étroit c’est impossible. C’est depuis que je suis à lacuisine que je suis devenu si pâle ; l’odeur du bouillon, çane nourrit pas, ça augmente la faim, voilà tout. Est-ce queje suis bien pâle ? Comme je ne sors plus, je ne l’entendspas dire, et il n’y a pas de miroir ici.

Je n’étais pas alors un esprit très-expérimenté,cependant je savais qu’il ne faut pas effrayer ceux quisont malades en leur disant qu’on les trouve malades.

– Vous ne me paraissez pas plus pâle qu’un autre,répondis-je.

– Je vois bien que vous me dites ça pour me rassurer,mais cela me ferait plaisir d’être très-pâle, parce que celasignifierait que je suis très-malade et je voudrais être toutà fait malade.

Je le regardai avec stupéfaction.– Vous ne me comprenez pas, dit-il, avec un sourire,

Page 283: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

c’est pourtant bien simple. Quand on est très-malade onvous soigne ou on vous laisse mourir. Si on me laissemourir ça sera fini, je n’aurai plus faim, je n’aurai plus decoups ; et puis l’on dit que ceux qui sont morts viventdans le ciel ; alors de dedans le ciel je verrais maman là-bas, au pays, et en parlant au bon Dieu je pourrais peut-être empêcher ma sœur Christina d’être malheureuse : enle priant bien. Si au contraire on me soigne, on m’enverraà l’hôpital et je serais content d’aller à l’hôpital.

J’avais l’effroi instinctif de l’hôpital et bien souvent enchemin, quand accablé de fatigue je m’étais senti malaise,je n’avais eu qu’à penser à l’hôpital pour me retrouveraussitôt disposé à marcher ; je fus étonné d’entendreMattia parler ainsi :

– Si vous saviez comme on est bien à l’hôpital, dit-il, encontinuant ; j’y ai déjà été, à Sainte-Eugénie ; il y a là unmédecin, un grand blond, qui a toujours du sucre d’orgedans sa poche, c’est du cassé parce que le cassé coûtemoins cher, mais il n’en est pas moins bon pour cela : etpuis les sœurs vous parlent doucement : « Fais cela, monpetit ; tire la langue, pauvre petit. » Moi j’aime qu’on meparle doucement, ça me donne envie de pleurer ; et quandj’ai envie de pleurer ça me rend tout heureux. C’est bête,n’est-ce pas ? Mais maman me parlait toujoursdoucement. Les sœurs parlent comme parlait maman, etsi ce n’est pas les mêmes paroles, c’est la même musique.Et puis, quand on commence à être mieux, du bonbouillon, du vin. Quand j’ai commencé à me sentir sansforces ici, parce que je ne mangeais pas, j’ai été content ;

Page 284: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

je me suis dit : « Je vais être malade et Garofolim’enverra à l’hôpital. » Ah ! bien oui, malade ; assezmalade pour souffrir moi-même, mais pas assez pourgêner Garofoli ; alors il m’a gardé. C’est étonnant commeles malheureux ont la vie dure. Par bonheur, Garofoli n’apas perdu l’habitude de m’administrer des corrections, àmoi comme aux autres il faut dire, si bien qu’il y a huitjours il m’a donné un bon coup de bâton sur la tête. Pourcette fois j’espère que l’affaire est dans le sac ; j’ai la têteenflée ; vous voyez bien là cette grosse bosse blanche, ildisait hier que c’était peut-être une tumeur ; je ne saispas ce que c’est qu’une tumeur, mais à la façon dont il enparlait, je crois que c’est grave ; toujours est-il que jesouffre beaucoup ; j’ai des élancements sous les cheveuxplus douloureux que dans des crises de dents ; ma tête estlourde comme si elle pesait cent livres ; j’ai deséblouissements, des étourdissements, et la nuit, endormant, je ne peux m’empêcher de gémir et de crier.Alors je crois que d’ici deux ou trois jours cela va ledécider à m’envoyer à l’hôpital ; parce que, vouscomprenez, un moutard qui crie la nuit, ça gêne les autres,et Garofoli n’aime pas à être gêné. Quel bonheur qu’ilm’ait donné ce coup de bâton ! Voyons, la, franchement,est-ce que je suis bien pâle ?

Disant cela il vint se placer en face de moi et meregarda les yeux dans les yeux. Je n’avais plus les mêmesraisons pour me taire, cependant je n’osais pas répondresincèrement et lui dire quelle sensation effrayante meproduisaient ses grands yeux brûlants, ses joues caves etses lèvres décolorées.

Page 285: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je crois que vous êtes assez malade pour entrer àl’hôpital.

– Enfin !– Et de sa jambe traînante, il essaya une révérence.

Mais presque aussitôt, se dirigeant vers la table ilcommença à l’essuyer.

– Assez causé, dit-il, Garofoli va rentrer et rien neserait prêt ; puisque vous trouvez que j’ai ce qu’il me fautde coups pour entrer à l’hospice, ce n’est plus la peined’en récolter de nouveaux : ceux-là seraient perdus ; etmaintenant ceux que je reçois me paraissent plus dursque ceux que je recevais il y a quelques mois. Ils sontbons, n’est-ce pas, ceux qui disent qu’on s’habitue à tout.

Tout en parlant il allait clopin-clopant, autour de latable, mettant les assiettes et les couverts en place. Jecomptai vingt assiettes, c’était donc vingt enfants queGarofoli avait sous sa direction ; comme je ne voyais quedouze lits on devait coucher deux ensemble. Quels lits !pas de draps, mais des couvertures rousses qui devaientavoir été achetées dans une écurie, alors qu’elles n’étaientplus assez chaudes pour les chevaux.

– Est-ce que c’est partout comme ici ? dis-jeépouvanté.

– Où, partout ?– Partout chez ceux qui ont des enfants.– Je ne sais pas, je ne suis jamais allé ailleurs ;

seulement, vous, tâchez d’aller ailleurs.

Page 286: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Où cela ?– Je ne sais pas ; n’importe où, vous serez mieux

qu’ici.N’importe où ; c’était vague ; et dans tous les cas

comment m’y prendre pour changer la décision deVitalis ?

Comme je réfléchissais sans rien trouver bien entendu,la porte s’ouvrit et un enfant entra ; il tenait un violonsous son bras, et dans sa main libre, il portait un grosmorceau de bois de démolition. Ce morceau, pareil à ceuxque j’avais vu mettre dans la cheminée, me fitcomprendre où Garofoli prenait sa provision, et le prixqu’elle lui coûtait.

– Donne-moi ton morceau de bois, dit Mattia en allantau-devant du nouveau venu.

Mais celui-ci, au lieu de donner ce morceau de bois àson camarade, le passa derrière son dos.

– Ah ! mais non, dit-il.– Donne, la soupe sera meilleure.– Si tu crois que je l’ai apporté pour la soupe : je n’ai

que trente six sous, je compte sur lui pour que Garofoli neme fasse pas payer trop cher les quatre sous qui memanquent.

– Il n’y a pas de morceau qui tienne ; tu les payeras,va ; chacun son tour.

Mattia dit cela méchamment, comme s’il était heureuxde la correction qui attendait son camarade. Je fus surpris

Page 287: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de cet éclair de dureté dans une figure si douce ; c’est plustard seulement que j’ai compris qu’à vivre avec lesméchants on peut devenir méchant soi-même.

C’était l’heure de la rentrée de tous les élèves deGarofoli ; après l’enfant au morceau de bois il en arriva unautre, puis après celui-là dix autres encore. Chacun enentrant allait accrocher son instrument à un clou au-dessus de son lit ; celui-ci un violon, celui-là une harpe, unautre une flûte, ou une piva ; ceux qui n’étaient pasmusiciens mais simplement montreurs de bêtesfourraient dans une cage leurs marmottes ou leurscochons de Barbarie.

Un pas plus lourd résonna dans l’escalier, je sentis quec’était Garofoli ; et je vis entrer un petit homme à figurefiévreuse, à démarche hésitante ; il ne portait point lecostume italien, mais il était habillé d’un paletot gris.

Son premier coup d’œil fut pour moi, un coup d’œil quime fit froid au cœur.

– Qu’est-ce que c’est que ce garçon ? dit-il. Mattia luirépondit vivement et poliment en lui donnant lesexplications dont Vitalis l’avait chargé.

– Ah ! Vitalis est à Paris, dit-il, que me veut-il ?– Je ne sais pas, répondit Mattia.– Ce n’est pas à toi que je parle, c’est à ce garçon.

– Le padrone va venir, dis-je, sans oser répondrefranchement, il vous expliquera lui-même ce qu’il désire.

– Voilà un petit qui connaît le prix des paroles ; tu n’es

Page 288: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas Italien ?– Non, je suis Français.Deux enfants s’étaient approchés de Garofoli aussitôt

qu’il était entré, et tous deux se tenaient près de luiattendant qu’il eût fini de parler. Que lui voulaient-ils ?J’eus bientôt réponse à cette question que je me posaisavec curiosité.

L’un lui prit son feutre et alla le placer délicatementsur un lit, l’autre lui approcha aussitôt une chaise ; à lagravité, au respect avec lesquels ils accomplissaient cesactes si simples de la vie, on eût dit deux enfants dechœur s’empressant religieusement autour de l’officiant ;par là je vis à quel point Garofoli était craint, carassurément ce n’était pas la tendresse qui les faisait agirainsi et s’empresser.

Lorsque Garofoli fut assis, un autre enfant lui apportavivement une pipe bourrée de tabac et en même tempsun quatrième lui présenta une allumette allumée.

– Elle sent le soufre, animal ! cria-t-il lorsqu’il l’eutapprochée de sa pipe ; et il la jeta dans la cheminée.

Le coupable s’empressa de réparer sa faute enallumant une nouvelle allumette qu’il laissa brûler assezlongtemps avant de l’offrir à son maître.

Mais celui-ci ne l’accepta pas.– Pas toi, imbécile, dit-il en le repoussant durement, –

puis se tournant vers un autre enfant avec un sourire quicertainement était une insigne faveur :

Page 289: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Riccardo, une allumette, mon mignon ?Et le mignon s’empressa d’obéir.– Maintenant, dit Garofoli lorsqu’il fut installé et que

sa pipe commença à brûler, à nos comptes, mes petitsanges ; Mattia, le livre ?

C’était vraiment grande bonté à Garofoli de daignerparler, car ses élèves épiaient si attentivement ses désirsou ses intentions, qu’ils les devinaient avant que celui-ciles exprimât.

Il n’avait pas demandé son livre de comptes queMattia posait devant lui un petit registre crasseux.

Garofoli fit un signe et l’enfant qui lui avait présentél’allumette non désoufrée s’approcha.

– Tu me dois un sou d’hier, tu m’as promis de me lerendre aujourd’hui, combien m’apportes-tu ?

L’enfant hésita longtemps avant de répondre ; il étaitpourpre.

– Il me manque un sou.– Ah ! il te manque ton sou, et tu me dis cela

tranquillement.– Ce n’est pas le sou d’hier, c’est un sou pour

aujourd’hui.– Alors c’est deux sous ? tu sais que je n’ai jamais vu

ton pareil.– Ce n’est pas ma faute.– Pas de niaiseries, tu connais la règle : défais ta veste,

Page 290: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

deux coups pour hier, deux coups pour aujourd’hui ; et enplus pas de pommes de terre pour ton audace ; Riccardo,mon mignon, tu as bien gagné cette récréation par tagentillesse ; prends les lanières.

Riccardo était l’enfant qui avait apporté la bonneallumette avec tant d’empressement ; il décrocha de lamuraille un fouet à manche court se terminant par deuxlanières en cuir avec de gros nœuds. Pendant ce temps,celui auquel il manquait un sou défaisait sa veste etlaissait tomber sa chemise de manière à être nu jusqu’à laceinture.

– Attends un peu, dit Garofoli avec un mauvaissourire, tu ne seras peut-être pas seul, et c’est toujoursun plaisir d’avoir de la compagnie, et puis Riccardo n’aurapas besoin de s’y reprendre à plusieurs reprises.

Debout devant leur maître, les enfants se tenaientimmobiles ; à cette plaisanterie cruelle, ils se mirent tousensemble à rire d’un rire forcé.

– Celui qui a ri le plus fort, dit Garofoli, est, j’en suiscertain, celui auquel il manque le plus. Qui a ri fort ?

Tous désignèrent celui qui était arrivé le premierapportant un morceau de bois.

– Allons, toi, combien te manque-t-il ? demandaGarofoli.

– Ce n’est pas ma faute.– Désormais, celui qui répondra : « ce n’est pas ma

faute, » recevra un coup de lanière en plus de ce qui luiest dû ; combien te manque-t-il ?

Page 291: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– J’ai apporté un morceau de bois, ce beau morceau-là ?

– Ça c’est quelque chose ; mais va chez le boulanger etdemande-lui du pain en échange de ton morceau de bois,t’en donnera-t-il ? Combien te manque-t-il de sous ;voyons, parle donc.

– J’ai fait trente-six sous.– Il te manque quatre sous, misérable gredin, quatre

sous ! et tu reparais devant moi ! Riccardo, tu es unheureux coquin, mon mignon, tu vas bien t’amuser : basla veste !

– Mais, le morceau de bois ?– Je te le donne pour dîner.Cette stupide plaisanterie fit rire tous les enfants qui

n’étaient pas condamnés.Pendant cet interrogatoire il était survenu une dizaine

d’enfants. Tous vinrent, à tour de rôle, rendre leurscomptes ; avec deux déjà condamnés aux lanières, il s’entrouva trois autres qui n’avaient point leur chiffre.

– Ils sont donc cinq brigands qui me volent et mepillent ! s’écria Garofoli d’une voix gémissante ; voilà ceque c’est d’être trop généreux ; comment voulez-vousque je paye la bonne viande et les bonnes pommes deterre que je vous donne, si vous ne voulez pas travailler ?Vous aimez mieux jouer ; il faudrait pleurer avec lesjobards, et vous aimez mieux rire entre vous ; croyez-vous donc qu’il ne vaut pas mieux faire semblant de

Page 292: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pleurer en tendant la main, que de pleurer pour de bon entendant le dos. Allons, à bas les vestes !

Riccardo se tenait le fouet à la main et les cinq patientsétaient rangés à côté de lui.

– Tu sais, Riccardo, dit Garofoli, que je ne te regardepas parce que ces corrections me font mal, mais jet’entends, et au bruit je jugerai bien la force des coups :vas-y de tout cœur, mon mignon, c’est pour ton pain quetu travailles.

Et il se tourna le nez vers le feu, comme s’il lui étaitimpossible de voir cette exécution. Pour moi, oublié dansun coin, je frémissais d’indignation et aussi de peur.C’était l’homme qui allait devenir mon maître ; si je nerapportais pas les trente ou les quarante sous qu’il luiplairait d’exiger de moi, il me faudrait tendre le dos àRiccardo. Ah ! je comprenais maintenant comment Mattiapouvait parler de la mort si tranquillement et avec unsentiment d’espérance.

Le premier claquement du fouet frappant sur la peaume fit jaillir les larmes des yeux. Comme je me croyaisoublié, je ne me contraignis point, mais, je me trompais.Garofoli m’observait à la dérobée ; j’en eus bientôt lapreuve.

– Voilà un enfant qui a bon cœur, dit-il en medésignant du doigt ; il n’est pas comme vous, brigands, quiriez du malheur de vos camarades et de mon chagrin ;que n’est-il de vos camarades ; il vous serviraitd’exemple !

Page 293: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ce mot me fit trembler de la tête aux pieds : leurcamarade !

Au deuxième coup de fouet le patient poussa ungémissement lamentable, au troisième un cri déchirant.

Garofoli leva la main, Riccardo resta le fouet suspendu.Je crus qu’il voulait faire grâce ; mais ce n’était pas de

grâce qu’il s’agissait.– Tu sais combien les cris me font mal, dit doucement

Garofoli en s’adressant à sa victime, tu sais que si le fouette déchire la peau, tes cris me déchirent le cœur ; je tepréviens donc que pour chaque cri, tu auras un nouveaucoup de fouet : et ce sera ta faute ; pense à ne pas merendre malade de chagrin ; si tu avais un peu detendresse pour moi, un peu de reconnaissance, tu tetairais : Allons, Riccardo !

Celui-ci leva le bras et les lanières cinglèrent le dos dumalheureux.

– Mamma ! mamma ! cria celui-ci. Heureusement jen’en vis point davantage, la porte de l’escalier s’ouvrit etVitalis entra.

Un coup d’œil lui fit comprendre ce que les cris qu’ilavait entendus en montant l’escalier lui avaient déjàdénoncé, il courut sur Riccardo et lui arracha le fouet de lamain ; puis se retournant vivement vers Garofoli, il seposa devant lui les bras croisés.

Tout cela s’était passé si rapidement, que Garofoliresta un moment stupéfait, mais bientôt se remettant etreprenant son sourire doucereux :

Page 294: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– N’est-ce pas, dit-il, que c’est terrible ; cet enfant n’apas de cœur.

– C’est une bonté ! s’écria Vitalis.– Voilà justement ce que je dis, interrompit Garofoli.– Pas de grimaces, continua mon maître avec force,

vous savez bien que ce n’est pas à cet enfant que je parle,mais à vous ; oui, c’est une honte, une lâcheté demartyriser ainsi des enfants qui ne peuvent pas sedéfendre.

– De quoi vous mêlez-vous, vieux fou ? dit Garofolichangeant de ton.

– De ce qui regarde la police.– La police, s’écria Garofoli en se levant, vous me

menacez de la police, vous ?– Oui, moi, répondit mon maître sans se laisser

intimider par la fureur du padrone.– Écoutez, Vitalis, dit celui-ci en se calmant et en

prenant un ton moqueur, il ne faut pas faire le méchant,et me menacer de causer, parie que, de mon côté, jepourrais bien causer aussi. Et alors qui est-ce qui ne seraitpas content ? Bien sûr je n’irai rien dire à la police, vosaffaires ne la regardent pas. Mais il y en a d’autresqu’elles intéressent, et si j’allais répéter à ceux-là ce queje sais, si je disais seulement un nom, un seul nom, quiest-ce qui serait obligé d’aller cacher sa honte ?

Mon maître resta un moment sans répondre. Sahonte ? J’étais stupéfait. Avant que je fusse revenu de la

Page 295: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

surprise dans laquelle m’avaient jeté ces étranges paroles,il m’avait pris par la main.

– Suis-moi.Et il m’entraîna vers la porte.– Eh bien ! dit Garofoli en riant, sans rancune mon

vieux ; vous vouliez me parler ?– Je n’ai plus rien à vous dire.Et sans une seule parole, sans se retourner, il

descendit l’escalier me tenant toujours par la main. Avecquel soulagement je le suivais ! j’échappais donc àGarofoli ; si j’avais osé, j’aurais embrassé Vitalis.

Page 296: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVIII

Les carrières de Gentilly.

Tant que nous fûmes dans la rue où il y avait du

monde, Vitalis marcha sans rien dire, mais bientôt nousnous trouvâmes dans une ruelle déserte ; alors il s’assitsur une borne et passa à plusieurs reprises sa main surson front, ce qui chez lui était un signe d’embarras.

– C’est peut-être beau d’écouter la générosité, dit-il,comme s’il se parlait à lui-même, mais avec cela nousvoilà sur le pavé de Paris, sans un sou dans la poche etsans un morceau de pain dans l’estomac. As-tu faim ?

– Je n’ai rien mangé depuis le petit croûton que vousm’avez donné ce matin.

– Eh bien ! mon pauvre enfant, tu es exposé à tecoucher ce soir sans dîner ; encore si nous savions oùcoucher !

– Vous comptiez donc coucher chez Garofoli ?– Je comptais que toi tu y coucherais, et comme pour

ton hiver il m’eût donné une vingtaine de francs, j’étais

Page 297: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tiré d’affaire pour le moment. Mais en voyant comment iltraite les enfants, je n’ai pas été maître de moi. Tu n’avaispas envie de rester avec lui, n’est-ce pas ?

– Oh ! vous êtes bon.– Peut-être le cœur du jeune homme n’est-il pas tout à

fait mort dans le vieux vagabond. Par malheur, levagabond avait bien calculé, et le jeune homme a toutdérangé. Maintenant où aller ?

Il était tard déjà, et le froid, qui s’était amolli durant lajournée, était redevenu âpre et glacial ; le vent soufflait dunord, la nuit serait dure.

Vitalis resta longtemps assis sur la borne, tandis quenous nous tenions immobiles devant lui, Capi et moi,attendant qu’il eût pris une décision. Enfin, il se leva.

– Où allons-nous ?– À Gentilly, tâcher de trouver une carrière où j’ai

couché autrefois. Es-tu fatigué ?– Je me suis reposé chez Garofoli.– Le malheur est que je ne me suis pas reposé, moi, et

que je n’en peux plus. Enfin, il faut aller. En avant, mesenfants !

C’était son mot de bonne humeur pour les chiens etpour moi ; mais ce soir-là il le dit tristement.

Nous voilà donc en route dans les rues de Paris ; la nuitest noire et le gaz, dont le vent fait vaciller la flamme dansles lanternes, éclaire mal la chaussée ; nous glissons àchaque pas sur un ruisseau gelé ou sur une nappe de glace

Page 298: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qui a envahi les trottoirs ; Vitalis me tient par la main etCapi est sur nos talons.

De temps en temps seulement il reste en arrière pourchercher dans un tas d’ordures s’il ne trouvera pas un osou une croûte, car la faim lui tenaille aussi l’estomac ; maisles ordures sont prises en un bloc de glace et sa rechercheest vaine ; l’oreille basse, il nous rejoint.

Après les grandes rues, des ruelles ; après ces ruelles,d’autres grandes rues ; nous marchons toujours, et lesrares passants que nous rencontrons semblent nousregarder avec étonnement : est-ce notre costume, est-cenotre démarche fatiguée qui frappent l’attention ? Lessergents de ville que nous croisons tournent autour denous et s’arrêtent pour nous suivre de l’œil.

Cependant, sans prononcer une seule parole, Vitaliss’avance courbé en deux ; malgré le froid, sa main brûle lamienne ; il me semble qu’il tremble. Parfois, quand ils’arrête pour s’appuyer une minute sur mon épaule, jesens tout son corps agité d’une secousse convulsive.

D’ordinaire je n’osais pas trop l’interroger, mais cettefois je manquai à ma règle ; j’avais d’ailleurs comme unbesoin de lui dire que je l’aimais ou tout au moins que jevoulais faire quelque chose pour lui.

– Vous êtes malade ! dis-je dans un moment d’arrêt.– Je le crains ; en tous cas, je suis fatigué ; ces jours de

marche ont été trop longs pour mon âge, et le froid decette nuit est trop rude pour mon vieux sang ; il m’auraitfallu un bon lit, un souper dans une chambre close et

Page 299: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

devant un bon feu. Mais tout ça c’est un rêve : en avant,les enfants !

En avant ! nous étions sortis de la ville ou tout aumoins des maisons ; et nous marchions tantôt entre unedouble rangée de murs, tantôt en pleine campagne, nousmarchions toujours. Plus de passants, plus de sergents deville, plus de lanternes ou de becs de gaz ; seulement detemps en temps une fenêtre éclairée çà et là et au-dessusde nos têtes, le ciel d’un bleu sombre avec de rares étoiles.Le vent qui soufflait plus âpre et plus rude nous collait nosvêtements sur le corps : il nous frappait heureusementdans le dos, mais comme l’emmanchure de ma veste étaitdécousue, il entrait par ce trou et me glissait le long dubras, ce qui était loin de me réchauffer.

Bien qu’il fit sombre et que des chemins se croisassentà chaque pas, Vitalis marchait comme un homme qui saitoù il va et qui est parfaitement sûr de sa route ; aussi je lesuivais sans crainte de nous perdre, n’ayant d’autreinquiétude que celle de savoir si nous n’allions pas arriverenfin à cette carrière.

Mais tout à coup il s’arrêta.– Vois-tu un bouquet d’arbres ? me dit-il.– Je ne vois rien.– Tu ne vois pas une masse noire ?Je regardai de tous les côtés avant de répondre ; nous

devions être au milieu d’une plaine, car mes yeux seperdirent dans des profondeurs sombres sans que rien lesarrêtât, ni arbres ni maisons ; le vide autour de nous ; pas

Page 300: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’autre bruit que celui du vent sifflant ras de terre dansles broussailles invisibles.

– Ah ! si j’avais tes yeux ! dit Vitalis, mais je voistrouble, regarde là-bas.

Il étendit la main droit devant lui, puis comme je nerépondais pas, car je n’osais pas dire que je ne voyais rien,il se remit en marche.

Quelques minutes se passèrent en silence, puis ils’arrêta de nouveau et me demanda encore si je ne voyaispas de bouquet d’arbres. Je n’avais plus la même sécuritéque quelques instants auparavant, et un vague effroi fittrembler ma voix quand je répondis que je ne voyais rien.

– C’est ta peur qui te fait danser les yeux, dit Vitalis.– Je vous assure que je ne vois pas d’arbres.– Pas de grande roue ?– On ne voit rien.– Nous sommes-nous trompés !Je n’avais pas à répondre, je ne savais ni où nous

étions, ni où nous allions.– Marchons encore cinq minutes, et si nous ne voyons

pas les arbres nous reviendrons en arrière ; je me seraitrompé de chemin.

Maintenant que je comprenais que nous pouvions êtreégarés, je ne me sentais plus de forces. Vitalis me tira parle bras.

– Eh bien !

Page 301: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je ne peux plus marcher.– Et moi, crois-tu que je peux te porter ? si je me tiens

encore debout c’est soutenu par la pensée que si nousnous asseyons nous ne nous relèverons pas et mourronslà de froid. Allons !

Je le suivis.– Le chemin a-t-il des ornières profondes ?– Il n’en a pas du tout.– Il faut retourner sur nos pas.Le vent qui nous soufflait dans le dos, nous frappa à la

face et si rudement, qu’il me suffoqua : j’eus la sensationd’une brûlure.

Nous n’avancions pas bien rapidement en venant, maisen retournant nous marchâmes plus lentement encore.

– Quand tu verras des ornières, préviens-moi, ditVitalis ; le bon chemin doit être à gauche, avec une têted’épine au carrefour.

Pendant un quart d’heure, nous avançâmes ainsiluttant contre le vent ; dans le silence morne de la nuit, lebruit de nos pas résonnait sur la terre durcie : bien quepouvant à peine mettre une jambe devant l’autre, c’étaitmoi maintenant qui traînais Vitalis. Avec quelle anxiété jesondais le côté gauche de la route !

Une petite étoile rouge brilla tout à coup dans l’ombre.– Une lumière, dis-je en étendant la main.– Où cela ?

Page 302: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vitalis regarda, mais bien que la lumière scintillât àune distance qui ne devait pas être très-grande, il ne vitrien. Par là je compris que sa vue était affaiblie, card’ordinaire elle était longue et perçante la nuit.

– Que nous importe cette lumière, dit-il, c’est unelampe qui brûle sur la table d’un travailleur ou bien prèsdu lit d’un mourant, nous ne pouvons pas aller frapper àcette porte. Dans la campagne, pendant la nuit, nouspourrions demander l’hospitalité, mais aux environs deParis on ne donne pas l’hospitalité. Il n’y a pas de maisonspour nous. Allons !

Pendant quelques minutes encore nous marchâmes,puis il me sembla apercevoir un chemin qui coupait lenôtre, et au coin de ce chemin un corps noir qui devaitêtre la tête d’épine. Je lâchai la main de Vitalis pouravancer plus vite. Ce chemin était creusé par deprofondes ornières.

– Voilà l’épine ; il y a des ornières.– Donne-moi la main, nous sommes sauvés, la carrière

est à cinq minutes d’ici ; regarde bien, tu dois voir lebouquet d’arbres.

Il me sembla voir une masse sombre, et je dis que jereconnaissais les arbres.

L’espérance nous rendit l’énergie, mes jambes furentmoins lourdes, la terre fut moins dure à mes pieds.

Cependant les cinq minutes annoncées par Vitalis meparurent éternelles.

– Il y a plus de cinq minutes que nous sommes dans le

Page 303: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bon chemin, dit-il en s’arrêtant.– C’est ce qui me semble.– Où vont les ornières ?– Elles continuent droit.– L’entrée de la carrière doit être à gauche, nous

aurons passé devant sans la voir ; dans cette nuit épaisserien n’est plus facile ; pourtant nous aurions dûcomprendre aux ornières que nous allions trop loin.

– Je vous assure que les ornières n’ont pas tourné àgauche.

– Enfin, rebroussons toujours sur nos pas. Une foisencore nous revînmes en arrière.

– Vois-tu le bouquet d’arbres ?– Oui, là, à gauche.– Et les ornières ?– Il n’y en a pas.– Est-ce que je suis aveugle ? dit Vitalis en passant la

main sur ses yeux, marchons droit sur les arbres etdonne-moi la main.

– Il y a une muraille.– C’est un amas de pierres.– Non, je vous assure que c’est une muraille.Ce que je disais était facile à vérifier, nous n’étions qu’à

quelques pas de la muraille. Vitalis franchit ces quelquespas, et comme s’il ne s’en rapportait pas à ses yeux, il

Page 304: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

appliqua les deux mains contre l’obstacle que j’appelaisune muraille et qu’il appelait, lui, un amas de pierres.

– C’est bien un mur ; les pierres sont régulièrementrangées et je sens le mortier : où donc est l’entrée ?cherche les ornières.

Je me baissai sur le sol et suivis la muraille jusqu’à sonextrémité sans rencontrer la moindre ornière : puisrevenant vers Vitalis je continuai ma recherche du côtéopposé. Le résultat fut le même : partout un mur : nullepart une ouverture dans ce mur, ou sur la terre unchemin, un sillon, une trace quelconque indiquant uneentrée.

– Je ne trouve rien que la neige.La situation était terrible ; sans doute mon maître

s’était égaré et ce n’était pas là que se trouvait la carrièrequ’il cherchait.

Quand je lui eus dit que je ne trouvais pas les ornières,mais seulement la neige, il resta un moment sansrépondre, puis appliquant de nouveau ses mains contre lemur, il le parcourut d’un bout à l’autre. Capi qui necomprenait rien à cette manœuvre, aboyait avecimpatience.

Je marchais derrière Vitalis.– Faut-il chercher plus loin ?– Non, la carrière est murée.– Murée ?– On a fermé l’ouverture, et il est impossible d’entrer.

Page 305: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Mais alors ?– Que faire, n’est-ce pas ? je n’en sais rien ; mourir ici.– Oh ! maître.– Oui, tu ne veux pas mourir toi, tu es jeune, la vie te

tient : eh bien ! marchons, peux-tu marcher ?– Mais vous ?– Quand je ne pourrai plus, je tomberai comme un

vieux cheval.– Où aller ?– Rentrer dans Paris ; quand nous rencontrerons des

sergents de ville nous nous ferons conduire au poste depolice ; j’aurais voulu éviter cela ; mais je ne veux pas telaisser mourir de froid ; allons, mon petit Rémi, allons,mon enfant, du courage !

Et nous reprîmes en sens contraire la route que nousavions déjà parcourue. Quelle heure était-il ? Je n’enavais aucune idée. Nous avions marché longtemps, bienlongtemps et lentement. Minuit, une heure du matinpeut-être. Le ciel était toujours du même bleu sombre,sans lune, avec de rares étoiles qui paraissaient pluspetites qu’à l’ordinaire. Le vent, loin de se calmer, avaitredoublé de force ; il soulevait des tourbillons depoussière neigeuse sur le bord de la route et nous lafouettait au visage. Les maisons devant lesquelles nouspassions étaient closes et sans lumière : il me semblaitque si les gens qui dormaient là chaudement dans leursdraps avaient su combien nous avions froid, ils nousauraient ouvert leur porte.

Page 306: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

auraient ouvert leur porte.En marchant vite nous aurions pu réagir contre le

froid, mais Vitalis n’avançait plus qu’à grand’peine ensoufflant ; sa respiration était haute et haletante commes’il avait couru. Quand je l’interrogeais, il ne me répondaitpas, et de la main, lentement, il me faisait signe qu’il nepouvait pas parler.

De la campagne nous étions revenus en ville, c’est-à-dire que nous marchions entre des murs au haut desquelsçà et là se balançait un réverbère avec un bruit deferraille.

Vitalis s’arrêta : je compris qu’il était à bout.– Voulez-vous que je frappe à l’une de ces portes ? dis-

je.– Non, on ne nous ouvrirait pas ; ce sont des jardiniers,

des maraîchers qui demeurent là ; ils ne se lèvent pas lanuit. Marchons toujours.

Mais il avait plus de volonté que de forces. Aprèsquelques pas il s’arrêta encore.

– Il faut que je me repose un peu, dit-il, je n’en puisplus.

Une porte s’ouvrait dans une palissade, et au-dessusde cette palissade se dressait un grand tas de fumiermonté droit, comme on en voit si souvent dans les jardinsdes maraîchers ; le vent, en soufflant sur le tas, avaitdesséché le premier lit de paille et il en avait éparpillé uneassez grande épaisseur dans la rue, au pied même de lapalissade.

Page 307: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je vais m’asseoir là, dit Vitalis.– Vous disiez que si nous nous asseyions, nous serions

pris par le froid et ne pourrions plus nous relever.Sans me répondre, il me fit signe de ramasser la paille

contre la porte, et il se laissa tomber sur cette litièreplutôt qu’il ne s’y assit ; ses dents claquaient et tout soncorps tremblait.

– Apporte encore de la paille, me dit-il, le tas de fumiernous met à l’abri du vent.

À l’abri du vent, cela était vrai, mais non à l’abri dufroid. Lorsque j’eus amoncelé tout ce que je pus ramasserde paille, je vins m’asseoir près de Vitalis.

– Tout contre moi, dit-il, et mets Capi sur toi, il tepassera un peu de sa chaleur.

Vitalis était un homme d’expérience, qui savait que lefroid, dans les conditions où nous étions, pouvait devenirmortel. Pour qu’il s’exposât à ce danger, il fallait qu’il fûtanéanti.

Il l’était réellement. Depuis quinze jours, il s’étaitcouché chaque soir ayant fait plus que force, et cettedernière fatigue arrivant après toutes les autres, letrouvait trop faible pour la supporter, épuisé par unelongue suite d’efforts, par les privations et par l’âge.

Eut-il conscience de son état ? Je ne l’ai jamais su.Mais au moment où ayant ramené la paille sur moi, je meserrais contre lui, je sentis qu’il se penchait sur monvisage et qu’il m’embrassait. C’était la seconde fois ; cefut, hélas ! la dernière.

Page 308: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Un petit froid empêche le sommeil chez les gens qui semettent au lit en tremblant, un grand froid prolongéfrappe d’engourdissement et de stupeur ceux qu’il saisiten plein air. Ce fut là notre cas.

À peine m’étais-je blotti contre Vitalis que je fusanéanti et que mes yeux se fermèrent. Je fis effort pourles ouvrir, et, comme je n’y parvenais pas, je me pinçai lebras fortement ; mais ma peau était insensible, et ce fut àpeine si, malgré toute la bonne volonté que j’y mettais, jepus me faire un peu de mal. Cependant la secousse merendit jusqu’à un certain point la conscience de la vie.Vitalis, le dos appuyé contre la porte, haletaitpéniblement, par des saccades courtes et rapides. Dansmes jambes, appuyé contre ma poitrine, Capi dormaitdéjà. Au-dessus de notre tête, le vent soufflait toujours etnous couvrait de brins de paille qui tombaient sur nouscomme des feuilles sèches qui se seraient détachées d’unarbre. Dans la rue, personne, près de nous, au loin, toutautour de nous, un silence de mort.

Ce silence me fit peur ; peur de quoi ? je ne m’enrendis pas compte ; mais une peur vague, mêlée d’unetristesse qui m’emplit les yeux de larmes. Il me semblaque j’allais mourir là.

Et la pensée de la mort me reporta à Chavanon.Pauvre maman Barberin ! mourir sans la revoir, sansrevoir notre maison, mon jardinet. Et, par je ne sais quelleextravagance d’imagination, je me retrouvai dans cejardinet : le soleil brillait, gai et chaud ; les jonquillesouvraient leurs fleurs d’or, les merles chantaient dans les

Page 309: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

buissons, et, sur la haie d’épine, mère Barberin étendait lelinge qu’elle venait de laver au ruisseau qui chantait surles cailloux.

Brusquement mon esprit quitta Chavanon, pourrejoindre le Cygne : Arthur dormait dans son lit ;madame Milligan était éveillée et comme elle entendait levent souffler elle se demandait où j’étais par ce grandfroid.

Puis mes yeux se fermèrent de nouveau, mon cœurs’engourdit, il me sembla que je m’évanouissais.

Page 310: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIX

Lise.

Quand je me réveillai j’étais dans un lit ; la flamme

d’un grand feu éclairait la chambre où j’étais couché.Je regardai autour de moi.Je ne connaissais pas cette chambre.Je ne connaissais pas non plus les figures qui

m’entouraient : un homme en veste grise et en sabotsjaunes ; trois ou quatre enfants dont une petite fille decinq ou six ans qui fixait sur moi des yeux étonnés ; cesyeux étaient étranges, ils parlaient.

Je me soulevai.On s’empressa autour de moi.– Vitalis ? dis-je.– Il demande son père, dit une jeune fille qui paraissait

l’aînée des enfants.– Ce n’est pas mon père, c’est mon maître ; où est-il ?

Où est Capi ?

Page 311: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vitalis eût été mon père, on eût pris sans doute desménagements pour me parler de lui ; mais comme iln’était que mon maître, on jugea qu’il n’y avait qu’à medire simplement la vérité, et voici ce qu’on m’apprit.

La porte dans l’embrasure de laquelle nous nous étionsblottis était celle d’un jardinier. Vers deux heures dumatin, ce jardinier avait ouvert cette porte pour aller aumarché, et il nous avait trouvés couchés sous notrecouverture de paille. On avait commencé par nous dire denous lever, afin de laisser passer la voiture ; puis, commenous ne bougions ni l’un ni l’autre, et que Capi seulrépondait en aboyant pour nous défendre, on nous avaitpris par le bras pour nous secouer. Nous n’avions pasbougé davantage Alors on avait pensé qu’il se passaitquelque chose de grave. On avait apporté une lanterne :le résultat de l’examen avait été que Vitalis était mort,mort de froid, et que je ne valais pas beaucoup mieux quelui. Cependant, comme grâce à Capi couché sur mapoitrine, j’avais conservé un peu de chaleur au cœur,j’avais résisté et je respirais encore. On m’avait alorsporté dans la maison du jardinier et l’on m’avait couchédans le lit d’un des enfants qu’on avait fait lever. J’étaisresté là six heures, à peu près mort ; puis la circulation dusang s’était rétablie, la respiration avait repris de la force,et je venais de m’éveiller.

Si engourdi, si paralysé que je fusse de corps etd’intelligence, je me trouvai cependant assez éveillé pourcomprendre dans toute leur étendue les paroles que jevenais d’entendre. Vitalis mort !

Page 312: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était l’homme à la veste grise, c’est-à-dire lejardinier qui me faisait ce récit, et pendant qu’il parlait, lapetite fille au regard étonné ne me quittait pas des yeux.Quand son père eut dit que Vitalis était mort, elle compritsans doute, elle sentit par une intuition rapide le coup quecette nouvelle me portait, car quittant vivement son coinelle s’avança vers son père, lui posa une main sur le braset me désigna de l’autre main en faisant entendre un sonétrange qui n’était point la parole humaine mais quelquechose comme un soupir doux et compatissant.

D’ailleurs le geste était si éloquent qu’il n’avait pasbesoin d’être appuyé par des mots ; je sentis dans cegeste et dans le regard qui l’accompagnait une sympathieinstinctive, et pour la première fois depuis ma séparationd’avec Arthur j’éprouvai un sentiment indéfinissable deconfiance et de tendresse, comme au temps où mèreBarberin me regardait avant de m’embrasser. Vitalis étaitmort, j’étais abandonné, et cependant il me sembla que jen’étais point seul, comme s’il eût été encore là près demoi.

– Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en sepenchant vers sa fille, ça lui fait de la peine, mais il fautbien lui dire la vérité, si ce n’est pas nous, ce seront lesgens de la police.

Et il continua à me raconter comment on avait étéprévenir les sergents de ville, et comment Vitalis avait étéemporté par eux tandis qu’on m’installait, moi, dans le litd’Alexis, son fils aîné.

– Et Capi ? dis-je, lorsqu’il eut cessé de parler.

Page 313: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Capi !– Oui, le chien ?– Je ne sais pas, il a disparu.– Il a suivi le brancard, dit l’un des enfants.– Tu l’as vu, Benjamin ?– Je crois bien, il marchait sur les talons des porteurs,

la tête basse, et de temps en temps il sautait sur lebrancard, puis quand on le faisait descendre, il poussait uncri plaintif, comme un hurlement étouffé.

Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi, en boncomédien, l’enterrement pour rire de Zerbino, en prenantune mine de pleureur, en poussant des soupirs quifaisaient se pâmer les enfants les plus sombres…

Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul, et sanstrop savoir ce que je faisais, et surtout ce que j’allais faire,je me levai.

Ma harpe avait été déposée aux pieds du lit sur lequelon m’avait couché, je passai la bandoulière autour de monépaule, et j’entrai dans la pièce où le jardinier était entréavec ses enfants. Il fallait bien partir, pour aller où ?… jen’en avais pas conscience, mais je sentais que je devaispartir… et je partais.

Dans le lit, en me réveillant, je ne m’étais pas trouvétrop mal à mon aise, courbaturé seulement, avec uneinsupportable chaleur à la tête ; mais, quand je fus surmes jambes, il me sembla que j’allais tomber, et je fusobligé de me retenir à une chaise. Cependant, après un

Page 314: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

moment de repos, je poussai la porte et me retrouvai enprésence du jardinier et de ses enfants.

Ils étaient assis devant une table, auprès d’un feu quiflambait dans une haute cheminée, et en train de mangerune bonne soupe aux choux.

L’odeur de la soupe me porta au cœur et me rappelabrutalement que je n’avais pas dîné la veille ; j’eus unesorte de défaillance et je chancelai. Mon malaise setraduisit sur mon visage.

– Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ! demandale jardinier d’une voix compatissante.

Je répondis qu’en effet je ne me sentais pas bien, etque si on voulait le permettre je resterais assis unmoment auprès du feu.

Mais ce n’était plus de chaleur que j’avais besoin,c’était de nourriture ; le feu ne me remit pas, et le fumetde la soupe, le bruit des cuillers dans les assiettes, leclappement de langue de ceux qui mangeaient,augmentèrent encore ma faiblesse.

Si j’avais osé, comme j’aurais demandé une assiettéede soupe, mais Vitalis ne m’avait pas appris à tendre lamain, et la nature ne m’avait pas créé mendiant ; je seraisplutôt mort de faim que de dire « j’ai faim ». Pourquoi, jen’en sais trop rien ? si ce n’est parce que je n’ai jamaisvoulu demander que ce que je pouvais rendre.

La petite fille au regard étrange, celle qui ne parlait paset que son père avait appelée Lise, était en face de moi, etau lieu de manger elle me regardait sans baisser ou

Page 315: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

détourner les yeux. Tout à coup elle se leva de table, etprenant son assiette qui était pleine de soupe, elle mel’apporta et me la mit sur les genoux.

Faiblement, car je n’avais plus de voix pour parler, jefis un geste de la main pour la remercier, mais son père nem’en laissa pas le temps.

– Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lise donne estbien donné ; et si le cœur t’en dit, après celle-là une autre.

Si le cœur m’en disait ! L’assiette de soupe futengloutie en quelques secondes. Quand je reposai macuiller, Lise, qui était restée devant moi me regardantfixement, poussa un petit cri qui n’était plus un soupircette fois, mais une exclamation de contentement. Puis,me prenant l’assiette, elle la tendit à son père pour qu’il laremplît, et quand elle fut pleine, elle me la rapporta avecun sourire si doux, si encourageant que, malgré ma faim,je restai un moment sans penser à prendre l’assiette.

Comme la première fois, la soupe disparutpromptement ; ce n’était plus un sourire qui plissait leslèvres des enfants me regardant, mais un vrai rire quileur épanouissait la bouche et les lèvres.

– Eh bien ! mon garçon, dit le jardinier, tu es une joliecuiller.

Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais après unmoment je crus qu’il valait mieux avouer la vérité que deme laisser accuser de gloutonnerie, et je répondis que jen’avais pas dîné la veille.

– Et déjeuné ?

Page 316: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Pas déjeuné non plus.– Et ton maître ?– Il n’avait pas mangé plus que moi.– Alors il est mort autant de faim que de froid. La

soupe m’avait rendu la force ; je me levai pour partir.– Où veux-tu aller ? dit le père.– Partir.– Où vas-tu ?– Je ne sais pas.– Tu as des amis à Paris ?– Non.– Des gens de ton pays ?– Personne.– Où est ton garni ?– Nous n’avions pas de logement ; nous sommes

arrivés hier.– Qu’est-ce que tu veux faire ?– Jouer de la harpe, chanter mes chansons et gagner

ma vie.– Où cela ?– À Paris.– Tu ferais mieux de retourner dans ton pays, chez tes

parents ; où demeurent tes parents ?– Je n’ai pas de parents.

Page 317: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu disais que le vieux à barbe blanche n’était pas tonpère ?

– Je n’ai pas de père.– Et ta mère ?– Je n’ai pas de mère.– Tu as bien un oncle, une tante, des cousins, des

cousines, quelqu’un.– Non, personne.– D’où viens-tu ?– Mon maître m’avait acheté au mari de ma nourrice.

Vous avez été bon pour moi, je vous en remercie bien detout cœur, et, si vous voulez, je reviendrai dimanche pourvous faire danser en jouant de la harpe, si cela vousamuse.

En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ; mais j’avaisfait à peine quelques pas que Lise, qui me suivait, me pritpar la main et me montra ma harpe en souriant.

Il n’y avait pas à se tromper.– Vous voulez que je joue ?Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusement des

mains.– Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelque chose.Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas le cœur à

la danse ni à la gaîté, je me mis à jouer une valse, mabonne, celle que j’avais bien dans les doigts ; ah ! commej’aurais voulu jouer aussi bien que Vitalis et faire plaisir à

Page 318: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cette petite fille qui me remuait si doucement le cœuravec ses yeux !

Tout d’abord elle m’écouta en me regardant fixement,puis elle marqua la mesure avec ses pieds ; puis bientôt,comme si elle était entraînée par la musique, elle se mit àtourner dans la cuisine, tandis que ses deux frères et sasœur aînée restaient tranquillement assis : elle ne valsaitpas, bien entendu, et elle ne faisait pas les pas ordinaires,mais elle tournoyait gracieusement avec un visageépanoui.

Assis près de la cheminée, son père ne la quittait pasdes yeux, il paraissait tout ému et il battait des mains.Quand la valse fut finie et que je m’arrêtai, elle vint secamper gentiment en face de moi et me fit une bellerévérence. Puis, tout de suite frappant ma harpe d’undoigt, elle fît un signe qui voulait dire « encore ».

J’aurais joué pour elle toute la journée avec plaisir ;mais son père dit que c’était assez parce qu’il ne voulaitpas qu’elle se fatiguât à tourner.

Alors au lieu de jouer un air de valse ou de danse, jechantai ma chanson napolitaine que Vitalis m’avaitapprise :

Fenesta vascia e patrona crudeleQuanta sospire m’aje fatto jettare.M’arde stocore comm’a na cannela

Bella quanno te sento anno menarre.Cette chanson était pour moi ce qu’a été le « Des

Page 319: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

chevaliers de ma patrie » de Robert le Diable pourNourrit, et le « Suivez-moi » de Guillaume Tell pourDuprez, c’est-à-dire mon morceau par excellence, celuidans lequel j’étais habitué à produire mon plus grandeffet : l’air en est doux et mélancolique, avec quelquechose de tendre qui remue le cœur.

Aux premières mesures, Lise vint se placer en face demoi, ses yeux fixés sur les miens, remuant les lèvrescomme si mentalement elle répétait mes paroles, puisquand l’accent de la chanson devint plus triste, elle reculadoucement de quelques pas, si bien qu’à la dernièrestrophe elle se jeta en pleurant sur les genoux de sonpère.

– Assez, dit celui-ci.– Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui

s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout de suite ellepleure.

– Pas si bête que toi ! elle comprend, dit la sœur aînée,en se penchant sur elle pour l’embrasser.

Pendant que Lise se jetait sur les genoux de son père,j’avais mis ma harpe sur mon épaule et je m’étais dirigédu côté de la porte.

– Où vas-tu ? me dit-il.– Je pars.– Tu tiens donc bien à ton métier de musicien ?– Je n’en ai pas d’autre.– Les grands chemins ne te font pas peur 7

Page 320: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je n’ai pas de maison.– Cependant la nuit que tu viens de passer a dû te

donner à réfléchir ?– Bien certainement, j’aimerais mieux un bon lit et le

coin du feu.– Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avec le travail

bien entendu ? Si tu veux rester, tu travailleras, tu vivrasavec nous. Tu comprends, n’est-ce pas, que ce n’est pas lafortune que je te propose, ni la fainéantise. Si tu acceptes,il y aura pour toi de la peine à prendre, du mal à tedonner, il faudra se lever matin, piocher dur dans lajournée, mouiller de sueur le pain que tu gagneras. Mais lepain sera assuré, tu ne seras plus exposé à coucher à labelle étoile comme la nuit dernière, et peut-être à mourirabandonné au coin d’une borne ou au fond d’un fossé ; lesoir tu trouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tuauras la satisfaction de l’avoir gagnée, ce qui la rendbonne, je t’assure. Et puis enfin si tu es un bon garçon, etj’ai dans l’idée quelque chose qui me dit que tu en es un,tu auras en nous une famille.

Lise s’était retournée, et à travers ses larmes elle meregardait en souriant.

Surpris par cette proposition, je restai un momentindécis, ne me rendant pas bien compte de ce quej’entendais.

Alors Lise, quittant son père, vint à moi, et, meprenant par la main, me conduisit devant une gravureenluminée qui était accrochée à la muraille ; cette gravure

Page 321: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

représentait un petit Saint-Jean vêtu d’une peau demouton.

Du geste elle fit signe à son père et à ses frères deregarder la gravure, et en même temps, ramenant lamain vers moi, elle lissa ma peau de mouton et montrames cheveux qui, comme ceux de Saint-Jean, étaientséparés au milieu du front et tombaient sur mes épaulesen frisant.

Je compris qu’elle trouvait que je ressemblais auSaint-Jean et sans trop savoir pourquoi cela me fit plaisiret en même temps me toucha doucement.

– C’est vrai, dit le père, qu’il ressemble au Saint-Jean.Lise frappa des mains en riant.– Eh bien, dit le père en revenant à sa proposition, cela

te va-t-il mon garçon ?Une famille !J’aurais donc une famille ! Ah ! combien de fois déjà ce

rêve tant caressé s’était-il évanoui : mère Barberin,madame Milligan, Vitalis, tous, les uns après les autresm’avaient manqué.

Je ne serais plus seul.Ma position était affreuse : je venais de voir mourir un

homme avec lequel je vivais depuis plusieurs années etqui avait été pour moi presque un père ; en même tempsj’avais perdu mon compagnon, mon camarade, mon ami,mon bon et cher Capi que j’aimais tant et qui, lui aussi,m’avait pris en si grande amitié, et cependant quand le

Page 322: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

jardinier me proposa de rester chez lui un sentiment deconfiance me raffermit le cœur.

Tout n’était donc pas fini pour moi : la vie pouvaitrecommencer.

Et ce qui me touchait, bien plus que le pain assuré donton me parlait, c’était cet intérieur que je voyais si uni,cette vie de famille qu’on me promettait.

Ces garçons seraient mes frères.Cette jolie petite Lise serait ma sœur.Dans mes rêves enfantins j’avais plus d’une fois

imaginé que je retrouverais mon père et ma mère, mais jen’avais jamais pensé à des frères et à des sœurs.

Et voilà qu’ils s’offraient à moi.Ils ne l’étaient pas réellement, cela était vrai, de par la

nature, mais ils pourraient le devenir de par l’amitié :pour cela il n’y avait qu’à les aimer (ce à quoi j’étais toutdisposé), et à me faire aimer d’eux, ce qui ne devait pasêtre difficile, car ils paraissaient tous remplis de bonté.

Vivement je dépassai la bandoulière de ma harpe dedessus mon épaule.

– Voilà une réponse, dit le père en riant, et une bonne,on voit qu’elle est agréable pour toi. Accroche toninstrument à ce clou, mon garçon, et le jour où tu ne tetrouveras pas bien avec nous, tu le reprendras pourt’envoler ; seulement tu auras soin de faire comme leshirondelles et les rossignols, tu choisiras ta saison pour temettre en route.

Page 323: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La maison à la porte de laquelle nous étions venusnous abattre dépendait de la Glacière ; et le jardinier quil’occupait se nommait Acquin. Au moment où l’on mereçut dans cette maison, la famille se composait de cinqpersonnes : le père qu’on appelait père Pierre ; deuxgarçons, Alexis et Benjamin, et deux filles, Étiennette,l’aînée, et Lise, la plus jeune des enfants.

Lise était muette, mais non muette de naissance ;c’est-à-dire que le mutisme n’était point chez elle laconséquence de la surdité. Pendant deux ans elle avaitparlé, puis tout à coup, un peu avant d’atteindre saquatrième année, elle avait perdu l’usage de la parole. Cetaccident, survenu à la suite de convulsions, n’avaitheureusement pas atteint son intelligence, qui s’était aucontraire développée avec une précocité extraordinaire ;non-seulement elle comprenait tout, mais encore elledisait, elle exprimait tout. Dans les familles pauvres etmême dans beaucoup d’autres familles, il arrive tropsouvent que l’infirmité d’un enfant est pour lui une caused’abandon ou de répulsion. Mais cela ne s’était pasproduit pour Lise, qui, par sa gentillesse et sa vivacité, sonhumeur douce et sa bonté expansive, avait échappé àcette fatalité. Ses frères la supportaient sans lui fairepayer son malheur ; son père ne voyait que par elle ; sasœur aînée Étiennette l’adorait.

Autrefois le droit d’aînesse était un avantage dans lesfamilles nobles ; aujourd’hui, dans les familles d’ouvriers,c’est quelquefois hériter d’une lourde responsabilité quenaître la première. Madame Acquin était morte un anaprès la naissance de Lise, et depuis ce jour Étiennette,

Page 324: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qui avait alors deux années seulement de plus que sonfrère aîné, était devenue la mère de famille. Au lieu d’allerà l’école, elle avait dû rester à la maison, préparer lanourriture, coudre un bouton ou une pièce aux vêtementsde son père ou de ses frères, et porter Lise dans ses bras ;on avait oublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’onavait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’uneservante, et une servante avec laquelle on ne se gênaitguère, car on savait bien qu’elle ne quitterait pas lamaison et ne se fâcherait jamais.

À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjamin par lamain, à travailler toute la journée, se levant tôt pour fairela soupe du père avant son départ pour la halle, secouchant tard pour remettre tout en ordre après lesouper, à laver le linge des enfants au lavoir, à arroserl’été quand elle avait un instant de répit, à quitter son litla nuit pour étendre les paillassons pendant l’hiver, quandla gelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait pas eu letemps d’être une enfant, de jouer, de rire. À quatorze ans,sa figure était triste et mélancolique comme celle d’unevieille fille de trente-cinq ans, cependant avec un rayon dedouceur et de résignation.

Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais accroché maharpe au clou qui m’avait été désigné, et que j’étais entrain de raconter comment nous avions été surpris par lefroid et la fatigue en revenant de Gentilly, où nous avionsespéré coucher dans une carrière, quand j’entendis ungrattement à la porte qui ouvrait sur le jardin, et enmême temps un aboiement plaintif.

Page 325: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– C’est Capi ! dis-je en me levant vivement.Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte et l’ouvrit.Le pauvre Capi s’élança d’un bond contre moi, et,

quand je l’eus pris dans mes bras, il se mit à me lécher lafigure en poussant des petits cris de joie : tout son corpstremblait.

– Et Capi ? dis-je.Ma question fut comprise.– Eh bien, Capi restera avec toi.Comme s’il comprenait, le chien sauta à terre et,

mettant la patte droite sur son cœur, il salua. Cela fîtbeaucoup rire les enfants, surtout Lise, et pour les amuserje voulus que Capi leur jouât une pièce de son répertoire,mais lui ne voulut pas m’obéir et sautant sur mes genoux,il recommença à m’embrasser ; puis, descendant, il se mità me tirer par la manche de ma veste.

– Il veut que je sorte.– Pour te mener auprès de ton maître.Les hommes de police qui avaient emporté Vitalis

avaient dit qu’ils avaient besoin de m’interroger et qu’ilsviendraient dans la journée, quand je serais réchauffé etréveillé. C’était bien long, bien incertain de les attendre.J’étais anxieux d’avoir des nouvelles de Vitalis. Peut-êtren’était-il pas mort comme on l’avait cru ? Je n’étais pasmort, moi. Il pouvait comme moi, être revenu à la vie.

Voyant mon inquiétude et devinant sa cause, le pèrem’emmena au bureau du commissaire, où l’on m’adressa

Page 326: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

questions sur questions, auxquelles je ne répondis quequand on m’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que jesavais était bien simple, je le racontai. Mais lecommissaire voulut en apprendre davantage, et ilm’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi.

Sur moi je répondis que je n’avais plus de parents etque Vitalis m’avait loué moyennant une somme d’argentqu’il avait payée d’avance au mari de ma nourrice.

– Et maintenant ? me dit le commissaire. À ce mot, lepère intervint.

– Nous nous chargerons de lui, si vous voulez biennous le confier.

Non-seulement le commissaire voulut bien me confierau jardinier, mais encore il le félicita pour sa bonne action.

Il fallait maintenant répondre au sujet de Vitalis, etcela m’était assez difficile, car je ne savais rien ou presquerien.

Il y avait cependant un point mystérieux dont j’auraispu parler : c’était ce qui c’était passé lors de notredernière représentation, quand Vitalis avait chanté defaçon à provoquer l’admiration et l’étonnement de ladame ; il y avait aussi les menaces de Garofoli, mais je medemandais si je ne devais pas garder le silence à ce sujet.

Ce que mon maître avait si soigneusement cachédurant sa vie, devait-il être révélé après sa mort ?

Mais il n’est pas facile à un enfant de cacher quelquechose à un commissaire de police qui connaît son métier,car ces gens-là ont une manière de vous interroger qui

Page 327: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

vous perd bien vite quand vous essayez de vouséchapper.

Ce fut ce qui m’arriva.En moins de cinq minutes le commissaire m’eut fait

dire ce que je voulais cacher et ce que lui tenait à savoir.– Il n’y a qu’à le conduire chez ce Garofoli, dit-il à un

agent ; une fois dans la rue de Lourcine, il reconnaîtra lamaison ; vous monterez avec lui et vous interrogerez ceGarofoli.

Nous nous mîmes tous les trois en route : l’agent, lepère et moi.

Comme l’avait dit le commissaire, il me fut facile dereconnaître la maison, et nous montâmes au quatrièmeétage. Je ne vis pas Mattia qui sans doute était entré àl’hôpital. En apercevant un agent de police et en mereconnaissant, Garofoli pâlit ; certainement il avait peur.

Mais il se rassura bien vite quand il apprit de la bouchede l’agent ce qui nous amenait chez lui.

– Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il.– Vous le connaissiez ?– Parfaitement.– Eh bien ! dites-moi ce que vous savez.– C’est bien simple. Son nom n’était point Vitalis ; il

s’appelait Carlo Balzani, et si vous aviez vécu, il y atrente-cinq ou quarante ans, en Italie, ce nom suffiraitseul pour vous dire ce qu’était l’homme dont vous vousinquiétez. Carlo Balzani était à cette époque le chanteur le

Page 328: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

inquiétez. Carlo Balzani était à cette époque le chanteur leplus fameux de toute l’Italie, et ses succès sur nosgrandes scènes ont été célèbres : il a chanté partout, àNaples, à Rome, à Milan, à Venise, à Florence, à Londres,à Paris. Mais il est venu un jour où la voix s’est perdue ;alors, ne pouvant plus être le roi des artistes, il n’a pasvoulu que sa gloire fût amoindrie en la compromettant surdes théâtres indignes de sa réputation. Il a abdiqué sonnom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis, se cachant detous ceux qui l’avaient connu dans son beau temps.Cependant il fallait vivre ; il a essayé de plusieurs métierset n’a pas réussi, si bien que de chute en chute, il s’est faitmontreur de chiens savants. Mais dans sa misère, la fiertélui était restée, et il serait mort de honte si le public avaitpu apprendre que le brillant Carlo Balzani était devenu lepauvre Vitalis. Un hasard m’avait rendu maître de cesecret.

C’était donc là l’explication du mystère qui m’avaittant intrigué.

Pauvre Carlo Balzani. Cher Vitalis ! On m’aurait ditqu’il avait été roi que cela ne m’aurait pas étonné.

Page 329: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XX

Jardinier.

On devait enterrer mon maître le lendemain, et le père

m’avait promis de me conduire à l’enterrement.Mais le lendemain je ne pus me lever, car je fus pris

dans la nuit d’une grande fièvre qui débuta par un frissonsuivi d’une bouffée de chaleur ; il me semblait que j’avaisle feu dans la poitrine et que j’étais malade comme Joli-Cœur, après sa nuit passée sur l’arbre, dans la neige.

En réalité, j’avais une violente inflammation, c’est-à-dire une fluxion de poitrine causée par le refroidissementque j’avais éprouvé dans la nuit où mon pauvre maîtreavait péri.

Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à mêmed’apprécier la bonté de la famille Acquin, et surtout lesqualités de dévouement d’Étiennette.

Bien que chez les pauvres gens on soit ordinairementpeu disposé à appeler les médecins, je fus pris d’une façonsi violente et si effrayante, qu’on fit pour moi une

Page 330: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

exception à cette règle, qui est de nature autant qued’habitude. Le médecin, appelé, n’eut pas besoin d’un longexamen et d’un récit détaillé pour voir quelle était mamaladie ; tout de suite il déclara qu’on devait me porter àl’hospice.

C’était, en effet, le plus simple et le plus facile.Cependant cet avis ne fut pas adopté par le père.

– Puisqu’il est venu tomber à notre porte, dit-il, et nonà celle de l’hospice, c’est que nous devons le garder.

Le médecin avait combattu avec toutes sortes debonnes paroles ce raisonnement fataliste, mais sansl’ébranler. On devait me garder, on m’avait gardé.

Et à toutes ses occupations, Étiennette avait ajoutécelle de garde-malade, me soignant doucement,méthodiquement, comme l’eût fait une sœur de Saint-Vincent de Paul, sans jamais une impatience ou un oubli.Quand elle était obligée de m’abandonner pour lestravaux de la maison, Lise la remplaçait, et bien des fois,dans ma fièvre, j’ai vu celle-ci aux pieds de mon lit, fixantsur moi ses grands yeux inquiets. L’esprit troublé par ledélire, je croyais qu’elle était mon ange gardien, et je luiparlais comme j’aurais parlé à un ange, en lui disant mesespérances et mes désirs. C’est depuis ce moment que jeme suis habitué à la considérer, malgré moi, comme unêtre idéal, entouré d’une sorte d’auréole, que j’étais toutsurpris de voir vivre de notre vie quand je m’attendais aucontraire à la voir s’envoler avec de grandes ailesblanches.

Ma maladie fut longue et douloureuse, avec plusieurs

Page 331: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

rechutes qui eussent découragé peut-être des parents,mais qui ne lassèrent ni la patience ni le dévouementd’Étiennette. Pendant plusieurs nuits, il fallut me veiller,car j’avais la poitrine prise de manière à croire que j’allaisétouffer d’un moment à l’autre, et ce furent Alexis etBenjamin qui, alternativement, se remplacèrent auprèsde mon lit. Enfin, la convalescence arriva ; mais, comme lamaladie fut longue, capricieuse, et il me fallut attendreque le printemps commençât à reverdir les prairies de laGlacière pour sortir de la maison.

Alors Lise, qui ne travaillait point, prit la placed’Étiennette et ce fut elle qui me promena sur les bordsde la Bièvre. Vers midi, quand le soleil était dans sonplein, nous partions, et nous tenant par la main nous nousen allions doucement suivis de Capi. Le printemps futdoux et beau cette année-là, ou tout au moins il m’en estresté un doux et beau souvenir, ce qui est la même chose.

C’est un quartier peu connu des Parisiens que celui quise trouve entre la Maison-Blanche et la Glacière ; on saitvaguement qu’il y a quelque part par là une petite vallée,mais comme la rivière qui l’arrose est la Bièvre, on dit etl’on croit que cette vallée est un des endroits les plus saleset les plus tristes de la banlieue de Paris. Il n’en est riencependant, et l’endroit vaut mieux que sa réputation. LaBièvre, que l’on juge trop souvent par ce qu’elle estdevenue industriellement dans le faubourg Saint-Marcel,et non par ce qu’elle était naturellement à Verrières ou àRungis, coule là, ou tout au moins coulait là au temps dontje parle, sous un épais couvert de saules et de peupliers,et sur ses bords s’étendent de vertes prairies qui montent

Page 332: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et sur ses bords s’étendent de vertes prairies qui montentdoucement jusqu’à des petits coteaux couronnés demaisons et de jardins ; l’herbe est fraîche et drue auprintemps, les pâquerettes émaillent d’étoiles blanchesson tapis d’émeraude, et dans les saules qui feuillissent,dans les peupliers dont les bourgeons sont enduits d’unerésine visqueuse, les oiseaux, le merle, la fauvette, lepinson voltigent en disant par leurs chants qu’on estencore à la campagne et non déjà à la ville.

Ce fut ainsi que je vis cette petite vallée, – qui depuis abien changé, – et l’impression qu’elle m’a laissée estvivace dans mon souvenir comme au jour où je la reçus. Sij’étais peintre je vous dessinerais le rideau de peuplierssans oublier un seul arbre, – et les gros saules avec lesgroseilliers épineux qui verdissaient sur leurs têtes, lesracines implantées dans leur tronc pourri, – et les glacisdes fortifications sur lesquels nous faisions de si bellesglissades en nous lançant sur un seul pied, – et la Butte-aux-Cailles avec son moulin à vent ; – et la cour Sainte-Hélène avec sa population de blanchisseuses ; et lestanneries qui salissent et infectent les eaux de la rivière, –et la ferme Sainte-Anne, où de pauvres fous qui cultiventla terre passent à côté de vous souriant d’un sourire idiot,les membres ballants, la bouche mi-ouverte montrant unbout de langue, avec une vilaine grimace.

Dans nos promenades, Lise naturellement ne parlaitpas, mais chose étonnante, nous n’avions pas besoin deparoles, nous nous regardions et nous nous comprenionssi bien avec nos yeux que j’en venais à ne plus lui parlermoi-même.

Page 333: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À la longue les forces me revinrent et je pusm’employer aux travaux du jardin : j’attendais cemoment avec impatience, car j’avais hâte de faire pour lesautres ce que les autres faisaient pour moi, de travaillerpour eux et de leur rendre, dans la mesure de mes forces,ce qu’ils m’avaient donné. Je n’avais jamais travaillé, carsi pénibles que soient les longues marches, elles ne sontpas un travail continu qui demande la volonté etl’application, mais il me semblait que je travaillerais bien,au moins courageusement, à l’exemple de ceux que jevoyais autour de moi.

C’était la saison où les giroflées commencent à arriversur les marchés de Paris, et la culture du père Acquinétait à ce moment celle des giroflées ; notre jardin en étaitrempli ; il y en avait des rouges, des blanches, desviolettes disposées par couleurs, séparées sous les châssis,de sorte qu’il y avait des lignes toutes blanches et d’autresà côté toutes rouges, ce qui était très-joli ; et le soir, avantque les châssis fussent refermés, l’air était embaumé parle parfum de toutes ces fleurs.

La tâche qu’on me donna, la proportionnant à mesforces encore bien faibles, consista à lever les panneauxvitrés le matin, quand la gelée était passée, et à lesrefermer le soir avant qu’elle arrivât ; dans la journée jedevais les ombrer avec du paillis que je jetais dessus pourpréserver les plantes d’un coup de soleil. Cela n’était nibien difficile, ni bien pénible, mais cela était assez long, carj’avais plusieurs centaines de panneaux à remuer deuxfois par jour et à surveiller pour les ombrer ou lesdécouvrir selon l’ardeur du soleil.

Page 334: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pendant ce temps, Lise restait auprès du manège quiservait à élever l’eau nécessaire aux arrosages, et quandla vieille Cocotte, fatiguée de tourner, les yeuxencapuchonnés dans son masque de cuir, ralentissait lepas, elle l’excitait en faisant claquer un petit fouet ; un desfrères renversait les seaux que faisait monter ce manège,et l’autre aidait son père ; ainsi chacun avait son poste, etpersonne ne perdait son temps.

J’avais vu les paysans travailler dans mon village, maisje n’avais aucune idée de l’application, du courage et del’intensité avec lesquels travaillent les jardiniers desenvirons de Paris, qui, debout bien avant que le soleilparaisse, au lit bien tard après qu’il est couché, sedépensent tout entiers et peinent tant qu’ils ont de forcesdurant cette longue journée ; j’avais vu aussi cultiver laterre, mais je n’avais aucune idée de ce qu’on peut luifaire produire par le travail, en ne lui laissant pas derepos : je fus à bonne école chez le père Acquin.

On ne m’employa pas toujours aux châssis ; les forcesme vinrent, et j’eus aussi la satisfaction de pouvoir mettrequelque chose dans la terre, et la satisfaction beaucoupplus grande encore de le voir pousser : c’était monouvrage à moi, ma chose, ma création, et cela me donnaitcomme un sentiment de fierté ; j’étais donc propre àquelque chose, je le prouvais, et, ce qui m’était plus douxencore, je le sentais : cela, je vous assure, paye de bien despeines.

Malgré les fatigues que cette vie nouvelle m’imposa, jem’habituai bien vite à cette existence laborieuse qui

Page 335: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ressemblait si peu à mon existence vagabonde debohémien. Au lieu de courir en liberté comme autrefois,n’ayant d’autre peine que d’aller droit devant moi sur lesgrandes routes, il fallait maintenant rester enfermé entreles quatre murs d’un jardin, et du matin au soir travaillerrudement, la chemise mouillée sur le dos, les arrosoirs aubout des bras et les pieds nus dans les sentiers boueux ;mais autour de moi chacun travaillait tout aussirudement ; les arrosoirs du père étaient plus lourds queles miens, et sa chemise était plus mouillée de sueur queles nôtres. C’est un grand soulagement dans la peine quel’égalité. Et puis je rencontrais là ce que je croyais avoirperdu à jamais : la vie de la famille. Je n’étais plus seul, jen’étais plus l’enfant abandonné ; j’avais mon lit à moi,j’avais ma place à moi à la table qui nous réunissait tous.Si durant la journée quelquefois Alexis ou Benjaminm’envoyaient une taloche, la main retombée je n’ypensais plus, pas plus qu’ils ne pensaient à celles que jeleur rendais ; et le soir, tous autour de la soupe, nous nousretrouvions amis et frères.

Pour être vrai, il faut dire que tout ne nous était pastravail et fatigue ; nous avions aussi nos heures de reposet de plaisir, courtes, bien entendu, mais précisément parcela même plus délicieuses.

Le dimanche, dans l’après-midi, on se réunissait sousun petit berceau de vignes qui touchait la maison ; j’allaisprendre ma harpe au clou où elle restait accrochéependant toute la semaine, et je faisais danser les deuxfrères et les deux sœurs. Ni les uns ni les autres n’avaientappris à danser, mais Alexis et Benjamin avaient été une

Page 336: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

fois à un bal de noces aux Mille-Colonnes, et ils en avaientrapporté des souvenirs plus ou moins exacts de ce qu’estla contredanse ; c’étaient ces souvenirs qui les guidaient.Quand ils étaient las de danser, ils me faisaient chantermon répertoire, et ma chanson napolitaine produisaittoujours son irrésistible effet sur Lise.

Fenesta vascia e patrona crudele.Jamais je n’ai chanté la dernière strophe sans voir ses

yeux mouillés.Alors, pour la distraire, je jouais une pièce bouffonne

avec Capi. Pour lui aussi ces dimanches étaient des joursde fête ; ils lui rappelaient le passé, et quand il avait finison rôle, il l’eût volontiers recommencé.

Deux années s’écoulèrent ainsi, et comme le pèrem’emmenait souvent avec lui au marché, au quai auxFleurs, à la Madeleine, au Château-d’Eau, ou bien chez lesfleuristes à qui nous portions nos plantes, j’en arrivai petità petit à connaître Paris et à comprendre que si ce n’étaitpas une ville de marbre et d’or comme je l’avais imaginé,ce n’était point davantage une ville de boue comme monentrée par Charenton et le quartier Mouffetard me l’avaitfait croire un peu trop-vite.

Je vis les monuments, j’entrai dans quelques-uns, jeme promenai le long des quais, sur les boulevards, dans lejardin du Luxembourg, dans celui des Tuileries, auxChamps-Élysées. Je vis des statues. Je restai enadmiration devant le mouvement des foules. Je me fis unesorte d’idée de ce qu’était l’existence d’une grande

Page 337: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

capitale.Heureusement mon éducation ne se fit point

seulement par les yeux et selon les hasards de mespromenades ou de mes courses à travers Paris. Avant des’établir jardinier à son compte « le père » avait travailléaux pépinières du Jardin des Plantes, et là il s’était trouvéen contact avec des gens de science et d’étude dont lefrottement lui avait donné la curiosité de lire etd’apprendre. Pendant plusieurs années il avait employéses économies à acheter des livres et ses quelques heuresde loisir à lire ces livres. Mais lorsqu’il s’était marié et queles enfants étaient arrivés, les heures de loisir avaient étérares ; il avait fallu avant tout gagner le pain de chaquejour ; les livres avaient été abandonnés, mais ils n’avaientété ni perdus, ni vendus ; et on les avait gardés dans unearmoire. Le premier hiver que je passai dans la familleAcquin fut très-long, et les travaux de jardinage setrouvèrent sinon suspendus, au moins ralentis pendantplusieurs mois. Alors pour occuper les soirées que nouspassions au coin du feu, les vieux livres furent tirés del’armoire et distribués entre nous. C’étaient pour laplupart des ouvrages sur la botanique et l’histoire desplantes avec quelques récits de voyages. Alexis etBenjamin n’avaient point hérité des goûts de leur pèrepour l’étude, et régulièrement tous les soirs, après avoirouvert leur volume, ils s’endormaient sur la troisième oula quatrième page. Pour moi, moins disposé au sommeilou plus curieux, je lisais jusqu’au moment où nous devionsnous coucher : les premières leçons de Vitalis n’avaientpoint été perdues ; et en me disant cela, en me couchant

Page 338: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

je pensais à lui avec attendrissement.Mon désir d’apprendre rappela au père le temps où il

prenait deux sous sur son déjeuner pour acheter deslivres, et à ceux qui étaient dans l’armoire il en ajoutaquelques autres qu’il me rapporta de Paris. Les choixétaient faits par le hasard ou les promesses du titre, maisenfin c’étaient toujours des livres, et, s’ils mirent alors unpeu de désordre dans mon esprit sans direction, cedésordre s’effaça plus tard et ce qu’il y avait de bon eneux me resta et m’est resté ; tant il est vrai que toutelecture profite.

Lise ne savait pas lire, mais en me voyant plongé dansles livres aussitôt que j’avais une heure de liberté, elle eutla curiosité de savoir ce qui m’intéressait si vivement.Tout d’abord elle voulut me prendre ces livres quim’empêchaient de jouer avec elle ; puis, voyant quemalgré tout je revenais à eux, elle me demanda de les luilire. Ce fut un nouveau lien entre nous. Repliée sur elle-même, l’intelligence toujours aux aguets, n’étant pointoccupée par les frivolités ou les niaiseries de laconversation, elle devait trouver dans la lecture ce qu’elletrouva en effet : une distraction et une nourriture.

Combien d’heures nous avons passées ainsi : elle assisedevant moi, ne me quittant pas des yeux, moi lisant.Souvent je m’arrêtais en rencontrant des mots ou despassages que je ne comprenais pas et je la regardais. Alorsnous restions quelquefois longtemps à chercher ; puisquand nous ne trouvions pas, elle me faisait signe decontinuer avec un geste qui voulait dire « plus tard ». Je

Page 339: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lui appris aussi à dessiner, c’est-à-dire à ce que j’appelaisdessiner. Cela fut long, difficile, mais enfin j’en vins à peuprès à bout. Sans doute j’étais un assez pauvre maître.Mais nous nous entendions, et le bon accord du maître etde l’élève vaut souvent mieux que le talent. Quelle joiequand elle traça quelques traits où l’on pouvaitreconnaître ce qu’elle avait voulu faire ! Le père Acquinm’embrassa :

– Allons, dit-il en riant, j’aurais pu faire une plusgrande bêtise que de te prendre. Lise te payera cela plustard.

Plus tard, c’est-à-dire quand elle parlerait, car onn’avait point renoncé à lui rendre la parole, seulement lesmédecins avaient dit que pour le moment il n’y avait rienà faire et qu’il fallait attendre une crise.

Plus tard était aussi le geste triste qu’elle me faisaitquand je lui chantais des chansons. Elle avait voulu que jelui apprisse à jouer de la harpe et très-vite ses doigtss’étaient habitués à imiter les miens. Mais naturellementelle n’avait pas pu apprendre à chanter, et cela la dépitait.Bien des fois j’ai vu des larmes dans ses yeux qui medisaient son chagrin. Mais dans sa bonne et douce naturele chagrin ne persistait pas : elle s’essuyait les yeux etavec un sourire résigné, elle me faisait son geste : plustard.

Adopté par le père Acquin et traité en frère par lesenfants, je serais probablement resté à jamais à laGlacière sans une catastrophe qui tout à coup vint une foisencore changer ma vie ; car il était dit que je ne pourrais

Page 340: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas rester longtemps heureux, et que quand je mecroirais le mieux assuré du repos, ce serait justementl’heure où je serais rejeté de nouveau, par desévénements indépendants de ma volonté, dans ma vieaventureuse.

Page 341: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XXI

La famille dispersée.

Il y avait des jours où me trouvant seul et

réfléchissant, je me disais :– Tu es trop heureux mon garçon, ça ne durera pas.Comment me viendrait le malheur, je ne le prévoyais

pas, mais j’étais à peu près certain que, d’un côté ou del’autre, il me viendrait.

Cela me rendait assez souvent triste, mais d’un autrecôté cela avait de bon que pour éviter ce malheur, jem’appliquais à faire de mon mieux ce que je faisais, mefigurant que ce serait par ma faute, que je serais frappé.

Ce ne fut point par ma faute, mais si je me trompai surce point, je ne devinai que trop juste quant au malheur.

J’ai dit que le père cultivait les giroflées : c’est uneculture assez facile et que les jardiniers des environs deParis réussissent à merveille, témoin les grosses plantestrapues garnies de fleurs du haut en bas qu’ils apportentsur les marchés aux mois d’avril et de mai. La seule

Page 342: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

habileté nécessaire au jardinier qui cultive les giroflées,est celle qui consiste à choisir des plantes à fleurs doubles,car le monde repousse les fleurs simples. Or, comme lesgraines qu’on sème donnent dans une proportion à peuprès égale des plantes simples et des plantes doubles, il ya un intérêt important à ne garder que les plantesdoubles ; sans cela on serait exposé à soigner chèrementcinquante pour cent de plantes qu’il faudrait jeter aumoment de les voir fleurir, c’est-à-dire après un an deculture. Ce choix se nomme l’essimplage et il se fait àl’inspection de certains caractères qui se montrent dansles feuilles et dans le port de la plante. Peu de jardinierssavent pratiquer cette opération de l’essimplage et mêmec’est un secret qui s’est conservé dans quelques familles.Quand les cultivateurs de giroflées ont besoin de faire leurchoix de plantes doubles, ils s’adressent à ceux de leursconfrères qui possèdent ce secret, et ceux-ci « vont enville », ni plus ni moins que des médecins ou des experts,donner leur consultation.

Le père était un des plus habiles essimpleurs de Paris ;aussi au moment où doit se faire cette opération, toutesses journées étaient-elles prises. C’était alors pour nous etparticulièrement pour Étiennette notre mauvais temps,car entre confrères on ne se visite pas sans boire un litre,quelquefois deux, quelquefois trois, et quand il avait ainsivisité deux ou trois jardiniers, il rentrait à la maison lafigure rouge, la parole embarrassée et les mainstremblantes.

Jamais Étiennette ne se couchait sans qu’il fût rentré,

Page 343: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

même quand il rentrait tard, très-tard.Alors quand j’étais éveillé, ou quand le bruit qu’il

faisait me réveillait, j’entendais de ma chambre leurconversation.

– Pourquoi n’es-tu pas couchée ? disait le père.– Parce que j’ai voulu voir si tu n’avais besoin de rien.– Ainsi mademoiselle Gendarme me surveille !– Si je ne veillais pas, à qui parlerais-tu ?– Tu veux voir si je marche droit ; eh bien ! regarde, je

parie que je vais à la porte des enfants sans quitter cerang de pavés.

Un bruit de pas inégaux retentissait dans la cuisine,puis il se faisait un silence.

– Lise va bien ? disait-il.– Oui, elle dort, si tu voulais ne pas faire de bruit.– Je ne fais pas de bruit, je marche droit, il faut bien

que je marche droit puisque les filles accusent leur père.Qu’est-ce qu’elle a dit en ne me voyant pas rentrer poursouper ?

– Rien ; elle a regardé ta place.– Ah ! elle a regardé ma place.– Oui.– Plusieurs fois ? Est-ce qu’elle a regardé plusieurs

fois ?– Souvent.

Page 344: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et qu’est-ce qu’elle disait ?– Ses yeux disaient que tu n’étais pas là.– Alors elle te demandait pourquoi je n’étais pas là, et

tu lui disais que j’étais avec les amis.– Non, elle ne me demandait rien, et je ne lui disais

rien : elle savait bien où tu étais.– Elle le savait, elle savait que… Elle s’est bien

endormie ?– Non ; il y a un quart d’heure seulement que le

sommeil l’a prise, elle voulait t’attendre.– Et toi, qu’est-ce que tu voulais ?– Je voulais qu’elle ne te vît pas rentrer.Puis après un moment de silence :– Tiennette, tu es une bonne fille ; écoute, demain je

vais chez Louisot, eh bien ! je te jure, tu entends bien, je tejure de rentrer pour souper ; je ne veux plus que tum’attendes, et je ne veux pas que Lise s’endormetourmentée.

Mais les promesses, les serments ne servaient pastoujours et il n’en rentrait pas moins tard, une fois qu’ilacceptait un verre de vin. À la maison, Lise était toute-puissante, dehors elle était oubliée.

– Vois-tu, disait-il, on boit un coup sans y penser,parce qu’on ne peut pas refuser les amis ; on boit lesecond parce qu’on a bu le premier, et l’on est bien décidéà ne pas boire le troisième ; mais boire donne soif. Et puis,le vin vous monte à la tête ; on sait que quand on est lancé

Page 345: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

on oublie les chagrins ; on ne pense plus aux créanciers ;on voit tout éclairé par le soleil ; on sort de sa peau pourse promener dans un autre monde, le monde où l’ondésirait aller. Et l’on boit. Voilà.

Il faut dire que cela n’arrivait pas souvent. D’ailleurs lasaison de l’essimplage n’était pas longue, et quand cettesaison était passée le père n’ayant plus de motifs poursortir, ne sortait plus. Il n’était pas homme à aller aucabaret tout seul, ni par paresse à perdre son temps.

La saison des giroflées terminée, nous préparionsd’autres plantes, car il est de règle qu’un jardinier ne doitpas avoir une seule place de son jardin vide : aussitôt quedes plantes sont vendues d’autres doivent les remplacer.

L’art pour un jardinier qui travaille en vue du marchéest d’apporter ses fleurs sur le marché au moment où il achance d’en tirer le plus haut prix. Or, ce moment estcelui des grandes fêtes de l’année : la Saint-Pierre, laSainte-Marie, la Saint-Louis, car le nombre estconsidérable de ceux qui s’appellent Pierre, Marie, Louisou Louise et par conséquent le nombre est considérableaussi des pots de fleurs ou des bouquets qu’on vend cesjours-là et qui sont destinés à souhaiter la fête à un parentou à un ami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes lesrues de Paris pleines de fleurs, non-seulement dans lesboutiques ou sur les marchés, mais encore sur lestrottoirs, au coin des rues, sur les marches des maisons,partout où l’on peut disposer un étalage.

Le père Acquin, après sa saison de giroflées, travaillaiten vue des grandes fêtes du mois de juillet et du mois

Page 346: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’août, surtout du mois d’août, dans lequel se trouve laSainte-Marie et la Saint-Louis, et pour cela nouspréparions des milliers de reines-marguerites, desfuchsias, des lauriers-roses tout autant que nos châssis etnos serres pouvaient en contenir : il fallait que toutes cesplantes arrivassent à floraison au jour dit, ni trop tôt, ellesauraient été passées au moment de la vente, ni trop tard,elles n’auraient pas encore été en fleurs. On comprendque cela exige un certain talent, car on n’est pas maître dusoleil, ni du temps, qui est plus ou moins beau. Le pèreAcquin était passé maître dans cet art, et jamais sesplantes n’arrivaient trop tôt ni trop tard. Mais aussi quede soins, que de travail !

Au moment où j’en suis arrivé de mon récit, notresaison s’annonçait comme devant être excellente ; nousétions au 5 août et toutes nos plantes étaient à point :dans le jardin, en plein air, les reines-margueritesmontraient leurs corolles prêtes à s’épanouir, et dans lesserres ou sous les châssis dont le verre étaitsoigneusement blanchi au lait de chaux pour tamiser lalumière, fuchsias et lauriers-roses commençaient àfleurir : ils formaient de gros buissons ou des pyramidesgarnies de boutons du haut en bas, le coup d’œil étaitsuperbe ; et, de temps en temps, je voyais le père sefrotter les mains avec contentement.

– La saison sera bonne, disait-il à ses fils.Et en riant tout bas, il faisait le compte de ce que la

vente de toutes ces fleurs lui rapporterait.On avait rudement travaillé pour en arriver là et sans

Page 347: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

prendre une heure de congé, même le dimanche ;cependant tout étant à point et en ordre, il fut décidé quepour notre récompense nous irions tous dîner cedimanche 5 août à Arcueil chez un des amis du père,jardinier comme lui ; Capi lui-même serait de la partie. Ontravaillerait jusqu’à trois ou quatre heures, puis quandtout serait fini, on fermerait la porte à clef, et l’on s’enirait gaiement, on arriverait à Arcueil, vers cinq ou sixheures, puis après dîner on reviendrait tout de suite pourne pas se coucher trop tard et être au travail le lundi debonne heure, frais et dispos.

Quelle joie !Il fut fait ainsi qu’il avait été décidé, et quelques

minutes avant quatre heures, le père tournait la clef dansla serrure de la grande porte.

– En route tout le monde ! dit-il joyeusement.– En avant, Capi !Et prenant Lise par la main, je me mis à courir avec

elle accompagné par les aboiements joyeux de Capi quisautait autour de nous. Peut-être croyait-il que nous nousen allions pour longtemps sur les grands chemins, ce quilui aurait mieux plu que de rester à la maison, où ils’ennuyait, car il ne m’était pas toujours possible dem’occuper de lui, – ce qu’il aimait par dessus tout.

Nous étions tous endimanchés et superbes avec nosbeaux habits à manger du rôti. Il y avait des gens qui seretournaient pour nous voir passer. Je ne sais pas ce quej’étais moi-même, mais Lise, avec son chapeau de paille,

Page 348: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sa robe bleue et ses bottines de toile grise était bien laplus jolie petite fille qu’on puisse voir, la plus vivante ;c’était la grâce dans la vivacité ; ses yeux, ses narinesfrémissantes, ses épaules, ses bras, ses mains, tout en elleparlait et disait son plaisir.

Le temps passa si vite que je n’en eus pas conscience ;tout ce que je sais, c’est que comme nous arrivions à la findu dîner, l’un de nous remarqua que le ciel s’emplissait denuages noirs du côté du couchant, et comme notre tableétait servie en plein air sous un gros sureau, il nous futfacile de constater qu’un orage se préparait.

– Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer à laGlacière.

À ce mot, il y eut une exclamation générale :– Déjà !Lise ne dit rien, mais elle fît des gestes de dénégation

et de protestation.– Si le vent s’élève, dit le père, il peut chavirer les

panneaux : en route !Il n’y avait pas à répliquer davantage ; nous savions

tous que les panneaux vitrés sont la fortune desjardiniers, et que si le vent casse les verres, c’est la ruinepour eux.

– Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi,Benjamin, et toi aussi Alexis, nous prendrons le pasaccéléré. Rémi viendra en arrière avec Étiennette et Lise.

Et sans en dire davantage ils partirent à grands pas,

Page 349: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tandis que nous les suivions moins vite, réglant notremarche, Étiennette et moi, sur celle de Lise.

Il ne s’agissait plus de rire, et nous ne courions plus,nous ne gambadions plus.

Le ciel devenait de plus en plus noir et l’orage arrivaitrapidement précédé par des nuages de poussière que levent, qui s’était élevé, entraînait en gros tourbillons.Quand on se trouvait pris dans un de ces tourbillons ilfallait s’arrêter, tourner le dos au vent, et se boucher lesyeux avec les deux mains car on était aveuglé ; si l’onrespirait on sentait dans sa bouche un goût de cailloux.

Le tonnerre roulait dans le lointain et ses grondementsse rapprochaient rapidement se mêlant à des éclatsstridents.

Étiennette et moi nous avions pris Lise par la main, etnous la tirions après nous, mais elle avait peine à noussuivre, et nous ne marchions pas aussi vite que nousaurions voulu.

Arriverions-nous avant l’orage ?Le père, Benjamin et Alexis, arriveraient-ils ?Pour eux, la question était de toute autre importance ;

pour nous, il s’agissait simplement de n’être pas mouillés,pour eux de mettre les châssis à l’abri de la destruction,c’est-à-dire de les fermer pour que le vent ne pût pas lesprendre en dessous et les culbuter pêle-mêle.

