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NSAE Etranger soi-mme Paul Ricur
Nous publions ici lintgralit de la confrence que Paul Ricur donna en 1994 la paroisse
Saint Germain lAuxerrois de Chatenay-Malabry, dont des extraits sont repris dans le dossier
Identits de la revue Rseaux des Parvis n46
Je voudrais vous guider, vous accompagner sur ce chemin de rflexion dont litinraire est marqu
ses 2 extrmits par 2 textes bibliques de rfrence. Le premier fait mmoire dun temps de captivit
et de dlivrance et le second fait prophtie dun temps de jugement o serait rendu manifeste ce que
nous aurons fait de notre vie et de notre histoire.
Le premier est choisi parmi une srie de textes appartenant plusieurs traditions de lIsral biblique
et o rsonne le mme rappel se souvenir car vous avez t tranger au pays dEgypte . Tous les
juifs font mmoire de ce texte, dans des circonstances liturgiques familiales ou prives. Ces textes se
lisent dans lExode, le Deutronome, le Lvitique. Jai choisi le texte du Lvitique 19,34 parce quil
intgre et intercale lamour du prochain, entre lexhortation lhospitalit et le souvenir davoir t
tranger. Voici ce texte, je le lis dans la Bible de Jrusalem pour laquelle jai une prfrenceparticulire :
Ltranger qui rside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu laimeras comme
toi-mme car vous avez t trangers au pays dEgypte.
Voici la pointe: le souvenir justifie lhospitalit : le car et en outre le comme , comme un
compatriote, comme toi-mme, lient lhospitalit au commandement damour.
Je dirai peu de chose, en commenant, du deuxime texte qui appartient la squence appele
jugement dernier dans Matthieu 25 ; les spcialistes parlent de la petite eschatologie qui voque
un jugement final qui est un double jugement jtais tranger et vous mavez accueilli , jtaistranger et vous ne mavez pas accueilli .
Disons-le provisoirement le cadre est convenu dun jugement dernier comme rvlateur de ce que
nous aurons fait au cours de notre histoire personnelle et collective.
Pour commencer cet itinraire, il faudrait dabord rappeler les circonstances du premier texte. Mon
problme nest pas du tout dexgse mais il est bon de se souvenir que dans la constitution de
lidentit dIsral, de lIsral biblique, lerrance, lexil, jouent un rle central. Errance de la figure
patriarcale dAbraham, mon pre tait un aramen le fameux texte quautrefois on considrait
mme comme quasiment le credo dIsral, les sjours contraints ltranger, lerrance de 40 ans au
dsert, et surtout lexil.
Au commencement lexil , crivait rcemment Franoise Smith. Aujourdhui beaucoup
dexgtes considrent que cest lexil qui a t lexprience fondatrice et que lEgypte est alors en
quelque sorte comme le souvenir arrire, comme lorigine, le souvenir originel dun souvenir
historique.
Donc jai dit que ma question, mon problme ntait pas du tout un problme dexgse mais de
savoir ce que signifie pour nous aujourdhui faire mmoire davoir t tranger.
Ce nest pas ncessairement, ni mme essentiellement faire mmoire dvnements rels. Dailleursles grandes migrations du premier millnaire dont nous sommes issus (nous sommes tous danciens
barbares) ne sont pas ancres dans notre mmoire collective, encore moins personnelle. Et parmi
nous ici, dans cette salle, seuls quelques-uns ont une vraie mmoire dexil. Donc, il sagit pour la
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plupart dune mmoire symbolique par laquelle nous intriorisons la condition effective dtranger
do le titre de ce que jallais proposer pour aujourdhui : tranger soi-mme .
Je propose donc un itinraire dans lintervalle entre les deux textes : lExode et Matthieu. Dans un
esprit pdagogique, je voudrais marquer les stades successifs de cet itinraire.
1 Au dpart, ce serait plutt limmobilisme prtendu, allgu, de ce que jappelle les nationaux
installs , ce que nous sommes pour la plupart. Cest notre condition naturelle, habituelle, tranquilleet ce que je voudrais montrer justement, cest quil y a l des certitudes qui font cran au sens de
lhospitalit et que, prcisment la mmoire symbolique davoir t tranger va dranger.
