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    DU TEMPOREL A L'INTEMPOREL

    INTELLIGENCE TECHNIQUE ET CONSCIENCE PERSONNELLEpar Ren Four

    Editions LE CERCLE DU LIVRE Paris 1960

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    AVERTISSEMENT DE L'EDITEUR

    En dehors des tudes et des articles qu'il a publis et des pages que l'on va

    lire, l'auteur a conu et presque entirement crit, sous le titre gnral DUTEMPOREL A L'INTEMPOREL, un ouvrage beaucoup plus tendu, encore ce jour manuscrit et dont le prsent essai constitue, en quelque sortel'introduction et le premier tome1.

    Des volumes suivants, toujours indits, il existe cependant, pour certainesde leurs parties, importantes, un petit nombre d'exemplaires ronotyps,grce la gnreuse attention de M. Jean Vigneau, immdiatement sensible,aujourd'hui comme hier, la valeur des textes qui lui sont prsents. Qu'ilveuille bien accepter ici le double tmoignage de la profonde gratitude del'auteur et de son diteur.

    * * *

    L'un des caractres, essentiel pour nous, de l'ouvrage, c'est qu'il a tentrepris et men bien non pas contre mais en dehors de touteproccupation purement mtaphysique. L'auteur s'est attach surtout ce quilui paraissait solidement vrifiable au regard de l'observation honnte etattentive laquelle chacun d'entre nous peut soumettre les lments de sa viequotidienne.

    L'auteur n'a pas cherch non plus se faire l'arbitre de la querelle, toujoursrenaissante et, selon nous, strile, qui oppose matrialistes etspiritualistes . Il suffit de dcrire simplement les faits psychologiques,d'essayer de saisir leurs rapports et leurs prolongements les plusvraisemblables et les plus naturels, sans se livrer des extrapolationsdogmatiques et aventures. Plutt que de rassurer ou d effrayer, l'auteur nes'est propos que d'treobjectif.

    A la lumire de ses rflexions propres, comme celle des enseignementsde Krishnamurti

    2, librement examins - car l'auteur s'il se reconnat inspir par

    la pense et la vision psychologique du sage indien, telles qu'il estime les

    1Comme les volumes qui paratront ultrieurement, celui-ci est complet en lui-

    mme, et peut donc se lire isolment.2 Nombre de lecteurs connaissent dj les uvres du grand psychologue

    indien, ainsi que les excellentes tudes de Ren Four, de Robert Linssen,d'Andr Niel et de Carlo Suars. Mais, il sera pour beaucoup d'autres, uneprcieuse rencontre et, peut-tre, une source d'tonnantes dcouvertes. A quin'a pas abord Krishnamurti, nous recommandons la lecture de son ouvrageassez rcemment publi en France : La premire et dernire libert, avec unepntrante prface dAldous Huxley. (Traduction Carlo Suars. EditionsStock.) Indiquons enfin la rimpression de ses propos runis sous le titre : Del'Education (Editions Delachaux et Niestl).

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    avoir pu saisir, s'il a l'impression trs vive d'une proximit spirituelle, ne seconstitue pas pour autant son disciple - Ren Four a donc, peu peu,compos cette vaste et profonde mditation crite, dont on voudra bientrouver ici une vue gnrale analytique, selon l'ordre actuellement adopt,sous rserve de possibles remaniements, ainsi qu'il arrive une pensetoujours en volution, parce que vivante et non fige dans des dogmes,

    extrieurs ou personnels, quels qu'ils soient.

    * * *

    La matire de l'ouvrage devrait s'tendre sur sept volumes. Le premier -celui-ci - sous le titre Intelligence technique et conscience personnelle estsurtout consacr l'tude des facteurs d'ordre technique ou reprsentatif quiinterviennent dans la formation du moi, c'est--dire dans le surgissement dela conscience que ltre humain prend ordinairement de soi et qu'en raison deson caractre, l'auteur appelle conscience oppositionnelle de soi.