Les fracas du tonnerre étaient de plus en plus répétés,et les nuages s’étaient tellement épaissis qu’il faisaitpresque nuit ; quand le vent les entrouvrait, on

Page 350: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

apercevait çà et là dans leurs tourbillons noirs desprofondeurs cuivrées. Évidemment ces nuages allaientcrever d’un instant à l’autre.

Chose étrange, au milieu des éclats du tonnerre nousentendîmes un bruit formidable qui arrivait sur nous, etqui était inexplicable : il semblait que c’était un régimentde cavaliers qui se précipitaient pour fuir l’orage : maiscela était absurde ; comment des cavaliers seraient-ilsvenus dans ce quartier ?

Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelques grêlonsd’abord qui nous frappèrent au visage, puis presqueinstantanément, une vraie avalanche ; il fallut nous jetersous une grande porte.

Et alors nous vîmes tomber l’averse de grêle la plusterrible qu’on puisse imaginer ; en un instant la rue futcouverte d’une couche blanche comme en plein hiver ; lesgrêlons étaient gros comme des œufs de pigeon et entombant ils produisaient un tapage assourdissant aumilieu duquel éclataient de temps en temps des bruits devitres cassées ; avec les grêlons qui glissaient des toitsdans la rue tombaient toutes sortes de choses, desmorceaux de tuiles, des plâtras, des ardoises broyées,surtout des ardoises qui faisaient des tas noirs au milieude la blancheur de la grêle.

– Hélas ! les panneaux ! s’écria Étiennette. C’étaitaussi la pensée qui m’était venue à l’esprit.

– Peut-être le père sera-t-il arrivé à temps ?– Quand même ils seraient arrivés avant la grêle,

Page 351: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

jamais ils n’auront eu le temps de couvrir les panneauxavec les paillassons ; tout va être perdu.

– On dit que la grêle ne tombe que par places.– Nous sommes trop près de la maison pour qu’elle

nous ait épargnés ; si elle tombe sur le jardin comme ici, lepauvre père va être ruiné ; oh ! mon Dieu, il comptait tantsur la vente, et il avait tant besoin de cet argent !

Sans bien connaître le prix des choses j’avais biensouvent entendu dire que les panneaux vitrés coûtaient15 ou 1,800 francs le cent, et je compris tout de suite queldésastre ce pouvait être pour nous, si la grêle avait brisénos cinq ou six cents panneaux, sans parler des serres nides plantes.

J’aurais voulu interroger Étiennette, mais c’était àpeine si nous pouvions nous entendre tant le tapageproduit par les grêlons était assourdissant ; et puis, à vraidire, Étiennette ne paraissait pas disposée à parler ; elleregardait tomber la grêle avec une figure désolée, commedoit l’être celle des gens qui voient brûler leur maison.

Cette terrible averse ne dura pas longtemps, cinq ousix minutes peut-être, et elle cessa tout à coup commetout à coup elle avait commencé : le nuage fila sur Paris etnous pûmes sortir de dessous notre grande porte. Dans larue, les grêlons durs et ronds roulaient sous les piedscomme les galets de la mer, et il y en avait une telleépaisseur que les pieds enfonçaient dedans jusqu’à lacheville.

Lise, ne pouvant marcher dans cette grêle glacée, avec

Page 352: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ses bottines de toile, je la pris sur mon dos ; son visage sigai en venant, était maintenant navré, des larmesroulaient dans ses yeux.

Nous ne tardâmes pas à arriver à la maison dont lagrande porte était restée ouverte ; nous entrâmesvivement dans le jardin.

Quel spectacle ! tout était brisé, haché : panneaux,fleurs, morceaux de verre, grêlons formaient un mélange,un fouillis sans forme ; de ce jardin si beau, si riche lematin, rien ne restait que ces débris sans nom.

Où était le père ?Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, et nous

arrivâmes ainsi à la grande serre dont pas une vitren’était restée intacte : il était assis, affaissé pour mieuxdire, sur un escabeau au milieu des débris qui couvraientle sol, Alexis et Benjamin près de lui immobiles.

– Oh ! mes pauvres enfants ! s’écria-t-il en levant latête à notre approche, qui lui avait été signalée par lebruit du verre que nous écrasions sous nos pas, oh ! mespauvres enfants !

Et, prenant Lise dans ses bras, il se mit à pleurer sansajouter un mot.

Qu’aurait-il dit ?C’était un désastre ; mais, si grand qu’il fût aux yeux, il

était plus terrible encore par ses conséquences.Bientôt j’appris par Étiennette et par les garçons

combien le désespoir du père était justifié. Il y avait dix

Page 353: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ans que le père avait acheté ce jardin et avait bâti lui-même cette maison. Celui qui lui avait vendu le terrain luiavait aussi prêté de l’argent pour acheter le matérielnécessaire à son métier de fleuriste. Le tout était payableou remboursable, en quinze ans, par annuités. Jusqu’àcette époque, le père avait pu payer régulièrement cesannuités, à force de travail et de privations. Cespayements réguliers étaient d’autant plus indispensables,que son créancier n’attendait qu’une occasion, c’est-à-direqu’un retard, pour reprendre terrain, maison, matériel,en gardant, bien entendu, les dix annuités qu’il avait déjàreçues : c’était même là, paraît-il, sa spéculation, et c’étaitparce qu’il espérait bien qu’en quinze ans, il arriverait unjour où le père ne pourrait pas payer, qu’il avait risquécette spéculation, pour lui sans danger, – tandis qu’elle enétait pleine, au contraire, pour son débiteur.

Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle.Maintenant qu’allait-il se passer ?Nous ne restâmes pas longtemps dans l’incertitude, et

le lendemain du jour où le père devait payer son annuitéavec le produit de la vente des plantes, nous vîmes entrerà la maison un monsieur en noir, qui n’avait pas l’air troppoli et qui nous donna un papier timbré sur lequel ilécrivit quelques mots dans une ligne restée en blanc.

C’était un huissier.Et depuis ce jour il revint à chaque instant, si bien qu’il

finit par connaître nos noms.– Bonjour Rémi, disait-il ; bonjour Alexis, cela va bien,

Page 354: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mademoiselle Étiennette ?Et il nous donnait son papier timbré, en souriant,

comme à des amis.– Au revoir, les enfants !– Au diable ?Le père ne restait plus à la maison, il courait la ville.

Où allait-il ? je n’en sais rien, car lui qui autrefois était sicommunicatif, il ne disait plus un mot. Il allait chez lesgens d’affaires, sans doute devant les tribunaux.

Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalis aussiavait paru devant les tribunaux et je savais ce qui en étaitrésulté.

Pour le père, le résultat se fit beaucoup plus attendreet une partie de l’hiver s’écoula ainsi ; comme nousn’avions pas pu, bien entendu, réparer nos serres et fairevitrer nos panneaux, nous cultivions le jardin en légumeset en fleurs qui ne demandaient pas d’abri ; cela ne seraitpas d’un grand produit, mais enfin cela serait toujoursquelque chose, et puis c’était du travail.

Un soir le père rentra plus accablé encore que decoutume.

– Les enfants, dit-il, c’est fini.Je voulus sortir, car je compris qu’il allait se passer

quelque chose de grave, et, comme il s’adressait à sesenfants, il me semblait que je ne devais pas écouter.

Mais d’un geste il me retint :– N’es-tu pas de la famille, dit-il, et quoique tu ne sois

Page 355: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas bien âgé pour entendre ce que j’ai à te dire, tu as déjàété assez éprouvé par le malheur pour le comprendre : lesenfants, je vas vous quitter.

Il n’y eut qu’une exclamation, qu’un cri de douleur.Lise sauta dans ses bras et l’embrassa en pleurant.

– Oh ! vous pensez bien que ce n’est pasvolontairement qu’on abandonne des bons enfants commevous, une chère petite comme Lise.

Et il la serra sur son cœur.– Mais j’ai été condamné à payer et comme je n’ai pas

l’argent, on va tout vendre ici, puis comme ce ne sera pasassez, on me mettra en prison, où je resterai cinq ans ; nepouvant pas payer avec mon argent je payerai avec moncorps, avec ma liberté.

Nous nous mîmes tous à pleurer.– Oui, c’est bien triste, dit-il, mais il n’y a pas à aller

contre la loi, et c’est la loi ; il paraît qu’autrefois elle étaitencore plus dure, m’a dit mon avocat, et que quand undébiteur ne pouvait pas payer ses créanciers, ceux-ciavaient le droit de mettre son corps en morceaux et de sele partager en autant de parties qu’ils le voulaient ; moi onme met simplement en prison, et j’y serai sans doute dansquelques jours, j’y serai pour cinq ans. Que deviendrez-vous pendant ce temps-là ? Voilà le terrible.

Il se fit un silence ; je ne sais ce qu’il fut pour les autresenfants, mais pour moi il fut affreux.

– Vous pensez bien que je n’ai pas été sans réfléchir àcela ; et voilà ce que j’ai décidé pour ne pas vous laisser

Page 356: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cela ; et voilà ce que j’ai décidé pour ne pas vous laisserseuls et abandonnés après que j’aurai été arrêté.

Un peu d’espérance me revint.– Rémi va écrire à ma sœur Catherine Suriol, à

Dreuzy, dans la Nièvre ; il va lui expliquer la position et laprier de venir ; avec Catherine qui ne perd pas facilementla tête, et qui connaît les affaires, nous déciderons lemeilleur.

C’était la première fois que j’écrivais une lettre, ce futun pénible, un cruel début.

Bien que les paroles du père fussent vagues, ellescontenaient pourtant une espérance, et dans la position oùnous étions, c’était déjà beaucoup que d’espérer.

Quoi ?Nous ne le voyions pas ; mais nous espérions ;

Catherine allait arriver et c’était une femme quiconnaissait les affaires ; cela suffisait à des enfants simpleset ignorants tels que nous.

Pour ceux qui connaissent les affaires, il n’y a plus dedifficultés en ce monde.

Cependant elle n’arriva pas aussi tôt que nous l’avionsimaginé et les gardes du commerce, c’est-à-dire les gensqui arrêtent les débiteurs, arrivèrent avant elle.

Le père allait justement s’en aller chez un de ses amis,lorsqu’en sortant dans la rue, il les trouva devant lui ; jel’accompagnais, en une seconde nous fûmes entourés.Mais le père ne voulait pas se sauver, il pâlit comme s’ilallait se trouver mal et demanda aux gardes d’une voix

Page 357: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

faible à embrasser ses enfants.– Il ne faut pas vous désoler, mon brave, dit l’un d’eux,

la prison pour dettes n’est pas si terrible que ça et on ytrouve de bons garçons.

Nous rentrâmes à la maison, entourés des gardes ducommerce.

J’allai chercher les garçons dans le jardin.Quand nous revînmes, le père tenait dans ses bras

Lise, qui pleurait à chaudes larmes.Alors un des gardes lui parla à l’oreille, mais je

n’entendis pas ce qu’il lui dit.– Oui, répondit le père, vous avez raison, il le faut. Et

se levant brusquement, il posa Lise à terre, mais elle secramponna à lui, et ne voulut pas lâcher sa main.

Alors il embrassa Étiennette, Alexis et Benjamin.Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcis par les

larmes, il m’appela :– Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m’embrasser, n’es-tu

pas mon enfant ?Nous étions éperdus.– Restez là, dit le père d’un ton de commandement, je

vous l’ordonne.Et vivement il sortit après avoir mis la main de Lise

dans celle d’Étiennette.J’aurais voulu le suivre, et je me dirigeai vers la porte,

mais Étiennette me fit signe de m’arrêter.

Page 358: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Où aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ?Nous restâmes anéantis au milieu de notre cuisine ;

nous pleurions tous et personne d’entre nous ne trouvaitun mot à dire.

Quel mot ?Nous savions bien que cette arrestation devait se faire

un jour ou l’autre, mais nous avions cru qu’alors Catherineserait là, et Catherine c’était la défense.

Mais Catherine n’était pas là.Elle arriva cependant une heure environ après le

départ du père, et elle nous trouva tous dans la cuisinesans que nous eussions échangé une parole. Celle quijusqu’à ce moment nous avait soutenus était à son tourécrasée ; Étiennette si forte, si vaillante pour lutter, étaitmaintenant aussi faible que nous ; elle ne nousencourageait plus, sans volonté, sans direction, toute à sadouleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher de consolercelle de Lise. Le pilote était tombé à la mer, et nousenfants, désormais sans personne au gouvernail, sansphare pour nous guider, sans rien pour nous conduire auport, sans même savoir s’il y avait un port pour nous,nous restions perdus au milieu de l’océan de la vie,ballottés au caprice du vent, incapables d’un mouvementou d’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérance dans lecœur.

C’était une maîtresse femme que la tante Catherine,femme d’initiative et de volonté ; elle avait été nourrice àParis, pendant dix ans, à cinq reprises différentes ; elle

Page 359: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

connaissait les difficultés de ce monde, et comme elle ledisait elle-même, elle savait se retourner.

Ce fut un soulagement pour nous de l’entendre nouscommander et de lui obéir, nous avions retrouvé uneindication, nous étions replacés debout sur nos jambes.

Pour une paysanne sans éducation, comme sansfortune, c’était une lourde responsabilité qui lui tombaitsur les bras, et bien faite pour inquiéter les plus braves ;une famille d’orphelins dont l’aîné n’avait pas seize ans etdont la plus jeune était muette. Que faire de ces enfants ?Comment s’en charger quand on avait bien du mal à vivresoi-même ?

Le père d’un des enfants qu’elle avait nourris étaitnotaire ; elle l’alla consulter, et ce fut avec lui, d’après sesconseils et ses soins, que notre sort fut arrêté. Puisensuite elle alla s’entendre avec le père à la prison, et huitjours après son arrivée à Paris, sans nous avoir une seulefois parlé de ses démarches et de ses intentions, elle nousfît part de la décision qui avait été prise.

Comme nous étions trop jeunes pour continuer àtravailler seuls, chacun des enfants s’en irait chez desoncles et des tantes qui voulaient bien les prendre :

Lise chez tante Catherine dans le Morvan.Alexis chez un oncle qui était mineur à Varses, dans les

Cévennes.Benjamin chez un autre oncle qui était jardinier à

Saint-Quentin.Et Étiennette chez une tante qui était mariée dans la

Page 360: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Charente au bord de la mer, à Esnandes.J’écoutais ces dispositions, attendant qu’on en vînt à

moi. Mais comme la tante Catherine avait cessé de parler,je m’avançai :

– Et moi ? dis-je.– Toi, mais tu n’es pas de la famille.– Je travaillerai pour vous.– Tu n’es pas de la famille.– Demandez à Alexis, à Benjamin si je n’ai pas du

courage à l’ouvrage…– Et à la soupe aussi, n’est-il pas vrai ?– Si, si, il est de la famille, dirent-ils tous.Lise s’avança et joignit les mains devant sa tante avec

un geste qui en disait plus que de longs discours.– Ma pauvre petite, dit la tante Catherine, je te

comprends bien, tu veux qu’il vienne avec toi ; mais vois-tu dans la vie, on ne fait pas ce qu’on veut. Toi tu es manièce, et quand nous allons arriver à la maison, si l’hommedit une parole de travers, ou fait la mine pour se tasser àtable, je n’aurai qu’un mot à répondre : « Elle est de lafamille, qui donc en aura pitié si ce n’est nous ? » Et ceque je te dis là pour nous, est tout aussi vrai pour l’onclede Saint-Quentin, pour celui de Varses, pour la tanted’Esnandes. On accepte ses parents, on n’accueille pas lesétrangers ; le pain est mince rien que pour la seule famille,il n’y en a pas pour tout le monde.

Je sentis bien qu’il n’y avait rien à faire, rien à ajouter.

Page 361: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je sentis bien qu’il n’y avait rien à faire, rien à ajouter.Ce qu’elle disait n’était que trop vrai. « Je n’étais pas de lafamille. » Je n’avais rien à réclamer, demander, c’étaitmendier. Et cependant, est-ce que je les aurais mieuxaimés si j’avais été de leur famille ? Alexis, Benjaminn’étaient-ils pas mes frères, Étiennette, Lise n’étaient-elles pas mes sœurs ? Je ne les aimais donc pas assez ? EtLise ne m’aimait donc pas autant qu’elle aimait Benjaminou Alexis ?

La tante Catherine ne différait jamais l’exécution deses résolutions : elle nous prévint que notre séparationaurait lieu le lendemain, et là-dessus elle nous envoyacoucher.

À peine étions-nous dans notre chambre que tout lemonde m’entoura, et que Lise se jeta sur moi en pleurant.Alors je compris que malgré le chagrin de se séparerc’était à moi qu’ils pensaient, c’était moi qu’ils plaignaient,et je sentis que j’étais bien leur frère. Alors une idée se fitjour dans mon esprit troublé, ou plus justement, car il fautdire le bien comme le mal, une inspiration du cœur memonta du cœur dans l’esprit.

– Écoutez, leur dis-je, je vois bien que si vos parents neveulent pas de moi, vous me faites de votre famille, vous.

– Oui, dirent-ils tous les trois, tu seras toujours notrefrère.

Lise, qui ne pouvait pas parler, ratifia ces mots en meserrant la main et en me regardant si profondément queles larmes me montèrent aux yeux.

– Eh bien ! oui, je le serai, et je vous le prouverai.

Page 362: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Où veux-tu te placer ? dit Benjamin.– Il y a une place chez Pernuit : veux-tu que j’aille la

demander demain matin pour toi ? dit Étiennette.– Je ne veux pas me placer ; en me plaçant, je

resterais à Paris ; je ne vous verrais plus. Je vaisreprendre ma peau de mouton, je vais décrocher maharpe du clou où le père l’avait mise, et j’irai de Saint-Quentin à Varses, de Varses à Esnandes, d’Esnandes àDreuzy ; je vous verrai tous, les uns après les autres, etainsi, par moi, vous serez toujours ensemble. Je n’ai pasoublié mes chansons et mes airs de danse ; je gagnerai mavie.

À la satisfaction qui parut sur toutes les figures, je visque mon idée réalisait leurs propres inspirations, et, dansmon chagrin, je me sentis tout heureux. Longtemps onparla de notre projet, de notre séparation, de notreréunion, du passé, de l’avenir. Puis Étiennette voulut quechacun s’allât mettre au lit ; mais personne ne dormit biencette nuit-là et moi moins bien encore que les autrespeut-être.

Le lendemain, dès le petit matin, Lise m’emmena dansle jardin, et je compris qu’elle avait quelque chose à medire.

– Tu veux me parler ?Elle fit un signe affirmatif.– Tu as du chagrin de nous séparer ; tu n’as pas besoin

de me le dire, je le vois dans tes yeux et le sens dans moncœur.

Page 363: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Elle fît signe que ce n’était pas de cela qu’il étaitquestion.

– Dans quinze jours, je serai à Dreuzy.Elle secoua la tête.– Tu ne veux pas que j’aille à Dreuzy ?Pour nous comprendre, c’était généralement par

interrogations que je procédais, et elle répondait par unsigne négatif ou affirmatif.

Elle me dit qu’elle voulait que je vienne à Dreuzy ;mais, étendant la main dans trois directions différentes,elle me fît comprendre que je devais, avant, aller voir sesdeux frères et sa sœur.

– Tu veux que j’aille avant à Varses, à Esnandes et àSaint-Quentin ?

Elle sourit, heureuse d’avoir été comprise.– Pourquoi ? Moi je voudrais te voir la première. Alors

de ses mains, de ses lèvres et surtout de ses yeuxparlants elle me fit comprendre pourquoi elle me faisaitcette demande ; je vous traduis ce qu’elle m’expliqua :

– Pour que j’aie des nouvelles d’Étiennette, d’Alexis etde Benjamin, il faut que tu commences par les voir : tuviendras alors à Dreuzy et tu me répéteras ce que tu asvu, ce qu’ils t’ont dit.

Chère Lise !Ils devaient partir à huit heures du matin, et la tante

Catherine avait demandé un grand fiacre pour lesconduire tous d’abord à la prison embrasser le père, puis

Page 364: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

conduire tous d’abord à la prison embrasser le père, puisensuite chacun avec leur paquet au chemin de fer où ilsdevaient s’embarquer.

À sept heures, Étiennette à son tour m’emmena dansle jardin.

– Nous allons nous séparer, dit-elle ; je voudrais telaisser un souvenir, prends cela ; c’est une ménagère ; tutrouveras là dedans du fil, des aiguilles, et aussi mesciseaux, que mon parrain m’a donnés ; en chemin, tuauras besoin de tout cela, car je ne serai pas là pour teremettre une pièce ou te coudre un bouton. En te servantde mes ciseaux, tu penseras à nous.

Pendant qu’Étiennette me parlait, Alexis rôdait autourde nous ; lorsqu’elle fut rentrée dans la maison, tandis queje restais tout ému dans le jardin, il s’approcha de moi :

– J’ai deux pièces de cent sous, dit-il ; si tu veux enaccepter une, ça me fera plaisir.

De nous cinq, Alexis était le seul qui eût le sentimentde l’argent, et nous nous moquions toujours de sonavarice ; il amassait sou à sou et prenait un véritablebonheur à avoir des pièces de dix sous et de vingt sousneuves, qu’il comptait sans cesse dans sa main en lesfaisant reluire au soleil et en les écoutant chanter.

Son offre me remua le cœur : je voulus refuser, mais ilinsista et me glissa dans la main une belle pièce brillante ;par là je sentis que son amitié pour moi devait être bienforte puisqu’elle l’emportait sur son amitié pour son petittrésor.

Benjamin ne m’oublia pas davantage, et il voulut aussi

Page 365: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

me faire un cadeau ; il me donna son couteau et enéchange il exigea un sou « parce que les couteaux coupentl’amitié. »

L’heure marchait vite ; encore un quart d’heure,encore cinq minutes et nous allions être séparés : Lise nepenserait-elle pas à moi ?

Au moment où le roulement de la voiture se fitentendre, elle sortit de la chambre de tante Catherine etme fit signe de la suivre dans le jardin.

– Lise ! appela tante Catherine.Mais Lise, sans répondre, continua son chemin en se

hâtant.Dans les jardins des fleuristes et des maraîchers, tout

est sacrifié à l’utilité, et la place n’est point donnée auxplantes de fantaisie ou d’agrément. Cependant dans notrejardin, il y avait un gros rosier de Bengale qu’on n’avaitpoint arraché parce qu’il était dans un coin perdu.

Lise se dirigea vers ce rosier auquel elle coupa unebranche, puis se tournant vers moi, elle divisa en deux cerameau qui portait deux petits boutons près d’éclore etm’en donna un.

Ah ! que le langage des lèvres est peu de chosecomparé à celui des yeux ! que les mots sont froids etvides comparés aux regards !

– Lise ! Lise ! cria la tante.Déjà les paquets étaient sur le fiacre.Je pris ma harpe et j’appelai Capi, qui, à la vue de

Page 366: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’instrument et de mon ancien costume, qui n’avait riend’effrayant pour lui, sautait de joie, comprenant sansdoute que nous allions nous remettre en route et qu’ilpourrait sauter, courir en liberté, ce qui, pour lui, étaitplus amusant que de rester enfermé.

Le moment des adieux était venu. La tante Catherinel’abrégea ; elle fît monter Étiennette, Alexis et Benjamin,et me dit de lui donner Lise sur ses genoux.

Puis, comme je restais abasourdi, elle me repoussadoucement et ferma la portière.

– En route, dit-elle. Et la voiture partit.À travers mes larmes, je vis la tête de Lise se pencher

par la glace baissée et sa main m’envoyer un baiser. Puisla voiture tourna rapidement le coin de la rue, et je ne visplus qu’un tourbillon de poussière.

C’était fini.Appuyé sur ma harpe, Capi à mes pieds, je restai assez

longtemps à regarder machinalement la poussière quiretombait doucement dans la rue.

Un voisin avait été chargé de fermer la maison et d’engarder les clefs pour le propriétaire ; il me tira de monanéantissement et me rappela à la réalité.

– Vas-tu rester là ? me dit-il.– Non, je pars.– Où vas-tu ?– Droit devant moi.

Page 367: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Sans doute, il eut un mouvement de pitié, car metendant la main :

– Si tu veux rester, dit-il, je te garderai, mais sansgages parce que tu n’es pas assez fort ; plus tard, je ne dispas.

Je le remerciai.– À ton goût, ce que j’en disais c’était pour toi ; bon

voyage !Et il s’en alla.La voiture était partie ; la maison était fermée.Je passai la bandoulière de ma harpe sur mon épaule :

ce mouvement que j’avais fait si souvent autrefoisprovoqua l’attention de Capi ; il se leva, attachant surmon visage ses yeux brillants.

– Allons, Capi !Il avait compris ; il sauta devant moi en aboyant.Je détournai les yeux de cette maison, où j’avais vécu

deux ans, où j’avais cru vivre toujours et je les portaidevant moi.

Le soleil était haut à l’horizon, le ciel pur, le tempschaud ; cela ne ressemblait guère à la nuit glaciale danslaquelle j’étais tombé de fatigue et d’épuisement au piedde ce mur.

Ces deux années n’avaient donc été qu’une halte ; ilme fallait reprendre ma route.

Mais cette halte avait été bienfaisante.

Page 368: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Elle m’avait donné la force.Et ce qui valait mieux encore que la force que je

sentais dans mes membres, c’était l’amitié que je mesentais dans le cœur.

Je n’étais plus seul au monde.Dans la vie j’avais un but : être utile et faire plaisir à

ceux que j’aimais et qui m’aimaient.Une existence nouvelle s’ouvrait devant moi.En avant !

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.

Page 369: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

SECONDE PARTIE

Page 370: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

I

En avant.

En avant !Le monde était ouvert devant moi, et je pouvais

tourner mes pas du côté du nord ou du sud, de l’ouest oude l’est, selon mon caprice.

Bien que n’étant qu’un enfant, j’étais mon maître.Hélas ! c’était là ce qu’il y avait de triste dans ma

position.Il y a bien des enfants, n’est-ce pas, qui se disent tout

bas : « Ah ! si je pouvais faire ce qui me plaît ; si j’étaislibre ; si j’étais mon maître ! » et qui aspirent avecimpatience au jour bienheureux où ils auront cetteliberté… de faire des sottises.

Moi je me disais : « Ah ! si j’avais quelqu’un pour meconseiller, pour me diriger. »

C’est qu’entre ces enfants et moi il y avait unedifférence… terrible.

Page 371: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Si ces enfants font des sottises, ils ont derrière euxquelqu’un pour leur tendre la main quand ils tombent, oupour les ramasser quand ils sont à terre ; tandis que moi,je n’avais personne ; si je tombais, je devais aller jusqu’aubas ; et une fois là me ramasser tout seul, si je n’étais pascassé.

Et j’avais assez d’expérience pour comprendre que jepouvais très-bien me casser ; – ce qui me faisait peur, j’enconviens.

Malgré ma jeunesse, j’avais été assez éprouvé par lemalheur pour être plus circonspect et plus prudent que nele sont ordinairement les enfants de mon âge ; c’était unavantage que j’avais payé cher.

Aussi avant de me lancer sur la route qui m’étaitouverte, je voulus aller voir celui qui, en ces dernièresannées, avait été un père pour moi : si la tante Catherinene m’avait pas pris avec les enfants pour aller lui direadieu, je pouvais bien, je devais bien tout seul allerl’embrasser.

Sans avoir jamais été à la prison pour dettes, j’en avaisassez entendu parler en ces derniers temps, pour êtrecertain de la trouver. Je suivrais le chemin de laMadeleine que je connaissais bien, et là je demanderaisma route. Puisque tante Catherine et les enfants avaientpu voir leur père, on me permettrait bien de le voir aussisans doute. Moi aussi, j’étais ou plutôt j’avais été sonenfant, il m’avait aimé !

Je n’osai pas traverser tout Paris avec Capi sur mestalons. Qu’aurais-je répondu aux sergents de ville s’ils

Page 372: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’avaient parlé ? De toutes les peurs qui m’avaient étéinspirées par l’expérience, celle de la police était la plusgrande : je n’avais pas oublié Toulouse. J’attachai Capiavec une corde, ce qui parut le blesser très-vivementdans son amour-propre de chien instruit et bien élevé ;puis, le tenant en laisse, nous nous mîmes tous deux enroute pour la prison de Clichy.

Il y a des choses tristes en ce monde et dont la vueporte à des réflexions lugubres ; je n’en connais pas deplus laide et de plus triste qu’une porte de prison : celadonne froid au cœur plus qu’une porte de tombeau ; lesmorts sur lesquels une pierre est scellée ne sentent plus ;les prisonniers, eux, sont enterrés vivants.

Je m’arrêtai un moment avant d’oser entrer dans laprison de Clichy, comme si j’avais peur qu’on m’y gardâtet que la porte, cette affreuse porte, refermée sur moi, nese rouvrît plus.

Je m’imaginais qu’il était difficile de sortir d’uneprison ; mais je ne savais pas qu’il était difficile aussi d’yentrer. Je l’appris à mes dépens.

Enfin, comme je ne me laissai ni rebuter ni renvoyer, jefinis par arriver auprès de celui que je venais voir.

On me fit entrer dans un parloir où il n’y avait ni grillesni barreaux, comme je croyais, et bientôt après le pèrearriva, sans être chargé de chaînes.

– Je t’attendais, mon petit Rémi, me dit-il, et j’aigrondé Catherine de ne pas t’avoir amené avec lesenfants.

Page 373: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Depuis le matin, j’étais triste et accablé ; cette paroleme releva.

– Dame Catherine n’a pas voulu me prendre avec elle.– Cela n’était pas possible, mon pauvre garçon, on ne

fait pas ce qu’on veut en ce monde ; je suis sûr que tuaurais bien travaillé pour gagner ta vie ; mais Suriot, monbeau-frère, n’aurait pas pu te donner du travail ; il estéclusier au canal du Nivernais, et les éclusiers, tu le sais,n’embauchent pas des ouvriers jardiniers. Les enfantsm’ont dit que tu voulais reprendre ton métier dechanteur. Tu as donc oublié que tu as failli mourir de froidet de faim à notre porte ?

– Non, je ne l’ai pas oublié.– Et alors tu n’étais pas tout seul, tu avais un maître

pour te guider ; c’est bien grave, mon garçon, ce que tuveux entreprendre, à ton âge, seul, par les grandschemins.

– J’ai Capi.Comme toujours, en entendant son nom, Capi répondit

par un aboiement qui voulait dire : « Présent ! si vousavez besoin de moi, me voici. »

– Oui ! Capi est un bon chien ; mais ce n’est qu’unchien. Comment gagneras-tu ta vie ?

– En chantant et en faisant jouer la comédie à Capi.– Capi ne peut pas jouer la comédie tout seul.– Je lui apprendrai des tours d’adresse ; n’est-ce pas,

Capi : que tu apprendras tout ce que je voudrai ?

Page 374: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il mit sa patte sur sa poitrine.– Enfin, mon garçon, si tu étais sage, tu te placerais ; tu

es déjà bon ouvrier, cela vaudrait mieux que de courir leschemins, ce qui est un métier de paresseux.

– Je ne suis pas paresseux, vous le savez bien, et vousne m’avez jamais entendu me plaindre que j’avais tropd’ouvrage. Chez vous j’aurais travaillé tant que j’aurais puet je serais resté toujours avec vous ; mais je ne veux pasme placer chez les autres.

Je dis sans doute ces derniers mots d’une façonparticulière, car le père me regarda un moment sansrépondre.

– Tu nous as raconté, dit-il enfin, que Vitalis, alors quetu ne savais pas qui il était, t’étonnait bien souvent par lafaçon dont il regardait les gens, et par ses airs demonsieur qui semblaient dire qu’il était lui-même unmonsieur ; sais-tu que toi aussi, tu as de ces façons-là etde ces airs qui semblent dire que tu n’es pas un pauvrediable. Tu ne veux pas servir chez les autres ? Enfin, mongarçon, tu as peut-être raison, et ce que je t’en disais,c’était seulement pour ton bien, pas pour autre chose,crois-le. Il me semble que je devais te parler comme je l’aifait. Mais tu es ton maître puisque tu n’as pas de parentset puisque je ne puis pas te servir de père plus longtemps.Un pauvre malheureux comme moi n’a pas le droit deparler haut.

Tout ce que le père venait de me dire m’avaitterriblement troublé, et d’autant plus que je me l’étais

Page 375: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

déjà dit moi-même, sinon dans les mêmes termes, aumoins à peu près.

Oui, cela était grave de m’en aller tout seul par lesgrands chemins, je le sentais, je le voyais, et quand onavait, comme moi, pratiqué la vie errante, quand on avaitpassé des nuits comme celle où nos chiens avaient étédévorés par les loups, ou bien encore comme celle descarrières de Gentilly ; quand on avait souffert du froid etde la faim comme j’en avais souffert ; quand on s’était vuchassé de village en village, sans pouvoir gagner un sou,comme cela m’était arrivé pendant que Vitalis était enprison, on savait quels étaient les dangers et quellesétaient les misères de cette existence vagabonde, où cen’est pas seulement le lendemain qui n’est jamais assuré,mais où c’est même l’heure présente qui est incertaine etprécaire.

Mais si je renonçais à, cette existence, je n’avais qu’uneressource et le père lui-même venait de me l’indiquer, –me placer ; et je ne voulais pas me placer. Cela était peut-être d’une fierté bien mal entendue dans ma position ;mais j’avais eu un maître à qui j’avais été vendu, et bienque celui-là eût été bon pour moi, je n’en voulais pasd’autre ; cela était chez moi une idée fixe.

Et puis ce qui était tout aussi décisif pour marésolution, je ne pouvais renoncer à cette existence deliberté et de voyages sans manquer à ma promesseenvers Étiennette, Alexis, Benjamin et Lise ; c’est-à-diresans les abandonner. En réalité, Étiennette, Alexis etBenjamin pouvaient se passer de moi, ils s’écriraient ;

Page 376: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mais Lise ! Lise ne savait pas écrire, la tante Catherinen’écrivait pas non plus. Lise resterait donc perdue si jel’abandonnais. Que penserait-elle de moi ? Une seulechose : que je ne l’aimais plus, elle qui m’avait témoignétant d’amitié, elle par qui j’avais été si heureux. Celan’était pas possible.

– Vous ne voulez donc pas que je vous donne desnouvelles des enfants ? dis-je.

– Ils m’ont parlé de cela ; mais ce n’est pas à nous queje pense en t’engageant à renoncer à ta vie de musiciendes rues ; il ne faut jamais penser à soi avant de penseraux autres.

– Justement, père ; et vous voyez bien que c’est vousqui m’indiquez ce que je dois faire : si je renonçais àl’engagement que j’ai pris, par peur des dangers dontvous parlez, je penserais à moi, je ne penserais pas à vous,je ne penserais pas à Lise.

Il me regarda encore, mais plus longuement ; puis toutà coup me prenant les deux mains :

– Tiens, garçon, il faut que je t’embrasse pour cetteparole-là, tu as du cœur, et c’est bien vrai que ce n’est pasl’âge qui le donne.

Nous étions seuls dans le parloir, assis sur un banc àcôté l’un de l’autre, je me jetai dans ses bras, ému, fieraussi d’entendre dire que j’avais du cœur.

– Je ne te dirai plus qu’un mot, reprit le père : à lagarde de Dieu, mon cher garçon !

Et tous deux nous restâmes pendant quelques instants

Page 377: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

silencieux ; mais le temps avait marché et le moment denous séparer était venu.

Tout à coup le père fouilla dans la poche de son gilet eten retira une grosse montre en argent, qui était retenuedans une boutonnière par une petite lanière en cuir.

– Il ne sera pas dit que nous nous serons séparés sansque tu emportes un souvenir de moi. Voici ma montre, jete la donne. Elle n’a pas grande valeur, car tu comprendsque si elle en avait, je l’aurais vendue. Elle ne marche pasnon plus très-bien, et elle a besoin de temps en tempsd’un bon coup de pouce. Mais enfin, c’est tout ce que jepossède présentement, et c’est pour cela que je te ladonne.

Disant cela, il me la mit dans la main ; puis, comme jevoulais me défendre d’accepter un si beau cadeau, ilajouta tristement :

– Tu comprends que je n’ai pas besoin de savoirl’heure ici ; le temps n’est que trop long ; je mourrais à lecompter. Adieu, mon petit Rémi ; embrasse-moi encoreun coup ; tu es un brave garçon : souviens-toi qu’il fautl’être toujours.

Et je crois qu’il me prit par la main pour me conduire àla porte de sortie : mais ce qui se passa alors, ce qui se ditentre nous, je n’en ai pas gardé souvenir, j’étais troptroublé, trop ému.

Quand je pense à cette séparation, ce que je retrouvedans ma mémoire, c’est le sentiment de stupidité etd’anéantissement qui me prit tout entier quand je fus

Page 378: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans la rue.Je crois que je restai longtemps, très-longtemps dans,

la rue devant la porte de la prison, sans pouvoir medécider à tourner mes pas à droite ou à gauche, et j’yserais peut-être demeuré jusqu’à la nuit, si ma mainn’avait tout à coup, par hasard, rencontré dans ma pocheun objet rond et dur.

Machinalement et sans trop savoir ce que je faisais, jele palpai : ma montre !

Instantanément chagrins, inquiétudes, angoisses, toutfut oublié, je ne pensai plus qu’à ma montre. J’avais unemontre, une montre à moi, dans ma poche, à laquelle jepouvais regarder l’heure ! Et je la tirai de ma poche pourvoir quelle heure il était : midi. Cela n’avait aucuneimportance pour moi qu’il fût midi ou dix heures, ou deuxheures, mais je fus très-heureux pourtant qu’il fût midi.Pourquoi ? J’aurais été bien embarrassé de le dire ; maiscela était. Ah ! midi, déjà midi. Je savais qu’il était midi,ma montre me l’avait dit ; quelle affaire ! Et il me semblaqu’une montre c’était une sorte de confident à qui l’ondemandait conseil et avec qui l’on pouvait s’entretenir.

– Quelle heure est-il, mon amie la montre ? – Midi,mon cher Rémi. – Ah ! midi, alors je dois faire ceci et cela,n’est-ce pas ? – Mais certainement. – Tu as bien fait deme le rappeler, sans toi je l’oubliais. – Je suis là pour quetu n’oublies pas.

Avec Capi et ma montre j’avais maintenant à quiparler.

Page 379: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ma montre ! Voilà deux mots agréables à prononcer.J’avais eu si grande envie d’avoir une montre, et jem’étais toujours si bien convaincu moi-même que je n’enpourrais jamais avoir une ! Et cependant voilà que dansma poche il y en avait une qui faisait tic-tac. Elle nemarchait pas très-bien, disait le père. Cela n’avait pasd’importance. Elle marchait, cela suffisait. Elle avaitbesoin d’un bon coup de pouce. Je lui en donnerais et devigoureux encore, sans les lui épargner, et si les coups depouce ne suffisaient pas, je la démonterais moi-même.Voilà qui serait intéressant : je verrais ce qu’il y avaitdedans et ce qui la faisait marcher. Elle n’avait qu’à sebien tenir : je la conduirais sévèrement.

Je m’étais si bien laissé emporter par la joie que je nem’apercevais pas que Capi était presque aussi joyeux quemoi ; il me tirait par la jambe de mon pantalon et il jappaitde temps en temps. Enfin ses jappements, de plus en plusforts, m’arrachèrent à mon rêve.

– Que veux-tu, Capi ?Il me regarda, et, comme j’étais trop troublé pour le

comprendre, après quelques secondes d’attente, il sedressa contre moi et posa sa patte contre ma poche, celleoù était ma montre.

Il voulait savoir l’heure « pour la dire à l’honorablesociété », comme au temps où il travaillait avec Vitalis.

Je la lui montrai ; il la regarda assez longtemps, commes’il cherchait à se rappeler, puis, se mettant à frétiller dela queue, il aboya douze fois ; il n’avait pas oublié. Ah !comme nous allions gagner de l’argent avec notre

Page 380: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

comme nous allions gagner de l’argent avec notremontre ! C’était un tour de plus sur lequel je n’avais pascompté.

Comme tout cela se passait dans la rue vis-à-vis laporte de la prison, il y avait des gens qui nous regardaientcurieusement et même qui s’arrêtaient.

Si j’avais osé j’aurais donné une représentation tout desuite, mais la peur des sergents de ville m’en empêcha.

D’ailleurs il était midi, c’était le moment de me mettreen route.

– En avant !Je donnai un dernier regard, un dernier adieu à la

prison, derrière les murs de laquelle le pauvre père allaitrester enfermé, tandis que moi j’irais librement où jevoudrais, et nous partîmes.

L’objet qui m’était le plus utile pour mon métier c’étaitune carte de France ; je savais qu’on en vendait sur lesquais, et j’avais décidé que j’en achèterais une : je medirigeai donc vers les quais.

En passant sur la place du Carrousel mes yeux seportèrent machinalement sur l’horloge du château desTuileries, et l’idée me vint de voir si ma montre et lechâteau marchaient ensemble, ainsi que cela devait être.Ma montre marquait midi et demi, et l’horloge du châteauune heure. Qui des deux allait trop lentement ? J’eusenvie de donner un coup de pouce à ma montre, mais laréflexion me retint : rien ne prouvait que c’était mamontre qui était dans son tort, ma belle et chère montre ;et il se pouvait très-bien que ce fût l’horloge du château

Page 381: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des rois qui battît la breloque. Là-dessus je remis mamontre dans ma poche en me disant que pour ce quej’avais à faire, mon heure était la bonne heure !

Il me fallut longtemps pour trouver une carte, aumoins comme j’en voulais une, c’est-à-dire collée sur toile,se pliant et ne coûtant pas plus de vingt sous, ce qui pourmoi était une grosse somme ; enfin j’en trouvai une sijaunie que le marchand ne me la fit payer que soixante-quinze centimes.

Maintenant je pouvais sortir de Paris, – ce que je medécidai à faire au plus vite.

J’avais deux routes à prendre ; celle de Fontainebleaupar la barrière d’Italie, ou bien celle d’Orléans parMontrouge : en somme, l’une m’était tout aussiindifférente que l’autre, et le hasard fit que je choisis cellede Fontainebleau.

Comme je montais la rue Mouffetard dont le nom queje venais de lire sur une plaque bleue m’avait rappelé toutun monde de souvenirs : Garofoli, Mattia, Ricardo, lamarmite avec son couvercle fermé au cadenas, le fouetaux lanières de cuir et enfin Vitalis, mon pauvre et bonmaître, qui était mort pour ne pas m’avoir loué aupadrone de la rue de Lourcine, il me sembla, en arrivant àl’église Saint-Médard, reconnaître dans un enfant appuyécontre le mur de l’église le petit Mattia : c’était bien lamême grosse tête, les mêmes yeux mouillés, les mêmeslèvres parlantes, le même air doux et résigné, la mêmetournure comique ; mais chose étrange, si c’était lui, iln’avait pas grandi.

Page 382: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je m’approchai pour le mieux examiner ; il n’y avaitpas à en douter, c’était lui ; il me reconnut aussi, car sonpâle visage s’éclaira d’un sourire.

– C’est vous, dit-il, qui êtes venu chez Garofoli avec levieux à barbe blanche avant que j’entre à l’hôpital ? Ah !comme j’avais mal dans la tête, ce jour-là.

– Et Garofoli est toujours votre maître ?Il regarda autour de lui avant de répondre ; alors

baissant la voix :– Garofoli est en prison ; on l’a arrêté parce qu’il a fait

mourir Orlando pour l’avoir trop battu.Cela me fit plaisir de savoir Garofoli en prison, et pour

la première fois j’eus la pensée que les prisons, quim’inspiraient tant d’horreur, pouvaient être utiles.

– Et les enfants ? dis-je.– Ah ! je ne sais pas, je n’étais pas là quand Garofoli a

été arrêté. Quand je suis sorti de l’hôpital, Garofoli,voyant que je n’étais pas bon à battre sans que ça merende malade, a voulu se débarrasser de moi, et il m’aloué pour deux ans, payés d’avance, au cirque Gassot.Vous connaissez le cirque Gassot ? Non. Eh bien ! ce n’estpas un grand, grand cirque, mais c’est pourtant un cirque.Ils avaient besoin d’un enfant pour la dislocation etGarofoli me loua au père Gassot. Je suis resté avec luijusqu’à lundi dernier, et puis on m’a renvoyé parce quej’ai la tête trop grosse maintenant pour entrer dans laboîte, et aussi trop sensible. Alors je suis venu de Gisorsoù est le cirque pour rejoindre Garofoli, mais je n’ai trouvé

Page 383: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

personne, la maison était fermée, et un voisin m’a racontéce que je viens de vous dire : Garofoli est en prison. Alorsje suis venu là, ne sachant où aller, et ne sachant que faire.

– Pourquoi n’êtes-vous pas retourné à Gisors ?– Parce que le jour où je partais de Gisors pour venir à

Paris à pied, le cirque partait pour Rouen ; et commentvoulez-vous que j’aille à Rouen ? c’est trop loin, et je n’aipas d’argent ; je n’ai pas mangé depuis hier midi.

Je n’étais pas riche, mais je l’étais assez pour ne paslaisser ce pauvre enfant mourir de faim ; comme j’auraisbéni celui qui m’aurait tendu un morceau de pain quandj’errais aux environs de Toulouse, affamé comme Mattial’était en ce moment !

– Restez là, lui dis-je.Et je courus chez un boulanger dont la boutique faisait

le coin de la rue ; bientôt je revins avec une miche de painque je lui offris ; il se jeta dessus et la dévora.

– Et maintenant, lui dis-je, que voulez-vous faire ?– Je ne sais pas.– Il faut faire quelque chose.– J’allais tâcher de vendre mon violon quand vous

m’avez parlé, et je l’aurais déjà vendu si cela ne me faisaitpas chagrin de m’en séparer : mon violon, c’est ma joie etma consolation ; quand je suis trop triste, je cherche unendroit où je serai seul, et je joue pour moi ; alors je voistoutes sortes de belles choses dans le ciel, c’est bien plusbeau que dans les rêves, ça se suit.

Page 384: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Alors pourquoi ne jouez-vous pas du violon dans lesrues ?

– J’en ai joué, personne ne m’a donné.Je savais ce que c’était que de jouer sans que personne

mît la main à la poche.– Et vous ? demanda Mattia, que faites-vous

maintenant ?Je ne sais quel sentiment de vantardise enfantine

m’inspira :– Mais je suis chef de troupe, dis-je.En réalité cela était vrai puisque j’avais une troupe

composée de Capi, mais cette vérité frisait de près lafausseté.

– Oh ! si vous vouliez ? dit Mattia.– Quoi ?– M’enrôler dans votre troupe. Alors la sincérité me

revint.– Mais voilà toute ma troupe, dis-je en montrant Capi.– Eh bien ? qu’importe, nous serons deux. Ah ! je vous

en prie, ne m’abandonnez pas ; que voulez-vous que jedevienne ? il ne me reste qu’à mourir de faim.

Mourir de faim ! Tous ceux qui entendent ce cri ne lecomprennent pas de la même manière et ne le perçoiventpas à la même place. Moi ce fut au cœur qu’il me résonna :je savais ce que c’était que de mourir de faim.

– Je sais travailler, continua Mattia ; d’abord je joue du

Page 385: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

violon, et puis je me disloque, je danse à la corde, je passedans les cerceaux, je chante ; vous verrez, je ferai ce quevous voudrez, je serai votre domestique, je vous obéirai,je ne vous demande pas d’argent, la nourritureseulement ; si je fais mal vous me battrez, ça seraconvenu ; tout ce que je vous demande c’est que vous neme battiez pas sur la tête, ça aussi sera convenu, parceque j’ai la tête trop sensible depuis que Garofoli m’a tantfrappé dessus.

En entendant le pauvre Mattia parler ainsi j’avaisenvie de pleurer. Comment lui dire que je ne pouvais pasle prendre dans ma troupe ? Mourir de faim ! Mais avecmoi n’avait-il pas autant de chances de mourir faim quetout seul ?

Ce fut ce que je lui expliquai ; mais il ne voulut pasm’entendre.

– Non, dit-il, à deux on ne meurt pas de faim, on sesoutient, on s’aide, celui qui a donne à celui qui n’a pas.

Ce mot trancha mes hésitations : puisque j’avais, jedevais l’aider.

– Alors, c’est entendu ! lui dis-je. Instantanément il meprit la main et me la baisa, et cela me remua le cœur sidoucement, que des larmes me montèrent aux yeux.

– Venez avec moi, lui dis-je, mais pas commedomestique, comme camarade.

Et remontant la bretelle de ma harpe sur mon épaule :– En avant ! lui dis-je.

Page 386: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Au bout d’un quart d’heure, nous sortions de Paris.Les haies du mois de mars avaient séché la route, et

sur la terre durcie on marchait facilement.L’air était doux, le soleil d’avril brillait dans un ciel bleu

sans nuages.Quelle différence avec la journée de neige où j’étais

entré dans ce Paris, après lequel j’avais si longtempsaspiré comme après la terre promise !

Le long des fossés de la route l’herbe commençait àpousser, et çà et là elle était émaillée de fleurs depâquerettes et de fraisiers qui tournaient leurs corolles ducôté du soleil.

Quand nous longions des jardins, nous voyions lesthyrses des lilas rougir au milieu de la verdure tendre dufeuillage, et si une brise agitait l’air calme, il nous tombaitsur la tête, de dessus le chaperon des vieux murs, despétales de ravenelles jaunes.

Dans les jardins, dans les buissons de la route, dans lesgrands arbres, partout, on entendait des oiseaux quichantaient joyeusement, et devant nous des hirondellesrasaient la terre, à la poursuite de moucherons invisibles.

Notre voyage commençait bien, et c’était avecconfiance que j’allongeais le pas sur la route sonore : Capi,délivré de sa laisse, courait autour de nous, aboyant aprèsles voitures, aboyant après les tas de cailloux, aboyantpartout et pour rien, si ce n’est pour le plaisir d’aboyer, cequi, pour les chiens, doit être analogue au plaisir dechanter pour les hommes.

Page 387: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Près de moi, Mattia marchait sans rien dire,réfléchissant sans doute, et moi je ne disais rien non pluspour ne pas le déranger et aussi parce que j’avais moi-même à réfléchir.

Où allions-nous ainsi de ce pas délibéré ?À vrai dire, je ne le savais pas trop, et même je ne le

savais pas du tout.Devant nous.Mais après ?J’avais promis à Lise de voir ses frères et Étiennette

avant elle, mais je n’avais pas pris d’engagement à proposde celui que je devais voir le premier ; Benjamin, Alexis ouÉtiennette ? Je pouvais commencer par l’un ou parl’autre, à mon choix, c’est-à-dire par les Cévennes, laCharente ou la Picardie.

De ce que j’étais sorti par le sud de Paris il résultaitnécessairement que ce ne serait pas Benjamin qui auraitma première visite, mais il me restait le choix entre Alexiset Étiennette.

J’avais eu une raison qui m’avait décidé à me dirigertout d’abord vers le sud et non vers le nord : c’était ledésir de voir mère Barberin.

Si depuis longtemps je n’ai pas parlé d’elle, il ne fautpas en conclure que je l’avais oubliée, comme un ingrat.

De même il ne faut pas conclure non plus que j’étais uningrat, de ce que je ne lui avais pas écrit depuis que j’étaisséparé d’elle.

Page 388: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Combien de fois j’avais eu cette pensée de lui écrirepour lui dire : « Je pense à toi et je t’aime toujours de toutmon cœur » ; mais la peur de Barberin, et une peurhorrible, m’avait retenu. Si Barberin me retrouvait aumoyen de ma lettre, s’il me reprenait ; si de nouveau il mevendait à un autre Vitalis, qui ne serait pas Vitalis ? Sansdoute il avait le droit de faire tout cela. Et à cette penséej’aimais mieux m’exposer à être accusé d’ingratitude parmère Barberin, plutôt que de courir la chance deretomber sous l’autorité de Barberin, soit qu’il usât decette autorité pour me vendre, soit qu’il voulût me fairetravailler sous ses ordres. J’aurais mieux aimé mourir, –mourir de faim, – plutôt que d’affronter un pareil danger,dont l’idée seule me rendait lâche.

Mais si je n’avais pas osé écrire à mère Barberin, il mesemblait qu’étant libre d’aller où je voulais, je pouvaistenter de la voir. Et même depuis que j’avais engagéMattia « dans ma troupe » je me disais que cela pouvaitêtre assez facile. J’envoyais Mattia en avant, tandis que jerestais prudemment en arrière ; il entrait chez mèreBarberin et la faisait causer sous un prétexte quelconque ;si elle était seule il lui racontait la vérité, venait m’avertir,et je rentrais dans la maison où s’était passée monenfance pour me jeter dans les bras de ma mèrenourrice ; si au contraire Barberin était au pays, ildemandait à mère Barberin de se rendre à un endroitdésigné et là, je l’embrassais.

C’était ce plan que je bâtissais tout en marchant, etcela me rendait silencieux, car ce n’était pas trop de toutemon attention, de toute mon application pour examiner

Page 389: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

une question d’une telle importance.En effet, je n’avais pas seulement à voir si je pouvais

aller embrasser mère Barberin, mais j’avais encore àchercher si sur notre route nous trouverions des villes oudes villages dans lesquels nous aurions chance de faire desrecettes.

Pour cela le mieux était de consulter ma carte.Justement, nous étions en ce moment en pleine

campagne et nous pouvions très-bien faire une halte surun tas de cailloux, sans craindre d’être dérangés.

– Si vous voulez, dis-je à Mattia, nous allons nousreposer un peu.

– Voulez-vous que nous parlions ?– Vous avez quelque chose à me dire ?

– Je voudrais vous prier de me dire tu.– Je veux bien, nous nous dirons tu.– Vous oui, mais moi non.– Toi comme moi, je te l’ordonne et si tu ne m’obéis

pas, je tape.– Bon, tape, mais pas sur la tête.Et il se mit à rire d’un bon rire franc et doux en

montrant toutes ses dents, dont la blancheur éclatait aumilieu de son visage hâlé.

Nous nous étions assis, et dans mon sac j’avais pris macarte, que j’étalai sur l’herbe. Je fus assez longtemps àm’orienter ; mais enfin je finis par tracer mon itinéraire :

Page 390: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Corbeil, Fontainebleau, Montargis, Gien, Bourges, Saint-Amand, Montluçon. Il était donc possible d’aller àChavanon, et si nous avions un peu de chance, il étaitpossible aussi de ne pas mourir de faim en route.

– Qu’est-ce que c’est que cette chose-là ? demandaMattia en montrant ma carte.

Je lui expliquai ce que c’était qu’une carte et à quoi elleservait, en employant à peu près les mêmes termes queVitalis, lorsqu’il m’avait donné ma première leçon degéographie.

Il m’écouta avec attention, les yeux sur les miens.– Mais alors, dit-il, il faut savoir lire ?– Sans doute : tu ne sais donc pas lire ?– Non.– Veux-tu apprendre ?– Oh ! oui, je voudrais bien.– Eh bien, je t’apprendrai.– Est-ce que sur la carte on peut trouver la route de

Gisors à Paris ?– Certainement, cela est très-facile. Et je la lui

montrai.Mais tout d’abord il ne voulut pas croire ce que je lui

disais quand d’un mouvement du doigt je vins de Gisors àParis.

– J’ai fait la route à pied, dit-il, il y a bien plus loin quecela.

Page 391: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Alors je lui expliquai de mon mieux, ce qui ne veut pasdire très-clairement, comment on marque les distancessur les cartes ; il m’écouta, mais il ne parut pas convaincude la sûreté de ma science.

Comme j’avais débouclé mon sac, l’idée me vint depasser l’inspection de ce qu’il contenait, étant bien aised’ailleurs de montrer mes richesses à Mattia, et j’étalaitout sur l’herbe.

J’avais trois chemises en toile, trois paires de bas, cinqmouchoirs, le tout en très-bon état, et une paire desouliers un peu usés.

Mattia fut ébloui.– Et toi, qu’as-tu ? lui demandai-je.– J’ai mon violon, et ce que je porte sur moi.– Eh bien ! lui dis-je, nous partagerons comme cela se

doit puisque nous sommes camarades : tu auras deuxchemises, deux paires de bas et trois mouchoirs ;seulement comme il est juste que nous partagions tout, tuporteras mon sac pendant une heure et moi pendant uneautre.

Mattia voulut refuser, mais j’avais déjà pris l’habitudedu commandement, qui, je dois le dire, me paraissait très-agréable, et je lui défendis de répliquer.

J’avais étalé sur mes chemises la ménagèred’Étiennette, et aussi une petite boîte dans laquelle étaitplacée la rose de Lise ; il voulut ouvrir cette boîte, mais jene lui permis pas, je la remis dans mon sac sans mêmel’ouvrir.

Page 392: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’ouvrir.– Si tu veux me faire un plaisir, lui dis-je, tu ne

toucheras jamais à cette boîte, c’est un cadeau.– Bien, dit-il, je te promets de n’y toucher jamais.Depuis que j’avais repris ma peau de mouton et ma

harpe, il y avait une chose qui me gênait beaucoup, –c’était mon pantalon. Il me semblait qu’un artiste nedevait pas porter un pantalon long ; pour paraître enpublic il fallait des culottes courtes avec des bas surlesquels s’entre-croisaient des rubans de couleur. Despantalons, c’était bon pour un jardinier, mais maintenantj’étais un artiste !…

Lorsqu’on a une idée et qu’on est maître de sa volonté,on ne tarde pas à la réaliser. J’ouvris la ménagèred’Étiennette et je pris ses ciseaux.

– Pendant que je vais arranger mon pantalon, dis-je àMattia, tu devrais bien me montrer comment tu joues duviolon.

– Oh ! je veux bien.Et prenant son violon il se mit à jouer.Pendant ce temps j’enfonçai bravement la pointe de

mes ciseaux dans mon pantalon un peu au dessous dugenou et je me mis à couper le drap.

C’était cependant un beau pantalon en drap griscomme mon gilet et ma veste, et que j’avais été bienjoyeux de recevoir quand le père me l’avait donnée maisje ne croyais pas l’abîmer en le taillant ainsi, bien aucontraire.

Page 393: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Tout d’abord, j’avais écouté Mattia en coupant monpantalon, mais bientôt je cessai de faire fonctionner mesciseaux et je fus tout oreilles : Mattia jouait presque aussibien que Vitalis.

– Et qui donc t’a appris le violon ? lui dis-je enl’applaudissant.

– Personne, un peu tout le monde, et surtout moi seulen travaillant.

– Et qui t’a enseigné la musique ?– Je ne la sais pas ; je joue ce que j’ai entendu jouer.– Je te l’enseignerai, moi.– Tu sais donc tout ?– Il faut bien puisque je suis chef de troupe.On n’est pas artiste sans avoir un peu d’amour-

propre ; je voulus montrer à Mattia que moi aussi j’étaismusicien.

Je pris ma harpe et tout de suite pour frapper ungrand coup, je lui chantai ma fameuse chanson :

Fenesta vascia e patrona crudele…Et alors, comme cela se devait entre artistes, Mattia

me paya les compliments que je venais de lui adresser,par ses applaudissements : il avait un grand talent, j’avaisun grand talent, nous étions dignes l’un de l’autre.

Mais nous ne pouvions pas rester ainsi à nous féliciterl’un l’autre, il fallait après avoir fait de la musique pournous, pour notre plaisir, en faire pour notre souper et

Page 394: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pour notre coucher.Je bouclai mon sac, et Mattia à son tour le mit sur ses

épaules.En avant sur la route poudreuse : maintenant il fallait

s’arrêter au premier village qui se trouverait sur notreroute et donner une représentation : « Débuts de latroupe Rémi ».

– Apprends-moi ta chanson, dit Mattia, nous lachanterons ensemble, et je pense que je pourrai bientôtt’accompagner sur mon violon ; cela sera très-joli.

Certainement cela serait très-joli et il faudraitvéritablement « que l’honorable société » eût un cœur depierre pour ne pas nous combler de gros sous.

Ce malheur nous fut épargné. Comme nous arrivions àun village qui se trouve après Villejuif, nous préparant àchercher une place convenable pour notre représentation,nous passâmes devant la grande porte d’une ferme, dontla cour était pleine de gens endimanchés, qui portaienttous des bouquets noués avec des flots de rubans etattachés, pour les hommes, à la boutonnière de leur habit,pour les femmes à leur corsage : il ne fallait pas être bienhabile pour deviner que c’était une noce.

L’idée me vint que ces gens seraient peut-êtresatisfaits d’avoir des musiciens pour les faire danser, etaussitôt j’entrai dans la cour suivi de Mattia et de Capi,puis, mon feutre à la main, et avec un grand salut (le salutnoble de Vitalis), je fis ma proposition à la premièrepersonne que je trouvai sur mon passage.

Page 395: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était un gros garçon, dont la figure rouge commebrique était encadrée dans un grand col raide qui lui sciaitles oreilles ; il avait l’air bon enfant et placide.

Il ne me répondit pas ; mais, se tournant tout d’unepièce vers les gens de la noce, car sa redingote en beaudrap luisant le gênait évidemment aux entournures, ilfourra deux de ses doigts dans sa bouche et tira de cetinstrument un si formidable coup de sifflet, que Capi enfut effrayé.

– Ohé ! les autres, cria-t-il, qui que vous pensez d’unepetite air de musique ? v’là des artistes qui nous arrivent.

– Oui, oui, la musique ! la musique ! crièrent des voixd’hommes et de femmes.

– En place pour le quadrille !Et, en quelques minutes, les groupes de danseurs se

formèrent au milieu de la cour ; ce qui fit fuir les volaillesépouvantées.

– As-tu joué des quadrilles ? demandai-je à Mattia enitalien et à voix basse, car j’étais assez inquiet.

– Oui.Et il m’en indiqua un sur son violon ; le hasard permit

que je le connusse. Nous étions sauvés.On avait sorti une charrette de dessous un hangar ; on

la posa sur ses chambrières, et on nous fît monter dedans.Bien que nous n’eussions jamais joué ensemble, Mattia

et moi, nous ne nous tirâmes pas trop mal de notrequadrille. Il est vrai que nous jouions pour des oreilles qui

Page 396: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

n’étaient heureusement ni délicates, ni difficiles.– Un de vous sait-il jouer du cornet à piston ? nous

demanda le gros rougeaud.– Oui, moi, dit Mattia, mais je n’en ai pas.– Je vas aller vous en chercher un, parce que le violon

c’est joli, mais c’est fadasse.– Tu joues donc aussi du cornet à piston ? demandai-je

à Mattia en parlant toujours italien.– Et de la trompette à coulisse et de la flûte, et de tout

ce qui se joue.Décidément il était précieux, Mattia.Bientôt le cornet à piston fut apporté, et nous

recommençâmes à jouer des quadrilles, des polkas, desvalses, surtout des quadrilles.

Nous jouâmes ainsi jusqu’à la nuit sans que lesdanseurs nous laissassent respirer : cela n’était pas biengrave pour moi, mais cela l’était beaucoup plus pourMattia, chargé de la partie pénible, et fatigué d’ailleurspar son voyage et les privations. Je le voyais de temps entemps pâlir comme s’il allait se trouver mal, cependant iljouait toujours, soufflant tant qu’il pouvait dans sonembouchure.

Heureusement je ne fus pas seul à m’apercevoir de sapâleur, la mariée la remarqua aussi.

– Assez, dit-elle, le petit n’en peut plus ; maintenant lamain à la bourse pour les musiciens.

– Si vous vouliez, dis-je en sautant à bas de la voiture,

Page 397: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

je ferais faire la quête par notre caissier.Et je jetai mon chapeau à Capi qui le prit dans sa

gueule.On applaudit beaucoup la grâce avec la quelle il savait

saluer lorsqu’on lui avait donné, mais ce qui valait mieuxpour nous, on lui donna beaucoup ; comme je le suivais, jevoyais les pièces blanches tomber dans le chapeau ; lemarié mit la dernière et ce fut une pièce de cinq francs.

Quelle fortune ! Ce ne fut pas tout. On nous invita àmanger à la cuisine, et on nous donna à coucher dans unegrange. Le lendemain quand nous quittâmes cette maisonhospitalière, nous avions un capital de vingt-huit francs.

– C’est à toi que nous les devons, mon petit Mattia,dis-je à mon camarade, tout seul je n’aurais pas formé unorchestre.

Et alors le souvenir d’une parole qui m’avait été ditepar le père Acquin quand j’avais commencé à donner desleçons à Lise me revient à la mémoire, me prouvant qu’onest toujours récompensé de ce qu’on fait de bien.

– J’aurais pu faire une plus grande bêtise que de teprendre dans ma troupe.

Avec vingt-huit francs dans notre poche, nous étionsdes grands seigneurs, et lorsque nous arrivâmes à Corbeil,je pus, sans trop d’imprudence, me livrer à quelquesacquisitions que je jugeais indispensables : d’abord uncornet à piston qui me coûta trois francs chez unmarchand de ferraille ; pour cette somme, il n’était ni neufni beau, mais enfin récuré et soigné il ferait notre affaire ;

Page 398: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

puis ensuite des rubans rouges pour nos bas ; et enfin unvieux sac de soldat pour Mattia, car il était moins fatigantd’avoir toujours sur les épaules un sac léger, que d’enavoir de temps en temps un lourd ; nous nouspartagerions également ce que nous portions avec nous,et nous serions plus alertes.

Quand nous quittâmes Corbeil, nous étions vraimenten bon état ; nous avions, toutes nos acquisitions payées,trente francs dans notre bourse, car nos représentationsavaient été fructueuses ; notre répertoire était réglé detelle sorte que nous pouvions rester plusieurs jours dansle même pays sans trop nous répéter ; enfin nous nousentendions si bien, Mattia et moi, que nous étions déjàensemble comme deux frères.

– Tu sais, disait-il quelquefois en riant, un chef detroupe comme toi qui ne cogne pas, c’est trop beau.

– Alors, tu es content ?– Si je suis content ! c’est-à-dire que voilà le premier

temps de ma vie, depuis que j’ai quitté le pays, que je neregrette pas l’hôpital.

Cette situation prospère m’inspira des idéesambitieuses.

Après avoir quitté Corbeil, nous nous étions dirigés surMontargis, en route pour aller chez mère Barberin.

Aller chez mère Barberin pour l’embrasser c’étaitm’acquitter de ma dette de reconnaissance envers elle,mais c’était m’en acquitter bien petitement et à trop bonmarché.

Page 399: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Si je lui portais quelque chose.Maintenant que j’étais riche, je lui devais un cadeau.Quel cadeau lui faire ?Je ne cherchai pas longtemps.Il y en avait un qui plus que tout la rendrait heureuse,

non-seulement dans l’heure présente, mais pour toute savieillesse, – une vache, qui remplaçât la pauvreRoussette.

Quelle joie pour mère Barberin, si je pouvais lui donnerune vache, et aussi quelle joie pour moi !

Avant d’arriver à Chavanon j’achetais une vache etMattia, la conduisant par la longe, la faisait entrer dans lacour de mère Barberin. Bien entendu, Barberin n’était paslà. – Madame Barberin, disait Mattia, voici une vache queje vous amène. – Une vache ! vous vous trompez, mongarçon. – Et elle soupirait. – Non, madame, vous êtes bienmadame Barberin, de Chavanon ? Eh bien ! c’est chezmadame Barberin que le prince (comme dans les contesde fées) m’a dit de conduire cette vache qu’il vous offre. –Quel prince ? – Alors je paraissais, je me jetais dans lesbras de mère Barberin, et après nous être bienembrassés, nous faisions des crêpes et des beignets, quiétaient mangés par nous trois et non par Barberin,comme en ce jour de mardi-gras où il était revenu pourrenverser notre poêle et mettre notre beurre dans sasoupe à l’oignon.

Quel beau rêve ! Seulement, pour le réaliser, il fallaitpouvoir acheter une vache.

Page 400: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Combien cela coûtait-il, une vache ? Je n’en avaisaucune idée ; cher, sans doute, très-cher, mais encore ?

Ce que je voulais, ce n’était pas une trop grande, unetrop grosse vache. D’abord parce que plus les vaches sontgrosses, plus leur prix est élevé ; puis ensuite, plus lesvaches sont grandes, plus il leur faut de nourriture, et jene voulais pas que mon cadeau devînt une caused’embarras pour mère Barberin.

L’essentiel pour le moment c’était donc de connaître leprix des vaches, ou plutôt d’une vache telle que j’envoulais une.

Heureusement, cela n’était pas difficile pour moi, etdans notre vie sur les grands chemins, dans nos soirées àl’auberge, nous nous trouvions en relations avec desconducteurs et des marchands de bestiaux ; il était doncbien simple de leur demander le prix des vaches.

Mais la première fois que j’adressai ma question à unbouvier, dont l’air brave homme m’avait tout d’abordattiré, on me répondit en me riant au nez.

Le bouvier se renversa ensuite sur sa chaise endonnant de temps en temps de formidables coups depoing sur la table ; puis il appela l’aubergiste.

– Savez-vous ce que me demande ce petit musicien ?Combien coûte une vache, pas trop grande, pas tropgrosse, enfin une bonne vache. Faut-il qu’elle soitsavante ?

Et les rires recommencèrent ; mais je ne me laissai pasdémonter.

Page 401: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il faut qu’elle donne du bon lait et qu’elle ne mangepas trop.

– Faut-il qu’elle se laisse conduire à la corde sur lesgrands chemins comme votre chien ?

Après avoir épuisé toutes ses plaisanteries, déployésuffisamment son esprit, il voulut bien me répondresérieusement et même entrer en discussion avec moi.

– Il avait justement mon affaire, une vache douce,donnant beaucoup de lait, un lait qui était une crème, etne mangeant presque pas ; si je voulais lui allonger quinzepistoles sur la table, autrement dit cinquante écus, lavache était à moi.

Autant j’avais eu de mal à le faire parler tout d’abord,autant j’eus de mal à le faire taire quand il fut en train.

Enfin nous pûmes aller nous coucher et je rêvai à ceque cette conversation venait de m’apprendre.

Quinze pistoles ou cinquante écus, cela faisait centcinquante francs ; et j’étais loin d’avoir une si grossesomme.

Était-il impossible de la gagner ? Il me sembla quenon, et que si la chance de nos premiers jours nousaccompagnait je pourrais, sou à sou, réunir ces centcinquante francs. Seulement il faudrait du temps.

Alors une nouvelle idée germa dans mon cerveau : siau lieu d’aller tout de suite à Chavanon, nous allionsd’abord à Varses, cela nous donnerait ce temps qui nousmanquerait en suivant la route directe.

Page 402: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il fallait donc aller à Varses tout d’abord et ne voirmère Barberin qu’au retour : assurément alors j’auraismes cent cinquante francs et nous pourrions jouer maféerie : la Vache du prince.

Le matin, je fis part de mon idée à Mattia, qui nemanifesta aucune opposition.

– Allons à Varses, dit-il, les mines, c’est peut-êtrecurieux, je serai bien aise d’en voir une.

Page 403: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

II

Une ville noire.

La route est longue de Montargis à Varses, qui se

trouve au milieu des Cévennes, sur le versant de lamontagne incliné vers la Méditerranée : cinq ou six centskilomètres en ligne droite ; plus de mille pour nous àcause des détours qui nous étaient imposés par notregenre de vie. Il fallait bien chercher des villes et desgrosses bourgades pour donner des représentationsfructueuses.

Nous mîmes près de trois mois à faire ces millekilomètres, mais quand nous arrivâmes aux environs deVarses, j’eus la joie, comptant mon argent, de constaterque nous avions bien employé notre temps : dans mabourse en cuir j’avais cent vingt-huit francs d’économies ;il ne me manquait plus que vingt-deux francs pouracheter la vache de mère Barberin.

Mattia était presque aussi content que moi, et il n’étaitpas médiocrement fier d’avoir contribué pour sa part àgagner une pareille somme : il est vrai que cette part était

Page 404: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

considérable et que sans lui, surtout sans son cornet àpiston, nous n’aurions jamais amassé 128 francs, Capi etmoi.

De Varses à Chavanon nous gagnerions biencertainement les 22 francs qui nous manquaient.

Varses où nous arrivions était, il y a une centained’années, un pauvre village perdu dans les montagnes etconnu seulement par cela qu’il avait souvent servi derefuge aux Enfants de Dieu, commandés par JeanCavalier. Sa situation au milieu des montagnes en avaitfait un point important dans la guerre des Camisards ;mais cette situation même avait par contre fait sapauvreté. Vers 1750, un vieux gentilhomme qui avait lapassion des fouilles, découvrit à Varses des mines decharbon de terre, et depuis ce temps, Varses est devenuun des bassins houillers qui, avec Alais, Saint-Gervais,Bessèges approvisionnent le Midi et tendent à disputer lemarché de la Méditerranée aux charbons anglais.Lorsqu’il avait commencé ses recherches, tout le mondes’était moqué de lui, et lorsqu’il était parvenu à uneprofondeur de 150 mètres sans avoir rien trouvé, on avaitfait des démarches actives pour qu’il fût enfermé commefou, sa fortune devant s’engloutir dans ces fouillesinsensées : Varses renfermait dans son territoire desmines de fer ; on n’y trouvait pas, on n’y trouverait jamaisdu charbon de terre. Sans répondre, et pour se soustraireaux criailleries, le vieux gentilhomme s’était établi dansson puits et n’en était plus sorti ; il y mangeait, il ycouchait, et il n’avait à subir ainsi que les doutes des

Page 405: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ouvriers qu’il employait avec lui ; à chaque coup de piocheceux-ci haussaient les épaules, mais excités par la foi deleur maître, ils donnaient un nouveau coup de pioche et lepuits descendait. À 200 mètres, on trouva une couche dehouille : le vieux gentilhomme ne fut plus un fou, ce fut unhomme de génie ; du jour au lendemain, la métamorphosefut complète.

Aujourd’hui Varses est une ville de 12,000 habitantsqui a devant elle un grand avenir industriel et qui pour lemoment est avec Alais et Bessèges l’espérance du Midi.

Ce qui fait et ce qui fera la fortune de Varses est ce quise trouve sous la terre et non ce qui est au-dessus. À lasurface, en effet, l’aspect est triste et désolé ; des causses,des garrigues, c’est-à-dire la stérilité, pas d’arbres, si cen’est çà et là des châtaigniers, des mûriers et quelquesoliviers chétifs, pas de terre végétale, mais partout despierres grises ou blanches ; là seulement où la terre ayantun peu de profondeur se laisse pénétrer par l’humidité,surgit une végétation active qui tranche agréablementavec la désolation des montagnes.

De cette dénudation résultent de terribles inondations,car lorsqu’il pleut l’eau court sur les pentes dépouilléescomme elle courrait sur une rue pavée, et les ruisseauxordinairement à sec roulent alors des torrents quigonflent instantanément les rivières des vallons et les fontdéborder : en quelques minutes on voit le niveau de l’eaumonter dans le lit des rivières de trois, quatre, cinqmètres et même plus.

Varses est bâti à cheval sur une de ces rivières

Page 406: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nommée la Divonne, qui reçoit elle-même dans l’intérieurde la ville deux petits torrents : le ravin de la Truyère etcelui de Saint-Andéol. Ce n’est point une belle ville, nipropre, ni régulière ; les wagons chargés de minerai de ferou de houille qui circulent du matin au soir sur des rails aumilieu des rues sèment continuellement une poussièrerouge et noire qui, par les jours de pluie, forme une boueliquide et profonde comme la fange d’un marais ; par lesjours de soleil et de vent, ce sont au contraire destourbillons aveuglants qui roulent dans la rue et s’élèventau-dessus de la ville. Du haut en bas, les maisons sontnoires, noires par la boue et la poussière, qui de la ruemonte jusqu’à leurs toits ; noires par la fumée des fours etdes fourneaux qui de leurs toits descend jusqu’à la rue :tout est noir, le sol, le ciel et jusqu’aux eaux que roule laDivonne. Et cependant les gens qui circulent dans les ruessont encore plus noirs que ce qui les entoure : les chevauxnoirs, les voitures noires, les feuilles des arbres noires ;c’est à croire qu’un nuage de suie s’est abattu pendantune journée sur la ville ou qu’une inondation de bitume l’arecouverte jusqu’au sommet des toits. Les rues n’ontpoint été faites pour les voitures ni pour les passants,mais pour les chemins de fer et les wagons des mines :partout sur le sol des rails et des plaques tournantes au-dessus de la tête des ponts volants, des courroies, desarbres de transmission qui tournent avec des ronflementsassourdissants ; les vastes bâtiments près desquels onpasse, tremblent jusque dans leurs fondations, et, si l’onregarde par les portes ou les fenêtres, on voit des massesde fonte en fusion qui circulent comme d’immenses

Page 407: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bolides, des marteaux-pilons qui lancent autour d’eux despluies d’étincelles, et partout, toujours des pistons demachines à vapeur qui s’élèvent et s abaissentrégulièrement. Pas de monuments, pas de jardins, pas destatues sur les places ; tout se ressemble et a été bâti surle même modèle, le cube : les églises, le tribunal, lesécoles, des cubes percés de plus ou moins de fenêtres,selon les besoins.

Quand nous arrivâmes aux environs de Varses, il étaitdeux ou trois heures de l’après-midi, et un soleil radieuxbrillait dans un ciel pur ; mais à mesure que nousavancions le jour s’obscurcit ; entre le ciel et la terres’était interposé un épais nuage de fumée qui se traînaitlourdement en se déchirant aux hautes cheminées ;depuis plus d’une heure, nous entendions de puissantsronflements, un mugissement semblable à celui de la meravec des coups sourds, – les ronflements étaient produitspar les ventilateurs, les coups sourds par les martinets etles pilons.

Je savais que l’oncle d’Alexis était ouvrier mineur àVarses, qu’il travaillait à la mine de la Truyère, maisc’était tout ; demeurait-il à Varses même ou auxenvirons ? Je l’ignorais.

En entrant dans Varses, je demandai où se trouvait lamine de la Truyère, et l’on m’envoya sur la rive gauche dela Divonne, dans un petit vallon traversé par le ravin qui adonné son nom à la mine.

Si l’aspect de la ville est peu séduisant, l’aspect de cevallon est tout à fait lugubre ; un cirque de collines

Page 408: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dénudées, sans arbres, sans herbes, avec de longuestraînées de pierres grises que coupent seulement çà et làquelques rayons de terre rouge ; à l’entrée de ce vallon,les bâtiments servant à l’exploitation de la mine, deshangars, des écuries, des magasins, des bureaux, et lescheminées de la machine à vapeur ; puis tout autour desamas de charbon et de pierres.

Comme nous approchions des bâtiments, une jeunefemme à l’air égaré, aux cheveux flottants sur les épauleset traînant par la main un petit enfant, vint au-devant denous, et m’arrêta.

– Voulez-vous m’indiquer un chemin frais ? dit-elle.Je la regardai stupéfait.– Un chemin avec des arbres, de l’ombrage, puis à côté

un petit ruisseau qui fasse clac, clac, clac sur les cailloux,et dans le feuillage des oiseaux qui chantent.

Et elle se mit à siffler un air gai.– Vous n’avez pas rencontré ce chemin, continua-t-

elle, en voyant que je ne répondais pas, mais sans paraîtreremarquer mon étonnement, c’est dommage. Alors c’estqu’il est loin encore. Est-ce à droite, est-ce à gauche ? Dis-moi cela, mon garçon. Je cherche et ne trouve pas.

Elle parlait avec une volubilité extraordinaire engesticulant d’une main, tandis que de l’autre elle flattaitdoucement la tête de son enfant.

– Je te demande ce chemin parce que je suis sûre d’yrencontrer Marius. Tu as connu Marius ? Non. Eh bien,c’est le père de mon enfant. Alors quand il a été brûlé

Page 409: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans la mine par le grisou, il s’est retiré dans ce cheminfrais ; il ne se promène plus maintenant que dans deschemins frais, c’est bon pour ses brûlures. Lui il saittrouver ces chemins, moi je ne sais pas ; voilà pourquoi jene l’ai pas rencontré depuis six mois. Six mois, c’est longquand on s’aime. Six mois, six mois !

Elle se tourna vers les bâtiments de la mine etmontrant avec une énergie sauvage les cheminées de lamachine qui vomissaient des torrents de fumée :

– Travail sous terre, s’écria-t-elle, travail du diable !enfer, rends-moi mon père, mon frère Jean, rends-moiMarius ; malédiction, malédiction !

Puis revenant à moi :– Tu n’es pas du pays, n’est-ce pas ? ta peau de

mouton, ton chapeau disent que tu viens de loin : va dansle cimetière, compte une, deux, trois, une, deux trois, tousmorts dans la mine.

Alors saisissant son enfant et le pressant dans sesbras :

– Tu n’auras pas mon petit Pierre, jamais !… l’eau estdouce, l’eau est fraîche. Où est le chemin ? Puisque tu nesais pas, tu es donc aussi bête que les autres qui me rientau nez. Alors pourquoi me retiens-tu ? Marius m’attend.

Elle me tourna le dos et se mit à marcher à grands pasen sifflant son air gai.

Je compris que c’était une folle qui avait perdu sonmari tué par une explosion de feu grisou, ce terribledanger, et à l’entrée de cette mine, dans ce paysage

Page 410: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

danger, et à l’entrée de cette mine, dans ce paysagedésolé, sous ce ciel noir, la rencontre de cette pauvrefemme, folle de douleur ; nous rendit tout tristes.

On nous indiqua l’adresse de l’oncle Gaspard ; ildemeurait à une petite distance de la mine, dans une ruetortueuse et escarpée qui descendait de la colline à larivière.

Quand je le demandai, une femme, qui était adossée àlà porte, causant avec une de ses voisines, adossée à uneautre porte, me répondit qu’il ne rentrerait qu’à sixheures, après le travail.

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? dit-elle.– Je veux voir Alexis.Alors elle me regarda de la tête aux pieds, et elle

regarda Capi.– Vous êtes Rémi ? dit-elle. Alexis nous a parlé de

vous ; il vous attendait. Quel est celui-ci ?Elle montra Mattia.– C’est mon camarade.C’était la tante d’Alexis. Je crus qu’elle allait nous

engager à entrer et à nous reposer, car nos jambespoudreuses et nos figures hâlées par le soleil, criaient hautnotre fatigue ; mais elle n’en fit rien et me répétasimplement que si je voulais revenir à six heures, jetrouverais Alexis, qui était à la mine.

Je n’avais pas le cœur à demander ce qu’on nem’offrait pas ; je la remerciai de sa réponse, et nousallâmes par la ville, à la recherche d’un boulanger, car

Page 411: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nous avions grand’faim, n’ayant pas mangé depuis le petitmatin, et encore une simple croûte qui nous était restéesur notre dîner de la veille. J’étais honteux aussi de cetteréception, car je sentais que Mattia se demandait cequ’elle signifiait. À quoi bon faire tant de lieues ?

Il me sembla que Mattia allait avoir une mauvaise idéede mes amis, et que quand je lui parlerais de Lise, il nem’écouterait plus avec la même sympathie. Et je tenaisbeaucoup à ce qu’il eut d’avance de la sympathie et del’amitié pour Lise.

La façon dont nous avions été accueillis ne m’engageaitpas à revenir à la maison, nous allâmes un peu avant sixheures attendre Alexis à la sortie de la mine.

L’exploitation des mines de la Truyère se fait par troispuits qu’on nomme puits Saint-Julien, puits Sainte-Alphonsine et puits Saint-Pancrace ; car c’est un usagedans les houillères de donner assez généralement un nomde saint aux puits d’extraction, d’aérage ou d’exhaure,c’est-à-dire d’épuisement ; ce saint étant choisi sur lecalendrier le jour où l’on commence le fonçage, sert non-seulement à baptiser les puits, mais encore à rappeler lesdates. Ces trois puits ne servent point à la descente et auremontage des ouvriers dans les travaux. Cette descenteet ce remontage se font par une galerie qui débouche àcôté de la lampisterie et qui aboutit au premier niveau del’exploitation, d’où il communique avec toutes les partiesde la mine. Par là on a voulu parer aux accidents quiarrivent trop souvent dans les puits lorsqu’un câble casseou qu’une tonne accroche un obstacle et précipite les

Page 412: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

hommes dans un trou d’une profondeur de deux ou troiscents mètres ; en même temps on a cherché aussi à éviterles brusques transitions auxquelles sont exposés lesouvriers qui, d’une profondeur de deux cents mètres où latempérature est égale et chaude, passent brusquement,lorsqu’ils sont remontés par la machine, à unetempérature inégale et gagnent ainsi des pleurésies et desfluxions de poitrine.

Prévenu que c’était par cette galerie que devaientsortir les ouvriers, je me postai avec Mattia et Capidevant son ouverture, et, quelques minutes après que sixheures eurent sonné je commençai à apercevoir vaciller,dans les profondeurs sombres de la galerie, des petitspoints lumineux qui grandirent rapidement. C’étaient lesmineurs qui, la lampe à la main, remontaient au jour, leurtravail fini.

Ils s’avançaient lentement, avec une démarchepesante, comme s’ils souffraient dans les genoux, ce que jem’expliquai plus tard, lorsque j’eus moi-même parcourules escaliers et les échelles qui conduisent au dernierniveau ; leur figure était noire comme celles desramoneurs, leurs habits et leurs chapeaux étaientcouverts de poussière de charbon et de plaques de bouemouillée. En passant devant la lampisterie chacun entraitet accrochait sa lampe à un clou.

Bien qu’attentif, je ne vis point Alexis sortir et s’il nem’avait pas sauté au cou, je l’aurais laissé passer sans lereconnaître, tant il ressemblait peu maintenant, noir despieds à la tête, au camarade qui autrefois courait dans les

Page 413: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sentiers de notre jardin, sa chemise propre retrousséejusqu’aux coudes et son col entr’ouvert laissant voir sapeau blanche.

– C’est Rémi, dit-il, en se tournant vers un hommed’une quarantaine d’années qui marchait près de lui et quiavait une bonne figure franche comme celle du pèreAcquin ; ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’ils étaientfrères.

Je compris que c’était l’oncle Gaspard.– Nous t’attendions depuis longtemps déjà, me dit-il

avec bonhomie.– Le chemin est long de Paris à Varses.– Et tes jambes sont courtes, dit-il en riant.Capi, heureux de retrouver Alexis, lui témoignait sa

joie en tirant sur la manche de sa veste à pleines dents.Pendant ce temps, j’expliquai à l’oncle Gaspard que

Mattia était mon camarade et mon associé, un bon garçonque j’avais connu autrefois, que j’avais retrouvé et quijouait du cornet à piston comme personne.

– Et voilà M. Capi, dit l’oncle Gaspard ; c’est demaindimanche, quand vous serez reposés, vous nous donnerezune représentation ; Alexis dit que c’est un chien plussavant qu’un maître d’école ou qu’un comédien.

Autant je m’étais senti gêné devant la tante Gaspard,autant je me trouvai à mon aise avec l’oncle : décidémentc’était bien le digne frère « du père ».

– Causez ensemble, garçons, vous devez en avoir long

Page 414: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

à vous dire ; pour moi, je vais causer avec ce jeunehomme qui joue si bien du cornet à piston.

Pour une semaine entière ; encore eût-elle été tropcourte. Alexis voulait savoir comment s’était fait monvoyage, et moi, de mon côté, j’étais pressé d’apprendrecomment il s’habituait à sa nouvelle vie, si bienqu’occupés tous les deux à nous interroger, nous nepensions pas à nous répondre.

Nous marchions doucement, et les ouvriers quiregagnaient leur maison nous dépassaient ; ils allaient enune longue file qui tenait la rue entière, tous noirs de cettemême poussière qui recouvrait le sol d’une coucheépaisse.

Lorsque nous fûmes près d’arriver, l’oncle Gaspard serapprocha de nous :

– Garçons, dit-il, vous allez souper avec nous. Jamaisinvitation ne me fit plus grand plaisir, car tout enmarchant, je me demandais si, arrivés à la porte, il nefaudrait pas nous séparer, l’accueil de la tante ne m’ayantpas donné bonne espérance.

– Voilà Rémi, dit-il, en entrant dans la maison, et sonami.

– Je les ai déjà vus tantôt.– Eh bien, tant mieux, la connaissance est faite ; ils

vont souper avec nous.J’étais certes bien heureux de souper avec Alexis,

c’est-à-dire de passer la soirée auprès de lui, mais pourêtre sincère, je dois dire que j’étais heureux aussi de

Page 415: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

souper. Depuis notre départ de Paris, nous avions mangéà l’aventure, une croûte ici, une miche là, mais rarementun vrai repas, assis sur une chaise, avec de la soupe dansune assiette. Avec ce que nous gagnions, nous étions, il estvrai, assez riches pour nous payer des festins dans debonnes auberges, mais il fallait bien faire des économiespour la vache du prince, et Mattia était si bon garçon qu’ilétait presque aussi heureux que moi à la pensée d’acheternotre vache.

Ce bonheur d’un festin ne nous fut pas donné ce soir-là ; je m’assis devant une table, sur une chaise, mais on nenous servit pas de soupe. Les compagnies de mines ontpour le plus grand nombre établi des magasinsd’approvisionnement dans lesquels leurs ouvrierstrouvent à prix de revient tout ce qui leur est nécessairepour les besoins de la vie. Les avantages de ces magasinssautent aux yeux : l’ouvrier y trouve des produits debonne qualité et à bas prix, qu’on lui fait payer enretenant le montant de sa dépense sur sa paye dequinzaine, et par ce moyen il est préservé des crédits despetits marchands de détail qui le mineraient, il ne fait pasde dettes. Seulement, comme toutes les bonnes choses,celle-là a son mauvais côté ; à Varses, les femmes desouvriers n’ont pas l’habitude de travailler pendant queleurs maris sont descendus dans la mine ; elles font leurménage, elles vont les unes chez les autres, boire le caféou le chocolat qu’on a pris au magasind’approvisionnement, elles causent, elles bavardent, etquand le soir arrive, c’est-à-dire le moment où l’hommesort de la mine pour rentrer souper, elles n’ont point eu le

Page 416: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

temps de préparer ce souper ; alors elles courent aumagasin et en rapportent de la charcuterie. Cela n’est pasgénéral, bien entendu, mais cela se produit fréquemment.Et ce fut pour cette raison que nous n’eûmes pas desoupe : la tante Gaspard avait bavardé. Du reste, c’étaitchez elle une habitude, et j’ai vu plus tard que son compteau magasin se composait surtout de deux produits : d’unepart, café et chocolat ; d’autre part, charcuterie. L’oncleétait un homme facile, qui aimait surtout la tranquillité ; ilmangeait sa charcuterie et ne se plaignait pas, ou bien s’ilfaisait une observation, c’était tout doucement.