En mettant au centre le terme tranger , je voudrais protester contre la rduction trop rapide dans
limaginaire public actuel de ltranger la notion dimmigr lequel est une des figures, hlas la plus
voyante, de ltranger mais qui nest quun visiteur contraint louer sa force de travail parmi nous.
Et dans limaginaire public nous passons donc de ltranger limmigr puis de limmigr
limmigr clandestin et de limmigr clandestin au marginal. Et soit dit en passant cest le mfait
majeur dune loi spcifique contre limmigration clandestine de consolider ce glissement, cetterduction donc de ltranger limmigr, de limmigr au clandestin, du clandestin au marginal.
Donc, je voudrais remonter cette filire et nous replacer en face de la condition fondamentale,
globale de ltranger. Pour en finir avec cette question de loi sur laquelle nous reviendrons plus tard,
je pense avec beaucoup de mes amis quil devrait ny avoir quune loi dintgration et daccueil,
comportant un volet ngatif, ncessaire bien entendu de contrle de limmigration clandestine. Un
projet de loi sur limmigration clandestine est une faute psychologique et morale. Cela ne devrait tre
quun appendice en ngatif prenant pour cible la matrise des flux migratoires. Ceci pour dire que
cest la notion dtranger dans toute son amplitude couvrant aussi bien les touristes, les visiteurs de
plein gr, les trangers installs, les immigrs travailleurs dont les clandestins, toutes les marges
dtrangers.
Pour nous que jai appels les nationaux installs, ltranger cest tout simplement un autre, peu et
simple, je lis dailleurs la dfinition dtranger dans le Robert : tranger, qui est dune autre nation
et, parlant dun individu, : faisant partie dune autre nation .
Disons donc simplement : ltranger cest celui qui nest pas de chez nous, qui nest pas lun des
ntres. Mais rien nest dit sur ce quest ltranger pour lui-mme, chez lui-mme et cest une farce de
dire : jaime les trangers chez eux car justement on ne sait rien dans la dfinition mme du
national, nous avons donc l ce qui est important pour les juristes et aussi dans la rflexion gnrale,
cette opposition binaire, nous et eux.
Cest une opposition binaire qui ctoie dangereusement lautre division binaire : le mme et lautre,
lami, lennemi et pour les politologues cest une structure fondamentale. Cest ce ctoiement de
lopposition ami-ennemi par lopposition nous-eux qui est le pril spirituel du problme. Sur quelle
certitude se construit et se maintient, persvre cette opposition binaire : national-tranger, nous-eux.
Si nous ne savons pas qui nous sommes nous ne croyons savoir quoi nous appartenons, de quelle
communaut nous sommes membres. Cette notion dappartenance, dtre membre de, est marque
par le titre de nationaux et porte des noms propres, le plus souvent de pays, la France, lAngleterre,
lAllemagne etc
Et donc cet gard, par contraste, ltranger cest celui qui nappartient pas notre cercle didentit,
dappartenance. Je parlerai donc didentit, dappartenance puisque cest cela qui va bouger, en
quelque sorte qui va tre comme sap, min par en dessous par la rflexion qui suit et prcisment
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par le souvenir symbolique davoir t tranger.
Or cette certitude, cette conscience et cette confiance dappartenir un corps politique dtermin est
garantie, protge et sanctionne par un principe juridique fondamental, le principe de souverainet
qui articule le droit interne sur le droit international et qui signifie quil appartient souverainement
un Etat de dlimiter son territoire et les rgles dappartenance la Communaut et donc dinstituer
lopposition binaire national-tranger.
Cela veut dire en ngatif que vous ne pouvez pas choisir par exemple de devenir britannique si vous
en avez envie. Comme dit un thoricien, la nationalit est un bien que notre Etat accorde
souverainement qui il veut, finalement, et comme le font tous les autres Etats. Ou comme continue
lauteur : cest un bien que nous distribuons aux autres mais que nous ne nous sommes jamais
distribu entre nous, on le possde dj.