    Dans le deuxime volume, qui nous conduit De l'acte incomplet la

    conscience oppositionnelle de soi , ce sont, au contraire, les facteursproprement psychologiques et d'ordre affectif, qui sont pris en considration.Ce volume renferme un expos de la gense du moi, partir des actionsmanques et des habitudes mmorielles, ou cicatricielles, qui se greffent surles checs ou les lsions psychologiques que constituent ces actions.

    Il nous faut souligner que, traditionnellement, des ouvrages de psychologietudient sparment les diverses facults ou fonctions : perception, mmoire,imagination, attention, motion, etc... mais ne s'attachent que fort peu dcrire le fonctionnement gnral du psychisme individuel. C'est, en somme,vouloir tudier minutieusement les rouages divers d'une machine, sansrechercher comment ils s'engrnent, ni quelle fin ils concourent.

    Dans le troisime tome : La Conscience oppositionnelle de soi et sonprocessus cyclique , l'auteur s'efforce au contraire de dcrire lefonctionnement d'ensemble de la machinerie psychologique et d'en dgagerla signification. Reconsidrant cette conscience oppositionnelle de soi dont ilavait expos le mode d'dification, il montre qu'elle est l'origine d'unprocessus cyclique qui ne cesse de la recrer et de la consolider, c'est--direde recrer et de consolider l'tat de contradiction, donc de souffrance, sourdeou manifeste, dont elle est insparable.

    C'est ce processus cyclique qui reprsente le fonctionnement actuel dupsychisme adulte. L'auteur fait apparatre l'impossibilit d'y mettre un terme,donc de mettre un terme la souffrance dont il est solidaire, par le recours

    aux procds classiques de perfectionnement individuel, prconiss par laplupart des coles de sagesse.

    Dans le quatrime volume : La connaissance libratrice , l'auteurenvisage la possibilit d'une cessation spontane du processus du moi. Elleserait conscutive la prise de conscience par l'individu de l'absurditdouloureuse de son comportement total et de la vanit des effortsconventionnels qu'il accomplit pour sortir de cette absurdit. Une telle prise

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    de conscience est l'aboutissement d'une connaissance non plus morale maisfonctionnelle de soi qui, en parvenant son paroxysme, devient libratrice.

    Faire pressentir les traits de cette libration et en donner, ft-ce par desvoies indirectes et en quelque sorte ngatives une entre-vision, c'est l'objetdes volumes suivants.

    Le cinquime tome : Lalibration ou la nantisation du moi - suivide : Le problme du penseur et de la pense , traite del'vanouissement du personnage intrieur qui tait le produit de l'auto-reprsentation ; du passage de la conscience d'un moi - qui se dtacheraitde ses perceptions et de ses tats pour se les attribuer ensuite - laconscience pure et simple, la conscience non-personnificatrice des tatsprouvs. L'auteur tudie avec un soin particulier le problme de larintgration, dans le flux de la pense, d'un penseur qui s'en croyaitdistinct et se donnait l'illusion d'en modifier sa guise les constituants.

    Dans le sixime volume : La libration ou l'exprience de l'intemporel ,

    on considre le problme fondamental de l'existence, c'est--dire le problmedu temps dans lequel se trouve inclus le problme de la mort. L'auteurs'efforce de faire pressentir comment la libration peut marquer l'avnementchez l'homme d'une conscience intemporelle de son propre devenir et luiouvrir les portes d'une immortalit vivante qui na gure de commune mesureavec ce qu'on entend d'ordinaire par ce terme. Montrant comment laconscience affective du temps s'est forme et concrtise au cours del'volution psychologique de l'individu, il suggre comment elle pourrait sedfaire, et l'individu s'arracher l'emprise du temps sans que le mondesarrte et sans que lui-mme cesse, pour autant, de changer. Sont ensuiteexamins les paradoxes de la condition de l'homme libr et les rapportsentre le temps et l'ternit.