– Si je ne deviens pas biberon, disait-il en tendant sonverre, c’est que j’ai de la vertu ; tâche donc de nous faireune soupe pour demain.

– Et le temps ?– Il est donc plus court sur la terre que dessous ?– Et qui est-ce qui vous raccommodera ? vous

dévastez tout.Alors regardant ses vêtements souillés de charbon et

déchirés çà et là :– Le fait est que nous sommes mis comme des princes.Notre souper ne dura pas longtemps.– Garçon, me dit-il l’oncle Gaspard, tu coucheras avec

Alexis.Puis, s’adressant à Mattia :– Et toi, si tu veux venir dans le fournil, nous allons

voir à te faire un bon lit de paille et de foin.

Page 417: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La soirée et une bonne partie de la nuit ne furent pointemployées par Alexis et par moi à dormir.

L’oncle Gaspard était piqueur, c’est-à-dire qu’aumoyen d’un pic, il abattait le charbon dans la mine ; Alexisétait son rouleur, c’est-à-dire qu’il poussait, qu’il roulaitsur des rails dans l’intérieur de la mine, depuis le pointd’extraction jusqu’à un puits, un wagon nommé benne,dans lequel on entassait le charbon abattu ; arrivée à cepuits, la benne était accrochée à un câble qui, tiré par lamachine, la montait jusqu’en haut.

Bien qu’il ne fût que depuis peu de temps mineur,Alexis avait déjà cependant l’amour et la vanité de samine : c’était la plus belle, la plus curieuse du pays ; ilmettait dans son récit l’importance d’un voyageur quiarrive d’une contrée inconnue et qui trouve des oreillesattentives pour l’écouter.

D’abord on suivait une galerie creusée dans le roc, et,après avoir marché pendant dix minutes, on trouvait unescalier droit et rapide ; puis, au bas de cet escalier uneéchelle en bois, puis un autre escalier, puis une autreéchelle, et alors on arrivait au premier niveau, à uneprofondeur de cinquante mètres. Pour atteindre le secondniveau, à quatre-vingt-dix mètres, et le troisième à deuxcents mètres, c’était le même système d’échelles etd’escaliers. C’était à ce troisième niveau qu’Alexistravaillait, et, pour atteindre à la profondeur de sonchantier, il avait à faire trois fois plus de chemin que n’enfont ceux qui montent aux tours de Notre-Dame de Paris.

Mais si la montée et la descente sont faciles dans les

Page 418: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tours de Notre-Dame, où l’escalier est régulier et éclairé,il n’en était pas de même dans la mine, où les marches,creusées suivant les accidents du roc, sont tantôt hautes,tantôt basses, tantôt larges, tantôt étroites. Point d’autrelumière que celle de la lampe qu’on porte à la main, et surle sol, une boue glissante que mouille sans cesse l’eau quifiltre goutte à goutte, et parfois vous tombe froide sur levisage.

Deux cents mètres à descendre, c’est long, mais cen’était pas tout, il fallait, par les galeries, gagner lesdifférents paliers et se rendre au lieu du travail ; or ledéveloppement complet des galeries de la Truyère, étaitde 35 à 40 kilomètres. Naturellement on ne devait pasparcourir ces 40 kilomètres, mais quelquefois cependantla course était fatigante, car on marchait dans l’eau qui,filtrant par les fentes du roc, se réunit en ruisseau aumilieu du chemin et coule ainsi jusqu’à des puisards, oùdes machines d’épuisement la prennent pour la verser audehors.

Quand ces galeries traversaient des roches solides,elles étaient tout simplement des souterrains ; maisquand elles traversaient des terrains ébouleux oumouvants, elles étaient boisées au plafond et des deuxcôtés avec des troncs de sapin travaillés à la hache, parceque les entailles faites à la scie amènent une promptepourriture. Bien que ces troncs d’arbres fussent disposésde manière à résister aux poussées du terrain, souventcette poussée était tellement forte que les bois secourbaient et que les galeries se rétrécissaient ous’affaissaient au point qu’on ne pouvait plus y passer

Page 419: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’en rampant. Sur ces bois croissaient des champignonset des flocons légers et cotonneux, dont la blancheur deneige tranchait avec le noir du terrain ; la fermentationdes arbres dégageait une odeur d’essence ; et sur leschampignons, sur les plantes inconnues, sur la mousseblanche, on voyait des mouches, des araignées, despapillons, qui ne ressemblent pas aux individus de mêmeespèce qu’on rencontre à l’air. Il y avait aussi des rats quicouraient partout et des chauves-souris cramponnées auxboisages par leurs pieds, la tête en bas.

Ces galeries se croisaient, et çà et là, comme à Paris, ily avait des places et des carrefours ; il y en avait de belleset de larges comme les boulevards, d’étroites et de bassescomme les rues du quartier Saint-Marcel ; seulementtoute cette ville souterraine était beaucoup moins bienéclairée que les villes durant la nuit, car il n’y avait pointde lanternes ou de becs de gaz, mais simplement leslampes que les mineurs portent avec eux. Si la lumièremanquait souvent, le bruit disait toujours qu’on n’étaitpas dans le pays des morts ; dans les chantiers d’abatage,on entendait les détonations de la poudre dont le courantd’air vous apportait l’odeur et la fumée ; dans les galerieson entendait le roulement des wagons ; dans les puits, lefrottement des cages d’extraction contre les guides, etpar-dessus tout le grondement de la machine à vapeurinstallée au second niveau.

Mais où le spectacle était tout à fait curieux, c’étaitdans les remontées, c’est-à-dire dans les galeries tracéesdans la pente du filon ; c’était là qu’il fallait voir les

Page 420: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

piqueurs travailler à moitié nus à abattre le charbon,couchés sur le flanc ou accroupis sur les genoux. De cesremontées la houille descendait dans les niveaux d’où onla roulait jusqu’aux puits d’extraction.

C’était là l’aspect de la mine aux jours de travail, maisil y avait aussi les jours d’accidents. Deux semaines aprèsson arrivée à Varses, Alexis avait été témoin d’un de cesaccidents et en avait failli être victime ; une explosion degrisou. L e grisou est un gaz qui se forme naturellementdans les houillères et qui éclate aussitôt qu’il est encontact avec une flamme.

Rien n’est plus terrible que cette explosion qui brûle etrenverse tout sur son passage ; on ne peut lui comparerque l’explosion d’une poudrière pleine de poudre ;aussitôt que la flamme d’une lampe ou d’une allumette esten contact avec le gaz, l’inflammation éclateinstantanément dans toutes les galeries, elle détruit toutdans la mine, même dans les puits d’extraction oud’aérage dont elle enlève les toitures ; la température estquelquefois portée si haut que le charbon dans la mine setransforme en coke.

Une explosion de grisou avait ainsi tué six semainesauparavant une dizaine d’ouvriers ; et la veuve de l’un deces ouvriers était devenue folle ; je compris que c’étaitcelle qu’en arrivant j’avais rencontrée avec son enfantcherchant « un chemin frais ».

Contre ces explosions on employait toutes lesprécautions : il était défendu de fumer, et souvent lesingénieurs en faisant leur ronde forçaient les ouvriers à

Page 421: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

leur souffler dans le nez pour voir ceux qui avaientmanqué à la défense. C’était aussi pour prévenir cesterribles accidents qu’on employait des lampes Davy, dunom d’un grand savant anglais qui les a inventées : ceslampes étaient entourées d’une toile métallique d’un tissuassez fin pour ne pas laisser passer la flamme à traversses mailles, de sorte que la lampe portée dans uneatmosphère explosive, le gaz brûle à l’intérieur de lalampe, mais l’explosion ne se propage point au dehors.

Tout ce qu’Alexis me raconta surexcita vivement macuriosité, qui était déjà grande en arrivant à Varses, dedescendre dans la mine, mais quand j’en parlai lelendemain à l’oncle Gaspard, il me répondit que c’étaitimpossible, parce qu’on ne laissait pénétrer dans la mineque ceux qui y travaillent.

– Si tu veux te faire mineur, ajouta-t-il en riant, c’estfacile, et alors tu pourras te satisfaire. Au reste, le métiern’est pas plus mauvais qu’un autre, et si tu as peur de lapluie et du tonnerre, c’est celui qui te convient ; en touscas il vaut mieux que celui de chanteur de chansons surles grands chemins. Tu resteras avec Alexis. Est-ce dit,garçon ? On trouvera aussi à employer Mattia, mais pas àjouer du cornet à piston par exemple !

Ce n’était pas pour rester à Varses que j’y étais venu,et je m’étais imposé une autre tâche, un autre but, que depousser toute la journée une benne dans le deuxième oule troisième niveau de la Truyère.

Il fallut donc renoncer à satisfaire ma curiosité, et jecroyais que je partirais sans en savoir plus long que ne

Page 422: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’en avaient appris les récits d’Alexis ou les réponsesarrachées tant bien que mal à l’oncle Gaspard, quand parsuite de circonstances dues au hasard, je fus à mêmed’apprendre dans toutes leurs horreurs, de sentir danstoutes leurs épouvantes les dangers auxquels sontexposés les mineurs.

Page 423: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

III

Rouleur.

Le métier de mineur n’est point insalubre, et à part

quelques maladies causées par la privation de l’air et de lalumière, qui à la longue appauvrit le sang, le mineur estaussi bien portant que le paysan qui habite un pays sain ;encore a-t-il sur celui-ci l’avantage d’être à l’abri desintempéries des saisons, de la pluie, du froid ou de l’excèsde chaleur.

Pour lui le grand danger se trouve dans leséboulements, les explosions et les inondations ; puis aussidans les accidents résultant de son travail, de sonimprudence ou de sa maladresse.

La veille du jour fixé pour mon départ, Alexis rentraavec la main droite fortement contusionnée par un grosbloc de charbon sous lequel il avait eu la maladresse de lalaisser prendre : un doigt était à moitié écrasé ; la mainentière était meurtrie.

Le médecin de la compagnie vint le visiter et lepanser : son état n’était pas grave, la main guérirait, le

Page 424: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

doigt aussi ; mais il fallait du repos.L’oncle Gaspard avait pour caractère de prendre la vie

comme elle venait, sans chagrin comme sans colère, il n’yavait qu’une chose qui pouvait le faire se départir de sabonhomie ordinaire : – un empêchement à son travail.

Quand il entendit dire qu’Alexis était condamné aurepos pour plusieurs jours, il poussa les hauts cris : quiroulerait sa benne pendant ces jours de repos ? il n’avaitpersonne pour remplacer Alexis ; s’il s’agissait de leremplacer tout à fait il trouverait bien quelqu’un, maispendant quelques jours seulement cela était en cemoment impossible ; on manquait d’hommes, ou tout aumoins d’enfants.

Il se mit cependant en course pour chercher unrouleur, mais il rentra sans en avoir trouvé un.

Alors il recommença ses plaintes : il étaitvéritablement désolé, car il se voyait, lui aussi, condamnéau repos, et sa bourse ne lui permettait pas sans doute dese reposer.

Voyant cela et comprenant les raisons de sadésolation ; d’autre part, sentant que c’était presque undevoir en pareille circonstance de payer à ma manièrel’hospitalité qui nous avait été donnée, je lui demandai sile métier de rouleur était difficile.

– Rien n’est plus facile ; il n’y a qu’à pousser un wagonqui roule sur des rails.

– Il est lourd, ce wagon ?– Pas trop lourd, puisqu’Alexis le poussait bien.

Page 425: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Pas trop lourd, puisqu’Alexis le poussait bien.– C’est juste ! Alors si Alexis le poussait bien, je

pourrais le pousser aussi.– Toi, garçon ?Et il se mit à rire aux éclats ; mais bientôt reprenant

son sérieux :– Bien sûr que tu le pourrais si tu le voulais.– Je le veux, puisque cela peut vous servir.– Tu es un bon garçon et c’est dit : demain tu

descendras avec moi dans la mine ; c’est vrai que tu merendras service ; mais cela te sera peut-être utile à toi-même ; si tu prenais goût au métier, cela vaudrait mieuxque de courir les grands chemins ; il n’y a pas de loups àcraindre dans la mine.

Que ferait Mattia pendant que je serais dans la mine ?je ne pouvais pas le laisser à la charge de l’oncle Gaspard.

Je lui demandai s’il ne voulait pas s’en aller tout seulavec Capi donner des représentations dans les environs,et il accepta tout de suite.

– Je serai très-content de te gagner tout seul del’argent pour la vache, dit-il en riant.

Depuis trois mois, depuis que nous étions ensemble etqu’il vivait en plein air, Mattia ne ressemblait plus aupauvre enfant chétif et chagrin que j’avais retrouvéappuyé contre l’église Saint-Médard, mourant de faim, etencore moins à l’avorton que j’avais vu pour la premièrefois dans le grenier de Garofoli, soignant le pot-au-feu etprenant de temps en temps sa tête endolorie dans ses

Page 426: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

deux mains.Il n’avait plus mal à la tête, Mattia ; il n’était plus

chagrin, il n’était même plus chétif : c’était le grenier de larue de Lourcine qui l’avait rendu triste, le soleil et le pleinair, en lui donnant la santé, lui avaient donné la gaîté.

Pendant notre voyage il avait été la bonne humeur etle rire, prenant tout par le bon côté, s’amusant de tout,heureux d’un rien, tournant au bon ce qui était mauvais.Que serais-je devenu sans lui ? Combien de fois la fatigueet la mélancolie ne m’eussent-elles pas accablé ?

Cette différence entre nous deux tenait sans doute ànotre caractère et à notre nature, mais aussi à notreorigine, à notre race.

Il était Italien et il avait une insouciance, uneamabilité, une facilité pour se plier aux difficultés sans sefâcher ou se révolter, que n’ont pas les gens de mon pays,plus disposés à la résistance et à la lutte.

– Quel est donc ton pays ? me direz-vous, tu as doncun pays ?

Il sera répondu à cela plus tard ; pour le moment j’aivoulu dire seulement que Mattia et moi nous ne nousressemblions guère, ce qui fait que nous nous accordionssi bien ; même quand je le faisais travailler pourapprendre ses notes et pour apprendre à lire. La leçon demusique, il est vrai, avait toujours marché facilement,mais pour la lecture il n’en avait pas été de même, et desdifficultés auraient très-bien pu s’élever entre nous, car jen’avais ni la patience ni l’indulgence de ceux qui ont

Page 427: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’habitude de l’enseignement. Cependant ces difficultés nesurgirent jamais, et même quand je fus injuste, ce quim’arriva plus d’une fois, Mattia ne se fâcha point.

Il fut donc entendu que pendant que je descendrais lelendemain dans la mine, Mattia s’en irait donner desreprésentations musicales et dramatiques, de manière àaugmenter notre fortune ; et Capi à qui j’expliquai cetarrangement, parut le comprendre.

Le lendemain matin on me donna les vêtements detravail d’Alexis.

Après avoir une dernière fois recommandé à Mattia età Capi d’être bien sages dans leur expédition, je suivisl’oncle Gaspard.

– Attention, dit-il, en me remettant ma lampe, marchedans mes pas, et en descendant les échelles, ne lâchejamais un échelon sans auparavant en bien tenir un autre.

Nous nous enfonçâmes dans la galerie ; lui marchant lepremier, moi sur ses talons.

– Si tu glisses dans les escaliers, continua-t-il, ne telaisse pas aller, retiens-toi, le fond est loin et dur.

Je n’avais pas besoin de ces recommandations pourêtre ému, car ce n’est pas sans un certain trouble qu’onquitte la lumière pour entrer dans la nuit, la surface de laterre pour ses profondeurs. Je me retournaiinstinctivement en arrière, mais déjà nous avions pénétréassez avant dans la galerie, et le jour au bout de ce longtube noir n’était plus qu’un globe blanc comme la lunedans un ciel sombre et sans étoiles. J’eus honte de ce

Page 428: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mouvement machinal, qui n’eut que la durée d’un éclair,et je me remis bien vite à emboîter le pas.

– L’escalier, dit-il bientôt.Nous étions devant un trou noir, et dans sa profondeur

insondable pour mes yeux, je voyais des lumières sebalancer, grandes à l’entrée, plus petites jusqu’à n’êtreplus que des points, à mesure qu’elles s’éloignaient.C’étaient les lampes des ouvriers qui étaient entrés avantnous dans la mine : le bruit de leur conversation, commeun sourd murmure, arrivait jusqu’à nous porté par un airtiède qui nous soufflait au visage : cet air avait une odeurque je respirais pour la première fois, c’était quelquechose comme un mélange d’éther et d’essence.

Après l’escalier, les échelles, après les échelles un autreescalier.

– Nous voilà au premier niveau, dit-il.Nous étions dans une galerie en plein cintre, avec des

murs droits ; ces murs étaient en maçonnerie. La voûteétait un peu plus élevée que la hauteur d’un homme ;cependant il y avait des endroits où il fallait se courberpour passer, soit que la voûte supérieure se fût abaissée,soit que le sol se fût soulevé.

– C’est la poussée du terrain, me dit-il. Comme lamontagne a été partout creusée et qu’il y a des vides, lesterres veulent descendre, et, quand elles pèsent trop,elles écrasent les galeries.

Sur le sol étaient des rails de chemins de fer et sur lecôté de la galerie coulait un petit ruisseau.

Page 429: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ce ruisseau se réunit à d’autres qui, comme lui,reçoivent les eaux des infiltrations ; ils vont tous tomberdans un puisard. Cela fait mille ou douze cents mètresd’eau que la machine doit jeter tous les jours dans laDivonne. Si elle s’arrêtait, la mine ne tarderait pas à êtreinondée. Au reste en ce moment, nous sommesprécisément sous la Divonne.

Et, comme j’avais fait un mouvement involontaire, il semit à rire aux éclats.

– À cinquante mètres de profondeur, il n’y a pas dedanger qu’elle te tombe dans le cou.

– S’il se faisait un trou ?– Ah bien ! oui, un trou. Les galeries passent et

repassent dix fois sous la rivière ; il y a des mines où lesinondations sont à craindre, mais ce n’est pas ici ; c’estbien assez du grisou et des éboulements, des coups demine.

Lorsque nous fûmes arrivés sur le lieu de notre travail,l’oncle Gaspard me montra ce que je devais faire, etlorsque notre benne fut pleine de charbon, il la poussaavec moi pour m’apprendre à la conduire jusqu’au puits età me garer sur les voies de garage lorsque jerencontrerais d’autres rouleurs venant à ma rencontre.

Il avait eu raison de le dire, ce n’était pas là un métierbien difficile, et en quelques heures, si je n’y devins pashabile, j’y devins au moins suffisant. Il me manquaitl’adresse et l’habitude, sans lesquelles on ne réussit jamaisdans aucun métier, et j’étais obligé de les remplacer, tant

Page 430: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bien que mal, par plus d’efforts, ce qui donnait pourrésultat moins de travail utile et plus de fatigue.

Heureusement j’étais aguerri contre la fatigue par lavie que j’avais menée depuis plusieurs années et surtoutpar mon voyage de trois mois ; je ne me plaignis donc pas,et l’oncle Gaspard déclara que j’étais un bon garçon quiferait un jour un bon mineur.

Mais si j’avais eu grande envie de descendre dans lamine, je n’avais aucune envie d’y rester ; j’avais eu lacuriosité, je n’avais pas de vocation.

Il faut pour vivre de la vie souterraine, des qualitésparticulières que je n’avais pas ; il faut aimer le silence, lasolitude, le recueillement. Il faut rester de longues heures,de longs jours l’esprit replié sur lui-même sans échangerune parole ou recevoir une distraction. Or j’étais très-maldoué de ce côté-là, ayant vécu de la vie vagabonde,toujours chantant et marchant ; je trouvais tristes etmélancoliques les heures pendant lesquelles je poussaismon wagon dans les galeries sombres, n’ayant d’autreslumière que celle de ma lampe, n’entendant d’autre bruitque le roulement lointain des bennes, le clapotement del’eau dans les ruisseaux, et çà et là les coups de mine, quien éclatant dans ce silence de mort, le rendaient pluslourd et plus lugubre encore.

Comme c’est déjà un travail de descendre dans la mineet d’en sortir, on y reste toute la journée de douze heureset l’on ne remonte pas pour prendre ses repas à lamaison ; on mange sur le chantier.

À côté du chantier de l’oncle Gaspard j’avais pour

Page 431: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À côté du chantier de l’oncle Gaspard j’avais pourvoisin un rouleur qui, au lieu d’être un enfant comme moiet comme les autres rouleurs, était au contraire un vieuxbonhomme à barbe blanche ; quand je parle de barbeblanche il faut entendre qu’elle l’était le dimanche, le jourdu grand lavage, car pendant la semaine elle commençaitpar être grise le lundi pour devenir tout à fait noire lesamedi. Enfin il avait près de soixante ans. Autrefois, autemps de sa jeunesse, il avait été boiseur, c’est-à-direcharpentier, chargé de poser et d’entretenir les bois quiforment les galeries ; mais dans un éboulement il avait eutrois doigts écrasés ce qui l’avait forcé de renoncer à sonmétier. La compagnie au service de laquelle il travaillaitlui avait fait une petite pension, car cet accident lui étaitarrivé en sauvant trois de ses camarades. Pendantquelques années il avait vécu de cette pension. Puis lacompagnie ayant fait faillite, il s’était trouvé sansressources, sans état, et il était alors entré à la Truyèrecomme rouleur. On le nommait le magister, autrementdit le maître d’école, parce qu’il savait beaucoup de chosesque les piqueurs et même les maîtres mineurs ne saventpas, et parce qu’il en parlait volontiers, tout fier de sascience.

Pendant les heures des repas nous fîmes connaissance,et bien vite, il me prit en amitié ; j’étais questionneurenragé, il était causeur ; nous devînmes inséparables.Dans la mine, où généralement on parle peu, on nousappela les bavards.

Les récits d’Alexis ne m’avaient pas appris tout ce queje voulais savoir, et les réponses de l’oncle Gaspard ne

Page 432: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’avaient pas non plus satisfait, car lorsque je luidemandais :

– Qu’est-ce que le charbon de terre ?Il me répondait toujours :– C’est du charbon qu’on trouve dans la terre.Cette réponse de l’oncle Gaspard sur le charbon de

terre et celles du même genre qu’il m’avait faite ?n’étaient point suffisantes pour moi, Vitalis m’ayantappris à me contenter moins facilement. Quand je posai lamême question au magister il me répondit toutautrement.

– Le charbon de terre, me dit-il, n’est rien autre choseque du charbon de bois : au lieu de mettre dans noscheminées des arbres de notre époque que des hommescomme toi et moi ont transformés en charbon, nous ymettons des arbres poussés dans des forêts très-anciennes et qui ont été transformés en charbon par lesforces de la nature, je veux dire par des incendies, desvolcans, des tremblements de terre naturels.

Et comme je le regardais avec étonnement.– Nous n’avons pas le temps de causer de cela

aujourd’hui, dit-il, il faut pousser la benne, mais c’estdemain dimanche, viens me voir ; je t’expliquerai ça à lamaison ; j’ai là des morceaux de charbon et de roche quej’ai ramassés depuis trente ans et qui te ferontcomprendre par les yeux ce que tu entendras par lesoreilles. Ils m’appellent en riant le magister, mais lemagister, tu le verras, est bon à quelque chose ; la vie de

Page 433: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’homme n’est pas toute entière dans ses mains, elle estaussi dans sa tête. Comme toi et à ton âge j’étais curieux ;je vivais dans la mine, j’ai voulu connaître ce que je voyaistous les jours ; j’ai fait causer les ingénieurs quand ilsvoulaient bien me répondre, et j’ai lu. Après mon accidentj’avais du temps à moi, je l’ai employé à apprendre :quand on a des yeux pour regarder et que sur ces yeux onpose des lunettes que vous donnent les livres, on finit parvoir bien des choses. Maintenant je n’ai pas grand tempspour lire et je n’ai pas d’argent pour acheter des livres,mais j’ai encore des yeux et je les tiens ouverts. Viensdemain, je serais content de t’apprendre à regarderautour de toi. On ne sait pas ce qu’une parole qui tombedans une oreille fertile peut faire germer. C’est pour avoirconduit dans les mines de Bessèges un grand savantnommé Brongniart et l’avoir entendu parler pendant sesrecherches, que l’idée m’est venue d’apprendre etqu’aujourd’hui j’en sais un peu plus long que noscamarades. À demain.

Le lendemain j’annonçai à l’oncle Gaspard que j’allaisvoir le magister.

– Ah ! ah ! dit-il en riant, il a trouvé à qui causer ; vas-y, mon garçon, puisque le cœur t’en dit ; après tout, tucroiras ce que tu voudras ; seulement, si tu apprendsquelque chose avec lui, n’en sois pas plus fier pour ça ; s’iln’était pas fier, le magister serait un bon homme.

Le magister ne demeurait point, comme la plupart desmineurs, dans l’intérieur de la ville, mais à une petitedistance, à un endroit triste et pauvre qu’on appelle les

Page 434: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Espétagues, parce qu’aux environs se trouvent denombreuses excavations creusées par la nature dans leflanc de la montagne. Il habitait là chez une vieille femme,veuve d’un mineur tué dans un éboulement. Elle lui sous-louait une espèce de cave dans laquelle il avait établi sonlit à la place la plus sèche, ce qui ne veut pas dire qu’elle lefût beaucoup, car sur les pieds du bois de lit poussaientdes champignons ; mais pour un mineur habitué à vivreles pieds dans l’humidité et à recevoir toute la journée surle corps des gouttes d’eau, c’était là un détail sansimportance. Pour lui, la grande affaire, en prenant celogement, avait été d’être près des cavernes de lamontagne dans lesquelles il allait faire des recherches, etsurtout de pouvoir disposer à son gré sa collection demorceaux de houille, de pierres marquées d’empreintes,et de fossiles.

Il vint au-devant de moi quand j’entrai, et d’une voixheureuse :

– Je t’ai commandé une biroulade, dit-il, parce que sila jeunesse a des oreilles et des yeux, elle a aussi ungosier, de sorte que le meilleur moyen d’être de ses amis,c’est de satisfaire le tout en même temps.

L a biroulade est un festin de châtaignes rôties qu’onmouille de vin blanc, et qui est en grand honneur dans lesCévennes.

– Après la biroulade continua le magister, nouscauserons et tout en causant je te montrerai ma collection.

Il dit ce mot ma collection d’un ton qui justifiait le

Page 435: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

reproche que lui faisaient ses camarades, et jamaisassurément conservateur d’un muséum n’y mit plus defierté. Au reste cette collection paraissait très-riche, aumoins autant que j’en pouvais juger, et elle occupait toutle logement, rangée sur des planches et des tables pourles petits échantillons, posée sur le sol pour les gros.Depuis vingt ans, il avait réuni tout ce qu’il avait trouvéde curieux dans ses travaux, et comme les mines dubassin de la Cère et de la Divonne sont riches en végétauxfossiles, il avait là des exemplaires rares qui eussent fait lebonheur d’un géologue et d’un naturaliste.

Il avait au moins autant de hâte à parler que moi j’enavais à l’écouter ; aussi la biroulade fut-elle promptementexpédiée.

– Puisque tu as voulu savoir, me dit-il, ce que c’étaitque le charbon de terre, écoute, je vais te l’expliquer àpeu près et en peu de mots, pour que tu sois en état deregarder ma collection, qui te l’expliquera mieux que moi,car bien qu’on m’appelle le magister, je ne suis pas unsavant, hélas ! il s’en faut de tout. La terre que noushabitons n’a pas toujours été ce qu’elle est maintenant ;elle a passé par plusieurs états qui ont été modifiés par cequ’on nomme les révolutions du globe. Il y a eu desépoques où notre pays a été couvert de plantes qui necroissent maintenant que dans les pays chauds : ainsi lesfougères en arbres. Puis il est venu une révolution, etcette végétation a été remplacée par une autre tout à faitdifférente, laquelle à son tour a été remplacée par unenouvelle ; et ainsi de suite toujours pendant des milliers,des millions d’années peut-être. C’est cette accumulation

Page 436: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des millions d’années peut-être. C’est cette accumulationde plantes et d’arbres, qui en se décomposant et en sesuperposant a produit les couches de houille. Ne sois pasincrédule, je vais te montrer tout à l’heure dans macollection quelques morceaux de charbon, et surtout unegrande quantité de morceaux de pierre pris aux bancsque nous nommons le mur ou le toit, et qui portent tousles empreintes de ces plantes, qui se sont conservées làcomme les plantes se conservent entre les feuilles depapier d’un herbier. La houille est donc formée, ainsi queje te le disais, par une accumulation de plantes etd’arbres ; ce n’est donc que du bois décomposé etcomprimé. Comment s’est formée cette accumulation, vastu me demander ? Cela, c’est plus difficile à expliquer, etje crois même que les savants ne sont pas encore arrivés àl’expliquer très-bien, puisqu’ils ne sont pas d’accord entreeux. Les uns croient que toutes ces plantes charriées parles eaux ont formé d’immenses radeaux sur les mers quisont venus s’échouer çà et là poussés par les courants.D’autres disent que les bancs de charbon sont dus àl’accumulation paisible de végétaux qui, se succédant lesuns aux autres, ont été enfouis au lieu même où ilsavaient poussé. Et là-dessus, les savants ont fait descalculs qui donnent le vertige à l’esprit : ils ont trouvéqu’un hectare de bois en forêt étant coupé et étant étendusur la terre ne donnait qu’une couche de bois ayant àpeine huit millimètres d’épaisseur ; transformée enhouille, cette couche de bois ne donnerait que 2millimètres. Or il y a, enfouies dans la terre, des couchesde houille qui ont 20 et 30 mètres d’épaisseur. Combiena-t-il fallu de temps pour que ces couches se forment ? Tu

Page 437: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

comprends bien, n’est-ce pas, qu’une futaie ne pousse pasen un jour ; il lui faut environ une centaine d’années pourse développer. Pour former une couche de houille de 30mètres d’épaisseur, il faut donc une succession de 5,000futaies poussant à la même place, c’est-à-dire 500,000ans. C’est déjà un chiffre bien étonnant, n’est-ce pas ?cependant il n’est pas exact, car les arbres ne sesuccèdent pas avec cette régularité, ils mettent plus decent ans à pousser et à mourir, et quand une espèceremplace une autre il faut une série de transformations etde révolutions pour que cette couche de plantesdécomposées soit en état d’en nourrir une nouvelle. Tuvois donc que 500,000 années ne sont rien et qu’il en fautsans doute beaucoup plus encore. Combien ? Je n’en saisrien, et ce n’est pas à un homme comme moi de lechercher. Tout ce que j’ai voulu, c’était te donner une idéede ce qu’est le charbon de terre afin que tu sois en état deregarder ma collection. Maintenant, allons la voir.

La visite dura jusqu’à la nuit, car à chaque morceau depierre, à chaque empreinte de plante, le magisterrecommença ses explications, si bien qu’à la fin jecommençai à comprendre à peu près ce qui, tout d’abord,m’avait si fort étonné.

Page 438: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

IV

L’inondation.

Le lendemain matin, nous nous retrouvâmes dans la

mine.– Eh bien ! dit l’oncle Gaspard, as-tu été content du

garçon, magister ?– Mais oui, il a des oreilles, et j’espère que bientôt il

aura des yeux.– En attendant, qu’il ait aujourd’hui des bras ! dit

l’oncle Gaspard.Et il me remit un coin pour l’aider à détacher un

morceau de houille qu’il avait entamé par dessous ; car lespiqueurs se font aider par les rouleurs.

Comme je venais de rouler ma benne au puits Sainte-Alphonsine pour la troisième fois, j’entendis du côté dupuits un bruit formidable, un grondement épouvantableet tel que je n’avais jamais rien entendu de pareil depuisque je travaillais dans la mine. Était-ce un éboulement, uneffondrement général ? J’écoutai ; le tapage continuait en

Page 439: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

se répercutant de tous côtés. Qu’est-ce que cela voulaitdire ? Mon premier sentiment fut l’épouvante, et jepensai à me sauver en gagnant les échelles ; mais ons’était déjà moqué de moi si souvent pour mes frayeurs,que la honte me fit rester. C’était une explosion de mine ;une benne qui tombait dans le puits ; peut-être toutsimplement des remblais qui descendaient par lescouloirs.

Tout à coup un peloton de rats me passa entre lesjambes en courant comme un escadron de cavalerie qui sesauve ; puis il me sembla entendre un frôlement étrangecontre le sol et les parois de la galerie avec unclapotement d’eau. L’endroit où je m’étais arrêté étantparfaitement sec, ce bruit d’eau était inexplicable.

Je pris ma lampe pour regarder, et la baissai sur le sol.C’était bien l’eau ; elle venait du côté du puits,

remontant la galerie. Ce bruit formidable, ce grondement,étaient donc produits par une chute d’eau qui seprécipitait dans la mine.

Abandonnant ma benne sur les rails, je courus auchantier.

– Oncle Gaspard, l’eau est dans la mine !– Encore des bêtises !– Il s’est fait un trou sous la Divonne ; sauvons-nous !– Laisse-moi tranquille !– Écoutez donc.Mon accent était tellement ému que l’oncle Gaspard

Page 440: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

resta le pic suspendu pour écouter ; le même bruitcontinuait toujours plus fort, plus sinistre. Il n’y avait pasà s’y tromper, c’était l’eau qui se précipitait.

– Cours vite, me cria-t-il, l’eau est dans la mine. Touten criant : « l’eau est dans la mine », l’oncle Gaspard avaitsaisi sa lampe, car c’est toujours là le premier geste d’unmineur, il se laissa glisser dans la galerie.

Je n’avais pas fait dix pas que j’aperçus le magister quidescendait aussi dans la galerie pour se rendre compte dubruit qui l’avait frappé.

– L’eau dans la mine ! cria l’oncle Gaspard.– La Divonne a fait un trou, dis-je.– Es-tu bête.– Sauve-toi ! cria le magister.Le niveau de l’eau s’était rapidement élevé dans la

galerie ; elle montait maintenant jusqu’à nos genoux, cequi ralentissait notre course.

Le magister se mit à courir avec nous et tous troisnous criions en passant devant les chantiers :

– Sauvez-vous ! l’eau est dans la mine !Le niveau de l’eau s’élevait avec une rapidité furieuse ;

heureusement nous n’étions pas très-éloignés deséchelles, sans quoi nous n’aurions jamais pu les atteindre.Le magister y arriva le premier, mais il s’arrêta :

– Montez d’abord, dit-il, moi je suis le plus vieux, etpuis j’ai la conscience tranquille.

Page 441: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nous n’étions pas dans les conditions à nous faire despolitesses ; l’oncle Gaspard passa le premier, je le suivis,et le magister vint derrière, puis après lui, mais à un assezlong intervalle, quelques ouvriers qui nous avaientrejoints.

Jamais les quarante mètres qui séparent le deuxièmeniveau du premier, ne furent franchis avec pareillerapidité. Mais avant d’arriver au dernier échelon un flotd’eau nous tomba sur la tête et noya nos lampes. C’étaitune cascade.

– Tenez bon ! cria l’oncle Gaspard.Lui, le magister et moi nous nous cramponnâmes assez

solidement aux échelons pour résister, mais ceux quivenaient derrière nous furent entraînés, et biencertainement si nous avions eu plus d’une dizained’échelons à monter encore nous aurions, comme eux, étéprécipités, car instantanément la cascade était devenueune avalanche.

Arrivés au premier niveau nous n’étions pas sauvés,car nous avions encore cinquante mètres à franchir avantde sortir, et l’eau était aussi dans cette galerie ; nousétions sans lumière, nos lampes éteintes.

– Nous sommes perdus, dit le magister d’une voixpresque calme, fais ta prière, Rémi.

Mais au même instant, dans la galerie, parurent septou huit lampes qui accouraient vers nous ; l’eau nousarrivait déjà aux genoux, sans nous baisser nous latouchions de la main. Ce n’était pas une eau tranquille,

Page 442: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mais un torrent, un tourbillon qui entraînait tout sur sonpassage et faisait tournoyer des pièces de bois comme desplumes.

Les hommes qui accouraient sur nous, et dont nousavions aperçu les lampes, voulaient suivre la galerie etgagner ainsi les échelles et les escaliers qui se trouvaientprès de là ; mais devant pareil torrent c’était impossible :comment le refouler, comment même résister à sonimpulsion et aux pièces de boisage qu’il charriait.

Le même mot qui avait échappé au magister, leuréchappa aussi :

– Nous sommes perdus !Ils étaient arrivés jusqu’à nous.– Par là, oui, cria le magister qui seul entre nous

paraissait avoir gardé quelque raison, notre seul refugeest aux vieux travaux.

Les vieux travaux étaient une partie de la mineabandonnée depuis longtemps et où personne n’allait,mais que le magister, lui, avait souvent visitée lorsqu’ilétait à la recherche de quelque curiosité.

– Retournez sur vos pas, cria-t-il, et donnez-moi unelampe, que je vous conduise.

D’ordinaire quand il parlait on lui riait au nez ou bienon lui tournait le dos en haussant les épaules, mais les plusforts avaient perdu leur force, dont ils étaient si fiers, et àla voix de ce vieux bonhomme dont ils se moquaient cinqminutes auparavant, tous obéirent ; instinctivementtoutes les lampes lui furent tendues.

Page 443: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Vivement il en saisit une d’une main, et m’entraînantde l’autre, il prit la tête de notre troupe. Comme nousallions dans le même sens que le courant nous marchionsassez vite.

Je ne savais où nous allions, mais l’espérance m’étaitrevenue.

Après avoir suivi la galerie pendant quelques instants,je ne sais si ce fut durant quelques minutes ou quelquesecondes, car nous n’avions plus la notion du temps, ils’arrêta.

– Nous n’aurons pas le temps, cria-t-il, l’eau montetrop vite.

En effet, elle nous gagnait à grands pas : des genouxelle m’était arrivée aux hanches, des hanches à la poitrine.

– Il faut nous jeter dans une remontée, dit le magister.– Et après ?– La remontée ne conduit nulle part.Se jeter dans la remontée, c’était prendre en effet un

cul-de-sac ; mais nous n’étions pas en position d’attendreet de choisir ; il fallait ou prendre la remontée et avoirainsi quelques minutes devant soi, c’est-à-direl’espérance de se sauver, ou continuer la galerie avec lacertitude d’être engloutis, submergés avant quelquessecondes.

Le magister à notre tête nous nous engageâmes doncdans la remontée. Deux de nos camarades voulurentpousser dans la galerie et ceux-là, nous ne les revîmes

Page 444: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

jamais.Alors reprenant conscience de la vie, nous entendîmes

un bruit qui assourdissait nos oreilles depuis que nousavions commencé à fuir et que cependant nous n’avionspas encore entendu : des éboulements, destourbillonnements et des chutes d’eau, des éclats desboisages, des explosions d’air comprimé ; c’était danstoute la mine un vacarme épouvantable qui nous anéantit.

– C’est le déluge.– La fin du monde.– Mon Dieu ! ayez pitié de nous !Depuis que nous étions dans la remontée, le magister

n’avait pas parlé, car son âme était au-dessus des plaintesinutiles.

– Les enfants, dit-il, il ne faut pas nous fatiguer ; sinous restons ainsi cramponnés des pieds et des mainsnous ne tarderons pas à nous épuiser ; il faut nous creuserdes points d’appui dans le schiste.

Le conseil était juste, mais difficile à exécuter, carpersonne n’avait emporté un pic ; tous nous avions noslampes, aucun de nous n’avait un outil.

– Avec les crochets de nos lampes, continua lemagister.

Et chacun se mit à entamer le sol avec le crochet de salampe ; la besogne était malaisée, la remontée étant très-inclinée et glissante. Mais quand on sait que si l’on glisseon trouvera la mort au bas de la glissade, cela donne des

Page 445: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

forces et de l’adresse. En moins de quelques minutes nouseûmes tous creusé un trou de manière à y poser notrepied.

Cela fait, on respira un peu et l’on se reconnut. Nousétions sept : le magister, moi près de lui, l’oncle Gaspard,trois piqueurs nommés Pagès, Compayrou etBergounhoux, et un rouleur, Carrory ; les autres ouvriersavaient disparu dans la galerie.

Les bruits dans la mine continuaient avec la mêmeviolence : il n’y a pas de mots pour rendre l’intensité decet horrible tapage, et les détonations du canon se mêlantau tonnerre et à des éboulements n’en eussent pasproduit un plus formidable.

Effarés, affolés d’épouvante, nous nous regardions,cherchant dans les yeux de notre voisin des explicationsque notre esprit ne nous donnait pas.

– C’est le déluge, disait l’un.– La fin du monde.– Un tremblement de terre.– Le génie de la mine, qui se fâche et veut se venger.– Une inondation par l’eau amoncelée dans les vieux

travaux.– Un trou que s’est creusé la Divonne.Cette dernière hypothèse était de moi. Je tenais à mon

trou.Le magister n’avait rien dit ; et il nous regardait les

uns après les autres, haussant les épaules, comme s’il eût

Page 446: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

discuté la question en plein jour, sous l’ombrage d’unmûrier en mangeant un oignon.

– Pour sûr c’est une inondation, dit-il enfin et ledernier, alors que chacun eut émis son avis.

– Causée par un tremblement de terre.– Envoyée par le génie de la mine.– Venue des vieux travaux.– Tombée de la Divonne par un trou. Chacun allait

répéter ce qu’il avait déjà dit.– C’est une inondation, continua le magister.– Eh bien, après ? d’où vient-elle, dirent en même

temps plusieurs voix.– Je n’en sais rien, mais quant au génie de la mine,

c’est des bêtises ; quant aux vieux travaux, ça ne seraitpossible que si le troisième niveau seul avait été inondé,mais le second l’est et le premier aussi : vous savez bienque l’eau ne remonte pas et qu’elle descend toujours.

– Le trou.– Il ne se fait pas de trous comme ça, naturellement.– Le tremblement de terre.– Je ne sais pas.– Alors si vous ne savez pas, ne parlez pas.– Je sais que c’est une inondation et c’est déjà quelque

chose, une inondation qui vient d’en haut.– Pardi ! ça se voit, l’eau nous a suivis.

Page 447: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Et comme une sorte de sécurité nous était venuedepuis que nous étions à sec et que l’eau ne montait plus,on ne voulut plus écouter le magister.

– Ne fais donc pas le savant, puisque tu n’en sais pasplus que nous.

L’autorité que lui avait donnée sa fermeté dans ledanger était déjà perdue. Il se tut sans insister.

Pour dominer le vacarme, nous parlions à pleine voixet cependant notre voix était sourde.

– Parle un peu, me dit le magister.– Que voulez-vous que je dise ?– Ce que tu voudras, parle seulement, dis les premiers

mots venus.Je prononçai quelques paroles.– Bon, plus doucement maintenant. C’est cela. Bien.– Perds-tu la tête, eh magister ! dit Pagès.– Deviens-tu fou de peur ?– Crois-tu que tu es mort ?– Je crois que l’eau ne nous gagnera pas ici, et que si

nous mourons, au moins nous ne serons pas noyés.– Ça veut dire, magister ?– Regarde ta lampe.– Eh bien, elle brûle.– Comme d’habitude ?– Non ; la flamme est plus vive, mais courte.

Page 448: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Est-ce qu’il y a du grisou ?– Non, dit le magister, cela non plus n’est pas à

craindre ; pas plus de danger par le grisou que par l’eauqui maintenant ne montera pas d’un pied.

– Ne fais donc pas le sorcier.– Je ne fais pas le sorcier : nous sommes dans une

cloche d’air et c’est l’air comprimé qui empêche l’eau demonter ; la remontée fermée à son extrémité fait pournous ce que fait la cloche à plongeur : l’air refoulé par leseaux s’est amoncelé dans cette galerie et maintenant ilrésiste à l’eau et la refoule.

En entendant le magister nous expliquer que nousétions dans une sorte de cloche à plongeur où l’eau nepouvait pas monter jusqu’à nous, parce que l’air l’arrêtait,il y eut des murmures d’incrédulité.

– En voilà une bêtise ! est-ce que l’eau n’est pas plusforte que tout ?

– Oui, dehors, librement ; mais quand tu jettes tonverre, la gueule en bas, dans un seau plein, est-ce quel’eau va jusqu’au fond de ton verre ? Non, n’est-ce pas, ilreste un vide. Eh bien ! ce vide est maintenu par l’air. Ici,c’est la même chose ; nous sommes au fond du verre,l’eau ne viendra pas jusqu’à nous.

– Ça, je le comprends, dit l’oncle Gaspard, et j’ai dansl’idée, maintenant, que vous aviez tort, vous autres, devous moquer si souvent du magister ; il sait des chosesque nous ne savons pas.

Page 449: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Nous sommes donc sauvés ! dit Carrory.– Sauvés ? je n’ai pas dit ça. Nous ne serons pas noyés,

voilà ce que je vous promets. Ce qui nous sauve, c’est quela remontée étant fermée, l’air ne peut pas s’échapper ;mais c’est précisément ce qui nous sauve qui nous perd enmême temps ; l’air ne peut pas sortir : il est emprisonné.Mais nous aussi nous sommes emprisonnés, nous nepouvons pas sortir.

– Quand l’eau va baisser…– Va-t-elle baisser ? je n’en sais rien : pour savoir ça il

faudrait savoir comment elle est venue, et qui est-ce quipeut le dire ?

– Puisque tu dis que c’est une inondation ?– Eh bien ! après ? c’est une inondation, ça c’est sûr ;

mais d’où vient-elle ? est-ce la Divonne qui a débordéjusqu’aux puits, est-ce un orage, est-ce une source qui acrevé, est-ce un tremblement de terre ? Il faudrait êtredehors, pour dire ça, et par malheur nous sommesdedans.

– Peut-être que la ville est emportée ?– Peut-être…Il y eut un moment de silence et d’effroi.Le bruit de l’eau avait cessé, seulement, de temps en

temps, on entendait à travers la terre des détonationssourdes et l’on ressentait comme des secousses.

– La mine doit être pleine, dit le magister, l’eau ne s’yengouffre plus.

Page 450: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et Marius ! s’écria Pagès avec désespoir.Marius, c’était son fils, piqueur comme lui, qui

travaillait à la mine, dans le troisième niveau. Jusqu’à cemoment, le sentiment de la conservation personnelle,toujours si tyrannique, l’avait empêché de penser à sonfils ; mais le mot du magister : « la mine est pleine »l’avait arraché à lui-même.

– Marius ! Marius ! cria-t-il avec un accent déchirant ;Marius !

Rien ne répondit, pas même l’écho ; la voix assourdiene sortit pas de notre cloche.

– Il aura trouvé une remontée, dit le magister ; centcinquante hommes noyés, ce serait trop horrible ; le bonDieu ne le voudra pas.

Il me sembla qu’il ne disait pas cela d’une voixconvaincue. Cent cinquante hommes au moins étaientdescendus le matin dans la mine : combien avaient puremonter par les puits ou trouver un refuge, commenous ! Tous nos camarades perdus, noyés, morts.Personne n’osa plus dire un mot.

Mais dans une situation comme la nôtre, ce n’est pas lasympathie et la pitié qui dominent les cœurs ou dirigentles esprits.

– Eh bien ! et nous, dit Bergounhoux, après unmoment de silence, qu’est-ce que nous allons faire ?

– Que veux-tu faire ?– Il n’y a qu’à attendre, dit le magister.

Page 451: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Attendre quoi ?– Attendre ; veux-tu percer les quarante ou cinquante

mètres qui nous séparent du jour avec ton crochet delampe ?

– Mais nous allons mourir de faim.– Ce n’est pas là qu’est le plus grand danger.– Voyons, magister, parle, tu nous fais peur ; où est le

danger, le grand danger ?– La faim, on peut lui résister ; j’ai lu que des ouvriers,

surpris comme nous par les eaux, dans une mine, étaientrestés vingt-quatre jours sans manger : il y a bien desannées de cela, c’était du temps des guerres de religion ;mais ce serait hier, ce serait la même chose. Non, ce n’estpas la faim qui me fait peur.

– Qu’est-ce qui te tourmente, puisque tu dis que leseaux ne peuvent pas monter ?

– Vous sentez-vous des lourdeurs dans la tête, desbourdonnements ; respirez-vous facilement ? moi, non.

– Moi, j’ai mal à la tête.– Moi, le cœur me tourne.– Moi, les tempes me battent.– Moi, je suis tout bête.– Eh bien ! c’est là qu’est le danger présentement

Combien de temps pouvons-nous vivre dans cet air ? Jen’en sais rien. Si j’étais un savant au lieu d’être unignorant, je vous le dirais. Tandis que je ne le sais pas.

Page 452: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nous sommes à une quarantaine de mètres sous terre, et,probablement, nous avons trente-cinq ou quarantemètres d’eau au-dessus de nous : cela veut dire que l’airsubit une pression de quatre ou cinq atmosphères.Comment vit-on dans cet air comprimé ? voilà ce qu’ilfaudrait savoir et ce que nous allons apprendre à nosdépens, peut-être.

Je n’avais aucune idée de ce que c’était que l’aircomprimé, et précisément pour cela, peut-être, je fustrès-effrayé des paroles du magister ; mes compagnonsme parurent aussi très-affectés de ces paroles ; ils n’ensavaient pas plus que moi, et, sur eux comme sur moi,l’inconnu produisit son effet inquiétant.

Pour le magister, il ne perdait pas la conscience denotre situation désespérée, et quoiqu’il la vît nettementdans toute son horreur, il ne pensait qu’aux moyens àprendre pour organiser nôtre défense.

– Maintenant, dit-il, il s’agit de nous arranger pourrester ici sans danger de rouler à l’eau.

– Nous avons des trous.– Croyez-vous que vous n’allez pas vous fatiguer de

rester dans la même position ?– Tu crois donc que nous allons rester ici longtemps ?– Est-ce que je sais !– On va venir à notre secours.– C’est certain, mais pour venir à notre secours, il faut

pouvoir. Combien de temps s’écoulera, avant qu’on

Page 453: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

commence notre sauvetage ? Ceux-là seuls qui sont sur laterre, peuvent le dire. Nous qui sommes dessous, il fautnous arranger pour y être le moins mal possible, car sil’un de nous glisse, il est perdu.

– Il faut nous attacher tous ensemble.– Et des cordes ?– Il faut nous tenir par la main.– M’est avis que le mieux est de nous creuser des

paliers comme dans un escalier ; nous sommes sept, surdeux paliers nous pourrons tenir tous ; quatre seplaceront sur le premier, trois sur le second.

– Avec quoi creuser ?– Nous n’avons pas de pics.– Avec nos crochets de lampes dans le poussier, avec

nos couteaux dans les parties dures.– Jamais nous ne pourrons.– Ne dis donc pas cela, Pagès ; dans notre situation on

peut tout pour, sauver sa vie ; si le sommeil prenait l’unde nous comme nous sommes en ce moment, celui-làserait perdu.

Par son sang-froid et sa décision, le magister avait prissur nous une autorité qui, d’instant en instant, devenaitplus puissante ; c’est là ce qu’il y a de grand et de beaudans le courage, il s’impose ; d’instinct nous sentions quesa force morale luttait contre la catastrophe qui avaitanéanti la nôtre, et nous attendions notre secours de cetteforce.

Page 454: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

On se mit au travail, car il était évident que lecreusement de ces deux paliers était la première chose àfaire ; il fallait nous établir, sinon commodément, dumoins de manière à ne pas rouler dans le gouffre qui étaità nos pieds. Quatre lampes étaient allumées, ellesdonnaient assez de clarté pour nous guider.

– Choisissons des endroits où le creusement ne soit pastrop difficile, dit le magister.

– Écoutez, dit l’oncle Gaspard, j’ai une proposition àvous faire : si quelqu’un a la tête à lui, c’est le magister ;quand nous perdions la raison il a conservé la sienne ;c’est un homme, il a du cœur aussi. Il a été piqueurcomme nous, et sur bien des choses il en sait plus quenous. Je demande qu’il soit chef de poste et qu’il dirige letravail.

– Le magister ! interrompit Carrory qui était uneespèce de brute, une bête de trait, sans autre intelligenceque celle qui lui était nécessaire pour rouler sa benne,pourquoi pas moi ? si on prend un rouleur, je suis rouleurcomme lui.

– Ce n’est pas un rouleur qu’on prend, animal ; c’estun homme ; et, de nous tous, c’est lui qui est le plushomme.

– Vous ne disiez pas cela hier.– Hier, j’étais aussi bête que toi et je me moquais du

magister comme les autres, pour ne pas reconnaître qu’ilen savait plus que nous. Aujourd’hui je lui demande denous commander. Voyons, magister, qu’est-ce que tu

Page 455: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

veux que je fasse ? J’ai de bons bras, tu sais bien. Et vous,les autres ?

– Voyons, magister, on t’obéit.– Et on t’obéira.– Écoutez, dit le magister, puisque vous voulez que je

sois chef de poste, je veux bien ; mais c’est à conditionqu’on fera ce que je dirai. Nous pouvons rester icilongtemps, plusieurs jours ; je ne sais pas ce qui sepassera : nous serons là comme des naufragés sur unradeau, dans une situation plus terrible même, car sur unradeau, au moins, on a l’air et le jour : on respire et l’onvoit ; quoi qu’il arrive il faut, si je suis chef de poste, quevous m’obéissiez.

– On obéira, dirent toutes les voix.– Si vous croyez que ce que je demande est juste, oui,

on obéira ; mais si vous ne le croyez pas ?– On le croira.– On sait bien que tu es un honnête homme, magister.– Et un homme de courage.– Et un homme qui en sait long.– Il ne faut pas te souvenir des moqueries, magister.Je n’avais pas alors l’expérience que j’ai acquise plus

tard, et j’étais dans un grand étonnement de voir combienceux-là même qui, quelques heures auparavant, n’avaientpas assez de plaisanteries pour accabler le magister, luireconnaissaient maintenant des qualités : je ne savais pascomme les circonstances peuvent tourner les opinions et

Page 456: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les sentiments de certains hommes.– C’est juré ? dit le magister.– Juré, répondîmes-nous tous ensemble.Alors on se mit au travail : tous, nous avions des

couteaux dans nos poches, de bons couteaux, le manchesolide, la lame résistante.

– Trois entameront la remontée, dit le magister, lestrois plus forts ; et les plus faibles : Rémi, Carrory, Pagèset moi, nous rangerons les déblais.

– Non, pas toi, interrompit Compayrou qui était uncolosse, il ne faut pas que tu travailles, magister, tu n’espas assez solide ; tu es l’ingénieur : les ingénieurs netravaillent pas des bras.

Tout le monde appuya l’avis de Compayrou, disant quepuisque le magister était notre ingénieur, il ne devait pastravailler ; on avait si bien senti l’utilité de la direction dumagister que volontiers on l’eût mis dans du coton pour lepréserver des dangers et des accidents : c’était notrepilote.

Le travail que nous avions à faire eut été des plussimples si nous avions eu des outils, mais avec descouteaux il était long et difficile. Il fallait en effet établirdeux paliers en les creusant dans le schiste, et afin den’être pas exposés à dévaler sur la pente de la remontée,il fallait que ces paliers fussent assez larges pour donnerde la place à quatre d’entre nous sur l’un, et à trois surl’autre. Ce fut pour obtenir ce résultat que ces travauxfurent entrepris.

Page 457: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Deux hommes creusaient le sol dans chaque chantieret le troisième faisait descendre les morceaux de schiste.Le magister, une lampe à la main, allait de l’un à l’autrechantier.

En creusant, on trouva dans la poussière quelquesmorceaux de boisage qui avaient été ensevelis là et quifurent très-utiles pour retenir nos déblais et les empêcherde rouler jusqu’en bas.

Après trois heures de travail sans repos, nous avionscreusé une planche sur laquelle nous pouvions nousasseoir.

– Assez pour le moment, commanda le magister, plustard nous élargirons la planche de manière à pouvoir nouscoucher ; il ne faut pas user inutilement nos forces, nousen aurons besoin.

On s’installa, le magister, l’oncle Gaspard, Carrory etmoi sur le palier inférieur, les trois piqueurs sur le plusélevé.

– Il faut ménager nos lampes, dit le magister, qu’on leséteigne donc et qu’on n’en laisse brûler qu’une.

Les ordres étaient exécutés au moment même où ilsétaient transmis. On allait donc éteindre les lampesinutiles lorsque le magister fit un signe pour qu’ons’arrêtât.

– Une minute, dit-il, un courant d’air peut éteindrenotre lampe ; ce n’est guère probable, cependant il fautcompter sur l’impossible, qu’est-ce qui a des allumettespour la rallumer ?

Page 458: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Bien qu’il soit sévèrement défendu d’allumer du feudans la mine, presque tous les ouvriers ont des allumettesdans leurs poches ; aussi comme il n’y avait pas làd’ingénieur pour constater l’infraction au règlement, à lademande : « qui a des allumettes ? » quatre voixrépondirent : Moi.

– Moi aussi j’en ai, continua le magister, mais elles sontmouillées.

C’était le cas des autres, car chacun avait sesallumettes dans son pantalon et nous avions trempé dansl’eau jusqu’à la poitrine ou jusqu’aux épaules.

Carrory qui avait la compréhension lente et la paroleplus lente encore répondit enfin :

– Moi aussi j’ai des allumettes.– Mouillées ?– Je ne sais pas, elles sont dans mon bonnet.– Alors, passe ton bonnet.– Au lieu de passer son bonnet, comme on le lui

demandait, un bonnet de loutre qui était gros comme unturban de turc de foire, Carrory nous passa une boîted’allumettes ; grâce à la position qu’elles avaient occupéependant notre immersion elles avaient échappé à lanoyade.

– Maintenant, soufflez les lampes, commanda lemagister.

Une seule lampe resta allumée, qui éclaira à peinenotre cage.

Page 459: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 460: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

V

Dans la remontée.

Le silence s’était fait dans la mine ; aucun bruit ne

parvenait plus jusqu’à nous ; à nos pieds l’eau étaitimmobile, sans une ride ou un murmure ; la mine étaitpleine comme l’avait dit le magister, et l’eau, après avoirenvahi toutes les galeries depuis le plancher jusqu’au toit,nous murait dans notre prison plus solidement, plushermétiquement qu’un mur de pierre. Ce silence lourd,impénétrable, ce silence de mort était plus effrayant, plusstupéfiant que ne l’avait été l’effroyable vacarme quenous avions entendu au moment de l’irruption des eaux ;nous étions au tombeau, enterrés vifs, et trente ouquarante mètres de terre pesaient sur nos cœurs.

Le travail occupe et distrait : le repos nous donna lasensation de notre situation, et chez tous, même chez lemagister, il y eut un moment d’anéantissement.

Tout à coup je sentis sur ma main tomber des goutteschaudes. C’était Carrory qui pleurait silencieusement.

Au même instant des soupirs éclatèrent sur le palier

Page 461: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

supérieur et une voix murmura à plusieurs reprises :– Marius, Marius !C’était Pagès qui pensait à son fils…L’air était lourd à respirer ; j’étais oppressé et j’avais

des bourdonnements dans les oreilles.Soit que le magister sentît moins péniblement que

nous cet anéantissement, soit qu’il voulût réagir contre etnous empêcher de nous y abandonner, il rompit lesilence :

– Maintenant, dit-il, il faut voir un peu ce que nousavons de provisions.

– Tu crois donc que nous devons rester longtempsemprisonnés ? interrompit l’oncle Gaspard.

– Non, mais il faut prendre ses précautions ; qui est-cequi a du pain ? Personne ne répondit.

– Moi, dis-je, j’ai une croûte dans ma poche.– Quelle poche ?– La poche de mon pantalon.– Alors ta croûte est de la bouillie. Montre cependant.Je fouillai dans ma poche où j’avais mis le matin une

belle croûte cassante et dorée ; j’en tirai une espèce depanade que j’allais jeter avec désappointement quand lemagister arrêta ma main.

– Garde ta soupe, dit-il, si mauvaise qu’elle soit, tu latrouveras bientôt bonne.

Ce n’était pas là un pronostic très-rassurant ; mais

Page 462: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nous n’y fîmes pas attention ; c’est plus tard que cesparoles me sont revenues et m’ont prouvé que dès cemoment le magister avait pleine conscience de notreposition, et que s’il ne prévoyait pas, par le menu, leshorribles souffrances que nous aurions à supporter, aumoins il ne se faisait pas illusion sur les facilités de notresauvetage.

– Personne n’a plus de pain ? dit-il. On ne réponditpas.

– Cela est fâcheux, continua-t-il.– Tu as donc faim ? interrompit Compayrou.– Je ne parle pas pour moi, mais pour Rémi et

Carrory : le pain aurait été pour eux.– Et pourquoi ne pas le partager entre nous tous dit

Bergounhoux, ce n’est pas juste : nous sommes touségaux devant la faim.

– Pour lors s’il y avait eu du pain nous nous serionsfâchés. Vous aviez promis pourtant de m’obéir ; mais jevois que vous ne m’obéirez qu’après discussion, que sivous jugez que j’ai raison.

– Il aurait obéi !– C’est-à-dire qu’il y aurait peut-être eu bataille. Eh

bien ! il ne faut pas qu’il y ait bataille, et pour cela je vaisvous expliquer pourquoi le pain aurait été pour Rémi etpour Carrory. Ce n’est pas moi qui ai fait cette règle, c’estla loi : la loi qui a dit que quand plusieurs personnesmouraient dans un accident, c’était jusqu’à soixante ans laplus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce qui

Page 463: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

plus âgée qui serait présumée avoir survécu, ce quirevient à dire que Rémi et Carrory, par leur jeunesse,doivent opposer moins de résistance à la mort que Pagèset Compayrou.

– Toi, magister, tu as plus de soixante ans.– Oh ! moi je ne compte pas, d’ailleurs je suis habitué à

ne pas me gaver de nourriture.– Par ainsi, dit Carrory après un moment de réflexion,

le pain aurait donc été pour moi si j’en avais eu ?– Pour toi et pour Rémi.– Si je n’avais pas voulu le donner ?– On te l’aurait pris, n’as-tu pas juré d’obéir ?Il resta assez longtemps silencieux, puis tout à coup

sortant une miche de son bonnet :– Tenez, en voilà un morceau.– C’est donc le bonnet inépuisable que le bonnet de

Carrory ?– Passez le bonnet, dit le magister.Carrory voulut défendre sa coiffure ; on la lui enleva de

force et on la passa au magister.Celui-ci demanda la lampe et regarda ce qui se

trouvait dans le retroussis du bonnet. Alors, quoique nousne fussions assurément pas dans une situation gaie, nouseûmes une seconde de détente.

Il y avait dans ce bonnet : une pipe, du tabac, une clef,un morceau de saucisson, un noyau de pêche percé ensifflet, des osselets en os de mouton, trois noix fraîches, un

Page 464: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

oignon : c’est-à-dire que c’était un garde-manger et ungarde-meuble.

– Le pain et le saucisson seront partagés entre toi etRémi, ce soir.

– Mais j’ai faim, répliqua Carrory d’une voix dolente ;j’ai faim tout de suite.

– Tu auras encore plus faim ce soir.– Quel malheur que ce garçon n’ait pas eu de montre

dans son garde-meuble ! Nous saurions l’heure ; lamienne est arrêtée.

– La mienne aussi, pour avoir trempé dans l’eau.Cette idée de montre nous rappela à la réalité. Quelle

heure était-il ? Depuis combien de temps étions-nousdans la remontée ? On se consulta, mais sans tomberd’accord. Pour les uns, il était midi ; pour les autres sixheures du soir, c’est-à-dire que pour ceux-ci nous étionsenfermés depuis plus de dix heures et pour ceux-làdepuis moins de cinq. Ce fut là que commença notredifférence d’appréciation, différence qui se renouvelasouvent et arriva à des écarts considérables.

Nous n’étions pas en disposition de parler pour ne riendire. Lorsque la discussion sur le temps fut épuisée,chacun se tut et parut se plonger dans ses réflexions.

Quelles étaient celles de mes camarades ? Je n’en saisrien ; mais si j’en juge par les miennes elles ne devaientpas être gaies.

Malgré l’esprit de décision du magister, je n’étais pas

Page 465: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

du tout rassuré sur notre délivrance. J’avais peur del’eau, peur de l’ombre, peur de la mort ; le silencem’anéantissait ; les parois incertaines de la remontéem’écrasaient comme si de tout leur poids elles m’eussentpesé sur le corps. Je ne reverrais donc plus Lise, niÉtiennette, ni Alexis, ni Benjamin ? qui les rattacherait lesuns aux autres après moi ? Je ne verrais donc plusArthur, ni madame Milligan, ni Mattia ? Pourrait-onjamais faire comprendre à Lise que j’étais mort pour elle ?Et mère Barberin, pauvre mère Barberin ! Mes penséess’enchaînaient ainsi toutes plus lugubres les unes que lesautres ; et quand je regardais mes camarades pour medistraire et que je les voyais tout aussi accablés, tout aussianéantis que moi, je revenais à mes réflexions plus tristeet plus sombre encore. Eux cependant ils étaient habituésà la vie de la mine, et par là, ils ne souffraient pas dumanque d’air, de soleil, de liberté ; la terre ne pesait passur eux.

Tout à coup, au milieu du silence, la voix de l’oncleGaspard s’éleva :

– M’est avis, dit-il, qu’on ne travaille pas à notresauvetage.

– Pourquoi penses-tu ça ?– Nous n’entendons rien.– Toute la ville est détruite, c’était un tremblement de

terre.– Ou bien dans la ville on croit que nous sommes tous

perdus et qu’il n’y a rien à faire pour nous.

Page 466: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Alors nous sommes donc abandonnés ?– Pourquoi pensez-vous cela de vos camarades ?

interrompit le magister, ce n’est pas juste de les accuser.Vous savez bien que quand il y a des accidents lesmineurs ne s’abandonnent pas les uns les autres ; et quevingt hommes, cent hommes se feraient plutôt tuer quede laisser un camarade sans secours. Vous savez cela,hein ?

– C’est vrai.– Si c’est vrai, pourquoi voulez-vous qu’on nous

abandonne ?– Nous n’entendons rien.– Il est vrai que nous n’entendons rien. Mais ici

pouvons-nous entendre ? Qui sait cela ? pas moi. Et puisencore quand nous pourrions entendre, et qu’il seraitprouvé qu’on ne travaille pas, cela prouverait-il en mêmetemps qu’on nous abandonne ? Est-ce que nous savonscomment la catastrophe est arrivée ? Si c’est untremblement de terre, il y a du travail dans la ville pourceux qui ont échappé. Si c’est seulement une inondation,comme j’en ai l’idée, il faut savoir dans quel état sont lespuits. Peut-être se sont-ils effondrés ? la galerie de lalampisterie a pu s’écrouler. Il faut le temps d’organiser lesauvetage. Je ne dis pas que nous serons sauvés, mais jesuis sûr qu’on travaille à nous sauver.

Il dit cela d’un ton énergique qui devait convaincre lesplus incrédules et les plus effrayés. CependantBergounhoux répliqua :

Page 467: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et si l’on nous croit tous morts ?– On travaille tout de même, mais si tu as peur de cela,

prouvons-leur que nous sommes vivants ; frapponscontre la paroi aussi fort que nous pourrons ; vous savezcomme le son se transmet à travers la terre ; si l’on nousentend, on saura qu’il faut se hâter, et notre bruit serviraà diriger les recherches.

Sans attendre davantage, Bergounhoux, qui étaitchaussé de grosses bottes, se mit à frapper avec forcecomme pour le rappel des mineurs, et ce bruit, l’idéesurtout qu’il éveillait en nous, nous tira de notreengourdissement. Allait-on nous entendre ? Allait-onnous répondre ?

– Voyons, magister, dit l’oncle Gaspard, si l’on nousentend, qu’est-ce qu’on va faire pour venir à notresecours ?

– Il n’y a que deux moyens, et je suis sûr que lesingénieurs vont les employer tous deux : percer desdescentes pour venir à la rencontre de notre remontée, etépuiser l’eau.

– Oh ! percer des descentes !– Ah ! épuiser l’eau !Ces deux interruptions ne déroutèrent pas le magister.– Nous sommes à quarante mètres de profondeur,

n’est-ce pas ? en perçant six ou huit mètres par jour, c’estsept ou huit jours pour arriver jusqu’à nous.

– On ne peut pas percer six mètres par jour.

Page 468: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– En travail ordinaire non, mais pour sauver descamarades on peut bien des choses.

– Jamais nous ne pourrions vivre huit jours : pensezdonc, magister, huit jours !

– Eh bien, et l’eau ? Comment l’épuiser ?– L’eau, je ne sais pas ; il faudrait savoir ce qu’il en est

tombé dans la mine, 200,000 mètres cubes, 300,000mètres, je n’en sais rien. Mais pour venir jusqu’à nous, iln’est pas nécessaire d’épuiser tout ce qui est tombé, noussommes au premier niveau. Et comme on va organiser lestrois puits à la fois avec deux bennes, cela fera six bennesde 25 hectolitres chaque, qui puiseront l’eau ; c’est-à-direque 150 hectolitres d’un même coup seront versésdehors. Vous voyez que cela peut aller encore assez vite.

Une discussion confuse s’engagea sur les moyens lesmeilleurs à employer ; mais ce qui pour moi résulta decette discussion, c’est qu’en supposant une réunionextraordinaire de circonstances favorables, nous devionsrester au moins huit jours dans notre sépulcre.

Huit jours ! le magister nous avait parlé d’ouvriers quiétaient restés engloutis vingt-quatre jours. Mais c’était unrécit, et nous c’était la réalité. Lorsque cette idée se futemparée de mon esprit, je n’entendis plus un seul mot dela conversation. Huit jours !

Je ne sais depuis combien de temps j’étais accablé souscette idée, lorsque la discussion s’arrêta.

– Écoutez donc, dit Carrory, qui précisément par celaqu’il était assez près de la brute avait les facultés de

Page 469: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’animal plus développées que nous tous.– Quoi donc ?– On entend quelque chose dans l’eau.– Tu auras fait rouler une pierre.– Non, c’est un bruit sourd. Nous écoutâmes.J’avais l’oreille fine, mais pour les bruits de la vie et de

la terre ; je n’entendis rien. Mes camarades qui, eux,avaient l’habitude des bruits de la mine furent plusheureux que moi.

– Oui, dit le magister, il se passe quelque chose dansl’eau.

– Quoi, magister ?– Je ne sais pas.– L’eau qui tombe.– Non, le bruit n’est pas continuel, il est par secousses

et régulier.– Par secousses et régulier, nous sommes sauvés,

enfants ! c’est le bruit des bennes d’épuisement dans lespuits.

– Les bennes d’épuisement…Tous en même temps, d’une même voix, nous

répétâmes ces deux mots, et comme si nous avions ététouchés par une commotion électrique, nous nouslevâmes.

Nous n’étions plus à quarante mètres sous terre, l’air

Page 470: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

n’était plus comprimé, les parois de la remontée ne nouspressaient plus, nos bourdonnements d’oreilles avaientcessé, nous respirions librement, nos cœurs battaientdans nos poitrines.

Carrory me prit la main, et me la serrant fortement :– Tu es un bon garçon, dit-il.– Mais, non, c’est toi.– Je te dis que c’est toi.

– Tu as le premier entendu les bennes.Mais il voulut à toute force que je fusse un bon garçon ;

il y avait en lui quelque chose comme l’ivresse du buveur.Et de fait n’étions-nous pas ivres d’espérance.

Hélas ! cette espérance ne devait pas se réaliser desitôt, ni pour nous tous.

Avant de revoir la chaude lumière du soleil, avantd’entendre le bruit du vent dans les feuilles, nous devionsrester là pendant de longues et cruelles journées,souffrant toutes les souffrances, nous demandant avecangoisse si jamais nous verrions cette lumière et si jamaisil nous serait donné d’entendre cette douce musique.

Mais pour vous raconter cette effroyable catastrophedes mines de la Truyère, telle qu’elle a eu lieu, je doisvous dire maintenant comment elle s’était produite, etquels moyens les ingénieurs employaient pour noussauver.

Lorsque nous étions descendus dans la mine, le lundimatin, le ciel était couvert de nuages sombres et tout

Page 471: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

annonçait un orage. Vers sept heures cet orage avaitéclaté accompagné d’un véritable déluge : les nuages quitraînaient bas s’étaient engagés dans la vallée tortueusede la Divonne et, pris dans ce cirque de collines, ilsn’avaient pas pu s’élever au-dessus ; tout ce qu’ilsrenfermaient de pluie, ils l’avaient versé sur la vallée ; cen’était pas une averse, c’était une cataracte, un déluge. Enquelques minutes les eaux de la Divonne et des affluentsavaient gonflé, ce qui se comprend facilement, car sur unsol de pierre, l’eau n’est pas absorbée, mais suivant lapente du terrain, elle roule jusqu’à la rivière. Subitementles eaux de la Divonne coulèrent à pleins bords dans sonlit escarpé, et celles des torrents de Saint-Andéol et de laTruyère débordèrent. Refoulées par la crue de laDivonne, les eaux du ravin de la Truyère ne trouvèrentpas à s’écouler, et alors elles s’épanchèrent sur le terrainqui recouvre les mines. Ce débordement s’était fait d’unefaçon presque instantanée, mais les ouvriers du dehorsoccupés au lavage du minerai, forcés par l’orage de semettre à l’abri, n’avaient couru aucun danger. Ce n’étaitpas la première fois qu’une inondation arrivait à laTruyère, et comme les ouvertures des trois puits étaientà des hauteurs où les eaux ne pouvaient pas monter, onn’avait d’autre inquiétude que de préserver les amas debois qui se trouvaient préparés pour servir au boisage desgaleries.

C’était à ce soin que s’occupait l’ingénieur de la mine,lorsque tout à coup il vit les eaux tourbillonner et seprécipiter dans un gouffre qu’elles venaient de se creuser.Ce gouffre se trouvait sur l’affleurement d’une couche de

Page 472: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

charbon.Il n’a pas besoin de longues réflexions pour

comprendre ce qui vient de se passer : les eaux se sontprécipitées dans la mine et le plan de la couche leur sertde lit ; elles baissent au dehors : la mine va être inondée,elle va se remplir ; les ouvriers vont être noyés.

Il court au puits Saint-Julien et donne des ordres pourqu’on le descende. Mais prêt à mettre le pied dans labenne, il s’arrête. On entend dans l’intérieur de la mineun tapage épouvantable : c’est le torrent des eaux.

– Ne descendez pas, disent les hommes qui l’entourenten voulant le retenir.

Mais il se dégage de leur étreinte, et prenant samontre dans son gilet :

– Tiens, dit-il en la remettant à l’un de ces hommes, tudonneras ma montre à ma fille, si je ne reviens pas.

Puis, s’adressant à ceux qui dirigent la manœuvre desbennes :

– Descendez, dit-il.

La benne descend ; alors, levant la tête vers celuiauquel il a remis sa montre :

– Tu lui diras que son père l’embrasse.

L a be nne est descendue. L’ingénieur appelle. Cinqmineurs arrivent. Il les fait monter dans la benne.Pendant qu’ils sont enlevés, il pousse de nouveaux cris,mais inutilement : ses cris sont couverts par le bruit deseaux et des effondrements.

Page 473: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cependant les eaux arrivent dans la galerie et à cemoment l’ingénieur aperçoit des lampes. Il court verselles ayant de l’eau jusqu’aux genoux et ramène troishommes encore. La benne est redescendue, il les faitplacer dedans et veux retourner au-devant des lumièresqu’il aperçoit. Mais les hommes qu’il a sauvés l’enlèventde force et le tirent avec eux dans la benne en faisant lesignal de remonter. Il est temps, les eaux ont tout envahi.

Ce moyen de sauvetage est impossible. Il faut recourirà un autre. Mais lequel ? Autour de lui il n’a presquepersonne. Cent cinquante ouvriers sont descendus,puisque cent cinquante lampes ont été distribuées lematin ; trente lampes seulement ont été rapportées à lalampisterie, c’est cent vingt hommes qui sont restés dansla mine. Sont-ils morts, sont-ils vivants, ont-ils pu trouverun refuge ? Ces questions se posent avec une horribleangoisse dans son esprit épouvanté.

Au moment où l’ingénieur constate que cent-vingthommes sont enfermés dans la mine, des explosions ontlieu au dehors à différents endroits ; des terres, despierres sont lancées à une grande hauteur ; les maisonstremblent comme si elles étaient secouées par untremblement de terre. Ce phénomène s’explique pourl’ingénieur : les gaz et l’air refoulés par les eaux se sontcomprimés dans les remontées sans issues, et là où lacharge de terre est trop faible, au-dessus desaffleurements, ils font éclater l’écorce de la terre commeles parois d’une chaudière. La mine est pleine : lacatastrophe est consommée.

Page 474: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cependant la nouvelle s’est répandue dans Varses ; detous côtés la foule arrive à la Truyère, des travailleurs,des curieux, les femmes, les enfants des ouvriersengloutis. Ceux-ci interrogent, cherchent, demandent. Etcomme on ne peut rien leur répondre, la colère se mêle àla douleur. On cache la vérité. C’est la faute de l’ingénieur.À mort l’ingénieur, à mort ! Et l’on se prépare à envahirles bureaux où l’ingénieur penché sur le plan, sourd auxclameurs ; cherche dans quels endroits les ouvriers ont puse réfugier et par où il faut commencer le sauvetage.

Heureusement les ingénieurs des mines voisines sontaccourus à la tête de leurs ouvriers, et avec eux lesouvriers de la ville. On peut contenir la foule, on lui parle.Mais que peut-on lui dire ? Cent-vingt hommesmanquent. Où sont-ils ?

– Mon père ?– Où est mon mari ?– Rendez-moi mon fils ?Les voix sont brisées, les questions sont étranglées par

les sanglots. Que répondre à ces enfants, à ces femmes, àces mères ?

Un seul mot ; celui des ingénieurs réunis en conseil :« Nous allons chercher, nous allons faire l’impossible. »

Et le travail de sauvetage commence. Trouvera-t-onun seul survivant parmi ces cent vingt hommes ? Ledoute est puissant, l’espérance est faible. Mais peuimporte. En avant !

Les travaux de sauvetage sont organisés comme le

Page 475: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

magister l’avait prévu. Des bennes d’épuisement sontinstallées dans les trois puits, et elles ne s’arrêteront plusni jour ni nuit, jusqu’au moment où la dernière goutted’eau sera versée dans la Divonne.

En même temps on commence à creuser des galeries.Où va-t-on ? on ne sait trop, un peu au hasard ; mais onva. Il y a eu divergence dans le conseil des ingénieurs surl’utilité de ces galeries qu’on doit diriger à l’aventure, dansl’incertitude où l’on est sur la position des ouvriers encorevivants ; mais l’ingénieur de la mine espère que deshommes auront pu se réfugier dans les vieux travaux, oùl’inondation n’aura pas pu les atteindre, et il veut qu’unpercement direct, à partir du jour, soit conduit vers cesvieux travaux, ne dût-on sauver personne.

Ce percement est mené sur une largeur aussi étroiteque possible, afin de perdre moins de temps, et un seulpiqueur est à l’avancement ; le charbon qu’il abat estenlevé au fur et à mesure, dans des corbeilles qu’on sepasse en faisant la chaîne ; aussitôt que le piqueur estfatigué il est remplacé par un autre.

Ainsi sans repos et sans relâche, le jour comme la nuit,se poursuivent simultanément ces doubles travaux :l’épuisement et le percement.

Si le temps est long pour ceux qui du dehors travaillentà notre délivrance, combien plus long encore l’est-il pournous, impuissants et prisonniers, qui n’avons qu’àattendre sans savoir si l’on arrivera à nous assez tôt pournous sauver !

Page 476: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Le bruit des bennes d’épuisement ne nous maintintpas longtemps dans la fièvre de joie qu’il nous avait toutd’abord donnée. La réaction se fit avec la réflexion. Nousn’étions pas abandonnés, on s’occupait de notresauvetage, c’était là l’espérance ; l’épuisement se ferait-ilassez vite ? c’était là l’angoisse.

Aux tourments de l’esprit se joignaient d’ailleursmaintenant les tourments du corps. La position danslaquelle nous étions obligés de nous tenir sur notre palierétait des plus fatigantes ; nous ne pouvions plus faire demouvements pour nous dégourdir, et nos douleurs de têteétaient devenues vives et gênantes.

De nous tous Carrory était le moins affecté.– J’ai faim, disait-il de temps en temps, magister, je

voudrais bien le pain.À la fin le magister se décida à nous passer un morceau

de la miche sortie du bonnet de loutre.– Ce n’est pas assez, dit Carrory.– Il faut que la miche dure longtemps.Les autres auraient partagé notre repas avec plaisir,

mais ils avaient juré d’obéir, et ils tenaient leur serment.– S’il nous est défendu de manger, il nous est permis

de boire, dit Compayrou.– Pour ça, tout ce que tu voudras, nous avons l’eau à

discrétion.– Épuise la galerie.Pagès voulut descendre, mais le magister ne le permit

Page 477: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas.– Tu ferais ébouler un déblai ; Rémi est plus léger et

plus adroit, il descendra et nous passera l’eau.– Dans quoi ?– Dans ma botte.On me donna une botte et je me préparai à me laisser

glisser jusqu’à l’eau.– Attends un peu, dit le magister, que je te donne la

main.– N’ayez pas peur, quand je tomberais, cela ne ferait

rien, je sais nager.– Je veux te donner la main.Au moment où le magister se penchait, il partit en

avant, et soit qu’il eût mal calculé son mouvement, soitque son corps fût engourdi par l’inaction, soit enfin que lecharbon eût manqué sous son poids, il glissa sur la pentede la remontée et s’engouffra dans l’eau sombre la tête lapremière. La lampe qu’il tenait pour m’éclairer roulaaprès lui et disparut aussi instantanément nous fûmesplongés dans la nuit noire, et un cri s’échappa de toutesnos poitrines en même temps.

Par bonheur j’étais déjà en position de descendre, jeme laissai aller sur le dos et j’arrivai dans l’eau uneseconde à peine après le magister.

Dans mes voyages avec Vitalis j’avais appris assez ànager et à plonger pour me trouver aussi bien à mon aisedans l’eau que sur la terre ferme ; mais comment se

Page 478: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

diriger dans ce trou sombre ?Je n’avais pas pensé à cela quand je m’étais laissé

glisser, je n’avais pensé qu’au magister qui allait se noyer,et avec l’instinct du terre-neuve je m’étais jeté à l’eau.

Où chercher ? De quel côté étendre le bras ? Commentplonger ?

C’était ce que je me demandais quand je me sentissaisir à l’épaule par une main crispée et je fus entraînésous l’eau. Un bon coup de pied me fit remonter à lasurface : la main ne m’avait pas lâché.

– Tenez-moi bien, magister, et appuyez en levant latête, vous êtes sauvé.

Sauvés ! nous ne l’étions ni l’un ni l’autre, car je nesavais de quel côté nager : une idée me vint.

– Parlez donc, vous autres, m’écriai-je.– Où es-tu, Rémi ?C’était la voix de l’oncle Gaspard ; elle m’indiqua ma

direction. Il fallait se diriger sur la gauche.– Allumez une lampe.Presque aussitôt une flamme parut ; je n’avais que le

bras à allonger pour toucher le bord, je me cramponnaid’une main à un morceau de charbon, et j’attirai lemagister.

Pour lui il était grand temps, car il avait bu et lasuffocation commençait déjà : je lui maintins la tête horsde l’eau et il revint bien vite à lui.

Page 479: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

L’oncle Gaspard et Carrory, penchés en avant,tendaient vers nous leurs bras, tandis que Pagès,descendu de son palier sur le nôtre, nous éclairait. Lemagister pris d’une main par l’oncle Gaspard, de l’autrepar Carrory fut hissé jusqu’au palier, pendant que je lepoussais par derrière. Puis quand il fut arrivé, je remontaià mon tour. Déjà il avait retrouvé sa pleine connaissance.

– Viens ici, me dit-il, que je t’embrasse, tu m’as sauvéla vie.

– Vous avez déjà sauvé la nôtre.– Avec tout ça, dit Carrory, qui n’était point de nature

à se laisser prendre par les émotions pas plus qu’à oublierses petites affaires, ma botte est perdue, et je n’ai pas bu.

– Je vais te la chercher, ta botte. Mais on m’arrêta.– Je te le défends, dit le magister.– Eh bien ! qu’on m’en donne une autre, que je

rapporte à boire, au moins.– Je n’ai plus soif, dit Compayrou.– Pour boire à la santé du magister.Et je me laissai glisser une seconde fois, mais moins

vite que la première et avec plus de précaution.Échappés à la noyade, nous eûmes le désagrément, le

magister et moi, d’être mouillés des pieds à la tête. Toutd’abord nous n’avions pas pensé à cet ennui, mais le froidde nos vêtements trempés nous le rappela bientôt.

– Il faut passer une veste à Rémi, dit le magister. Maispersonne ne répondit à cet appel, qui, s’adressant à tous,

Page 480: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

n’obligeait ni celui-ci, ni celui-là.– Personne ne parle ?

– Moi, j’ai froid, dit Carrory.– Eh bien, et nous qui sommes mouillés, nous avons

chaud !– Il ne fallait pas tomber à l’eau, vous autres.– Puisqu’il en est ainsi, dit le magister, on va tirer au

sort qui donnera une partie de ses vêtements. Je voulaisbien m’en passer. Mais maintenant je demande l’égalité.

Comme nous avions déjà été tous mouillés, moijusqu’au cou et les plus grands jusqu’aux hanches,changer de vêtements n’était pas une grande faveur ;cependant le magister tint à ce que ce changements’exécutât, et favorisé par le sort, j’eus la veste deCompayrou ; or, Compayrou ayant des jambes aussilongues que tout mon corps, sa veste était sèche.Enveloppé dedans, je ne tardai pas à me réchauffer.

Après cet incident désagréable qui nous avait unmoment secoués, l’anéantissement nous reprit bientôt, etavec lui les idées de mort.

Sans doute ces idées pesaient plus lourdement sur mescamarades que sur moi, car tandis qu’ils restaient éveillés,dans un anéantissement stupide, je finis par m’endormir.

Mais la place n’était pas favorable et j’étais exposé àrouler dans l’eau. Alors le magister voyant le danger queje courais, me prit la tête sous son bras. Il ne me tenaitpas serré bien fort, mais assez pour m’empêcher de

Page 481: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tomber, et j’étais là comme un enfant sur les genoux de samère. C’était non-seulement un homme à la tête solide,mais encore un bon cœur.

Quand je m’éveillais à moitié, il changeait seulement deposition son bras engourdi, puis aussitôt il reprenait sonimmobilité, et à mi-voix il me disait :

– Dors, garçon, n’aie pas peur, je te tiens ; dors, petit.Et je me rendormais sans avoir peur, car je sentais

bien qu’il ne me lâcherait pas. Le temps s’écoulait ettoujours régulièrement nous entendions les bennesplonger dans l’eau.

Page 482: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VI

Sauvetage.

Notre position était devenue insupportable sur notre

palier trop étroit ; il fut décidé qu’on élargirait ce palier, etchacun se mit à la besogne. À coups de couteau onrecommença à fouiller dans le charbon et à fairedescendre les déblais.

Comme nous avions maintenant un point d’appuisolide sous les pieds, ce travail fut plus facile, et l’on arrivaà entamer assez la veine pour agrandir notre prison.

Ce fut un grand soulagement quand nous pûmes nousétendre de tout notre long sans rester assis, les jambesballantes.

Bien que la miche de Carrory nous eût été étroitementmesurée, nous en avions vu le bout. Au reste, le derniermorceau nous avait été distribué à temps pour venirjusqu’à nous. Car, lorsque le magister nous l’avait donné,il avait été facile de comprendre, aux regards despiqueurs, qu’ils ne souffriraient pas une nouvelledistribution sans demander, et, si on ne la leur donnait

Page 483: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas, sans prendre leur part.On en vint à ne plus parler pour ainsi dire, et autant

nous avions été loquaces au commencement de notrecaptivité, autant nous fûmes silencieux quand elle seprolongea.

Les deux seuls sujets de nos conversations roulaientéternellement sur les deux mêmes questions : quelsmoyens on employait pour venir à nous, et depuiscombien de temps nous étions emprisonnés.

Mais ces conversations n’avaient plus l’ardeur despremiers moments ; si l’un de nous disait un mot, souventce mot n’était pas relevé, ou alors qu’il l’était, c’étaitsimplement en quelques paroles brèves ; on pouvaitvarier du jour à la nuit, du blanc au noir, sans pour celasusciter la colère ou la simple contradiction.

– C’est bon, on verra.Étions-nous ensevelis depuis deux jours ou depuis

six ? On verrait quand le moment de la délivrance seraitvenu. Mais ce moment viendrait-il ? Pour moi, jecommençais à en douter fortement.

Au reste je n’étais pas le seul, et parfois, il échappaitdes observations à mes camarades, qui prouvaient que ledoute les envahissait aussi.

– Ce qui me console, si je reste ici, dit Bergounhoux,c’est que la compagnie fera une rente à ma femme et àmes enfants ; au moins ils ne seront pas à la charité.

Assurément, le magister s’était dit qu’il entrait dansses fonctions de chef non-seulement de nous défendre

Page 484: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

contre les accidents de la catastrophe, mais encore denous protéger contre nous-mêmes. Aussi, quand l’un denous paraissait s’abandonner, intervenait-il aussitôt parune parole réconfortante.

– Tu ne resteras pas plus que nous ici : les bennesfonctionnent, l’eau baisse.

– Où baisse-t-elle ?– Dans les puits.– Et dans la galerie ?– Ça viendra ; il faut attendre.– Dites donc, Bergounhoux, interrompit Carrory avec

l’à-propos et la promptitude qui caractérisaient toutes sesobservations, si la compagnie fait faillite comme celle dumagister, c’est votre femme qui sera volée !

– Veux-tu te taire, imbécile, la compagnie est riche.– Elle était riche quand elle avait la mine, mais

maintenant que la mine est sous l’eau. Tout de même sij’étais dehors, au lieu d’être ici, je serais content.

– Parce que ?– Pourquoi donc qu’ils étaient fiers, les directeurs et

les ingénieurs ? ça leur apprendra. Si l’ingénieur étaitdescendu, ça serait drôle, pas vrai ? monsieur l’ingénieur,faut-il porter votre boussole ?

– Si l’ingénieur était descendu, tu resterais ici, grandebête, et nous aussi.

– Ah ! vous autres, vous savez, il ne faut pas vous

Page 485: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

gêner, mais moi, j’ai autre chose à faire ; meschâtaignons, qui est-ce qui les sécherait ? Je demandeque l’ingénieur remonte alors ; c’était pour rire. Salut,monsieur l’ingénieur !