Et cest ce pouvoir discrtionnaire qui est pour nous rassurant et qui conforte la certitude de savoir ce
quoi nous appartenons faute de savoir qui nous sommes, donc un bien que nous possdons dj.
Mais, restant un moment ce plan fondamental, je rappellerai trois applications, trois corollaires de
cette souverainet, dabord le lien entre Etat, nation, territoire, population.
Je finis par le dernier thme : population, il y a un nom propre : la France, mais il y a des franais
cest--dire ceux qui constituent la population dun Etat, tre italien, tre franais Donc en se
construisant, lEtat construit son territoire, construit son espace de juridiction et ses frontires, car il
y a des frontires.
Deuxime implication, le lien entre nationalit et citoyennet et, dans la tradition jacobine qui est la
ntre, les deux se recouvrent peu prs entirement sauf pour les exceptions, les prisonniers, les
malades mentaux, donc des gens qui sont en somme exclus de la citoyennet mais en gros, on peut
dire que la nationalit et la citoyennet se recouvrent.
Or quest-ce que la citoyennet ? Cest la capacit de contribuer au pouvoir politique, de participer
au pouvoir politique en particulier par llection qui fait de chaque citoyen un atome de souverainet.
Et voyons le ngatif, ce qui dfinit de ce point de vue ltranger cest quil est hors de nos frontires
daprs le premier critre.
Daprs le deuxime critre, il na pas de capacit politique. Il y a incapacit politique de ltranger
quon essaie de lever partiellement, par exemple en donnant aux trangers lautorisation de participer
dans certains pays aux lections municipales. Mais pour la constitution du pouvoir central, excutif
et lgislatif, il n y a aucun exemple jusqu prsent daccs des trangers la capacit de citoyen.
La troisime implication de cette souverainet avec la rgle ngative de lexclusion qui lui
correspond, cest ce que nous appelons notre carte didentit cest--dire le fait que notre
appartenance lEtat-nation, avec son territoire et sa citoyennet, constitue une partie de notre
identit personnelle. Cest ce quon appelle ltat des personnes, sur votre carte didentit, il y a votre
nom et votre prnom, n le , , de tels pre et mre et de telle nationalit. Donc la nationalit
est constitutive de votre identit personnelle laquelle est un fragment de lidentit dappartenance.
2 Je continue litinraire par un stade deux que jappelle la dstabilisation de lidentit. Cest cette
scurit de savoir quoi nous appartenons que la mmoire symbolique ou effective davoir t
tranger va branler. Il sagit bien dune mmoire symbolique, dune remmoration profonde de
labsence finale de racines ultimes la base de notre existence. La captivit dEgypte devient l lesymbole puissant dtre ailleurs que dans notre milieu.
Tout le mouvement que jexplique ici, cest de passer de la certitude didentit dappartenance une
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sorte dincertitude radicale touchant la question non plus quoi appartenons-nous , mais qui
sommes-nous finalement? Qui suis-je, moi ? Et cest cette question qui suis-je ? qui est en
quelque sorte la clef dissimule par toutes les vidences que je viens de dire et par la rponse quoi,
quel corps politique nous appartenons.
Ceci comme sanctionn par la carte didentit.
Ici commence donc un itinraire de dstabilisation, la dcouverte de notre propre tranget. Partonsdabord du fait que nous ne sommes pas du tout au clair et que nous navons pas de raison claire et
transparente concernant justement cette appartenance. Nous sommes incapables de rpondre la
question mais pourquoi tes-vous Franais ? Ce nest pas une question. Vous ltes et tout au plus
pouvons-nous par imagination nous dire quest-ce que a veut dire dtre franais ?
Cest une question que nous croyons mieux matriser que la question de quoi a a lair dtre
Allemand, dtre British ? . Eh bien prcisment, le premier moment de la dstabilisation, cest la
comparaison. La comparaison inluctable. Je compare quest-ce que cest dtre Franais et quest-ce
que cest dtre Allemand ou Anglais. Or dans cette comparaison, tout peut basculer parce que nous
fantasmons lautre, tout en nous rassurant nous-mmes de ne pas tre cet autre.