    Ce volume s'achve par une tude sur le problme de Dieu, o l'auteur selivre un examen systmatique de questions auxquelles il n'avait faitauparavant que des allusions disperses.

    Il traite successivement de quelques aspects logiques du problme de Dieuet de la question, si passionnment dbattue, de la personnalit ou del'impersonnalit divine.

    Puis, il prsente quelques rflexions sur une possible significationmtaphysique de la matire.

    Un dernier volume, enfin, dans lequel il serait trait des rapports entrel'amour, tel qu'il est gnralement conu et vcu, et ce que l'on pourrait

    appeler l'tat d'amour chez l'homme libr. Un tel tat, qui apparat commeune sorte de perptuelle irradiation sans objet privilgi, tendrait transformer indescriptiblement tous les rapports humains.

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    A FRANCINE

    WE CANNOT DISPENSE WITH SUCH A MIND.SUCH A MIND IS BORN OF TECHNIQUE.

    KRISHNAMURTI.

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    I

    ORIGINES PLANETAIRESSURGISSEMENT ET ASCENSION

    EXTRAORDINAIRE DE L'ETRE HUMAIN

    Encore incandescente, la plante s'teint dans une agonie physico-chimique, secoue de convulsions. Puis elle se revt d'une crote solide et lesocans se dversent dans les creux de sa surface bossele.

    Surgissent alors des vgtaux gants, dont le foisonnement s'apaise peu peu, dont les dimensions progressivement dclinent.

    Mais voici qu'une vie animale apparat son tour. D'abord timide et marine,elle donne graduellement naissance des formes monstrueuses quis'lancent l'assaut des continents et s'aventurent mme dans les airs.Comme, antrieurement, la flore, cette faune subit, avec le temps, une sorte derecul, mais la dcroissance de la taille s'accompagne, cette fois, d'unperfectionnement de la structure.

    Ce perfectionnement - qui affecte surtout l'organisation nerveuse et setraduit par un accroissement relatif de la masse crbrale - devientparticulirement sensible chez l'homme, sorte de primate qui se tientnormalement debout et qui, se distinguant sur ce point des espces voisines,possde seul des mains dont le pouce soit opposable aux autres doigts.

    Cet animal, qui s'adapte remarquablement aux changements extrieurs,invente le langage articul et manifeste une aptitude sans prcdent lacration et l'utilisation d'instruments artificiels.

    Capable d'organisation sociale, il poursuit inlassablement, durant desmillnaires, son industrieux effort.

    Il accrot d'ge en ge la complexit, la puissance efficace de ses outils et,

    par leur moyen, il conquiert et s'approprie graduellement, malgr sa taillemodeste et l'infirmit relative de son tre physique, toute la surface de laplante.

    L'extension croissante de ses cultures, le rseau toujours plus ramifi deses routes, les cits qu'il construit au carrefour des valles, au bord desfleuves, ou sur les rivages maritimes, transforment insensiblement l'apparencedes paysages primitifs.

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    Les espces rivales ont t par lui dtruites ou chasses, moinsqu'asservies son vouloir, elles ne soient devenues les pourvoyeuses de sesbesoins, les moyens de ses dplacements ou les puissants auxiliaires de sestravaux.

    Ne se bornant plus forger des outils d'un maniement simple et direct, ilimagine des transformateurs de mouvement ou machines qui, insres entreses membres et des outils spciaux qu'il s'agit d'actionner, lui permettent demieux utiliser encore sa puissance musculaire.

    Paralllement, il parvient raliser des structures dans lesquelles peuts'introduire son organisme entier : constructions statiques qui lui serventd'habitat ; vhicules terrestres de plus en plus perfectionns pour la tractiondesquels il recourt la puissance des animaux qu'il a domestiqus;embarcations d'abord fragiles, mais qui, graduellement consolides,agrandies, recouvertes de voiles, deviennent de lourds navires capables detraverser, avec leurs cargaisons, les mers les plus tendues.