À l’exception du magister qui cachait ses sentiments etde Carrory qui ne sentait pas grand’chose, nous neparlions plus de délivrance, et c’étaient toujours les motsde mort et d’abandon qui du cœur nous montaient auxlèvres.

– Tu as beau dire, magister, les bennes ne tirerontjamais assez d’eau.

– Je vous ai pourtant déjà fait le calcul plus de vingtfois ; un peu de patience.

– Ce n’est pas le calcul qui nous tirera d’ici. Cetteréflexion était de Pagès.

– Qui alors ?– Le bon Dieu.– Possible ; puisque c’est lui qui nous y a mis, répliqua

le magister, il peut bien nous en tirer.– Lui et la sainte Vierge ; c’est sur eux que je compte

et pas sur les ingénieurs. Tout à l’heure en priant la sainteVierge, j’ai senti comme un souffle à l’oreille et une voixqui me disait : « Si tu veux vivre en bon chrétien àl’avenir, tu seras sauvé. » Et j’ai promis.

– Est-il bête avec sa sainte Vierge, s’écriaBergounhoux en se soulevant.

Pagès était catholique, Bergounhoux était calviniste ; si

Page 486: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

la sainte Vierge a toute puissance pour des catholiqueselle n’est rien pour les calvinistes, qui ne la reconnaissentpoint, pas plus qu’ils ne reconnaissent les autresintermédiaires qui se placent entre Dieu et l’homme, lepape, les saints et les anges.

Dans tout autre pays l’observation de Pagès n’eût passoulevé de discussion, mais en pleines Cévennes, dans uneville où les querelles religieuses ont toutes les violencesqu’elles avaient au dix-septième siècle, alors que la moitiédes habitants se battait contre l’autre moitié, – cetteobservation, pas plus que la réponse de Bergounhoux, nepouvaient passer sans querelles.

Tous deux en même temps s’étaient levés, et sur leurétroit palier, ils se défiaient, prêts à en venir aux mains.

Mettant son pied sur l’épaule de l’oncle Gaspard, lemagister escalada la remontée et se jeta entre eux.

– Si vous voulez vous battre, dit-il, attendez que voussoyez sortis.

– Et si nous ne sortons pas ? répliqua Bergounhoux.– Alors il sera prouvé que tu avais raison et que Pagès

avait tort, puisque à sa prière il a été répondu qu’ilsortirait.

Cette réponse avait le mérite de satisfaire les deuxadversaires.

– Je sortirai, dit Pagès.– Tu ne sortiras pas, répondit Bergounhoux.– Ce n’est pas la peine de vous quereller, puisque

Page 487: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bientôt vous saurez à quoi vous en tenir.– Je sortirai.– Tu ne sortiras pas.La dispute heureusement apaisée par l’adresse du

magister se calma, mais nos idées avaient pris une teintesombre que rien ne pouvait éclaircir.

– Je crois que je sortirai, dit Pagès, après un momentde silence, mais si nous sommes ici c’est bien sûr parcequ’il y a parmi nous des méchants que Dieu veut punir.

Disant cela il lança un regard significatif àBergounhoux, mais celui-ci au lieu de se fâcher confirmales paroles de son adversaire.

– Cela c’est certain, dit-il, Dieu veut donner à l’un denous l’occasion d’expier et de racheter une faute. Est-cePagès, est-ce moi ? je ne sais pas. Pour moi tout ce que jepeux dire, c’est que je paraîtrais devant Dieu la conscienceplus tranquille si je m’étais conduit en meilleur chrétienen ces derniers temps ; je lui demande pardon de mesfautes de tout mon cœur.

Et se mettant à genoux il se frappa la poitrine.– Pour moi, s’écria Pagès, je ne dis pas que je n’ai pas

des péchés sur la conscience et je m’en confesse à voustous ; mais mon bon ange et saint Jean, mon patron,savent bien que je n’ai jamais péché volontairement, jen’ai jamais fait de tort à personne.

Je ne sais si c’était l’influence de cette prison sombre,la peur de la mort, la faiblesse du jeûne, la clarté

Page 488: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mystérieuse de la lampe qui éclairait à peine cette scèneétrange, mais j’éprouvais une émotion profonde enécoutant cette confession publique, et comme Pagès etBergounhoux j’étais prêt à me mettre à genoux pour meconfesser avec eux.

Tout à coup derrière moi un sanglot éclata et m’étantretourné, je vis l’immense Compayrou qui se jetait à deuxgenoux sur la terre. Depuis quelques heures il avaitabandonné le palier supérieur pour prendre sur le nôtre,la place de Carrory, et il était mon voisin.

– Le coupable, s’écria-t-il, n’est ni Pagès niBergounhoux ; c’est moi. C’est moi que le bon Dieu punit,mais je me repens, je me repens. Voilà la vérité, écoutez-la : si je sors, je jure de réparer le mal, si je ne sors pas,vous le réparerez, vous autres. Il y a un an, Rouquette aété condamné à cinq ans de prison pour avoir volé unemontre dans la chambre de la mère Vidal. Il est innocent.C’est moi qui ai fait le coup. La montre est cachée sousmon lit, en levant le troisième carreau à gauche on latrouvera.

– À l’eau ! à l’eau ! s’écrièrent en même temps Pagèset Bergounhoux.

Assurément s’ils avaient été sur notre palier ilsauraient poussé Compayrou dans le gouffre ; mais avantqu’il leur fût possible de descendre le magister eut letemps d’intervenir encore.

– Voulez-vous donc qu’il paraisse devant Dieu avec cecrime sur la conscience ? s’écria-t-il, laissez-le se repentir.

Page 489: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je me repens, je me repens, répéta Compayrou, plusfaible qu’un enfant malgré sa force d’hercule.

– À l’eau ! répétèrent Bergounhoux et Pagès.– Non ! s’écria le magister.Et alors il se mit à leur parler, en leur disant des

paroles de justice et de modération. Mais eux, sansvouloir rien entendre, menaçaient toujours de descendre.

– Donne-moi ta main, dit le magister en s’approchantde Compayrou.

– Ne le défends pas, magister.– Je le défendrai ; et si vous voulez le jeter à l’eau,

vous m’y jetterez avec lui.– Eh bien, non ! dirent-ils enfin, nous ne le pousserons

pas à l’eau ; mais c’est à une condition : tu vas le laisserdans le coin ; personne ne lui parlera, personne ne feraattention à lui.

– Ça, c’est juste, dit le magister, il n’a que ce qu’ilmérite.

Après ces paroles du magister qui étaient pour ainsidire un jugement condamnant Compayrou, nous noustassâmes tous les trois les uns contre les autres, l’oncleGaspard, le magister et moi, laissant un vide entre nous etle malheureux affaissé sur le charbon.

Pendant plusieurs heures, je pense, il resta là accablé,sans faire un mouvement, répétant seulement de tempsen temps :

– Je me repens.

Page 490: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je me repens.Et alors Pagès ou Bergounhoux lui criaient :– Il est trop tard : tu te repens parce que tu as peur,

lâche. C’était il y a six mois, il y a un an que tu devais terepentir.

Il haletait péniblement, et sans leur répondre d’unefaçon directe, il répétait :

– Je me repens, je me repens.La fièvre l’avait pris, car tout son corps tressautait et

l’on entendait ses dents claquer.– J’ai soif, dit-il, donnez-moi la botte.Il n’y avait plus d’eau dans la botte ; je me levai pour

en aller chercher ; mais Pagès qui m’avait vu, me criad’arrêter, et au même instant l’oncle Gaspard me retintpar le bras.

– On a juré de ne pas s’occuper de lui.Pendant quelques instants, il répéta encore qu’il avait

soif ; puis, voyant que nous ne voulions pas lui donner àboire, il se leva pour descendre lui-même.

– Il va entraîner les déblais, cria Pagès.– Laissez-lui au moins sa liberté, dit le magister. Il

m’avait vu descendre en me laissant glisser sur le dos ; ilvoulut en faire autant ; mais j’étais léger, tandis qu’il étaitlourd ; souple, tandis qu’il était une masse inerte. À peinese fut-il mis sur le dos que le charbon s’effondra sous lui,et sans qu’il pût se retenir de ses jambes écartées et deses bras qui battaient le vide, il glissa dans le trou noir.

Page 491: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

L’eau jaillit jusqu’à nous, puis elle se referma et ne serouvrit plus.

Je me penchai en avant, mais l’oncle Gaspard et lemagister me retinrent chacun par un bras.

– Nous sommes sauvés, s’écrièrent Bergounhoux etPagès, nous sortirons d’ici.

Tremblant d’épouvante, je me rejetai en arrière ;j’étais glacé d’horreur, à moitié mort.

– Ce n’était pas un honnête homme, dit l’oncleGaspard.

Le magister ne parlait pas, mais bientôt il murmuraentre ses dents :

– Après tout il nous diminuait notre portion d’oxygène.Ce mot que j’entendais pour la première fois me

frappa, et après un moment de réflexion, je demandai aumagister ce qu’il avait voulu dire :

– Une chose injuste et égoïste, garçon, et que jeregrette.

– Mais quoi ?– Nous vivons de pain et d’air ; le pain, nous n’en

avons pas ; l’air, nous n’en sommes guère plus riches, carcelui que nous consommons ne se renouvelle pas ; j’ai diten le voyant disparaître qu’il ne nous mangerait plus unepartie de notre air respirable ; et cette parole, je me lareprocherai toute ma vie.

– Allons donc, dit l’oncle Gaspard, il n’avait pas voléson sort.

Page 492: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Maintenant, tout va bien marcher, dit Pagès enfrappant avec ses deux pieds contre la paroi de laremontée.

Si tout ne marcha pas bien et vite comme l’espéraitPagès, ce ne fut pas la faute des ingénieurs et des ouvriersqui travaillaient à notre sauvetage.

La descente qu’on avait commencé à creuser avait étécontinuée sans une minute de repos. Mais le travail étaitdifficile.

Le charbon à travers lequel on se frayait un passageétait ce que les mineurs appellent nerveux, c’est-à-diretrès-dur, et comme un seul piqueur pouvait travailler àcause de l’étroitesse de la galerie, on était obligé derelayer souvent ceux qui prenaient ce poste, tant ilsmettaient d’ardeur à la besogne les uns et les autres.

En même temps l’aérage de cette galerie se faisaitmal : on avait, à mesure qu’on avançait, placé des tuyauxen fer-blanc dont les joints étaient lutés avec de la terreglaise, mais bien qu’un puissant ventilateur à brasenvoyât de l’air dans ces tuyaux, les lampes ne brûlaientque devant l’orifice du tuyau.

Tout cela retardait le percement, et le septième jourdepuis notre engloutissement on n’était encore arrivéqu’à une profondeur de vingt mètres. Dans les conditionsordinaires, cette percée eût demandé plus d’un mois, maisavec les moyens dont on disposait et l’ardeur déployée,c’était peu.

Il fallait d’ailleurs tout le noble entêtement de

Page 493: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’ingénieur pour continuer ce travail, car de l’avis unanimeil était malheureusement inutile. Tous les mineursengloutis avaient péri. Il n’y avait désormais qu’àcontinuer l’épuisement au moyen des bennes, et un jourou l’autre on retrouverait tous les cadavres. Alors dequelle importance était-il d’arriver quelques heures plustôt ou quelques heures plus tard ?

C’était là l’opinion des gens compétents aussi bien quedu public ; les parents eux-mêmes, les femmes, les mèresavaient pris le deuil. Personne ne sortirait plus vivant dela Truyère.

Sans ralentir les travaux d’épuisement qui marchaientsans autres interruptions que celles qui résultaient desavaries dans les appareils, l’ingénieur, en dépit descritiques universelles et des observations de ses confrèresou de ses amis, faisait continuer la descente.

Il y avait en lui l’obstination qui fit trouver un nouveaumonde à Colomb.

– Encore un jour, mes amis, disait-il aux ouvriers, et, sidemain nous n’avons rien de nouveau, nous renoncerons ;je vous demande pour vos camarades ce que jedemanderais pour vous, si vous étiez à leur place.

La foi qui l’animait passait dans le cœur de sesouvriers, qui arrivaient ébranlés par les bruits de la villeet qui partaient partageant ses convictions.

Et avec un ensemble, une activité admirables ladescente se creusait.

D’un autre côté, il fallait boiser le passage de la

Page 494: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lampisterie qui s’était éboulé dans plusieurs endroits, etainsi, par tous les moyens possibles, il s’efforçaitd’arracher à la mine son terrible secret et ses victimes, sielle en renfermait encore de vivantes.

Le septième jour, dans un changement de poste, lepiqueur qui arrivait pour entamer le charbon crutentendre un léger bruit, comme des coups frappésfaiblement ; au lieu d’abaisser son pic il le tint levé et collason oreille au charbon. Puis croyant se tromper, il appelaun de ses camarades pour écouter avec lui. Tous deuxrestèrent silencieux et après un moment, un son faible,répété à intervalles réguliers, parvint jusqu’à eux.

Aussitôt la nouvelle courut de bouche en bouche,rencontrant plus d’incrédulité que de foi, et parvint àl’ingénieur, qui se précipita dans la galerie.

Enfin, il avait donc eu raison ! il y avait là des hommesvivants que sa foi allait sauver.

Plusieurs personnes l’avaient suivi, il écarta lesmineurs et il écouta, mais il était si ému, si tremblant qu’iln’entendit rien.

– Je n’entends pas, dit-il, désespérément.– C’est l’esprit de la mine, dit un ouvrier, il veut nous

jouer un mauvais tour et il frappe pour nous tromper.Mais les deux piqueurs qui avaient entendu les

premiers soutinrent qu’ils ne s’étaient pas trompés et quedes coups avaient répondu à leurs coups. C’étaient deshommes d’expérience vieillis dans le travail des mines etdont la parole avait de l’autorité.

Page 495: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

L’ingénieur fit sortir ceux qui l’avaient suivi et mêmetous les ouvriers qui faisaient la chaîne pour porter lesdéblais, ne gardant auprès de lui que les deux piqueurs.

Alors ils frappèrent un appel à coups de pic fortementassénés et également espacés, puis retenant leurrespiration ils se collèrent contre le charbon.

Après un moment d’attente, ils reçurent dans le cœurune commotion profonde : des coups faibles, précipités,rhythmés{2} avaient répondu aux leurs.

– Frappez encore à coups espacés pour être biencertains que ce n’est point la répercussion de vos coups.

Les piqueurs frappèrent, et aussitôt les mêmes coupsrhythmés qu’ils avaient entendus, c’est-à-dire le rappeldes mineurs, répondirent aux leurs.

Le doute n’était plus possible : des hommes étaientvivants, et l’on pouvait les sauver.

La nouvelle traversa la ville comme une traînée depoudre et la foule accourut à la Truyère, plus grandeencore peut-être, plus émue que le jour de la catastrophe.Les femmes, les enfants, les mères, les parents desvictimes arrivèrent tremblants, rayonnants d’espérancedans leurs habits de deuil.

Combien étaient vivants ? Beaucoup peut-être. Levôtre sans doute, le mien assurément.

On voulait embrasser l’ingénieur.Mais lui impassible contre la joie comme il l’avait été

contre le doute et la raillerie, ne pensait qu’au sauvetage ;

Page 496: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et pour écarter les curieux aussi bien que les parents, ildemandait des soldats à la garnison pour défendre lesabords de la galerie et garder la liberté du travail.

Les sons perçus étaient si faibles qu’il était impossiblede déterminer la place précise d’où ils venaient. Maisl’indication cependant était suffisante pour dire que desouvriers échappés à l’inondation se trouvaient dans unedes trois remontées de la galerie plate des vieux travaux.Ce n’est plus une descente qui ira au devant desprisonniers, mais trois, de manière à arriver aux troisremontées. Lorsqu’on sera plus avancé et qu’on entendramieux, on abandonnera les descentes inutiles pourconcentrer tous les efforts sur la bonne.

Le travail reprend avec plus d’ardeur que jamais, etc’est à qui des compagnies voisines enverra à la Truyèreses meilleurs piqueurs.

À l’espérance résultant du creusement des descentesse joint celle d’arriver par la galerie, car l’eau baisse dansle puits.

Lorsque dans notre remontée nous entendîmes l’appelfrappé par l’ingénieur, l’effet fut le même que lorsquenous avions entendu les bennes d’épuisement tomberdans les puits.

– Sauvés !Ce fut un cri de joie qui s’échappa de nos bouches, et

sans réfléchir nous crûmes qu’on allait nous donner lamain.

Puis, comme pour les bennes d’épuisement, après

Page 497: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’espérance revint le désespoir.Le bruit des pics annonçait que les travailleurs étaient

bien loin encore. Vingt mètres, trente mètres peut-être.Combien faudrait-il pour percer ce massif ? Nosévaluations variaient : un mois, une semaine, six jours.Comment attendre un mois, une semaine, six jours ?Lequel d’entre nous vivrait encore dans six jours ?Combien de jours déjà avions-nous vécu sans manger ?

Seul, le magister parlait encore avec courage, mais à lalongue notre abattement le gagnait, et à la longue aussi lafaiblesse abattait sa fermeté.

Si nous pouvions boire à satiété, nous ne pouvions pasmanger, et la faim était devenue si tyrannique, que nousavions essayé de manger du bois pourri émietté dansl’eau.

Carrory, qui était le plus affamé d’entre nous, avaitcoupé la botte qui lui restait, et continuellement il mâchaitdes morceaux de cuir.

En voyant jusqu’où la faim pouvait entraîner mescamarades, j’avoue que je me laissai aller à un sentimentde peur, qui, s’ajoutant à mes autres frayeurs, me mettaitmal à l’aise. J’avais entendu Vitalis raconter souvent deshistoires de naufrage, car il avait beaucoup voyagé surmer, au moins autant que sur terre, et parmi ceshistoires, il y en avait une qui, depuis que la faim noustourmentait, me revenait sans cesse pour s’imposer àmon esprit : dans cette histoire, des matelots avaient étéjetés sur un îlot de sable où ne se trouvait pas la moindrenourriture, et ils avaient tué le mousse pour le manger. Je

Page 498: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

me demandais, en entendant mes compagnons crier lafaim, si pareil sort ne m’était pas réservé, et si, sur notreîlot de charbon, je ne serais pas tué aussi pour êtremangé. Dans le magister et l’oncle Gaspard, j’étais sûr detrouver des défenseurs ; mais Pagès, Bergounhoux etCarrory, Carrory surtout, avec ses grandes dentsblanches qu’il aiguisait sur ses morceaux de bottes, nem’inspiraient aucune confiance.

Sans doute, ces craintes étaient folles ; mais dans lasituation où nous étions, ce n’était pas la sage et froideraison qui dirigeait notre esprit ou notre imagination.

Ce qui augmentait encore nos terreurs, c’étaitl’absence de lumière. Successivement, nos lampes étaientarrivées à la fin de leur huile. Et lorsqu’il n’en était plusresté que deux, le magister avait décidé qu’elles neseraient allumées que dans les circonstances où la lumièreserait indispensable. Nous passions donc maintenant toutnotre temps dans l’obscurité.

Non-seulement cela était lugubre, mais encore celaétait dangereux, car si nous faisions un mouvementmaladroit, nous pouvions rouler dans l’eau.

Depuis la mort de Compayrou nous n’étions plus quetrois sur chaque palier et cela nous donnait un peu plus deplace : l’oncle Gaspard était à un coin, le magister à unautre et moi au milieu d’eux.

À un certain moment, comme je sommeillais à moitié,je fus tout surpris d’entendre le magister parler à mi-voixcomme s’il rêvait haut.

Page 499: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je m’éveillai et j’écoutai.– Il y des nuages, disait-il, c’est une belle chose que les

nuages. Il y a des gens qui ne les aiment pas ; moi je lesaime. Ah ! ah ! nous aurons du vent, tant mieux, j’aimeaussi le vent.

Rêvait-il ? Je le secouai par le bras, mais il continua :– Si vous voulez me donner une omelette de six œufs,

non de huit ; mettez-en douze, je la mangerai bien enrentrant.

– L’entendez-vous, oncle Gaspard ?– Oui, il rêve.– Mais non, il est éveillé.– Il dit des bêtises.– Je vous assure qu’il est éveillé.– Hé ! magister ?– Tu veux venir souper avec moi, Gaspard ? Viens,

seulement je t’annonce un grand vent.– Il perd la tête, dit l’oncle Gaspard ; c’est la faim et la

fièvre.– Non, il est mort, dit Bergounhoux, c’est son âme qui

parle ; vous voyez bien qu’il est ailleurs. Où est le vent,magister, est-ce le mistral ?

– Il n’y a pas de mistral dans les enfers, s’écria Pagès,et le magister est aux enfers ; tu ne voulais pas me croirequand je te disais que tu irais.

Qui les prenait donc, avaient-ils tous perdu la raison ?

Page 500: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Devenaient-ils fous ? Mais alors ils allaient se battre, setuer. Que faire ?

– Voulez-vous boire, magister ?– Non, merci, je boirai en mangeant mon omelette.Pendant assez longtemps ils parlèrent tous les trois

ensemble sans se répondre, et, au milieu de leurs parolesincohérentes, revenaient toujours les mots « manger,sortir, ciel, vent. »

Tout à coup l’idée me vint d’allumer la lampe. Elle étaitposée à côté du magister avec les allumettes, je la pris.

À peine eut-elle jeté sa flamme qu’ils se turent.Puis après un moment de silence ils demandèrent ce

qui se passait exactement, comme s’ils sortaient d’unrêve.

– Vous aviez le délire, dit l’oncle Gaspard.– Qui ça ?– Toi, magister, Pagès et Bergounhoux ; vous disiez

que vous étiez dehors et qu’il faisait du vent.De temps en temps nous frappions contre la paroi pour

dire à nos sauveurs que nous étions vivants, et nousentendions leurs pics saper sans repos le charbon. Maisc’était bien lentement que leurs coups augmentaient depuissance, ce qui disait qu’ils étaient encore loin.

Quand la lampe fut allumée je descendis chercher del’eau dans la botte, et il me sembla que les eaux avaientbaissé dans le trou de quelques centimètres.

Page 501: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Les eaux baissent.– Mon Dieu !Et une fois encore nous eûmes un transport

d’espérance.On voulait laisser la lampe allumée pour voir la marche

de l’abaissement, mais le magister s’y opposa.Alors je crus qu’une révolte allait éclater. Mais le

magister ne demandait jamais rien sans nous donner debonnes raisons.

– Nous aurons besoin des lampes plus tard ; si nous lesusons tout de suite pour rien, comment ferons-nousquand elles nous seront nécessaires ? Et puis croyez-vousque vous ne mourrez pas d’impatience à voir l’eau baisserinsensiblement ? Car il ne faut pas vous attendre à cequ’elle va baisser tout d’un coup. Nous serons sauvés,prenez donc courage. Nous avons encore treizeallumettes. On s’en servira toutes les fois que vous ledemanderez.

La lampe fut éteinte. Nous avions tous buabondamment ; le délire ne nous reprit pas. Et pendantde longues heures, des journées peut-être, nous restâmesimmobiles, n’ayant pour soutenir notre vie que le bruitdes pics qui creusaient la descente et celui des bennesdans les puits.

Insensiblement ces bruits devenaient de plus en plusforts ; l’eau baissait, et l’on se rapprochait de nous. Maisarriverait-on à temps ? Si le travail de nos sauveursaugmentait utilement d’instant en instant, notre faiblesse

Page 502: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’instant en instant aussi devenait plus grande, plusdouloureuse : faiblesse de corps, faiblesse d’esprit. Depuisle jour de l’inondation, mes camarades n’avaient pasmangé. Et ce qu’il y avait de plus terrible encore, nousn’avions respiré qu’un air qui ne se renouvelant pasdevenait de jour en jour moins respirable et plus malsain.Heureusement, à mesure que les eaux avaient baissé, lapression atmosphérique avait diminué, car si elle étaitrestée celle des premières heures, nous serions mortsassurément asphyxiés. Aussi de toutes les manières sinous avons été sauvés, l’avons-nous dû à la promptitudeavec laquelle le sauvetage a été commandé et organisé.

Le bruit des pics et des bennes était d’une régularitéabsolue comme celle d’un balancier d’horloge ; et chaqueinterruption de poste nous donnait de fiévreusesémotions. Allait-on nous abandonner, ou rencontrait-ondes difficultés insurmontables ? Pendant une de cesinterruptions un bruit formidable s’éleva, un ronflement,un soufflement puissant.

– Les eaux tombent dans la mine, s’écria Carrory.– Ce n’est pas l’eau, dit le magister.– Qu’est-ce ?– Je ne sais pas ; mais ce n’est pas l’eau.Bien que le magister nous eût donné de nombreuses

preuves de sa sagacité et de sa sûreté d’intuition, on ne lecroyait que s’il appuyait ses paroles de raisonsdémonstratives. Avouant qu’il ne connaissait pas la causede ce bruit (qui, nous l’avons su plus tard, était celui d’un

Page 503: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

ventilateur à engrenages, monté pour envoyer de l’air auxtravailleurs), on revint avec une épouvante folle à l’idéede l’inondation.

– Allume la lampe.– C’est inutile.– Allume, allume !Il fallut qu’il obéît, car toutes les voix s’étaient réunies

dans cet ordre.La clarté de la lampe nous fit voir que l’eau n’avait pas

monté et qu’elle descendait plutôt.– Vous voyez bien, dit le magister.– Elle va monter ; cette fois il faut mourir.– Eh bien, autant en finir tout de suite, je n’en peux

plus.– Donne la lampe, magister, je veux écrire un papier

pour ma femme et les enfants.– Écris pour moi.– Pour moi aussi.C’était Bergounhoux qui avait demandé la lampe pour

écrire avant de mourir à sa femme et à ses enfants ; ilavait dans sa poche un morceau de papier et un boutcrayon ; il se prépara à écrire.

– Voilà ce que je veux dire :« Nous Gaspard, Pagès, le magister, Carrory et Rémi,

enfermés dans la remontée, nous allons mourir.

Page 504: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

» Moi, Bergounhoux, je demande à Dieu qu’il served’époux à la veuve et de père aux orphelins : je leurdonne ma bénédiction. »

– Toi, Gaspard ?« Gaspard donne ce qu’il a à son neveu Alexis. »« Pagès recommande sa femme et ses enfants au bon

Dieu, à la sainte Vierge et à la compagnie. »– Toi, magister ?– Je n’ai personne, dit le magister tristement,

personne ne me pleurera.– Toi, Carrory ?– Moi, s’écria Carrory, je recommande qu’on vende

mes châtaignes avant de les roussir.– Notre papier n’est pas pour ces bêtises-là.– Ce n’est pas une bêtise.– N’as-tu personne à embrasser ? ta mère ?– Ma mère, elle héritera de moi.– Et toi, Rémi ?« Rémi donne Capi et sa harpe à Mattia ; il embrasse

Alexis et lui demande d’aller trouver Lise, et, enl’embrassant, de lui rendre une rose séchée qui est danssa veste. »

– Nous allons tous signer.– Moi, je vais faire une croix, dit Pagès.– Maintenant, dit Bergounhoux, quand le papier eût

Page 505: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

été signé par tous, je demande qu’on me laisse mourirtranquille, sans me parler. Adieu, les camarades.

Et quittant son palier, il vint sur le nôtre nousembrasser tous les trois, remonta sur le sien, embrassaPagès et Carrory, puis, ayant fait un amas de poussier, ilposa sa tête dessus, s’étendit tout de son long et nebougea plus.

Les émotions de la lettre et cet abandon deBergounhoux ne nous mirent pas le courage au cœur.

Cependant les coups de pic étaient devenus plusdistincts, et bien certainement on s’était approché de nousde manière à nous atteindre bientôt peut-être.

Ce fut ce que le magister nous expliqua pour nousrendre un peu de force.

– S’ils étaient si près que tu crois, on les entendraitcrier, et on ne les entend pas, pas plus qu’ils ne nousentendent nous-mêmes.

– Ils peuvent être à quelques mètres à peine et ne pasentendre nos voix ; cela dépend de la nature du massifqu’elles ont à traverser.

– Ou de la distance.Cependant les eaux baissaient toujours, et nous eûmes

bientôt une preuve qu’elles n’atteignaient plus le toit desgaleries.

Nous entendîmes un grattement sur le schiste de laremontée et l’eau clapota comme si des petits morceauxde charbon avaient tombé dedans.

Page 506: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

On alluma la lampe, et nous vîmes des rats quicouraient au bas de la remontée. Comme nous ils avaienttrouvé un refuge dans une cloche d’air, et lorsque les eauxavaient baissé, ils avaient abandonné leur abri pourchercher de la nourriture. S’ils avaient pu venir jusqu’ànous c’est que l’eau n’emplissait plus les galeries danstoute leur hauteur.

Ces rats furent pour notre prison ce qu’a été lacolombe pour l’arche de Noé : la fin du déluge.

– Bergounhoux, dit le magister en se haussantjusqu’au palier supérieur, reprends courage.

Et il lui expliqua comment les rats annonçaient notreprochaine délivrance. Mais Bergounhoux ne se laissa pasentraîner.

– S’il faut passer encore de l’espérance au désespoir,j’aime mieux ne pas espérer ; j’attends la mort, si c’est lesalut qui vient, béni soit Dieu.

Je voulus descendre au bas de notre remontée pourbien voir les progrès de la baisse des eaux. Ces progrèsétaient sensibles et maintenant il y avait un grand videentre l’eau et le toit de la galerie.

– Attrape-nous des rats, me cria Carrory, que nous lesmangions.

Mais pour attraper les rats il eût fallu plus agile quemoi.

Pourtant l’espérance m’avait ranimé et le vide dans lagalerie m’inspirait une idée qui me tourmentait. Jeremontai à notre palier.

Page 507: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Magister, j’ai une idée : puisque les rats circulentdans la galerie, c’est qu’on peut passer ; je vais aller ennageant jusqu’aux échelles et appeler : on viendra nouschercher ; ce sera plus vite fait que par la descente.

– Je te le défends !– Mais, magister, je nage comme vous marchez et suis

dans l’eau comme une anguille.– Et le mauvais air ?– Puisque les rats passent, l’air ne sera pas plus

mauvais pour moi qu’il n’est pour eux.– Vas-y, Rémi, cria Pagès, je te donnerai ma montre.– Gaspard, qu’est-ce que vous en dites ? demanda le

magister.– Rien ; s’il croit pouvoir aller aux échelles qu’il y aille,

je n’ai pas le droit de l’en empêcher.– Et s’il se noie ?– Et s’il se sauve au lieu de mourir ici en attendant ?Un moment le magister resta à réfléchir, puis me

prenant la main :– Tu as du cœur, petit, fais comme tu veux ; je crois

que c’est l’impossible que tu essayes, mais ce n’est pas lapremière fois que l’impossible réussit. Embrasse-nous.

Je l’embrassai ainsi que l’oncle Gaspard, puis ayantquitté mes vêtements, je descendis dans l’eau.

– Vous crierez toujours, dis-je avant de me mettre ànager, votre voix me guidera.

Page 508: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nager, votre voix me guidera.Quel était le vide sous le toit de la galerie ? Était-il

assez grand pour me mouvoir librement ? C’était là laquestion.

Après quelques brasses, je trouvai que je pouvaisnager en allant doucement de peur de me cogner la tête :l’aventure que je tentais était donc possible. Au bout,était-ce la délivrance, était-ce la mort ?

Je me retournai et j’aperçus la lueur de la lampe quereflétaient les eaux noires : là j’avais un phare.

– Vas-tu bien ? criait le magister.– Oui.Et j’avançais avec précaution.De notre remontée aux échelles la difficulté était dans

la direction à suivre, car je savais qu’à un endroit, quin’était pas bien éloigné, il y avait une rencontre degaleries. Il ne fallait pas se tromper dans l’obscurité, souspeine de se perdre. Pour me diriger, le toit et les parois dela galerie n’étaient pas suffisants, mais j’avais sur le sol unguide plus sûr, c’étaient les rails. En les suivant, j’étaiscertain de trouver les échelles.

De temps en temps, je laissais descendre mes pieds, etaprès avoir rencontré les tiges de fer, je me redressaisdoucement. Les rails sous mes pieds, les voix de mescamarades derrière moi, je n’étais pas perdu.

L’affaiblissement des voix d’un côté, le bruit plus fortd e s bennes d’épuisement d’un autre me disaient quej’avançais. Enfin je reverrais donc la lumière du jour, et

Page 509: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

par moi mes camarades allaient être sauvés ! Celasoutenait mes forces.

Avançant droit au milieu de la galerie, je n’avais qu’àme mettre droit pour rencontrer le rail, et le plus souventje me contentais de le toucher du pied. Dans un de cesmouvements ne l’ayant pas trouvé avec le pied, jeplongeai pour le chercher avec les mains, maisinutilement ; j’allai d’une paroi à l’autre de la galerie, je netrouvai rien.

Je m’étais trompé.Je restai immobile pour me reconnaître et réfléchir ;

les voix de mes camarades ne m’arrivaient plus quecomme un très-faible murmure à peine perceptible.Lorsque j’eus respiré et pris une bonne provision d’air, jeplongeai de nouveau, mais sans être plus heureux que lapremière fois. Pas de rails.

J’avais pris la mauvaise galerie sans m’en apercevoir, ilfallait revenir en arrière.

Mais comment ? mes camarades ne criaient plus, ou cequi était la même chose, je ne les entendais pas.

Je restai un moment paralysé par une poignanteangoisse, ne sachant de quel côté me diriger. J’étais doncperdu, dans cette nuit noire, sous cette lourde voûte, danscette eau glacée.

Mais tout à coup le bruit des voix reprit et je sus paroù je devais me tourner.

Après être revenu d’une douzaine de brasses enarrière, je plongeai et retrouvai le rail. C’était donc là

Page 510: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’était la bifurcation. Je cherchai la plaque, je ne latrouvai pas ; je cherchai les ouvertures qui devaient êtredans la galerie ; à droite comme à gauche je rencontrai laparoi. Où était le rail ?

Je le suivis jusqu’au bout ; il s’interrompaitbrusquement.

Alors je compris que le chemin de fer avait été arraché,bouleversé par le tourbillon des eaux et que je n’avaisplus de guide.

Dans ces conditions, mon projet devenait impossible, etje n’avais plus qu’à revenir sur mes pas.

J’avais déjà parcouru la route, je savais qu’elle étaitsans danger, je nageai rapidement pour regagner laremontée : les voix me guidaient.

À mesure que je me rapprochais il me semblait que cesvoix étaient plus assurées, comme si mes camaradesavaient pris de nouvelles forces.

Je fus bientôt à l’entrée de la remontée et je criai àmon tour.

– Arrive, arrive, me dit le magister.– Je n’ai pas trouvé le passage.– Cela ne fait rien ; la descente avance, ils entendent

nos cris, nous entendons les leurs ; nous allons nous parlerbientôt.

Rapidement j’escaladai la remontée et j’écoutai. Eneffet les coups de pic étaient beaucoup plus forts ; et lescris de ceux qui travaillaient à notre délivrance nous

Page 511: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

arrivaient faibles encore, mais cependant déjà biendistincts.

Après le premier mouvement de joie, je m’aperçus quej’étais glacé, mais, comme il n’y avait pas de vêtementschauds à me donner pour me sécher on m’enterrajusqu’au cou dans le charbon menu, qui conserve toujoursune certaine chaleur, et l’oncle Gaspard avec le magisterse serrèrent contre moi. Alors je leur racontai monexploration et comment j’avais perdu les rails.

– Tu as osé plonger ?– Pourquoi pas ? malheureusement, je n’ai rien trouvé.Mais, ainsi que l’avait dit le magister cela importait

peu maintenant ; car, si nous n’étions pas sauvés par lagalerie nous allions l’être par la descente.

Les cris devinrent assez distincts pour espérer qu’onallait entendre les paroles.

En effet, nous entendîmes bientôt ces trois motsprononcés lentement :

– Combien êtes-vous ?De nous tous c’était l’oncle Gaspard qui avait la parole

la plus forte et la plus claire. On le chargea de répondre.– Six !Il y eut un moment de silence. Sans doute au dehors ils

avaient espéré un plus grand nombre.– Dépêchez-vous, cria l’oncle Gaspard, nous sommes à

bout.

Page 512: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Vos noms ? Il dit nos noms :– Bergounhoux, Pagès, le magister, Carrory, Rémi,

Gaspard.Dans notre sauvetage, ce fut là, pour ceux qui étaient

au dehors, le moment le plus poignant. Quand ils avaientsu qu’on allait bientôt communiquer avec nous, tous lesparents, tous les amis des mineurs engloutis étaientaccourus, et les soldats avaient grand’peine à les contenirau bout de la galerie.

Quand l’ingénieur annonça que nous n’étions que six, ily eut un douloureux désappointement, mais avec uneespérance encore pour chacun, car parmi ces six pouvait,devait se trouver celui qu’on attendait.

Il répéta nos noms.Hélas ! sur cent vingt mères ou femmes, il y en eut

quatre seulement qui virent leurs espérances réalisées.Que de douleurs, que de larmes !

Nous de notre côté nous pensions aussi à ceux quiavaient du être sauves.

– Combien ont été sauvés ? demanda l’oncle Gaspard.On ne répondit pas.

– Demande où est Marius, dit Pagès.La demande fut faite ; comme la première, elle resta

sans réponse.– Ils n’ont pas entendu.– Dis plutôt qu’ils ne veulent pas répondre. Il y avait

une question qui me tourmentait.

Page 513: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Demandez donc depuis combien de temps noussommes là.

– Depuis quatorze jours.Quatorze jours ! Celui de nous qui dans ses évaluations

avait été le plus haut avait parlé de cinq ou six jours.– Vous ne resterez pas longtemps maintenant. Prenez

courage. Ne parlons plus, cela retarde le travail. Encorequelques heures.

Ce furent, je crois, les plus longues de notre captivité,en tous cas de beaucoup les plus douloureuses. Chaquecoup de pic nous semblait devoir être le dernier ; puis,après ce coup, il en venait un autre, et après cet autre unautre encore.

De temps en temps les questions reprenaient.– Avez-vous faim ?– Oui, très-faim.– Pouvez-vous attendre ? si vous êtes trop faibles, on

va faire un trou de sonde et vous envoyer du bouillon,mais cela va retarder votre délivrance ; si vous pouvezattendre vous serez plus promptement en liberté.

– Nous attendrons, dépêchez-vous.

Le fonctionnement des bennes ne s’était pas arrêtéune minute, et l’eau baissait, toujours régulièrement.

– Annonce que l’eau baisse, dit le magister.– Nous le savons ; soit par la descente, soit par la

galerie ; on va venir à vous… bientôt.

Page 514: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Les coups de pic devinrent moins forts. Évidemmenton s’attendait d’un moment à l’autre à faire une percée, etcomme nous avions expliqué notre position, on craignaitde causer un éboulement qui, nous tombant sur la tête,pourrait nous blesser, nous tuer, ou nous précipiter dansl’eau, pêle-mêle avec les déblais.

Le magister nous explique qu’il y a aussi à craindrel’expansion de l’air, qui, aussitôt qu’un trou sera percé, vase précipiter comme un boulet de canon et tout renverser.Il faut donc nous tenir sur nos gardes et veiller sur nouscomme les piqueurs veillent sur eux.

L’ébranlement causé au massif par les coups de picdétachait dans le haut de la remontée des petitsmorceaux de charbon qui roulaient sur la pente et allaienttomber dans l’eau.

Chose bizarre, plus le moment de notre délivranceapprochait, plus nous étions faibles : pour moi je nepouvais pas me soutenir, et couché dans mon charbonmenu, il m’était impossible de me soulever sur le bras ; jetremblais et cependant je n’avais plus froid.

Enfin, quelques morceaux plus gros se détachèrent etroulèrent entre nous : l’ouverture était faite au haut de laremontée : nous fûmes aveuglés par la clarté des lampes.

Mais instantanément, nous retombâmes dansl’obscurité ; le courant d’air, un courant d’air terrible, unetrombe entraînant avec elle des morceaux de charbon etdes débris de toutes sortes, les avait soufflées.

– C’est le courant d’air, n’ayez pas peur, on va les

Page 515: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

rallumer au dehors. Attendez un peu.Attendre ! Encore attendre !Mais au même instant un grand bruit se fit dans l’eau

de la galerie, et m’étant retourné, j’aperçus une forteclarté qui marchait sur l’eau clapoteuse.

– Courage ! courage ! criait-on.Et pendant que par la descente on arrivait à donner la

main aux hommes du palier supérieur, on venait à nouspar la galerie.

L’ingénieur était en tête ; ce fut lui qui le premierescalada la remontée, et je fus dans ses bras avant d’avoirpu dire un mot.

Il était temps, le cœur me manqua.Cependant j’eus conscience qu’on m’emportait ; puis,

quand nous fûmes sortis de la galerie plate, qu’onm’enveloppait dans des couvertures.

Je fermai les yeux, mais bientôt j’éprouvai comme unéblouissement qui me força à les ouvrir.

C’était le jour. Nous étions en plein air.En même temps, un corps blanc se jeta sur moi : c’était

Capi, qui, d’un bond, s’était élancé dans les bras del’ingénieur et me léchait la figure. En même temps, jesentis qu’on me prenait la main droite et qu’onm’embrassait. – Rémi ! dit une voix faible (c’était celle deMattia). Je regardai autour de moi, et alors j’aperçus unefoule immense qui s’était tassée sur deux rangs, laissantun passage au milieu de la masse. Toute cette foule était

Page 516: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

silencieuse, car on avait recommandé de ne pas nousémouvoir par des cris ; mais son attitude, ses regardsparlaient pour ses lèvres.

Au premier rang, il me sembla apercevoir des surplisblancs et des ornements dorés qui brillaient au soleil.C’était le clergé de Varses qui était venu à l’entrée de lamine prier pour notre délivrance.

Quand nous parûmes, il se mit à genoux sur lapoussière, car pendant ces quatorze jours, la terremouillée par l’orage avait eu le temps de sécher.

Vingt bras se tendirent pour me prendre, maisl’ingénieur ne voulut pas me céder et, fier de sontriomphe, heureux et superbe, il me porta jusqu’auxbureaux où des lits avaient été préparés pour nousrecevoir.

Deux jours après je me promenais dans les rues deVarses suivi de Mattia, d’Alexis, de Capi, et tout le mondesur mon passage s’arrêtait pour me regarder.

Il y en avait qui venaient à moi et me serraient la mainavec des larmes dans les yeux.

Et il y en avait d’autres qui détournaient la tête. Ceux-là étaient en deuil et se demandaient amèrementpourquoi c’était l’enfant orphelin qui avait été sauvé,tandis que le père de famille, le fils étaient encore dans lamine, misérables cadavres charriés, ballottés par les eaux.

Mais parmi ceux qui m’arrêtaient ainsi il y en avait quiétaient tout à fait gênants, ils m’invitaient à dîner ou bienà entrer au café.

Page 517: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu nous raconteras ce que tu as éprouvé, disaient-ils.

Et je remerciais sans accepter, car il ne me convenaitpoint d’aller ainsi raconter mon histoire à des indifférents,qui croyaient me payer avec un dîner ou un verre debière.

D’ailleurs j’aimais mieux écouter que raconter, etj’écoutais Alexis, j’écoutais Mattia qui me disaient ce quis’était passé sur terre pendant que nous étions sous terre.

– Quand je pensais que c’était pour moi que tu étaismort, disait Alexis, ça me cassait bras et jambes, car je tecroyais bien mort.

– Moi, je n’ai jamais cru que tu étais mort, disaitMattia, je ne savais pas si tu sortirais vivant de la mine etsi l’on arriverait à temps pour te sauver, mais je croyaisque tu ne t’étais pas laissé noyer, de sorte que si lestravaux de sauvetage marchaient assez vite on tetrouverait quelque part. Alors, tandis qu’Alexis se désolaitet te pleurait, moi je me donnais la fièvre en me disant :« Il n’était pas mort, mais il va peut-être mourir. » Etj’interrogeais tout le monde : « Combien peut-on vivre detemps sans manger ? Quand aura-t-on épuisé l’eau ?Quand la galerie sera-t-elle percée ? » Mais personne neme répondait comme je voulais. Quand on vous ademandé vos noms et que l’ingénieur après Carrory, acrié Rémi, je me suis laissé aller sur la terre en pleurant,et alors on m’a un peu marché sur le corps, mais je ne l’aipas senti tant j’étais heureux.

Je fus très-fier de voir que Mattia avait une telle

Page 518: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je fus très-fier de voir que Mattia avait une telleconfiance en moi qu’il ne voulait pas croire que je pouvaismourir.

Page 519: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VII

Une leçon de musique.

Je m’étais fait des amis dans la mine : de pareilles

angoisses supportées en commun unissent les cœurs ; onsouffre, on espère ensemble, on ne fait qu’un.

L’oncle Gaspard ainsi que le magister particulièrementm’avaient pris en grande affection ; et bien que l’ingénieurn’eût point partagé notre emprisonnement, il s’étaitattaché à moi comme à un enfant qu’on a arraché à lamort ; il m’avait invité chez lui et, pour sa fille, j’avais dûfaire le récit de tout ce qui nous était arrivé pendant notrelong ensevelissement dans la remontée.

Tout le monde voulait me garder à Varses.– Je te trouverai un piqueur, me disait l’oncle

Gaspard, et nous ne nous quitterons plus.– Si tu veux un emploi dans les bureaux, me disait

l’ingénieur, je t’en donnerai un.L’oncle Gaspard trouvait tout naturel que je

retournasse dans la mine, où il allait bientôt redescendre

Page 520: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lui-même avec l’insouciance de ceux qui sont habitués àbraver chaque jour le danger, mais moi qui n’avais passon insouciance ou son courage, je n’étais nullementdisposé à reprendre le métier de rouleur. C’était très-beau une mine, très-curieux, j’étais heureux d’en avoir vuune, mais je l’avais assez vue, et je ne me sentais pas lamoindre envie de retourner dans une remontée.

À cette pensée seule, j’étouffais. Je n’étais décidémentpas fait pour le travail sous terre ; la vie en plein air, avecle ciel sur la tête, même un ciel neigeux, me convenaitmieux. Ce fut ce que j’expliquai à l’oncle Gaspard et aumagister, qui furent, celui-ci surpris, celui-là peiné de mesmauvaises dispositions à l’égard du travail des mines ;Carrory, que je rencontrai, me dit que j’étais un capon.

Avec l’ingénieur, je ne pouvais pas répondre que je nevoulais plus travailler sous terre, puisqu’il m’offrait dem’employer dans ses bureaux et de m’instruire si jevoulais être attentif à ses leçons ; j’aimai mieux luiraconter la vérité entière, ce que je fis.

– Et puis, tu aimes la vie en plein air, dit-il, l’aventureet la liberté ; je n’ai pas le droit de te contrarier, mongarçon, suis ton chemin.

Cela était vrai que j’aimais la vie en plein air, je nel’avais jamais mieux senti que pendant monemprisonnement dans la remontée ; ce n’est pasimpunément qu’on s’habitue à aller où l’on veut, à faire ceque l’on veut, à être son maître.

Pendant qu’on essayait de me retenir à Varses, Mattiaavait paru sombre et préoccupé ; je l’avais questionné ; il

Page 521: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’avait toujours répondu qu’il était comme à sonordinaire ; et ce ne fut que quand je lui dis que nouspartirions dans trois jours qu’il m’avoua la cause de cettetristesse en me sautant au cou.

– Alors tu ne m’abandonneras pas ? s’écria-t-il.Sur ce mot je lui allongeai une bonne bourrade, pour lui

apprendre à douter de moi, et aussi un peu pour cacherl’émotion qui m’avait étreint le cœur en entendant ce crid’amitié.

Car c’était l’amitié seule qui avait provoqué ce cri etnon l’intérêt. Mattia n’avait pas besoin de moi pourgagner sa vie, il était parfaitement capable de la gagnertout seul.

À vrai dire même, il avait pour cela des qualitésnatives que je ne possédais pas au même degré que lui, ils’en fallait de beaucoup. D’abord il était bien plus apte quemoi à jouer de tous les instruments, à chanter, à danser, àremplir tous les rôles. Et puis il savait encore bien mieuxque moi engager « l’honorable société », comme disaitVitalis, à mettre la main à la poche. Rien que par sonsourire, ses yeux doux, ses dents blanches, son air ouvert,il touchait les cœurs les moins sensibles à la générosité, etsans rien demander il inspirait aux gens l’envie dedonner ; on avait plaisir à lui faire plaisir. Cela était si vraique, pendant sa courte expédition avec Capi, tandis que jeme faisais rouleur, il avait trouvé le moyen d’amasser dix-huit francs, ce qui était une somme considérable.

Cent vingt-huit francs que nous avions en caisse etdix-huit francs gagnés par Mattia, cela faisait un total de

Page 522: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dix-huit francs gagnés par Mattia, cela faisait un total decent quarante-six francs ; il ne manquait donc plus quequatre francs pour acheter la vache du prince.

Bien que je ne voulusse pas travailler aux mines, ce nefut pas sans chagrin que je quittai Varses, car il fallut meséparer d’Alexis, de l’oncle Gaspard et du magister ; maisc’était ma destinée de me séparer de ceux que j’aimais etqui me témoignaient de l’affection.

En avant !La harpe sur l’épaule et le sac au dos, nous voilà de

nouveau sur les grands chemins avec Capi joyeux qui seroule dans la poussière.

J’avoue que ce ne fut pas sans un sentiment desatisfaction, lorsque nous fûmes sortis de Varses, que jefrappai du pied la route sonore, qui retentissait autrementque le sol boueux de la mine : le bon soleil, les beauxarbres !

Avant notre départ, nous avions, Mattia et moi,longuement discuté notre itinéraire, car je lui avais apprisà lire sur les cartes et il ne s’imaginait plus que lesdistances n’étaient pas plus longues pour les jambes quifont une route, que pour le doigt qui sur une carte vad’une ville à une autre. Après avoir bien pesé le pour et lecontre, nous avions décidé qu’au lieu de nous dirigerdirectement sur Ussel et de là sur Chavanon, nouspasserions par Clermont, ce qui n’allongerait pasbeaucoup notre route et ce qui nous donnerait l’avantaged’exploiter les villes d’eaux, à ce moment pleines demalades, Saint-Nectaire, le Mont-Dore, Royat, la

Page 523: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Bourboule. Pendant que je faisais le métier de rouleur,Mattia dans son excursion avait rencontré un montreurd’ours qui se rendait à ces villes d’eaux, où, avait-il dit, onpouvait gagner de l’argent. Or Mattia voulait gagner del’argent, trouvant que cent cinquante francs pour acheterune vache, ce n’était pas assez. Plus nous aurionsd’argent, plus la vache serait belle, plus la vache seraitbelle, plus mère Barberin serait contente, et plus mèreBarberin serait contente, plus nous serions heureux denotre côté.

Il fallait donc nous diriger vers Clermont.En venant de Paris à Varses, j’avais commencé

l’instruction de Mattia, lui apprenant à lire et luienseignant aussi les premiers éléments de la musique, deVarses à Clermont, je continuai mes leçons.

Soit que je ne fusse pas un très-bon professeur, – cequi est bien possible, – soit que Mattia ne fût pas un bonélève, – ce qui est possible aussi, – toujours est-il qu’enlecture les progrès furent lents et difficiles, ainsi que je l’aidéjà dit.

Mattia avait beau s’appliquer et coller ses yeux sur lelivre, il lisait toutes sortes de choses fantaisistes quifaisaient plus d’honneur à son imagination qu’à sonattention.

Alors quelquefois l’impatience me prenait et, frappantsur le livre, je m’écriais avec colère que décidément ilavait la tête trop dure.

Sans se fâcher, il me regardait avec ses grands yeux

Page 524: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

doux, et souriant :– C’est vrai, disait-il, je ne l’ai tendre que quand on

cogne dessus : Garofoli, qui n’était pas bête, avait tout desuite trouvé cela.

Comment rester on colère devant une pareilleréponse ? Je riais et nous reprenions la leçon.

Mais en musique les mêmes difficultés ne s’étaient pasprésentées, et dès le début Mattia avait fait des progrèsétonnants, et si remarquables, que bien vite il en étaitarrivé à m’étonner par ses questions ; puis après m’avoirétonné, il m’avait embarrassé, et enfin il m’avait plusd’une fois interloqué au point que j’étais resté court.

Et j’avoue que cela m’avait vexé et mortifié ; je prenaisau sérieux mon rôle de professeur, et je trouvaishumiliant que mon élève m’adressât des questionsauxquelles je ne savais que répondre ; il me semblait quec’était jusqu’à un certain point tricher.

Et il ne me les épargnait pas les questions, mon élève :– Pourquoi n’écrit-on pas la musique sur la même

clef ?– Pourquoi emploie-t-on les dièzes en montant et les

bémols en descendant ?– Pourquoi la première et la dernière mesure d’un

morceau ne contiennent-elles pas toujours le nombre detemps régulier ?

– Pourquoi accorde-t-on un violon sur certaines notesplutôt que sur d’autres ?

Page 525: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À cette dernière question j’avais dignement réponduque le violon n’étant pas mon instrument, je ne m’étaisjamais occupé de savoir comment on devait ou l’on nedevait pas l’accorder, et Mattia n’avait eu rien à répliquer.

Mais cette manière de me tirer d’affaire n’avait pas étéde mise avec des questions comme celles qui serapportaient aux clefs ou aux bémols : cela s’appliquaittout simplement à la musique, à la théorie de la musique ;j’étais professeur de musique, professeur de solfège, jedevais répondre ou je perdais, je le sentais bien, monautorité et mon prestige ; or, j’y tenais beaucoup à monautorité et à mon prestige.

Alors, quand je ne savais pas ce qu’il y avait àrépondre, je me tirais d’embarras comme l’oncle Gaspard,quand lui demandant ce que c’était que le charbon deterre, il me disait avec assurance : c’est du charbon qu’ontrouve dans la terre.

Avec non moins d’assurance, je répondais à Mattia,lorsque je n’avais rien à lui répondre :

– Cela est ainsi, parce que cela doit être ainsi ; c’estune loi.

Mattia n’était pas d’un caractère à s’insurger contreune loi, seulement il avait une façon de me regarder enouvrant la bouche et en écarquillant les yeux, qui ne merendait pas du tout fier de moi.

Il y avait trois jours que nous avions quitté Varses,lorsqu’il me posa précisément une question de ce genre :au lieu de répondre à son pourquoi : « Je ne sais pas », je

Page 526: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

répondis noblement : « Parce que cela est ».Alors il parut préoccupé, et de toute la journée je ne

pus pas lui tirer une parole, ce qui avec lui était bienextraordinaire, car il était toujours disposé à bavarder età rire :

Je le pressai si bien qu’il finit par parler.– Certainement, dit-il, tu es un bon professeur, et je

crois bien que personne ne m’aurait enseigné comme toice que j’ai appris ; cependant… Il s’arrêta.

– Quoi cependant ?– Cependant, il y a peut-être des choses que tu ne sais

pas ; cela arrive aux plus savants, n’est-ce pas ? Ainsi,quand tu me réponds : « Cela est, parce que cela est », il yaurait peut-être d’autres raisons à donner que tu nedonnes pas parce qu’on ne te les a pas données à toi-même. Alors, raisonnant de cette façon, je me suis dit quesi tu voulais, nous pourrions peut-être acheter, oh ! pascher, un livre où se trouveraient les principes de lamusique.

– Cela est juste.– N’est-ce pas ? Je pensais bien que cela te paraîtrait

juste, car enfin tu ne peux pas savoir tout ce qu’il y a dansles livres, puisque tu n’as pas appris dans les livres.

– Un bon maître vaut mieux que le meilleur livre.– Ce que tu dis là m’amène à te parler de quelque

chose encore : si tu voulais, j’irais demander une leçon àun vrai maître, une seule, et alors il faudrait bien qu’il me

Page 527: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dise tout ce que je ne sais pas.– Pourquoi n’as-tu pas pris cette leçon auprès d’un

vrai maître pendant que tu étais seul ?– Parce que les vrais maîtres se font payer et je

n’aurais pas voulu prendre le prix de cette leçon sur tonargent.

J’étais blessé que Mattia me parlât ainsi d’un vraimaître, mais ma sotte vanité ne tint pas contre cesderniers mots.

– Tu es un trop bon garçon, lui dis-je, mon argent estton argent, puisque tu le gagnes comme moi, mieux quemoi, bien souvent ; tu prendras autant de leçons que tuvoudras, et je les prendrai avec toi.

Puis j’ajoutai bravement cet aveu de mon ignorance :– Comme cela je pourrai, moi aussi, apprendre ce que

je ne sais pas.Le maître, le vrai maître qu’il nous fallait, ce n’était pas

un ménétrier de village, mais un artiste, un grand artiste,comme on en trouve seulement dans les villesimportantes. La carte me disait qu’avant d’arriver àClermont, la ville la plus importante qui se trouvait surnotre route était Mende. Mende était-elle vraiment uneville importante, c’était ce que je ne savais pas, maiscomme le caractère dans lequel son nom était écrit sur lacarte lui donnait cette importance, je ne pouvais quecroire ma carte.

Il fut donc décidé que ce serait à Mende que nousferions la grosse dépense d’une leçon de musique ; car

Page 528: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bien que nos recettes fussent plus que médiocres dans cestristes montagnes de la Lozère, où les villages sont rareset pauvres, je ne voulais pas retarder davantage la joie deMattia.

Après avoir traversé dans toute son étendue le causseMéjean, qui est bien le pays le plus désolé et le plusmisérable du monde, sans bois, sans eaux, sans cultures,sans villages, sans habitants, sans rien de ce qui est la vie,mais avec d’immenses et mornes solitudes qui ne peuventavoir de charmes que pour ceux qui les parcourentrapidement en voiture, nous arrivâmes enfin à Mende.

Comme il était nuit depuis quelques heures déjà, nousne pouvions aller ce soir-là même prendre notre leçon ;d’ailleurs nous étions morts de fatigue.

Cependant Mattia était si pressé de savoir si Mende,qui ne lui avait nullement paru la ville importante dont jelui avais parlé, possédait un maître de musique, que touten soupant je demandai à la maîtresse de l’auberge oùnous étions descendus, s’il y avait dans la ville un bonmusicien qui donnât des leçons de musique.

Elle nous répondit qu’elle était bien surprise de notrequestion ; nous ne connaissions donc pas M. Espinassous ?

– Nous venons de loin, dis-je.– De bien loin, alors ?– De l’Italie, répondit Mattia.Alors son étonnement se dissipa, et elle parut

admettre que, venant de si loin, nous pussions ne pas

Page 529: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

connaître M. Espinassous, mais bien certainement si nousétions venus seulement de Lyon ou de Marseille, ellen’aurait pas continué de répondre à des gens assez maléduqués pour n’avoir pas entendu parler de M.Espinassous.

– J’espère que nous sommes bien tombés, dis-je àMattia en italien.

Et les yeux de mon associé s’allumèrent. Assurément,M. Espinassous allait répondre le pied levé à toutes sesquestions ; ce ne serait pas lui qui resterait embarrassépour expliquer les raisons qui voulaient qu’on employâtles bémols en descendant et les dièzes en montant.

Une crainte me vint : un artiste aussi célèbreconsentirait-il à donner une leçon à de pauvres misérablestels que nous ?

– Et il est très-occupé, M. Espinassous ? dis-je.– Oh ! oui ! je le crois bien qu’il est occupé ; comment

ne le serait-il pas ?– Croyez-vous qu’il voudra nous recevoir demain

matin ?– Bien sûr ; il reçoit tout le monde, quand on a de

l’argent dans la poche, s’entend.Comme c’était ainsi que nous l’entendions nous aussi,

nous fûmes rassurés, et avant de nous endormir nousdiscutâmes longuement, malgré la fatigue, toutes lesquestions que nous poserions le lendemain à cet illustreprofesseur.

Page 530: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Après avoir fait une toilette soignée, c’est-à-dire unetoilette de propreté, la seule que nous pussions nouspermettre puisque nous n’avions pas d’autres vêtementsque ceux que nous portions sur notre dos, nous prîmesnos instruments, Mattia son violon, moi ma harpe, et nousnous mîmes en route pour nous rendre chez M.Espinassous.

Capi avait, comme de coutume, voulu venir avec nous,mais nous l’avions attaché dans l’écurie de l’aubergiste, necroyant pas qu’il était convenable de se présenter avec unchien chez le célèbre musicien de Mende.

Quand nous fûmes arrivés devant la maison qui nousavait été indiquée comme étant celle du professeur, nouscrûmes que nous nous étions trompés, car à la devanturede cette maison se balançaient deux petits plats à barbeen cuivre, ce qui n’a jamais été l’enseigne d’un maître demusique.

Comme nous restions à regarder cette devanture quiavait tout l’air d’être celle d’un barbier, une personne vintà passer, et nous l’arrêtâmes pour lui demander oùdemeurait M. Espinassous.

– Là, dit-elle, en nous indiquant la boutique dubarbier.

Après tout, pourquoi un professeur de musiquen’aurait-il pas demeuré chez un barbier ?

Nous entrâmes : la boutique était divisée en deuxparties égales ; dans celle de droite, sur des planches, setrouvaient des brosses, des peignes, des pots de

Page 531: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pommade, des savons ; dans celle de gauche, sur un établiet contre le mur étaient posés ou accrochés desinstruments de musique, des violons, des cornets à piston,des trompettes à coulisse.

– Monsieur Espinassous ? demanda Mattia.Un petit homme vif et frétillant comme un oiseau, qui

était en train de raser un paysan assis dans un fauteuil,répondit d’une voix de basse-taille :

– C’est moi.Je lançai un coup d’œil à Mattia pour lui dire que le

barbier-musicien n’était pas l’homme qu’il nous fallaitpour nous donner notre leçon, et que ce serait jeter notreargent par la fenêtre que de s’adresser à lui ; mais au lieude me comprendre et de m’obéir, Mattia alla s’asseoir surune chaise, et d’un air délibéré :

– Est-ce que vous voudrez bien me couper les cheveuxquand vous aurez rasé monsieur ? dit-il.

– Certainement, jeune homme, et je vous raserai aussisi vous voulez.

– Je vous remercie, dit Mattia, pas aujourd’hui, quandje repasserai.

J’étais ébahi de l’assurance de Mattia ; il me lança uncoup d’œil à la dérobée pour me dire d’attendre unmoment avant de me fâcher.

Bientôt Espinassous eut fini de raser son paysan, et, laserviette à la main, il vint pour couper les cheveux deMattia.

Page 532: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Monsieur, dit Mattia pendant qu’on lui nouait laserviette autour du cou, nous avons une discussion, moncamarade et moi, et comme nous savons que vous êtes uncélèbre musicien, nous pensons que vous voudrez biennous donner votre avis sur ce qui nous embarrasse.

– Dites un peu ce qui vous embarrasse, jeunes gens.Je compris où Mattia tendait à arriver : d’abord il

voulait voir si ce perruquier-musicien était capable derépondre à ses questions, puis au cas où ses réponsesseraient satisfaisantes, il voulait se faire donner sa leçonde musique pour le prix d’une coupe de cheveux ;décidément il était malin, Mattia.

– Pourquoi, demanda Mattia, accorde-t on un violonsur certaines notes et pas sur d’autres ?

Je crus que ce perruquier, qui précisément à cemoment même était en train de passer le peigne dans lalongue chevelure de Mattia, allait faire une réponse dansle genre des miennes ; et je riais déjà tout bas quand il pritla parole :

– La seconde corde à gauche de l’instrument devantdonner le la au diapason normal, les autres cordes doiventêtre accordées de façon à ce qu’elles donnent les notes dequinte en quinte, c’est-à-dire sol, quatrième corde ; ré,troisième corde ; la, deuxième corde ; mi, première cordeou chanterelle.

Ce ne fut pas moi qui ris, ce fut Mattia ; se moquait-ilde ma mine ébahie ? était-il simplement joyeux de savoirce qu’il avait voulu apprendre ? toujours est-il qu’il riait

Page 533: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

aux éclats.Pour moi je restais bouche ouverte à regarder ce

perruquier qui tout en tournant autour de Mattia etfaisant claquer ses ciseaux, débitait ce petit discours, quime paraissait prodigieux.

– Eh bien, dit-il en s’arrêtant tout à coup devant moi,je crois bien que ce n’était pas mon petit client qui avaittort.

Tant que dura la coupe de ses cheveux Mattia ne taritpas en questions, et à tout ce qu’on lui demanda le barbierrépondit avec la même facilité et la même sûreté que pourle violon.

Mais après avoir ainsi répondu, il en vint à interrogerlui-même et bientôt il sut à quelle intention nous étionsvenus chez lui.

Alors il se mit à rire aux éclats :– Voilà de bons petits gamins, disait-il, sont-ils drôles.Puis il voulut que Mattia, qui évidemment était bien

plus drôle que moi, lui jouât un morceau ; et Mattiaprenant bravement son violon se mit à exécuter unevalse.

– Et tu ne sais pas une note de musique ! s’écriait leperruquier en claquant des mains et en tutoyant Mattiacomme s’il le connaissait depuis longtemps.

J’ai dit qu’il y avait des instruments posés sur un établiet d’autres qui étaient accrochés contre le mur. Mattiaayant terminé son morceau de violon prit une clarinette.

Page 534: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je joue aussi de la clarinette, dit-il, et du cornet àpiston.

– Allons, joue, s’écria Espinassous.Et Mattia joua ainsi un morceau sur chacun de ces

instruments.– Ce gamin est un prodige, criait Espinassous ; si tu

veux rester avec moi, je ferai de toi un grand musicien ; tuentends, un grand musicien ! le matin, tu raseras lapratique avec moi, et tout le reste de la journée je te feraitravailler ; et ne crois pas que je ne sois pas un maîtrecapable de t’instruire parce que je suis perruquier ; il fautvivre, manger, boire, dormir, et voilà à quoi le rasoir estbon ; pour faire la barbe aux gens, Jasmin n’en est pasmoins le plus grand poëte de France ; Agen a Jasmin,Mende a Espinassous.

En entendant la fin de ce discours, je regardai Mattia.Qu’allait-il répondre ? Est-ce que j’allais perdre mon ami,mon camarade, mon frère, comme j’avais perdusuccessivement tous ceux que j’avais aimés ? Mon cœurse serra. Cependant je ne m’abandonnai pas à cesentiment. La situation ressemblait jusqu’à un certainpoint à celle où je m’étais trouvé avec Vitalis quandmadame Milligan avait demandé à me garder près d’elle :je ne voulus pas avoir à m’adresser les mêmes reprochesque Vitalis.

– Ne pense qu’à toi, Mattia, dis-je d’une voix émue.Mais il vint vivement à moi et me prenant la main :– Quitter mon ami ! je ne pourrais jamais. Je vous

Page 535: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

remercie, monsieur.Espinassous insista en disant que quand Mattia aurait

fait sa première éducation, on trouverait le moyen del’envoyer à Toulouse, puis à Paris au Conservatoire ; maisMattia répondit toujours :

– Quitter Rémi, jamais !– Eh bien, gamin, je veux faire quelque chose pour toi,

dit Espinassous, je veux te donner un livre où tuapprendras ce que tu ignores.

Et il se mit à chercher dans des tiroirs : après untemps assez long, il trouva ce livre qui avait pour titre :Théorie de la musique ; il était bien vieux, bien usé, bienfripé, mais qu’importait.

Alors, prenant une plume, il écrivit sur la premièrepage : « Offert à l’enfant qui, devenu un artiste, sesouviendra du perruquier de Mende. »

Je ne sais s’il y avait alors à Mende d’autresprofesseurs de musique que le barbier Espinassous, maisvoilà celui que j’ai connu et que nous n’avons jamaisoublié, Mattia ni moi.

Page 536: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

VIII

La vache du prince.

J’aimais bien Mattia quand nous arrivâmes à Mende ;

mais quand nous sortîmes de cette ville, je l’aimais encoreplus. Est-il rien de meilleur, rien de plus doux pourl’amitié que de sentir avec certitude que l’on est aimé deceux qu’on aime ?

Et quelle plus grande preuve Mattia pouvait-il medonner de son affection que de refuser, comme il l’avaitfait, la proposition d’Espinassous, c’est-à-dire latranquillité, la sécurité, le bien-être, l’instruction dans leprésent et la fortune dans l’avenir, pour partager monexistence aventureuse et précaire, sans avenir et peut-être même sans lendemain.

Je n’avais pas pu lui dire devant Espinassous l’émotionque son cri : « Quitter mon ami ! » avait provoquée enmoi ; mais quand nous fûmes sortis, je lui pris la main et,la lui serrant :

– Tu sais, lui dis-je, que c’est entre nous à la vie et à lamort ?

Page 537: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il se mit à sourire en me regardant avec ses grandsyeux.

– Je savais ça avant aujourd’hui, dit-il.Mattia, qui jusqu’alors avait très-peu mordu à la

lecture, fit des progrès surprenants le jour où il lut dans laThéorie de la musique de Kuhn. Malheureusement je nepus pas le faire travailler autant que j’aurais voulu et qu’ille désirait lui-même, car nous étions obligés de marcherdu matin au soir, faisant de longues étapes pour traverserau plus vite ces pays de la Lozère et de l’Auvergne, quisont peu hospitaliers pour des chanteurs et des musiciens.Sur ces pauvres terres, le paysan qui gagne peu n’est pasdisposé à mettre la main à la poche ; il écoute avec un airplacide tant qu’on veut bien jouer ; mais quand il prévoitque la quête va commencer, il s’en va ou il ferme sa porte.

Enfin, par Saint-Flour et Issoire, nous arrivâmes auxvillages d’eaux qui étaient le but de notre expédition, et ilse trouva par bonheur que les renseignements dumontreur d’ours étaient vrais : à la Bourboule, au Mont-Dore surtout, nous fîmes de belles recettes.

Pour être juste, je dois dire que ce fut surtout à Mattiaque nous les dûmes, à son adresse, à son tact. Pour moi,quand je voyais des gens assemblés, je prenais ma harpeet me mettais à jouer de mon mieux, il est vrai, mais avecune certaine indifférence. Mattia ne procédait pas de cettefaçon primitive ; quant à lui, il ne suffisait pas que desgens fussent rassemblés pour qu’il se mît tout de suite àjouer. Avant de prendre son violon ou son cornet à piston,il étudiait son public et il ne lui fallait pas longtemps pour

Page 538: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

voir s’il jouerait ou s’il ne jouerait pas, et surtout ce qu’ildevait jouer.

À l’école de Garofoli, qui exploitait en grand la charitépublique, il avait appris dans toutes ses finesses l’art sidifficile de forcer la générosité ou la sympathie des gens ;et la première fois que je l’avais rencontré dans songrenier de la rue de Lourcine, il m’avait bien étonné enm’expliquant les raisons pour lesquelles les passants sedécident à mettre la main à la poche ; mais il m’étonnabien plus encore quand je le vis à l’œuvre.

Ce fut dans les villes d’eaux qu’il déploya toute sonadresse, et pour le public parisien, son ancien public qu’ilavait appris à connaître et qu’il retrouvait là.

– Attention, me disait-il, quand nous voyions venir ànous une jeune dame en deuil dans les allées du Capucin,c’est du triste qu’il faut jouer, tâchons de l’attendrir et dela faire penser à celui qu’elle a perdu : si elle pleure, notrefortune est faite.

Et nous nous mettions à jouer avec des mouvements siralentis, que c’était à fendre le cœur.

Il y a dans les promenades aux environs du Mont-Dore des endroits qu’on appelle des salons, ce sont desgroupes d’arbres, des quinconces sous l’ombrage desquelsles baigneurs vont passer quelques heures en plein air ;Mattia étudiait le public de ces salons, et c’était d’aprèsses observations que nous arrangions notre répertoire.

Quand nous apercevions un malade assismélancoliquement sur une chaise, pâle, les yeux vitreux,

Page 539: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les joues caves, nous nous gardions bien d’aller nouscamper brutalement devant lui, pour l’arracher à sestristes pensées. Nous nous mettions à jouer loin de lui,comme si nous jouions pour nous seuls et en nousappliquant consciencieusement ; du coin de l’œil nousl’observions ; s’il nous regardait avec colère, nous nous enallions ; s’il paraissait nous écouter avec plaisir, nous nousrapprochions, et Capi pouvait présenter hardiment sasébile, il n’avait pas à craindre d’être renvoyé à coup depied.

Mais c’était surtout près des enfants que Mattiaobtenait ses succès les plus fructueux ; avec son archet illeur donnait des jambes pour danser et avec son sourire illes faisait rire même quand ils étaient de mauvaisehumeur. Comment s’y prenait-il ? Je n’eu sais rien. Maisles choses étaient ainsi : il plaisait, on l’aimait.

Le résultat de notre campagne fut vraimentmerveilleux ; toutes nos dépenses payées, nous eûmesassez vite gagné soixante-huit francs.

Soixante-huit francs et cent-quarante-six que nousavions en caisse cela faisait deux cent quatorze francs ;l’heure était venue de nous diriger sans plus tarder versChavanon en passant par Ussel où, nous avait-on dit,devait se tenir une foire importante pour les bestiaux.

Une foire, c’était notre affaire ; nous allions pouvoiracheter enfin cette fameuse vache dont nous parlions sisouvent et pour laquelle nous avions fait de si rudeséconomies.

Jusqu’à ce moment, nous n’avions eu que le plaisir de

Page 540: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

caresser notre rêve et de le faire aussi beau que notreimagination nous le permettait : notre vache seraitblanche, c’était le souhait de Mattia ; elle serait rousse,c’était le mien en souvenir de notre pauvre Roussette ;elle serait douce, elle aurait plusieurs seaux de lait ; toutcela était superbe et charmant.

Mais maintenant, il fallait de la rêverie passer àl’exécution et c’était là que l’embarras commençait.

Comment choisir notre vache avec la certitude qu’elleaurait réellement toutes les qualités dont nous nousplaisions à la parer ? Cela était grave. Quelleresponsabilité ! Je ne savais pas à quels signes onreconnaît une bonne vache, et Mattia était aussi ignorantque moi.

Ce qui redoublait notre inquiétude c’étaient leshistoires étonnantes dont nous avions entendu le récitdans les auberges, depuis que nous nous étions mis entête la belle idée d’acheter une vache. Qui dit maquignonde chevaux ou de vaches, dit artisan de ruses et detromperies. Combien de ces histoires nous étaient restéesdans la mémoire pour nous effrayer : un paysan achète àla foire une vache qui a la plus belle queue que jamaisvache ait eue, avec une pareille queue elle pourras’émoucher jusqu’au bout du nez, ce qui, tout le monde lesait, est un grand avantage ; il rentre chez lui triomphant,car il n’a pas payé cher cette vache extraordinaire ; lelendemain matin il va la voir, elle n’a plus de queue dutout ; celle qui pendait derrière elle si noblement avait étécollée à un moignon ; c’était un chignon, une queue

Page 541: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

postiche. Un autre en achète une qui a des cornesfausses ; un autre quand il veut traire sa vache s’aperçoitqu’elle a eu la mamelle soufflée et qu’elle ne donnera pasdeux verres de lait en vingt-quatre heures. Il ne faut pasque pareilles mésaventures nous arrivent.

Pour la fausse queue, Mattia ne craint rien ; il sesuspendra de tout son poids à la queue de toutes lesvaches dont nous aurons envie, et il tirera si fort sur cesqueues que si elles sont collées elles se détacheront. Pourles mamelles soufflées, il a aussi un moyen tout aussi sûr,qui est de les piquer avec une grosse et longue épingle.

Sans doute cela serait infaillible, surtout si la queueétait fausse et si la mamelle était soufflée ; mais si saqueue était vraie, ne serait-il pas à craindre qu’elleenvoyât un bon coup de pied dans le ventre ou dans latête de celui qui tirerait dessus ; et n’agirait-elle pasencore de même sous une piqûre s’enfonçant dans sachair ?

L’idée de recevoir un coup de pied calme l’imaginationde Mattia, et nous restons livrés à nos incertitudes : ceserait vraiment terrible d’offrir à mère Barberin unevache qui ne donnerait pas de lait ou qui n’aurait pas decornes.

Dans les histoires qui nous avaient été contées, il y enavait une dans laquelle un vétérinaire jouait un rôleterrible, au moins à l’égard du marchand de vaches. Sinous prenions un vétérinaire pour nous aider, sans doutecela nous serait une dépense, mais combien elle nousrassurerait.

Page 542: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Au milieu de notre embarras, nous nous arrêtâmes àce parti, qui, sous tous les rapports, paraissait le plus sage,et nous continuâmes alors gaiement notre route.

La distance n’est pas longue du Mont-Dore à Ussel ;nous mîmes deux jours à faire la route, encore arrivâmes-nous de bonne heure à Ussel.

J’étais là dans mon pays pour ainsi dire : c’était à Usselque j’avais paru pour la première fois en public dans leDomestique de M. Joli-Cœur, ou le Plus bête des deuxn’est pas celui qu’on pense, et c’était à Ussel aussi queVitalis m’avait acheté ma première paire de souliers, cessouliers à clous qui m’avaient rendu si heureux.

Pauvre Joli-Cœur, il n’était plus là avec son bel habitrouge de général anglais, et Zerbino avec la gentille Dolcemanquaient aussi.

Pauvre Vitalis, je l’avais perdu et je ne le reverrais plusmarchant la tête haute, la poitrine cambrée, marquant lepas des deux bras et des deux pieds en jouant une valsesur son fifre perçant.

Sur six que nous étions alors deux seulement restaientdebout : Capi et moi ; cela rendit mon entrée à Ussel toutemélancolique ; malgré moi je m’imaginais que j’allaisapercevoir le feutre de Vitalis au coin de chaque rue etque j’allais entendre l’appel qui tant de fois avait retenti àmes oreilles : « En avant ! »

La boutique du fripier où Vitalis m’avait conduit pourm’habiller en artiste vint heureusement chasser cestristes pensées : je la retrouvai telle que je l’avais vue

Page 543: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lorsque j’avais descendu ses trois marches glissantes. À laporte se balançait le même habit galonné sur les coutures,qui m’avait ravi d’admiration, et dans la montre jeretrouvai les mêmes vieux fusils avec les mêmes vieilleslampes.

Je voulus aussi montrer la place où j’avais débuté, enjouant le rôle du domestique de M. Joli-Cœur, c’est-à-direle plus bête des deux : Capi se reconnut et frétilla de laqueue.

Après avoir déposé nos sacs et nos instruments àl’auberge où j’avais logé avec Vitalis, nous nous mîmes à larecherche d’un vétérinaire.

Quand celui-ci eut entendu notre demande ilcommença par nous rire au nez.

– Mais il n’y a pas de vaches savantes dans le pays,dit-il.

– Ce n’est pas une vache qui sache faire des tours qu’ilnous faut, c’en est une qui donne du bon lait.

– Et qui ait une vraie queue, ajouta Mattia, que l’idéed’une queue collée tourmentait beaucoup.

– Enfin, monsieur le vétérinaire, nous venons vousdemander de nous aider de votre science pour nousempêcher d’être volés par les marchands de vaches.

Je dis cela en tâchant d’imiter les airs nobles queVitalis prenait si bien lorsqu’il voulait faire la conquête desgens.

– Et pourquoi diable voulez-vous une vache ?

Page 544: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

demanda le vétérinaire.En quelques mots, j’expliquai ce que je voulais faire de

cette vache.– Vous êtes de bons garçons, dit-il, je vous

accompagnerai demain matin sur le champ de foire, et jevous promets que la vache que je vous choisirai n’aurapas une queue postiche.

– Ni des cornes fausses ? dit Mattia.– Ni des cornes fausses.– Ni la mamelle soufflée ?– Ce sera une belle et bonne vache ; mais pour acheter

il faut être en état de payer ?Sans répondre, je dénouai un mouchoir dans lequel

était enfermé notre trésor.– C’est parfait, venez me prendre demain matin à sept

heures.– Et combien vous devrons-nous, monsieur le

vétérinaire ?– Rien du tout ; est-ce que je veux prendre de l’argent

à de bons enfants comme vous !Je ne savais comment remercier ce brave homme,

mais Mattia eut une idée.– Monsieur, est-ce que vous aimez la musique ?

demanda-t-il.– Beaucoup, mon garçon.– Et vous vous couchez de bonne heure ?

Page 545: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cela était assez incohérent, cependant le vétérinairevoulut bien répondre :

– Quand neuf heures sonnent.– Merci, monsieur, à demain matin sept heures.

J’avais compris l’idée de Mattia.– Tu veux donner un concert au vétérinaire ? dis-je.– Justement : une sérénade quand il va se coucher ; ça

se fait pour ceux qu’on aime.– Tu as eu là une bonne idée, rentrons à l’auberge et

travaillons les morceaux de notre concert ; on peut ne passe gêner avec le public qui paye, mais quand on paye soi-même il faut faire de son mieux.

À neuf heures moins deux ou trois minutes nous étionsdevant la maison du vétérinaire, Mattia avec son violon,moi avec ma harpe : la rue était sombre, car la lunedevant se lever vers neuf heures on avait jugé bon de nepas allumer les réverbères, les boutiques étaient déjàfermées, et les passants étaient rares.

Au premier coup de neuf heures nous partîmes enmesure : et dans cette rue étroite, silencieuse, nosinstruments résonnèrent comme dans la salle la plussonore : les fenêtres s’ouvrirent et nous vîmes apparaîtredes têtes encapuchonnées de bonnets, de mouchoirs et defoulards : d’une fenêtre à l’autre on s’interpellait avecsurprise.

Notre ami le vétérinaire demeurait dans une maisonqui, à l’un de ses angles, avait une gracieuse tourelle : une

Page 546: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des fenêtres de cette tourelle s’ouvrit et il se pencha pourvoir qui jouait ainsi.

Sans doute il nous reconnut et il comprit notreintention, car de sa main il nous fit signe de nous taire :

– Je vais vous ouvrir la porte, dit-il, vous jouerez dansle jardin.

Et presque aussitôt cette porte nous fut ouverte.– Vous êtes de braves garçons, dit-il en nous donnant

à chacun une bonne poignée de main, mais vous êtes aussides étourdis ; vous n’avez donc point pensé que le sergentde ville pouvait vous arrêter pour tapage nocturne sur lavoie publique !

Notre concert recommença dans le jardin qui n’étaitpas bien grand, mais très-coquet avec un berceau couvertde plantes grimpantes.

Comme le vétérinaire était marié et qu’il avaitplusieurs enfants, nous eûmes bientôt un public autour denous ; on alluma des chandelles sous le berceau et nousjouâmes jusqu’après dix heures ; quand un morceau étaitfini, on nous applaudissait, et on nous en demandait unautre.

Si le vétérinaire ne nous avait pas mis à la porte, jecrois bien, que sur la demande des enfants, nous aurionsjoué une bonne partie de la nuit.

– Laissez-les aller au lit, dit-il, il faut qu’ils soient icidemain matin à sept heures.

Mais il ne nous laissa pas aller sans nous offrir une

Page 547: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

collation qui nous fut très-agréable ; alors, pourremerciements, Capi joua quelques-uns de ses tours lesplus drôles, ce qui fit la joie des enfants ; il était près deminuit quand nous partîmes.

La ville d’Ussel si tranquille le soir était le lendemainmatin pleine de tapage et de mouvement ; avant le leverdu jour nous avions entendu dans notre chambre un bruitincessant de charrettes roulant sur le pavé et se mêlantaux hennissements des chevaux, aux meuglements desvaches, aux bêlements des moutons, aux cris des paysansqui arrivaient pour la foire.

Quand nous descendîmes, la cour de notre aubergeétait déjà encombrée de charrettes enchevêtrées les unesdans les autres, et des voitures qui arrivaientdescendaient des paysans endimanchés qui prenaientleurs femmes dans leurs bras pour les mettre à terre ;alors tout le monde se secouait, les femmes défripaientleurs jupes.

Dans la rue tout un flot mouvant se dirigeait vers lechamp de foire ; comme il n’était encore que six heures,nous eûmes envie d’aller passer en revue les vaches quiétaient déjà arrivées et de faire notre choix à l’avance.

Ah ! les belles vaches ! Il y en avait de toutes lescouleurs et de toutes les tailles, les unes grasses, lesautres maigres, celles-ci avec leurs veaux, celles-làtraînant à terre leur mamelle pleine de lait ; sur le champde foire se trouvaient aussi des chevaux qui hennissaient,des juments qui léchaient leurs poulains, des porcs grasqui se creusaient des trous dans la terre, des cochons de

Page 548: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lait qui hurlaient comme si on les écorchait vifs, desmoutons, des poules, des oies ; mais que nous importait !nous n’avions d’yeux que pour les vaches qui subissaientnotre examen en clignant les paupières et en remuantlentement la mâchoire, ruminant placidement leur repasde la nuit, sans se douter qu’elles ne mangeraient plusl’herbe des pâturages où elles avaient été élevées.

Après une demi-heure de promenade, nous en avionstrouvé dix-sept qui nous convenaient tout à fait, celle-cipour telle qualité, celle-là pour telle autre, trois parcequ’elles étaient rousses, deux parce qu’elles étaientblanches ; ce qui bien entendu souleva une discussionentre Mattia et moi.

À sept heures nous trouvâmes le vétérinaire qui nousattendait et nous revînmes avec lui au champ do foire enlui expliquant de nouveau quelles qualités nous exigionsdans la vache que nous allions acheter.

Elles se résumaient en deux mots : donner beaucoupde lait et manger peu.

– En voici une qui doit être bonne, dit Mattia endésignant une vache blanchâtre.

– Je crois que celle-là est meilleure, dis-je en montrantune rousse.

Le vétérinaire nous mit d’accord en ne s’arrêtant ni àl’une ni à l’autre, mais en allant à une troisième : c’étaitune petite vache aux jambes grêles, rouge de poil, avec lesoreilles et les joues brunes, les yeux bordés de noir et uncercle blanchâtre autour du mufle.

Page 549: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Voilà une vache du Rouergue qui est justement cequ’il vous faut, dit-il.

Un paysan à l’air chétif la tenait par la longe ; ce fut àlui que le vétérinaire s’adressa pour savoir combien ilvoulait vendre sa vache.

– Trois cents francs.Déjà cette petite vache alerte et fine, maligne de

physionomie avait fait notre conquête, les bras noustombèrent du corps.

Trois cents francs : ce n’était pas du tout notre affaire ;je fis un signe au vétérinaire pour lui dire que nousdevions passer à une autre ; il m’en fit un pour me dire aucontraire que nous devions persévérer.

Alors une discussion s’engagea entre lui et le paysan : iloffrit 150 francs ; le paysan diminua 10 francs. Levétérinaire monta à 170 ; le paysan descendit à 280.

Mais arrivées à ce point, les choses ne continuèrentpas ainsi, ce qui nous avait donné bonne espérance : aulieu d’offrir, le vétérinaire commença à examiner la vacheen détail : elle avait les jambes faibles, le cou trop court,les cornes trop longues ; elle manquait de poumons, lamamelle n’était pas bien conformée.

Le paysan répondit que, puisque nous nous yconnaissions si bien, il nous donnerait sa vache pour deuxcent cinquante francs, afin quelle fût en bonnes mains.

Là-dessus la peur nous prit, nous imaginant tous deuxque c’était une mauvaise vache.

Page 550: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Allons-en voir d’autres, dis-je.Sur ce mot le paysan faisant un effort, diminua de

nouveau dix francs.Enfin, de diminution en diminution il arriva à deux

cent dix francs, mais il y resta.D’un coup de coude le vétérinaire nous avait fait

comprendre que tout ce qu’il disait n’était pas sérieux etque la vache, loin d’être mauvaise, était excellente ; maisdeux cent dix francs, c’était une grosse somme pour nous.

Pendant ce temps Mattia tournant par derrière lavache lui avait arraché un long poil à la queue et la vachelui avait détaché un coup de pied.

Cela me décida.– Va pour deux cent dix francs, dis-je, croyant tout

fini.Et j’étendis la main pour prendre la longe, mais le

paysan ne me la céda pas.– Et les épingles de la bourgeoise ? dit-il.Une nouvelle discussion s’engagea et finalement nous

tombâmes d’accord sur vingt sous d’épingles. Il nousrestait donc trois francs.

De nouveau j’avançai la main, le paysan me la prit etme la serra fortement en ami.

Justement parce que j’étais un ami, je n’oublierais pasle vin de la fille.

Le vin de la fille nous coûta dix sous.

Page 551: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pour la troisième fois je voulus prendre la longe, maismon ami le paysan m’arrêta :

– Vous avez apporté un licou ? me dit-il, je vends lavache, je ne vends pas son licou.

Cependant comme nous étions amis il voulait bien mecéder ce licou pour trente sous, ce n’était pas cher.

Il nous fallait un licou pour conduire notre vache,j’abandonnai les trente sous, calculant qu’il nous enresterait encore vingt.

Je comptai donc les deux cent treize francs et pour laquatrième fois j’étendis la main.

– Où donc est votre longe ? demanda le paysan, jevous ai vendu le licou, je vous ai pas vendu la longe.

La longe nous coûta vingt sous, nos vingt dernierssous.

Et lorsqu’ils furent payés la vache nous fut enfin livréeavec son licou et sa longe.

Nous avions une vache, mais nous n’avions plus unsou, pas un seul pour la nourrir et nous nourrir nous-mêmes.

– Nous allons travailler, dit Mattia, les cafés sont pleinsde monde, en nous divisant nous pouvons jouer dans tous,nous aurons une bonne recette ce soir.

Et après avoir conduit notre vache dans l’écurie denotre auberge où nous l’attachâmes avec plusieursnœuds, nous nous mîmes à travailler chacun de notrecôté, et le soir quand nous fîmes le compte de notre

Page 552: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

recette, je trouvai que celle de Mattia était de quatrefrancs cinquante centimes et la mienne de trois francs.

Avec sept francs cinquante centimes nous étionsriches.

Mais la joie d’avoir gagné ces sept francs cinquanteétait bien petite comparée à la joie que nous éprouvionsd’en avoir dépensé deux cent quatorze.

Nous décidâmes la fille de cuisine à traire notre vache,et nous soupâmes avec son lait : jamais nous n’en avionsbu d’aussi bon, Mattia déclara qu’il était sucré et qu’ilsentait la fleur d’oranger, comme celui qu’il avait bu àl’hôpital, mais bien meilleur.

Et dans notre enthousiasme nous allâmes embrassernotre vache sur son mufle noir ; sans doute elle futsensible à cette caresse, car elle nous lécha la figure de salangue rude.