Ds que nous commenons fantasmer lautre, nous dcouvrons cette inquitante, attirante,
fascinante tranget. Par comparaison avec ce qui nest pas chez soi o on se sent mal chez soi. On
peut dire quavec la comparaison commence une sorte dbranlement et de menace. Et pourquoi ?
Parce que lidentit profonde, celle qui rpond la question qui suis-je et que masque lidentit
dappartenance, se dcouvre tout dun coup dune incroyable fragilit.
Pourquoi fragile ? Parce que lidentit, a consiste grer la consistance dans le temps, le rapport
avec le temps, rapport trs difficile. Comment se maintenir le mme travers tous les changements
de situation. Nous nous sentons toujours menacs dtre dtruits de lintrieur par le changement.
Deuxime source de fragilit : nous cherchons toujours tre mme que soi-mme, or cest un rve
impossible. On fait eau de toutes parts dans cette espce de tentative de clture sur soi.
Troisime source de fragilit : le sentiment que pour notre identit collective et peut-tre mme
personnelle, il y a une violence et lorigine une violence fondatrice. Il y a peu dEtats et de cultures
qui ne soient pas lis une violence fondatrice. La conqute de la civilisation sur la barbarie
dorigine est toujours prcaire.
Je crois que cest pour toutes ces raisons que lautre est peru fondamentalement comme une
menace. Et toutes les formes daltrits voques concernent la cohrence dans le temps ou
ladhsion soi-mme comme tant soi-mme et le refoulement du fond de violence originel. Il est
terriblement facile de redevenir barbare. Sans cela, on ne comprendrait pas ce qui sest pass dans ce
terrible vingtime sicle.
Tout ceci montre que la xnophobie est naturelle et spontane. Il faut ladmettre. Les passions
identitaires sont profondment enracines en nous. Aucun peuple nest plus atteint quun autre.
Nous sommes l dans un point spontanment gnant. La question nest pas de le refouler mais de le
porter au jour du langage. La vraie question cest que faisons-nous de ce sentiment-l ? Comment
le combattons-nous? Cest ici que commence le travail du souvenir de lexil.
3 La premire phase du travail de ce souvenir, du souvenir de lexil cest de conduire leur terme
tous les dangers de la comparaison, les menaces issues de la comparaison jusqu ce que nous nous
sentions autre parmi les autres.
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Cest une exprience que nous pouvons faire trs simplement avec le langage, puisque la premire
dcouverte quun colier peut faire cest que dautres parlent des langues que nous appelons langues
trangres.
Il faut dcouvrir que la diversit des langues est un fait fondamental de la ralit humaine. Un fait
dailleurs tonnant parce que tous les hommes parlent. Cest mme cela que l on reconnat en
partie lhumanit, mais il nexiste pas de langue universelle.
La diversit des langues est une fragmentation primordiale primitive. Il y a l, quelque chose qui doit
nous tonner et nous faire avancer parce que le travail que nous pouvons faire sur notre propre
langue nous fait comprendre que cest une langue parmi toutes les autres. Cest alors que nous
dcouvrons peut-tre pour la premire fois le miracle de lhospitalit sous la forme de la traduction.
A savoir que nous devinons que ce qui se dit dans notre langue peut se dire dans une autre langue et
quautre chose est dit dans celle-ci que je ne peux peut-tre pas dire dans la mienne. En parlant de la
traduction, je ne donne pas quun exemple mais aussi un modle dhospitalit. Traduire, cest habiter
une autre langue.
Il nous faut avancer sur le chemin de ltranger, dcouvrir toutes les zones caches dtranget ennous-mmes. Nous dcouvrons dans des pulsions soudaines que nous sommes tonns dtre habits
par cela. Donc nous dcouvrons tous ces sentiments dinquitante tranget.