    Grce un progrs soudain de ses techniques, il se trouve enfin capable,

    en faisant actionner ses machines par des nergies inorganiques, de leurconfrer un simulacre de vie propre. Il peut ds lors adjoindre ou substituer,soit lui mme, soit aux espces animales qu'il avait asservies, des armesd'esclaves mcaniques infatigables sur lesquels il exerce un empire absolu.

    Les nergies inorganiques qu'il sait capter pour son usage deviennentrapidement dmesures au regard de sa propre nergie naturelle. En lesappliquant des structures mobiles, parfois immenses, dans lesquelles ils'enferme et qu'il contrle, il ne cesse de distancer dans les milieux les plusdivers, sans avoir pour autant modifier ses caractres corporels, toutes lespossibilits animales.

    Surmontant l'obstacle, qui paraissait dcisif, de sa pesanteur, il envahit

    audacieusement l'espace arien, s'y installe fermement et, laissant loinderrire lui les oiseaux les plus rapides, dpassant mme la vitesse du son, ilambitionne d'chapper vivant sa plante natale pour s'lancer vers lesplantes voisines, moins que ce ne soit vers le soleil ou les proches toiles.

    Enfonant, la lueur de ses mathmatiques, une sorte de coinimpondrable dans les profondeurs de la matire, il brise l'atome et,dcouvrant le secret des fissions nuclaires contagieuses, se rend matred'une puissance telle qu'il pourra bientt, s'il le dsire, chasser de satrajectoire naturelle, faire basculer ou voler en clats le globe qui le porte, etau regard duquel il fait figure d'imperceptible parasite.

    Il en arrive un point o l'extinction mme du soleil, ou la fuite massive de

    l'oxygne atmosphrique, ne sonneraient plus le glas de sa propre existence.Il semble que la puissance des rsultats accumuls de ses efforts

    techniques millnaires soit devenue capable de surmonter tous les obstacles,de faire reculer indfiniment toutes les limites, et que son espce ne soit plusmenace, dans son existence historique, que par les germes de violence quisubsistent en son propre sein.

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    Ces rsultats auxquels l'homme est parvenu par la mise en oeuvre de sestechniques, font de lui la plus haute expression de la vie terrestre quel'observation sensible puisse dcouvrir.

    Ainsi, d'une volution cosmique et plantaire, gologique et biologique,s'tendant sur des dures qui bafouent, qui crasent l'imagination la plusrobuste, un tre a surgi qui a manifest graduellement des pouvoirs sansrapport avec ses dimensions apparentes ou avec son nergie musculairepropre : Lhomme.

    II

    L'ARME MAJEURE DE L'ETRE HUMAIN :L'INSTRUMENT ARTIFICIEL.

    QUELLES SONT LES CONDITIONS INTERIEURESDE LA CREATION TECHNIQUE?

    1. - Enqute sur les raisons de la toute-puissance humaine.

    Nous venons de retracer l'aventure de l'homme comme aurait pu le fairequelque habitant d'une autre plante, muni de tlescopes assez puissants

    pour lui permettre de surprendre les activits humaines et d'enregistrer,depuis l'ge de la pierre taille jusqu' l're atomique, leurs rsultats visibleset toujours grandissants, rsultats dont certains : les explosions nuclaires,auraient mme pu, dans des conditions favorables, tre observs l'oeil nud'une plante voisine.

    En somme, nous avons dcrit, trs sommairement, ce qui, de l'popehumaine, se laisse voir de l'extrieur. Mais si nous voulons comprendre vrai-ment ce qui est advenu, il nous faut rechercher, au del des particularitsphysiologiques immdiatement apparentes, les raisons intrieures etsecrtes, les raisons invisibles et subtiles de cette insolente victoire de ltrehumain sur tous ses adversaires, anims ou inanims.

    Comment s'explique sa prodigieuse fortune ? D'o lui vient sa suprioritgrandiose sur les reprsentants mmes des espces les plus voisines ? Quelest le secret de sa puissance matrielle prsente ? En d'autres termes, quepeut-on trouver d'insolite dans les traits caractristiques de son tre intime ?