– Tu sais qu’elle embrasse, s’écria Mattia ravi.Pour comprendre le bonheur que nous éprouvions à

embrasser notre vache et à être embrassés par elle, il fautse rappeler que ni Mattia ni moi, nous n’étions gâtés parles embrassades : notre sort n’était pas celui des enfantschoyés, qui ont à se défendre contre les caresses de leursmères ; et tous deux cependant nous aurions bien aimé ànous faire caresser.

Le lendemain matin nous étions levés avec le soleil, ettout de suite nous nous mettions en route pour Chavanon.

Comme j’étais reconnaissant à Mattia du concours qu’ilm’avait prêté, car sans lui je n’aurais jamais amassé cette

Page 553: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

grosse somme de deux cent quatorze francs, j’avais voulului donner le plaisir de conduire notre vache, et il n’avaitpas été médiocrement heureux de la tirer par la longe,tandis que je marchais derrière elle. Ce fut seulementquand nous fûmes sortis de la ville que je vins prendreplace à côté de lui, pour causer comme à l’ordinaire etsurtout pour regarder ma vache : jamais je n’en avais vuune aussi belle.

Et de vrai elle avait fort bon air, marchant lentementen se balançant, en se prélassant comme une bête qui aconscience de sa valeur.

Maintenant je n’avais plus besoin de regarder ma carteà chaque instant comme je le faisais depuis notre départde Paris : je savais où j’allais, et bien que plusieurs annéesse fussent écoulées depuis que j’avais passé là avec Vitalis,je retrouvais tous les accidents de la route.

Mon intention, pour ne pas fatiguer notre vache, etaussi pour ne pas arriver trop tard à Chavanon, étaitd’aller coucher dans le village où j’avais passé mapremière nuit de voyage avec Vitalis, dans ce lit defougère, où le bon Capi voyant mon chagrin était venus’allonger près de moi et avait mis sa patte dans ma mainpour me dire qu’il serait mon ami. De là nous partirions lelendemain matin pour arriver de bonne heure chez mèreBarberin.

Mais le sort qui, jusque-là nous avait été si favorable,se mit contre nous et changea nos dispositions.

Nous avions décidé de partager notre journée demarche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner,

Page 554: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

marche en deux parts, et de la couper par notre déjeuner,surtout par le déjeuner de notre vache qui consisterait enherbe des fossés de la route qu’elle paîtrait.

Vers dix heures, ayant trouvé un endroit où l’herbeétait verte et épaisse, nous mîmes les sacs à bas, et nousfîmes descendre notre vache dans le fossé.

Tout d’abord je voulus la tenir par la longe, mais elle semontra si tranquille, et surtout si appliquée à paître, quebientôt je lui entortillai la longe autour des cornes, etm’assis près d’elle pour manger mon pain.

Naturellement nous eûmes fini de manger bien avantelle ; alors après l’avoir admirée pendant assez longtemps,ne sachant plus que faire, nous nous mîmes à jouer auxbilles Mattia et moi, car il ne faut pas croire que nousétions deux petits bonshommes graves et sérieux, nepensant qu’à gagner de l’argent : si nous menions une viequi n’est point ordinairement celle des enfants de notreâge, nous n’en avions pas moins les goûts et les idées denotre jeunesse, c’est-à-dire que nous aimions à jouer auxjeux des enfants, et que nous ne laissions point passer unejournée sans faire une partie de billes, de balle ou de sautde mouton. Tout à coup, sans raison bien souvent, Mattiame disait : « Jouons-nous ? » Alors, en un tour de main,nous nous débarrassions de nos sacs, de nos instruments,et sur la route nous nous mettions à jouer ; et plus d’unefois, si je n’avais pas eu ma montre pour me rappelerl’heure, nous aurions joué jusqu’à la nuit ; mais elle medisait que j’étais chef de troupe, qu’il fallait travailler,gagner de l’argent pour vivre ; et alors je repassais surmon épaule endolorie la bretelle de ma harpe : en avant !

Page 555: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nous eûmes fini de jouer avant que la vache eût fini depaître, et quand elle nous vit venir à elle, elle se mit àtondre l’herbe à grands coups de langue, comme pournous dire qu’elle avait encore faim.

– Attendons un peu, dit Mattia.– Tu ne sais donc pas qu’une vache mange toute la

journée ?– Un tout petit peu.Tout en attendant, nous reprîmes nos sacs et nos

instruments.– Si je lui jouais un petit air de cornet à piston ? dit

Mattia qui restait difficilement en repos ; nous avions unevache dans le cirque Gassot, et elle aimait la musique.

Et sans en demander davantage, Mattia se mit à jouerune fanfare de parade.

Aux premières notes, notre vache leva la tête ; puistout à coup, avant que j’eusse pu me jeter à ses cornespour prendre sa longe, elle partit au galop.

Et aussitôt nous partîmes après elle, galopant aussi detoutes nos forces en l’appelant.

Je criai à Capi de l’arrêter, mais on ne peut pas avoirtous les talents : un chien de conducteur de bestiaux eûtsauté au nez de notre vache ; Capi, qui était un savant, luisauta aux jambes.

Bien entendu cela ne l’arrêta pas, tout au contraire, etnous continuâmes notre course, elle en avant, nous enarrière.

Page 556: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Tout en courant j’appelais Mattia : « Stupide bête » ;et lui, sans s’arrêter, me criait d’une voix haletante : « Tucogneras, je l’ai mérité. »

C’était deux kilomètres environ avant d’arriver à ungros village que nous nous étions arrêtés pour manger, etc’était vers ce village que notre vache galopait. Elle entradans ce village naturellement avant nous, et comme laroute était droite, nous pûmes voir, malgré la distance,que des gens lui barraient le passage et s’emparaientd’elle.

Alors nous ralentîmes un peu notre course : notrevache ne serait pas perdue ; nous n’aurions qu’à laréclamer aux braves gens qui l’avaient arrêtée, et ils nousla rendraient.

À mesure que nous avancions, le nombre des gensaugmentait autour de notre vache, et quand nousarrivâmes enfin près d’elle, il y avait là une vingtained’hommes, de femmes ou d’enfants qui discutaient ennous regardant venir.

Je m’étais imaginé que je n’avais qu’à réclamer mavache, mais au lieu de me la donner, on nous entoura etl’on nous posa question sur question : « D’où venions-nous, où avions-nous eu cette vache ? »

Nos réponses étaient aussi simples que faciles ;cependant elles ne persuadèrent pas ces gens, et deux outrois voix s’élevèrent pour dire que nous avions volé cettevache qui nous avait échappé, et qu’il fallait nous mettreen prison en attendant que l’affaire s’éclaircît.

Page 557: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

L’horrible frayeur que le mot de prison m’inspirait metroubla et nous perdit : je pâlis, je balbutiai, et commenotre course avait rendu ma respiration haletante, je fusincapable de me défendre.

Sur ces entrefaites, un gendarme arriva ; en quelquesmots on lui conta notre affaire, et comme elle ne lui parutpas nette, il déclara qu’il allait mettre notre vache enfourrière et nous en prison : on verrait plus tard.

Je voulus protester, Mattia voulut parler, le gendarmenous imposa durement silence ; et me rappelant la scènede Vitalis avec l’agent de police de Toulouse, je dis àMattia de se taire et de suivre monsieur le gendarme.

Tout le village nous fit cortège jusqu’à la mairie où setrouvait la prison : on nous entourait, on nous pressait, onnous poussait, on nous bourrait, on nous injuriait, et jecrois bien que sans le gendarme, qui nous protégeait, onnous aurait lapidés comme si nous étions de grandscoupables, des assassins ou des incendiaires. Et cependantnous n’avions commis aucun crime. Mais les foules sontsouvent ainsi, elles ont un plaisir sauvage à se ruer sur lesmalheureux, sans savoir ce qu’ils ont fait, s’ils sontcoupables ou innocents.

En arrivant à la prison, j’eus un moment d’espérance :le gardien de la mairie qui était aussi geôlier et gardechampêtre, ne voulut pas tout d’abord nous recevoir. Jeme dis que c’était là un brave homme. Mais le gendarmeinsista, et le geôlier céda ; passant devant nous, il ouvritune porte qui fermait en dehors avec une grosse serrureet deux verrous : je vis alors pourquoi il avait fait

Page 558: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

difficulté pour nous recevoir tout d’abord : c’était parcequ’il avait mis sa provision d’oignons sécher dans laprison, en les étalant sur le plancher. On nous fouilla ; onnous prit notre argent, nos couteaux, nos allumettes, etpendant ce temps, le geôlier amassa vivement tous sesoignons dans un coin. Alors on nous laissa et la porte sereferma sur nous avec un bruit de ferraille vraimenttragique.

Nous étions en prison. Pour combien de temps ?Comme je me posais cette question, Mattia vint se

mettre devant moi et baissant la tête :– Cogne, dit-il, cogne sur la tête, tu ne frapperas

jamais assez fort pour ma bêtise.– Tu as fait la bêtise, et j’ai laissé la faire, j’ai été aussi

bête que toi.– J’aimerais mieux que tu cognes, j’aurais moins de

chagrin : notre pauvre vache, la vache du prince !Et il se mit à pleurer.Alors ce fut à moi de le consoler en lui expliquant que

notre position n’était pas bien grave, nous n’avions rienfait, et il ne nous serait pas difficile de prouver que nousavions acheté notre vache, le bon vétérinaire d’Usselserait notre témoin.

– Et si l’on nous accuse d’avoir volé l’argent aveclequel nous avons payé notre vache, commentprouverons-nous que nous l’avons gagné ? tu vois bienque quand on est malheureux, on est coupable de tout.

Page 559: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mattia avait raison, je ne savais que trop bien qu’onest dur aux malheureux ; les cris qui venaient de nousaccompagner jusqu’à la prison ne le prouvaient-ils pasencore ?

– Et puis, dit Mattia en continuant de pleurer, quandnous sortirons de cette prison, quand on nous rendraitnotre vache, est-il certain que nous trouverons mèreBarberin ?

– Pourquoi ne la trouverions-nous pas ?– Depuis le temps que tu l’as quittée, elle a pu mourir.Je fus frappé au cœur par cette crainte : c’était vrai

que mère Barberin avait pu mourir, car bien que n’étantpas d’un âge où l’on admet facilement l’idée de la mort, jesavais par expérience qu’on peut perdre ceux qu’onaime ; n’avais-je pas perdu Vitalis ? Comment cette idéene m’était-elle pas venue déjà.

– Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ?demandai-je.

– Parce que, quand je suis heureux, je n’ai que desidées gaies dans ma tête stupide, tandis que quand je suismalheureux je n’ai que des idées tristes. Et j’étais siheureux à la pensée d’offrir ta vache à ta mère Barberinque je ne voyais que le contentement de mère Barberin, jene voyais que le nôtre et j’étais ébloui, comme grisé.

– Ta tête n’est pas plus stupide que la mienne, monpauvre Mattia, car je n’ai pas eu d’autres idées que lestiennes ; comme toi aussi j’ai été ébloui et grisé.

– Ah ! ah ! la vache du prince ! s’écria Mattia en

Page 560: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pleurant, il est beau le prince !Puis tout à coup se levant brusquement en

gesticulant :– Si mère Barberin était morte, et si l’affreux Barberin

était vivant, s’il nous prenait notre vache, s’il te prenaittoi-même ?

Assurément c’était l’influence de la prison qui nousinspirait ces tristes pensées, c’étaient les cris de la foule,c’était le gendarme, c’était le bruit de la serrure et desverrous quand on avait fermé, la porte sur nous.

Mais ce n’était pas seulement à nous que Mattiapensait, c’était aussi à notre vache.

– Qui va lui donner à manger ? qui va la traire ?Plusieurs heures se passèrent dans ces tristes pensées,

et plus le temps marchait, plus nous nous désolions.J’essayai cependant de réconforter Mattia en lui

expliquant qu’on allait venir nous interroger.– Eh bien ; que dirons-nous ?– La vérité.– Alors on va te remettre entre les mains de Barberin,

ou bien si mère Barberin est seule chez elle, on val’interroger aussi pour savoir si nous ne mentons pas,nous ne pourrons donc plus lui faire notre surprise.

Enfin notre porte s’ouvrit avec un terrible bruit deferraille et nous vîmes entrer un vieux monsieur àcheveux blancs dont l’air ouvert et bon nous rendit toutde suite l’espérance.

Page 561: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de suite l’espérance.– Allons, coquins, levez-vous, dit le geôlier, et

répondez à M. le juge de paix.– C’est bien, c’est bien, dit le juge de paix en faisant

signe au geôlier de le laisser seul, je me charged’interroger celui-là, – il me désigna du doigt, – emmenezl’autre et gardez-le ; je l’interrogerai ensuite.

Je crus que dans ces conditions je devais avertirMattia de ce qu’il avait à répondre.

– Comme moi, monsieur le juge de paix, dis-je, il vousracontera la vérité, toute la vérité.

– C’est bien, c’est bien, interrompit vivement le jugede paix comme s’il voulait me couper la parole.

Mattia sortit, mais avant il eut le temps de me lancerun rapide coup d’œil pour me dire qu’il m’avait compris.

– On vous accuse d’avoir volé une vache, me dit le jugede paix en me regardant dans les deux yeux.

Je répondis que nous avions acheté cette vache à lafoire d’Ussel, et je nommai le vétérinaire qui nous avaitassistés dans cet achat.

– Cela sera vérifié.– Je l’espère, car ce sera cette vérification qui

prouvera notre innocence.– Et dans quelle intention avez-vous acheté une

vache ?– Pour la conduire à Chavanon et l’offrir à la femme

qui a été ma mère nourrice, en reconnaissance de ses

Page 562: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

soins et en souvenir de mon affection pour elle.– Et comment se nomme cette femme ?– Mère Barberin.– Est-ce la femme d’un ouvrier maçon qui, il y a

quelques années, a été estropié à Paris ?– Oui, monsieur le juge de paix.– Cela aussi sera vérifié.Mais je ne répondis pas à cette parole comme je l’avais

fait pour le vétérinaire d’Ussel.Voyant mon embarras, le juge de paix me pressa de

questions et je dus répondre que s’il interrogeait mèreBarberin le but que nous nous étions proposé se trouvaitmanqué : il n’y avait plus de surprise.

Cependant au milieu de mon embarras j’éprouvais unevive satisfaction : puisque le juge de paix connaissait mèreBarberin et qu’il s’informerait auprès d’elle de la vérité oude la fausseté de mon récit, cela prouvait que mèreBarberin était toujours vivante.

J’en éprouvai bientôt une plus grande encore ; aumilieu de ces questions le juge de paix me dit queBarberin était retourné à Paris depuis quelque temps.

Cela me rendit si joyeux que je trouvai des parolespersuasives pour le convaincre que la déposition duvétérinaire devait suffire pour prouver que nous n’avionspas volé notre vache.

– Et où avez-vous eu l’argent nécessaire pour achetercette vache ?

Page 563: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était là la question qui avait si fort effrayé Mattiaquand il avait prévu qu’elle nous serait adressée.

– Nous l’avons gagné.– Où ? Comment ?J’expliquai comment, depuis Paris jusqu’à Varses et

depuis Varses jusqu’au Mont-Dore, nous l’avions gagné etamassé sou à sou.

– Et qu’alliez-vous faire à Varses ?Cette question m’obligea à un nouveau récit ; quand le

juge de paix entendit que j’avais été enseveli dans la minede la Truyère, il m’arrêta et d’une voix toute adoucie,presque amicale :

– Lequel de vous deux est Rémi ? dit-il.– Moi, monsieur le juge de paix.– Qui le prouve ? Tu n’as pas de papiers, m’a dit le

gendarme.– Non, monsieur le juge de paix.– Allons, raconte-moi comment est arrivée la

catastrophe de Varses ; j’en ai lu le récit dans lesjournaux, si tu n’es pas vraiment Rémi, tu ne metromperas pas ; je t’écoute, fais donc attention.

Le tutoiement du juge de paix m’avait donné ducourage : je voyais bien qu’il ne nous était pas hostile.

Quand j’eus achevé mon récit, le juge de paix meregarda longuement avec des yeux doux et attendris. Jem’imaginais qu’il allait me dire qu’il nous rendait la

Page 564: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

liberté, mais il n’en fut rien : sans m’adresser la parole, ilme laissa seul. Sans doute il allait interroger Mattia pourvoir si nos deux récits s’accorderaient.

Je restai assez longtemps livré à mes réflexions, mais àla fin le juge de paix revint avec Mattia.

– Je vais faire prendre des renseignements à Ussel,dit-il, et si comme je l’espère ils confirment vos récits,demain on vous mettra en liberté.

– Et notre vache ? demanda Mattia.– On vous la rendra.– Ce n’est pas cela que je voulais dire, répliqua Mattia,

qui va lui donner à manger, qui va la traire ?– Sois tranquille, gamin. Mattia aussi était rassuré.– Si on trait notre vache, dit-il en souriant, est-ce

qu’on ne pourrait pas nous donner le lait ? cela serait bienbon pour notre souper.

Aussitôt que le juge de paix fut parti, j’annonçai àMattia les deux grandes nouvelles qui m’avaient faitoublier que nous étions en prison : mère Barberin vivante,et Barberin à Paris.

– La vache du prince fera son entrée triomphale, ditMattia.

Et dans sa joie il se mit à danser en chantant ; je luipris les mains, entraîné par sa gaîté, et Capi quijusqu’alors était resté dans un coin triste et inquiet, vintse placer au milieu de nous debout sur ses deux pattes dederrière ; alors nous nous livrâmes à une si belle danse

Page 565: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

que le concierge effrayé, – pour ses oignonsprobablement, – vint voir si nous ne nous révoltions pas.

Il nous engagea à nous taire, mais il ne nous adressapas la parole brutalement comme lorsqu’il était entréavec le juge de paix.

Par là nous comprîmes que notre position n’était pasmauvaise, et bientôt nous eûmes la preuve que nous nenous étions pas trompés, car il ne tarda pas à rentrer,nous apportant une grande terrine toute pleine de lait, –le lait de notre vache, – mais ce n’était pas tout, avec laterrine, il nous donna un gros pain blanc et un morceau deveau froid qui, nous dit-il, nous était envoyé par M. le jugede paix.

Jamais prisonniers n’avaient été si bien traités ; alorsen mangeant le veau et en buvant le lait je revins de mesidées sur les prisons ; décidément elles valaient mieuxque je ne me l’étais imaginé.

Ce fut aussi le sentiment de Mattia :– Dîner et coucher sans payer, dit-il en riant, en voilà

une chance !Je voulus lui faire une peur.– Et si le vétérinaire était mort tout à coup, lui dis-je,

qui témoignerait pour nous ?– On n’a de ces idées là que quand on est malheureux,

dit-il sans se fâcher, et ce n’est vraiment pas le moment.

Page 566: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

IX

Mère Barberin.

Notre nuit sur le lit de camp ne fut pas mauvaise, nous

en avions passé de moins agréables à la belle étoile.– J’ai rêvé de l’entrée de la vache, me dit Mattia.– Et moi aussi.À huit heures du matin notre porte s’ouvrit, et nous

vîmes entrer le juge de paix, suivi de notre ami levétérinaire qui avait voulu venir lui-même nous mettreen liberté.

Quant au juge de paix, sa sollicitude pour deuxprisonniers innocents ne se borna pas seulement au dînerqu’il nous avait offert la veille ; il me remit un beau papiertimbré :

– Vous avez été des fous, me dit-il amicalement, devous embarquer ainsi sur les grands chemins ; voici unpasse-port que je vous ai fait délivrer par le maire, ce seravotre sauvegarde désormais. Bon voyage, les enfants.

Et il nous donna une poignée de main ; quant au

Page 567: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

vétérinaire il nous embrassa.Nous étions entrés misérablement dans ce village,

nous en sortîmes triomphalement, menant notre vachepar la longe et marchant la tête haute, en regardant par-dessus nos épaules les paysans qui se tenaient sur leursportes.

– Je ne regrette qu’une chose, dit Mattia, c’est que legendarme qui a jugé bon de nous arrêter ne soit pas làpour nous voir passer.

– Le gendarme a eu tort, mais nous aussi nous avonseu tort de croire que ceux qui étaient malheureuxn’avaient rien à attendre de bon.

– C’est parce que nous n’étions pas tout à faitmalheureux que nous avons eu du bon ; quand on a cinqfrancs dans sa poche, on n’est pas tout à fait malheureux.

– Tu pouvais dire cela hier, aujourd’hui cela ne t’estpas permis ; tu vois qu’il y a de braves gens en ce monde.

Nous avions reçu une trop belle leçon pour avoir l’idéed’abandonner la longe de notre vache ; elle était douce,notre vache, cela était vrai, mais aussi peureuse.

Nous ne tardâmes pas à atteindre le village où j’avaiscouché avec Vitalis ; de là nous n’avions plus qu’unegrande lande à traverser pour arriver à la côte quidescend à Chavanon.

En passant par la rue de ce village et justement devantla maison où Zerbino avait volé une croûte, une idée mevint que je m’empressai de communiquer à Mattia.

Page 568: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu sais que je t’ai promis des crêpes chez mèreBarberin ; mais, pour faire des crêpes, il faut du beurre,de la farine et des œufs.

– Cela doit être joliment bon.– Je crois bien que c’est bon, tu verras ; ça se roule et

on s’en met plein la bouche ; mais il n’y a peut-être pas debeurre, ni de farine chez mère Barberin, car elle n’est pasriche ; si nous lui en portions ?

– C’est une fameuse idée.– Alors, tiens la vache, surtout ne la lâche pas ; je vais

entrer chez cet épicier et acheter du beurre et de lafarine. Quant aux œufs, si la mère Barberin n’en a pas,elle en empruntera ; car nous pourrions les casser enroute.

J’entrai dans l’épicerie où Zerbino avait volé sa croûteet j’achetai une livre de beurre, ainsi que deux livres defarine ; puis nous reprîmes notre marche.

J’aurais voulu ne pas presser notre vache, mais j’avaissi grande hâte d’arriver que malgré moi j’allongeais le pas.

Encore dix kilomètres, encore huit, encore six : chosecurieuse, la route me paraissait plus longue en merapprochant de mère Barberin, que le jour où je m’étaiséloigné d’elle, et cependant, ce jour-là, il tombait une pluiefroide dont j’avais gardé le souvenir.

Mais j’étais tout ému, tout fiévreux, et à chaqueinstant je regardais l’heure à ma montre.

– N’est-ce pas un beau pays ? disais-je à Mattia.

Page 569: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ce ne sont pas les arbres qui gênent la vue.– Quand nous descendrons la côte vers Chavanon, tu

en verras des arbres, et des beaux, des chênes, deschâtaigniers.

– Avec des châtaignes ?– Parbleu ! Et puis, dans la cour de mère Barberin il y

a un poirier crochu sur lequel on joue au cheval, qui donnedes poires grosses comme ça ; et bonnes : tu verras.

Et pour chaque chose que je lui décrivais, c’était là monrefrain : Tu verras. De bonne foi je m’imaginais que jeconduisais Mattia dans un pays de merveilles. Après tout,n’en était-ce pas un pour moi ? C’était là que mes yeuxs’étaient ouverts à la lumière. C’était là que j’avais eu lesentiment de la vie, là que j’avais été si heureux ; là quej’avais été aimé. Et toutes ces impressions de mespremières joies, rendues plus vives par le souvenir dessouffrances de mon existence aventureuse, merevenaient, se pressant tumultueusement dans mon cœuret dans ma tête à mesure que nous approchions de monvillage. Il semblait que l’air natal avait un parfum qui megrisait : je voyais tout en beau.

Et, gagné par cette griserie, Mattia retournait aussi,mais en imagination seulement, hélas ! dans le pays où ilétait né.

– Si tu venais à Lucca, disait-il, je t’en montrerais aussides belles choses ; tu verrais.

– Mais nous irons à Lucca quand nous aurons vuÉtiennette, Lise et Benjamin.

Page 570: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu veux bien venir à Lucca ?– Tu es venu avec moi chez mère Barberin, j’irai avec

toi voir ta mère et ta petite sœur Cristina, que je porteraidans mes bras si elle n’est pas trop grande ; elle sera masœur aussi.

– Oh ! Rémi !Et il n’en put pas dire davantage tant il était ému.En parlant ainsi et en marchant toujours à grands pas,

nous étions arrivés au haut de la colline où commence lacôte qui par plusieurs lacets conduit à Chavanon, enpassant devant la maison de mère Barberin.

Encore quelques pas, et nous touchions à l’endroit oùj’avais demandé à Vitalis la permission de m’asseoir sur leparapet pour regarder la maison de mère Barberin, que jepensais ne jamais revoir.

– Prends la longe, dis-je à Mattia.Et d’un bond je sautai sur le parapet ; rien n’avait

changé dans notre vallée ; elle avait toujours le mêmeaspect ; entre ses deux bouquets d’arbres, j’aperçus le toitde la maison de mère Barberin.

– Qu’as-tu donc ? demanda Mattia.– Là, là.Il vint près de moi, mais sans monter sur le parapet

dont notre vache se mit à brouter l’herbe.– Suis ma main, lui dis-je ; voilà la maison de mère

Barberin, voilà mon poirier, là était mon jardin.

Page 571: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mattia, qui ne regardait pas avec ses souvenirs commemoi, ne voyait pas grand’chose, mais il n’en disait rien.

À ce moment, un petit flocon de fumée jaune s’élevaau-dessus de la cheminée, et, comme le vent ne soufflaitpas, elle monta droit dans l’air le long du flanc de la colline.

– Mère Barberin est chez elle, dis-je.Une légère brise passa dans les arbres, et, abattant la

colonne de fumée, elle nous la jeta dans le visage : cettefumée sentait les feuilles de chêne.

Alors tout à coup je sentis les larmes m’emplir les yeuxet, sautant à bas du parapet, j’embrassai Mattia. Capi sejeta sur moi, et, le prenant dans mes bras, je l’embrassaiaussi.

– Descendons vite, dis-je.– Si mère Barberin est chez elle, comment allons-nous

arranger notre surprise ? demanda Mattia.– Tu vas entrer seul, tu diras que tu lui amènes une

vache de la part du prince, et quand elle te demandera dequel prince il s’agit, je paraîtrai.

– Quel malheur que nous ne puissions pas faire uneentrée en musique : voilà qui serait joli !

– Mattia, pas de bêtises.– Sois tranquille, je n’ai pas envie de recommencer,

mais c’est égal, si cette sauvage-là aimait la musique, unefanfare aurait été joliment en situation.

Comme nous arrivions à l’un des coudes de la route quise trouvait juste au-dessus de la maison de mère

Page 572: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Barberin, nous vîmes une coiffe blanche apparaître dansla cour : c’était mère Barberin, elle ouvrit la barrière etsortant sur la route, elle se dirigea du côté du village.

Nous étions arrêtés et je l’avais montrée à Mattia.– Elle s’en va, dit-il, et notre surprise ?– Nous allons en inventer une autre.– Laquelle ?– Je ne sais pas.– Si tu l’appelais ?La tentation fut vive, cependant j’y résistai ; je m’étais

pendant plusieurs mois fait la fête d’une surprise, je nepouvais pas y renoncer ainsi tout à coup.

Nous ne tardâmes pas à arriver devant la barrière demon ancienne maison, et nous entrâmes comme j’entraisautrefois.

Connaissant bien les habitudes de mère Barberin, jesavais que la porte ne serait fermée qu’à la clenche et quenous pourrions entrer dans la maison ; mais avant tout ilfallait mettre notre vache à l’étable. J’allai donc voir dansquel état était cette étable, et je la trouvai telle qu’elleétait autrefois, encombrée seulement de fagots. J’appelaiMattia et après avoir attaché notre vache devant l’auge,nous nous occupâmes à entasser vivement ces fagots dansun coin, ce qui ne fut pas long, car elle n’était pas bienabondante la provision de bois de mère Barberin.

– Maintenant, dis-je à Mattia, nous allons entrer dansla maison, je m’installerai au coin du feu pour que mère

Page 573: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Barberin me trouve là ; comme la barrière grinceralorsqu’elle la poussera pour rentrer, tu auras le temps dete cacher derrière le lit avec Capi, et elle ne verra quemoi ; crois-tu qu’elle sera surprise !

Les choses s’arrangèrent ainsi. Nous entrâmes dans lamaison, et j’allai m’asseoir dans la cheminée, à la place oùj’avais passé tant de soirées d’hiver. Comme je ne pouvaispas couper mes longs cheveux, je les cachai sous le col dema veste, et, me pelotonnant je me fis tout petit pourressembler autant que possible au Rémi, au petit Rémi demère Barberin.

De ma place je voyais la barrière, et il n’y avait pas àcraindre que mère Barberin nous arrivât sur le dos àl’improviste.

Ainsi installé, je pus regarder autour de moi. Il mesembla que j’avais quitté la maison la veille seulement :rien n’était changé, tout était à la même place, et le papieravec lequel un carreau cassé par moi avait étéraccommodé n’avait pas été remplacé, bien queterriblement enfumé et jauni.

Si j’avais osé quitter ma place j’aurais eu plaisir à voirde près chaque objet, mais comme mère Barberin pouvaitsurvenir d’un moment à l’autre, il me fallait rester enobservation.

Tout à coup j’aperçus une coiffe blanche, en mêmetemps la hart qui soutenait la barrière craqua.

– Cache-toi vite, dis-je à Mattia.Je me fis de plus en plus petit.

Page 574: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La porte s’ouvrit : du seuil mère Barberin m’a perçut.– Qui est-là ? dit-elle.Je la regardai sans répondre, et de son côté elle me

regarda aussi.Tout à coup ses mains furent agitées par un

tremblement :– Mon Dieu, murmura-t-elle, mon Dieu, est-ce

possible, Rémi !Je me levai et courant à elle, je la pris dans mes bras.– Maman !– Mon garçon, c’est mon garçon !Il nous fallut plusieurs minutes pour nous remettre et

pour nous essuyer les yeux.– Bien sûr, dit-elle, que si je n’avais pas toujours pensé

à toi je ne t’aurais pas reconnu ; es-tu changé, grandi,forci !

Un reniflement étouffé me rappela que Mattia étaitcaché derrière le lit, je l’appelai ; il se releva.

– Celui-là c’est Mattia, dis-je, mon frère.– Ah ! tu as donc retrouvé tes parents ? s’écria mère

Barberin.– Non, je veux dire que c’est mon camarade, mon ami,

et voilà Capi, mon camarade aussi et mon ami ; salue lamère de ton maître, Capi !

Capi se dressa sur ses deux pattes de derrière et ayantmis une de ses pattes de devant sur son cœur il s’inclina

Page 575: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mis une de ses pattes de devant sur son cœur il s’inclinagravement, ce qui fit beaucoup rire mère Barberin etsécha ses larmes.

Mattia, qui n’avait pas les mêmes raisons que moi pours’oublier, me fit un signe pour me rappeler notre surprise.

– Si tu voulais, dis-je à mère Barberin, nous irions unpeu dans la cour ; c’est pour voir le poirier crochu dont j’aisouvent parlé à Mattia.

– Nous pouvons aussi aller voir ton jardin, car je l’aigardé tel que tu l’avais arrangé, pour que tu le retrouvesquand tu reviendrais, car j’ai toujours cru et contre tousque tu reviendrais.

– Et les topinambours que j’avais plantés, les as-tutrouvés bons ?

– C’était donc toi qui m’avait fait cette surprise, jem’en suis doutée : tu as toujours aimé à faire dessurprises.

Le moment était venu.– Et l’étable à vache, dis-je, a-t-elle changé depuis le

départ de la pauvre Roussette, qui était comme moi et quine voulait pas s’en aller ?

– Non, bien sûr, j’y mets mes fagots.Comme nous étions justement devant l’étable mère

Barberin en poussa la porte, et instantanément notrevache, qui avait faim, et qui croyait sans doute qu’on luiapportait à manger, se mit à meugler.

– Une vache, une vache dans l’étable ! s’écria mèreBarberin.

Page 576: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Alors n’y tenant plus, Mattia et moi, nous éclatâmes derire.

Mère Barberin nous regarda bien étonnée, mais c’étaitune chose si invraisemblable que l’installation de cettevache dans l’étable, que malgré nos rires, elle ne compritpas.

– C’est une surprise, dis-je, une surprise que nous tefaisons, et elle vaut bien celle des topinambours, n’est-cepas ?

– Une surprise, répéta-t-elle, une surprise !– Je n’ai pas voulu revenir les mains vides chez mère

Barberin, qui a été si bonne pour son petit Rémi, l’enfantabandonné ; alors, en cherchant ce qui pourrait être leplus utile, j’ai pensé que ce serait une vache pourremplacer la Roussette, et à la foire d’Ussel nous avonsacheté celle-là avec l’argent que nous avons gagné, Mattiaet moi.

– Oh ! le bon enfant, le cher garçon ! s’écria mèreBarberin en m’embrassant.

Puis nous entrâmes dans l’étable pour que mèreBarberin pût examiner notre vache, qui maintenant étaitsa vache. À chaque découverte que mère Barberin faisait,elle poussait des exclamations de contentement etd’admiration :

– Quelle belle vache !Tout à coup elle s’arrêta et me regardant :– Ah çà ! tu es donc devenu riche ?

Page 577: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je crois bien, dit Mattia en riant, il nous restecinquante-huit sous.

Et mère Barberin répéta son refrain, mais avec unevariante :

– Les bons garçons !Cela me fut une douce joie de voir qu’elle pensait à

Mattia, et qu’elle nous réunissait dans son cœur.Pendant ce temps, notre vache continuait de meugler.– Elle demande qu’on veuille bien la traire, dit Mattia.Sans en écouter davantage je courus à la maison

chercher le seau de fer-blanc bien récuré, dans lequel ontrayait autrefois la Roussette et que j’avais vu accroché àsa place ordinaire, bien que depuis longtemps il n’y eûtplus de vache à l’étable chez mère Barberin. En revenantje l’emplis d’eau, afin qu’on pût laver la mamelle de notrevache, qui était pleine de poussière.

Quelle satisfaction pour mère Barberin quand elle vitson seau aux trois quarts rempli d’un beau lait mousseux.

– Je crois qu’elle donnera plus de lait que la Roussette,dit-elle.

– Et quel bon lait, dit Mattia, il sent la fleur d’oranger.Mère Barberin regarda Mattia avec curiosité, se

demandant bien manifestement ce que c’était que la fleurd’oranger.

– C’est une bonne chose qu’on boit à l’hôpital quand onest malade, dit Mattia qui aimait à ne pas garder ses

Page 578: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

connaissances pour lui tout seul.La vache traite, on la lâcha dans la cour pour qu’elle

pût paître, et nous rentrâmes à la maison où, en venantchercher le seau, j’avais préparé sur la table, en belleplace, notre beurre et notre farine.

Quand mère Barberin aperçut cette nouvelle surpriseelle recommença ses exclamations, mais je crus que lafranchise m’obligeait à les interrompre :

– Celle-là, dis-je, est pour nous au moins autant quepour toi ; nous mourons de faim et nous avons envie demanger des crêpes ; te rappelles-tu comment nous avonsété interrompus le dernier mardi-gras que j’ai passé ici, etcomment le beurre que tu avais emprunté pour me fairedes crêpes a servi à fricasser des oignons dans la poêle :cette fois, nous ne serons pas dérangés.

– Tu sais donc que Barberin est à Paris ? demandamère Barberin.

– Oui.– Et sais-tu aussi ce qu’il est allé faire à Paris ?– Non.– Cela a de l’intérêt pour toi.– Pour moi ? dis-je effrayé.Mais avant de répondre, mère Barberin regarda

Mattia comme si elle n’osait parler devant lui.– Oh ! tu peux parler devant Mattia, dis-je, je t’ai

expliqué qu’il était un frère pour moi, tout ce quim’intéresse l’intéresse aussi.

Page 579: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– C’est que cela est assez long à expliquer, dit-elle.Je vis qu’elle avait de la répugnance à parler, et ne

voulant pas la presser devant Mattia de peur qu’ellerefusât, ce qui, me semblait-il, devait peiner celui-ci, jedécidai d’attendre pour savoir ce que Barberin était alléfaire à Paris.

– Barberin doit-il revenir bientôt ? demandai-je.– Oh ! non, bien sûr.– Alors rien ne presse, occupons-nous des crêpes, tu

me diras plus tard ce qu’il y a d’intéressant pour moi dansce voyage de Barberin à Paris ; puisqu’il n’y a pas àcraindre qu’il revienne fricasser ses oignons dans notrepoêle, nous avons tout le temps à nous. As-tu des œufs ?

– Non, je n’ai plus de poules.– Nous ne t’avons pas apporté d’œufs parce que nous

avions peur de les casser. Ne peux-tu pas aller enemprunter ?

Elle parut embarrassée et je compris qu’elle avaitpeut-être emprunté trop souvent pour emprunterencore.

– Il vaut mieux que j’aille en acheter moi-même, dis-je, pendant ce temps tu prépareras la pâte avec le lait ;j’en trouverai chez Soquet, n’est-ce pas ? J’y cours. Dis àMattia de casser ta bourrée, il casse très-bien le bois,Mattia.

Chez Soquet j’achetai non-seulement une douzained’œufs, mais encore un petit morceau de lard.

Page 580: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Quand je revins, la farine était délayée avec le lait, et iln’y avait plus qu’à mêler les œufs à la pâte ; il est vraiqu’elle n’aurait pas le temps de lever, mais nous avionstrop grande faim pour attendre ; si elle était un peulourde, nos estomacs étaient assez solides pour ne pas seplaindre.

– Ah ça ! dit mère Barberin tout en battantvigoureusement la pâte, puisque tu es si bon garçon,comment se fait-il que tu ne m’aies jamais donné de tesnouvelles ? Sais-tu que je t’ai cru mort bien souvent, carje me disais, si Rémi était encore de ce monde, il écriraitbien sûr à sa mère Barberin.

– Elle n’était pas toute seule, mère Barberin, il y avaitavec elle un père Barberin qui était le maître de la maison,et qui l’avait bien prouvé en me vendant un jour quarantefrancs à un vieux musicien.

– Il ne faut pas parler de ça, mon petit Rémi.– Ce n’est pas pour me plaindre, c’est pour t’expliquer

comment je n’ai pas osé t’écrire ; j’avais peur, si on medécouvrait, qu’on me vendît de nouveau, et je ne voulaispas être vendu. Voilà pourquoi quand j’ai perdu monpauvre vieux maître, qui était un brave homme, je ne t’aipas écrit.

– Ah ! il est mort, le vieux musicien ?– Oui, et je l’ai bien pleuré, car si je sais quelque chose

aujourd’hui, si je suis en état de gagner ma vie, c’est à luique je le dois. Après lui j’ai trouvé des braves gens aussipour me recueillir et j’ai travaillé chez eux ; mais si je

Page 581: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

t’avais écrit : « Je suis jardinier à la Glacière », ne serait-on pas venu m’y chercher, ou bien n’aurait-on pasdemandé de l’argent à ces braves gens ? je ne voulais nil’un ni l’autre.

– Oui, je comprends cela.– Mais cela ne m’empêchait pas de penser à toi, et

quand j’étais malheureux, cela m’est arrivé quelquefois,c’était mère Barberin que j’appelais à mon secours. Lejour où j’ai été libre de faire ce que je voulais, je suis venul’embrasser, pas tout de suite, cela est vrai, mais on nefait pas ce qu’on veut, et, j’avais une idée qu’il n’était pasfacile de mettre à exécution. Il fallait la gagner, notrevache, avant de te l’offrir et l’argent ne tombait pas dansnotre poche en belles pièces de cent sous. Il a fallu enjouer des airs tout le long du chemin, des gais, des tristes,il a fallu marcher, suer, peiner, se priver ! mais plus onavait de peine, plus on était content, n’est-il pas vrai,Mattia ?

– On comptait l’argent tous les soirs, non-seulementcelui qu’on avait gagné dans la journée, mais celui qu’onavait déjà pour voir s’il n’avait pas doublé.

– Ah ! les bons enfants, les bons garçons !Tout en parlant, tandis que mère Barberin battait la

pâte pour nos crêpes et que Mattia cassait la bourrée, jemettais les assiettes, les fourchettes, les verres sur latable, et j’allais à la fontaine emplir la cruche d’eau.

Quand je revins la terrine était pleine d’une bellebouillie jaunâtre, et mère Barberin frottait avec un

Page 582: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bouchon de foin vigoureusement la poêle à frire ; dans lacheminée flambait un beau feu clair que Mattiaentretenait en y mettant des branches brin à brin ; assissur son séant dans un coin de l’âtre, Capi regardait cespréparatifs d’un œil attendri, et comme il se brûlait, detemps en temps il levait une patte, tantôt l’une, tantôtl’autre, avec un petit cri ; la violente clarté de la flammepénétrait jusque dans les coins les plus sombres et jevoyais danser les personnages peints sur les rideauxd’indienne du lit, qui si souvent dans mon enfancem’avaient fait peur la nuit, lorsque je m’éveillais par unbeau clair de lune.

Mère Barberin mit la poêle au feu, et ayant pris unmorceau de beurre au bout de son couteau elle le fitglisser dans la poêle, où il fondit aussitôt.

– Ça sent bon, s’écria Mattia qui se tenait le nez au-dessus du feu sans peur de se brûler.

Le beurre commença à grésiller :– Il chante, cria Mattia, oh ! il faut que je

l’accompagne.Pour Mattia tout devait se faire en musique ; il prit son

violon et doucement en sourdine il se mit à plaquer desaccords sur la chanson de la poêle, ce qui fit rire mèreBarberin aux éclats.

Mais le moment était trop solennel pour s’abandonnerà une gaieté intempestive, avec la cuiller à pot mèreBarberin a plongé dans la terrine d’où elle retire la pâtequi coule en longs fils blancs ; elle verse la pâte dans la

Page 583: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

poêle, et le beurre qui se retire devant cette blancheinondation la frange d’un cercle roux.

À mon tour, je me penche en avant : mère Barberindonne une tape sur la queue de la poêle, puis d’un coup demain elle fait sauter la crêpe au grand effroi de Mattia ;mais il n’y a rien à craindre ; après avoir été faire unecourte promenade dans la cheminée, la crêpe retombedans la poêle sens dessus dessous, montrant sa facerissolée.

Je n’ai que le temps de prendre une assiette et la crêpeglisse dedans.

Elle est pour Mattia qui se brûle les doigts, les lèvres,la langue et le gosier ; mais qu’importe, il ne pense pas àsa brûlure.

– Ah ! que c’est bon ! dit-il la bouche pleine.C’est à mon tour de tendre mon assiette et de me

brûler ; mais, pas plus que Mattia je ne pense à la brûlure.La troisième crêpe est rissolée, et Mattia avance la

main, mais Capi pousse un formidable jappement ; ilréclame son tour, et comme c’est justice, Mattia lui offrela crêpe au grand scandale de mère Barberin, qui a pourles bêtes l’indifférence des gens de la campagne, et qui necomprend pas qu’on donne à un chien « un manger dechrétien ». Pour la calmer, je lui explique que Capi est unsavant, et que d’ailleurs il a gagné une part de la vache ;et puis, c’est notre camarade, il doit donc manger commenous, avec nous, puisqu’elle a déclaré qu’elle ne toucheraitpas aux crêpes avant que notre terrible faim ne soit

Page 584: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

calmée.Il fallut longtemps avant que cette faim et surtout

notre gourmandise fussent satisfaites ; cependant il arrivaun moment où nous déclarâmes, d’un commun accord,que nous ne mangerions plus une seule crêpe avant quemère Barberin en eût mangé quelques-unes.

Et alors, ce fut à notre tour de vouloir faire les crêpesnous-mêmes : au mien d’abord, à celui de Mattia ensuite ;mettre le beurre, verser la pâte était assez facile, mais ceque nous n’avions pas c’était le coup de main pour fairesauter la crêpe ; j’en mis une dans les cendres, et Mattiaen reçut une autre toute brûlante sur la main.

Quand la terrine fut enfin vidée, Mattia qui s’étaittrès-bien aperçu que mère Barberin ne voulait pointparler devant lui, « de ce qui avait de l’intérêt pour moi »,déclara qu’il avait envie de voir un peu comment seconduisait la vache dans la cour, et sans rien écouter, ilnous laissa en tête-à-tête, mère Barberin et moi.

Si j’avais attendu jusqu’à ce moment, ce n’étaitcependant pas sans une assez vive impatience, et il avaitvraiment fallu tout l’intérêt que je portais à la confectiondes crêpes pour ne pas me laisser absorber par mapréoccupation.

Si Barberin était à Paris c’était, me semblait-il, pourretrouver Vitalis et se faire payer par celui-ci les annéeséchues pour mon loyer. Je n’avais donc rien à voir làdedans. Vitalis étant mort, il ne pouvait pas payer, et cen’était pas à moi qu’on pouvait réclamer quelque chose.Mais si Barberin ne pouvait pas me réclamer d’argent, il

Page 585: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pouvait me réclamer moi-même, et ayant mis la main surmoi, il pouvait aussi me placer n’importe où, chezn’importe qui, à condition qu’on lui payerait une certainesomme. Or, cela m’intéressait, et même m’intéressaitbeaucoup, car j’étais bien décidé à tout faire avant de merésigner à subir l’autorité de l’affreux Barberin ; s’il lefallait, je quitterais la France, je m’en irais en Italie avecMattia, en Amérique, au bout du monde.

Raisonnant ainsi, je me promis d’être circonspect avecmère Barberin, non pas que j’imaginasse avoir à me défierd’elle, la chère femme, je savais combien elle m’aimait,combien elle m’était dévouée ; mais elle tremblait devantson mari, je l’avais bien vu, et, sans le vouloir, si je causaistrop, elle pouvait répéter ce que j’avais dit, et fournir ainsià Barberin le moyen de me rejoindre, c’est-à-dire de mereprendre. Cela ne serait pas au moins par ma faute, jeme tiendrais sur mes gardes.

Quand Mattia fut sorti, j’interrogeai mère Barberin.– Maintenant que nous sommes seuls, me diras-tu en

quoi le voyage de Barberin à Paris est intéressant pourmoi ?

– Bien sûr, mon enfant, et avec plaisir encore. Avecplaisir ! je fus stupéfait.

Avant de continuer, mère Barberin regarda du côté dela porte.

Rassurée elle revint vers moi et à mi-voix, avec lesourire sur le visage :

– Il paraît que ta famille te cherche.

Page 586: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ma famille !– Oui, ta famille, mon Rémi.– J’ai une famille, moi ? J’ai une famille, mère

Barberin, moi l’enfant abandonné !– Il faut croire que ce n’a pas été volontairement qu’on

t’a abandonné, puisque maintenant on te cherche.– Qui me cherche ? Oh ! mère Barberin, parle, parle

vite, je t’en prie.Puis tout à coup, il me sembla que j’étais fou, et je

m’écriai :– Mais non, c’est impossible, c’est Barberin qui me

cherche.– Oui, sûrement, mais pour ta famille.– Non, pour lui, pour me reprendre, pour me

revendre, mais il ne me reprendra pas.– Oh ! mon Rémi, comment peux-tu penser que je me

prêterais à cela ?– Il veut te tromper, mère Barberin.– Voyons, mon enfant, sois raisonnable, écoute ce que

j’ai à te dire et ne te fais point ainsi des frayeurs.– Je me souviens.– Écoute ce que j’ai entendu moi-même : cela tu le

croiras, n’est-ce pas ? Il y aura lundi prochain un mois,j’étais à travailler dans le fournil quand un homme oupour mieux dire un monsieur entra dans la maison, où setrouvait Barberin à ce moment. – C’est vous qui vous

Page 587: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nommez Barberin ? dit le monsieur qui parlait avecl’accent de quelqu’un qui ne serait pas de notre pays. –Oui, répondit Jérôme, c’est moi. – C’est vous qui aveztrouvé un enfant à Paris, avenue de Breteuil, et qui vousêtes chargé de l’élever ? – Oui. – Où est cet enfantprésentement, je vous prie ? – Qu’est-ce que ça vous fait,je vous prie, répondit Jérôme.

Si j’avais douté de la sincérité de mère Barberin,j’aurais reconnu à l’amabilité de cette réponse deBarberin, qu’elle me rapportait bien ce qu’elle avaitentendu.

– Tu sais, continua-t-elle, que de dedans le fournil onentend ce qui se dit ici, et puis il était question de toi, çame donnait envie d’écouter. Alors comme pour mieuxentendre je m’approchais, je marchai sur une branche quise cassa. – Nous ne sommes donc pas seuls ? dit lemonsieur. – C’est ma femme, répondit Jérôme. – Il faitbien chaud ici, dit le monsieur, si vous vouliez noussortirions pour causer. Ils s’en allèrent tous deux, et ce futseulement trois ou quatre heures après que Jérômerevint tout seul. Tu t’imagines combien j’étais curieuse desavoir ce qui s’était dit entre Jérôme et ce monsieur quiétait peut-être ton père, mais Jérôme ne répondit pas àtout ce que je lui demandai. Il me dit seulement que cemonsieur n’était pas ton père, mais qu’il faisait desrecherches pour te retrouver de la part de ta famille.

– Et où est ma famille ! Quelle est-elle ? Ai-je unpère ? une mère ?

– Ce fut ce que je demandai comme toi, à Jérôme. Il

Page 588: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

me dit qu’il n’en savait rien. Puis il ajouta qu’il allait partirpour Paris afin de retrouver le musicien auquel il t’avaitloué, et qui lui avait donné son adresse à Paris rue deLourcine chez un autre musicien appelé Garofoli. J’ai bienretenu tous les noms, retiens-les toi-même.

– Je les connais, sois tranquille : et depuis son départ,Barberin ne t’a rien fait savoir ?

– Non, sans doute il cherche toujours : le monsieur luiavait donné cent francs en cinq louis d’or et depuis il luiaura donné sans doute d’autre argent. Tout cela et aussiles beaux langes dans lesquels tu étais enveloppélorsqu’on t’a trouvé, est la preuve que tes parents sontriches ; quand je t’ai vu là au coin de la cheminée j’ai cruque tu les avais retrouvés, et c’est pour cela que j’ai cruque ton camarade était ton vrai frère.

À ce moment, Mattia passa devant la porte, jel’appelai :

– Mattia ; mes parents me cherchent, j’ai une famille,une vraie famille.

Mais, chose étrange, Mattia ne parut pas partager majoie et mon enthousiasme.

Alors je lui fis le récit de ce que mère Barberin venaitde me rapporter.

Page 589: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

X

L’ancienne et la nouvellefamille.

Je dormis peu cette nuit-là ; et cependant combien de

fois, en ces derniers temps, m’étais-je fait fête de coucherdans mon lit d’enfant où j’avais passé tant de bonnesnuits, autrefois, sans m’éveiller, blotti dans mon coin, lescouvertures tirées jusqu’au menton ; combien de foisaussi lorsque j’avais été obligé de coucher à la belle étoile(qui n’avait pas toujours été belle, hélas !), avais-jeregretté cette bonne couverture, glacé par le froid de lanuit, ou transpercé jusqu’aux os par la rosée du matin.

Aussitôt que je fus couché, je m’endormis, car j’étaisfatigué de ma journée et aussi de la nuit passée dans laprison, mais je ne tardai pas à me réveiller en sursaut, etalors il me fut impossible de retrouver le sommeil : j’étaistrop agité, trop enfiévré.

Ma famille !Quand le sommeil m’avait gagné, c’était à cette famille

Page 590: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

que j’avais pensé, et pendant le court espace de tempsque j’avais dormi, j’avais rêvé famille, père, mère, frères,sœurs ; en quelques minutes, j’avais vécu avec ceux queje ne connaissais pas encore et que j’avais vus en cemoment pour la première fois ; chose curieuse, Mattia,Lise, mère Barberin, madame Milligan, Arthur, étaient dema famille, et mon père était Vitalis, il était ressuscité, etil était très-riche ; pendant que nous avions été séparés, ilavait eu le temps de retrouver Zerbino et Dolce, quin’avaient pas été mangés par les loups, comme nousl’avions cru.

Il n’est personne, je crois qui n’ait eu de ceshallucinations où, dans un court espace de temps, on vitdes années entières et où l’on parcourt bien souventd’incommensurables distances ; tout le monde saitcomme, au réveil, subsistent fortes et vivaces lessensations qu’on a éprouvées.

Je revis en m’éveillant tous ceux dont je venais derêver, comme si j’avais passé la soirée avec eux, et toutnaturellement il me fut bien impossible de me rendormir.

Peu à peu cependant les sensations de l’hallucinationperdirent de leur intensité, mais la réalité s’imposa à monesprit pour me tenir encore bien mieux éveillé.

Ma famille me cherchait, mais pour la retrouver c’étaità Barberin que je devais m’adresser.

Cette pensée seule suffisait pour assombrir ma joie ;j’aurais voulu que Barberin ne fût pas mêlé à monbonheur. Je n’avais pas oublié ses paroles à Vitalislorsqu’il m’avait vendu à celui-ci, et bien souvent je me les

Page 591: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

étais répétées : « Il y aura du profit pour ceux qui aurontélevé cet enfant : si je n’avais pas compté là-dessus, je nem’en serais jamais chargé. » Cela avait, depuis cetteépoque, entretenu mes mauvais sentiments à l’égard deBarberin.

Ce n’était pas par pitié que Barberin m’avait ramassédans la rue, ce n’était pas par pitié non plus qu’il s’étaitchargé de moi, c’était tout simplement parce que j’étaisenveloppé dans de beaux langes, c’était parce qu’il yaurait profit un jour à me rendre à mes parents ; ce journ’étant pas venu assez vite au gré de son désir, il m’avaitvendu à Vitalis ; maintenant il allait me vendre à monpère.

Quelle différence entre le mari et la femme ; ce n’étaitpas pour l’argent qu’elle m’avait aimée, mère Barberin.Ah ! comme j’aurais voulu trouver un moyen pour que cefût elle qui eût le profit et non Barberin !

Mais j’avais beau chercher, me tourner et meretourner dans mon lit, je ne trouvais rien et toujours jerevenais à cette idée désespérante que ce serait Barberinqui me ramènerait à mes parents, que ce serait lui quiserait remercié, récompensé.

Enfin il fallait bien en passer par là, puisqu’il étaitimpossible de faire autrement, ce serait à moi plus tard,quand je serais riche, de bien marquer la différence quej’établissais dans mon cœur entre la femme et le mari, ceserait à moi de remercier et de récompenser mèreBarberin.

Pour le moment je n’avais qu’à m’occuper de Barberin,

Page 592: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pour le moment je n’avais qu’à m’occuper de Barberin,c’est-à-dire que je devais le chercher et le trouver, car iln’était pas de ces maris qui ne font point un pas sans direà leur femme où ils vont et où l’on pourra s’adresser sil’on a besoin d’eux ; tout ce que mère Barberin savait,c’était que son homme était à Paris ; depuis son départ iln’avait point écrit, pas plus qu’il n’avait envoyé de sesnouvelles par quelque compatriote, quelque maçonrevenant au pays : ces attentions amicales n’étaient pointdans ses habitudes.

Où était-il, où logeait-il ? elle ne le savait pasprécisément et de façon à pouvoir lui adresser une lettre,mais il n’y avait qu’à le chercher chez deux ou troislogeurs du quartier Mouffetard dont elle connaissait lesnoms, et on le trouverait certainement chez l’un ou chezl’autre.

Je devais donc partir pour Paris et chercher moi-même celui qui me cherchait.

Assurément c’était pour moi une joie bien grande, bieninespérée d’avoir une famille ; cependant cette joie dansles conditions où elle m’arrivait, n’était pas sans unmélange d’ennuis et même de chagrin.

J’avais espéré que nous pourrions passer plusieursjours tranquilles, heureux, auprès de mère Barberin jouerà mes anciens jeux avec Mattia, et voilà que le lendemainmême, nous devions nous remettre en route.

En partant de chez mère Barberin, je devais aller aubord de la mer, à Esnandes, voir Étiennette, – il me fallaitdonc maintenant renoncer à ce voyage et ne point

Page 593: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

embrasser cette pauvre Étiennette qui avait été si bonneet si affectueuse pour moi.

Après avoir vu Étiennette je devais aller à Dreuzy,dans la Nièvre, pour donner à Lise des nouvelles de sonfrère et de sa sœur, – il me fallait donc aussi renoncer àLise comme j’aurais renoncé à Étiennette.

Ce fut à agiter ces pensées que je passai ma nuitpresque tout entière, me disant tantôt que je ne devaisabandonner ni Étiennette ni Lise, tantôt au contraire queje devais courir à Paris aussi vite que possible pourretrouver ma famille.

Enfin je m’endormis sans m’être arrêté à aucunerésolution, et cette nuit, qui, m’avait-il semblé, devait êtrela meilleure des nuits, fut la plus agitée et la plusmauvaise dont j’aie gardé le souvenir.

Le matin, lorsque nous fûmes tous les trois réunis,mère Barberin, Mattia et moi, autour de l’âtre où sur unfeu clair chauffait le lait de notre vache, nous tînmesconseil.

Que devais-je faire ?Et je racontai mes angoisses, mes irrésolutions de la

nuit.– Il faut aller tout de suite à Paris, dit mère Barberin,

tes parents te cherchent, ne retarde pas leur joie.Et elle développa cette idée en l’appuyant de bien des

raisons, qui à mesure qu’elle les expliquait meparaissaient toutes meilleures les unes que les autres.

Page 594: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Alors nous allons partir pour Paris, dis-je, c’estentendu.

Mais Mattia ne montra aucune approbation pour cetterésolution, tout au contraire.

– Tu trouves que nous ne devons pas aller à Paris, luidis-je, pourquoi ne donnes-tu pas tes raisons commemère Barberin a donné les siennes ?

Il secoua la tête.– Tu me vois assez tourmenté pour ne pas hésiter à

m’aider.– Je trouve, dit-il enfin, que les nouveaux ne doivent

pas faire oublier les anciens : jusqu’à ce jour ta famillec’était Lise, Étiennette, Alexis et Benjamin, qui avaientété des sœurs et des frères pour toi, qui t’avaient aimé ;mais voilà une nouvelle famille qui se présente, que tu neconnais pas, qui n’a rien fait pour toi que te déposer dansla rue, et tout à coup tu abandonnes ceux qui ont été bonspour ceux qui ont été mauvais ; je trouve que cela n’estpas juste.

– Il ne faut pas dire que les parents de Rémi l’ontabandonné, interrompit mère Barberin ; on leur a peut-être pris leur enfant qu’ils pleurent et qu’ils attendent,qu’ils cherchent depuis ce jour.

– Je ne sais pas cela, mais je sais que le père Acquin aramassé Rémi mourant au coin de sa porte, qu’il l’a soignécomme son enfant, et que Alexis, Benjamin, Étiennette etLise l’ont aimé comme leur frère, et je dis que ceux quil’ont accueilli ont bien au moins autant de droits à son

Page 595: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

amitié que ceux qui, volontairement ou involontairement,l’ont perdu. Chez le père Acquin et chez ses enfants,l’amitié a été volontaire ; ils ne devaient rien à Rémi.

Mattia prononça ces paroles comme s’il était fâchécontre moi, sans me regarder, sans regarder mèreBarberin. Cela me peina, mais cependant sans que lechagrin de me voir ainsi blâmé m’empêchât de sentirtoute la force de ce raisonnement. D’ailleurs j’étais dans lasituation de ces gens irrésolus qui se rangent bien souventdu côté de celui qui a parlé le dernier.

– Mattia a raison, dis-je, et ce n’était pas le cœur légerque je me décidais à aller à Paris sans avoir vu Étiennetteet Lise.

– Mais tes parents ! insista mère Barberin.Il fallait se prononcer ; j’essayai de tout concilier.– Nous n’irons pas voir Étiennette, dis-je, parce que ce

serait un trop long détour ; d’ailleurs Étiennette sait lireet écrire, nous pouvons donc nous entendre avec elle parlettre ; mais avant d’aller à Paris nous passerons parDreuzy pour voir Lise ; si cela nous retarde, le retard nesera pas considérable ; et puis Lise ne sait pas écrire, ellene sait pas lire et c’est pour elle surtout que j’ai entreprisce voyage ; je lui parlerai d’Alexis et en demandant àÉtiennette de m’écrire à Dreuzy je lui lirai cette lettre.

– Bon, dit Mattia en souriant.Il fut convenu que nous partirions le lendemain, et je

passai une partie de la journée à écrire une longue lettre àÉtiennette, en lui expliquant pourquoi je n’allais pas la

Page 596: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

voir comme j’en avais eu l’intention.Et le lendemain, une fois encore, j’eus à supporter la

tristesse des adieux ; mais au moins je ne quittai pasChavanon comme je l’avais fait avec Vitalis ; je pusembrasser mère Barberin et lui promettre de revenir lavoir bientôt avec mes parents ; toute notre soirée, la veilledu départ, fut employée à discuter ce que je luidonnerais : rien ne serait trop beau pour elle ; n’allais-jepas être riche ?

– Rien ne vaudra pour moi ta vache, mon petit Rémi,me dit-elle, et avec toutes tes richesses tu ne pourras merendre plus heureuse que tu ne l’as fait avec ta pauvreté.

Notre pauvre petite vache, il fallut aussi nous séparerd’elle ; Mattia l’embrassa plus de dix fois sur le mufle, cequi parut lui être agréable, car à chaque baiser elleallongeait sa grande langue.

Nous voilà de nouveau sur les grands chemins, le sacau dos, Capi en avant de nous ; nous marchons à grandspas ou, plus justement, de temps en temps sans tropsavoir ce que je fais, poussé à mon insu par la hâted’arriver à Paris, j’allonge le pas.

Mais Mattia, après m’avoir suivi un moment, me ditque, si nous allons ainsi, nous ne tarderons pas à être àbout de forces, et alors je ralentis ma marche, puis bientôtde nouveau je l’accélère.

– Comme tu es pressé ! me dit Mattia d’un air chagrin.– C’est vrai, et il me semble que tu devrais l’être aussi,

car ma famille sera ta famille.

Page 597: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Il secoua la tête.Je fus dépité et peiné de voir ce geste que j’avais déjà

remarqué plusieurs fois depuis qu’il était question de mafamille.

– Ne sommes-nous pas frères ?– Oh ! entre nous bien sûr, et je ne doute pas de toi, je

suis ton frère aujourd’hui, je le serai demain, cela je lecrois, je le sens.

– Eh bien ?– Eh bien ! pourquoi veux-tu que je sois le frère de tes

frères si tu en as, le fils de ton père et de ta mère ?– Est-ce que si nous avions été à Lucca je n’aurais pas

été le frère de ta sœur Cristina ?– Oh ! oui, bien sûr.– Alors pourquoi ne serais-tu pas le frère de mes

frères et de mes sœurs si j’en ai ?– Parce que ce n’est pas la même chose, pas du tout,

pas du tout.– En quoi donc ?– Je n’ai pas été emmailloté dans des beaux langes,

moi, dit Mattia.– Qu’est-ce que cela fait ?– Cela fait beaucoup, cela fait tout, tu le sais comme

moi. Tu serais venu à Lucca, et je vois bien maintenantque tu n’y viendras jamais ; tu aurais été reçu par despauvres gens, mes parents, qui n’auraient eu rien à te

Page 598: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

reprocher, puisqu’ils auraient été plus pauvres que toi.Mais si les beaux langes disent vrai, comme le pense mèreBarberin et comme cela doit être, tes parents sont riches ;ils sont peut-être des personnages ! Alors comment veux-tu qu’ils accueillent un pauvre petit misérable commemoi ?

– Que suis-je donc moi-même, si ce n’est unmisérable ?

– Présentement, mais demain tu seras leur fils, et moije serai toujours le misérable que je suis aujourd’hui ; ont’enverra au collège : on te donnera des maîtres, et moi jen’aurai qu’à continuer ma route tout seul, en mesouvenant de toi, comme, je l’espère, tu te souviendras demoi aussi.

– Oh ! mon cher Mattia, comment peux-tu parlerainsi ?

– Je parle comme je pense, o mio caro, et voilàpourquoi je ne peux pas être joyeux de ta joie : pour cela,pour cela seulement, parce que nous allons être séparés,et que j’avais cru, je m’étais imaginé, bien des fois mêmej’avais rêvé que nous serions toujours ensemble, commenous sommes. Oh ! pas comme nous sommes en cemoment, de pauvres musiciens des rues ; nous aurionstravaillé tous des deux ; nous serions devenus de vraismusiciens, jouant devant un vrai public, sans nous quitterjamais.

– Mais cela sera, mon petit Mattia ; si mes parentssont riches, ils le seront pour toi comme pour moi, s’ilsm’envoient au collège, tu y viendras avec moi ; nous ne

Page 599: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

m’envoient au collège, tu y viendras avec moi ; nous nenous quitterons pas, nous travaillerons ensemble, nousserons toujours ensemble, nous grandirons, nous vivronsensemble comme tu le désires et comme je le désire aussi,tout aussi vivement que toi, je t’assure.

– Je sais bien que tu le désires, mais tu ne seras pluston maître comme tu l’es maintenant.

– Voyons, écoute-moi : si mes parents me cherchent,cela prouve, n’est-ce pas, qu’ils s’intéressent à moi, alorsils m’aiment ou ils m’aimeront ; s’ils m’aiment ils ne merefuseront par ce que je leur demanderai. Et ce que je leurdemanderai ce sera de rendre heureux ceux qui ont étébons pour moi, qui m’ont aimé quand j’étais seul aumonde, mère Barberin, le père Acquin qu’on fera sortir deprison, Étiennette, Alexis, Benjamin, Lise et toi ; Lise qu’ilprendront avec eux, qu’on instruira, qu’on guérira, et toiqu’on mettra au collège avec moi, si je dois aller au collège.Voilà comment les choses se passeront, – si mes parentssont riches, et tu sais bien que je serais très-content qu’ilsfussent riches.

– Et moi, je serais très-content qu’ils fussent pauvres.– Tu es bête !– Peut-être bien.Et sans en dire davantage, Mattia appela Capi ; l’heure

était arrivée de nous arrêter pour déjeuner ; il prit lechien dans ses bras, et s’adressant à lui comme s’il avaitparlé à une personne qui pouvait le comprendre et luirépondre :

– N’est-ce pas, vieux Capi, que toi aussi tu aimerais

Page 600: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mieux que les parents de Rémi fussent pauvres ?En entendant mon nom, Capi comme toujours poussa

un aboiement de satisfaction, et il mit sa patte droite sursa poitrine.

– Avec des parents pauvres, nous continuons notreexistence libre, tous les trois ; nous allons où nousvoulons, et nous n’avons d’autres soucis que de satisfaire« l’honorable société ».

– Ouah, ouah.– Avec des parents riches, au contraire, Capi est mis à

la cour, dans une niche, et probablement à la chaîne, unebelle chaîne en acier, mais enfin une chaîne, parce que leschiens ne doivent pas entrer dans la maison des riches.

J’étais jusqu’à un certain point fâché que Mattia mesouhaitât des parents pauvres, au lieu de partager le rêvequi m’avait été inspiré par mère Barberin et que j’avais sipromptement et si pleinement adopté ; mais d’un autrecôté j’étais heureux de voir enfin et de comprendre lesentiment qui avait provoqué sa tristesse, – c’étaitl’amitié, c’était la peur de la séparation, et ce n’était quecela ; je ne pouvais donc pas lui tenir rigueur de ce qui, enréalité, était un témoignage d’attachement et detendresse. Il m’aimait, Mattia, et, ne pensant qu’à notreaffection, il ne voulait pas qu’on nous séparât.

Si nous n’avions pas été obligés de gagner notre painquotidien, j’aurais, malgré Mattia, continué de forcer lepas, mais il fallait jouer dans les gros villages qui setrouvaient sur notre route, et en attendant que mes

Page 601: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

riches parents eussent partagé avec nous leurs richesses,nous devions nous contenter des petits sous que nousramassions difficilement çà et là, au hasard.

Nous mîmes donc plus de temps que je n’aurais vouluà nous rendre de la Creuse dans la Nièvre, c’est-à-dire deChavanon à Dreuzy, en passant par Aubusson, Montluçon,Moulins et Decize.

D’ailleurs, en plus du pain quotidien, nous avionsencore une autre raison qui nous obligeait à faire desrecettes aussi grosses que possible. Je n’avais pas oubliéce que mère Barberin m’avait dit quand elle m’avaitassuré qu’avec toutes mes richesses je ne pourrais jamaisla rendre plus heureuse que je ne l’avais fait avec mapauvreté, et je voulais que ma petite Lise fût heureusecomme l’avait été mère Barberin. Assurément jepartagerais ma richesse avec Lise, cela ne faisait pas dedoute, au moins pour moi, mais en attendant, mais avantque je fusse riche, je voulais porter à Lise un cadeauacheté avec l’argent que j’aurais gagné, – le cadeau de lapauvreté.

Ce fut une poupée que nous achetâmes à Decize et qui,par bonheur, coûtait moins cher qu’une vache.

De Decize à Dreuzy nous n’avions plus qu’à nous hâter,ce que nous fîmes, car à l’exception de Châtillon-en-Bazoisnous ne trouvions sur notre route que de pauvres villages,où les paysans n’étaient pas disposés à prendre sur leurnécessaire, pour être généreux avec des musiciens dontils n’avaient pas souci.

À partir de Châtillon nous suivîmes les bords du canal,

Page 602: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

et ces rives boisées, cette eau tranquille, ces péniches quis’en allaient doucement traînées par des chevaux mereportèrent au temps heureux où, sur le Cygne avecmadame Milligan et Arthur, j’avais ainsi navigué sur uncanal. Où était-il maintenant le Cygne ? Combien de foislorsque nous avions traversé ou longé un canal avais-jedemandé si l’on avait vu passer un bateau de plaisancequi, par sa verandah, par son luxe d’aménagement, nepouvait être confondu avec aucun autre. Sans doutemadame Milligan était retournée en Angleterre, avec sonArthur guéri. C’était là le probable, c’était là ce qu’il étaitsensé de croire, et cependant plus d’une fois, côtoyant lesbords de ce canal du Nivernais, je me demandai enapercevant de loin un bateau traîné par des chevaux, si cen’était pas le Cygne qui venait vers nous.

Comme nous étions à l’automne, nos journées demarche étaient moins longues que dans l’été, et nousprenions nos dispositions pour arriver autant que possibledans les villages où nous devions coucher, avant que lanuit fût tout à fait tombée. Cependant bien que nouseussions forcé le pas, surtout dans la fin de notre étape,nous n’entrâmes à Dreuzy qu’à la nuit noire.

Pour arriver chez la tante de Lise, nous n’avions qu’àsuivre le canal, puisque le mari de tante Catherine, quiétait éclusier, demeurait dans une maison bâtie à côtémême de l’écluse dont il avait la garde ; cela nous épargnadu temps, et nous ne tardâmes pas à trouver cettemaison, située à l’extrémité du village, dans une prairieplantée de hauts arbres qui de loin paraissaient flotter

Page 603: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dans le brouillard.Mon cœur battait fort en approchant de cette maison

dont la fenêtre était éclairée par la réverbération d’ungrand feu qui brûlait dans la cheminée, en jetant de tempsen temps des nappes de lumière rouge, qui illuminaientnotre chemin.

Lorsque nous fûmes tout près de la maison, je vis quela porte et la fenêtre étaient fermées, mais par cettefenêtre qui n’avait ni volets ni rideaux, j’aperçus Lise àtable, à côté de sa tante, tandis qu’un homme, son onclesans doute, placé devant elle, nous tournait le dos.

– On soupe, dit Mattia, c’est le bon moment. Mais jel’arrêtai de la main sans parler, tandis que de l’autre jefaisais signe à Capi de rester derrière moi silencieux.

Puis dépassant la bretelle de ma harpe, je me préparaià jouer.

– Ah ! oui, dit Mattia à voix basse, une sérénade, c’estune bonne idée.

– Non pas toi, moi tout seul.Et je jouai les premières notes de ma chanson

napolitaine, mais sans chanter, pour que ma voix ne metrahît pas.

En jouant, je regardais Lise : elle leva vivement la tête,et je vis ses yeux lancer comme un éclair.

Je chantai.Alors, elle sauta à bas de sa chaise, et courut vers la

porte ; je n’eus que le temps de donner ma harpe à

Page 604: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mattia, Lise était dans mes bras.On nous fit entrer dans la maison, puis après que tante

Catherine m’eut embrassé, elle mit deux couverts sur latable.

Mais alors, je la priai d’en mettre un troisième.– Si vous voulez bien, dis-je, nous avons une petite

camarade avec nous.Et de mon sac, je tirai notre poupée, que j’assis sur la

chaise qui était à côté de celle de Lise.Le regard que Lise me jeta, je ne l’ai jamais oublié, et je

le vois encore.

Page 605: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XI

Barberin.

Si je n’avais pas eu hâte d’arriver à Paris, je serais

resté longtemps, très-longtemps avec Lise ; nous avionstant de choses à nous dire, et nous pouvions nous en diresi peu avec le langage que nous employions.

Lise avait à me raconter son installation à Dreuzy,comment elle avait été prise en grande amitié par sononcle et sa tante, qui, des cinq enfants qu’ils avaient eus,n’en avaient plus un seul, malheur trop commun dans lesfamilles de la Nièvre, où les femmes abandonnent leurspropres enfants pour être nourrices à Paris ; – commentils la traitaient comme leur vraie fille ; comment elle vivaitdans leur maison, quelles étaient ses occupations, quelsétaient ses jeux et ses plaisirs : la pêche, les promenadesen bateau, les courses dans les grands bois, qui prenaientpresque tout son temps, puisqu’elle ne pouvait pas aller àl’école.

Et moi, de mon côté, j’avais à lui dire tout ce quim’était arrivé depuis notre séparation, comment j’avaisfailli périr dans la mine où Alexis travaillait, et comment,en arrivant chez ma nourrice, j’avais appris que mafamille me cherchait, ce qui m’avait empêché d’aller voirÉtiennette comme je le désirais.

Bien entendu, ce fut ma famille qui tint la grande placedans mon récit, ma famille riche, et je répétai à Lise ceque j’avais déjà dit à Mattia, insistant surtout sur mesespérances de fortune qui, se réalisant, nouspermettraient à tous d’être heureux : son père, ses frères,elle, surtout elle.

Page 606: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Lise, qui n’avait point acquis la précoce expérience deMattia, et qui, heureusement pour elle, n’avait point été àl’école des élèves de Garofoli, était toute disposée àadmettre que ceux qui étaient riches n’avaient qu’à êtreheureux en ce monde, et que la fortune était un talismanqui, comme dans les contes de fées, donnaitinstantanément tout ce qu’on pouvait désirer. – N’était-ce point parce que son père était pauvre, qu’il avait étémis en prison, et que la famille avait été dispersée ! Quece fût moi qui fusse riche, que ce fût elle, peu importait ;c’était même chose, au moins quant au résultat ; nousétions tous heureux, et elle n’avait souci que de cela : tousréunis, tous heureux.

Ce n’était pas seulement à nous entretenir devantl’écluse, au bruit de l’eau qui se précipitait par les vannes,que nous passions notre temps, c’était encore à nouspromener tous les trois, Lise, Mattia et moi ; ou plusjustement tous les cinq, car M. Capi et mademoiselle lapoupée étaient de toutes nos promenades.

Mes courses à travers la France avec Vitalis pendantplusieurs années et avec Mattia en ces derniers moism’avaient fait parcourir bien des pays : je n’en avais vuaucun d’aussi curieux que celui au milieu duquel nousnous trouvions en ce moment ; des bois immenses, debelles prairies, des rochers, des collines, des cavernes, descascades écumantes, des étangs tranquilles, et dans lavallée étroite, aux coteaux escarpés de chaque côté, lecanal, qui se glissait en serpentant. C’était superbe : onn’entendait que le murmure des eaux, le chant desoiseaux ou la plainte du vent dans les grands arbres. Il estvrai que j’avais trouvé aussi quelques années auparavantque la vallée de la Bièvre était jolie. Je ne voudrais doncpas qu’on me crût trop facilement sur parole. Ce que jeveux dire, c’est que partout où je me suis promené avecLise, où nous avons joué ensemble, le pays m’a paruposséder des beautés et un charme, que d’autres plusfavorisés peut-être n’avaient pas à mes yeux : j’ai vu cepays avec Lise et il est resté dans mon souvenir éclairépar ma joie.

Le soir nous nous asseyions devant la maison quand il

Page 607: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Le soir nous nous asseyions devant la maison quand ilne faisait pas trop humide, devant la cheminée quand lebrouillard était épais, et pour le plus grand plaisir de Lise,je lui jouais de la harpe. Mattia aussi jouait du violon ou ducornet à piston, mais Lise préférait la harpe, ce qui ne merendait pas peu fier ; au moment de nous séparer pouraller nous coucher, Lise me demandait ma chansonnapolitaine, et je la lui chantais.

Cependant, malgré tout, il fallut quitter Lise et ce payspour se remettre en route.

Mais pour moi ce fut sans trop de chagrin ; j’avais sisouvent caressé mes rêves de richesses, que j’en étaisarrivé à croire, non pas que je serais riche un jour, maisque j’étais riche déjà, et que je n’avais qu’à former unsouhait pour pouvoir le réaliser dans un avenir prochain,très-prochain, presque immédiat.

Mon dernier mot à Lise (mot non parlé bien entendumais exprimé) fera mieux que de longues explicationscomprendre combien sincère j’étais dans mon illusion.

– Je viendrai te chercher dans une voiture à quatrechevaux, lui dis-je.

Et elle me crut, si bien que de la main elle fit signe declaquer les chevaux : elle voyait assurément la voiture,tout comme je la voyais moi-même.

Cependant avant de faire en voiture la route de Paris àDreuzy, il fallut faire à pied celle de Dreuzy à Paris ; etsans Mattia je n’aurais eu d’autre souci que d’allonger lesétapes, me contentant de gagner le strict nécessaire pournotre vie de chaque jour ; à quoi bon prendre de la peinemaintenant, nous n’avions plus ni vache, ni poupée àacheter, et pourvu que nous eussions notre painquotidien, ce n’était pas à moi à porter de l’argent à mesparents.

Mais Mattia ne se laissait pas toucher par les raisonsque je lui donnais pour justifier mon opinion.

– Gagnons ce que nous pouvons gagner, disait-il enm’obligeant à prendre ma harpe. Qui sait si noustrouverons Barberin tout de suite ?

Page 608: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Si nous ne le trouvons pas à midi, nous le trouveronsà deux heures ; la rue Mouffetard n’est pas si longue.

– Et s’il ne demeure plus rue Mouffetard ?– Nous irons là où il demeure.– Et s’il est retourné à Chavanon ; il faudra lui écrire,

attendre sa réponse ; pendant ce temps-là, de quoivivrons-nous, si nous n’avons rien dans nos poches ? Ondirait vraiment que tu ne connais point Paris. Tu as doncoublié les carrières de Gentilly ?

– Non.– Eh bien, moi, je n’ai pas non plus oublié le mur de

l’église Saint-Médard, contre lequel je me suis appuyépour ne pas tomber quand je mourais de faim. Je ne veuxpas avoir faim à Paris.

– Nous dînerons mieux en arrivant chez mes parents.– Ce n’est pas parce que j’ai bien déjeuné que je ne

dîne pas ; mais quand je n’ai ni déjeuné ni dîné je ne suispas à mon aise et je n’aime pas ça ; travaillons donccomme si nous avions une vache à acheter pour tesparents.

C’était là un conseil plein de sagesse ; j’avouecependant que je ne chantai plus comme lorsqu’ils’agissait de gagner des sous pour la vache de la mèreBarberin, ou pour la poupée de Lise.

– Comme tu seras paresseux quand tu seras riche !disait Mattia.

À partir de Corbeil, nous retrouvâmes la route quenous avions suivie six mois auparavant quand nous avionsquitté Paris pour aller à Chavanon, et avant d’arriver àVillejuif, nous entrâmes dans la ferme où nous avionsdonné le premier concert de notre association en faisantdanser une noce. Le marié et la mariée nous reconnurentet ils voulurent que nous les fissions danser encore. Onnous donna à souper et à coucher.

Ce fut de là que nous partîmes le lendemain matinpour faire notre rentrée dans Paris : il y avait juste sixmois et quatorze jours que nous en étions sortis.

Page 609: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais la journée du retour ne ressemblait guère à celledu départ : le temps était gris et froid ; plus de soleil auciel, plus de fleurs, plus de verdure sur les bas-côtés de laroute ; le soleil d’été avait accompli son œuvre, puisétaient venus les premiers brouillards de l’automne ; cen’était plus des fleurs de giroflées qui du haut des mursnous tombaient maintenant sur la tête, c’étaient desfeuilles desséchées qui se détachaient des arbres jaunis.

Mais qu’importait la tristesse du temps ! nous avionsen nous une joie intérieure qui n’avait pas besoind’excitation étrangère.

Quand je dis nous, cela n’est pas exact, c’était en moiqu’il y avait de la joie et en moi seul.

Pour Mattia, à mesure que nous approchions de Paris,il était de plus en plus mélancolique, et souvent ilmarchait durant des heures entières sans m’adresser laparole.

Jamais il ne m’avait dit la cause de cette tristesse, etmoi, m’imaginant qu’elle tenait uniquement à ses craintesde séparation, je n’avais pas voulu lui répéter ce que je luiavais expliqué plusieurs fois : c’est-à-dire que mesparents ne pouvaient pas avoir la pensée de nous séparer.

Ce fut seulement quand nous nous arrêtâmes pourdéjeuner, avant d’arriver aux fortifications, que, tout enmangeant son pain, assis sur une pierre, il me dit ce qui lepréoccupait si fort.

– Sais-tu à qui je pense au moment d’entrer à Paris ?– À qui ?– Oui à qui ; c’est à Garofoli. S’il était sorti de prison ?

Quand on m’a dit qu’il était en prison, je n’ai pas eu l’idéede demander pour combien de temps ; il peut donc êtreen liberté, maintenant, et revenu dans son logement de larue de Lourcine. C’est rue Mouffetard que nous devonschercher Barberin, c’est-à-dire dans le quartier même deGarofoli, à sa porte. Que se passera-t-il si par hasard ilnous rencontre ? il est mon maître, il est mon oncle. Ilpeut donc me reprendre avec lui, sans qu’il me soitpossible de lui échapper. Tu avais peur de retomber sous

Page 610: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

la main de Barberin, tu sens combien j’ai peur deretomber sous celle de Garofoli. Oh ! ma pauvre tête ! Etpuis la tête ce ne serait rien encore à côté de la séparation,nous ne pourrions plus nous voir ; et cette séparation parma famille, serait autrement terrible que par la tienne.Certainement Garofoli voudrait te prendre avec lui et tedonner l’instruction qu’il offre à ses élèves avecaccompagnement de fouet ; mais toi, tu ne voudrais pasvenir, et moi je ne voudrais pas de ta compagnie. Tu n’asjamais été battu, toi !

L’esprit emporté par mon espérance, je n’avais paspensé à Garofoli ; mais tout ce que Mattia venait de medire était possible et je n’avais pas besoin d’explicationpour comprendre à quel danger nous étions exposés.

– Que veux-tu ? lui demandai-je, veux-tu ne pasentrer dans Paris ?

– Je crois que si je n’allais pas dans la rue Mouffetard,ce serait assez pour échapper à la mauvaise chance derencontrer Garofoli.

– Eh bien, ne viens pas rue Mouffetard, j’irai seul ; etnous nous retrouverons quelque part ce soir, à 7 heures.

L’endroit convenu entre Mattia et moi pour nousretrouver fut le bout du pont de l’Archevêché, du côté duchevet de Notre-Dame ; et les choses ainsi arrangées nousnous remîmes en route pour entrer dans Paris.

Arrivés à la place d’Italie nous nous séparâmes, émustous deux comme si nous ne devions plus nous revoir, ettandis que Mattia et Capi descendaient vers le Jardin desPlantes, je me dirigeai vers la rue Mouffetard, qui n’étaitqu’à une courte distance.

C’était la première fois depuis six mois que je metrouvais seul sans Mattia, sans Capi près de moi, et, dansce grand Paris, cela me produisait une pénible sensation.

Mais je ne devais pas me laisser abattre par cesentiment : n’allais-je pas retrouver Barberin, et par luima famille ?

J’avais écrit sur un papier les noms et les adresses deslogeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; mais

Page 611: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

logeurs chez lesquels je devais trouver Barberin ; maiscela avait été une précaution superflue, je n’avais oublié nices noms ni ces adresses, et je n’eus pas besoin deconsulter mon papier : Pajot, Barrabaud et Chopinet.

Ce fut Pajot que je rencontrai le premier sur monchemin en descendant la rue Mouffetard. J’entrai assezbravement dans une gargote qui occupait le rez-de-chaussée d’une maison meublée ; mais ce fut d’une voixtremblante que je demandai Barberin.

– Qu’est-ce que c’est que Barberin ?– Barberin de Chavanon.Et je fis le portrait de Barberin, ou tout au moins du

Barberin que j’avais vu quand il était revenu de Paris :visage rude, air dur, la tête inclinée sur l’épaule droite.

– Nous n’avons pas ça ! connais pas !Je remerciai et j’allai un peu plus loin chez Barrabaud ;

celui-là, à la profession de logeur en garni, joignait celle defruitier.

Je posai de nouveau ma question.Tout d’abord j’eus du mal à me faire écouter ; le mari

et la femme étaient occupés, l’un à servir une pâtée verte,qu’il coupait avec une sorte de truelle et qui, disait-il, étaitdes épinards ; l’autre était en discussion avec unepratique pour un sou rendu en moins. Enfin ayant répététrois fois ma demande, j’obtins une réponse.

– Ah ! oui, Barberin… Nous avons eu ça dans lestemps ; il y a au moins quatre ans.

– Cinq, dit la femme, même qu’il nous doit unesemaine ; où est-il, ce coquin-là ?

C’était justement ce que je demandais.Je sortis désappointé et jusqu’à un certain point

inquiet : je n’avais plus que Chopinet, à qui m’adresser ; sicelui-là ne savait rien ! où chercher Barberin ?

Comme Pajot, Chopinet était restaurateur, et lorsquej’entrai dans la salle où il faisait la cuisine et où il donnait àmanger, plusieurs personnes étaient attablées.

J’adressai mes questions à Chopinet lui-même qui, une

Page 612: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cuiller à la main, était en train de tremper des soupes àses pratiques.

– Barberin, me répondit-il, il n’est plus ici.– Et où est-il ? demandai-je en tremblant.– Ah ! je ne sais pas.J’eus un éblouissement ; il me sembla que les

casseroles dansaient sur le fourneau.– Où puis-je le chercher ? dis-je.– Il n’a pas laissé son adresse.Ma figure trahit sans doute ma déception d’une façon

éloquente et touchante, car l’un des hommes quimangeaient à une table placée près du fourneau,m’interpella.

– Qu’est-ce que tu lui veux, à Barberin ? medemanda-t-il.

Il m’était impossible de répondre franchement et deraconter mon histoire.

– Je viens du pays, son pays, Chavanon, et je viens luidonner des nouvelles de sa femme ; elle m’avait dit que jele trouverais ici.

– Si vous savez où est Barberin, dit le maître d’hôtel ens’adressant à celui qui m’avait interrogé, vous pouvez ledire à ce garçon qui ne lui veut pas de mal, bien sûr, n’est-ce pas, garçon ?

– Oh ! non, monsieur !L’espoir me revint.– Barberin doit loger maintenant à l’hôtel du Cantal,

passage d’Austerlitz : il y était il y a trois semaines.Je remerciai et sortis, mais avant d’aller au passage

d’Austerlitz qui, je le pensais, était au bout du pontd’Austerlitz, je voulus savoir des nouvelles de Garofolipour les porter à Mattia.

J’étais précisément tout près de la rue de Lourcine ; jen’eus que quelques pas à faire pour trouver la maison oùj’étais venu avec Vitalis : comme le jour où nous nous y

Page 613: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

étions présentés pour la première fois, un vieuxbonhomme, le même vieux bonhomme, accrochait deschiffons contre la muraille verdâtre de la cour ; c’était àcroire qu’il n’avait fait que cela depuis que je l’avais vu.

– Est-ce que M. Garofoli est revenu ? demandai-je.Le vieux bonhomme me regarda et se mit à tousser

sans me répondre : il me sembla que je devais laissercomprendre que je savais où était Garofoli, sans quoi jen’obtiendrais rien de ce vieux chiffonnier.

– Il est toujours là-bas ? dis-je en prenant un air fin, ildoit s’ennuyer.

– Possible, mais le temps passe tout de même.– Peut-être pas aussi vite pour lui que pour nous.Le bonhomme voulut bien rire de cette plaisanterie, ce

qui lui donna une terrible quinte.– Est-ce que vous savez quand il doit revenir ? dis-je

lorsque la toux fut apaisée.– Trois mois.Garofoli en prison pour trois mois encore, Mattia

pouvait respirer. ; car avant trois mois mes parentsauraient bien trouvé le moyen de mettre le terriblepadrone dans l’impossibilité de rien entreprendre contreson neveu.

Si j’avais eu un moment d’émotion cruelle chezChopinet, l’espérance maintenant m’était revenue ; j’allaistrouver Barberin à l’hôtel du Cantal.

Sans plus tarder je me dirigeai vers le passaged’Austerlitz, plein d’espérance et de joie et par suite deces sentiments sans doute, tout disposé à l’indulgencepour Barberin.

Après tout, il n’était peut-être pas aussi méchant qu’ilen avait l’air : sans lui je serais très-probablement mortde froid et de faim dans l’avenue de Breteuil ; il est vraiqu’il m’avait enlevé à mère Barberin pour me vendre àVitalis, mais il ne me connaissait pas, et dès lors il nepouvait pas avoir de l’amitié pour un enfant qu’il n’avait

Page 614: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas vu, et puis il était poussé par la misère, qui fait fairetant de mauvaises choses. Présentement il me cherchait,il s’occupait de moi, et si je retrouvais mes parents, c’étaità lui que je le devais : cela méritait mieux que la répulsionque je nourrissais contre lui depuis le jour où j’avais quittéChavanon, le poignet pris dans la main de Vitalis. Enverslui aussi je devrais me montrer reconnaissant : si cen’était point un devoir d’affection et de tendresse commepour mère Barberin, en tout cas c’en était un deconscience.