Si nous suivons cette voie, nous fantasmons sur nous-mmes comme tout lheure nous fantasmions
sur les autres. Nous fantasmons sur le hasard de notre naissance. De temps en temps, on se dit: cest
un hasard que mes parents se soient rencontrs, cest un hasard que je sois n. Jaurais pu tre un
autre.
Cest dautant plus troublant quen mme temps, je ne peux parler au-del du fait que je suis qui je
suis. Quand on me dit si vous tiez n en Chine, vous ne seriez pas chrtien , cest inexact. Car
alors il sagit dun autre que moi-mme. On parle dun autre que moi ! Jai la possibilit dimaginerque jaurais pu tre un autre, cest un fantasme drangeant qui donne penser.
De l, nous passons au hasard du lieu et de lpoque. Le chez soi a t taill dans une tendue qui
aurait pu tre partage autrement. Lacte dhabiter est un acte de partage de la terre qui est hasardeux,
qui est fortuit. Il ny a pas de ncessit dtre ici .
Il y a un lien fortuit entre ce que nous sommes et ce coin despace ou de temps. Pascal a ressenti cela
avec une espce de violence spirituelle lorsquil parle de lhomme perdu dans un canton de
lunivers . Je fais remarquer que finalement cest un thme biblique fort qui est li avec ce qui
parat tre linverse, savoir llection.
Llection, cest le fait que nous navions pas de droits propres tre ici plutt que l et tre
possesseurs de cette terre plutt que dune autre. Llection doit tre pense non pas comme une
faon dtre privilgie mais comme une vocation de grer une chose qui nous est confie et dont on
nest pas ultimement possesseur. Cest donc lide dun don rvocable. Je me rappelle un cantique de
mon enfance la terre au Seigneur appartient . Cest le fondement thologique de lcologie. Ce
que jai appel tout lheure le national install est drang par ces fantasmes qui donnent
penser.
Cela conduit un stade plus avanc de cette tranget, savoir que nous navons pas un droit
originaire dtre ici plutt quailleurs. Ici je voudrais citer un texte de Kant qui parle du droit decommune possession de la surface de la terre sur laquelle, en tant que sphrique, ils ne peuvent se
disperser linfini ; il faut dire quils se supportent les uns ct des autres, personne nayant
originairement le droit de se trouver un endroit de la terre plutt qu un autre .
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Oui, personne na originairement le droit de se trouver un endroit de la terre plutt qu un autre. Je
crois que le texte suivant sur lappropriation violente nous vient de Rousseau : Il y a un premier qui
a dit, ceci est moi et il y a eu un second, un imbcile, pour le croire . Cest lappropriation
premire, violente de ce qui, au fond, tait tout le monde.
Je crois que le seuil le plus dramatique de cet branlement cest lorsque cela touche nos croyances
les plus profondes. Jai le sentiment que dans ce quoi je tiens le plus dans le fond de ma conviction
il y a du non-dit, li linpuisable relation au fondement qui fait que ce qui nest pas dit chez moi
dans ma croyance, dans ma communaut, est srement dit ailleurs, autrement. Mais je ne sais pas
comment. Cela est la base du rapport aux autres religions. Je ne peux que dire : cest un hasard
transform en destin par un choix continu. Je nai pas la matrise entire de ce choix.
On a la possibilit de se perdre sur ce chemin. Il y a des drives possibles lies prcisment au
sentiment dtranget et dont nous ne gurirons que par lhospitalit. Il y a tout un romantisme
populaire trs important autour de ce que jappellerai le culte de lerrance o lon se glorifie de parler
de nulle part, de venir de nulle part, de naller nulle part, dtre perptuellement ailleurs. Cest
linverse absolu de lidentit dappartenance. Cela va jusqu la perte de lidentit personnelle de
soi-mme.
Je vois chez beaucoup de mes jeunes collgues dans ce quon appelle le post-modernisme toute une
idologie de la diffrence qui me parat juste contre lhystrie identitaire. Ce qui doit quilibrer le
sentiment de la diffrence, cest le sentiment de la similitude humaine, de lautre mon semblable.