    2. - Insuffisance des facteurs physiologiques apparents.

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    Certes, sa posture naturellement verticale et le fait que les pouces de sesmains soient opposables aux autres doigts constituaient des avantagesprcieux pour le fabricant d'outils qu'il allait devenir. Mais, si prcieux quefussent ces avantages, ils n'taient pas dcisifs. Leur absence aurait pugravement, et peut-tre dangereusement, retarder ses progrs techniques,mais il n'apparat pas qu'elle aurait pu les empcher.

    Il n'est que trop vident que, pour user du langage articul, il faut disposerdes organes vocaux appropris. Mais un perroquet n'est pas un homme, et nila structure du gosier humain, ni celle de la bouche humaine, n'expliquent lacration du langage, cration qui a paru aux Anciens si prodigieuse que,n'osant en faire une oeuvre de l'homme, ils ont vu en elle un prsent desdieux!

    3. - L'invention spontane n'est pas un fait spcifiquement humainet ne suffit pas rendre compte des ralisations techniques del'homme.

    Les chances de survie d'une espce sont, d'vidence, en troit rapport avecses possibilits d'adaptation des modifications du milieu, ou desvnements imprvisibles et soudains.

    Or, s'adapter de nouvelles circonstances, c'est inventer un comportementnouveau permettant de parer la menace que constitueraient cescirconstances pour un tre qui ne serait pas capable de modifier sesagissements coutumiers et instinctifs.

    Des faits d'invention spontane sont observables, en des circonstancescritiques, chez des espces animales qui, en temps ordinaire, semblentengourdies dans l'instinct, soumises implacablement ses mcanismes. Lefait que l'homme soit capable d'invention spontane ne constitue donc pas un

    trait original de sa nature,Il est vrai que, chez lui, la facult cratrice est devenue extraordinairement

    active. Ses manifestations sont quotidiennes, et l'on pourrait mme dire, dansle cas de sujets particulirement dous, incessantes.

    Mais, si l'homme en tait rest au stade de l'invention spontane etconscutive des vnements extrieurs critiques, d'ordre naturel ouprovoqus par des initiatives trangres, il n'aurait jamais pu atteindre lapuissance qui est sienne et qui trouve son expression majeure dans cescratures artificielles qu'il est parvenu produire: ces engins qui, actionnspar des nergies parfois terrifiantes, obissent aveuglment sa volont etconstituent, pourrait-on dire, des prolongements occasionnels, mtalliques et

    monstrueux, de son corps propre.Si, en effet, l'invention spontane est capable d'inspirer un animal ou unhomme une dmarche neuve qui, en le faisant utiliser autrement sesressources vitales, ses possibilits motrices, le sauve d'un pril vident etimmdiat, elle est, par contre, totalement impuissante rendre compte de lacration d'une locomotive, d'un transatlantique ou d'un avion, pour ne riendire d'un moteur nuclaire ou d'une calculatrice lectronique !

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    Quelles sont, ds lors, les conditions et fonctions requises pour la crationde semblables appareils ? Si nous parvenons le savoir, nous parviendronsdu mme coup connatre certains traits spcifiques de ltre humain.

    * * *

    All that is the everyday mind; the plain mind, where there are hints from the unconsciousbut where the whole process of consciousness is in the net of timeSuch a mind is born of

    technique.Krishnamurti, confrence du 9 avril 1953, Londres (Krishnamurtis talks 1953, London, p.35).

    III

    LES STRUCTURES DE L'INTELLIGENCE TECHNIQUE

    1.- Ncessit technique de l'espace intrieur.

    La ralisation de structures matrielles aussi complexes que celles quenous venons de mentionner ne ncessite pas seulement des effortslongtemps poursuivis, une organisation minutieuse de concours hautementspcialiss, l'exploitation systmatique de dcouvertes antrieuresnombreuses, mais encore et surtout, comme sa condition pralable, uneaptitude former des projets, c'est--dire se reprsenter ce qui n'existe pasencore matriellement sous sa forme propre et que l'on se propose de faire

    exister.Or, l'aptitude se reprsenter ce qui, au regard de la perception sensible,est encore formellement inexistant, la facult de se donner une sorte de visionanticipe et hallucinatoire du futur, supposent la possession d'un espace intrieur intellectuel, qui sera le lieu de cette reprsentation, de cette vision.