En traversant le Jardin des Plantes, la distance n’estpas longue de la rue de Lourcine au passage d’Austerlitz,je ne tardai pas à arriver devant l’hôtel du Cantal, quin’avait d’un hôtel que le nom, étant en réalité unmisérable garni. Il était tenu par une vieille femme à latête tremblante et à moitié sourde.

Lorsque je lui eus adressé ma question ordinaire, ellemit sa main en cornet derrière son oreille et elle me priade répéter ce que je venais de lui demander.

– J’ai l’ouïe un peu dure, dit-elle à voix basse.– Je voudrais voir Barberin, Barberin de Chavanon, il

loge chez vous, n’est-ce pas ?Sans me répondre elle leva ses deux bras en l’air par

un mouvement si brusque que son chat endormi sur ellesauta à terre épouvanté.

– Hélas ! hélas ! dit-elle.Puis me regardant avec un tremblement de tête plus

fort :– Seriez-vous le garçon ? demanda-t-elle.– Quel garçon ?– Celui qu’il cherchait.Qu’il cherchait. En entendant ce mot, j’eus le cœur

serré.– Barberin ! m’écriai-je.– Défunt, c’est défunt Barberin qu’il faut dire.Je m’appuyai sur ma harpe.

Page 615: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il est donc mort ? dis-je en criant assez haut pourme faire entendre, mais d’une voix que l’émotion rendaitrauque.

– Il y a huit jours, à l’hôpital Saint-Antoine.Je restai anéanti ; mort Barberin ! et ma famille,

comment la trouver maintenant, où la chercher ?– Alors vous êtes le garçon ? continua la vieille femme,

celui qu’il cherchait pour le rendre à sa riche famille ?L’espérance me revint, je me cramponnai à cette

parole :– Vous savez ?… dis-je.– Je sais ce qu’il racontait, ce pauvre homme : qu’il

avait trouvé et élevé un enfant, que maintenant la famillequi avait perdu cet enfant, dans le temps, voulait lereprendre, et que lui il était à Paris pour le chercher.

– Mais la famille ? demandai-je d’une voix haletante,ma famille ?

– Pour lors, c’est donc bien vous le garçon ? ah ! c’estvous, c’est bien vous !

Et tout en branlant la tête, elle me regarda en medévisageant.

Mais je l’arrachai à son examen.– Je vous en prie, madame, dites-moi ce que vous

savez.– Mais je ne sais pas autre chose que ce que je viens de

vous raconter, mon garçon, je veux dire mon jeunemonsieur.

– Ce que Barberin vous a dit, qui se rapporte à mafamille ? Vous voyez mon émotion, madame, mon trouble,mes angoisses.

Sans me répondre elle leva de nouveau les bras auciel :

– En vlà une histoire !En ce moment une femme qui avait la tournure d’une

servante entra dans la pièce où nous nous trouvions ;

Page 616: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

alors la maîtresse de l’hôtel du Cantal m’abandonnants’adressa à cette femme :

– En v’là une histoire ! Ce jeune garçon, ce jeunemonsieur que tu vois, c’est celui de qui Barberin parlait, ilarrive, et Barberin n’est plus là, en v’là… une histoire !

– Barberin ne vous a donc jamais parlé de ma famille ?dis-je.

– Plus de vingt fois, plus de cent fois, une famille riche.– Où demeure cette famille, comment se nomme-t-

elle ?– Ah ! voilà. Barberin ne m’a jamais parlé de ça. Vous

comprenez, il en faisait mystère ; il voulait que larécompense fût pour lui tout seul, comme de juste, et puisc’était un malin.

Hélas ! oui, je comprenais ; je ne comprenais que tropce que la vieille femme venait de me dire : Barberin enmourant avait emporté le secret de ma naissance.

Je n’étais donc arrivé si près du but que pour lemanquer. Ah ! mes beaux rêves ! mes espérances !

– Et vous ne connaissez personne à qui Barberin enaurait dit plus qu’à vous ? demandai-je à la vieille femme.

– Pas si bête, Barberin, de se confier à personne ; ilétait bien trop méfiant pour ça.

– Et vous n’avez jamais vu quelqu’un de ma famillevenir le trouver ?

– Jamais.– Des amis à lui, à qui il aurait parlé de ma famille ?– Il n’avait pas d’amis.Je me pris la tête à deux mains ; mais j’eus beau

chercher, je ne trouvai rien pour me guider ; d’ailleursj’étais si ému, si troublé, que j’étais incapable de suivremes idées.

– Il a reçu une lettre une fois, dit la vieille femmeaprès avoir longuement réfléchi, une lettre chargée.

– D’où venait-elle ?

Page 617: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Je ne sais pas ; le facteur la lui a donnée à lui-même,je n’ai pas vu le timbre.

– On peut sans doute retrouver cette lettre ?– Quand il a été mort, nous avons cherché dans ce qu’il

avait laissé ici ; ah ! ce n’était pas par curiosité bien sûr,mais seulement pour avertir sa femme ; nous n’avons rientrouvé ; à l’hôpital non plus, on n’a trouvé dans sesvêtements aucun papier, et, s’il n’avait pas dit qu’il étaitde Chavanon, on n’aurait pas pu avertir sa femme.

– Mère Barberin est donc avertie ?– Pardi !Je restai assez longtemps sans trouver une parole. Que

dire ? Que demander ? Ces gens m’avaient dit ce qu’ilssavaient. Ils ne savaient rien. Et bien évidemment ilsavaient tout fait pour apprendre ce que Barberin avaittenu à leur cacher.

Je remerciai et me dirigeai vers la porte.– Et où allez-vous comme ça ? me demanda la vieille

femme.– Rejoindre mon ami.– Ah ! vous avez un ami ?– Mais oui.– Il demeure à Paris ?– Nous sommes arrivés à Paris ce matin.– Eh bien, vous savez, si vous n’avez pas un hôtel, vous

pouvez loger ici ; vous y serez bien, je peux m’en vanter,et dans une maison honnête ; faites attention que si votrefamille vous cherche, fatiguée de ne pas avoir desnouvelles de Barberin, c’est ici qu’elle s’adressera et nonailleurs ; alors vous serez là pour la recevoir ; c’est unavantage, ça ; où vous trouverait-elle si vous n’étiez pasici ? ce que j’en dis c’est dans votre intérêt : quel âge a-t-ilvotre ami ?

– Il est un peu plus jeune que moi.– Pensez-donc ! deux jeunesses sur le pavé de Paris ;

on peut faire de mauvaises connaissances ; il y a des

Page 618: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

on peut faire de mauvaises connaissances ; il y a deshôtels qui sont mal fréquentés ; ce n’est pas comme ici, oùl’on est tranquille ; mais c’est le quartier qui veut ça.

Je n’étais pas bien convaincu que le quartier fûtfavorable à la tranquillité ; en tous cas, l’hôtel du Cantalétait une des plus sales et des plus misérables maisonsqu’il fût possible de voir, et dans ma vie de voyages etd’aventures, j’en avais vu cependant de bien misérables ;mais la proposition de cette vieille femme était àconsidérer. D’ailleurs ce n’était pas le moment de memontrer difficile, et je n’avais pas ma famille, ma richefamille, pour aller loger avec elle dans les beaux hôtels duboulevard, ou dans sa belle maison, si elle habitait Paris. Àl’hôtel du Cantal notre dépense ne serait pas trop grosse,et maintenant nous devions penser à la dépense. Ah !comme Mattia avait eu raison de vouloir gagner del’argent, dans notre voyage de Dreuzy à Paris ! queferions-nous si nous n’avions pas dix-sept francs dansnotre poche ?

– Combien nous louerez-vous une chambre pour monami et pour moi, demandai-je ?

– Dix sous par jour ; est-ce trop cher ?– Eh bien, nous reviendrons ce soir, mon ami et moi.– Rentrez de bonne heure, Paris est mauvais la nuit.Avant de rentrer il fallait rejoindre Mattia et j’avais

encore plusieurs heures devant moi, avant le moment fixépour notre rendez-vous. Ne sachant que faire, je m’enallai tristement au Jardin des Plantes m’asseoir sur unbanc, dans un coin isolé. J’avais les jambes brisées etl’esprit perdu.

Ma chute avait été si brusque, si inattendue, si rude !J’épuiserais donc tous les malheurs les uns après lesautres, et chaque fois que j’étendrais la main pourm’établir solidement dans une bonne position, la brancheque j’espérais saisir casserait sous mes doigts pour melaisser tomber ; – et toujours ainsi.

N’était-ce point une fatalité que Barberin fut mort aumoment où j’avais besoin de lui, et, que dans un esprit degain il eût caché à tous le nom et l’adresse de la personne,

Page 619: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– mon père sans doute, – qui lui avait donné mission defaire des recherches pour me retrouver.

Comme j’étais à réfléchir ainsi tristement, les yeuxgonflés de larmes, dans mon coin, sous l’abri d’un arbrevert qui m’enveloppait de son ombre, un monsieur et unedame suivis d’un enfant qui traînait une petite voiture,vinrent s’asseoir sur un banc, en face de moi : alors ilsappelèrent l’enfant, qui lâchant sa petite voiture, courut àeux, les bras ouverts ; le père le reçut, puis l’ayantembrassé dans les cheveux, avec de gros baisers quisonnèrent, il le passa à la mère qui à son tour l’embrassa àplusieurs reprises, à la même place et de la mêmemanière, pendant que l’enfant riait aux éclats, en tapotantles joues de ses parents avec ses petites mains grasses àfossettes.

Alors, voyant cela, ce bonheur des parents et cette joiede l’enfant, malgré moi, je laissai couler mes larmes ; jen’avais pas été embrassé ainsi ; maintenant m’était-ilpermis d’espérer que je le serais jamais ?

Une idée me vint ; je pris ma harpe et me mis à jouertout doucement une valse pour l’enfant qui marqua lamesure avec ses petits pieds. Le monsieur s’approcha demoi, et me tendit une petite pièce blanche ; mais polimentje la repoussai.

– Non, monsieur, je vous en prie, donnez-moi la joied’avoir fait plaisir à votre enfant, qui est si joli.

Il me regarda alors avec attention ; mais à ce momentsurvint un gardien, qui malgré les protestations dumonsieur, m’enjoignit de sortir au plus vite, si je nevoulais pas être mis en prison pour avoir joué dans lejardin.

Je repassai la bretelle de ma harpe sur mon épaule, etje m’en allai en tournant souvent la tête pour regarder lemonsieur et la dame, qui fixaient sur moi leurs yeuxattendris.

Comme il n’était pas encore l’heure de me rendre surle pont de l’Archevêché pour retrouver Mattia, j’errai surles quais en regardant la rivière couler.

Page 620: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

La nuit vint ; on alluma les becs de gaz ; alors je medirigeai vers l’église Notre-Dame dont les deux tours sedétachaient en noir sur le couchant empourpré. Au chevetde l’église je trouvai un banc pour m’asseoir, ce qui me futdoux, car j’avais les jambes brisées, comme si j’avais faitune très-longue marche, et là je repris mes tristesréflexions. Jamais je ne m’étais senti si accablé, si las. Enmoi, autour de moi, tout était lugubre ; dans ce grandParis plein de lumière, de bruit et de mouvement, je mesentais plus perdu que je ne l’aurais été au milieu deschamps ou des bois.

Les gens qui passaient devant moi se retournaientquelquefois pour me regarder ; mais que m’importait leurcuriosité ou leur sympathie ; ce n’était pas l’intérêt desindifférents que j’avais espéré.

Je n’avais qu’une distraction, c’était de compter lesheures qui sonnaient tout autour de moi : alors je calculaiscombien de temps à attendre encore avant de pouvoirreprendre force et courage dans l’amitié de Mattia : quelleconsolation c’était pour moi de penser que j’allais bientôtvoir ses bons yeux si doux et si gais.

Un peu avant sept heures j’entendis un aboiementjoyeux ; presque aussitôt dans l’ombre j’aperçus un corpsblanc arriver sur moi ; avant que j’eusse pu réfléchir, Capiavait sauté sur mes genoux et il me léchait les mains àgrands coups de langue ; je le serrai dans mes bras etl’embrassai sur le nez.

Mattia ne tarda pas à paraître :– Eh bien ? cria-t-il de loin.– Barberin est mort.Il se mit à courir pour arriver plus vite près de moi ;

en quelques paroles pressées je lui racontai ce que j’avaisfait, et ce que j’avais appris.

Alors il montra un chagrin qui me fut bien doux aucœur et je sentis que s’il craignait tout de ma famille pourlui, il n’en désirait pas moins, sincèrement, pour moi, queje trouvasse mes parents.

Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de me

Page 621: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Par de bonnes paroles affectueuses il tâcha de meconsoler et surtout de me convaincre qu’il ne fallait pasdésespérer.

– Si tes parents ont bien trouvé Barberin, ilss’inquiéteront de ne pas entendre parler de lui ; ilschercheront ce qu’il est devenu et tout naturellement ilsarriveront à l’hôtel du Cantal ; allons donc à l’hôtel duCantal, c’est quelques jours de retard, voilà tout.

C’était déjà ce que m’avait dit la vieille femme à la têtebranlante, cependant dans la bouche de Mattia cesparoles prirent pour moi une tout autre importance :évidemment il ne s’agissait que d’un retard ; commej’avais été enfant de me désoler et de désespérer !

Alors, me sentant un peu plus calme, je racontai àMattia ce que j’avais appris sur Garofoli.

– Encore trois mois ! s’écria-t-il.Et il se mit à danser un pas au milieu de la rue, en

chantant.Puis, tout à coup s’arrêtant et venant à moi :– Comme la famille de celui-ci n’est pas la même-chose

que la famille de celui-là ! voilà que tu te désolais parceque tu avais perdu la tienne, et moi voilà que je chanteparce que la mienne est perdue.

– Un oncle, ce n’est pas la famille, c’est-à-dire un onclecomme Garofoli ; si tu avais perdu ta sœur Cristina,danserais-tu ?

– Oh ! ne dis pas cela.– Tu vois bien.Par les quais nous gagnâmes le passage d’Austerlitz, et

comme mes yeux n’étaient plus aveuglés par l’émotion, jepus voir combien est belle la Seine, le soir, lorsqu’elle estéclairée par la pleine lune qui met çà et là des paillettesd’argent sur ses eaux éblouissantes comme un immensemiroir mouvant.

Si l’hôtel du Cantal était une maison honnête, ce n’étaitpas une belle maison, et quand nous nous trouvâmes avecune petite chandelle fumeuse, dans un cabinet sous les

Page 622: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

toits, et si étroit que l’un de nous était obligé de s’asseoirsur le lit quand l’autre voulait se tenir debout, je ne pusm’empêcher de penser que ce n’était pas dans unechambre de ce genre que j’avais espéré coucher. Et lesdraps en coton jaunâtre, combien peu ils ressemblaientaux beaux langes dont mère Barberin m’avait tant parlé.

La miche de pain graissée de fromage d’Italie que nouseûmes pour notre souper, ne ressembla pas non plus aubeau festin que je m’étais imaginé pouvoir offrir à Mattia.

Mais enfin, tout n’était pas perdu ; il n’y avait qu’àattendre.

Et ce fut avec cette pensée que je m’endormis.

Page 623: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XII

Recherches.

Le lendemain matin, je commençai ma journée par

écrire à mère Barberin pour lui faire part de ce que j’avaisappris, et ce ne fut pas pour moi un petit travail.

Comment lui dire tout sèchement que son mari étaitmort ? Elle avait de l’affection pour son Jérôme ; ilsavaient vécu durant de longues années ensemble, et elleserait peinée si je ne prenais pas part à son chagrin.

Enfin, tant bien que mal, et avec des assurancesd’affection sans cesse répétées, j’arrivai au bout de monpapier. Bien entendu, je lui parlai de ma déception et demes espérances présentes. À vrai dire, ce fut surtout decela que je parlai. Au cas où ma famille lui écrirait pouravoir des nouvelles de Barberin, je la priais de m’avertiraussitôt, et surtout de me transmettre l’adresse qu’on luidonnerait en me l’envoyant à Paris, à l’hôtel du Cantal.

Ce devoir accompli, j’en avais un autre à remplirenvers le père de Lise, et celui-là aussi m’était pénible, –au moins sous un certain rapport. Lorsqu’à Dreuzy j’avais

Page 624: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dit à Lise que ma première sortie à Paris serait pour allervoir son père en prison, je lui avais expliqué que si mesparents étaient riches comme je l’espérais, je leurdemanderais de payer ce que le père devait, de sorte queje n’irais à la prison que pour le faire sortir et l’emmeneravec moi. Cela entrait dans le programme des joies que jem’étais tracé. Le père Acquin d’abord, mère Barberinensuite, puis Lise, puis Étiennette, puis Alexis, puisBenjamin. Quant à Mattia, on ne faisait pour lui que cequ’on faisait pour moi-même, et il était heureux de ce quime rendait heureux. Quelle déception d’aller à la prisonles mains vides et de revoir le père, en étant tout aussiincapable de lui rendre service que lorsque je l’avaisquitté et de lui payer ma dette de reconnaissance !

Heureusement j’avais de bonnes paroles à lui apporter,ainsi que les baisers de Lise et d’Alexis, et sa joiepaternelle adoucirait mes regrets ; j’aurais toujours lasatisfaction d’avoir fait quelque chose pour lui, enattendant plus.

Mattia, qui avait une envie folle de voir une prison,m’accompagna ; d’ailleurs, je tenais à ce qu’il connût celuiqui, pendant plus de deux ans, avait été un père pour moi.

Comme je savais maintenant le moyen à employerpour entrer dans la prison de Clichy, nous ne restâmespas longtemps devant sa grosse porte, comme j’y étaisresté la première fois que j’étais venu.

On nous fit entrer dans un parloir et bientôt le pèrearriva ; de la porte, il me tendit les bras.

– Ah ! le bon garçon, dit-il en m’embrassant, le brave

Page 625: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Rémi !Tout de suite je lui parlai de Lise et d’Alexis, puis

comme je voulais lui expliquer pourquoi je n’avais pas pualler chez Étiennette, il m’interrompit :

– Et tes parents ? dit-il.– Vous savez donc ?Alors il me raconta qu’il avait eu la visite de Barberin

quinze jours auparavant.– Il est mort, dis-je.– En voilà un malheur !Il m’expliqua comment Barberin s’était adressé à lui

pour savoir ce que j’étais devenu : en arrivant à Paris,Barberin s’était rendu chez Garofoli, mais bien entendu ilne l’avait pas trouvé ; alors il avait été le chercher trèsloin, en province, dans la prison où Garofoli était enfermé,et celui-ci lui avait appris qu’après la mort de Vitalis,j’avais été recueilli par un jardinier nommé Acquin ;Barberin était revenu à Paris, à la Glacière, et là il avait suque ce jardinier était détenu à Clichy. Il était venu à laprison, et le père lui avait dit comment je parcourais laFrance, de sorte que si l’on ne pouvait pas savoir au justeoù je me trouvais en ce moment, il était certain qu’à uneépoque quelconque je passerais chez l’un de ses enfants.Alors il m’avait écrit lui-même à Dreuzy, à Varses, àEsnandes et à Saint-Quentin ; si je n’avais pas trouvé salettre à Dreuzy, c’est que j’en étais déjà parti sans doutelorsqu’elle y était arrivée.

– Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ?

Page 626: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et Barberin, que vous a-t-il dit de ma famille ?demandai-je.

– Rien, ou tout au moins peu de chose : tes parentsavaient découvert chez le commissaire de police duquartier des Invalides que l’enfant abandonné avenue deBreteuil avait été recueilli par un maçon de Chavanon,nommé Barberin, et ils étaient venus te chercher chez lui ;ne te trouvant pas, ils lui avaient demandé de les aiderdans leurs recherches.

– Il ne vous a pas dit leur nom, il ne vous a pas parléde leur pays ?

– Quand je lui ai posé ces questions, il m’a dit qu’ilm’expliquerait cela plus tard ; alors je n’ai pas insisté,comprenant bien qu’il faisait mystère du nom de tesparents de peur qu’on diminuât le gain qu’il espérait tirerd’eux ; comme j’ai été un peu ton père, il s’imaginait, tonBarberin, que je voulais me faire payer ; aussi je l’aienvoyé promener, et depuis je ne l’ai pas revu ; je ne medoutais guère qu’il était mort. De sorte que tu sais que tuas des parents, mais par suite des calculs de ce vieuxgrigou, tu ne sais ni qui ils sont, ni où ils sont.

Je lui expliquai quelle était notre espérance, et il laconfirma par toutes sortes de bonnes raisons :

– Puisque tes parents ont bien su découvrir Barberin àChavanon, puisque Barberin a bien su découvrir Garofoliet me découvrir moi-même ici, on te trouvera bien àl’hôtel du Cantal ; restes-y donc.

Ces paroles me furent douces, et elles me rendirenttoute ma gaieté : le reste de notre temps se passa à parler

Page 627: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de Lise, d’Alexis et de mon ensevelissement dans la mine.– Quel terrible métier ! dit-il, quand je fus arrivé au

bout de mon récit, et c’est celui de mon pauvre Alexis ;ah ! comme il était plus heureux à cultiver les giroflées.

– Cela reviendra, dis-je.– Dieu t’entende, mon petit Rémi !La langue me démangea pour lui dire que mes parents

le feraient bientôt sortir de prison, mais je pensai à tempsqu’il ne convenait point de se vanter à l’avance des joiesque l’on se proposait de faire, et je me contentai del’assurer que bientôt il serait en liberté avec tous sesenfants autour de lui.

– En attendant ce beau moment, me dit Mattia lorsquenous fûmes dans la rue, mon avis est que nous neperdions pas notre temps et que nous gagnions del’argent.

– Si nous avions employé moins de temps à gagner del’argent en venant de Chavanon à Dreuzy et de Dreuzy àParis, nous serions arrivés assez tôt à Paris pour voirBarberin.

– Cela c’est vrai, et je me reproche assez moi-même det’avoir retardé, pour que tu ne me le reproches pas, toi.

– Ce n’est pas un reproche, mon petit Mattia, jet’assure ; sans toi je n’aurais pas pu donner à Lise sapoupée, et sans toi nous serions en ce moment sur le pavéde Paris, sans un sou pour manger.

– Eh bien alors, puisque j’ai eu raison de vouloir gagner

Page 628: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de l’argent, faisons comme si j’avais encore raison dans cemoment : d’ailleurs nous n’avons rien de mieux à fairequ’à chanter et à jouer notre répertoire ; attendons pournous promener que nous ayons ta voiture, cela sera moinsfatigant ; à Paris je suis chez moi et je connais les bonsendroits.

Il les connaissait si bien, les bons endroits, placespubliques, cours particulières, cafés, que le soir nouscomptâmes avant de nous coucher une recette dequatorze francs.

Alors, en m’endormant, je me répétai un mot quej’avais entendu dire souvent à Vitalis, que la fortunen’arrive qu’à ceux qui n’en ont pas besoin. Assurémentune si belle recette était un signe certain que d’un instantà l’autre, mes parents allaient arriver.

J’étais si bien convaincu de la sûreté de mespressentiments, que le lendemain je serais volontiersresté toute la journée à l’hôtel ; mais Mattia me força àsortir ; il me força aussi à jouer, à chanter, et ce jour-lànous fîmes encore une recette de onze francs.

– Si nous ne devions pas devenir riches bientôt par tesparents, disait Mattia, en riant, nous nous enrichirionsnous-mêmes et seuls, ce qui serait joliment beau.

Trois jours se passèrent ainsi sans que rien de nouveause produisît et sans que la femme de l’hôtel répondît autrechose à mes questions toujours les mêmes que son éternelrefrain : « Personne n’est venu demander Barberin et jen’ai pas reçu de lettre pour vous ou pour Barberin » ;mais le quatrième jour enfin elle me tendit une lettre.

Page 629: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était la réponse de mère Barberin, ou plus justementla réponse que mère Barberin m’avait fait écrire,puisqu’elle ne savait elle-même ni lire ni écrire.

Elle me disait qu’elle avait été prévenue de la mort deson homme, et que peu de temps auparavant elle avaitreçu de celui-ci une lettre qu’elle m’envoyait, pensantqu’elle pouvait m’être utile, puisqu’elle contenait desrenseignements sur ma famille.

– Vite, vite, s’écria Mattia, lisons la lettre de Barberin.Ce fut la main tremblante et leur cœur serré que

j’ouvris cette lettre :« Ma chère femme,« Je suis à l’hôpital, si malade que je crois que je ne me

relèverai pas. Si j’en avais la force, je te dirais comment lemal m’est arrivé ; mais ça ne servirait à rien ; il vautmieux aller au plus pressé. C’est donc pour te dire que sije n’en réchappe pas, tu devras écrire à Greth and Galley,Green-square, Lincoln’s-Inn, à Londres ; ce sont des gensde loi chargés de retrouver Rémi. Tu leur diras que seuletu peux leur donner des nouvelles de l’enfant, et tu aurassoin de te faire bien payer ces nouvelles ; il faut que cetargent te fasse vivre heureuse dans ta vieillesse. Tusauras ce que Rémi est devenu en écrivant à un nomméAcquin, ancien jardinier, maintenant détenu à la prison deClichy à Paris. Fais écrire toutes tes lettres par M. le curé,car dans cette affaire il ne faut se fier à personne.N’entreprends rien avant de savoir si je suis mort.

« Je t’embrasse une dernière fois.

Page 630: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

« BARBERIN. »Je n’avais pas lu le dernier mot de cette lettre que

Mattia se leva en faisant un saut.– En avant pour Londres ! cria-t-il.J’étais tellement surpris de ce que je venais de lire,

que je regardai Mattia sans bien comprendre ce qu’ildisait.

– Puisque la lettre de Barberin dit que ce sont des gensde loi anglais qui sont chargés de te retrouver, continua-t-il, cela signifie, n’est-ce pas, que tes parents sont Anglais.

– Mais…– Cela t’ennuie, d’être Anglais ?– J’aurais voulu être du même pays que Lise et les

enfants.– Moi j’aurais voulu que tu fusses Italien.– Si je suis Anglais, je serai du même pays qu’Arthur

et madame Milligan.– Comment, si tu es Anglais ? mais cela est certain ; si

tes parents étaient Français ils ne chargeraient point,n’est-ce pas, des gens de loi anglais de rechercher enFrance l’enfant qu’ils ont perdu. Puisque tu es Anglais, ilfaut aller en Angleterre. C’est le meilleur moyen de terapprocher de tes parents.

– Si j’écrivais à ces gens de loi ?– Pourquoi faire ? On s’entend bien mieux en parlant

qu’en écrivant. Quand nous sommes arrivés à Paris, nous

Page 631: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

avions 17 francs ; nous avons fait un jour 14 francs derecette, puis 11, puis 9, cela donne 51 francs, sur quoinous avons dépensé 8 francs ; il nous reste donc 43 francs,c’est plus qu’il ne faut pour aller à Londres ; ons’embarque à Boulogne sur des bateaux qui vous portentà Londres, et cela ne coûte pas cher.

– Tu n’as pas été à Londres ?– Tu sais bien que non ; seulement nous avions au

cirque Gassot deux clowns qui étaient Anglais, ils m’ontsouvent parlé de Londres et ils m’ont aussi appris biendes mots anglais pour que nous puissions parler ensemblesans que la mère Gassot, qui était curieuse comme unechouette, entendît ce que nous disions ; lui en avons-nousbaragouiné des sottises anglaises en pleine figure sansqu’elle pût se fâcher. Je te conduirai à Londres.

– Moi aussi, j’ai appris l’anglais avec Vitalis.– Oui, mais depuis trois ans tu as dû l’oublier, tandis

que moi je le sais encore : tu verras. Et puis ce n’est passeulement parce que je pourrais te servir que j’ai envied’aller avec toi à Londres, et pour être franc, il faut que jete dise que j’ai encore une autre raison.

– Laquelle ?– Si tes parents venaient te chercher à Paris, ils

pourraient très-bien ne pas vouloir m’emmener avec toi,tandis que quand je serai en Angleterre ils ne pourrontpas me renvoyer.

Une pareille supposition me paraissait blessante pourmes parents, mais enfin il était possible, à la rigueur,

Page 632: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’elle fût raisonnable ; n’eût-elle qu’une chance de seréaliser, c’était assez de cette chance unique pour que jedusse accepter l’idée de partir tout de suite pour Londresavec Mattia.

– Partons, lui dis-je.– Tu veux bien ?En deux minutes nos sacs furent bouclés et nous

descendîmes prêts à partir.Quand elle nous vit ainsi équipés, la maîtresse d’hôtel

poussa les hauts cris :– Le jeune monsieur, – c’était moi le monsieur, –

n’attendait donc pas ses parents ? cela serait bien plussage ; et puis les parents verraient comme le jeunemonsieur avait été bien soigné.

Mais ce n’était pas cette éloquence qui pouvait meretenir : après avoir payé notre nuit, je me dirigeai vers larue où Mattia et Capi m’attendaient.

– Mais votre adresse ? dit la vieille.Au fait il était peut-être sage de laisser mon adresse, je

l’écrivis sur son livre.– À Londres ! s’écria-t-elle, deux jeunesses à Londres !

par les grands chemins ! sur la mer !Avant de nous mettre en route pour Boulogne, il fallait

aller faire nos adieux au père.Mais ils ne furent pas tristes ; le père fut heureux

d’apprendre que j’allais bientôt retrouver ma famille, etmoi j’eus plaisir à lui dire et à lui répéter que je ne

Page 633: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tarderais pas à revenir avec mes parents pour leremercier.

– À bientôt, mon garçon, et bonne chance ! si tu nereviens pas aussitôt que tu le voudrais, écris-moi.

– Je reviendrai.Ce jour-là nous allâmes sans nous arrêter jusqu’à

Moisselles où nous couchâmes dans une ferme, car ilimportait de ménager notre argent pour la traversée ;Mattia avait dit qu’elle ne coûtait pas cher ; mais encore àcombien montait ce pas cher ?

Tout en marchant, Mattia m’apprenait des motsanglais, car j’étais fortement préoccupé par une questionqui m’empêchait de me livrer à la joie : mes parentscomprendraient-ils le français ou l’italien ? Comment nousentendre s’ils ne parlaient que l’anglais ? Comme celanous gênerait ! Que dirais-je à mes frères et à mes sœurs,si j’en avais ? Ne resterais-je point un étranger à leursyeux tant que je ne pourrais m’entretenir avec eux ?Quand j’avais pensé à mon retour dans la maisonpaternelle, et bien souvent depuis mon départ deChavanon, je m’étais tracé ce tableau, je n’avais jamaisimaginé que je pourrais être ainsi paralysé dans mon élan.Il me faudrait longtemps sans doute avant de savoirl’anglais, qui me paraissait une langue difficile.

Nous mîmes huit jours pour faire le trajet de Paris àBoulogne, car nous nous arrêtâmes un peu dans lesprincipales villes qui se trouvèrent sur notre passage :Beauvais, Abbeville, Montreuil-sur-Mer, afin de donnerquelques représentations et de reconstituer notre capital.

Page 634: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

quelques représentations et de reconstituer notre capital.Quand nous arrivâmes à Boulogne nous avions encore

trente-deux francs dans notre bourse, c’est-à-direbeaucoup plus qu’il ne fallait pour payer notre passage.

Comme Mattia n’avait jamais vu la mer, notrepremière promenade fut pour la jetée : pendant quelquesminutes il resta les yeux perdus dans les profondeursvaporeuses de l’horizon, puis, faisant claquer sa langue, ildéclara que c’était laid, triste et sale.

Une discussion s’engage alors entre nous, car nousavions bien souvent parlé de la mer et je lui avais toujoursdit que c’était la plus belle chose qu’on pût voir ; je soutinsmon opinion.

– Tu as peut-être raison quand la mer est bleuecomme tu racontes que tu l’as vue à Cette, dit Mattia,mais quand elle est comme cette mer, toute jaune et verteavec un ciel gris, et, de gros nuages sombres, c’est laid,très-laid, et ça ne donne pas envie d’aller dessus.

Nous étions le plus souvent d’accord, Mattia et moi, oubien il acceptait mon sentiment, ou bien je partageais lesien, mais cette fois je persistai dans mon idée, et jedéclarai même que cette mer verte, avec ses profondeursvaporeuses et ses gros nuages que le vent poussaitconfusément, était bien plus belle qu’une mer bleue sousun ciel bleu.

– C’est parce que tu es Anglais que tu dis cela, répliquaMattia, et tu aimes cette vilaine mer parce qu’elle est cellede ton pays.

Le bateau de Londres partait le lendemain à quatre-

Page 635: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

heures du matin ; à trois heures et demie nous étions àbord et nous nous installions de notre mieux, à l’abri d’unamas de caisses qui nous protégeaient un peu contre unebise du nord humide et froide.

À la lueur de quelques lanternes fumeuses, nous vîmescharger le navire : les poulies grinçaient, les caisses qu’ondescendait dans la cale craquaient et les matelots, detemps en temps, lançaient quelques mots avec un accentrauque ; mais ce qui dominait le tapage, c’était lebruissement de la vapeur qui s’échappait de la machineen petits flocons blancs. Une cloche tinta, des amarrestombèrent dans l’eau ; nous étions en route ; en routepour mon pays.

J’avais souvent dit à Mattia qu’il n’y avait rien de siagréable qu’une promenade en bateau : on glissaitdoucement sur l’eau sans avoir conscience de la routequ’on faisait, c’était vraiment charmant, – un rêve.

En parlant ainsi je songeais au Cygne et à notre voyagesur le canal du Midi ; mais la mer ne ressemble pas à uncanal. À peine étions-nous sortis de la jetée que le bateausembla s’enfoncer dans la mer, puis il se releva, s’enfonçaencore au plus profond des eaux, et ainsi quatre ou cinqfois, de suite par de grands mouvements comme ceuxd’une immense balançoire ; alors, dans ces secousses, lavapeur s’échappait de la cheminée avec un bruit strident,puis tout à coup une sorte de silence se faisait, et l’onn’entendait plus que les roues qui frappaient l’eau, tantôtd’un côté, tantôt de l’autre, selon l’inclinaison du navire.

– Elle est jolie, ta glissade ! me dit Mattia.

Page 636: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Et je n’eus rien à lui répondre, ne sachant pas alors ceque c’était qu’une barre.

Mais ce ne fut pas seulement la barre qui imprima cesmouvements de roulis et de tangage au navire, ce futaussi la mer qui, au large, se trouva être assez grosse.

Tout à coup Mattia, qui depuis assez longtemps neparlait plus, se souleva brusquement.

– Qu’as-tu donc ? lui dis-je.– J’ai que ça danse trop et que j’ai mal au cœur.– C’est le mal de mer.– Pardi, je le sens bien !Et après quelques minutes il courut s’appuyer sur le

bord du navire.Ah ! le pauvre Mattia, comme il fut malade ; j’eus beau

le prendre dans mes bras et appuyer sa tête contre mapoitrine, cela ne le guérit point ; il gémissait, puis detemps en temps se levant vivement, il courait s’accoudersur le bord du navire, et ce n’était qu’après quelquesminutes qu’il revenait se blottir contre moi.

Alors, chaque fois qu’il revenait ainsi, il me montrait lepoing, et, moitié riant, moitié colère, il disait :

– Oh ! ces Anglais, ça n’a pas de cœur.– Heureusement.Quand le jour se leva, un jour pâle, vaporeux et sans

soleil, nous étions en vue de hautes falaises blanches, et çàet là on apercevait des navires immobiles et sans voiles.

Page 637: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Peu à peu le roulis diminua et notre navire glissa sur l’eautranquille presque aussi doucement que sur un canal.Nous n’étions plus en mer, et de chaque côté, tout au loin,on apercevait des rives boisées, ou plus justement on lesdevinait à travers les brumes du matin : nous étionsentrés dans la Tamise.

– Nous voici en Angleterre, dis-je à Mattia. Mais ilreçut mal cette bonne nouvelle, et s’étalant de tout sonlong sur le pont :

– Laisse-moi dormir, répondit-il.Comme je n’avais pas été malade pendant la traversée,

je ne me sentais pas envie de dormir ; j’arrangeai Mattiapour qu’il fût le moins mal possible, et montant sur lescaisses, je m’assis sur les plus élevées avec Capi entre mesjambes.

De là, je dominais la rivière et je voyais tout son coursde chaque côté, en amont, en arrière ; à droite s’étalait ungrand banc de sable que l’écume frangeait d’un cordonblanc, et à gauche il semblait qu’on allait entrer denouveau dans la mer.

Mais ce n’était là qu’une illusion, les rives bleuâtre netardèrent pas à se rapprocher, puis à se montrer plusdistinctement jaunes et vaseuses.

Au milieu du fleuve se tenait toute une flotte denavires à l’ancre au milieu desquels couraient desvapeurs, des remorqueurs qui déroulaient derrière euxde longs rubans de fumée noire.

Que de navires ! que de voiles ! Je n’avais jamais

Page 638: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

imaginé qu’une rivière pût être aussi peuplée, et si laGaronne m’avait surpris la Tamise m’émerveilla.Plusieurs de ces navires étaient en train d’appareiller etdans leur mâture on voyait des matelots courir çà et làsur des échelles de corde qui, de loin, paraissaient finescomme des fils d’araignée.

Derrière lui, notre bateau laissait un sillage écumeuxau milieu de l’eau jaune, sur laquelle flottaient des débrisde toutes sortes, des planches, des bouts de bois, descadavres d’animaux tout ballonnés, des bouchons, desherbes ; de temps en temps un oiseau aux grandes ailess’abattait sur ces épaves, puis aussitôt il se relevait, pours’envoler avec un cri perçant, sa pâture dans le bec.

Pourquoi Mattia voulait-il dormir ? Il ferait bien mieuxde se réveiller : c’était là un spectacle curieux qui méritaitd’être vu.

À mesure que notre vapeur remonta le fleuve, cespectacle devint de plus en plus curieux, de plus en plusbeau : ce n’était plus seulement les navires à voiles ou àvapeur qu’il était intéressant de suivre des yeux, lesgrands trois-mâts, les énormes steamers revenant despays lointains, les charbonniers tout noirs, les barqueschargées de paille ou de foin qui ressemblaient à desmeules de fourrages emportées par le courant, les grossestonnes rouges, blanches, noires, que le flot faisaittournoyer ; c’était encore ce qui se passait, ce qu’onapercevait sur les deux rives, qui maintenant semontraient distinctement avec tous leurs détails, leursmaisons coquettement peintes, leurs vertes prairies, leurs

Page 639: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

arbres que la serpe n’a jamais ébranchés, et çà et là desponts d’embarquement s’avançant au-dessus de la vasenoire, des signaux de marée, des pieux verdâtres etgluants.

Je restai ainsi longtemps, les yeux grands ouverts, nepensant qu’à regarder, qu’à admirer.

Mais voilà que sur les deux rives de la Tamise lesmaisons se tassent les unes à côté des autres, en longuesfiles rouges, l’air s’obscurcit ; la fumée et le brouillard semêlent sans qu’on sache qui l’emporte en épaisseur dubrouillard ou de la fumée, puis, au lieu d’arbres ou debestiaux dans les prairies, c’est une forêt de mâts quisurgit tout à coup : les navires sont dans les prairies.

N’y tenant plus, je dégringole de mon observatoire etje vais chercher Mattia : il est réveillé et le mal de merétant guéri, il n’est plus de méchante humeur, de sortequ’il veut bien monter avec moi sur mes caisses ; lui aussiest ébloui et il se frotte les yeux : çà et là des canauxviennent de prairies déboucher dans le fleuve, et ils sontpleins aussi de navires.

Malheureusement le brouillard et la fumées’épaississent encore. ; on ne voit plus autour de soi quepar échappées ; et plus on avance, moins on voit clair.

Enfin le navire ralentit sa marche, la machine s’arrête,des câbles sont jetés à terre ; nous sommes à Londres etnous débarquons au milieu de gens qui nous regardent,mais qui ne nous parlent pas.

– Voilà le moment de te servir de ton anglais, mon

Page 640: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

petit Mattia.Et Mattia, qui ne doute de rien, s’approche d’un gros

homme à barbe rousse pour lui demander poliment, lechapeau à la main, le chemin de Green square.

Il me semble que Mattia est bien longtemps às’expliquer avec son homme qui, plusieurs fois, lui faitrépéter les mêmes mots, mais je ne veux pas paraîtredouter du savoir de mon ami.

Enfin il revient :– C’est très-facile, dit-il, il n’y a qu’à longer la Tamise ;

nous allons suivre les quais.Mais il n’y a pas de quais à Londres, ou plutôt il n’y en

avait pas à cette époque, les maisons s’avançaient jusquedans la rivière ; nous sommes donc obligés de suivre desrues qui nous paraissent longer la rivière.

Elles sont bien sombres, ces rues, bien boueuses, bienencombrées de voitures, de caisses, de ballots, de paquetsde toute espèce, et c’est difficilement que nous parvenonsà nous faufiler au milieu de ces embarras sans cesserenaissants. J’ai attaché Capi avec une corde et je le tienssur mes talons ; il n’est qu’une heure et pourtant le gazest allumé dans les magasins, il pleut de la suie.

Vu sous cet aspect, Londres ne produit pas sur nous lemême sentiment que la Tamise.

Nous avançons et de temps en temps Mattia demandesi nous sommes loin encore de Lincoln’s Inn : il merapporte que nous devons passer sous une grande portequi barrera la rue que nous suivons. Cela me paraît

Page 641: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bizarre, mais je n’ose pas lui dire que je crois qu’il setrompe.

Cependant il ne s’est point trompé et nous arrivonsenfin à une arcade qui enjambe par-dessus la rue avecdeux petites portes latérales : c’est Temple-Bar. Denouveau nous demandons notre chemin et l’on nousrépond de tourner à droite.

Alors nous ne sommes plus dans une grande rue pleinede mouvement et de bruit ; nous nous trouvons aucontraire, dans des petites ruelles silencieuses quis’enchevêtrent les unes dans les autres, et il nous sembleque nous tournons sur nous-mêmes sans avancer commedans un labyrinthe.

Tout à coup au moment où nous nous croyons perdus,nous nous trouvons devant un petit cimetière plein detombes, dont les pierres sont noires comme si on les avaitpeintes avec de la suie ou du cirage : c’est Green square.

Pendant que Mattia interroge une ombre qui passe, jem’arrête pour tâcher d’empêcher mon cœur de battre, jene respire plus et je tremble.

Puis je suis Mattia et nous nous arrêtons devant uneplaque en cuivre sur laquelle nous lisons : Greth andGalley.

Mattia s’avance pour tirer la sonnette, mais j’arrêteson bras.

– Qu’as-tu ? me dit-il, comme tu es pâle.– Attends un peu que je reprenne courage. Il sonne et

Page 642: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nous entrons.Je suis tellement troublé, que je ne vois pas très

distinctement autour de moi ; il me semble que noussommes dans un bureau et que deux ou trois personnespenchées sur des tables écrivent à la lueur de plusieursbecs de gaz qui brûlent en chantant.

C’est à l’une de ces personnes que Mattia s’adresse,car bien entendu je l’ai chargé de porter la parole. Dans cequ’il dit reviennent plusieurs fois les mots de boy, familyet Barberin ; je comprends qu’il explique que je suis legarçon que ma famille a chargé Barberin de retrouver. Lenom de Barberin produit de l’effet : on nous regarde, etcelui à qui Mattia parlait se lève pour nous ouvrir uneporte.

Nous entrons dans une pièce pleine de livres et depapiers : un monsieur est assis devant un bureau, et unautre en robe et en perruque, tenant à la main plusieurssacs bleus, s’entretient avec lui.

En peu de mots, celui qui nous précède explique quinous sommes, et alors les deux messieurs nous regardentde la tête aux pieds.

– Lequel de vous est l’enfant élevé par Barberin ? diten français le monsieur assis devant le bureau.

En entendant parler français, je me sens rassuré etj’avance d’un pas :

– Moi, monsieur.– Où est Barberin ?

Page 643: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il est mort.Les deux messieurs se regardent un moment, puis

celui qui a une perruque sur la tête sort en emportant sessacs.

– Alors, comment êtes-vous venus ? demande lemonsieur qui avait commencé à m’interroger.

– À pied jusqu’à Boulogne et de Boulogne à Londres enbateau ; nous venons de débarquer.

– Barberin vous avait donné de l’argent ?– Nous n’avons pas vu Barberin.– Alors comment avez-vous su que vous deviez venir

ici ?Je fis aussi court que possible le récit qu’on me

demandait.J’avais hâte de poser à mon tour quelques questions,

une surtout qui me brûlait les lèvres, mais je n’en eus pasle temps.

Il fallut que je racontasse comment j’avais été élevépar Barberin, comment j’avais été vendu par celui-ci àVitalis, comment à la mort de mon maître j’avais étérecueilli par la famille Acquin, enfin comment le pèreayant été mis en prison pour dettes, j’avais repris monancienne existence de musicien ambulant.

À mesure que je parlais, le monsieur prenait des noteset il me regardait d’une façon qui me gênait : il faut direque son visage était dur, avec quelque chose de fourbedans le sourire.

Page 644: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et quel est ce garçon, dit-il, en désignant Mattia dubout de sa plume de fer, comme s’il voulait lui darder uneflèche.

– Un ami, un camarade, un frère.– Très-bien ; simple connaissance faite sur les grands

chemins, n’est-ce pas ?– Le plus tendre, le plus affectueux des frères.– Oh ! Je n’en doute pas.Le moment me parut venu de poser enfin la question

qui depuis le commencement de notre entretienm’oppressait.

– Ma famille, monsieur, habite l’Angleterre ?– Certainement elle habite Londres ; au moins en ce

moment.– Alors je vais la voir ?– Dans quelques instants vous serez près d’elle. Je vais

vous faire conduire.Il sonna.– Encore un mot, monsieur, je vous prie : J’ai un

père ?Ce fut à peine si je pus prononcer ce mot.– Non-seulement un père, mais une mère, des frères,

des sœurs.– Ah ! monsieur.Mais la porte en s’ouvrant coupa mon effusion : je ne

Page 645: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pus que regarder Mattia les yeux pleins de larmes.Le monsieur s’adressa en anglais à celui qui entrait et

je crus comprendre qu’il lui disait de nous conduire.Je m’étais levé.– Ah ! j’oubliais, dit le monsieur, votre nom est

Driscoll, c’est le nom de votre père.Malgré sa mauvaise figure je crois que je lui aurais

sauté au cou s’il m’en avait donné le temps ; mais de lamain il nous montra la porte et nous sortîmes.

Page 646: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIII

La famille Driscoll.

Le clerc qui devait me conduire chez mes parents était

un vieux petit bonhomme ratatiné, parcheminé, ridé, vêtud’un habit noir râpé et lustré, cravaté de blanc ; lorsquenous fûmes dehors il se frotta les mains frénétiquementen faisant craquer les articulations de ses doigts et de sespoignets, secoua ses jambes comme s’il voulait envoyer auloin ses bottes éculées et levant le nez en l’air, il aspirafortement le brouillard à plusieurs reprises, avec labéatitude d’un homme qui a été enfermé.

– Il trouve que ça sent bon, me dit Mattia en italien.Le vieux bonhomme nous regarda, et sans nous parler,

il nous fît « psit, psit », comme s’il s’était adressé à deschiens, ce qui voulait dire que nous devions marcher surses talons et ne pas le perdre.

Nous ne tardâmes pas à nous trouver dans une granderue encombrée de voitures ; il en arrêta au passage unedont le cocher au lieu d’être assis sur son siège derrièreson cheval, était perché en l’air derrière et tout au haut

Page 647: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’une sorte de capote de cabriolet ; je sus plus tard quecette voiture s’appelait un cab.

Il nous fit monter dans cette voiture qui n’était pasclose par devant, et au moyen d’un petit judas ouvertdans la capote il engagea un dialogue avec le cocher ;plusieurs fois le nom de Bethnal-Green fut prononcé et jepensai que c’était le nom du quartier dans lequeldemeuraient mes parents ; je savais que green en anglaisveut dire vert et cela me donna l’idée que ce quartierdevait être planté de beaux arbres, ce qui toutnaturellement me fut très-agréable ; cela neressemblerait point aux vilaines rues de Londres sisombres et si tristes que nous avions traversées enarrivant ; c’était très-joli une maison dans une grandeville, entourée d’arbres.

La discussion fut assez longue entre notre conducteuret le cocher ; tantôt c’était l’un qui se haussait au judaspour donner des explications, tantôt c’était l’autre quisemblait vouloir se précipiter de son siège par cetteétroite ouverture pour dire qu’il ne comprenaitabsolument rien à ce qu’on lui demandait.

Mattia et moi nous étions tassés dans un coin avecCapi entre mes jambes, et, en écoutant cette discussion, jeme disais qu’il était vraiment bien étonnant qu’un cocherne parût pas connaître un endroit aussi joli que devaitl’être Bethnal-Green ; il y avait donc bien des quartiersverts à Londres ? Cela était assez étonnant, car d’après ceque nous avions déjà vu, j’aurais plutôt cru à de la suie.

Nous roulons assez vite dans des rues larges, puis dans

Page 648: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des rues étroites, puis dans d’autres rues larges, maissans presque rien voir autour de nous, tant le brouillardqui nous enveloppe est opaque ; il commence à faire froid,et cependant nous éprouvons un sentiment de gêne dansla respiration comme si nous étouffions. Quand je disnous, il s’agit de Mattia et de moi, car notre guide paraîtau contraire se trouver à son aise ; en tout cas, il respirel’air fortement, la bouche ouverte, en reniflant, comme s’ilétait pressé d’emmagasiner une grosse provision d’airdans ses poumons, puis, de temps en temps, il continue àfaire craquer ses mains et à détirer ses jambes. Est-cequ’il est resté pendant plusieurs années sans remuer etsans respirer ?

Malgré l’émotion qui m’enfièvre à la pensée que dansquelques instants, dans quelques secondes peut-être, jevais embrasser mes parents, mon père, ma mère, mesfrères, mes sœurs, j’ai grande envie de voir la ville quenous traversons : n’est-ce pas ma ville, ma patrie ?

Mais, j’ai beau ouvrir les yeux, je ne vois rien oupresque rien, si ce n’est les lumières rouges du gaz quibrûlent dans le brouillard, comme dans un épais nuage defumée ; c’est à peine si on aperçoit les lanternes desvoitures que nous croisons, et, de temps en temps nousnous arrêtons court, pour ne pas accrocher ou pour ne pasécraser des gens qui encombrent les rues.

Nous roulons toujours ; il y a déjà bien longtemps quenous sommes sortis de chez Greth and Galley ; cela meconfirme dans l’idée que mes parents demeurent à lacampagne ; bientôt sans doute nous allons quitter les rues

Page 649: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

étroites pour courir dans les champs.Comme nous nous tenons la main, Mattia et moi, cette

pensée que je vais retrouver mes parents me fait serrer lasienne ; il me semble qu’il est nécessaire de lui exprimerque je suis son ami, en ce moment même, plus que jamaiset pour toujours.

Mais au lieu d’arriver dans la campagne, nous entronsdans des rues plus étroites, et nous entendons le siffletdes locomotives.

Alors je prie Mattia de demander à notre guide si nousn’allons pas enfin arriver chez mes parents ; la réponse deMattia est désespérante : il prétend que le clerc de Grethand Galley a dit qu’il n’était jamais venu dans ce quartierde voleurs. Sans doute Mattia se trompe, il ne comprendpas ce qu’on lui a répondu. Mais il soutient que thieves, lemot anglais dont le clerc s’est servi, signifie bien voleursen français, et qu’il en est sûr. Je reste un momentdéconcerté, puis je me dis que si le clerc a peur desvoleurs, c’est que justement nous allons entrer dans lacampagne, et que le mot green qui se trouve aprèsBethnal, s’applique bien à des arbres et à des prairies. Jecommunique cette idée à Mattia, et la peur du clerc nousfait beaucoup rire : comme les gens qui ne sont pas sortisdes villes sont bêtes !

Mais rien n’annonce la campagne : l’Angleterre n’estdonc qu’une ville de pierre et de boue qui s’appelleLondres ? Cette boue nous inonde dans notre voiture, ellejaillit jusque sur nous en plaques noires ; une odeurinfecte nous enveloppe depuis assez longtemps déjà ; tout

Page 650: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cela indique que nous sommes dans un vilain quartier, ledernier sans doute, avant d’arriver dans les prairies deBethnal-Green. Il me semble que nous tournons surnous-mêmes, et de temps en temps notre cocher ralentitsa marche, comme s’il ne savait plus où il est. Tout à coup,il s’arrête enfin brusquement, et notre judas s’ouvre.

Alors une conversation ou plus justement unediscussion, s’engage : Mattia me dit qu’il croit comprendreque notre cocher ne veut pas aller plus loin, parce qu’il neconnaît pas son chemin ; il demande des indications auclerc de Greth and Galley, et celui-ci continue à répondrequ’il n’est jamais venu dans ce quartier de voleurs :j’entends le mot thieves.

Assurément, ce n’est pas là Bethnal-Green.Que va-t-il se passer ?La discussion continue par le judas, et c’est avec une

égale colère que le cocher et le clerc s’envoient leursrépliques par ce trou.

Enfin, le clerc après avoir donné de l’argent au cocherqui murmure, descend du cab, et de nouveau, il nous fait« psit, psit » ; il est clair que nous devons descendre ànotre tour.

Nous voilà dans une rue fangeuse, au milieu dubrouillard ; une boutique est brillamment illuminée, et legaz reflété par des glaces, par des dorures et par desbouteilles taillées à facettes, se répand dans la rue, où ilperce le brouillard jusqu’au ruisseau : c’est une taverne,ou mieux ce que les Anglais nomment un gin palace, un

Page 651: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

palais dans lequel on vend de l’eau-de-vie de genièvre etaussi des eaux-de-vie de toutes sortes, qui, les unescomme les autres, ont pour même origine l’alcool de grainou de betterave.

– Psit ! psit ! fait notre guide.

Et nous entrons avec lui dans ce gin palace.Décidément, nous avons eu tort de croire que nous étionsdans un misérable quartier ; je n’ai jamais vu rien de plusluxueux ; partout des glaces et des dorures, le comptoirest en argent. Cependant, les gens qui se tiennent deboutdevant ce comptoir ou appuyés de l’épaule contre lesmurailles ou contre les tonneaux sont déguenillés,quelques-uns n’ont pas de souliers, et leurs pieds nus quiont pataugé dans la boue des cloaques, sont aussi noirsque s’ils avaient été cirés avec un cirage qui n’aurait pasencore eu le temps de sécher.

Sur ce beau comptoir en argent, notre guide se faitservir un verre d’une liqueur blanche qui sent bon, et,après l’avoir vidé d’un trait avec l’avidité qu’il mettait,quelques instants auparavant, à avaler le brouillard, ilengage une conversation avec l’homme aux bras nusjusqu’au coude qui l’a servi.

Il n’est pas bien difficile de deviner qu’il demande sonchemin, et je n’ai pas besoin d’interroger Mattia.

De nouveau nous cheminons sur les talons de notreguide ; maintenant la rue est si étroite que malgré lebrouillard nous voyons les maisons qui la bordent dechaque côté ; des cordes sont tendues en l’air de l’une àl’autre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillons

Page 652: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’autre de ces maisons, et çà et là des linges et des haillonspendent à ces cordes. Assurément ce n’est pas poursécher qu’ils sont là.

Où allons-nous ? Je commence à être inquiet, et detemps en temps Mattia me regarde ; cependant il nem’interroge pas.

De la rue nous sommes passés dans une ruelle, puisdans une cour, puis dans une ruelle encore ; les maisonssont plus misérables que dans le plus misérable village deFrance ; beaucoup sont en planches comme des hangarsou des étables, et cependant ce sont bien des maisons ;des femmes tête nue, et des enfants grouillent sur lesseuils.

Quand une faible lueur nous permet de voir un peudistinctement autour de nous, je remarque que cesfemmes sont pâles, leurs cheveux d’un blond de linpendent sur leurs épaules ; les enfants sont presque nuset les quelques vêtements qu’ils ont sur le dos sont enguenilles : dans une ruelle, nous trouvons des porcs quifarfouillent dans le ruisseau stagnant, d’où se dégage uneodeur fétide.

Notre guide ne tarde pas à s’arrêter ; assurément il estperdu ; mais à ce moment vient à nous un homme vêtud’une longue redingote bleue et coiffé d’un chapeau garnide cuir verni ; autour de son poignet, est passé un galonnoir et blanc ; un étui est suspendu à sa ceinture ; c’est unhomme de police, un policeman.

Une conversation s’engage, et bientôt nous nousremettons en route, précédés du policeman ; nous

Page 653: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

traversons des ruelles, des cours, des rues tortueuses ; ilme semble que çà et là des maisons sont effondrées.

Enfin nous nous arrêtons dans une cour dont le milieuest occupé par une petite mare.

– Red lion court, dit le policeman.Ces mots que j’ai entendu prononcer plusieurs fois déjà

signifient : « Cour du Lion-Rouge », m’a dit Mattia.Pourquoi nous arrêtons-nous ? Il est impossible que

nous soyons à Bethnal-Green ; est-ce que c’est dans cettecour que demeurent mes parents ? Mais alors ?…

Je n’ai pas le temps d’examiner ces questions quipassent devant mon esprit inquiet ; le policeman a frappéà la porte d’une sorte de hangar en planches et notreguide le remercie ; nous sommes donc arrivés.

Mattia, qui ne m’a pas lâché la main, me la serre, et jeserre la sienne.

Nous nous sommes compris : l’angoisse qui étreintmon cœur étreint le sien aussi.

J’étais tellement troublé que je ne sais trop commentla porte à laquelle le policeman avait frappé nous futouverte, mais à partir du moment où nous fûmes entrésdans une vaste pièce qu’éclairaient une lampe et un feu decharbon de terre brûlant dans une grille, mes souvenirsme reviennent.

Devant ce feu, dans un fauteuil en paille qui avait laforme d’une niche de saint, se tenait immobile comme unestatue un vieillard à barbe blanche, la tête couverte d’un

Page 654: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bonnet noir ; en face l’un de l’autre, mais séparés par unetable, étaient assis un homme et une femme ; l’hommeavait quarante ans environ, il était vêtu d’un costume develours gris, sa physionomie était intelligente mais dure ;la femme, plus jeune de cinq ou six ans, avait des cheveuxblonds qui pendaient sur un châle à carreaux blancs etnoirs croisé autour de sa poitrine ; ses yeux n’avaient pasde regard et l’indifférence ou l’apathie était empreinte surson visage qui avait dû être beau, comme dans ses gestesindolents ; dans la pièce se trouvaient quatre enfants,deux garçons et deux filles, tous blonds, d’un blond de lincomme leur mère ; l’aîné des garçons paraissait être âgéde onze ou douze ans ; la plus jeune des petites filles avaittrois ans à peine, elle marchait en se traînant à terre.

Je vis tout cela d’un coup d’œil et avant que notreguide, le clerc de Greth and Galley, eût achevé de parler.

Que dit-il ? Je l’entendis à peine et je ne le compris pasdu tout ; le nom de Driscoll, mon nom m’avait dit l’hommed’affaires, frappa seulement mon oreille.

Tous les yeux s’étaient tournés vers Mattia et versmoi, même ceux du vieillard immobile ; seule la petite filleprêtait attention à Capi.

– Lequel de vous deux est Rémi ? demanda en françaisl’homme au costume de velours gris.

Je m’avançai d’un pas.– Moi, dis-je.– Alors, embrasse ton père, mon garçon.Quand j’avais pensé à ce moment, je m’étais imaginé

Page 655: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

que j’éprouverais un élan qui me pousserait dans les brasde mon père ; je ne trouvai pas cet élan en moi.Cependant je m’avançai et j’embrassai mon père.

– Maintenant, me dit-il, voilà ton grand-père, ta mère,tes frères et tes sœurs.

J’allai à ma mère tout d’abord et la pris dans mesbras ; elle me laissa l’embrasser, mais elle-même elle nem’embrassa point, elle me dit seulement deux ou troisparoles que je ne compris pas.

– Donne une poignée de main à ton grand-père, me ditmon père, et vas-y doucement : il est paralysé.

Je donnai aussi la main à mes deux frères et à masœur aînée ; je voulus prendre la petite dans mes bras,mais comme elle était occupée à flatter Capi, elle merepoussa.

Tout en allant ainsi de l’un à l’autre, j’étais indignécontre moi-même : eh quoi ! je ne ressentais pas plus dejoie à me retrouver enfin dans ma famille ; j’avais un père,une mère, des frères, des sœurs, j’avais un grand-père,j’étais réuni à eux et je restais froid ; j’avais attendu cemoment avec une impatience fiévreuse, j’avais été fou dejoie en pensant que moi aussi j’allais avoir une famille, desparents à aimer, qui m’aimeraient, et je restaisembarrassé, les examinant tous curieusement, et netrouvant rien en mon cœur à leur dire, pas une parole detendresse. J’étais donc un monstre ? Je n’étais donc pasdigne d’avoir une famille ?

Si j’avais trouvé mes parents dans un palais au lieu de

Page 656: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les trouver dans un hangar, n’aurais-je pas éprouvé poureux ces sentiments de tendresse que quelques heuresauparavant je ressentais en mon cœur pour un père etune mère que je ne connaissais pas, et que je ne pouvaispas exprimer à un père et à une mère que je voyais ?

Cette idée m’étouffa de honte : revenant devant mamère, je la pris de nouveau dans mes bras et jel’embrassai à pleines lèvres : sans doute elle ne compritpas ce qui provoquait cet élan, car au lieu de me rendremes baisers, elle me regarda de son air indolent, puiss’adressant à son mari, mon père, en haussant doucementles épaules, elle lui dit quelques mots que je ne comprispas, mais qui firent rire celui-ci : cette indifférence d’unepart et d’autre part ce rire, me serrèrent le cœur à lebriser, il me semblait que cette effusion de tendresse neméritait pas qu’on la reçût ainsi.

Mais on ne me laissa pas le temps de me livrer à mesimpressions.

– Et celui-là, demanda mon père en désignant Mattia,quel est-il ?

J’expliquai quels liens m’attachaient à Mattia, et je lefis en m’efforçant de mettre dans mes paroles un peu del’amitié que j’éprouvais, et aussi en tâchant d’expliquer lareconnaissance que je lui devais.

– Bon, dit mon père, il a voulu voir du pays. J’allaisrépondre ; Mattia me coupa la parole :

– Justement, dit-il.– Et Barberin ? demanda mon père. Pourquoi donc

Page 657: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

n’est-il pas venu ?J’expliquai que Barberin était mort, ce qui avait été

une grande déception pour moi lorsque nous étionsarrivés à Paris, après avoir appris à Chavanon par mèreBarberin que mes parents me cherchaient.

Alors mon père traduisit à ma mère ce que je venais dedire et je crus comprendre que celle-ci répondit quec’était très-bon ou très-bien ; en tous cas elle prononça àplusieurs reprises les mots well et g o o d que jeconnaissais. Pourquoi était-il bon et bien que Barberin fûtmort ? ce fut ce que je me demandai sans trouver deréponse à cette question.

– Tu ne sais pas l’anglais ? me demanda mon père.– Non ; je sais seulement le français et aussi l’italien

pour l’avoir appris avec un maître à qui Barberin m’avaitloué.

– Vitalis ?– Vous avec su…– C’est Barberin qui m’a dit son nom, lorsqu’il y a

quelque temps je me suis rendu en France pour techercher. Mais tu dois être curieux de savoir commentnous ne t’avons pas cherché pendant treize ans, etcomment tout à coup nous avons eu l’idée d’aller trouverBarberin.

– Oh ! oui, très-curieux, je vous assure, bien curieux.– Alors viens là auprès du feu, je vais te conter cela.En entrant j’avais déposé ma harpe contre la muraille,

Page 658: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

je débouclai mon sac et pris la place qui m’était indiquée.Mais comme j’étendais mes jambes crottées et

mouillées devant le feu, mon grand-père cracha de moncôté sans rien dire, à peu près comme un vieux chat encolère ; je n’eus pas besoin d’autre explication pourcomprendre que je le gênais, et je retirai mes jambes.

– Ne fais pas attention, dit mon père, le vieux n’aimepas qu’on se mette devant son feu, mais si tu as froidchauffe-toi ; il n’y a pas besoin de se gêner avec lui.

Je fus abasourdi d’entendre parler ainsi de ce vieillardà cheveux blancs ; il me semblait que si l’on devait segêner avec quelqu’un, c’était précisément avec lui ; je tinsdonc mes jambes sous ma chaise.

– Tu es notre fils aîné, me dit mon père, et tu es né unan après mon mariage avec ta mère. Quand j’épousai tamère, il y avait une jeune fille qui croyait que je laprendrais pour femme, et à qui ce mariage inspira unehaine féroce contre celle qu’elle considérait comme sarivale. Ce fut pour se venger que le jour juste où tuatteignais tes six mois, elle te vola et t’emporta en France,à Paris, où elle t’abandonna dans la rue. Nous fîmes toutesles recherches possibles, mais cependant sans allerjusqu’à Paris, car nous ne pouvions pas supposer qu’ont’avait porté si loin. Nous ne te retrouvâmes point, et nouste croyions mort et perdu à jamais, lorsqu’il y a trois mois,cette femme, atteinte d’une maladie mortelle, révéla,avant de mourir, la vérité. Je partis aussitôt pour laFrance et j’allai chez le commissaire de police du quartierdans lequel tu avais été abandonné. Là on m’apprit que tu

Page 659: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

avais été adopté par un maçon de la Creuse, celui-làmême qui t’avait trouvé, et aussitôt je me rendis àChavanon. Barberin me dit qu’il t’avait loué à Vitalis, unmusicien ambulant et que tu parcourais la France aveccelui-ci. Comme je ne pouvais pas rester en France et memettre à la poursuite de Vitalis, je chargeai Barberin de cesoin et lui donnai de l’argent pour venir à Paris. En mêmetemps je lui recommandais d’avertir les gens de loi quis’occupent de mes affaires, MM. Greth et Galley, quand ilt’aurait retrouvé. Si je ne lui donnai point mon adresse ici,c’est que nous n’habitons Londres que dans l’hiver ;pendant la belle saison nous parcourons l’Angleterre etl’Écosse pour notre commerce de marchands ambulantsavec nos voitures et notre famille. Voilà, mon garçon,comment tu as été retrouvé, et comment après treize ans,tu reprends ici ta place, dans la famille. Je comprends quetu sois un peu effarouché car tu ne nous connais pas, et tun’entends pas ce que nous disons de même que tu nepeux pas te faire entendre ; mais j’espère que tut’habitueras vite.

Oui sans doute, je m’habituerais vite ; n’était-ce pastout naturel puisque j’étais dans ma famille, et que ceuxavec qui j’allais vivre étaient mes père et mère, mesfrères et sœurs ?

Les beaux langes n’avaient pas dit vrai ; pour mèreBarberin, pour Lise, pour le père Acquin, pour ceux quim’avaient secouru, c’était un malheur ; je ne pourrais pasfaire pour eux ce que j’avais rêvé, car des marchandsambulants, alors surtout qu’ils demeurent dans unhangar, ne doivent pas être bien riches ; mais pour moi

Page 660: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’importait après tout : j’avais une famille et c’était unrêve d’enfant de s’imaginer que la fortune serait mamère : tendresse vaut mieux que richesse : ce n’était pasd’argent que j’avais besoin, c’était d’affection.

Pendant que j’écoutais le récit de mon père, n’ayantdes yeux et des oreilles que pour lui, on avait dressé lecouvert sur la table : des assiettes à fleurs bleues, et dansun plat en métal un gros morceau de bœuf cuit au fouravec des pommes de terre tout autour.

– Avez-vous faim, les garçons ? nous demanda monpère en s’adressant à Mattia et à moi.

Pour toute réponse, Mattia montra ses dents blanches.– Eh bien, mettons-nous à table, dit mon père.Mais avant de s’asseoir, il poussa le fauteuil de mon

grand-père jusqu’à la table. Puis prenant place lui-mêmele dos au feu, il commença à couper le roast-beef et il nousen servit à chacun une belle tranche accompagnée depommes de terre.

Quoique je n’eusse pas été élevé dans des principes decivilité, ou plutôt pour dire vrai, bien que je n’eusse pasété élevé du tout, je remarquai que mes frères et masœur aînée mangeaient le plus souvent avec leurs doigts,qu’ils trempaient dans la sauce et qu’ils léchaient sans quemon père ni ma mère parussent s’en apercevoir ; quant àmon grand-père, il n’avait d’attention que pour sonassiette, et la seule main dont il pût se servir allaitcontinuellement de cette assiette à sa bouche ; quand illaissait échapper un morceau de ses doigts tremblants

Page 661: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

mes frères se moquaient de lui.Le souper achevé, je crus que nous allions passer la

soirée devant le feu ; mais mon père me dit qu’il attendaitdes amis, et que nous devions nous coucher ; puis,prenant une chandelle, il nous conduisit dans une remisequi tenait à la pièce où nous avions mangé : là setrouvaient deux de ces grandes voitures qui serventordinairement aux marchands ambulants. Il ouvrit laporte de l’une et nous vîmes qu’il s’y trouvait deux litssuperbes.

– Voilà vos lits, dit-il ; dormez bien.Telle fut ma réception dans ma famille, – la famille

Driscoll.

Page 662: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIV

Père et mère honoreras.

Mon père en se retirant, nous avait laissé la chandelle,

mais il avait fermé en dehors la porte de notre voiture :nous n’avions donc qu’à nous coucher ; ce que nous fîmesau plus vite, sans bavarder comme nous en avionsl’habitude tous les soirs, et sans nous raconter nosimpressions de cette journée si remplie.

– Bonsoir, Rémi, me dit Mattia.– Bonsoir, Mattia.Mattia n’avait pas plus envie de parler que je n’en

avais envie moi-même, et je fus heureux de son silence.Mais n’avoir pas envie de parler n’est pas avoir envie

de dormir ; la chandelle éteinte, il me fut impossible defermer les yeux, et je me mis à réfléchir à tout ce quivenait de se passer, en me tournant et me retournantdans mon étroite couchette.

Tout en réfléchissant, j’entendais Mattia, qui occupaitla couchette placée au-dessus de la mienne, s’agiter et se

Page 663: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tourner aussi, ce qui prouvait qu’il ne dormait pas mieuxque moi.

– Tu ne dors pas ? lui dis-je à voix basse.– Non, pas encore.– Es-tu mal ?– Non, je te remercie, je suis très-bien, au contraire,

seulement tout tourne autour de moi, comme si j’étaisencore sur la mer, et la voiture s’élève et s’enfonce, enroulant de tous côtés.

Était-ce seulement le mal de mer qui empêchaitMattia de s’endormir ? les pensées qui le tenaient éveillén’étaient-elles pas les mêmes que les miennes ? Ilm’aimait assez, et nous étions assez étroitement unis decœur comme d’esprit pour qu’il sentît ce que je sentaismoi-même.

Le sommeil ne vint pas, et le temps en s’écoulant,augmenta l’effroi vague qui m’oppressait : tout d’abord jen’avais pas bien compris l’impression qui dominait en moiparmi toutes celles qui se choquaient dans ma tête en uneconfusion tumultueuse, mais maintenant je voyais quec’était la peur. Peur de quoi ? Je n’en savais rien, maisenfin j’avais peur. Et ce n’était pas d’être couché danscette voiture, au milieu de ce quartier misérable deBethnal-Green que j’étais effrayé. Combien de fois dansmon existence vagabonde avais-je passé des nuits n’étantpas protégé comme je l’étais en ce moment. J’avaisconscience d’être à l’abri de tout danger, et cependantj’étais épouvanté ; plus je me raidissais contre cette

Page 664: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

épouvante, moins je parvenais à me rassurer.Les heures s’écoulèrent les unes après les autres sans

que je pusse me rendre compte de l’avancement de lanuit, car il n’y avait pas aux environs d’horloges quisonnassent : tout à coup j’entendis un bruit assez fort à laporte de la remise, qui ouvrait sur une autre rue que lacour du Lion-Rouge ; puis après plusieurs appels frappésà intervalles réguliers, une lueur pénétra dans notrevoiture.

Surpris, je regardai vivement autour de moi, tandisque Capi, qui dormait contre ma couchette, se réveillaitpour gronder ; je vis alors que cette lueur nous arrivaitpar une petite fenêtre pratiquée dans la paroi de notrevoiture, contre laquelle nos lits étaient appliqués et que jen’avais pas remarquée en me couchant parce qu’elle étaitrecouverte à l’intérieur par un rideau ; une moitié decette fenêtre se trouvait dans le lit de Mattia, l’autremoitié dans le mien. Ne voulant pas que Capi réveillâttoute la maison, je lui posai une main sur la gueule, puis jeregardai au dehors.

Mon père, entré sous la remise, avait vivement et sansbruit ouvert la porte de la rue, puis il l’avait refermée dela même manière après l’entrée de deux hommeslourdement chargés de ballots qu’ils portaient sur leursépaules.

Alors il posa un doigt sur ses lèvres et de son autremain qui tenait une lanterne sourde à volets, il montra lavoiture dans laquelle nous étions couchés ; cela voulaitdire qu’il ne fallait pas faire de bruit de peur de nous

Page 665: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

réveiller.Cette attention me toucha et j’eus l’idée de lui crier

qu’il n’avait pas besoin de se gêner pour moi, attendu queje ne dormais pas, mais comme c’aurait été réveillerMattia, qui lui dormait tranquillement sans doute, je metus.

Mon père aida les deux hommes à se décharger deleurs ballots, puis il disparut un moment et revint bientôtavec ma mère. Pendant son absence, les hommes avaientouvert leurs paquets ; l’un était plein de pièces d’étoffes ;dans l’autre se trouvaient des objets de bonneterie, destricots, des caleçons, des bas, des gants.

Alors je compris ce qui tout d’abord m’avait étonné :ces gens étaient des marchands qui venaient vendre leursmarchandises à mes parents.

Mon père prenait chaque objet, l’examinait à lalumière de sa lanterne, et le passait à ma mère qui avecdes petits ciseaux coupait les étiquettes, qu’elle mettaitdans sa poche.

Cela me parut bizarre, de même que l’heure choisiepour cette vente me paraissait étrange.

Tout en procédant à cet examen, mon père adressaitquelques paroles à voix basse aux hommes qui avaientapporté ces ballots : si j’avais su l’anglais, j’aurais peut-être entendu ces paroles, mais on entend mal ce qu’on necomprend pas ; il n’y eut guère que le mot policemen,plusieurs fois répété, qui frappa mon oreille.

Lorsque le contenu des ballots eut été soigneusement

Page 666: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

visité, mes parents et les deux hommes sortirent de laremise pour entrer dans la maison, et de nouveaul’obscurité se fit autour de nous ; il était évident qu’ilsallaient régler leur compte.

Je voulus me dire qu’il n’y avait rien de plus naturelque ce que je venais de voir, cependant je ne pus pas meconvaincre moi-même, si grande que fût ma bonnevolonté : pourquoi ces gens venant chez mes parentsn’étaient-ils pas entrés par la cour du Lion-Rouge ?Pourquoi avait-on parlé de la police à voix basse comme sil’on craignait d’être entendu du dehors ? Pourquoi mamère avait-elle coupé les étiquettes qui pendaient aprèsles effets qu’elle achetait ?

Ces questions n’étaient pas faites pour m’endormir, etcomme je ne leur trouvais pas de réponse, je tâchais de leschasser de mon esprit, mais c’était en vain. Après uncertain temps, je vis de nouveau la lumière emplir notrevoiture, et de nouveau je regardai par la fente de monrideau ; mais cette fois ce fut malgré moi et contre mavolonté, tandis que la première j’avais été toutnaturellement pour voir et savoir. Maintenant je medisais que je ne devrais pas regarder, et cependant jeregardai. Je me disais qu’il vaudrait mieux sans doute nepas savoir, et cependant je voulus voir.

Mon père et ma mère étaient seuls ; tandis que mamère faisait rapidement deux paquets des objetsapportés, mon père balayait un coin de la remise ; sous lesable sec qu’il enlevait à grands coups de balai apparutbientôt une trappe : il la leva ; puis comme ma mère avait

Page 667: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

achevé de ficeler les deux ballots il les descendit par cettetrappe dans une cave dont je ne vis pas la profondeur,tandis que ma mère l’éclairait avec la lanterne ; les deuxballots descendus, il remonta, ferma la trappe et avec sonbalai replaça dessus le sable qu’il avait enlevé ; quand ileut achevé sa besogne il fut impossible de voir où setrouvait l’ouverture de cette trappe ; sur le sable ilsavaient tous les deux semé des brins de paille comme il yen avait partout sur le sol de la remise.

Ils sortirent.Au moment où ils fermaient doucement la porte de la

maison, il me sembla que Mattia remuait dans sacouchette, comme s’il reposait sa tête sur l’oreiller.

Avait-il vu ce qui venait de se passer ?Je n’osai le lui demander : ce n’était plus une

épouvante vague qui m’étouffait ; je savais maintenantpourquoi j’avais peur : des pieds à la tête j’étais baignédans une sueur froide.

Je restai ainsi pendant toute la nuit ; un coq, quichanta dans le voisinage, m’annonça l’approche du matin ;alors seulement je m’endormis, mais d’un sommeil lourdet fiévreux, plein de cauchemars anxieux quim’étouffaient.

Un bruit de serrure me réveilla, et la porte de notrevoiture fut ouverte ; mais, m’imaginant que c’était monpère qui venait nous prévenir qu’il était temps de nouslever, je fermai les yeux pour ne pas le voir.

– C’est ton frère, me dit Mattia, qui nous donne la

Page 668: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

liberté ; il est déjà parti.Nous nous levâmes alors ; Mattia ne me demanda pas

si j’avais bien dormi, et je ne lui adressai aucune question ;comme il me regardait à un certain moment, je détournailes yeux.

Il fallut entrer dans la cuisine, mais mon père ni mamère ne s’y trouvaient point ; mon grand-père étaitdevant le feu, assis dans son fauteuil, comme s’il n’avaitpas bougé depuis la veille, et ma sœur aînée, qui s’appelaitAnnie, essuyait la table, tandis que mon plus grand frèreAllen balayait la pièce.

J’allai à eux pour leur donner la main, mais ilscontinuèrent leur besogne sans me répondre.

J’arrivai alors à mon grand-père, mais il ne me laissapoint approcher, et comme la veille, il cracha de mon côté,ce qui m’arrêta court.

– Demande donc, dis-je à Mattia, à quelle heure jeverrai mon père et ma mère ce matin.

Mattia fit ce que je lui disais, et mon grand-père enentendant parler anglais se radoucit ; sa physionomieperdit un peu de son effrayante fixité et il voulut bienrépondre.

– Que dit-il ? demandai-je.– Que ton père est sorti pour toute la journée, que ta

mère dort et que nous pouvons aller nous promener.– Il n’a dit que cela ? demandai-je, trouvant cette

traduction bien courte.

Page 669: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mattia parut embarrassé.– Je ne sais pas si j’ai bien compris le reste, dit-il.– Dis ce que tu as compris.– Il me semble qu’il a dit que si nous trouvions une

bonne occasion en ville il ne fallait pas la manquer, et puisil a ajouté, cela j’en suis sûr : « Retiens ma leçon : il fautvivre aux dépens des imbéciles. »

Sans doute mon grand-père devinait ce que Mattiam’expliquait, car à ces derniers mots il fit de sa main quin’était pas paralysée le geste de mettre quelque chosedans sa poche et en même temps il cligna de l’œil.

– Sortons, dis-je à Mattia.Pendant deux ou trois heures, nous nous promenâmes

aux environs de la cour du Lion-Rouge, n’osant pas nouséloigner de peur de nous égarer ; et le jour Bethnal-Greenme parut encore plus affreux qu’il ne s’était montré laveille dans la nuit : partout dans les maisons aussi bienque dans les gens, la misère avec ce qu’elle a de plusattristant.

Nous regardions, Mattia et moi, mais nous ne disionsrien.

Tournant sur nous-mêmes, nous nous trouvâmes àl’un des bouts de notre cour et nous rentrâmes.

Ma mère avait quitté sa chambre ; de la porte jel’aperçus la tête appuyée sur la table : m’imaginant qu’elleétait malade, je courus à elle pour l’embrasser, puisque jene pouvais pas lui parler.

Page 670: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Je la pris dans mes bras, elle releva la tête en labalançant, puis elle me regarda, mais assurément sans mevoir ; alors je respirai une odeur de genièvre qu’exhalaitson haleine chaude. Je reculai. Elle laissa retomber sa têtesur ses deux bras étalés sur la table.

– Gin, dit mon grand-père.Et il me regarda en ricanant, disant quelques mots que

je ne compris pas.Tout d’abord je restai immobile comme si j’étais privé

de sentiment, puis après quelques secondes je regardaiMattia, qui lui-même me regardait avec des larmes dansles yeux.

Je lui fis un signe et de nouveau nous sortîmes.Pendant assez longtemps nous marchâmes côte à côte,

nous tenant par la main, ne disant rien et allant droitdevant nous sans savoir où nous nous dirigions.

– Où donc veux-tu aller ainsi ? demanda Mattia avecune certaine inquiétude.

– Je ne sais pas ; quelque part où nous pourronscauser ; j’ai à te parler, et ici, dans cette foule, je nepourrais pas.

En effet, dans ma vie errante, par les champs et par lesbois, je m’étais habitué, à l’école de Vitalis, à ne jamaisrien dire d’important quand nous nous trouvions aumilieu d’une rue de ville ou de village, et lorsque j’étaisdérangé par les passants je perdais tout de suite mesidées : or, je voulais parler à Mattia sérieusement ensachant bien ce que je dirais.

Page 671: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sachant bien ce que je dirais.Au moment où Mattia me posait cette question, nous

arrivions dans une rue plus large que les ruelles d’où noussortions, et il me sembla apercevoir des arbres au bout decette rue : c’était peut-être la campagne : nous nousdirigeâmes de ce côté. Ce n’était point la campagne, maisc’était un parc immense avec de vastes pelouses vertes etdes bouquets de jeunes arbres çà et là. Nous étions là àsouhait pour causer.

Ma résolution était bien prise, et je savais ce que jevoulais dire :

– Tu sais que je t’aime, mon petit Mattia, dis-je à moncamarade aussitôt que nous fûmes assis dans un endroitécarté et abrité, et tu sais bien, n’est-ce pas, que c’est paramitié que je t’ai demandé de m’accompagner chez mesparents. Tu ne douteras donc pas de mon amitié, n’est-cepas, quoi que je te demande.

– Que tu es bête ! répondit-il en s’efforçant de sourire.– Tu voudrais rire pour que je ne m’attendrisse pas,

mais cela ne fait rien, si je m’attendris ; avec qui puis-jepleurer si ce n’est avec toi ?

Et me jetant dans les bras de Mattia, je fondis enlarmes ; jamais je ne m’étais senti si malheureux quandj’étais seul, perdu au milieu du vaste monde.

Après une crise de sanglots, je m’efforçai de mecalmer ; ce n’était pas pour me faire plaindre par Mattiaque je l’avais amené dans ce parc, ce n’était pas pour moi,c’était pour lui.

Page 672: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Mattia, lui dis-je, il faut partir, il faut retourner enFrance.

– Te quitter, jamais !– Je savais bien à l’avance que ce serait là ce que tu

me répondrais, et je suis heureux, bien heureux, jet’assure, que tu m’aies dit que tu ne me quitterais jamais,cependant il faut me quitter, il faut retourner en France,en Italie, où tu voudras, peu importe, pourvu que tu nerestes pas en Angleterre.

– Et toi, où veux-tu aller ? où veux-tu que nousallions ?

– Moi ! Mais il faut que je reste ici, à Londres, avec mafamille ; n’est-ce pas mon devoir d’habiter près de mesparents ? Prends ce qui nous reste d’argent et pars.

– Ne dis pas cela, Rémi, s’il faut que quelqu’un parte,c’est toi, au contraire.

– Pourquoi ?– Parce que…. Il n’acheva pas et détourna les yeux devant mon

regard interrogateur.– Mattia, réponds-moi en toute sincérité,

franchement, sans ménagement pour moi, sans peur ; tune dormais pas cette nuit ? tu as vu ?

Il tint ses yeux baissés, et d’une voix étouffée :– Je ne dormais pas, dit-il.– Qu’as-tu vu ?

Page 673: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tout.– Et as-tu compris ?– Que ceux qui vendaient ces marchandises ne les

avaient pas achetées. Ton père les a grondés d’avoirfrappé à la porte de la remise et non à celle de la maison ;ils ont répondu qu’ils étaient guettés par les policemen.

– Tu vois donc bien qu’il faut que tu partes, lui dis-je.– S’il faut que je parte, il faut que tu partes aussi, cela

n’est pas plus utile pour l’un que pour l’autre.– Quand je t’ai demandé de m’accompagner, je croyais,

d’après ce que m’avait dit mère Barberin, et aussi d’aprèsmes rêves, que ma famille pourrait nous faire instruiretous les deux, et que nous ne nous séparerions pas ; maisles choses ne sont pas ainsi ; le rêve était… un rêve ; ilfaut donc que nous nous séparions.

– Jamais !– Écoute-moi bien, comprends-moi, et n’ajoute pas à

mon chagrin. Si à Paris nous avions rencontré Garofoli, etsi celui-ci t’avait repris, tu n’aurais pas voulu, n’est-cepas, que je restasse avec toi, et ce que je te dis en cemoment, tu me l’aurais dit. Il ne répondit pas.

– Est-ce vrai ? dis-moi si c’est vrai. Après un momentde réflexion il parla :

– À ton tour écoute-moi, dit-il, écoute-moi bien :quand, à Chavanon, tu m’as parlé de ta famille qui techerchait, cela m’a fait un grand chagrin ; j’aurais dû êtreheureux de savoir que tu allais retrouver tes parents, j’ai

Page 674: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

été au contraire fâché. Au lieu de penser à ta joie et à tonbonheur, je n’ai pensé qu’à moi : je me suis dit que tuaurais des frères et des sœurs que tu aimerais comme tum’aimais, plus que moi peut-être, des frères et des sœursriches, bien élevés, instruits, des beaux messieurs, desbelles demoiselles, et j’ai été jaloux. Voilà ce qu’il faut quetu saches, voilà la vérité qu’il faut que je te confesse pourque tu me pardonnes, si tu peux me pardonner d’aussimauvais sentiments.

– Oh ! Mattia !– Dis, dis-moi que tu me pardonnes.– De tout mon cœur ; j’avais bien vu ton chagrin, je ne

t’en ai jamais voulu.– Parce que tu es bête ; tu es une trop bonne bête ; il

faut en vouloir à ceux qui sont méchants, et j’ai étéméchant. Mais si tu me pardonnes, parce que tu es bon,moi, je ne me pardonne pas, parce que moi, je ne suis pasbon. Tu ne sais pas tout encore : je me disais : je vais aveclui en Angleterre parce qu’il faut voir ; mais quand il seraheureux, bien heureux, quand il n’aura plus le temps depenser à moi, je me sauverai, et, sans m’arrêter, je m’enirai jusqu’à Lucca pour embrasser Cristina. Mais voilàqu’au lieu d’être riche et heureux, comme nous avions cruque tu le serais, tu n’es pas riche et tu es… c’est-à-dire tun’es pas ce que nous avions cru ; alors je ne dois paspartir, et ce n’est pas Cristina, ce n’est pas ma petite sœurque je dois embrasser, c’est mon camarade, c’est monami, c’est mon frère, c’est Rémi.

Disant cela, il me prit la main et me l’embrassa ; alors

Page 675: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les larmes emplirent mes yeux, mais elles ne furent plusamères et brûlantes comme celles que je venais de verser.

Cependant, si grande que fût mon émotion, elle ne mefit pas abandonner mon idée :

– Il faut que tu partes, il faut que tu retournes enFrance, que tu voies Lise, le père Acquin, mère Barberin,tous mes amis, et que tu leur dises pourquoi je ne fais paspour eux ce que je voulais, ce que j’avais rêvé, ce quej’avais promis. Tu expliqueras que mes parents ne sontpas riches comme nous avions cru, et ce sera assez pourqu’on m’excuse. Tu comprends, n’est-ce pas ? Ils ne sontpas riches, cela explique tout : ce n’est pas une honte den’être pas riche.

– Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas riches que tuveux que je parte ; aussi je ne partirai pas.

– Mattia, je t’en prie, n’augmente pas ma peine, tu voiscomme elle est grande.

– Oh ! je ne veux pas te forcer à me dire ce que tu ashonte de m’expliquer. Je ne suis pas malin, je ne suis pasfin, mais si je ne comprends pas tout ce qui devaitm’entrer là, – il frappa sa tête, je sens ce qui m’atteint là,– il mit sa main sur son cœur. Ce n’est pas parce que tesparents sont pauvres que tu veux que je parte, ce n’estpas parce qu’ils ne peuvent pas me nourrir, car je ne leurserais pas à charge et je travaillerais pour eux, c’est…c’est parce que, – après ce que tu as vu cette nuit, – tu aspeur pour moi.

– Mattia, ne dis pas cela.

Page 676: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Tu as peur que je n’en arrive à couper les étiquettesdes marchandises qui n’ont pas été achetées.

– Oh ! tais-toi, Mattia, mon petit Mattia, tais-toi !Et je cachai entre mes mains mon visage rouge de

honte.– Eh bien ! si tu as peur pour moi, continua Mattia, moi

j’ai peur pour toi, et c’est pour cela que je te dis :« Partons ensemble, retournons en France pour revoirmère Barberin, Lise et tes amis. »

– C’est impossible ! Mes parents ne te sont rien, tu neleur dois rien ; moi, ils sont mes parents, je dois resteravec eux.

– Tes parents ! Ce vieux paralysé, ton grand-père !cette femme, couchée sur la table, ta mère !

Je me levai vivement, et, sur le ton ducommandement, non plus sur celui de la prière, jem’écriai :

– Tais-toi, Mattia, ne parle pas ainsi, je te le défends !C’est de mon grand-père, c’est de ma mère que tu parles :je dois les honorer, les aimer.

– Tu le devrais s’ils étaient réellement tes parents ;mais s’ils ne sont ni ton grand-père, ni ton père, ni tamère, dois-tu quand même les honorer et les aimer ?

– Tu n’as donc pas écouté le récit de mon père ?– Qu’est-ce qu’il prouve ce récit ? Ils ont perdu un

enfant du même âge que toi ; ils l’ont fait chercher et ilsen ont retrouvé un du même âge que celui qu’ils avaient

Page 677: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

perdu ; voilà tout.– Tu oublies que l’enfant qu’on leur avait volé a été

abandonné avenue de Breteuil, et que c’est avenue deBreteuil que j’ai été trouvé le jour même où le leur avaitété perdu.