Cest le fameux comme du Lvitique. Tu aimeras ton prochain comme toi-mme . On risque
de perdre le comme dans lidologie de la diffrence. Il y a un point extrme o les diffrences
sont indiffrentes. Il ny a plus que lautre de lautre indfiniment. Cest lexil sans retour comme si
Ulysse ne revenait jamais Ithaque, comme si Abraham partait mais nallait nulle part.
4 Cest en ce point que je voudrais esquisser le stade du retour vers lhospitalit. La pointe de toute
la rflexion que jai propose cest de rinventer lhospitalit par le souvenir fictif ou rel davoir t
tranger. Cest donc le dernier stade de notre itinraire dans lintervalle des deux textes bibliques, le
Lvitique et Matthieu. Si nous avons faire mmoire davoir t, dtre toujours tranger, cest dans
un seul but: retrouver le chemin de lhospitalit. Cest donc le sens profond du Lvitique Aimer
lautre comme moi-mme.
L hospitalit peut se dfinir comme le partage du chez soi , la mise en commun de lacte et de
lart dhabiter. Jinsiste sur le vocable habiter parce que cest la faon doccuper humainement la
surface de la terre. Cest habiter ensemble. Je vous fais remarquer que le mot cumnisme vient
dun mot grec qui signifie la terre habite .
Donc, lhospitalit sinscrit la racine morale de lacte dhabiter ensemble. Or cet acte lui-mme
rsume un itinraire condens dont notre langage garde la trace. En regardant le petit Robert, jai vu
que dans la dfinition du mot hospitalit il y a un parcours.
On part dun sens mdival, de gnrosit gratuite, non obligatoire et un peu condescendante qui
tait lancien sens du mot charit, le petit Robert indique vieux sens : Charit, qui consiste
recueillir, loger et nourrir gratuitement les indigents, les voyageurs dans un tablissement prvu
cet effet . Je vous rappelle que le mot hpital vient de l.
1548 cest lpoque o on relit les Anciens. Or lhospitalit antique on la trouve chez Homre
puisque la guerre de Troie commence par lenlvement dHlne cest--dire la violation delhospitalit. Or les Grecs avaient construit lide dun droit rciproque trouver logement et
protection les uns chez les autres, par exemple entre deux villes. Cest ce droit rciproque qui a t
viol par Paris. Cest le dbut de la guerre de Troie.
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Ce nest que depuis le 16e sicle, donc par une combinaison entre le grec, lhbreu et le chrtien que
se constitue le sens positif de lhospitalit et le petit Robert le dfinit ainsi le fait de recevoir chez
soi en le logeant ventuellement, en le nourrissant gratuitement, lhte. On trouve donc le mot
hte et non hpital. Cest donc la rduction progressive de la supriorit du donateur, de la
condescendance de la gnrosit.
Le point terminal de cette volution cest lide quau devoir de cette hospitalit correspond un droit
lhospitalit. Je lai retrouv chez Kant qui crit : Il est question ici non pas de philanthropie mais
du droit. Hospitalit signifie donc ici le droit qua ltranger, son arrive dans le territoire dautrui,
de ne pas y tre trait en ennemi. Cest le droit qua tout homme de se proposer comme membre de
la socit. Cela veut dire que tout hte est un candidat virtuel la concitoyennet. Cest cela la
force de lide du droit lhospitalit qui nest donc pas un effet de gnrosit somptuaire,
condescendante, mais un droit effectif.
Mais quel droit ? Alors l, nous touchons la profondeur du droit des gens, ce fond du droit qui nest
pas capt par le droit national, qui dailleurs na pas encore ses institutions appropries puisque
lONU nest que lexpression du bon vouloir de ses membres. Cest une coalition ; ce nest pas une
institution transcendante. Ce droit des gens qui a t restaur, pens trs fortement au 17e sicle et au18e sicle transcende le droit interne des Etats et Nations. La seule expression que nous en ayons
actuellement, juridiquement, cest la notion de crime imprescriptible contre lhumanit.
Sil y a un sens donner lide de crime imprescriptible contre lhumanit, il faut que lhumanit
ait un sens. Or lhumanit a un sens au plan du droit des gens et son expression fondamentale cest le
droit rciproque lhospitalit, ce que Kant appelle le droit cosmopolite. Cosmopolite, cela veut dire
citoyen du monde.
Cest le droit du citoyen du monde. Cest vrai que la citoyennet ne peut tre articule que dans le
cadre national. Cest un fait et peut-tre que la notion de cosmopolit ne peut pas tre une notion
politique. Cest une question trs discute actuellement en politique. Est-ce quon peut penser une
citoyennet sans frontires. Autrement dit, est-ce quon peut sortir du rapport binaire, national-
tranger ? Nous avons atteint ici le but le plus avanc de notre voyage dans lintervalle entre
Lvitique et Matthieu. Mais ce point nest pas un point dorgue. Ce nest pas un point de repos car
cest ici que commencent toutes les difficults.
O est le problme fondamental ? Cest que nous ne savons pas et personne ne sait comment
combiner dune faon intelligente et humaine le droit des gens et son corollaire important,
lhospitalit, avec la structure binaire du politique national-tranger. Nous ne savons pas. Nous avons
seulement des prceptes de sagesse pratique.
Je les voyais exprims rcemment dans le livre dun collgue britannique. Il dit que la premire
condition dune socit police, cest pas de cruaut y compris pour les animaux, mais la seconde
qui lintresse beaucoup cest pas dhumiliation . Ce nest pas du juridique, cela. Cest du rapport
dhomme homme. Et ensuite il dit dhonorer la dignit. Il dit quil faudrait retrouver le sens
profond du mot honorer : saluer avec approbation la dignit de lautre. Lautre reconnu comme mon
semblable. Cest le semblable dans lautre.
5 Je voudrais dire quelques mots sur le texte du jugement dernier dans Matthieu. Ce texte est
frquemment trait de faon moralisante comme un avertissement : fais en sorte de ne pas te
trouver du mauvais ct au dernier jour . Si on en reste l, le texte najoute rien ce que nous avons
dit sur le devoir dhospitalit et encore moins sur les difficults de laccorder avec toutes lescontraintes attaches au rapport du national ltranger.
Ce qui est riche cest cette mise en scne qui met nu, qui dcouvre, tout ce que nous aurons
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dissimul et tout ce que nous aurons fait, cest la vrit de nos actes mise jour. Je pense que cest
trs important. On peut en outre interprter ce jugement non pas seulement comme un partage entre
des personnes, les bons dun ct et les mchants de lautre, mais comme un partage lintrieur de
chacun.
Je voudrais terminer par une surprenante notation du texte, savoir la surprise qui nest pas moindre
dun ct que de lautre. Quand, Seigneur, nous est-il arriv de te voir, affam, assoiff, tranger,
malade ou prisonnier ? Cest les deux camps qui disent cela. Tous sont tonns. Il y a certes une
rponse dans le texte : En vrit, je vous le dis, dans la mesure o vous ne lavez pas fait lun de
ces plus petits, moi non plus vous ne lavez pas fait . Mais il fallait passer par la question pour que
la rponse reste surprenante. Et une question ressurgit : quelle part de moi-mme, sera purifie au feu
de Dieu, quelle autre consume, anantie ?
Je pense alors cet autre proverbe biblique que ta main droite ignore ce que donne ta main
gauche . Il sagit des deux mains dune mme personne, lune doit ignorer ce que lautre donne ou
retient. Glorieuse ignorance de la gnrosit et tnbreuse ignorance de la part mchante. Sil faut
tre au clair concernant prendre et retenir, il ne faut pas chercher tre trop au clair concernant
donner et recevoir. On ne sait pas. Quand, Seigneur, nous est-il arriv de te voir affam, assoiff,nu, tranger, malade ou prisonnier ? Et qui sont les plus petits dans lesquels le Seigneur se
montre et se dissimule ?
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LEtat va-t-il reconnatre les diplmes des universits protestantes ?
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