– Pourquoi deux enfants n’auraient-ils pas étéabandonnés avenue de Breteuil le même jour ? Pourquoile commissaire de police ne se serait-il pas trompé enenvoyant M. Driscoll à Chavanon ? Cela est possible.

– Cela est absurde.– Peut-être bien ; ce que je dis, ce que j’explique, peut

être absurde, mais c’est parce que je le dis et l’expliquemal, parce que j’ai une pauvre tête ; un autre que moil’expliquerait mieux, et cela deviendrait raisonnable ;c’est moi qui suis absurde, voilà tout.

– Hélas ! non, ce n’est pas tout.– Enfin tu dois faire attention que tu ne ressembles ni

à ton père ni à ta mère, et que tu n’as pas les cheveuxblonds, comme tes frères et sœurs qui tous, tu entendsbien, tous, sont du même blond ; pourquoi ne serais-tupas comme eux ? D’un autre côté, il y a une chose bienétonnante : comment des gens qui ne sont pas riches ont-ils dépensé tant d’argent pour retrouver un enfant ? Pourtoutes ces raisons, selon moi, tu n’es pas un Driscoll ; jesais bien que je ne suis qu’une bête, on me l’a toujours dit,c’est la faute de ma tête. Mais tu n’es pas un Driscoll, et tune dois pas rester avec les Driscoll. Si tu veux, malgrétout, y rester, je reste avec toi ; mais tu voudras bien

Page 678: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

écrire à mère Barberin pour lui demander de nous dire aujuste comment étaient tes langes ; quand nous aurons salettre, tu interrogeras celui que tu appelles ton père, etalors nous commencerons peut-être à voir un peu plusclair ; jusque-là je ne bouge pas, et malgré tout je resteavec toi ; s’il faut travailler, nous travaillerons ensemble.

– Mais si un jour on cognait sur la tête de Mattia ? Il semit à sourire tristement :

– Ce ne serait pas là le plus dur : est-ce que les coupsfont du mal quand on les reçoit pour son ami ?

Page 679: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XV

Capi perverti.

Ce fut seulement à la nuit tombante que nous

rentrâmes cour du Lion-Rouge : nous passâmes toutenotre journée à nous promener dans ce beau parc, encausant, après avoir déjeuné d’un morceau de pain quenous achetâmes.

Mon père était de retour à la maison et ma mère étaitdebout : ni lui, ni elle, ne nous firent d’observations surnotre longue promenade ; ce fut seulement après lesouper que mon père nous dit qu’il avait à nous parler àtous deux, à Mattia et à moi, et pour cela il nous fit venirdevant la cheminée, ce qui nous valut un grognement dugrand-père qui décidément était féroce pour garder sapart de feu.

– Dites-moi donc un peu comment vous gagniez votrevie en France ? demanda mon père.

Je fis le récit qu’il nous demandait.– Ainsi vous n’avez jamais eu peur de mourir de faim ?

Page 680: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Jamais ; non-seulement nous avons gagné notre vie,mais encore nous avons gagné de quoi acheter une vache,dit Mattia avec assurance.

Et à son tour il raconta l’acquisition de notre vache.– Vous avez donc bien du talent ? demanda mon père ;

montrez-moi un peu de quoi vous êtes capables.Je pris ma harpe et jouai un air, mais ce ne fut pas ma

chanson napolitaine.– Bien, bien, dit mon père, et Mattia que sait-il ?

Mattia aussi joua un morceau de violon et un autre decornet à piston.

Ce fut ce dernier qui provoqua les applaudissementsdes enfants, qui nous écoutaient rangés en cercle autourde nous.

– Et Capi ? demanda mon père, de quoi joue-t-il ? Jene pense pas que c’est pour votre seul agrément que voustraînez un chien avec vous ; il doit être en état de gagnerau moins sa nourriture.

J’étais fier des talents de Capi, non-seulement pour lui,mais encore pour Vitalis ; je voulus qu’il jouât quelques-uns des tours de son répertoire, et il obtint auprès desenfants son succès accoutumé.

– Mais c’est une fortune, ce chien-là, dit mon père.Je répondis à ce compliment en faisant l’éloge de Capi

et en assurant qu’il était capable d’apprendre en peu detemps tout ce qu’on voulait bien lui montrer, même ceque les chiens ne savaient pas faire ordinairement.

Page 681: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mon père traduisit mes paroles en anglais, et il mesembla qu’il y ajoutait quelques mots que je ne comprispas, mais qui firent rire tout le monde, ma mère, lesenfants, et mon grand-père aussi, qui cligna de l’œil àplusieurs reprises en criant : « fin dog », ce qui veut direbeau chien ; mais Capi n’en fut pas plus fier.

– Puisqu’il en est ainsi, continua mon père, voici ce queje vous propose ; mais avant tout, il faut que Mattia dises’il lui convient de rester en Angleterre, et s’il veutdemeurer avec nous.

– Je désire rester avec Rémi, répondit Mattia, qui étaitbeaucoup plus fin qu’il ne disait et même qu’il ne croyait,et j’irai partout où ira Rémi.

Mon père, qui ne pouvait pas deviner ce qu’il y avaitde sous-entendu dans cette réponse, s’en montra satisfait.

– Puisqu’il en est ainsi, dit-il, je reviens à maproposition : Nous ne sommes pas riches, et noustravaillons tous pour vivre ; l’été nous parcouronsl’Angleterre, et les enfants vont offrir mes marchandises àceux qui ne veulent pas se déranger pour venir jusqu’ànous ; mais l’hiver nous n’avons pas grand’chose à faire ;tant que nous serons à Londres, Rémi et Mattia pourrontaller jouer de la musique dans les rues, et je ne doute pasqu’ils ne gagnent bientôt de bonnes journées, surtoutquand nous approcherons des fêtes de Noël, de ce quenous appelons les waits ou veillées. Mais comme il ne fautpas faire du gaspillage en ce monde, Capi ira donner desreprésentations avec Allen et Ned.

Page 682: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Capi ne travaille bien qu’avec moi, dis-je vivement ;car il ne pouvait pas me convenir de me séparer de lui.

– Il apprendra à travailler avec Allen et Ned, soistranquille, et en vous divisant ainsi vous gagnerezbeaucoup plus.

– Mais je vous assure qu’il ne fera rien de bon ; etd’autre part nos recettes à Mattia et à moi seront moinsfortes ; nous gagnerions davantage avec Capi.

– Assez causé, me dit mon père, quand j’ai dit unechose, j’entends qu’on la fasse et tout de suite, c’est larègle de la maison, j’entends que tu t’y conformes, commetout le monde.

Il n’y avait pas à répliquer, et je ne dis rien, mais toutbas je pensai que mes beaux rêves pour Capi seréalisaient aussi tristement que pour moi : nous allionsdonc être séparés ! quel chagrin pour lui et pour moi !

Nous gagnâmes notre voiture pour nous coucher, maisce soir-là, mon père ne nous enferma point.

Comme je me couchais, Mattia, qui avait été plus detemps que moi à se déshabiller, s’approcha de mon oreille,et me parlant d’une voix étouffée :

– Tu vois, dit-il, que celui que tu appelles ton père netient pas seulement à avoir des enfants qui travaillentpour lui, il lui faut encore des chiens ; cela ne t’ouvre-t-ilpas les yeux enfin ? demain nous écrirons à mèreBarberin.

Mais le lendemain il fallut faire la leçon à Capi ; je lepris dans mes bras, et doucement, en l’embrassant

Page 683: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

souvent sur le nez, je lui expliquai ce que j’attendais delui : pauvre chien, comme il me regardait, comme ilm’écoutait.

Quand je remis sa laisse dans la main d’Allen, jerecommençai mes explications, et il était si intelligent, sidocile, qu’il suivit mes deux frères d’un air triste maisenfin sans résistance.

Pour Mattia et pour moi, mon père voulut nousconduire lui-même dans un quartier où nous avionschance de faire de bonnes recettes, et nous traversâmestout Londres pour arriver dans une partie de la ville où iln’y avait que de belles maisons avec des portiques, dansdes rues monumentales bordées de jardins : dans cessplendides rues aux larges trottoirs, plus de pauvres gensen guenilles et à mine famélique, mais de belles damesaux toilettes voyantes, des voitures dont les panneauxbrillaient comme des glaces, des chevaux magnifiques queconduisaient de gros et gras cochers aux cheveuxpoudrés.

Nous ne rentrâmes que tard à la cour du Lion-Rouge,car la distance est longue du West-End à Bethnal-Green,et j’eus la joie de retrouver Capi, bien crotté mais debonne humeur.

Je fus si content de le revoir qu’après l’avoir bienfrotté avec de la paille sèche, je l’enveloppai dans ma peaude mouton et le couchai dans mon lit ; qui fut le plusheureux de lui ou de moi ? cela serait difficile à dire.

Les choses continuèrent ainsi pendant plusieurs jours ;

Page 684: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nous partions le matin et nous ne revenions que le soiraprès avoir joué notre répertoire tantôt dans un quartier,tantôt dans un autre, tandis que de son côté, Capi allaitdonner des représentations sous la direction d’Allen et deNed ; mais un soir, mon père me dit que le lendemain jepourrais prendre Capi avec moi, attendu qu’il garderaitAllen et Ned à la maison.

Cela nous fît grand plaisir et nous nous promîmes bien,Mattia et moi, de faire une assez belle recette avec Capi,pour que désormais on nous le donnât toujours ; ils’agissait de reconquérir Capi, et nous ne nousépargnerions ni l’un ni l’autre.

Nous lui fîmes donc subir une sévère toilette le matinet, après déjeuner, nous nous mîmes en route pour lequartier où l’expérience nous avait appris « quel’honorable société mettait le plus facilement la main à lapoche ». Pour cela il nous fallait traverser tout Londres del’est à l’ouest par Old street, Holborn et Oxford street.

Par malheur pour le succès de notre entreprise depuisdeux jours le brouillard ne s’était pas éclairci ; le ciel, ou cequi tient lieu de ciel à Londres, était un nuage de vapeursorangées, et dans les rues flottait une sorte de fuméegrisâtre qui ne permettait à la vue de s’étendre qu’àquelques pas : on sortirait peu, et des fenêtres derrièrelesquelles on nous écouterait, on ne verrait guère Capi ;c’était là une fâcheuse condition pour notre recette ; aussiMattia injuriait-il le brouillard, ce maudit fog, sans sedouter du service qu’il devait nous rendre à tous les troisquelques instants plus tard.

Page 685: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Cheminant rapidement, en tenant Capi sur nos talonspar un mot que je lui disais de temps en temps, ce quiavec lui valait mieux que la plus solide chaîne, nous étionsarrivés dans Holborn qui, on le sait, est une des rues lesplus fréquentées et les plus commerçantes de Londres.Tout à coup je m’aperçus que Capi ne nous suivait plus.Qu’était-il devenu ? cela était extraordinaire. Je m’arrêtaipour l’attendre en me jetant dans l’enfoncement d’uneallée, et je sifflai doucement, car nous ne pouvions pas voirau loin. J’étais déjà anxieux, craignant qu’il ne nous eûtété volé, quand il arriva au galop, tenant dans sa gueuleune paire de bas de laine et frétillant de la queue : posantses pattes de devant contre moi il me présenta ces bas enme disant de les prendre ; il paraissait tout fier, commelorsqu’il avait bien réussi un de ses tours les plus difficiles,et venait demander mon approbation.

Cela s’était fait en quelques secondes et je restaisébahi, quand brusquement Mattia prit les bas d’une mainet de l’autre m’entraîna dans l’allée.

– Marchons vite, me dit-il, mais sans courir.Ce fut seulement au bout de plusieurs minutes qu’il me

donna l’explication de cette fuite.– Je restais comme toi à me demander d’où venait

cette paire de bas, quand j’ai entendu un homme dire : Oùest-il le voleur ? le voleur c’était Capi, tu le comprends ;sans le brouillard nous étions arrêtés comme voleurs.

Je ne comprenais que trop, je restai un momentsuffoqué : ils avaient fait un voleur de Capi, du bon, del’honnête Capi !

Page 686: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Rentrons à la maison, dis-je à Mattia, et tiens Capien laisse.

Mattia ne me dit pas un mot et nous rentrâmes courdu Lion-Rouge en marchant rapidement. Le père, la mèreet les enfants étaient autour de la table occupés à plier desétoffes : je jetai la paire de bas sur la table, ce qui fit rireAllen et Ned.

– Voici une paire de bas, dis-je, que Capi vient devoler, car on a fait de Capi un voleur : je pense que ç’a étépour jouer.

Je tremblais en parlant ainsi, et cependant je nem’étais jamais senti aussi résolu.

– Et si ce n’était pas un jeu, demanda mon père, queferais-tu, je te prie ?

– J’attacherais une corde au cou de Capi, et quoique jel’aime bien, j’irais le noyer dans la Tamise : je ne veux pasque Capi devienne un voleur, pas plus que j’en deviendraiun moi-même ; si je pensais que cela doive arriver jamais,j’irais me noyer avec lui tout de suite.

Mon père me regarda en face et il fit un geste de colèrecomme pour m’assommer ; ses yeux me brûlèrent ;cependant je ne baissai pas les miens ; peu à peu sonvisage contracté se détendit.

– Tu as eu raison de croire que c’était un jeu, dit-il ;aussi pour que cela ne se reproduise plus, Capi désormaisne sortira qu’avec toi.

Page 687: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVI

Les beaux langes ont menti.

À toutes mes avances, mes frères Allen et Ned

n’avaient jamais répondu que par une antipathiehargneuse, et tout ce que j’avais voulu faire pour eux, ilsl’avaient mal accueilli : évidemment je n’étais pas un frèreà leurs yeux.

Après l’aventure de Capi, la situation se dessinanettement entre nous, et je leur signifiai, non en paroles,puisque je ne savais pas m’exprimer facilement enanglais, mais par une pantomime vive et expressive, oùmes deux poings jouèrent le principal rôle, que s’ilstentaient jamais la moindre chose contre Capi, ils metrouveraient là pour le défendre ou le venger.

N’ayant pas de frères, j’aurais voulu avoir des sœurs ;mais Annie, l’aînée des filles, ne me témoignait pas demeilleurs sentiments que ses frères ; comme eux, elleavait mal reçu mes avances, et elle ne laissait point passerde jour sans me jouer quelque mauvais tour de sa façon,ce à quoi, je dois le dire, elle était fort ingénieuse.

Page 688: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Repoussé par Allen et par Ned, repoussé par Annie, ilne m’était resté que la petite Kate, qui avec ses trois ansétait trop jeune pour entrer dans l’association de sesfrères et de sa sœur ; elle avait donc bien voulu se laissercaresser par moi, d’abord parce que je lui faisais faire destours par Capi, et plus tard, lorsque Capi me fut rendu,parce que je lui apportais les bonbons, les gâteaux, lesoranges que dans nos représentations les enfants nousdonnaient d’un air majestueux en nous disant : « Pour lechien ». Donner des oranges au chien, cela n’était peut-être pas très-sensé, mais je les acceptais avecreconnaissance, car elles me permettaient de gagner ainsiles bonnes grâces de miss Kate.

Ainsi de toute ma famille, cette famille pour laquelle jeme sentais tant de tendresse dans le cœur lorsque j’étaisdébarqué en Angleterre, il n’y avait que la petite Kate quime permettait de l’aimer ; mon grand-père continuait àcracher furieusement de mon côté toutes les fois que jel’approchais ; mon père ne s’occupait de moi que pour medemander chaque soir le compte de notre recette ; mamère, le plus souvent n’était pas de ce monde ; Allen, Nedet Annie me détestaient, seule Kate se laissait caresser,encore n’était-ce que parce que mes poches étaientpleines.

Quelle chute !Aussi dans mon chagrin, et bien que tout d’abord

j’eusse repoussé les suppositions de Mattia, en venais-je àme dire que si vraiment j’étais l’enfant de cette famille onaurait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’on me

Page 689: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

témoignait avec si peu de ménagement, alors que jen’avais rien fait pour mériter cette indifférence ou cettedureté.

Quand Mattia me voyait sous l’influence de ces tristespensées, il devinait très-bien ce qui les provoquait, etalors il me disait, comme s’il se parlait à lui-même :

– Je suis curieux de voir ce que mère Barberin va terépondre.

Pour avoir cette lettre qui devait m’être adressée« poste restante », nous avions changé notre itinéraire dechaque jour, et au lieu de gagner Holborn par West-Smith-Field, nous descendions jusqu’à la poste. Pendantassez longtemps, nous fîmes cette course inutilement,mais à la fin, cette lettre si impatiemment attendue nousfut remise.

L’hôtel général des postes n’est point un endroitfavorable à la lecture ; nous gagnâmes une allée dans uneruelle voisine, ce qui me donna le temps de calmer un peumon émotion, et là enfin, je pus ouvrir la lettre de mèreBarberin, c’est-à-dire la lettre qu’elle avait fait écrire parle curé de Chavanon :

« Mon petit Rémi,« Je suis bien surprise et bien fâchée de ce que ta

lettre m’apprend, car selon ce que mon pauvre Barberinm’avait toujours dit aussi bien après t’avoir trouvéavenue de Breteuil, qu’après avoir causé avec la personnequi te cherchait, je pensais que tes parents étaient dansune bonne et même dans une grande position de fortune.

Page 690: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

« Cette idée m’était confirmée par la façon dont tuétais habillé lorsque Barberin t’a apporté à Chavanon, etqui disait bien clairement que les objets que tu portaisappartenaient à la layette d’un enfant riche. Tu medemandes de t’expliquer comment étaient les langes danslesquels tu étais emmailloté ; je peux le faire facilementcar j’ai conservé tous ces objets en vue de servir à tareconnaissance le jour où l’on te réclamerait, ce qui selonmoi devait arriver certainement.

« Mais, d’abord, il faut te dire que tu n’avais pas delanges ; si je t’ai parlé quelquefois de langes, c’est parhabitude et parce que les enfants de chez nous sontemmaillotés. Toi, tu n’étais pas emmailloté ; au contrairetu étais habillé ; et voici quels étaient les objets qui ont ététrouvés sur toi : un bonnet en dentelle, qui n’a departiculier que sa beauté et sa richesse ; une brassière entoile fine garnie d’une petite dentelle à l’encolure et auxbras ; une couche en flanelle, des bas en laine blanche ;des chaussons en tricot blanc, avec des bouffettes de soie ;une longue robe aussi en flanelle blanche, et enfin unegrande pelisse à capuchon en cachemire blanc, doublée desoie, et en dessus ornée de belles broderies.

« Tu n’avais pas de couche en toile appartenant à lamême layette, parce qu’on t’avait changé chez lecommissaire de police où l’on avait remplacé la couche parune serviette ordinaire.

« Enfin, il faut ajouter aussi qu’aucun de ces objetsn’était marqué, mais la couche en flanelle et la brassièreavait dû l’être, car les coins où se met ordinairement la

Page 691: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

marque avaient été coupés, ce qui indiquait qu’on avaitpris toutes les précautions pour dérouter les recherches.

« Voilà, mon cher Rémi, tout ce que je peux te dire. Situ crois avoir besoin de ces objets, tu n’as qu’à mel’écrire ; je te les enverrai.

« Ne te désole pas, mon cher enfant, de ne pouvoir pasme donner tous les beaux cadeaux que tu m’avaispromis ; ta vache achetée sur ton pain de chaque jourvaut pour moi tous les cadeaux du monde. J’ai du plaisirde te dire qu’elle est toujours en bonne santé ; son lait nediminue pas, et, grâce à elle, je suis maintenant à monaise ; je ne la vois pas sans penser à toi et à ton bon petitcamarade Mattia.

« Tu me feras plaisir quand tu pourras me donner detes nouvelles, et j’espère qu’elles seront toujours bonnes :toi si tendre et si affectueux, comment ne serais-tu pasheureux dans ta famille, avec un père, une mère, desfrères et des sœurs qui vont t’aimer comme tu mérites del’être ?

« Adieu, mon cher enfant, je t’embrasseaffectueusement.

« Ta mère nourrice,

« Ve BARBERIN. »La fin de cette lettre m’avait serré le cœur : pauvre

mère Barberin, comme elle était bonne pour moi ! parcequ’elle m’aimait, elle s’imaginait que tout le monde devaitm’aimer comme elle.

– C’est une brave femme, dit Mattia, elle a pensé à

Page 692: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– C’est une brave femme, dit Mattia, elle a pensé àmoi ; mais quand elle m’aurait oublié, cela n’empêcheraitpas que je la remercierais pour sa lettre ; avec unedescription aussi complète, il ne faudra pas que masterDriscoll se trompe dans l’énumération des objets que tuportais lorsqu’on t’a volé.

– Il peut avoir oublié.– Ne dis donc pas cela : est-ce qu’on oublie les

vêtements qui habillaient l’enfant qu’on a perdu, le jouroù on l’a perdu, puisque ce sont ces vêtements qui doiventle faire retrouver ?

– Jusqu’à ce que mon père ait répondu, ne fais pas desuppositions, je te prie.

– Ce n’est pas moi qui en fais, c’est toi qui dis qu’il peutavoir oublié.

– Enfin, nous verrons.Ce n’était pas chose facile que de demander à mon

père de me dire comment j’étais vêtu lorsque je lui avaisété volé. Si je lui avais posé cette question tout naïvement,sans arrière-pensée, rien n’aurait été plus simple ; mais iln’en était pas ainsi, et c’était justement cette arrière-pensée, qui me rendait timide et hésitant.

Enfin un jour qu’une pluie glaciale nous avait faitrentrer de meilleure heure que de coutume, je pris moncourage, et je mis la conversation sur le sujet qui mecausait de si poignantes angoisses.

Au premier mot de ma question, mon père me regardaen face, en me fouillant des yeux, comme il en avait

Page 693: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’habitude lorsqu’il était blessé par ce que je lui disais,mais je soutins son regard plus bravement que je nel’avais espéré lorsque j’avais pensé à ce moment.

Je crus qu’il allait se fâcher et je jetai un coup d’œilinquiet du côté de Mattia, qui nous écoutait sans en avoirl’air, pour le prendre à témoin de la maladresse qu’ilm’avait fait risquer ; mais il n’en fut rien ; le premiermouvement de colère passé, il se mit à sourire ; il est vraiqu’il y avait quelque chose de dur et de cruel dans cesourire, mais enfin c’était bien un sourire.

– Ce qui m’a le mieux servi pour te retrouver, dit-il,ç’a été la description des vêtements que tu portais aumoment où tu nous a été volé : un bonnet en dentelle, unebrassière en toile garnie de dentelles, une couche et unerobe en flanelle, des bas de laine, des chaussons en tricot,une pelisse à capuchon en cachemire blanc brodé : j’avaisbeaucoup compté sur la marque de ton linge F. D., c’est-à-dire Francis Driscoll qui est ton nom, mais cette marqueavait été coupée par celle qui t’avait volé et qui par cetteprécaution espérait bien empêcher qu’on te découvrîtjamais ; j’eus à produire aussi ton acte de baptême quej’avais relevé à ta paroisse, qu’on m’a rendu, et que je doisavoir encore.

Disant cela, et avec une complaisance qui était assezextraordinaire chez lui, il alla fouiller dans un tiroir etbientôt il en rapporta un grand papier marqué deplusieurs cachets qu’il me donna.

Je fis un dernier effort :– Si vous voulez, dis-je, Mattia va me le traduire.

Page 694: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Volontiers.De cette traduction, que Mattia fit tant bien que mal, il

résultait que j’étais né un jeudi deux août et que j’étais filsde Patrick Driscoll et de Margaret Grange, sa femme.

Que demander de plus ?Cependant Mattia ne se montra pas satisfait, et le soir,

quand nous fûmes retirés dans notre voiture, il se penchaencore à mon oreille comme lorsqu’il avait quelque chosede secret à me confier.

– Tout cela c’est superbe, me dit-il, mais enfin celan’explique pas comment Patrick Driscoll, marchandambulant, et Margaret Grange, sa femme, étaient assezriches pour donner à leur enfant des bonnets en dentelle,des brassières garnies de dentelles, et des pelissesbrodées ; les marchands ambulants ne sont pas si richesque ça.

– C’est précisément parce qu’ils étaient marchandsque ces vêtements pouvaient leur coûter moins cher.

Mattia secoua la tête en sifflant, puis de nouveau meparlant à l’oreille :

– Veux-tu que je te fasse part d’une idée qui ne peutpas me sortir de la tête : c’est que tu n’es pas l’enfant demaster Driscoll, mais bien l’enfant volé par masterDriscoll.

Je voulus répliquer, mais déjà Mattia était monté dansson lit.

Page 695: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVII

L’oncle d’Arthur : – M.James Milligan.

Si j’avais été à la place de Mattia, j’aurais peut-être eu

autant d’imagination que lui, mais dans ma position leslibertés de pensée qu’il se permettait m’étaient interdites.

C’était de mon père qu’il s’agissait.Pour Mattia, c’était de master Driscoll, comme il disait.Et quand mon esprit voulait s’élancer à la suite de

Mattia, je le retenais aussitôt d’une main que jem’efforçais d’affermir.

De master Driscoll Mattia pouvait penser tout ce quilui passait par la tête ; pour lui, master Driscoll était unétranger à qui il ne devait rien.

À mon père, au contraire, je devais le respect.Assurément il y avait des choses étranges dans ma

situation, mais je n’avais pas la liberté de les examiner aumême point de vue que Mattia.

Page 696: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Le doute était permis à Mattia.À moi, il était défendu.Et quand Mattia voulait me faire part de ses doutes, il

était de mon devoir de lui imposer silence.C’était ce que j’essayais, mais Mattia avait sa tête, et je

ne parvenais pas toujours à triompher de son obstination.– Cogne si tu veux, disait-il en se fâchant, mais écoute.Et alors il me fallait quand même écouter ses

questions :– Pourquoi Allen, Ned, Annie et Kate avaient-ils les

cheveux blonds, tandis que les miens n’étaient pasblonds ?

– Pourquoi tout le monde, dans la famille Driscoll, àl’exception de Kate, qui ne savait pas ce qu’elle faisait, metémoignait-il de mauvais sentiments, comme si j’avais étéun chien galeux ?

– Comment, des gens qui n’étaient pas richeshabillaient-ils leurs enfants avec des dentelles ?

À tous ces pourquoi, à tous ces comment, je n’avaisqu’une bonne réponse qui était elle-même uneinterrogation.

– Pourquoi la famille Driscoll m’aurait-elle cherché si jen’étais pas son enfant ? Pourquoi aurait-elle donné del’argent à Barberin et à Greth and Galley ?

À cela Mattia était obligé de répondre qu’il ne pouvaitpas répondre. Mais cependant il ne se déclarait pasvaincu.

Page 697: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

vaincu.– Parce que je ne peux pas répondre à ta question,

disait-il, cela ne prouve pas que j’aie tort dans toutescelles que je te pose sans que tu y répondes toi-même. Unautre à ma place trouverait très-bien pourquoi masterDriscoll t’a fait chercher et dans quel but il a dépensé del’argent. Moi je ne le trouve pas parce que je ne suis pasmalin, et parce que je ne connais rien à rien.

– Ne dis donc pas cela : tu es plein de malice aucontraire.

– Si je l’étais, je t’expliquerais tout de suite ce que je nepeux pas t’expliquer, mais ce que je sens : non, tu n’es pasl’enfant de la famille Driscoll, tu ne l’es pas, tu ne peux pasl’être ; cela sera reconnu plus tard, certainement ;seulement par ton obstination à ne pas vouloir ouvrir lesyeux tu retardes ce moment. Je comprends que ce que tuappelles le respect envers ta famille te retienne, mais il nedevrait pas te paralyser complètement.

– Mais que veux-tu que je fasse ?– Je veux que nous retournions en France.– C’est impossible.– Parce que le devoir te retient auprès de ta famille ;

mais si cette famille n’est pas la tienne, qui te retient ?Des discussions de cette nature ne pouvaient aboutir

qu’à un résultat, qui était de me rendre plus malheureuxque je ne l’avais jamais été.

Quoi de plus de terrible que le doute !Et malgré que je ne voulusse pas douter, je doutais.

Page 698: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Ce père était-il mon père ? cette mère était-elle mamère ? cette famille était-elle la mienne ?

Cela était horrible à avouer, j’étais moins tourmenté,moins malheureux, lorsque j’étais seul.

Qui m’eût dit, lorsque je pleurais tristement, parce queje n’avais pas de famille, que je pleurerais désespérémentparce que j’en aurais une ?

D’où me viendrait la lumière ? qui m’éclairerait ?Comment saurais-je jamais la vérité ?

Je restais devant ces questions, accablé de monimpuissance, et je me disais que je me frapperaisinutilement et à jamais, en pleine nuit noire, la tête contreun mur dans lequel il n’y avait pas d’issue.

Et cependant il fallait chanter, jouer des airs de danse,et rire en faisant des grimaces, quand j’avais le cœur siprofondément triste.

Les dimanches étaient mes meilleurs jours, parce quele dimanche on ne fait pas de musique dans les rues deLondres, et je pouvais alors librement m’abandonner àma tristesse, en me promenant avec Mattia et Capi ;comme je ressemblais peu alors à l’enfant que j’étaisquelques mois auparavant !

Un de ces dimanches, comme je me préparais à sortiravec Mattia, mon père me retint à la maison, en me disantqu’il aurait besoin de moi dans la journée, et il envoyaMattia se promener tout seul : mon grand-père n’étaitpas descendu ; ma mère était sortie avec Kate et Annie, etmes frères étaient à courir les rues ; il ne restait donc à la

Page 699: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

maison que mon père et moi.Il y avait à peu près une heure que nous étions seuls,

lorsqu’on frappa à la porte ; mon père alla ouvrir et ilrentra accompagné d’un monsieur qui ne ressemblait pasaux amis qu’il recevait ordinairement : celui-là était bienréellement ce qu’en Angleterre on appelle un gentleman,c’est-à-dire un vrai monsieur, élégamment habillé et dephysionomie hautaine, mais avec quelque chose defatigué ; il avait environ cinquante ans ; ce qui me frappale plus en lui, ce fut son sourire qui, par le mouvement desdeux lèvres, découvrait toutes ses dents blanches etpointues comme celles d’un jeune chien : cela était tout àfait caractéristique, et, en le regardant, on se demandait sic’était bien un sourire qui contractait ainsi ses lèvres, ou sice n’était pas plutôt une envie de mordre.

Tout en parlant avec mon père en anglais, il tournait àchaque instant les yeux de mon côté ; mais quand ilrencontrait les miens il cessait aussitôt de m’examiner.

Après quelques minutes d’entretien, il abandonnal’anglais pour le français, qu’il parlait avec facilité etpresque sans accent.

– C’est là le jeune garçon dont vous m’avezentretenu ? dit-il à mon père en me désignant du doigt ; ilparaît bien portant.

– Réponds-donc, me dit mon père.– Vous vous portez bien ? me demanda le gentleman.– Oui, monsieur.– Vous n’avez jamais été malade ?

Page 700: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Vous n’avez jamais été malade ?– J’ai eu une fluxion de poitrine.– Ah ! ah ! et comment cela ?– Pour avoir couché une nuit dans la neige par un froid

terrible ; mon maître, qui était avec moi, est mort defroid ; moi j’ai gagné cette fluxion de poitrine.

– Il y a longtemps ?– Trois ans.– Et depuis, vous ne vous êtes pas ressenti de cette

maladie ?– Non.– Pas de fatigues, pas de lassitudes, pas de sueurs dans

la nuit ?– Non, jamais ; quand je suis fatigué, c’est que j’ai

beaucoup marché, mais cela ne me rend pas malade.– Et vous supportez la fatigue facilement ?– Il le faut bien.Il se leva, et vint à moi ; alors il me tâta le bras, puis il

posa la main sur mon cœur, enfin il appuya sa tête dansmon dos et sur ma poitrine en me disant de respirer fort,comme si j’avais couru ; il me dit aussi de tousser.

Cela fait, il me regarda en face attentivement assezlongtemps, et ce fut à ce moment que j’eus l’idée qu’ildevait aimer à mordre, tant son sourire était effrayant.

Sans rien me dire, il reprit sa conversation en anglaisavec mon père, puis après quelques minutes ils sortirent

Page 701: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tous les deux, non par la porte de la rue, mais par celle dela remise.

Resté seul je me demandai ce que signifiaient lesquestions de ce gentleman ; voulait-il me prendre à sonservice ? mais alors il faudrait me séparer de Mattia et deCapi ! et puis j’étais bien décidé à n’être le domestique depersonne, pas plus de ce gentleman qui me déplaisait, qued’un autre qui me plairait.

Au bout d’un certain temps, mon père rentra ; il me ditqu’ayant à sortir, il ne m’emploierait pas comme il enavait eu l’intention, et que j’étais libre d’aller mepromener si j’en avais envie.

Je n’en avais aucune envie ; mais que faire dans cettetriste maison ? Autant se promener que de rester às’ennuyer.

Comme il pleuvait, j’entrai dans notre voiture pour yprendre ma peau de mouton : quelle fut ma surprise detrouver là Mattia ; j’allais lui adresser la parole ; il mit samain sur ma bouche, puis à voix basse :

– Va ouvrir la porte de la remise, je sortirai doucementderrière toi, il ne faut pas qu’on sache que j’étais dans lavoiture.

Ce fut seulement quand nous fûmes dans la rue queMattia se décida à parler :

– Sais-tu quel est le monsieur qui était avec ton pèretout à l’heure ? me dit-il. M. James Milligan, l’oncle de tonami Arthur.

Comme je restais immobile au milieu de la rue, il me

Page 702: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Comme je restais immobile au milieu de la rue, il meprit par le bras, et tout en marchant il continua :

– Comme je m’ennuyais à me promener tout seul dansces tristes rues, par ce triste dimanche, je suis rentré pourdormir et je me suis couché sur mon lit, mais je n’ai pasdormi ; ton père, accompagné d’un gentleman, est entrédans la remise et j’ai entendu leur conversation sansl’écouter : « Solide comme un roc, a dit le gentleman, dixautres seraient morts, il en est quitte pour une fluxion depoitrine ! » – Alors croyant qu’il s’agissait de toi, j’aiécouté, mais la conversation a changé tout de suite desujet. – « Comment va votre neveu ? demanda ton père.– Mieux, il en échappera encore cette fois, il y a troismois, tous les médecins le condamnaient ; sa chère mèrel’a encore sauvé par ses soins : ah ! c’est une bonne mèreque madame Milligan. » – Tu penses si à ce nom j’ai prêtél’oreille. – « Alors si votre neveu va mieux, continua tonpère, toutes vos précautions sont inutiles ? – Pour lemoment peut-être, répondit le monsieur, mais je ne veuxpas admettre qu’Arthur vive, ce serait un miracle, et lesmiracles ne sont plus de ce monde ; il faut qu’au jour de samort, je sois à l’abri de tout retour et que l’unique héritiersoit moi, James Milligan. – Soyez tranquille, dit ton père,cela sera ainsi, je vous en réponds. – Je compte survous, » dit le gentleman. Et il ajouta quelques mots que jen’ai pas bien compris et que je te traduis à peu près, bienqu’ils paraissent ne pas avoir de sens : « À ce momentnous verrons ce que nous aurons à en faire. » Et il estsorti.

Ma première idée en écoutant ce récit fut de rentrer

Page 703: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pour demander à mon père l’adresse de M. Milligan, afind’avoir des nouvelles d’Arthur et de sa mère, mais jecompris presque aussitôt que c’était folie : ce n’était pointà un homme qui attendait avec impatience la mort de sonneveu qu’il fallait demander des nouvelles de ce neveu. Etpuis, d’un autre côté, n’était-il pas imprudent d’avertir M.Milligan qu’on l’avait entendu ?

Arthur était vivant, il allait mieux. Pour le moment il yavait assez de joie pour moi dans cette bonne nouvelle.

Page 704: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XVIII

Les nuits de Noël.

Nous ne parlions plus que d’Arthur, de madame

Milligan et de M. James Milligan.Où étaient Arthur et sa mère ? Où pourrions-nous

bien les chercher, les retrouver ?Les visites de M. J. Milligan nous avaient inspiré une

idée et suggéré un plan dont le succès nous paraissaitassuré : puisque M. J. Milligan était venu une fois cour duLion-Rouge il était à peu près certain qu’il y reviendraitune seconde, une troisième fois ; n’avait-il pas des affairesavec mon père ? Alors quand il partirait, Mattia, qu’il neconnaissait point, le suivrait ; on saurait sa demeure ; onferait causer ses domestiques ; et peut-être même nousconduiraient-ils auprès d’Arthur ?

Pourquoi pas ? cela ne paraissait nullement impossibleà nos imaginations.

Ce beau plan n’avait pas seulement l’avantage dedevoir me faire retrouver Arthur à un moment donné, il

Page 705: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

en avait encore un autre qui, présentement, me tiraitd’angoisse.

Depuis l’aventure de Capi et depuis la réponse de mèreBarberin, Mattia ne cessait de me répéter sur tous lestons : « Retournons en France » ; c’était un refrain surlequel il brodait chaque jour des variations nouvelles. À cerefrain, j’en opposais un autre, qui était toujours le mêmeaussi : « Je ne dois pas quitter ma famille » ; mais surcette question de devoir nous ne nous entendions pas, etc’étaient des discussions sans résultat, car nouspersistions chacun dans notre sentiment : « Il fautpartir. » – « Je dois rester. »

Quand à mon éternel « Je dois rester », j’ajoutai :« pour retrouver Arthur », Mattia n’eut plus rien àrépliquer : il ne pouvait pas prendre parti contre Arthur :ne fallait-il pas que madame Milligan connût lesdispositions de son beau-frère ?

Si nous avions dû attendre M. James Milligan, ensortant du matin au soir comme nous le faisions depuisnotre arrivée à Londres, cela n’eut pas été bien intelligent,mais le moment approchait où au lieu d’aller jouer dansles rues pendant la journée, nous irions pendant la nuit,car c’est aux heures du milieu de la nuit qu’ont lieu leswaits, c’est-à-dire les concerts de Noël. Alors restant à lamaison pendant le jour, l’un de nous ferait bonne garde etnous arriverions bien sans doute à surprendre l’oncled’Arthur.

– Si tu savais comme j’ai envie que tu retrouvesmadame Milligan, me dit un jour Mattia.

Page 706: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et pourquoi donc ?Il hésita assez longtemps :– Parce qu’elle a été très-bonne pour toi.Puis il ajouta encore :– Et aussi parce qu’elle te ferait peut-être retrouver

tes parents.– Mattia !– Tu ne veux pas que je dise cela : je t’assure que ce

n’est pas ma faute, mais il m’est impossible d’admettreune seule minute que tu es de la famille Driscoll ; regardetous les membres de cette famille et regarde-toi un peu ;ce n’est pas seulement des cheveux filasse que je parle ;est-ce que tu as le mouvement de main du grand-père etson sourire ? as-tu eu jamais l’idée de regarder les étoffesà la lumière de la lampe comme master Driscoll ? est-cequ’il t’est jamais arrivé de te coucher les bras étendus surune table ? et comme Allen ou Ned, as-tu jamais appris àCapi l’art de rapporter des bas de laine qui ne sont pasperdus ? Non, mille fois non ; on est de sa famille ; et si tuavais été un Driscoll, tu n’aurais pas hésité à t’offrir desbas de laine quand tu en avais besoin et que ta poche étaitvide, ce qui s’est produit plus d’une fois pour toi : qu’est-ce que tu t’es offert quand Vitalis était en prison ? crois-tuqu’un Driscoll se serait couché sans souper ? Est-ce que sije n’étais pas le fils de mon père je jouerais du cornet àpiston, de la clarinette, du trombone ou de n’importe quelinstrument, sans jamais avoir appris : mon père étaitmusicien, je le suis. C’est tout naturel : toi, il semble tout

Page 707: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

naturel que tu sois un gentleman, et tu en seras un quandnous aurons retrouvé madame Milligan.

– Et comment cela ?– J’ai mon idée.– Veux-tu la dire, ton idée ?– Oh ! non.– Parce que ?– Parce que si elle est bête…– Eh bien ?– Elle serait trop bête si elle était fausse ; et il ne faut

pas se faire des joies qui ne se réalisent pas ; il faut quel’expérience du green de ce joli Bethnal nous serve àquelque chose ; en avons-nous vu des belles prairiesvertes, qui dans la réalité n’ont été que des maresfangeuses.

Je n’insistai pas, car moi aussi j’avais une idée.Il est vrai qu’elle était bien vague, bien confuse, bien

timide, bien plus bête, me disais-je, que ne pouvait l’êtrecelle de Mattia, mais précisément par cela même jen’osais insister pour que mon camarade me dît la sienne :qu’aurais-je répondu si elle avait été la même que cellequi flottait indécise comme un rêve dans mon esprit ? Cen’était pas alors que je n’osais pas me la formuler, quej’aurais eu le courage de la discuter avec lui.

Il n’y avait qu’à attendre, et nous attendîmes.Tout en attendant, nous continuâmes nos courses dans

Page 708: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Londres, car nous n’étions pas de ces musiciens privilégiésqui prennent possession d’un quartier où ils ont un publicà eux appartenant : nous étions trop enfants, tropnouveaux-venus pour nous établir ainsi en maîtres, etnous devions céder la place à ceux qui savaient faire valoirleurs droits de propriété par des arguments auxquelsnous n’étions pas de force à résister.

Combien de fois, au moment de faire notre recette etaprès avoir joué de notre mieux nos meilleurs morceaux,avions-nous été obligés de déguerpir au plus vite devantquelque formidables Écossais aux jambes nues, au juponplissé, au plaid, au bonnet orné de plumes qui, par le sonseul de sa cornemuse, nous mettait en fuite : avec soncornet à piston Mattia aurait bien couvert le bagpipe,mais nous n’étions pas de force contre le piper.

De même nous n’étions pas de force contre les bandesde musiciens nègres qui courent les rues et que lesAnglais appellent des nigger-melodits ; ces faux nègresqui s’accoutrent grotesquement avec des habits à queuede morue et d’immenses cols dans lesquels leur tête estenveloppée comme un bouquet dans une feuille de papier,étaient notre terreur plus encore que les bardes écossais :aussitôt que nous les voyions arriver, ou simplementquand nous entendions leurs banjo, nous nous taisionsrespectueusement et nous nous en allions loin de là dansun quartier où nous espérions ne pas rencontrer uneautre de leurs bandes ; ou bien nous attendions, en lesregardant, qu’ils eussent fini leur charivari.

Un jour que nous étions ainsi leurs spectateurs, je vis

Page 709: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

un d’entre eux et le plus extravagant, faire des signes àMattia ; je crus tout d’abord que c’était pour se moquerde nous et amuser le public par quelque scène grotesquedont nous serions les victimes, lorsqu’à ma grandesurprise Mattia lui répondit amicalement.

– Tu le connais donc ? lui demandai-je.– C’est Bob.– Qui ça, Bob ?– Mon ami Bob du cirque Gassot, un des deux clowns

dont je t’ai parlé, et celui surtout à qui je dois d’avoirappris ce que je sais d’anglais.

– Tu ne l’avais pas reconnu ?– Parbleu ! chez Gassot il se mettait la tête dans la

farine et ici il se la met dans le cirage.

Lorsque la représentation des nigger-melodits futterminée, Bob vint à nous, et à la façon dont il abordaMattia je vis combien mon camarade savait se faireaimer : un frère n’eût pas eu plus de joie dans les yeux nidans l’accent que cet ancien clown, « qui par suite de ladureté des temps, nous dit-il, avait été obligé de se faireitinerant-musician ». Mais il fallut bien vite se séparer ;lui poursuivre sa bande ; nous pour aller dans un quartieroù il n’irait pas ; et les deux amis remirent au dimanchesuivant le plaisir de se raconter ce que chacun avait fait,depuis qu’ils s’étaient séparés. Par amitié pour Mattiasans doute, Bob voulut bien me témoigner de lasympathie, et bientôt nous eûmes un ami qui, par sonexpérience et ses conseils, nous rendit la vie de Londres

Page 710: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

beaucoup plus facile qu’elle ne l’avait été pour nousjusqu’à ce moment. Il prit aussi Capi en grande amitié, etsouvent il nous disait avec envie que s’il avait un chiencomme celui-là sa fortune serait bien vite faite. Plus d’unefois aussi il nous proposa de nous associer tous les trois,c’est-à-dire tous les quatre, lui, Mattia, Capi et moi ; maissi je ne voulais pas quitter ma famille pour retourner enFrance voir Lise et mes anciens amis, je le voulais bienmoins encore pour suivre Bob à travers l’Angleterre.

Ce fut ainsi que nous gagnâmes les approches de Noël ;alors au lieu de partir de la cour du Lion-Rouge, le matin,nous nous mettions en route tous les soirs vers huit ouneuf heures et nous gagnions les quartiers que nousavions choisis.

D’abord nous commençons par les squares et par lesrues où la circulation des voitures a déjà cessé : il nousfaut un certain silence pour que notre concert pénètre àtravers les portes closes, pour aller réveiller les enfantsdans leur lit et leur annoncer l’approche de Noël, cettefête chère à tous les cœurs anglais ; puis à mesure ques’écoulent les heures de la nuit nous descendons dans lesgrandes rues ; les dernières voitures portant lesspectateurs des théâtres passent, et une sorte detranquillité s’établit, succédant peu à peu au tapageassourdissant de la journée ; alors nous jouons nos airs lesplus tendres, les plus doux, ceux qui ont un caractèremélancolique ou religieux, le violon de Mattia pleure, maharpe gémit et quand nous nous taisons pendant unmoment de repos, le vent nous apporte quelque fragmentde musique que d’autres bandes jouent plus loin : notre

Page 711: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

concert est fini : « Messieurs et mesdames, bonne nuit etgai Noël ! »

Puis nous allons plus loin recommencer un autreconcert.

Cela doit être charmant d’entendre ainsi de lamusique, la nuit dans son lit, quand on est bien enveloppédans une bonne couverture, sous un chaud édredon ; maispour nous dans les rues il n’y a ni couverture, ni édredon :il faut jouer cependant, bien que les doigtss’engourdissent, à moitié gelés ; s’il y a des ciels de coton,où le brouillard nous pénètre de son humidité, il y a aussides ciels d’azur et d’or où la bise du Nord nous glacejusqu’aux os ; il n’y en a pas de doux et de cléments ; cetemps de Noël nous fut cruel, et cependant pas une seulenuit pendant trois semaines nous ne manquâmes desortir.

Combien de fois avant que les boutiques fussent tout àfait fermées, nous sommes-nous arrêtés devant lesmarchands de volailles, les fruitiers, les épiciers, lesconfiseurs : oh ! les belles oies grasses ! les grosses dindesde France ! les blancs poulets ! Voici des montagnesd’oranges et de pommes, des amas de marrons et depruneaux ! Comme ces fruits glacés vous font venir l’eau àla bouche !

Il y aura des enfants bien joyeux, et qui tout émus degourmandises se jetteront dans les bras de leurs parents.

Et en imagination tout en courant les rues, pauvresmisérables que nous sommes, nous voyions ces doucesfêtes de famille, aussi bien dans le manoir aristocratique

Page 712: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

fêtes de famille, aussi bien dans le manoir aristocratiqueque dans la chaumière du pauvre.

Gai Noël pour ceux qui sont aimés.

Page 713: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XIX

Les peurs de Mattia.

M. James Milligan ne parut pas cour du Lion-Rouge,ou tout au moins, malgré notre surveillance, nous ne levîmes point.

Après les fêtes de Noël, il fallut sortir dans la journée,et nos chances diminuèrent ; nous n’avions guère plusd’espérance que dans le dimanche ; aussi restâmes-nousbien souvent à la maison, au lieu d’aller nous promener encette journée de liberté, qui aurait pu être une journée derécréation.

Nous attendions.Sans dire tout ce qui nous préoccupait, Mattia s’était

ouvert à son ami Bob et lui avait demandé s’il n’y avaitpas des moyens pour trouver l’adresse d’une dameMilligan, qui avait un fils paralysé, ou même toutsimplement celle de M. James Milligan. Mais Bob avaitrépondu qu’il faudrait savoir quelle était cette dameMilligan et aussi quelle était la profession ou la positionsociale de M. James Milligan, attendu que ce nom deMilligan était porté par un certain nombre de personnes à

Page 714: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Londres et un plus grand nombre encore en Angleterre.Nous n’avions pas pensé à cela. Pour nous il n’y avait

qu’une madame Milligan, qui était la mère d’Arthur, etqu’un monsieur James Milligan, qui était l’oncle d’Arthur.

Alors Mattia recommença à me dire que nous devionsretourner en France, et nos discussions reprirent de plusbelle.

– Tu veux donc renoncer à trouver madame Milligan ?lui disais-je.

– Non, assurément, mais il n’est pas prouvé quemadame Milligan soit encore en Angleterre.

– Il ne l’est pas davantage qu’elle soit en France.– Cela me paraît probable ; puisque Arthur a été

malade, sa mère a dû le conduire dans un pays où leclimat est bon pour son rétablissement.

– Ce n’est pas en France seulement qu’on trouve unbon climat pour la santé.

– C’est en France qu’Arthur a guéri déjà une fois, c’esten France que sa mère a dû le conduire de nouveau, etpuis je voudrais te voir partir d’ici.

Telle était ma situation, que je n’osais demander àMattia pourquoi il voudrait me voir partir d’ici : j’avaispeur qu’il me répondît ce que précisément je ne voulaispas entendre.

– J’ai peur, continuait Mattia, allons-nous-en ; tuverras qu’il nous arrivera quelque catastrophe, allons-nous-en.

Page 715: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais bien que les dispositions de ma famille n’eussentpas changé à mon égard, bien que mon grand-pèrecontinuât à cracher furieusement de mon côté, bien quemon père ne m’adressât que quelques mots decommandement, bien que ma mère n’eût jamais eu unregard pour moi, bien que mes frères fussent inépuisablesà inventer de mauvais tours pour me nuire, bien qu’Annieme témoignât son aversion dans toutes les occasions, bienque Kate n’eût d’affection que pour les sucreries que je luirapportais, je ne pouvais me décider à suivre le conseil deMattia, pas plus que je ne pouvais le croire lorsqu’ilaffirmait que je n’étais pas le « fils de master Driscoll » :douter, oui je le pouvais, je ne le pouvais que trop ; maiscroire fermement que j’étais ou n’étais pas un Driscoll, jene le pouvais point.

Le temps s’écoula lentement, bien lentement, maisenfin les jours s’ajoutèrent aux jours, les semaines auxsemaines, et le moment arriva où la famille devait quitterLondres pour parcourir l’Angleterre.

Les deux voitures avaient été repeintes, et on les avaitchargées de toutes les marchandises qu’elles pouvaientcontenir, et qu’on vendrait pendant la belle saison.

Que de choses et comme il était merveilleux qu’on pûtles entasser dans ces voitures : des étoffes, des tricots,des bonnets, des fichus, des mouchoirs, des bas, descaleçons, des gilets, des boutons, du fil, du coton, de lalaine à coudre, de la laine à tricoter, des aiguilles, desciseaux, des rasoirs, des boucles d’oreilles, des bagues, dessavons, des pommades, du cirage, des pierres à repasser,

Page 716: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des poudres pour les maladies des chevaux et des chiens,des essences pour détacher, des eaux contre le mal desdents, des drogues pour faire pousser les cheveux,d’autres pour les teindre.

Et quand nous étions là nous voyions sortir de la cavedes ballots qui étaient arrivés cour du Lion-Rouge, en nevenant pas directement des magasins dans lesquels onvendait ordinairement ces marchandises.

Enfin les voitures furent remplies, des chevaux furentachetés : où et comment ? je n’en sais rien, mais nous lesvîmes arriver, et tout fut prêt pour le départ.

Et nous, qu’allions-nous faire ? Resterions-nous àLondres avec le grand-père qui ne quittait pas la cour duLion-Rouge ? Serions-nous marchands comme Allen etNed ? Ou bien accompagnerions-nous les voitures de lafamille, en continuant notre métier de musiciens, et enjouant notre répertoire dans les villages, dans les villes quise trouveraient sur notre chemin ?

Mon père ayant trouvé que nous gagnions de bonnesjournées avec notre violon et notre harpe, décida quenous resterions musiciens et il nous signifia sa volonté laveille de notre départ.

– Retournons en France, me dit Mattia, et profitons dela première occasion qui se présentera pour nous sauver.

– Pourquoi ne pas faire un voyage en Angleterre ?– Parce que je te dis qu’il nous arrivera une

catastrophe.– Nous avons chance de trouver madame Milligan en

Page 717: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Angleterre.– Moi je crois que nous avons beaucoup plus de

chances pour cela en France.– Enfin essayons toujours en Angleterre ; nous verrons

ensuite.– Sais-tu ce que tu mérites ?– Non.– Que je t’abandonne, et que je retourne tout seul en

France.– Tu as raison ; aussi je t’engage à le faire ; je sais bien

que je n’ai pas le droit de te retenir ; et je sais bien que tues trop bon de rester avec moi ; pars donc, tu verras Lise,tu lui diras…

– Si je la voyais je lui dirais que tu es bête et méchantde pouvoir penser que je me séparerai de toi quand tu esmalheureux ; car tu es malheureux, très-malheureux ;qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu aies de pareillesidées ; dis-moi ce que je t’ai fait ; rien n’est-ce pas ? ehbien, en route alors.

Nous voilà de nouveau sur les grands chemins ; maiscette fois, je ne suis plus libre d’aller où je veux, et de fairece que bon me semble ; cependant c’est avec unsentiment de délivrance que je quitte Londres : je neverrai plus la cour du Lion-Rouge, et cette trappe qui,malgré ma volonté, attirait mes yeux irrésistiblement.Combien de fois me suis-je réveillé la nuit en sursaut,ayant vu dans mon rêve, dans mon cauchemar unelumière rouge entrer par ma petite fenêtre ; c’est une

Page 718: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lumière rouge entrer par ma petite fenêtre ; c’est unevision, une hallucination, mais qu’importe ; j’ai vu une foiscette lumière, et c’est assez pour que je la sente toujourssur mes yeux comme une flamme brûlante.

Nous marchions derrière les voitures, et au lieu desexhalaisons puantes et malfaisantes de Bethnal-Green,nous respirons l’air pur des belles campagnes que noustraversons, et qui n’ont peut-être pas du green dans leurnom, mais qui ont du vert pour les yeux et des chantsd’oiseaux pour les oreilles.

Le jour même de notre départ, je vis comment sefaisait la vente de ces marchandises qui avaient coûté sipeu cher : nous étions arrivés dans un gros village, et lesvoitures avaient été rangées sur la grande place, on avaitabaissé un des côtés, formé de plusieurs panneaux, et toutl’étalage s’était présenté à la curiosité des acheteurs.

– Voyez les prix ! voyez les prix ! criait mon père ;vous n’en trouverez nulle part de pareils ; comme je nepaye jamais mes marchandises, cela me permet de lesvendre bon marché ; je ne les vends pas, je les donne ;voyez les prix ! voyez les prix !

Et j’entendais des gens qui avaient regardé ces prix,dire en s’en allant :

– Il faut que ce soient là des marchandises volées.– Il le dit lui-même.S’ils avaient jeté les yeux de mon côté, la rougeur de

mon front leur aurait appris combien étaient fondéesleurs suppositions.

Page 719: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

S’ils ne virent point cette rougeur, Mattia la remarqua,lui, et le soir il m’en parla, bien que d’ordinaire il évitâtd’aborder franchement ce sujet.

– Pourras-tu toujours supporter cette honte ? me dit-il.

– Ne me parles pas de cela, si tu ne veux pas merendre cette honte plus cruelle encore.

– Ce n’est pas cela que je veux. Je veux que nousretournions en France. Je t’ai toujours dit qu’il arriveraitune catastrophe ; je te le dis encore, et je sens qu’elle netardera pas. Comprends donc qu’il y aura des gens depolice qui, un jour ou l’autre, voudront savoir commentmaster Driscoll vend ses marchandises à si bas prix ; alorsqu’arrivera-t-il ?

– Mattia, je t’en prie…– Puisque tu ne veux pas voir, il faut bien que je voie

pour toi ; il arrivera qu’on nous arrêtera tous, même toi,même moi, qui n’avons rien fait. Comment prouver quenous n’avons rien fait ? Comment nous défendre ? N’est-ilpas vrai que nous mangeons le pain payé avec l’argent deces marchandises ?

Cette idée ne s’était jamais présentée à mon esprit, elleme frappa comme un coup de marteau qu’on m’auraitasséné sur la tête.

– Mais nous gagnons notre pain, dis-je, en essayant deme défendre, non contre Mattia, mais contre cette idée.

– Cela est vrai, répondit Mattia, mais il est vrai aussique nous sommes associés avec des gens qui ne gagnent

Page 720: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas le leur. C’est là ce qu’on verra, et l’on ne verra quecela. Nous serons condamnés comme ils le seront eux-mêmes. Cela me ferait grande peine d’être condamnécomme voleur, mais combien plus encore cela m’en ferait-il que tu le fusses. Moi, je ne suis qu’un pauvre misérable,et je ne serai jamais que cela ; mais toi, quand tu aurasretrouvé la famille, ta vraie famille, quel chagrin pour elle,quelle honte pour toi, si tu as été condamné. Et puis cen’est pas quand nous serons en prison que nous pourronschercher ta famille et la découvrir. Ce n’est pas quandnous serons en prison que nous pourrons avertir madameMilligan de ce que M. James Milligan prépare contreArthur. Sauvons-nous donc pendant qu’il en est tempsencore.

– Sauve-toi.– Tu dis toujours la même bêtise ; nous nous

sauverons ensemble ou nous serons pris ensemble ; etquand nous le serons, ce qui ne tardera pas, tu auras laresponsabilité de m’avoir entraîné avec toi, et tu verras sielle te sera légère. Si tu étais utile à ceux auprès de qui tut’obstines à rester, je comprendrais ton obstination ; celaserait beau ; mais tu ne leur es pas du tout indispensable ;ils vivaient bien, ils vivront bien sans toi. Partons au plusvite.

– Eh bien ! laisse-moi encore quelques jours deréflexion, et puis nous verrons.

– Dépêche-toi. L’ogre sentait la chair fraîche, moi jesens le danger.

Jamais les paroles, les raisonnements, les prières de

Page 721: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Jamais les paroles, les raisonnements, les prières deMattia ne m’avaient si profondément troublé, et quand jeme les rappelais, je me disais que l’irrésolution danslaquelle je me débattais était lâche et que je devaisprendre un parti en me décidant enfin à savoir ce que jevoulais.

Les circonstances firent ce que de moi-même je n’osaisfaire.

Il y avait plusieurs semaines déjà que nous avionsquitté Londres, et nous étions arrivés dans une ville auxenvirons de laquelle devaient avoir lieu des courses. EnAngleterre les courses de chevaux ne sont pas ce qu’ellessont en France, un simple amusement pour les gensriches qui viennent voir lutter trois ou quatre chevaux, semontrer eux-mêmes, et risquer en paris quelques louis ;elles sont une fête populaire pour la contrée, et ce ne sontpoint les chevaux seuls qui donnent le spectacle, sur lalande ou sur les dunes qui servent d’hippodrome, arriventquelquefois plusieurs jours à l’avance des saltimbanques,des bohémiens, des marchands ambulants qui tiennent làune sorte de foire : nous nous étions hâtés pour prendrenotre place dans cette foire, nous comme musiciens, lafamille Driscoll, comme marchands.

Mais au lieu de venir sur le champ de course, mon pères’était établi dans la ville même où sans doute il pensaitfaire de meilleures affaires.

Arrivés de bonne heure et n’ayant pas à travailler àl’étalage des marchandises, nous allâmes, Mattia et moi,voir le champ de course qui se trouvait situé à une assezcourte distance de la ville, sur une bruyère : de

Page 722: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nombreuses tentes étaient dressées, et de loin onapercevait çà et là des petites colonnes de fumée quimarquaient la place et les limites du champ de course :nous ne tardâmes point à déboucher par un chemin creuxsur la lande aride et nue en temps ordinaire, mais où cesoir-là on voyait des hangars en planches dans lesquelss’étaient installés des cabarets et même des hôtels, desbaraques, des tentes, des voitures ou simplement desbivacs autour desquels se pressaient des gens en haillonspittoresques.

Comme nous passions devant un de ces feux au-dessusduquel une marmite était suspendue, nous reconnûmesnotre ami Bob. Il se montra enchanté de nous voir. Il étaitvenu ; aux courses avec deux de ses camarades, pourdonner des représentations d’exercices de force etd’adresse, mais les musiciens sur qui ils comptaient leuravaient manqué de parole, de sorte que leur journée dulendemain au lieu d’être fructueuse comme ils l’avaientespéré, serait probablement détestable. Si nous voulions,nous pouvions leur rendre un grand service : c’était deremplacer ces musiciens, la recette serait partagée entrenous cinq ; il y aurait même une part pour Capi.

Au coup d’œil que Mattia me lança je compris que ceserait faire plaisir à mon camarade d’accepter laproposition de Bob, et comme nous étions libres de fairece que bon nous semblait, à la seule condition derapporter une bonne recette, je l’acceptai.

Il fut donc convenu que le lendemain nous viendrionsnous mettre à la disposition de Bob et de ses deux amis.

Page 723: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais en rentrant dans la ville, une difficulté seprésenta quand je fis part de cet arrangement à monpère.

– J’ai besoin de Capi demain, dit-il, vous ne pourrezpas le prendre.

À ce mot, je me sentis mal rassuré ; voulait-onemployer Capi à quelque vilaine besogne ? mais mon pèredissipa tout de suite mes appréhensions :

– Capi a l’oreille fine, dit-il, il entend tout et fait bonnegarde, il nous sera utile pour les voitures, car au milieu decette confusion de gens on pourrait bien nous voler. Vousirez donc seuls jouer avec Bob, et si votre travail seprolonge tard dans la nuit, ce qui est probable, vousviendrez nous rejoindre à l’Auberge du Gros-Chêne oùnous coucherons, car mon intention est de partir d’ici à lanuit tombante.

Cette auberge du Gros-Chêne où nous avions passé lanuit précédente, était située à une lieue de là en pleinecampagne, dans un endroit désert et sinistre ; et elle étaittenue par un couple dont la mine n’était pas faite pourinspirer confiance ; rien ne nous serait plus facile que deretrouver cette auberge dans la nuit ; la route étaitdroite ; elle n’aurait d’autre ennui pour nous que d’être unpeu longue après une journée de fatigue.

Mais ce n’était pas là une observation à présenter àmon père qui ne souffrait jamais la contradiction : quand ilavait parlé, il fallait obéir et sans répliquer.

Le lendemain matin, après avoir été promener Capi,

Page 724: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

lui avoir donné à manger et l’avoir fait boire pour êtrebien sûr qu’il ne manquerait de rien, je l’attachai moi-même à l’essieu de la voiture qu’il devait garder et nousgagnâmes le champ de course, Mattia et moi.

Aussitôt arrivés nous nous mîmes à jouer et cela durasans repos jusqu’au soir ; j’avais le bout des doigtsdouloureux comme s’ils étaient piqués par des milliersd’épines et Mattia avait tant soufflé dans son cornet àpiston qu’il ne pouvait plus respirer : cependant il fallaitjouer toujours ; Bob et ses camarades ne se lassant pointde faire leurs tours, de notre côté nous ne pouvions pasnous lasser plus qu’eux. Quand vint le soir je crus quenous allions nous reposer ; mais nous abandonnâmesnotre tente pour un grand cabaret en planches et là,exercices et musique reprirent de plus belle. Cela duraainsi jusqu’après minuit ; je faisais encore un certaintapage avec ma harpe, mais je ne savais plus trop ce queje jouais et Mattia ne le savait pas mieux que moi. Vingtfois Bob avait annoncé que c’était la dernièrereprésentation, et vingt fois nous en avions recommencéune nouvelle.

Si nous étions las, nos camarades qui dépensaientbeaucoup plus de forces que nous étaient exténués, aussiavaient-ils déjà manqué plus d’un de leurs tours ; à unmoment une grande perche qui servait à leurs exercicestomba sur le bout du pied de Mattia ; la douleur fut sivive, que Mattia poussa un cri ; je crus qu’il avait le piedécrasé, et nous nous empressâmes autour de lui, Bob etmoi. Heureusement la blessure n’avait pas cette gravité ;il y avait contusion, et les chairs étaient déchirées, mais

Page 725: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

les os n’étaient pas brisés. Cependant Mattia ne pouvaitpas marcher.

Que faire ?Il fut décidé qu’il resterait à coucher dans la voiture de

Bob, et que moi je gagnerais tout seul l’auberge du Gros-Chêne ; ne fallait-il pas que je susse où la famille Driscollse rendait le lendemain ?

– Ne t’en va pas, me répétait Mattia, nous partironsensemble demain.

– Et si nous ne trouvons personne à l’auberge duGros-Chêne !

– Alors tant mieux, nous serons libres.– Si je quitte la famille Driscoll, ce ne sera pas ainsi :

d’ailleurs crois-tu qu’ils ne nous auraient pas bien viterejoints ? où veux-tu aller avec ton pied ?

– Eh bien ! nous partirons, si tu le veux, demain ; maisne pars pas ce soir, j’ai peur.

– De quoi ?– Je ne sais pas, j’ai peur pour toi.– Laisse-moi aller, je te promets de revenir demain.– Et si l’on te retient ?– Pour qu’on ne puisse pas me retenir, je vais te laisser

ma harpe ; il faudra bien que je revienne la chercher.Et malgré la peur de Mattia, je me mis en route

n’ayant nullement peur moi-même.De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-on

Page 726: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

De qui, de quoi, aurais-je eu peur ? Que pouvait-ondemander à un pauvre diable comme moi ?

Cependant si je ne me sentais pas dans le cœur le plusléger sentiment d’effroi, je n’en étais pas moins très-ému :c’était la première fois que j’étais vraiment seul, sansCapi, sans Mattia, et cet isolement m’oppressait en mêmetemps que les voix mystérieuses de la nuit metroublaient : la lune aussi qui me regardait avec sa faceblafarde m’attristait.

Malgré ma fatigue, je marchai vite et j’arrivai à la fin àl’auberge du Gros-Chêne ; mais j’eus beau chercher nosvoitures, je ne les trouvai point ; il y avait deux ou troismisérables carrioles à bâche de toile, une grande baraqueen planche et deux chariots couverts d’où sortirent descris de bêtes fauves quand j’approchai ; mais les bellesvoitures aux couleurs éclatantes de la famille Driscoll, jene les vis nulle part.

En tournant autour de l’auberge, j’aperçus une lumièrequi éclairait une imposte vitrée, et pensant que tout lemonde n’était pas couché, je frappai à la porte :l’aubergiste à mauvaise figure que j’avais remarqué laveille, m’ouvrit lui-même, et me braqua en plein visage lalueur de sa lanterne ; je vis qu’il me reconnaissait, mais aulieu de me livrer passage, il mit sa lanterne derrière sondos, regarda autour de lui, et écouta durant quelquessecondes.

– Vos voitures sont parties, dit-il, votre père arecommandé que vous le rejoigniez à Lewes sans perdrede temps, et en marchant toute la nuit. Bon voyage !

Page 727: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Et il me ferma la porte au nez, sans m’en diredavantage.

Depuis que j’étais en Angleterre j’avais appris assezd’anglais pour comprendre cette courte phrase ; pourtantil y avait un mot et le plus important, qui n’avait pas desens pour moi : Louisse, avait prononcé l’aubergiste ; oùétait ce pays ? je n’en avais aucune idée, car j’ignoraisalors que Louisse était la prononciation anglaise de Lewes,nom de ville que j’avais vu écrit sur la carte.

D’ailleurs aurais-je su où était Lewes, que ne jepouvais pas m’y rendre tout de suite en abandonnantMattia ; je devais donc retourner au champ de course, sifatigué que je fusse.

Je me remis en marche et une heure et demie après jeme couchais sur une bonne botte de paille à côté deMattia, dans la voiture de Bob, et en quelques paroles jelui racontais ce qui s’était passé, puis je m’endormais mortde fatigue.

Quelques heures de sommeil me rendirent mes forceset le matin je me réveillai prêt à partir pour Lewes, sitoutefois Mattia, qui dormait encore, pouvait me suivre.

Sortant de la voiture, je me dirigeai vers notre ami Bobqui, levé avant moi, était occupé à allumer son feu ; je leregardais, couché à quatre pattes, et soufflant de toutesses forces sous la marmite, lorsqu’il me semblareconnaître Capi conduit en laisse par un policeman.

Stupéfait, je restai immobile, me demandant ce quecela pouvait signifier ; mais Capi qui m’avait reconnu avait

Page 728: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

donné une forte secousse à la laisse qui s’était échappéedes mains du policeman ; alors en quelques bonds il étaitaccouru à moi et il avait sauté dans mes bras.

Le policeman s’approcha :– Ce chien est à vous, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.– Oui.– Eh bien je vous arrête.Et sa main s’abattit sur mon bras qu’elle serra

fortement.Les paroles et le geste de l’agent de police avaient fait

relever Bob ; il s’avança :– Et pourquoi arrêtez-vous ce garçon ? demanda-t-il.– Êtes-vous son frère ?– Non, son ami.– Un homme et un enfant ont pénétré cette nuit dans

l’église Saint-Georges par une haute fenêtre et au moyend’une échelle ; ils avaient avec eux ce chien pour leurdonner l’éveil si on venait les déranger ; c’est ce qui estarrivé ; dans leur surprise, ils n’ont pas eu le temps deprendre le chien avec eux en se sauvant par la fenêtre, etcelui-ci ne pouvant pas les suivre, a été trouvé dansl’église ; avec le chien, j’étais bien sûr de découvrir lesvoleurs et j’en tiens un ; où est le père, maintenant ?

Je ne sais si cette question s’adressait à Bob ou à moi ;je n’y répondis pas, j’étais anéanti.

Et cependant je comprenais ce qui s’était passé ;

Page 729: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

malgré moi je le devinais : ce n’était pas pour garder lesvoitures que Capi m’avait été demandé, c’était parce queson oreille était fine et qu’il pourrait avertir ceux quiseraient en train de voler dans l’église ; enfin ce n’étaitpas pour le seul plaisir d’aller coucher à l’auberge duGros-Chêne, que les voitures étaient parties à la nuittombante ; si elles ne s’étaient pas arrêtées dans cetteauberge, c’était parce que le vol ayant été découvert, ilfallait prendre la fuite au plus vite.

Mais ce n’était pas aux coupables que je devais penser,c’était à moi ; quels qu’ils fussent, je pouvais me défendre,et sans les accuser prouver mon innocence ; je n’avaisqu’à donner l’emploi de mon temps pendant cette nuit.

Pendant que je raisonnais ainsi, Mattia, qui avaitentendu l’agent ou la clameur qui s’était élevée, était sortide la voiture et en boitant il était accouru près de moi.

– Expliquez-lui que je ne suis pas coupable, dis-je àBob, puisque je suis resté avec vous jusqu’à une heure dumatin ; ensuite j’ai été à l’auberge du Gros-Chêne où j’aiparlé à l’aubergiste, et aussitôt je suis revenu ici.

Bob traduisit mes paroles à l’agent ; mais celui-ci neparut pas convaincu comme je l’avais espéré, tout aucontraire :

– C’est à une heure un quart qu’on s’est introduit dansl’église, dit-il ; ce garçon est parti d’ici à une heure ouquelques minutes avant une heure, comme il le prétend, ila donc pu être dans l’église à une heure un quart, avecceux qui volaient.

Page 730: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Il faut plus d’un quart d’heure pour aller d’ici à laville, dit Bob.

– Oh ! en courant, répliqua l’agent, et puis qui meprouve qu’il est parti à une heure ?

– Moi qui le jure, s’écria Bob.– Oh ! vous, dit l’agent, faudra voir ce que vaut votre

témoignage.Bob se fâcha.– Faites attention que je suis citoyen anglais, dit-il

avec dignité.L’agent haussa les épaules.

– Si vous m’insultez, dit Bob, j’écrirai au Times.– En attendant j’emmène ce garçon, il s’expliquera

devant le magistrat.Mattia se jeta dans mes bras, je crus que c’était pour

m’embrasser, mais Mattia faisait passer ce qui étaitpratique avant ce qui était sentiment.

– Bon courage, me dit-il à l’oreille, nous net’abandonnerons pas.

Et alors seulement il m’embrassa.– Retiens Capi, dis-je en français à Mattia.Mais l’agent me comprit :– Non, non, dit-il, je garde le chien, il m’a fait trouver

celui-ci, il me fera trouver les autres.C’était la seconde fois qu’on m’arrêtait, et cependant la

Page 731: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

honte qui m’étouffa fut plus poignante encore : c’est qu’ilne s’agissait plus d’une sotte accusation comme à proposde notre vache ; si je sortais innocent de cette accusation,n’aurai-je pas la douleur de voir condamner, justementcondamner, ceux dont on me croyait le complice ?

Il me fallut traverser, tenu par le policeman, la haiedes curieux qui accouraient sur notre passage, mais on neme poursuivit pas de huées et de menaces comme enFrance, car ceux qui venaient me regarder n’étaient pointdes paysans, mais des gens qui tous ou à peu prèsvivaient en guerre avec la police, des saltimbanques, descabaretiers, des bohémiens, des tramps, comme disent lesAnglais, c’est-à-dire des vagabonds.

La prison où l’on m’enferma, n’était point une prisonpour rire comme celle que nous avions trouvéeencombrée d’oignons, c’était une vraie prison avec unefenêtre grillée de gros barreaux de fer dont la vue seuletuait dans son germe toute idée d’évasion. Le mobilier secomposait d’un banc pour s’asseoir, et d’un hamac pour secoucher.

Je me laissai tomber sur ce banc et j’y restailongtemps accablé, réfléchissant à ma triste condition,mais sans suite, car il m’était impossible de joindre deuxidées et de passer de l’une à l’autre.

Combien le présent était terrible, combien l’avenirétait effrayant !

« Bon courage, m’avait dit Mattia, nous net’abandonnerons pas » ; mais que pouvait un enfantcomme Mattia ? que pouvait même un homme comme

Page 732: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

comme Mattia ? que pouvait même un homme commeBob, si celui-ci voulait bien aider Mattia ?

Quand on est en prison, on n’a qu’une idée fixe, celled’en sortir.

Comment Mattia et Bob pouvaient-ils, en nem’abandonnant pas et en faisant tout pour me servir,m’aider à sortir de ce cachot ?

J’allai à la fenêtre et l’ouvris pour tâter les barreaux defer qui, en se croisant, la fermaient au dehors : ils étaientscellés dans la pierre ; j’examinai les murailles, ellesavaient près d’un mètre d’épaisseur ; le sol était dalléavec de larges pierres ; la porte était recouverte d’uneplaque de tôle.

Je retournai à la fenêtre ; elle donnait sur une petitecour étroite et longue, fermée à son extrémité par ungrand mur qui avait au moins quatre mètres de hauteur.

Assurément on ne s’échappait pas de cette prison,même quand on était aidé par des amis dévoués. Quepeut le dévouement de l’amitié contre la force deschoses ? le dévouement ne perce pas les murs.

Pour moi, toute la question présentement était desavoir combien de temps je resterais dans cette prison,avant de paraître devant le magistrat qui déciderait demon sort.

Me serait-il possible de lui démontrer mon innocencemalgré la présence de Capi dans l’église ?

Et me serait-il possible de me défendre sans rejeter lecrime sur ceux que je ne voulais pas, que je ne pouvais

Page 733: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pas accuser ?Tout était là pour moi, et c’était en cela, en cela

seulement que Mattia et son ami Bob pouvaient meservir : leur rôle consistait à réunir des témoignages pourprouver qu’à une heure un quart je ne pouvais pas êtredans l’église Saint-Georges ; s’ils faisaient cette preuvej’étais sauvé, malgré le témoignage muet que mon pauvreCapi porterait contre moi ; et ces témoignages, il mesemblait qu’il n’était pas impossible de les trouver.

Ah ! si Mattia n’avait pas eu le pied meurtri, il sauraitbien chercher, se mettre en peine, mais dans l’état où ilétait, pourrait-il sortir de sa voiture ? et s’il ne le pouvaitpas Bob, voudrait-il le remplacer ?

Ces angoisses jointes à toutes celles que j’éprouvais neme permirent pas de m’endormir malgré ma fatigue de laveille ; elles ne me permirent même pas de toucher à lanourriture qu’on m’apporta ; mais si je laissai les alimentsde côté, je me précipitai au contraire sur l’eau, car j’étaisdévoré par une soif ardente, et pendant toute la journéej’allai à ma cruche de quart d’heure en quart d’heure,buvant à longs traits, mais sans me désaltérer et sansaffaiblir le goût d’amertume qui m’emplissait la bouche.Quand j’avais vu le geôlier entrer dans ma prison, j’avaiséprouvé un mouvement de satisfaction et comme un éland’espérance, car depuis que j’étais enfermé j’étaistourmenté, enfiévré par une question que je me posaissans lui trouver une réponse :

– Quand le magistrat m’interrogerait-il ? Quandpourrais-je me défendre ?

Page 734: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

J’avais entendu raconter des histoires de prisonniersqu’on tenait enfermés pendant des mois sans les fairepasser en jugement ou sans les interroger, ce qui pour moiétait tout un, et j’ignorais qu’en Angleterre il ne s’écoulaitjamais plus d’un jour ou deux entre l’arrestation et lacomparution publique devant un magistrat.

Cette question que je ne pouvais résoudre fut donc lapremière que j’adressai au geôlier qui n’avait point l’aird’un méchant homme, et il voulut bien me répondre queje comparaîtrais certainement à l’audience du lendemain.

Mais ma question lui avait suggéré l’idée de mequestionner à son tour ; puisqu’il m’avait répondu,n’était-il pas juste que je lui répondisse aussi ?

– Comment donc êtes-vous entré dans l’église ? medemanda-t-il.

À ces mots je répondis par les plus ardentesprotestations d’innocence ; mais il me regarda enhaussant les épaules ; puis comme je continuais de luirépéter que je n’étais pas entré dans l’église, il se dirigeavers la porte et alors me regardant :

– Sont-ils vicieux ces gamins de Londres ? dit-il, à mi-voix.

Et il sortit.Cela m’affecta cruellement : bien que cet homme ne

fût pas mon juge, j’aurais voulu qu’il me crût innocent ; àmon accent, à mon regard, il aurait dû voir que je n’étaispas coupable.

Si je ne l’avais convaincu, me serait-il possible de

Page 735: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Si je ne l’avais convaincu, me serait-il possible deconvaincre le juge ? heureusement j’aurais des témoinsqui parleraient pour moi ; et si le juge ne m’écoutait pas,au moins serait-il obligé d’écouter et de croire lestémoignages qui m’innocenteraient.

Mais il me fallait ces témoignages.Les aurais-je ?Parmi les histoires de prisonniers que je savais, il y en

avait une qui parlait des moyens qu’on employait pourcommuniquer avec ceux qui étaient enfermés : on cachaitdes billets dans la nourriture qu’on apportait du dehors.

Peut-être Mattia et Bob s’étaient-ils servis de cetteruse, et quand cette idée m’eut traversé l’esprit, je memis à émietter mon pain, mais je ne trouvai rien dedans.Avec ce morceau de pain on m’avait apporté des pommesde terre, je les réduisis en farine ; elles ne contenaient pasle plus petit billet.

Décidément Mattia et Bob n’avaient rien à me dire, ou,ce qui était plus probable, ils ne pouvaient rien me dire.

Je n’avais donc qu’à attendre le lendemain, sans tropme désoler, si c’était possible ; mais par malheur cela neme fut pas possible, et si vieux que je vive, je garderai,comme s’il datait d’hier le souvenir de la terrible nuit queje passai. Ah ! comme j’avais été fou de ne pas avoir foidans les pressentiments de Mattia et dans ses peurs !

Le lendemain matin le geôlier entra dans ma prisonportant une cruche et une cuvette ; il m’engagea à fairema toilette, si le cœur m’en disait, parce que j’allaisbientôt paraître devant le magistrat, et il ajouta qu’une

Page 736: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tenue décente était quelquefois le meilleur moyen dedéfense d’un accusé.

Ma toilette achevée, je voulus m’asseoir sur mon banc,mais il me fut impossible de rester en place, et je me mis àtourner dans ma cellule comme les bêtes tournent dansleur cage.

J’aurais voulu préparer ma défense et mes réponses,mais j’étais trop affolé, et au lieu de penser à l’heureprésente, je pensais à toutes sortes de choses absurdesqui passaient devant mon esprit fatigué, comme lesombres d’une lanterne magique.

Le geôlier revint et me dit de le suivre ; je marchai àcôté de lui et après avoir traversé plusieurs corridorsnous nous trouvâmes devant une petite porte qu’il ouvrit.

– Passez, me dit-il.Un air chaud me souffla au visage et j’entendis un

bourdonnement confus : j’entrai et me trouvai dans unepetite tribune ; j’étais dans la salle du tribunal.

Bien que je fusse en proie à une sorte d’hallucination etque je sentisse les artères de mon front battre comme sielles allaient éclater, en un coup d’œil jeté circulairementautour de moi j’eus une vision nette et complète de ce quim’entourait, – la salle d’audience et les gens quil’emplissaient.

Elle était assez grande, cette salle, haute de plafondavec de larges fenêtres ; elle était divisée en deuxenceintes ; l’une réservée au tribunal, l’autre ouverte auxcurieux.

Page 737: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Sur une estrade élevée était assis le juge, plus bas etdevant lui siégeaient trois autres gens de justice quiétaient, je le sus plus tard, un greffier, un trésorier pourles amendes, et un autre magistrat qu’on nomme enFrance le ministère public : devant ma tribune était unpersonnage en robe et en perruque, mon avocat.

Comment avais-je un avocat ? D’où me venait-il ? Quime l’avait donné ? Était-ce Mattia et Bob ? c’étaient là desquestions qu’il n’était pas l’heure d’examiner. J’avais unavocat, cela suffisait.

Dans une autre tribune j’aperçus Bob lui-même, sesdeux camarades, l’aubergiste du Gros-Chêne, et des gensque je ne connaissais point, puis dans une autre qui faisaitface à celle-là je reconnus le policeman qui m’avaitarrêté ; plusieurs personnes étaient avec lui : je comprisque ces tribunes étaient celles des témoins.

L’enceinte réservée au public était pleine ; au-dessusd’une balustrade j’aperçus Mattia, nos yeux se croisèrent,s’embrassèrent, et instantanément je sentis le courage merelever : je serais défendu, c’était à moi de ne pasm’abandonner et de me défendre moi-même ; je ne fusplus écrasé par tous les regards qui étaient dardés surmoi.

Le ministère public prit la parole, et en peu de mots, –il avait l’air très-pressé, – il exposa l’affaire : un vol avaitété commis dans l’église Saint-Georges ; les voleurs, unhomme et un enfant, s’étaient introduits dans l’église aumoyen d’une échelle et en brisant une fenêtre ; ils avaientavec eux un chien qu’il avaient amené pour faire bonne

Page 738: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

garde et les prévenir du danger, s’il en survenait un ; unpassant attardé, il était alors une heure un quart, avaitété surpris de voir une faible lumière dans l’église, il avaitécouté et il avait entendu des craquements ; aussitôt ilavait été réveiller le bedeau ; on était revenu en nombre,mais alors le chien avait aboyé et pendant qu’on ouvrait laporte les voleurs effrayés s’étaient sauvés par la fenêtre,abandonnant leur chien, qui n’avait pas pu monter àl’échelle ; ce chien, conduit sur le champ de course parl’agent Jerry, dont on ne saurait trop louer l’intelligence etle zèle, avait reconnu son maître qui n’était autre quel’accusé présent sur ce banc ; quant au second voleur onétait sur sa piste.

Après quelques considérations qui démontraient maculpabilité, le ministère public se tut, et une voixglapissante cria : Silence !

Le juge alors, sans se tourner de mon côté, et commes’il parlait pour lui-même, me demanda mon nom, monâge et ma profession.

Je répondis en anglais que je m’appelais FrancisDriscoll et que je demeurais chez mes parents à Londres,cour du Lion-Rouge, dans Bethnal-Green ; puis jedemandai la permission de m’expliquer en français,attendu que j’avais été élevé en France et que je n’étaisen Angleterre que depuis quelques mois.

– Ne croyez pas me tromper, me dit sévèrement lejuge ; je sais le français.

Je fis donc mon récit en français, et j’expliquaicomment il était de toute impossibilité que je fusse dans

Page 739: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’église à une heure, puisqu’à cette heure j’étais au champde course et qu’à deux heures et demie j’étais à l’aubergedu Gros-Chêne.

– Et où étiez-vous à une heure un quart ? demanda lejuge.

– En chemin.– C’est ce qu’il faut prouver. Vous dites que vous étiez

sur la route de l’auberge du Gros-Chêne, et l’accusationsoutient que vous étiez dans l’église. Parti du champ decourse à une heure moins quelques minutes, vous seriezvenu rejoindre votre complice sous les murs de l’église, oùil vous attendait avec une échelle, et ce serait après votrevol manqué que vous auriez été à l’auberge du Gros-Chêne.

Je m’efforçai de démontrer que cela ne se pouvait pas,mais je vis que le juge n’était pas convaincu.

– Et comment expliquez-vous la présence de votrechien dans l’église ? me demanda le juge.

– Je ne l’explique pas, je ne la comprends même pas ;mon chien n’était pas avec moi, je l’avais attaché le matinsous une de nos voitures.

Il ne me convenait pas d’en dire davantage, car je nevoulais pas donner des armes contre mon père ; jeregardai Mattia, il me fît signe de continuer, mais je necontinuai point.

On appela un témoin et on lui fit prêter serment surl’Évangile, de dire la vérité sans haine et sans passion.

Page 740: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

C’était un gros bonhomme, court, à l’airprodigieusement majestueux, malgré sa figure rouge etson nez bleuâtre ; avant de jurer il adressa unegénuflexion au tribunal et il se redressa en serengorgeant : c’était le bedeau de la paroisse Saint-Georges.

Il commença par raconter longuement combien il avaitété troublé et scandalisé lorsqu’on était venu le réveillerbrusquement pour lui dire qu’il y avait des voleurs dansl’église : sa première idée avait été qu’on voulait lui jouerune mauvaise farce, mais comme on ne joue pas desfarces à des personnes de son caractère, il avait comprisqu’il se passait quelque chose de grave ; il s’était habilléalors avec tant de hâte qu’il avait fait sauter deux boutonsde son gilet ; enfin il était accouru ; il avait ouvert la portede l’église, et il avait trouvé… qui ? ou plutôt quoi ? unchien.

Je n’avais rien à répondre à cela, mais mon avocat qui,jusqu’à ce moment, n’avait rien dit, se leva, secoua saperruque, assura sa robe sur ses épaules et prit la parole.

– Qui a fermé la porte de l’église hier soir ? demanda-t-il.

– Moi, répondit le bedeau, comme c’était mon devoir.– Vous en êtes sûr ?– Quand je fais une chose, je suis sûr que je la fais.– Et quand vous ne la faites pas ?– Je suis sûr que je ne l’ai pas faite.

Page 741: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Très-bien : alors vous pouvez jurer que vous n’avezpas enfermé le chien dont il est question dans l’église ?

– Si le chien avait été dans l’église je l’aurais vu.– Vous avez de bons yeux ?– J’ai des yeux comme tout le monde.– Il y a six mois, n’êtes-vous pas entré dans un veau

qui était pendu le ventre grand ouvert, devant la boutiqued’un boucher.

– Je ne vois pas l’importance d’une pareille questionadressée à un homme de mon caractère, s’écria le bedeaudevenant bleu.

– Voulez-vous avoir l’extrême obligeance d’y répondrecomme si elle était vraiment importante ?

– Il est vrai que je me suis heurté contre un animalmaladroitement exposé à la devanture d’un boucher.

– Vous ne l’aviez donc pas vu ?– J’étais préoccupé.– Vous veniez de dîner quand vous avez fermé la porte

de l’église ?– Certainement.– Et quand vous êtes entré dans ce veau est-ce que

vous ne veniez pas de dîner ?– Mais…– Vous dites que vous n’aviez pas dîné ?– Si.

Page 742: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Et c’est de la petite bière ou de la bière forte quevous buvez ?

– De la bière forte.– Combien de pintes ?– Deux.– Jamais plus ?– Quelquefois trois.– Jamais quatre ? Jamais six ?– Cela est bien rare.– Vous ne prenez pas de grog après votre dîner ?– Quelquefois.– Vous l’aimez fort ou faible ?– Pas trop faible.– Combien de verres en buvez-vous ?– Cela dépend.– Est-ce que vous êtes prêt à jurer que vous n’en

prenez pas quelquefois trois et même quatre verres ?Comme le bedeau de plus en plus bleu ne répondit pas,

l’avocat se rassit et tout en s’asseyant il dit :– Cet interrogatoire suffit pour prouver que le chien a

pu être enfermé dans l’église par le témoin qui, aprèsdîner, ne voit pas les veaux parce qu’il est préoccupé ;c’était tout ce que je désirais savoir.

Si j’avais osé j’aurais embrassé mon avocat, j’étaissauvé.

Page 743: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Pourquoi Capi n’aurait-il pas été enfermé dansl’église ? Cela était possible. Et s’il avait été enfermé decette façon, ce n’était pas moi qui l’avais introduit ; jen’étais donc pas coupable, puisqu’il n’y avait que cettecharge contre moi.

Après le bedeau on entendit les gens quil’accompagnaient lorsqu’il était entré dans l’église, mais ilsn’avaient rien vu, si ce n’est la fenêtre ouverte parlaquelle les voleurs s’étaient envolés.

Puis on entendit mes témoins : Bob, ses camarades,l’aubergiste, qui tous donnèrent l’emploi de mon temps ;cependant un seul point ne fut point éclairci et il étaitcapital, puisqu’il portait sur l’heure précise à laquellej’avais quitté le champ de course.

Les interrogatoires terminés, le juge me demanda si jen’avais rien à dire, en m’avertissant que je pouvais garderle silence si je le croyais bon.

Je répondis que j’étais innocent, et que je m’enremettais à la justice du tribunal.

Alors le juge fit lire le procès-verbal des dépositionsque je venais d’entendre, puis il déclara que je seraistransféré dans la prison du comté pour y attendre que legrand jury décide si je serais ou ne serais pas traduitdevant les assises.

Les assises !Je m’affaissai sur mon banc ; hélas ! que n’avais-je

écouté Mattia !

Page 744: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XX

Bob.

Ce ne fut que longtemps après que je fus réintégré

dans ma prison que je trouvai une raison pourm’expliquer comment je n’avais pas été acquitté : le jugevoulait attendre l’arrestation de ceux qui étaient entrésdans l’église, pour voir si je n’étais pas leur complice.

On était sur leur piste, avait dit le ministère public,j’aurais donc la douleur et la honte de paraître bientôt surle banc des assises à côté d’eux.

Quand cela arriverait-il ? Quand serais-je transférédans la prison du comté ? Qu’était cette prison ? Où setrouvait-elle ? Était-elle plus triste que celle dans laquellej’étais ?

Il y avait dans ces questions de quoi occuper monesprit, et le temps passa plus vite que la veille ; je n’étaisplus sous le coup de l’impatience qui donne la fièvre ; jesavais qu’il fallait attendre.

Et tantôt me promenant, tantôt m’asseyant sur mon

Page 745: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

banc, j’attendais.Un peu avant la nuit j’entendis une sonnerie de cornet

à piston et je reconnus la façon de jouer de Mattia : le bongarçon, il voulait me dire qu’il pensait à moi et qu’ilveillait. Cette sonnerie m’arrivait par-dessus le mur quifaisait face à ma fenêtre : évidemment Mattia était del’autre côté de ce mur, dans la rue, et une courte distancenous séparait, quelques mètres à peine. Par malheur lesyeux ne peuvent pas percer les pierres. Mais si le regardne passe pas à travers les murs, le son passe par-dessus.Aux sons du cornet s’étaient joints des bruits de pas, desrumeurs vagues et je compris que Mattia et Bobdonnaient là sans doute une représentation.

Pourquoi avaient-ils choisi cet endroit ? Était-ce parcequ’il leur était favorable pour la recette ! Ou bienvoulaient-ils me donner un avertissement ?

Tout à coup j’entendis une voix claire, celle de Mattiacrier en français : « Demain matin au petit jour ! » Puisaussitôt reprit de plus belle le tapage du cornet.

Il n’y avait pas besoin d’un grand effort d’intelligencepour comprendre que ce n’était pas à son public anglaisque Mattia adressait ces mots : « Demain matin au petitjour, » c’était à moi ; mais par contre il n’était pas aussifacile de deviner ce qu’ils signifiaient, et de nouveau je meposai toute une série de questions auxquelles il m’étaitimpossible de trouver des réponses raisonnables.

Un seul fait était clair et précis : le lendemain matin aupetit jour je devais être éveillé et me tenir sur mesgardes ; jusque-là je n’avais qu’à prendre patience, si je le

Page 746: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

pouvais.Aussitôt que la nuit fut tombée Je me couchai dans

mon hamac et je tâchai de m’endormir ; j’entendisplusieurs heures sonner successivement aux horlogesvoisines, puis à la fin le sommeil me prit et m’emporta surses ailes.

Quand je m’éveillais la nuit était épaisse, les étoilesbrillaient dans le sombre azur, et l’on n’entendait aucunbruit ; sans doute le jour était loin encore. Je revinsm’asseoir sur mon banc, n’osant pas marcher de peurd’appeler l’attention si par hasard on faisait une ronde etj’attendis. Bientôt une horloge sonna trois coups : jem’étais éveillé trop tôt ; cependant je n’osai pas merendormir, et d’ailleurs je crois bien que quand même jel’aurais voulu, je ne l’aurais pas pu : j’étais trop fiévreux,trop angoissé.

Ma seule occupation était de compter les sonneries deshorloges ; mais combien me paraissaient longues lesquinze minutes qui s’écoulaient entre l’heure et le quart,entre le quart et la demie ; si longues que parfois jem’imaginais que j’avais laissé l’horloge sonner sansl’entendre ou qu’elle était détraquée.

Appuyé contre la muraille, je tenais mes yeux fixés surla fenêtre ; il me sembla que l’étoile que je suivais perdaitde son éclat et que le ciel blanchissait faiblement.

C’était l’approche du jour ; au loin des coqs chantèrent.Je me levai, et, marchant sur la pointe des pieds, j’allai

ouvrir ma fenêtre ; ce fut un travail délicat de l’empêcher

Page 747: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

de craquer, mais enfin, en m’y prenant avec douceur, etsurtout avec lenteur, j’en vins à bout.

Quel bonheur que ce cachot eût été aménagé dans uneancienne salle basse dont on avait fait une prison, et qu’onse fût confié aux barreaux de fer pour garder lesprisonniers, car si ma fenêtre ne s’était pas ouverte, jen’aurais pas pu répondre à l’appel de Mattia. Mais ouvrirla fenêtre n’était pas tout : les barreaux de fer restaient,les épaisses murailles aussi, et aussi la porte bardée detôle. C’était donc folie d’espérer la liberté, et cependant jel’espérais.

Les étoiles pâlirent de plus en plus, et la fraîcheur dumatin me fit grelotter ; cependant je ne quittai pas mafenêtre, restant là, debout, écoutant, regardant, sanssavoir ce que je devais regarder et écouter.

Un grand voile blanc monta au ciel, et sur la terre lesobjets commencèrent à se dessiner avec des formes à peuprès distinctes ; c’était bien le petit jour dont Mattiam’avait parlé. J’écoutai en retenant ma respiration, jen’entendis que les battements de mon cœur dans mapoitrine.

Enfin, il me sembla percevoir un grattement contre lemur, mais comme avant je n’avais entendu aucun bruit depas, je crus m’être trompé ; cependant j’écoutai : legrattement continua : puis tout à coup j’aperçus une têtes’élever au-dessus du mur ; tout de suite je vis que cen’était pas celle de Mattia, et, bien qu’il fît encore sombreje reconnus Bob.

Il me vit collé contre mes barreaux.

Page 748: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Chut ! dit-il faiblement.Et de la main il me fit un signe qui me sembla signifier

que je devais m’éloigner de la fenêtre. Sans comprendre,j’obéis. Alors, son autre main me parut armée d’un longtube brillant comme s’il était en verre. Il le porta à sabouche. Je compris que c’était une sarbacane. J’entendisun soufflement, et en même temps je vis une petite bouleblanche passer dans l’air pour venir tomber à mes pieds.Instantanément la tête de Bob disparut derrière le mur,et je n’entendis plus rien.

Je me précipitai sur la boule ; elle était en papier finroulé et entassé autour d’un gros grain de plomb : il mesembla que des caractères étaient tracés sur ce papier,mais il ne faisait pas encore assez clair pour que je pusseles lire ; je devais donc attendre le jour.

Je refermai ma fenêtre avec précaution et vivement jeme couchai dans mon hamac, tenant la boule de papierdans ma main.

Lentement, bien lentement pour mon impatience,l’aube jaunit, et à la fin une lueur rose glissa sur mesmurailles ; je déroulai mon papier et je lus :

« Tu seras transféré demain soir dans la prison ducomté : tu voyageras en chemin de fer dans uncompartiment de seconde classe avec un policeman ;place-toi auprès de la portière par laquelle tu monteras ;quand vous aurez roulé pendant quarante-cinq minutes(compte-les bien) votre train ralentira sa marche pourune jonction ; ouvre alors ta portière et jette-toi à bas

Page 749: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bravement : élance-toi, étends tes mains en avant etarrange-toi pour tomber sur les pieds ; aussitôt à terre,monte le talus de gauche, nous serons là avec une voitureet un bon cheval pour t’emmener ; ne crains rien ; deuxjours après nous serons en France ; bon courage et bonespoir ; surtout élance-toi au loin en sautant et tombe surtes pieds. »

Sauvé ! Je ne comparaîtrais pas aux assises ; je neverrais pas ce qui s’y passerait !

Ah ! le brave Mattia, le bon Bob ! car c’était lui, j’enétais certain, qui aidait généreusement Mattia : « Nousserons là avec un bon cheval ; » ce n’était pas Mattia quitout seul avait pu combiner cet arrangement.

Et je relus le billet : « Quarante-cinq minutes aprèsdépart ; le talus de gauche ; tomber sur les pieds. »

Certes oui, je m’élancerais bravement, dussé-je metuer. Mieux valait mourir que de se faire condamnercomme voleur.

Ah ! comme tout cela était bien inventé :« Deux jours après nous serons en France. »Cependant, dans mon transport de joie, j’eus une

pensée de tristesse : et Capi ? Mais bien vite j’écartaicette idée. Il n’était pas possible que Mattia voulûtabandonner Capi ; s’il avait trouvé un moyen pour mefaire évader, il en avait trouvé un aussi certainement pourCapi.

Je relus mon billet deux ou trois fois encore, puis,l’ayant mâché, je l’avalai ; maintenant je n’avais plus qu’à

Page 750: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dormir tranquillement ; et je m’y appliquai si bien, que jene m’éveillai que quand le geôlier m’apporta à manger.

Le temps s’écoula assez vite et le lendemain, dansl’après-midi, un policeman que je ne connaissais pas entradans mon cachot et me dit de le suivre : je vis avecsatisfaction que c’était un homme d’environ cinquante ansqui ne paraissait pas très-souple.

Les choses purent s’arranger selon les prescriptions deMattia, et, quand le train se mit en marche, j’étais placéprès de la portière par laquelle j’étais monté ; j’allais àreculons ; le policeman était en face de moi ; nous étionsseuls dans notre compartiment.

– Vous parlez anglais ? me dit-il.– Un peu.– Vous le comprenez ?– À peu près, quand on ne parle pas trop vite.– Eh bien, mon garçon, je veux vous donner un bon

conseil : ne faites pas le malin avec la justice, avouez :vous vous concilierez la bienveillance de tout le monde ;rien n’est plus désagréable que d’avoir affaire à des gensqui nient contre l’évidence ; tandis qu’avec ceux quiavouent on a toutes sortes de complaisances, de bontés ;ainsi moi, vous me diriez comment les choses se sontpassées, je vous donnerais bien une couronne : vousverriez comme l’argent adoucirait votre situation enprison.

Je fus sur le point de répondre que je n’avais rien àavouer, mais je compris que le mieux pour moi était de

Page 751: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

avouer, mais je compris que le mieux pour moi était deme concilier la bienveillance de ce policeman, selon sonexpression, et je ne répondis rien.

– Vous réfléchirez, me dit-il, en continuant, et quanden prison vous aurez reconnu la bonté de mon conseil,vous me ferez appeler, parce que, voyez-vous, il ne fautpas avouer au premier venu, il faut choisir celui quis’intéressera à vous, et moi, vous voyez bien que je suistout disposé à vous servir.

Je fis un signe affirmatif.– Faites demander Dolphin ; vous retiendrez bien mon

nom, n’est-ce pas ?– Oui, monsieur.J’étais appuyé contre la portière dont la vitre était

ouverte ; je lui demandai la permission de regarder lepays que nous traversions, et comme il voulait « seconcilier ma bienveillance », il me répondit que je pouvaisregarder tant que je voudrais. Qu’avait-il à craindre, letrain marchait à grande vitesse.

Bientôt l’air qui le frappait en face l’ayant glacé, ils’éloigna de la portière pour se placer au milieu du wagon.

Pour moi, je n’étais pas sensible au froid ; glissantdoucement ma main gauche en dehors je tournai lapoignée et de la droite je retins la portière.

Le temps s’écoula : la machine siffla et ralentit samarche ; le moment était venu ; vivement je poussai laportière et sautai aussi loin que je pus ; je fus jeté dans lefossé ; heureusement mes mains que je tenais en avant

Page 752: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

portèrent contre le talus gazonné ; cependant le choc fut siviolent que je roulai à terre, évanoui.

Quand je revins à moi je crus que j’étais encore enchemin de fer, car je me sentis emporté par unmouvement rapide, et j’entendis un roulement : j’étaiscouché sur un lit de paille.

Chose étrange ! ma figure était mouillée et sur mesjoues, sur mon front, passait une caresse douce et chaude.

J’ouvris les yeux, un chien, un vilain chien jaune, étaitpenché sur moi et me léchait.

Mes yeux rencontrèrent ceux de Mattia, qui se tenaitagenouillé à côté de moi.

– Tu es sauvé, me dit-il en écartant le chien et enm’embrassant.

– Où sommes-nous ?– En voiture ; c’est Bob qui nous conduit.– Comment cela va-t-il ? me demanda Bob en se

retournant.– Je ne sais pas ; bien, il me semble.– Remuez les bras, remuez les jambes, cria Bob.J’étais allongé sur de la paille, je fis ce qu’il me disait.– Bon, dit Mattia, rien de cassé.– Mais que s’est-il passé ?– Tu as sauté du train, comme je te l’avais

recommandé ; mais la secousse t’a étourdi et tu es tombédans le fossé ; alors ne te voyant pas venir, Bob a

Page 753: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

dégringolé le talus tandis que je tenais le cheval, et il t’arapporté dans ses bras. Nous t’avons cru mort Quellepeur ! quelle douleur ! mais te voilà sauvé.

– Et le policeman ?– Il continue sa route avec le train, qui ne s’est pas

arrêté.Je savais l’essentiel, je regardai autour de moi et

j’aperçus le chien jaune qui me regardait tendrement avecdes yeux qui ressemblaient à ceux de Capi ; mais cen’était pas Capi, puisque Capi était blanc.

– Et Capi ! dis-je, où est-il ?Avant que Mattia m’eût répondu, le chien jaune avait

sauté sur moi et il me léchait en pleurant.– Mais le voilà, dit Mattia, nous l’avons fait teindre.Je rendis au bon Capi ses caresses, et je l’embrassai.– Pourquoi l’as-tu teint ? dis-je.– C’est une histoire, je vais te la conter.Mais Bob ne permit pas ce récit.– Conduis le cheval, dit-il à Mattia, et tiens-le bien ;

pendant ce temps-là je vais arranger la voiture pourqu’on ne la reconnaisse pas aux barrières.

Cette voiture était une carriole recouverte d’une bâcheen toile posée sur des cerceaux ; il allongea les cerclesdans la voiture et ayant plié la bâche en quatre, il me ditde m’en couvrir ; puis, il renvoya Mattia en luirecommandant de se cacher sous la toile ; par ce moyen la

Page 754: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

voiture changeait entièrement d’aspect, elle n’avait plusde bâche et elle ne contenait qu’une personne au lieu detrois : si on courait après nous, le signalement, que lesgens qui voyaient passer cette carriole donneraient,dérouterait les recherches.

– Où allons-nous ? demandai-je à Mattia lorsqu’il sefut allongé à côté de moi.

– À Littlehampton : c’est une petit port sur la mer, oùBob a un frère qui commande un bateau faisant lesvoyages de France pour aller chercher du beurre et desœufs en Normandie, à Isigny ; si nous nous sauvons, – etnous nous sauverons, – ce sera à Bob que nous ledevrons : il a tout fait ; qu’est-ce que j’aurais pu faire pourtoi, moi, pauvre misérable ! C’est Bob qui a eu l’idée de tefaire sauter du train, de te souffler mon billet, et c’est luiqui a décidé ses camarades à nous prêter ce cheval ; enfinc’est lui qui va nous procurer un bateau pour passer enFrance, car tu dois bien croire que si tu voulaist’embarquer sur un vapeur, tu serais arrêté : tu vois qu’ilfait bon avoir des amis.

– Et Capi, qui a eu l’idée de l’emmener ?– Moi, mais c’est Bob qui a eu l’idée de le teindre en

jaune pour qu’on ne le reconnaisse pas, quand nousl’avons volé à l’agent Jerry, l’intelligent Jerry commedisait le juge, qui cette fois n’a pas été trop intelligent caril s’est laissé souffler Capi sans s’en apercevoir ; il est vraique Capi m’ayant senti, a presque tout fait, et puis Bobconnaît tous les tours des voleurs de chiens.

– Et ton pied ?

Page 755: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Guéri, ou à peu près, je n’ai pas eu le temps d’ypenser.

Les routes d’Angleterre ne sont pas libres commecelles de France ; de place en place se trouvent desbarrières où l’on doit payer une certaine somme pourpasser ; quand nous arrivions à l’une de ces barrières, Bobnous disait de nous taire et de ne pas bouger, et lesgardiens ne voyaient qu’une carriole conduite par un seulhomme : Bob leur disait des plaisanteries et passait.

Avec son talent de clown pour se grimer, il s’était faitune tête de fermier, et ceux mêmes qui le connaissaient lemieux, lui aurait parlé sans savoir qui il était.

Nous marchions rapidement, car le cheval était bon etBob était un habile cocher : cependant il fallait nousarrêter pour laisser souffler un peu le cheval, et pour luidonner à manger ; mais pour cela nous n’entrâmes pasdans une auberge ; Bob s’arrêta en plein bois, débrida soncheval et lui passa au cou une musette pleine d’avoinequ’il prit dans la voiture ; la nuit était noire ; il n’y avaitpas grand danger d’être surpris.

Alors je pus m’entretenir avec Bob, et le remercier parquelques paroles de reconnaissance émue ; mais il ne melaissa pas lui dire tout ce que j’avais dans le cœur :

– Vous m’avez obligé, répondit-il en me donnant unepoignée de main, aujourd’hui je vous oblige, chacun sontour ; et puis vous êtes le frère de Mattia ; et pour un bongarçon comme Mattia, on fait bien des choses.

Je lui demandai si nous étions éloignés de

Page 756: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Littlehampton ; il me répondit que nous en avions encorepour plus de deux heures, et qu’il fallait nous hâter, parceque le bateau de son frère partait tous les samedis pourIsigny, et qu’il croyait que la marée avait lieu de bonneheure ; or, nous étions le vendredi.

Nous reprîmes place sur la paille, sous la bâche, et lecheval reposé partit grand train.

– As-tu peur ? me demanda Mattia.– Oui et non ; j’ai très-peur d’être repris ; mais il me

semble qu’on ne me reprendra pas : se sauver, n’est-cepas avouer qu’on est coupable ? Voilà surtout ce qui metourmente : que dire pour ma défense ?

– Nous avons bien pensé à cela, mais Bob a cru qu’ilfallait tout faire pour que tu ne paraisses pas sur le bancdes assises ; cela est si triste d’avoir passé là, mêmequand on est acquitté ; moi je n’ai osé rien dire, parcequ’avec mon idée fixe de t’emmener en France, j’ai peurque cette idée ne me conseille mal.

– Tu as bien fait ; et quoi qu’il arrive je n’aurai que dela reconnaissance pour vous.

– Il n’arrivera rien, va, sois tranquille. À l’arrêt dutrain ton policeman aura fait son rapport ; mais avantqu’on organise les recherches il s’est écoulé du temps, etnous, nous avons galopé ; et puis ils ne peuvent pas savoirque c’est à Littlehampton que nous allons nousembarquer.

Il était certain que si on n’était pas sur notre piste,nous avions la chance de nous embarquer sans être

Page 757: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

inquiétés ; mais je n’étais pas comme Mattia, assuréqu’après l’arrêt du train le policeman avait perdu dutemps pour nous poursuivre ; là était le danger, et ilpouvait être grand.

Cependant notre cheval, vigoureusement conduit parBob, continuait de détaler grand train sur la routedéserte ; de temps en temps seulement nous croisionsquelques voitures, aucune ne nous dépassait : les villagesque nous traversions étaient silencieux et rares étaient lesfenêtres où se montrait une lumière attardée ; seulsquelques chiens faisaient attention à notre course rapideet nous poursuivaient de leurs aboiements ; quand aprèsune montée un peu rapide Bob arrêtait son cheval pour lelaisser souffler, nous descendions de voiture et nous nouscollions la tête sur la terre pour écouter, mais Mattia lui-même, qui avait l’oreille plus fine que nous, n’entendaitaucun bruit suspect ; nous voyagions au milieu de l’ombreet du silence de la nuit.

Ce n’était plus pour nous cacher que nous nous tenionssous la bâche, c’était pour nous défendre du froid, cardepuis assez longtemps soufflait une bise froide ; quandnous passions la langue sur nos lèvres nous trouvions ungoût de sel ; nous approchions de la mer. Bientôt nousaperçûmes une lueur qui à intervalles réguliersdisparaissait, pour reparaître avec éclat, c’était un phare ;nous arrivions.

Bob arrêta son cheval et le mettant au pas il leconduisit doucement dans un chemin de traverse ; puisdescendant de voiture il nous dit de rester là et de tenir le

Page 758: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

cheval ; pour lui, il allait voir si son frère n’était pas partiet si nous pouvions sans danger nous embarquer à borddu navire de celui-ci.

J’avoue que le temps pendant lequel Bob resta absentme parut long, très-long : nous ne parlions pas, et nousentendions la mer briser sur la grève à une assez courtedistance avec un bruit monotone qui redoublait notreémotion ; Mattia tremblait comme je tremblais moi-même.

– C’est le froid, me dit-il à voix basse.Était-ce bien vrai ? Le certain, c’est que quand une

vache ou un mouton qui se trouvaient dans les prairiesque traversait notre chemin choquaient une pierre ouheurtaient une clôture, nous étions plus sensibles au froidou au tremblement.

Enfin, nous entendîmes un bruit de pas dans le cheminqu’avait suivi Bob. Sans doute, c’était lui qui revenait ;c’était mon sort qui allait se décider.

Bob n’était pas seul. Quand il s’approcha de nous, nousvîmes que quelqu’un l’accompagnait : c’était un hommevêtu d’une vareuse en toile cirée et coiffé d’un bonnet delaine.

– Voici mon frère, dit Bob ; il veut bien vous prendre àson bord ; il va vous conduire, et nous allons nous séparer,car il est inutile qu’on sache que je suis venu ici.

Je voulus remercier Bob, mais il me coupa la parole enme donnant une poignée de main :

– Ne parlons pas de ça, dit-il, il faut s’entr’aider,

Page 759: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

chacun son tour ; nous nous reverrons un jour ; je suisheureux d’avoir obligé Mattia.

Nous suivîmes le frère de Bob, et bientôt nousentrâmes dans les rues silencieuses de la ville, puis aprèsquelques détours nous nous trouvâmes sur un quai, et levent de la mer nous frappa au visage.

Sans rien dire, le frère de Bob nous désigna de la mainun navire gréé en sloop ; nous comprîmes que c’était lesien ; en quelques minutes nous fûmes à bord ; alors ilnous fit descendre dans une petite cabine.

– Je ne partirai que dans deux heures, dit-il, restez làet ne faites pas de bruit.

Quand il eut refermé à clef la porte de cette cabine, cefut sans bruit que Mattia se jeta dans mes bras etm’embrassa ; il ne tremblait plus.

Page 760: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XXI

Le Cygne.

Après le départ du frère de Bob, le navire resta

silencieux pendant quelque temps, et nous n’entendîmesque le bruit du vent dans la mâture et le clapotement del’eau contre la carène ; mais peu à peu il s’anima ; des pasretentirent sur le pont ; on laissa tomber des cordages ;des poulies grincèrent, il y eut des enroulements et desdéroulements de chaîne ; on vira au cabestan ; une voilefut hissée ; le gouvernail gémit et tout à coup le bateaus’étant incliné sur le côté gauche, un mouvement detangage se produisit ; nous étions en route, j’étais sauvé.

Lent et doux tout d’abord, ce mouvement de tangagene tarda pas à devenir rapide et dur, le navire s’abaissaiten roulant, et brusquement de violents coups de mervenaient frapper contre son étrave ou contre son bordagede droite.

– Pauvre Mattia ! dis-je à mon camarade en luiprenant la main.

– Cela ne fait rien, dit-il, tu es sauvé ; au reste je me

Page 761: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

doutais bien que cela serait ainsi ; quand nous étions envoiture je regardais les arbres dont le vent secouait lacime, et je me disais que sur la mer nous allions danser :ça danse.

À ce moment la porte de notre cabine fut ouverte :– Si vous voulez monter sur le pont, nous dit le frère

de Bob, il n’y a plus de danger.– Où est-on moins malade ? demanda Mattia.– Couché.– Je vous remercie, je reste couché.Et il s’allongea sur les planches.– Le mousse va vous apporter ce qui vous sera

nécessaire, dit le capitaine.– Merci ; s’il peut n’être pas trop longtemps à venir,

cela sera à propos, répondit Mattia.– Déjà ?– Il y a longtemps que c’est commencé.Je voulus rester près de lui, mais il m’envoya sur le

pont en me répétant :– Cela ne fait rien, tu es sauvé ; mais c’est égal, je ne

me serais jamais imaginé que cela me ferait plaisir d’avoirle mal de mer.

Arrivé sur le pont, je ne pus me tenir debout qu’en mecramponnant solidement à un cordage : aussi loin que lavue pouvait s’étendre dans les profondeurs de la nuit, onne voyait qu’une nappe blanche d’écume, sur laquelle

Page 762: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

notre petit navire courait, incliné comme s’il allaitchavirer, mais il ne chavirait point, au contraire il s’élevaitlégèrement, bondissant sur les vagues, porté, poussé parle vent d’ouest.

Je me retournai vers la terre ; déjà les lumières duport n’étaient plus que des points dans l’obscuritévaporeuse, et les regardant ainsi s’affaiblir et disparaîtreles unes après les autres, ce fut avec un doux sentimentde délivrance que je dis adieu à l’Angleterre.

– Si le vent continue ainsi, me dit le capitaine, nousn’arriverons pas tard, ce soir, à Isigny ; c’est un bonvoilier que l’Éclipse.

Toute une journée de mer, et même plus d’unejournée, pauvre Mattia ! et cela lui faisait plaisir d’avoir lemal de mer.

Elle s’écoula cependant, et je passai mon temps àvoyager du pont à la cabine, et de la cabine au pont ; à uncertain moment, comme je causais avec le capitaine, ilétendit sa main dans la direction du sud-ouest, etj’aperçus une haute colonne blanche qui se dessinait surun fond bleuâtre.

– Barfleur, me dit-il.Je dégringolai rapidement pour porter cette bonne

nouvelle à Mattia : nous étions en vue de France ; mais ladistance est longue encore de Barfleur à Isigny, car il fautlonger toute la presqu’île du Cotentin avant d’entrer dansla Vire et dans l’Aure.

Comme il était tard lorsque l’Éclipse accosta le quai

Page 763: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

d’Isigny, le capitaine voulut bien nous permettre decoucher à bord, et ce fut seulement le lendemain matinque nous nous séparâmes de lui, après l’avoir remerciécomme il convenait.

– Quand vous voudrez revenir en Angleterre, nousdit-il, en nous donnant une rude poignée de main,l’Éclipse part d’ici tous les mardis ; à votre disposition.

C’était là une gracieuse proposition, mais que nousn’avions aucune envie d’accepter, ayant chacun nosraisons, Mattia et moi, pour ne pas traverser la mer desitôt.

Nous débarquions en France, n’ayant que nosvêtements et nos instruments, – Mattia ayant eu soin deprendre ma harpe, que j’avais laissée dans la tente deBob, la nuit où j’avais été à l’auberge du Gros-Chêne ; –quant à nos sacs, ils étaient restés avec leur contenu dansles voitures de la famille Driscoll ; cela nous mettait dansun certain embarras, car nous ne pouvions pas reprendrenotre vie errante sans chemises et sans bas, surtout sanscarte. Par bonheur, Mattia avait douze francs d’économieset en plus notre part de recette provenant de notreassociation avec Bob et ses camarades, laquelle s’élevait àvingt-deux shillings, ou vingt-sept francs cinquante ; celanous constituait une fortune de près de quarante francs,ce qui était considérable pour nous. Mattia avait vouludonner cet argent à Bob pour subvenir aux frais de monévasion, mais Bob avait répondu qu’on ne se fait paspayer les services qu’on rend par amitié, et il n’avaitvoulu rien recevoir.

Page 764: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Notre première occupation, en sortant de Éclipse, futdonc de chercher un vieux sac de soldat et d’acheterensuite deux chemises, deux paires de bas, un morceaude savon, un peigne, du fil, des boutons, des aiguilles, etenfin ce qui nous était plus indispensable encore que cesobjets, si utiles cependant, – une carte de France.

En effet, où aller maintenant que nous étions enFrance ? Quelle route suivre ? Comment nous diriger ?

Ce fut la question que nous agitâmes en sortantd’Isigny par la route de Bayeux.

– Pour moi, dit Mattia, je n’ai pas de préférence, et jesuis prêt à aller à droite ou à gauche ; je ne demandequ’une chose.

– Laquelle ?– Suivre le cours d’un fleuve, d’une rivière ou d’un

canal, parce que j’ai une idée.Comme je ne demandais pas à Mattia de me dire son

idée, il continua :– Je vois qu’il faut que je te l’explique, mon idée :

quand Arthur était malade, madame Milligan lepromenait en bateau, et c’est de cette façon que tu l’asrencontrée sur le Cygne.

– Il n’est plus malade.– C’est-à-dire qu’il est mieux ; il a été très-malade, au

contraire, et il n’a été sauvé que par les soins de sa mère.Alors mon idée est que pour le guérir tout à fait, madameMilligan le promène encore en bateau sur les fleuves, les

Page 765: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

rivières, les canaux qui peuvent porter le Cygne ; si bienqu’en suivant le cours de ces rivières et de ces fleuves,nous avons chance de rencontrer le Cygne.

– Qui dit que le Cygne est en France ?

– Rien : cependant, comme le Cygne ne peut pas allersur la mer, il est à croire qu’il n’a pas quitté la France,nous avons des chances pour le trouver.

Quand nous n’en aurions qu’une, est-ce que tu n’es pasd’avis qu’il faut la risquer ? Moi je veux que nousretrouvions madame Milligan, et mon avis est que nousne devons rien négliger pour cela.

– Mais Lise, Alexis, Benjamin, Étiennette !– Nous les verrons en cherchant madame Milligan ; il

faut donc que nous gagnions le cours d’un fleuve ou d’uncanal : cherchons sur ta carte quel est le fleuve le plusprès.

La carte fut étalée sur l’herbe du chemin, et nouscherchâmes le fleuve le plus voisin ; nous trouvâmes quec’était la Seine.

– Eh bien ! gagnons la Seine, dit Mattia.– La Seine passe à Paris.– Qu’est-ce que cela fait ?– Cela fait beaucoup ; j’ai entendu dire à Vitalis que

quand on voulait trouver quelqu’un, c’était à Paris qu’ilfallait le chercher ; si la police anglaise me cherchait pourle vol de l’église Saint-Georges, je ne veux pas qu’elle metrouve : ce ne serait pas la peine d’avoir quitté

Page 766: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’Angleterre.– La police anglaise peut donc te poursuivre en

France ?– Je ne sais pas ; mais si cela est, il ne faut pas aller à

Paris.– Ne peut-on pas suivre la Seine jusqu’aux environs de

Paris, la quitter et la reprendre plus loin ; je ne tiens pas àvoir Garofoli.

– Sans doute.– Eh bien, faisons ainsi : nous interrogerons les

mariniers, les haleurs, le long de la rivière, et comme leCygne avec sa verandah ne ressemble pas aux autresbateaux, on l’aura remarqué s’il a passé sur la Seine ; sinous ne le trouvons pas sur la Seine, nous le chercheronssur la Loire, sur la Garonne, sur toutes les rivières deFrance et nous finirons bien par le trouver.

Je n’avais pas d’objections à présenter contre l’idée deMattia ; il fut donc décidé que nous gagnerions le cours dela Seine pour le côtoyer en le remontant.

Après avoir pensé à nous, il était temps de nousoccuper de Capi ; teint en jaune, Capi n’était pas pour moiCapi ; nous achetâmes du savon mou, et à la premièrerivière que nous trouvâmes, nous le frottâmesvigoureusement, nous relayant quand nous étionsfatigués.

Mais la teinture de notre ami Bob était d’excellentequalité ; il nous fallut de nombreuses baignades, de longssavonnages ; il nous fallut surtout des semaines et des

Page 767: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

savonnages ; il nous fallut surtout des semaines et desmois pour que Capi reprît sa couleur native.Heureusement la Normandie est le pays de l’eau, etchaque jour nous pûmes le laver.

Par Bayeux, Caen, Pont-l’Évêque et Pont-Audemer,nous gagnâmes la Seine à La Bouille.

Quand du haut de collines boisées et au détour d’unchemin ombreux, dont nous débouchâmes après unejournée de marche, Mattia aperçut tout à coup devant luila Seine, décrivant une large courbe au centre de laquellenous nous trouvions, et promenant doucement ses eauxcalmes et puissantes, couvertes de navires aux blanchesvoiles et de bateaux à vapeur, dont la fumée montaitjusqu’à nous, il déclara que cette vue le réconciliait avecl’eau, et qu’il comprenait qu’on pouvait prendre plaisir àglisser sur cette tranquille rivière, au milieu de cesfraîches prairies, de ces champs bien cultivés et de cesbois sombres qui l’encadraient de verdure.

– Sois certain que c’est sur la Seine que madameMilligan a promené son fils malade, me dit-il.

– C’est ce que nous allons bientôt savoir, en faisantcauser les gens du village qui est au-dessous.

Mais j’ignorais alors qu’il n’est pas facile d’interrogerles Normands, qui répondent rarement d’une façonprécise et qui, au contraire, interrogent eux-mêmes ceuxqui les questionnent.

– C’est-y un batiau du Havre ou un batiau de Rouenque vous demandez ? – C’est-y un bachot ? – C’est y unebarquette, un chaland, une péniche ?

Page 768: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Quand nous eûmes bien répondu à toutes les questionsqu’on nous posa, il fut à peu près certain que le Cygnen’était jamais venu à La Bouille, ou que, s’il y avait passé,c’était la nuit, de sorte que personne ne l’avait vu.

De La Bouille nous allâmes à Rouen, où nos recherchesrecommencèrent, mais sans meilleur résultat ; à Elbeuf,on ne put pas non plus nous parler du Cygne ; à Poses, oùil y a des écluses et où par conséquent on remarque lesbateaux qui passent, il en fut de même encore.

Sans nous décourager, nous avancions, questionnanttoujours, mais sans grande espérance, car le Cygnen’avait pas pu partir d’un point intermédiaire ; quemadame Milligan et Arthur se fussent embarqués àQuillebeuf ou à Caudebec, cela se comprenait, à Rouenmieux encore ; mais puisque nous ne trouvions pas tracede leur passage, nous devions aller jusqu’à Paris, ou plutôtau delà de Paris.

Comme nous ne marchions pas seulement pouravancer, mais qu’il nous fallait encore gagner chaque journotre pain, il nous fallut cinq semaines pour aller d’Isignyà Charenton.

Là une question se présentait : devions-nous suivre laSeine ou bien devions-nous suivre la Marne ? C’était ceque je m’étais demandé bien souvent en étudiant macarte, mais sans trouver de meilleures raisons pour uneroute plutôt que pour une autre.

Heureusement en arrivant à Charenton, nous n’eûmespas à balancer, car à nos demandes on répondit pour la

Page 769: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

première fois qu’on avait vu un bateau qui ressemblait auCygne ; c’était un bateau de plaisance, il avait uneverandah.

Mattia fut si joyeux qu’il se mit à danser sur le quai :puis tout à coup, cessant de danser, il prit son violon etjoua frénétiquement une marche triomphale.

Pendant ce temps, je continuais d’interroger lemarinier qui avait bien voulu nous répondre : le douten’était pas possible, c’était bien le Cygne ; il y avaitenviron deux mois qu’il avait passé à Charenton,remontant la Seine.

Deux mois ! Cela lui donnait une terrible avance surnous. Mais qu’importait ! En marchant nous finirionstoujours par le rejoindre, bien que nous n’eussions quenos jambes, tandis que lui il avait celles de deux bonschevaux.

La question de temps n’était rien : le fait capital,extraordinaire, merveilleux, c’était que le Cygne étaitretrouvé.

– Qui a eu raison ? criait Mattia.Si j’avais osé j’aurais avoué que mon espérance était

vive aussi, très-vive, mais je n’osais pas préciser, mêmepour moi seul, toutes les idées, toutes les folies quifaisaient s’envoler mon imagination.

Nous n’avons plus besoin de nous arrêter maintenantpour interroger les gens, le Cygne est devant nous ; il n’ya qu’à suivre la Seine.

Page 770: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais à Moret le Loing se jette dans la Seine, et il fautrecommencer nos questions.

Le Cygne a remonté la Seine.À Montereau il faut les reprendre encore.

Cette fois le Cygne a abandonné la Seine pour l’Yonne ;il y a un peu plus de deux mois qu’il a quitté Montereau ;il a à son bord une dame anglaise et un jeune garçonétendu sur un lit.

Nous nous rapprochons de Lise en même temps quenous suivons le Cygne, et le cœur me bat fort, quand enétudiant ma carte je me demande si après Joignymadame Milligan aura choisi le canal de Bourgogne oucelui du Nivernais.

Nous arrivons au confluent de l’Yonne et del’Armençon, le Cygne a continué de remonter l’Yonne ;nous allons donc passer par Dreuzy et voir Lise ; elle-même nous parlera de madame Milligan et d’Arthur.

Depuis que nous courrions derrière le Cygne nous nedonnions plus grand temps à nos représentations, et Capiqui était un artiste consciencieux ne comprenait rien ànotre empressement : pourquoi ne lui permettions-nouspas de rester gravement assis la sébile entre les dentsdevant « l’honorable société » qui tardait à mettre la mainà la poche ? il faut savoir attendre.

Mais nous n’attendions plus ; aussi les recettesbaissaient-elles, en même temps que ce qui nous étaitresté sur nos quarante francs diminuait chaque jour : loinde mettre de l’argent de côté, nous prenions sur notre

Page 771: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

capital.

– Dépêchons-nous, disait Mattia, rejoignons le Cygne.Et je disais comme lui : dépêchons-nous.Jamais le soir nous ne nous plaignions de la fatigue, si

longue qu’eût été l’étape ; et tout au contraire nous étionsd’accord pour partir le lendemain de bonne heure.

– Éveille-moi, disait Mattia, qui aimait à dormir.Et quand je l’avais éveillé, jamais il n’était long à sauter

sur ses jambes.Pour faire des économies nous avions réduit nos

dépenses, et comme il faisait chaud, Mattia avait déclaréqu’il ne voulait plus manger de viande « parce qu’en été laviande est malsaine » ; nous nous contentions d’unmorceau de pain avec un œuf dur que nous nouspartagions, ou bien d’un peu de beurre ; et quoique nousfussions dans le pays du vin nous ne buvions que de l’eau.

Que nous importait !Cependant Mattia avait quelquefois des idées de

gourmandise.

– Je voudrais bien que madame Milligan eût encore lacuisinière qui te faisait de si bonnes tartes aux confitures,disait-il, cela doit être joliment bon, des tartes à l’abricot.

– Tu n’en as jamais mangé ?– J’ai mangé des chaussons aux pommes, mais je n’ai

jamais mangé des tartes à l’abricot, seulement j’en ai vu.Qu’est-ce que c’est que ces petites choses blanches qui

Page 772: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sont collées sur la confiture jaune ?– Des amandes.– Oh !Et Mattia ouvrait la bouche comme pour avaler une

tarte entière.Comme l’Yonne fait beaucoup de détours entre Joigny

et Auxerre, nous regagnâmes, nous qui suivions la granderoute, un peu de temps sur le Cygne ; mais, à partird’Auxerre, nous en reperdîmes, car le Cygne ayant pris lecanal du Nivernais avait couru vite sur ses eauxtranquilles.

À chaque écluse nous avions de ses nouvelles, car surce canal où la navigation n’est pas très-active, tout lemonde avait remarqué ce bateau qui ressemblait si peu àceux qu’on voyait ordinairement.

Non-seulement on nous parlait du Cygne, mais onnous parlait aussi de madame Milligan « une dameanglaise très-bonne » et d’Arthur « un jeune garçon qui setenait presque toujours couché dans un lit placé sur lepont, à l’abri d’une verandah garnie de verdure et defleurs, mais qui se levait aussi quelquefois. »

Arthur était donc mieux.Nous approchions de Dreuzy ; encore deux jours,

encore un, encore quelques heures seulement.Enfin nous apercevons les bois dans lesquels nous

avons joué avec Lise à l’automne précédent, et nousapercevons aussi l’écluse avec la maisonnette de dame

Page 773: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Catherine.Sans nous rien dire, mais d’un commun accord, nous

avons forcé le pas, Mattia et moi, nous ne marchons plus,nous courons ; Capi, qui se retrouve, a pris les devants augalop.

Il va dire à Lise que nous arrivons : elle va venir au-devant de nous.

Cependant ce n’est pas Lise que nous voyons sortir dela maison, c’est Capi qui se sauve comme si on l’avaitchassé.

Nous nous arrêtons tous les deux instantanément, etnous nous demandons ce que cela peut signifier ; ques’est-il passé ? Mais cette question nous ne la formulonsni l’un ni l’autre, et nous reprenons notre marche.

Capi est revenu jusqu’à nous et il s’avance, penaud, surnos talons.

Un homme est en train de manœuvrer une vanne del’écluse, ce n’est pas l’oncle de Lise.

Nous allons jusqu’à la maison, une femme que nous neconnaissons pas va et vient dans la cuisine.

– Madame Suriot ? demandons-nous.Elle nous regarde un moment avant de nous répondre,

comme si nous lui posions une question absurde.– Elle n’est plus ici, nous dit-elle à la fin.– Et où est-elle ?– En Égypte.

Page 774: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Nous nous regardons Mattia et moi interdits. EnÉgypte ! Nous ne savons pas au juste ce que c’est quel’Égypte, et où se trouve ce pays, mais vaguement nouspensons que c’est loin, très-loin, quelque part au delà desmers.

– Et Lise ? Vous connaissez Lise ?– Pardi : Lise est partie en bateau avec une dame

anglaise.

Lise sur le Cygne ! Rêvons-nous ?La femme se charge de nous répondre que nous

sommes dans la réalité.– C’est vous Rémi ? me demande-t-elle.– Oui.– Eh bien, quand Suriot a été noyé, nous dit-elle.– Noyé !– Noyé dans l’écluse. Ah ! vous ne saviez pas que

Suriot était tombé à l’eau et qu’étant passé sous unepéniche, il était resté accroché à un clou : c’est le métierqui veut ça trop souvent. Pour lors, quand il a été noyé,Catherine s’est trouvée bien embarrassée quoiqu’elle fûtune maîtresse femme. Mais que voulez-vous, quandl’argent manque, on ne peut pas le fabriquer du jour aulendemain ; et l’argent manquait. Il est vrai qu’on offrait àCatherine d’aller en Égypte pour élever les enfants d’unedame dont elle avait été la nourrice, mais ce qui la gênaitc’était sa nièce, la petite Lise. Comme elle était à sedemander ce qu’il fallait faire, voilà qu’un soir s’arrête à

Page 775: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

l’écluse une dame anglaise qui promenait son garçonmalade. On cause. Et la dame anglaise qui cherchait unenfant pour jouer avec son fils qui s’ennuyait tout seul surson bateau, demande qu’on lui donne Lise, en promettantde se charger d’elle, de la faire guérir, enfin de lui assurerun sort. C’était une brave dame, bien bonne, douce aupauvre monde. Catherine accepte, et tandis que Lises’embarque sur le bateau de la dame anglaise, Catherinepart pour s’en aller en Égypte C’est mon mari quiremplace Suriot. Alors avant de partir, Lise qui ne peutpas parler quoique les médecins disent qu’elle parlerasans doute un jour, alors Lise veut que sa tantem’explique que je dois vous raconter tout cela si vousvenez pour la voir. Et voilà.

J’étais tellement abasourdi, que je ne trouvai pas unmot, mais Mattia ne perdit pas la tête comme moi :

– Et où la dame anglaise allait-elle ? demanda-t-il.– Dans le midi de la France ou bien en Suisse ; Lise

devait me faire écrire pour que je vous donne son adresse,mais je n’ai pas reçu de lettre.

Page 776: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XXII

Les beaux langes ont dit vrai.

Comme je restais interdit, Mattia fit ce que je ne

pensais pas à faire.– Nous vous remercions bien, madame, dit-il.Et me poussant doucement, il me mit hors la cuisine.– En route, me dit-il, en ayant ! Ce n’est plus

seulement Arthur et madame Milligan que nous avons àrejoindre, c’est encore Lise. Comme cela se trouve bien !Nous aurions perdu du temps à Dreuzy tandis quemaintenant nous pouvons continuer notre chemin ; c’estce qui s’appelle une chance. Nous en avons eu assez demauvaises, maintenant nous en avons de bonnes ; le venta changé. Qui sait tout ce qui va nous arriver d’heureux !

Et nous continuons notre course après le Cygne, sansperdre de temps, ne nous arrêtant juste que ce qu’il fautpour dormir et pour gagner quelques sous.

À Decize, où le canal du Nivernais débouche dans laLoire, nous demandons des nouvelles du Cygne : il a pris

Page 777: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

le canal latéral ; et c’est ce canal que nous suivons jusqu’àDigoin ; là nous prenons le canal du Centre jusqu’à Chalon.

Ma carte me dit que si par Charolles nous nousdirigions directement sur Mâcon, nous éviterions un longdétour et bien des journées de marche ; mais c’est là unerésolution hardie dont nous n’osons ni l’un ni l’autre nouscharger après avoir discuté le pour et le contre, car leCy gne peut s’être arrêté en route et alors nous ledépassons ; il faudrait donc revenir sur nos pas, et pouravoir voulu gagner du temps, en perdre.

Nous descendons la Saône depuis Chalon jusqu’à Lyon.C’est là qu’une difficulté vraiment sérieuse se

présente : le Cygne a-t-il descendu le Rhône ou bien l’a-t-il remonté ? en d’autres termes madame Milligan a-t-elleété en Suisse ou dans le midi de la France ?

Au milieu du mouvement des bateaux qui vont etviennent sur le Rhône et sur la Saône, le Cygne peut avoirpassé inaperçu : nous questionnons les mariniers, lesbateliers et tous les gens qui vivent sur les quais, et à lafin nous obtenons la certitude que madame Milligan agagné la Suisse ; nous suivons donc le cours du Rhône.

– De la Suisse on va en Italie, dit Mattia, en voilàencore une chance ; si courant après madame Milligan,nous arrivions à Lucca, comme Cristina serait contente.

Pauvre cher Mattia, il m’aide à chercher ceux quej’aime, et moi je ne fais rien pour qu’il embrasse sa petitesœur.

À partir de Lyon nous gagnons sur le Cygne, car le

Page 778: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Rhône aux eaux rapides ne se remonte pas avec la mêmefacilité que la Seine. À Culoz il n’a plus que six semainesd’avance sur nous ; cependant, en étudiant la carte, jedoute que nous puissions le rejoindre avant la Suisse, carj’ignore que le Rhône n’est pas navigable jusqu’au lac deGenève, et nous nous imaginons que c’est sur le Cygneque madame Milligan veut visiter la Suisse, dont nousn’avons pas la carte.

Nous arrivons à Seyssel, qui est une ville divisée endeux par le fleuve au-dessus duquel est jeté un pontsuspendu, et nous descendons au bord de la rivière ;quelle est ma surprise, quand de loin je crois reconnaîtrele Cygne.

Nous nous mettons à courir : c’est bien sa forme, c’estbien lui, et cependant il a l’air d’un bateau abandonné : ilest solidement amarré derrière une sorte d’estacade quile protégé, et tout est fermé à bord ; il n’y a plus de fleurssur la verandah.

Que s’est-il passé ? Qu’est-il arrivé à Arthur ?Nous nous arrêtons, le cœur étouffé par l’angoisse.Mais c’est une lâcheté, de rester ainsi immobiles ; il

faut avancer, il faut savoir.Un homme que nous interrogeons veut bien nous

répondre ; c’est lui qui justement est chargé de garder leCygne.

– La dame anglaise qui était sur le bateau avec sesdeux enfants, un garçon paralysé et une petite fillemuette, est en Suisse. Elle a abandonné son bateau parce

Page 779: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

qu’il ne pouvait pas remonter le Rhône plus loin. La dameet les deux enfants sont partis en calèche avec une femmede service ; les autres domestiques ont suivi avec lesbagages ; elle reviendra à l’automne pour reprendre leCygne, descendre le Rhône jusqu’à la mer, et passerl’hiver dans le Midi.

Nous respirons : aucune des craintes qui nous avaientassaillis n’était raisonnable ; nous aurions dû imaginer lebon, au lieu d’aller tout de suite au pire.

– Et où est cette dame présentement ? demandaMattia.

– Elle est partie pour louer une maison de campagneau bord du lac de Genève, du côté de Vevey ; mais je nesais pas au juste où ; elle doit passer là l’été.

En route pour Vevey ! À Genève nous achèterons unecarte de la Suisse, et nous trouverons bien cette ville ou cevillage. Maintenant le Cygne ne court plus devant nous ;et puisque madame Milligan doit passer l’été dans samaison de campagne, nous sommes assurés de latrouver : il n’y a qu’à chercher.

Et quatre jours avoir après quitté Seyssel, nouscherchons, aux environs de Vevey, parmi les nombreusesvillas, qui, à partir du lac aux eaux bleues, s’étagentgracieusement sur les pentes vertes et boisées de lamontagne, laquelle est habitée par madame Milligan, avecArthur et Lise : enfin, nous sommes arrivés ; il est temps,nous avons trois sous en poche, et nos souliers n’ont plusde semelle.

Page 780: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Mais Vevey n’est point un petit village comme nousl’avions tout d’abord imaginé, c’est une ville, et mêmeplus qu’une ville ordinaire, puisqu’il s’y joint, jusqu’àVilleneuve, une suite de villages ou de faubourgs qui nefont qu’un avec elle : Blonay, Corsier, Tour-de-Peilz,Clarens, Chernex, Montreux, Veyteaux, Chillon. Quant àdemander madame Milligan, ou tout simplement unedame anglaise accompagnée de son fils malade, et d’unejeune fille muette, nous reconnaissons bien vite que celan’est pas pratique : Vevey et les bords du lac, sont habitéspar des Anglais et des Anglaises, comme le serait une villede plaisance des environs de Londres.

Le mieux est donc de chercher et de visiter nous-mêmes toutes les maisons où peuvent loger lesétrangers : en réalité cela n’est pas bien difficile, nousn’avons qu’à jouer notre répertoire dans toutes les rues.

En une journée nous avons parcouru tout Vevey etnous avons fait une belle recette ; autrefois, quand nousvoulions amasser de l’argent pour notre vache ou lapoupée de Lise, cela nous eût donné une heureuse soirée,mais maintenant ce n’est pas après l’argent que nouscourons. Nulle part nous n’avons trouvé le moindre indicequi nous parlât de madame Milligan.

Le lendemain c’est aux environs de Vevey que nouscontinuons nos recherches, allant droit devant nous auhasard des chemins, jouant devant les fenêtres desmaisons qui ont une belle apparence, que ces fenêtressoient ouvertes ou fermées ; mais le soir nous rentronscomme déjà nous étions rentrés la veille ; et cependant

Page 781: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

nous avons été du lac à la montagne et de la montagne aulac, regardant autour de nous, questionnant de temps entemps les gens que sur leur bonne mine nous jugeonsdisposés à nous écouter et à nous répondre.

Ce jour-là, on nous donna deux fausses joies, en nousrépondant que sans savoir son nom on connaissaitparfaitement la dame dont nous parlions ; une fois onnous envoya à un chalet bâti en pleine montagne, uneautre fois on nous assura qu’elle demeurait au bord dulac ; c’étaient bien des dames anglaises qui habitaient lelac et la montagne, mais ce n’était point madame Milligan.

Après avoir consciencieusement visité les environs deVevey, nous nous en éloignâmes un peu du côté deClarens et de Montreux, fâchés du mauvais résultat denos recherches, mais nullement découragés ; ce quin’avait pas réussi un jour, réussirait le lendemain sansdoute.

Tantôt nous marchions dans des routes bordées demurs de chaque côté, tantôt dans des sentiers tracés àtravers des vignes et des vergers, tantôt dans deschemins ombragés par d’énormes châtaigniers dontl’épais feuillage interceptant l’air et la lumière ne laissaitpousser sous son couvert que des mousses veloutées ; àchaque pas dans ces routes et ces chemins s’ouvrait unegrille en fer ou une barrière en bois, et alors on apercevaitdes allées de jardin bien sablées, serpentant autour depelouses plantées çà et là de massifs d’arbustes et defleurs ; puis cachée dans la verdure s’élevait une maisonluxueuse ou une élégante maisonnette enguirlandée de

Page 782: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

plantes grimpantes ; et presque toutes, maisons commemaisonnettes, avaient à travers les massifs d’arbres oud’arbustes des points de vue habilement ménagés sur lelac éblouissant et son cadre de sombres montagnes.

Ces jardins faisaient souvent notre désespoir, car noustenant à distance des maisons, ils nous empêchaientd’être entendus de ceux qui se trouvaient dans cesmaisons, si nous ne jouions pas et si nous ne chantions pasde toutes nos forces, ce qui, à la longue, et répété dumatin au soir, devenait fatigant.

Une après-midi nous donnions ainsi un concert enpleine rue n’ayant devant nous qu’une grille pour laquellenous chantions, et derrière nous qu’un mur dont nous neprenions pas souci ; j’avais chanté à tue-tête la premièrestrophe de ma chanson napolitaine et j’allais commencerla seconde, quand tout à coup nous l’entendîmes chanterderrière nous au delà de ce mur, mais faiblement et avecune voix étrange :

Vorria arreventare no piccinottoCona lancella oghi vennenno acqua.

Quelle pouvait être cette voix ?– Arthur ? demanda Mattia.Mais non, ce n’était pas Arthur, je ne reconnaissais pas

sa voix ; et cependant Capi poussait des soupirs étoufféset donnait tous les signes d’une joie vive en sautant contrele mur.

Incapable de me contenir, je m’écriai :

Page 783: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Qui chante ainsi ? Et la voix répondit :– Rémi !Mon nom au lieu d’une réponse. Nous nous

regardâmes interdits, Mattia et moi.Comme nous restions ainsi stupides en face l’un de

l’autre, j’aperçus derrière Mattia, au bout du mur et par-dessus une haie basse, un mouchoir blanc qui voltigeait auvent ; nous courûmes de ce côté.

Ce fut seulement en arrivant à cette haie que nouspûmes voir la personne à laquelle appartenait le bras quiagitait ce mouchoir, – Lise !

Enfin nous l’avions retrouvée, et avec elle madameMilligan et Arthur.

Mais qui avait chanté ? Ce fut la question que nous luiadressâmes en même temps, Mattia et moi, aussitôt quenous pûmes trouver une parole.

– Moi, dit-elle.Lise chantait ! Lise parlait !Il est vrai que j’avais mille fois entendu dire que Lise

recouvrerait la parole un jour, et très-probablement sousla secousse d’une violente émotion, mais je n’aurais pascru que cela fût possible.

Et voilà cependant que cela s’était réalisé ; voilà qu’elleparlait ; voilà que le miracle s’était accompli ; et c’était enm’entendant chanter, en me voyant revenir près d’elle,alors qu’elle pouvait me croire perdu à jamais, qu’elleavait éprouvé cette violente émotion.

Page 784: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À cette pensée, je fus moi-même si fortement secoué,que je fus obligé de me retenir de la main à une branchede la haie.

Mais ce n’était pas le moment de s’abandonner :– Où est madame Milligan ? dis-je, où est Arthur ?Lise remua les lèvres pour répondre, mais de sa

bouche ne sortirent que des sons mal articulés ; alorsimpatientée, elle employa le langage des mains pours’expliquer et se faire comprendre plus vite, sa langue etson esprit étant encore mal habiles à se servir de laparole.

Comme je suivais des yeux son langage, que Mattian’entendait pas, j’aperçus au loin dans le jardin, au détourd’une allée boisée, une petite voiture longue qu’undomestique poussait : dans cette voiture se trouvaitArthur allongé, puis derrière lui venait sa mère et… je mepenchai en avant pour mieux voir… et M. James Milligan ;instantanément je me baissai derrière la haie en disant àMattia, d’une voix précipitée, d’en faire autant, sansréfléchir que M. James Milligan ne connaissait pas Mattia.

Le premier mouvement d’épouvante passé, je comprisque Lise devait être interdite de notre brusquedisparition. Alors me haussant un peu, je lui dis à mi-voix :

– Il ne faut pas que M. James Milligan me voie, ou ilpeut me faire retourner en Angleterre.

Elle leva ses deux bras par un geste effrayé.– Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas de

Page 785: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

– Ne bouge pas, dis-je en continuant, ne parle pas denous ; demain matin à neuf heures nous reviendrons àcette place ; tâche d’être seule ; maintenant va-t’en.

Elle hésita.– Va-t’en, je t’en prie, ou tu me perds.En même temps nous nous jetâmes à l’abri du mur, et

en courant nous gagnâmes les vignes qui nous cachèrent ;là, après le premier moment donné à la joie, nous pûmescauser et nous entendre.

– Tu sais, me dit Mattia, que je ne suis pas du toutdisposé à attendre à demain pour voir madame Milligan ;pendant ce temps M. James Milligan pourrait tuerArthur ; je vais aller voir madame Milligan tout de suite etlui dire… tout ce que nous savons ; comme M. Milligan nem’a jamais vu, il n’y a pas de danger qu’il pense à toi et àla famille Driscoll ; ce sera madame Milligan qui décideraensuite ce que nous devons faire.

Il était évident qu’il y avait du bon dans ce que Mattiaproposait ; je le laissai donc aller en lui donnant rendez-vous dans un groupe de châtaigniers qui se trouvait à unecourte distance ; là, si par extraordinaire je voyais venirM. James Milligan, je pourrais me cacher.

J’attendis longtemps, couché sur la mousse, le retourde Mattia, et plus de dix fois déjà, je m’étais demandé sinous ne nous étions pas trompés, lorsqu’enfin je le visrevenir accompagné de madame Milligan.

Je courus au-devant d’elle et lui saisissant la mainqu’elle me tendait, je la baisai ; mais elle me prit dans sesbras et se penchant vers moi elle m’embrassa sur le front

Page 786: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

tendrement.C’était la seconde fois qu’elle m’embrassait ; mais il me

sembla que la première elle ne m’avait pas serré ainsidans ses bras.

– Pauvre cher enfant ! dit-elle.Et de ses beaux doigts blancs et doux elle écarta mes

cheveux pour me regarder longuement.– Oui… oui… murmura-t-elle.Ces paroles répondaient assurément à sa pensée

intérieure, mais dans mon émotion j’étais incapable decomprendre cette pensée ; je sentais la tendresse, lescaresses des yeux de madame Milligan, et j’étais tropheureux pour chercher au delà de l’heure présente.

– Mon enfant, dit-elle, sans me quitter des yeux, votrecamarade m’a rapporté des choses bien graves ; voulez-vous de votre côté me raconter ce qui touche à votrearrivée dans la famille Driscoll et aussi à la visite de M.James Milligan.

Je fis le récit qui m’était demandé, et madame Milliganne m’interrompit que pour m’obliger à préciser quelquespoints importants : jamais on ne m’avait écouté avecpareille attention, ses yeux ne quittaient pas les miens.

Lorsque je me tus, elle garda le silence pendant assezlongtemps en me regardant toujours, enfin elle me dit :

– Tout cela est d’une gravité extrême pour vous, pournous tous ; nous ne devons donc agir qu’avec prudence etaprès avoir consulté des personnes capables de nous

Page 787: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

guider ; mais jusqu’à ce moment vous devez vousconsidérer comme le camarade, comme l’ami, – elle hésitaun peu, – comme le frère d’Arthur, et vous devez, dèsaujourd’hui, abandonner, vous et votre jeune ami, votremisérable existence ; dans deux heures vous vousprésenterez donc à Territet, à l’hôtel des Alpes où je vaisenvoyer une personne sûre, vous retenir votre logement ;ce sera là que nous nous reverrons, car je suis obligée devous quitter.

De nouveau elle m’embrassa et après avoir donné lamain à Mattia, elle s’éloigna rapidement.

– Qu’as-tu donc raconté à madame Milligan ?demandai-je à Mattia.

– Tout ce qu’elle vient de te dire et encore beaucoupd’autres choses, ah ! la bonne dame ! la belle dame !

– Et Arthur, l’as-tu vu ?– De loin seulement, mais assez pour trouver qu’il a

l’air d’un bon garçon.Je continuai d’interroger Mattia, mais il évita de me

répondre, ou il ne le fit que d’une façon détournée ; alorsnous parlâmes de choses indifférentes jusqu’au momentoù, selon la recommandation de madame Milligan, nousnous présentâmes à l’hôtel des Alpes. Quoique nouseussions notre misérable costume de musiciens des rues,nous fûmes reçus par un domestique en habit noir et encravate blanche qui nous conduisit à notre appartement :comme elle nous parut belle, notre chambre ; elle avaitdeux lits blancs ; les fenêtres ouvraient sur une verandah

Page 788: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

suspendue au-dessus du lac, et la vue qu’on embrassaitde là était une merveille : quand nous nous décidâmes àrevenir dans la chambre, le domestique était toujoursimmobile attendant nos ordres, et il demanda ce que nousvoulions pour notre dîner qu’il allait nous faire servir surnotre verandah.

– Vous avez des tartes ? demanda Mattia.– Tarte à la rhubarbe, tarte aux fraises, tarte aux

groseilles.– Eh bien ! Vous nous servirez de ces tartes.– Des trois ?– Certainement.– Et comme entrée ? comme rôti ? comme légumes ?À chaque offre, Mattia ouvrait les yeux, mais il ne se

laissa pas déconcerter.– Ce que vous voudrez, dit-il.Le garçon sortit gravement.– Je crois que nous allons dîner mieux ici que dans la

famille Driscoll, dit Mattia.Le lendemain, madame Milligan vint nous voir ; elle

était accompagnée d’un tailleur et d’une lingère, qui nousprirent mesure pour des habits et des chemises.

Elle nous dit que Lise continuait à s’essayer de parler,et que le médecin avait assuré qu’elle était maintenantguérie ; puis, après avoir passé une heure avec nous, ellenous quitta, m’embrassant, tendrement et donnant la

Page 789: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

main à Mattia.Elle vint ainsi pendant quatre jours, se montrant

chaque fois plus affectueuse et plus tendre pour moi, maisavec quelque chose de contraint cependant, comme si ellene voulait pas s’abandonner à cette tendresse et la laisserparaître.

Le cinquième jour, ce fut la femme de chambre quej’avais vue autrefois sur le Cygne qui vint à sa place ; ellenous dit que madame Milligan nous attendait chez elle, etqu’une voiture était à la porte de l’hôtel pour nousconduire : c’était une calèche découverte dans laquelleMattia s’installa sans surprise et très-noblement, commesi depuis son enfance il avait roulé carrosse ; Capi aussigrimpa sans gêne sur un des coussins.

Le trajet fut court ; il me parut très-court, car jemarchais dans un rêve, la tête remplie d’idées folles outout au moins que je croyais folles : on nous fit entrer dansun salon, où se trouvaient madame Milligan, Arthurétendu sur un divan, et Lise.

Arthur me tendit les deux bras ; je courus à lui pourl’embrasser ; j’embrassai aussi Lise, mais ce fut madameMilligan qui m’embrassa.

– Enfin, me dit-elle, l’heure est venue où vous pouvezreprendre la place qui vous appartient.

Et comme je la regardais pour lui demanderl’explication de ces paroles, elle alla ouvrir une porte, et jevis entrer mère Barberin, portant dans ses bras desvêtements d’enfant, une pelisse en cachemire blanc, un

Page 790: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

bonnet de dentelle, des chaussons de tricot.Elle n’eut que le temps de poser ces objets sur une

table, avant que je la prisse dans mes bras ; pendant queje l’embrassais, madame Milligan donna un ordre à undomestique, et je n’entendis que le nom de M. JamesMilligan, ce qui me fit pâlir.

– Vous n’avez rien à craindre, me dit-elle doucement,au contraire, venez ici près de moi et mettez votre maindans la mienne.

À ce moment la porte du salon s’ouvrit devant M.James Milligan, souriant et montrant ses dents pointues ;il m’aperçut et instantanément ce sourire fut remplacépar une grimace effrayante.

Madame Milligan ne lui laissa pas le temps de parler :– Je vous ai fait appeler, dit-elle d’une voix lente, qui

tremblait légèrement, pour vous présenter mon fils aînéque j’ai eu enfin le bonheur de retrouver, – elle me serrala main ; – le voici ; mais vous le connaissez déjà, puisquechez l’homme qui l’avait volé, vous avez été le voir pourvous informer de sa santé.

– Que signifie ? dit M. James Milligan, la figuredécomposée.

–… Cet homme, aujourd’hui en prison pour un volcommis dans une église, a fait des aveux complets ; voiciune lettre qui le constate ; il a dit comment il avait volécet enfant, comment il l’avait abandonné à Paris, avenuede Breteuil ; enfin comment il avait pris ses précautionsen coupant les marques du linge de l’enfant pour qu’on ne

Page 791: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

le découvrît pas ; voici encore ces linges qui ont été gardéspar l’excellente femme qui a généreusement élevé monfils ; voulez-vous voir cette lettre ; voulez-vous voir ceslinges ?

M. James Milligan resta un moment immobile, sedemandant bien certainement s’il n’allait pas nousétrangler tous ; puis il se dirigea vers la porte ; mais prêtà sortir, il se retourna :

– Nous verrons, dit-il, ce que les tribunaux penserontde cette supposition d’enfant.

Sans se troubler, madame Milligan, – maintenant jepeux dire ma mère, – répondit :

– Vous pouvez nous appeler devant les tribunaux ; moije n’y conduirai pas celui qui a été le frère de mon mari.

La porte se referma sur mon oncle ; alors je pus mejeter dans les bras que ma mère me tendait etl’embrasser pour la première fois en même temps qu’ellem’embrassait elle-même.

Quand notre émotion se fut un peu calmée, Mattias’approcha :

– Veux-tu répéter à ta maman que j’ai bien gardé sonsecret ? dit-il.

– Tu savais donc tout ? dis-je.Ce fut ma mère qui répondit :– Quand Mattia m’eut fait son récit, je lui

recommandai le silence, car si j’avais la conviction que lepauvre petit Rémi était mon fils, il me fallait des preuves

Page 792: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

certaines que l’erreur n’était pas possible. Quelle douleurpour vous, cher enfant, si après vous avoir embrassécomme mon fils, j’étais venue vous dire que nous nousétions trompés ! Ces preuves nous les avons, et c’est pourjamais maintenant que nous sommes réunis ; c’est pourjamais que vous vivrez avec votre mère, votre frère, –elle montra Lise ainsi que Mattia, – et ceux qui vous ontaimé malheureux.

Page 793: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

XXIII

En famille.

Les années se sont écoulées, – nombreuses, mais

courtes, car elles n’ont été remplies que de belles etdouces journées.

J’habite en ce moment l’Angleterre, Milligan-Park, lemanoir de mes pères.

L’enfant sans famille, sans soutien, abandonné etperdu dans la vie, ballotté au caprice du hasard, sansphare pour le guider au milieu de la vaste mer où il sedébat, sans port de refuge pour le recevoir, a non-seulement une mère, un frère qu’il aime, et dont il estaimé, mais encore il a des ancêtres qui lui ont laissé unnom honoré dans son pays et une belle fortune.

Le petit misérable, qui enfant a passé tant de nuitsdans les granges, dans les étables, ou au coin d’un bois à labelle étoile, est maintenant l’héritier d’un vieux châteauhistorique que visitent les curieux, et que recommandentles guides.

C’est à une vingtaine de lieues à l’ouest de l’endroit oùje m’embarquai, poursuivi par les gens de justice, qu’ils’élève à mi-côte dans un vallon, bien boisé malgré levoisinage de la mer. Bâti sur une sorte d’esplanadenaturelle, il a la forme d’un cube, et il est flanqué d’unegrosse tour ronde à chaque coin. Les deux façades,exposées au sud et à l’ouest, sont enguirlandées deglycines et de rosiers grimpants ; celles du nord et de l’estsont couvertes de lierre dont les troncs, gros comme lecorps d’un homme à leur sortie de terre, attestent lavétusté, et il faut tous les soins vigilants des jardinierspour que leur végétation envahissante ne cache point sousson vert manteau les arabesques et les rinceaux finementsculptés dans la pierre blanche du cadre et des meneaux

Page 794: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des fenêtres. Un vaste parc l’entoure ; il est planté devieux arbres que ni la serpe ni la hache n’ont jamaistouchés, et il est arrosé de belles eaux limpides qui fontses gazons toujours verts. Dans une futaie de hêtresvénérables, des corneilles viennent percher chaque nuit,annonçant par leurs croassements le commencement et lafin du jour.

C’est ce vieux manoir de Milligan-Park que noushabitons en famille, ma mère, mon frère, ma femme etmoi.

Depuis six mois que nous y sommes installés, j’ai passébien des heures dans le chartrier où sont conservés leschartes, les titres de propriété, les papiers de la famille,penché sur une large table en chêne noircie par les ans,occupé à écrire ; ce ne sont point cependant ces chartes nices papiers de famille que je consulte laborieusement,c’est le livre de mes souvenirs que je feuillette et mets enordre.

Nous allons baptiser notre premier enfant, notre fils, lepetit Mattia, et à l’occasion de ce baptême, qui va réunirdans le manoir de mes pères tous ceux qui ont été mesamis des mauvais jours, je veux offrir à chacun d’eux unrécit des aventures auxquelles ils ont été mêlés, commeun témoignage de gratitude pour le secours qu’ils m’ontdonné ou l’affection qu’ils ont eue pour le pauvre enfantperdu. Quand j’ai achevé un chapitre, je l’envoie àDorchester, chez le lithographe ; et ce jour même j’attendsles copies autographiées de mon manuscrit pour endonner une à chacun de mes invités.

Cette réunion est une surprise que je leur fais, et queje fais aussi à ma femme, qui va voir son père, sa sœur,ses frères, sa tante qu’elle n’attend pas ; seuls ma mère etmon frère sont dans le secret : si aucune complicationn’entrave nos combinaisons, tous logeront ce soir sousmon toit et j’aurai la joie de les voir autour de ma table.

Un seul manquera à cette fête, car si grande que soit lapuissance de la fortune, elle ne peut pas rendre la vie àceux qui ne sont plus. Pauvre cher vieux maître, commej’aurais été heureux d’assurer votre repos ! Vous auriezdéposé la piva, la peau de mouton et la veste de velours ;vous n’auriez plus répété : « En avant, mes enfants ! »une vieillesse honorée vous eût permis de relever votre

Page 795: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

belle tête blanche et de reprendre votre nom ; Vitalis, levieux vagabond, fût redevenu Carlo Balzani le célèbrechanteur. Mais ce que la mort impitoyable ne m’a paspermis pour vous, je l’ai fait au moins pour votremémoire ; et à Paris, dans le cimetière Montparnasse, cenom de Carlo Balzani est inscrit sur la tombe que mamère, sur ma demande, vous a élevée ; et votre buste enbronze sculpté d’après les portraits publiés au temps devotre célébrité, rappelle votre gloire à ceux qui vous ontapplaudi : une copie de ce buste a été coulée pour moi ;elle est là devant moi, et en écrivant le récit de mespremières années d’épreuves, alors que la marche desévénements se déroulait, mes yeux bien souvent ontcherché les vôtres. Je ne vous ai point oublié, je ne vousoublierai jamais, soyez-en sûr ; si dans cette existencepérilleuse d’un enfant perdu je n’ai pas trébuché, je nesuis pas tombé, c’est à vous que je le dois, à vos leçons, àvos exemples, ô mon vieux maître ! et dans toute fêtevotre place sera pieusement réservée : si vous ne mevoyez pas, moi je vous verrai.

Mais voici ma mère qui s’avance dans la galerie desportraits : l’âge n’a point terni sa beauté ; et je la voisaujourd’hui telle qu’elle m’est apparue pour la premièrefois, sous la verandah du Cygne, avec son air noble, sirempli de douceur et de bonté ; seul le voile de mélancoliealors continuellement baissé sur son visage s’est effacé.

Elle s’appuie sur le bras d’Arthur, car maintenant cen’est plus la mère qui soutient son fils débile etchancelant, c’est le fils devenu un beau et vigoureux jeunehomme, habile à tous les exercices du corps, élégantécuyer, solide rameur, intrépide chasseur qui avec uneaffectueuse sollicitude offre son bras à sa mère ; carcontrairement au pronostic de mon oncle M. JamesMilligan, le miracle s’est accompli : Arthur a vécu, et ilvivra.

À quelque distance derrière eux, je vois venir unevieille femme vêtue comme une paysanne française etportant sur ses bras un tout petit enfant enveloppé dansune pelisse blanche : la vieille paysanne c’est mèreBarberin et l’enfant c’est le mien, c’est mon fils, le petitMattia.

Après avoir retrouvé ma mère, j’avais voulu que mère

Page 796: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

Barberin restât près de nous, mais elle n’avait pasaccepté :

– Non, m’avait-elle dit, mon petit Rémi, ma place n’estpas chez ta mère en ce moment. Tu vas avoir à travaillerpour t’instruire et pour devenir un vrai monsieur parl’éducation, comme tu en es un par la naissance. Queferais-je auprès de toi ? Ma place n’est pas dans la maisonde ta vraie mère. Laisse-moi retourner à Chavanon. Maispour cela notre séparation ne sera peut-être paséternelle. Tu vas grandir ; tu te marieras, tu auras desenfants. Alors, si tu le veux, et si je suis encore en vie, jereviendrai près de toi pour élever tes enfants. Je nepourrai pas être leur nourrice comme j’ai été la tienne, carje serai vieille, mais la vieillesse n’empêche pas de biensoigner un enfant ; on a l’expérience ; on ne dort pas trop.Et puis je l’aimerai, ton enfant, et ce n’est pas moi, tupeux en être certain, qui me le laisserai voler comme ont’a volé toi-même.

Il a été fait comme mère Barberin désirait ; peu detemps avant la naissance de notre enfant, on a été lachercher à Chavanon et elle a tout quitté, son village seshabitudes, ses amis, la vache issue de la nôtre pour veniren Angleterre près de nous ; notre petit Mattia est nourripar sa mère, mais il est soigné, porté, amusé, cajolé parmère Barberin, qui déclare que c’est le plus bel enfantqu’elle ait jamais vu.

Arthur tient dans sa main un numéro du Times ; il ledépose sur ma table da travail en me demandant si je l’ailu, et, sur ma réponse négative, il me montre du doigt unecorrespondance de Vienne que je traduis :

« Vous aurez prochainement à Londres la visite deMattia ; malgré le succès prodigieux qui a accueilli la sériede ses concerts ici, il nous quitte, appelé en Angleterre pardes engagements auxquels il ne peut manquer. Je vous aidéjà parlé de ces concerts ; ils ont produit la plus vivesensation autant par la puissance et par l’originalité duvirtuose, que par le talent du compositeur ; pour toutdire, en un mot, Mattia est le Chopin du violon. »

Je n’ai pas besoin de cet article pour savoir que le petitmusicien des rues, mon camarade et mon élève, estdevenu un grand artiste ; j’ai vu Mattia se développer etgrandir, et si, quand nous travaillions tous trois ensemble

Page 797: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

sous la direction de notre précepteur, lui, Arthur et moi, ilfaisait peu de progrès en latin et en grec, il en faisait detels en musique avec les maîtres que ma mère lui donnait,qu’il n’était pas difficile de deviner que la prédictiond’Espinassous, le perruquier-musicien de Mende, seréaliserait ; cependant, cette correspondance de Vienneme remplit d’une joie orgueilleuse comme si j’avais mapart des applaudissements dont elle est l’écho ; mais nel’ai-je-pas réellement ? Mattia n’est-il pas un autre moi-même, mon camarade, mon ami, mon frère ? sestriomphes sont les miens, comme mon bonheur est lesien.

À ce moment, un domestique me remet une dépêchetélégraphique qu’on vient d’apporter :

« C’est peut-être la traversée la plus courte, mais cen’est pas la plus agréable ; en est-il d’agréable, d’ailleurs ?Quoi qu’il en soit, j’ai été si malade que c’est à Red-Hillseulement que je trouve la force de te prévenir ; j’ai prisCristina en passant à Paris ; nous arriverons à Chegford àquatre heures dix minutes, envoie une voiture au-devantde nous.

« MATTIA. »En parlant de Cristina, j’avais regardé Arthur, mais il

avait détourné les yeux ; ce fut seulement quand je fusarrivé à la fin de la dépêche qu’il les releva.

– J’ai envie d’aller moi-même à Chegford, dit-il, je vaisfaire atteler le landau.

– C’est une excellente idée ; tu seras ainsi au retourvis-à-vis de Cristina.

Sans répondre, il sortit vivement ; alors je me tournaivers ma mère.

– Vous voyez, lui dis-je, qu’Arthur ne cache pas sonempressement ; cela est significatif.

– Très-significatif.Il me sembla qu’il y avait dans le ton de ces deux mots

comme une nuance de mécontentement ; alors, melevant, je vins m’asseoir près de ma mère, et, lui prenantles deux mains que je baisai :

– Chère maman, lui dis-je en français, qui était lalangue dont je me servais toujours quand je voulais lui

Page 798: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

parler tendrement, en petit enfant ; chère maman, il nefaut pas être peinée parce qu’Arthur aime Cristina. Cela, ilest vrai, l’empêchera de faire un beau mariage, puisqu’unbeau mariage, selon l’opinion du monde, est celui quiréunit la naissance à la richesse. Mais est-ce que monexemple ne montre pas qu’on peut être heureux, très-heureux, aussi heureux que possible, sans la naissance etla richesse dans la femme qu’on aime ? Ne veux-tu pasqu’Arthur soit heureux comme moi ? La faiblesse que tuas eue pour moi, parce que tu ne peux rien refuser àl’enfant que tu as pleuré pendant treize ans, ne l’auras-tupas pour ton autre fils ? serais-tu donc plus indulgente,pour un frère que pour l’autre ?

Elle me passa la main sur le front, et m’embrassant :– Oh ! le bon enfant, dit-elle, le bon frère ! quels

trésors d’affection il y a en toi !– C’est que j’ai fait des économies autrefois ; mais ce

n’est pas de moi qu’il s’agit, c’est d’Arthur. Dis-moi unpeu où il trouvera une femme plus charmante queCristina ? n’est-elle pas une merveille de beautéitalienne ? Et l’éducation qu’elle a reçue depuis que nousavons été la chercher à Lucca, ne lui permet-elle pas detenir sa place, et une place distinguée, dans la société laplus exigeante ?

– Tu vois dans Cristina la sœur de ton ami Mattia.– Cela est vrai, et j’avoue sans détours que je souhaite

de tout mon cœur un mariage qui fera entrer Mattia dansnotre famille.

– Arthur t’a-t-il parlé de ses sentiments et de sesdésirs ?

– Oui, chère maman, dis-je en souriant, il s’est adresséà moi comme au chef de la famille.

– Et le chef de la famille ?…–… A promis de l’appuyer.Mais ma mère m’interrompit.– Voici ta femme, dit-elle ; nous parlerons d’Arthur

plus tard.Ma femme, vous l’avez deviné, et il n’est pas besoin

que je le dise, n’est-ce pas ? ma femme, c’est la petite filleaux yeux étonnés, au visage parlant que vous connaissez,

Page 799: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

c’est Lise, la petite Lise, fine, légère, aérienne ; Lise n’estplus muette, mais elle a par bonheur conservé sa finesseet sa légèreté qui donnent à sa beauté quelque chose decéleste. Lise n’a point quitté ma mère, qui l’a fait élever etinstruire sous ses yeux, et elle est devenue une bellejeune fille, la plus belle des jeunes filles, douée pour moi detoutes les qualités, de tous les mérites, de toutes lesvertus, puisque je l’aime. J’ai demandé à ma mère de mela donner pour femme, et, après une vive résistance,basée sur la différence de condition, ma mère n’a pas sume la refuser, ce qui a fâché et scandalisé quelques-uns denos parents : sur quatre qui se sont ainsi fâchés, trois sontdéjà revenus, gagnés par la grâce de Lise, et le quatrièmen’attend pour revenir à son tour, qu’une visite de nousdans laquelle nous lui ferons nos excuses d’être heureux,et cette visite est fixée à demain.

– Eh bien, dit Lise en entrant, que se passe-t-il donc ?on se cache de moi ; on se parle en cachette ; Arthur vientde partir pour la station de Chegford, le break a étéenvoyé à celle de Ferry, quel est ce mystère, je vousprie ?

Nous sourions, mais nous ne lui répondons pas.Alors elle passe un bras autour du cou de ma mère, et

l’embrassant tendrement :– Puisque vous êtes du complot, chère mère, dit-elle,

je ne suis pas inquiète, je suis sûre à l’avance que vousavez, comme toujours, travaillé pour notre bonheur, maisje n’en suis que plus curieuse.

L’heure a marché, et le break que j’ai envoyé à Ferryau-devant de la famille de Lise, doit arriver d’un instant àl’autre ; alors, voulant jouer avec cette curiosité, je prendsune longue-vue qui nous sert à suivre les navires passantau large, mais, au lieu de la braquer sur la mer, je latourne sur le chemin par où doit arriver le break.

– Regarde dans cette longue-vue, lui dis-je, et tacuriosité sera satisfaite.

Elle regarde, mais sans voir autre chose que la routeblanche, puisqu’aucune voiture ne se montre encore.

Alors, à mon tour, je mets l’œil à l’oculaire :– Comment n’as-tu rien vu dans cette lunette ? dis-je

du ton de Vitalis faisant son boniment ; elle est vraiment

Page 800: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

merveilleuse : avec elle je passe au-dessus de la mer et jevais jusqu’en France ; c’est une coquette maison auxenvirons de Sceaux que je vois, un homme aux cheveuxblancs presse deux femmes qui l’entourent : « Allons vite,dit-il, nous manquerons le train et je n’arriverai pas enAngleterre pour le baptême de mon petit-fils ; dameCatherine, hâte-toi un peu, je t’en prie, depuis dix ans quenous demeurons ensemble tu as toujours été en retard.Quoi ? que veux-tu dire, Étiennette ? voilà encoremademoiselle gendarme ! Le reproche que j’adresse àCatherine est tout amical. Est-ce que je ne sais pas queCatherine est la meilleure des sœurs, comme toi,Tiennette, tu es la meilleure des filles ? où trouve-t-onune bonne fille comme toi, qui ne se marie pas poursoigner son vieux père, continuant grande le rôle d’angegardien qu’elle a rempli enfant, avec ses frères et sasœur ? » Puis avant de partir il donne des instructionspour qu’on soigne ses fleurs pendant son absence :« N’oublie pas que j’ai été jardinier, dit-il à sondomestique, et que je connais l’ouvrage. »

Je change la lunette de place comme si je voulaisregarder d’un autre côté :

– Maintenant, dis-je, c’est un vapeur que je vois, ungrand vapeur qui revient des Antilles et qui approche duHavre : à bord est un jeune homme revenant de faire unvoyage d’exploration botanique dans la région del’Amazone ; on dit qu’il rapporte tout une flore inconnueen Europe, et la première partie de son voyage, publiéepar les journaux, est très-curieuse ; son nom, BenjaminAcquin, est déjà célèbre ; il n’a qu’un souci : savoir s’ilarrivera en temps au Havre pour prendra le bateau deSouthampton et rejoindre sa famille à Milligan-Park ; malunette est tellement merveilleuse qu’elle le suit ; il a prisle bateau de Southampton ; il va arriver.

De nouveau ma lunette est braquée dans une autredirection et je continue :

– Non-seulement je vois mais j’entends : deuxhommes sont en wagon, un vieux et un jeune : « Commece voyage va être intéressant pour nous, dit le vieux. –Très-intéressant, magister. – Non-seulement, mon cherAlexis, tu vas embrasser ta famille, non-seulement nousallons serrer la main de Rémi qui ne nous oublie pas, mais

Page 801: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

encore nous allons descendre dans les mines du pays deGalles ; tu feras là de curieuses observations, et au retourtu pourras apporter des améliorations à la Truyère, ce quidonnera de l’autorité à la position que tu as su conquérirpar ton travail ; pour moi, je rapporterai des échantillonset les joindrai à ma collection que la ville de Varses a bienvoulu accepter. Quel malheur que Gaspard n’ait pas puvenir ! »

J’allais continuer, mais Lise s’était approchée de moi ;elle me prit la tête dans ses deux mains et par sa caresse,elle m’empêcha de parler.

– Oh la douce surprise ! dit-elle, d’une voix quel’émotion faisait trembler.

– Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, c’est maman,qui a voulu réunir tous ceux qui ont été bons pour son filsabandonné ; si tu ne m’avais pas fermé la bouche, tuaurais appris que nous attendons aussi cet excellent Bob,devenu le plus fameux showman de l’Angleterre, et sonfrère qui commande toujours l’Éclipse.

À ce moment, un roulement de voiture arrive jusqu’ànous, puis presque aussitôt un second ; nous courons à lafenêtre et nous apercevons le break dans lequel Lisereconnaît son père, sa tante Catherine, sa sœurÉtiennette, ses frères Alexis et Benjamin ; près d’Alexisest assis un vieillard tout blanc et voûté, c’est le magister.Du côté opposé, arrive aussi le landau découvert danslequel Mattia et Cristina nous font des signes de mains.Puis, derrière le landau, vient un cabriolet conduit parBob lui-même ; Bob a toute la tournure d’un gentleman,et son frère est toujours le rude marin qui nous débarquaà Isigny.

Nous descendons vivement l’escalier pour recevoir noshôtes au bas du perron.

Le dîner nous réunit tous à la même table, etnaturellement on parle du passé.

– J’ai rencontré dernièrement à Bade, dit Mattia, dansles salles de jeu, un gentleman aux dents blanches etpointues qui souriait toujours malgré sa mauvaisefortune ; il ne m’a pas reconnu, et il m’a fait l’honneur deme demander un florin pour le jouer sur une combinaisonsûre ; c’était une association ; elle n’a pas été heureuse :

Page 802: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

M. James Milligan a perdu.– Pourquoi racontez-vous cela devant Rémi, mon cher

Mattia ? dit ma mère ; il est capable d’envoyer un secoursà son oncle.

– Parfaitement, chère maman.– Alors où sera l’expiation ? demanda ma mère.– Dans ce fait que mon oncle qui a tout sacrifié à la

fortune, devra son pain à ceux qu’il a persécutés et dont ila voulu la mort.

– J’ai eu des nouvelles de ses complices, dit Bob.– De l’horrible Driscoll ? demanda Mattia.– Non de Driscoll lui-même, qui doit être toujours au

delà des mers, mais de la famille Driscoll ; madameDriscoll est morte brûlée un jour qu’elle s’est couchéedans le feu au lieu de se coucher sur la table, et Allen etNed viennent de se faire condamner à la déportation ; ilsrejoindront leur père.

– Et Kate ?– La petite Kate soigne son grand-père toujours

vivant ; elle habite avec lui la cour du Lion-Rouge ; levieux a de l’argent, ils ne sont pas malheureux.

– Si elle est frileuse, dit Mattia en riant, je la plains ; levieux n’aime pas qu’on approche de sa cheminée.

Et dans cette évocation du passé, chacun place sonmot, tous n’avons-nous pas des souvenirs qui nous sontcommuns et qu’il est doux d’échanger ; c’est le lien quinous unit.

Lorsque le dîner est terminé, Mattia s’approche de moiet me prenant à part dans l’embrasure d’une fenêtre.

– J’ai une idée, me dit-il ; nous avons fait si souvent dela musique pour des indifférents, que nous devrions bienen faire un peu pour ceux que nous aimons.

– Il n’y a donc pas de plaisir sans musique pour toi ;quand même, partout et toujours de la musique ;souviens-toi de la peur de notre vache.

– Veux-tu jouer ta chanson napolitaine ?– Avec joie, car c’est elle qui a rendu la parole à Lise.Et nous prenons nos instruments : dans une belle boîte

Page 803: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

doublée en velours, Mattia atteint un vieux violon quivaudrait bien deux francs si nous voulions le vendre, etmoi je retire de son enveloppe une harpe dont le bois lavépar les pluies a repris sa couleur naturelle.

On fait cercle autour de nous, mais à ce moment unchien, un caniche, Capi se présente ; il est bien vieux, lebon Capi, il est sourd, mais il a gardé une bonne vue ; ducoussin sur lequel il habite il a reconnu sa harpe et ilarrive en clopinant « pour la représentation », il tient unesoucoupe dans sa gueule ; il veut faire le tour « del’honorable société » en marchant sur ses pattes dederrière, mais la force lui manque, alors il s’assied etsaluant gravement « la société » il met une patte sur soncœur.

Notre chanson chantée, Capi se relève tant bien quemal « et fait la quête » ; chacun met son offrande dans lasoucoupe, et Capi, émerveillé de la recette, me l’apporte.C’est la plus belle qu’il ait jamais faite, il n’y a que despièces d’or et d’argent : – 170 francs.

Je l’embrasse sur le nez comme autrefois, quand il meconsolait, et ce souvenir des misères de mon enfance mesuggère une idée que j’explique aussitôt :

– Cette somme sera la première mise destinée àfonder une maison de secours et de refuge pour les petitsmusiciens des rues ; ma mère et moi nous ferons le reste.

– Chère madame, dit Mattia en baisant la main de mamère, je vous demande une toute petite part dans votreœuvre : si vous le voulez bien, le produit de mon premierconcert à Londres s’ajoutera à la recette de Capi.

Une page manque à mon manuscrit, c’est celle que doitcontenir ma chanson napolitaine ; Mattia, meilleurmusicien que moi, écrit cette chanson, et la voici :

Page 804: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 805: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 806: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 807: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré
Page 808: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

À propos de cette éditionélectronique

Texte libre de droits.Corrections, édition, conversion informatique et

publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuitshttp://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :

http://www.ebooksgratuits.com/–

Septembre 2006–

– Élaboration de ce livre électronique :Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont

participé à l’élaboration de ce livre, sont : Guy, ChristineC,Coolmicro et Fred.

– Dispositions :Les livres que nous mettons à votre disposition, sont

Page 809: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

des textes libres de droits, que vous pouvez utiliserlibr e me nt , à une fin non commerciale et nonprofessionnelle. Tout lien vers notre site estbienvenu…

– Qualité :Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur

intégrité parfaite par rapport à l’original. Nous rappelonsque c’est un travail d’amateurs non rétribués et que nousessayons de promouvoir la culture littéraire avec demaigres moyens.

Votre aide est la bienvenue !VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE

CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.

Page 810: Sans famille - Bouquineux.com · d’une fois avaient frappé nos oreilles, mais le ton avec ... Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est. assuré

{1} Sic{2} Sic