    2.- Caractres de l'espace intrieur. Images et concepts.

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    Cet espace, dans lequel apparaissent et viendront s'ordonner les lmentsdestins constituer la reprsentation finale, le modle de l'objet raliser, sera ncessairement distinct, lors mme qu'il paratra s'y superposer,de l'espace extrieur que nous rvle la perception sensible, et qui ne peuttre occup que par des prsences actuelles, des objets rels.

    Un tel espace intrieur, offert des prsences fictives, imagines ,resterait sans signification pratique, sans valeur technique efficace, s'iln'existait entre ses contenus, appels images ou concepts 1, et ceux de

    1Sous sa forme la plus simple, le concept est reprsentatif d'une qualit

    ou d'un caractre que l'on peut attribuer simultanment une multiplicitd'objets ou dtres qui apparaissent, d'autres gards, distincts et divers.

    Mais, par un groupement de concepts lmentaires, effectu en observantcertaines rgles structurales, on peut former des concepts dont la complexit

    qualitative ou comprhension est trs grande.L'ensemble des tres ou des objets auxquels peut convenir un certainconcept est dit constituer la classe des tres ou des objets ressortissant ce concept.

    Le concept est ainsi une sorte d'unit de composition dans le tableau queconstitue notre reprsentation intellectuelle des choses. Etant commun plusieurs choses, il n'appartient en propre aucune et semble, de ce fait,exister en dehors des objets que, pourtant, il contribue, pour une part, dfinir et caractriser.

    En dernire analyse, les caractres ou qualits que reprsente un conceptrenvoient, soit certaines conduites qui peuvent s'appliquer indiffremment

    tous les objets de la classe relative ce concept, soit des ractionsuniformes que manifestent certains rcepteurs sensoriels lorsque l'unquelconque des objets de cette classe pntre dans le champ de perception.

    Ces deux ventualits ne sont d'ailleurs pas essentiellement diffrentes :non seulement parce qu'une raction sensorielle est dj, comme l'a notJanet, l'amorce d'une conduite perceptive (selon Janet, c'est l'absence, l'occasion d'une perception, de toute amorce de conduite qui serait l'originedu sentiment d'irralit qu'prouvent certains malades mentaux), mais encoreparce que toute conduite (entendue comme un ensemble organis derponses motrices un stimulus) se greffe sur une raction ou un groupe deractions sensorielles dclenchantes.

    Si je cherche dans une pice un objet blanc, c'est--dire provoquant laraction sensorielle spcifiquement lie au concept de blancheur, tout objetque je percevrai provoquera de ma part des conduites d'approche et decapture. En consquence, le concept de blancheur peut toujours servir dsigner ce qui, en certaines circonstances, dclenche des conduitesparticulires.

    Le concept est donc ce qui se forme en nous lorsque nous prenonsconscience que les ractions globalement diffrentes que nous avons l'gard de certains objets comportent un lment commun.

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    l'espace extrieur, des corrlations prcises, en mme temps que rciproques.Il ne doit tre, en effet, que le lieu de reprsentations servantd'intermdiaires entre des objets actuellement existants, actuellementperceptibles, et d'autres objets qui seront forms aux dpens des premiers etqui, au mme titre qu'eux, entreront, le moment venu, dans le champ desperceptions sensorielles.

    Il s'ensuit qu'une conscience apte former des projets techniques est uneconscience capable de faire correspondre aux objets sensibles des sortes defantmes, des images , qu'elle pourra dlibrment voquer, ordonner,transformer et engager dans de multiples combinaisons. De manire obtenir, partir delles et au terme des diverses oprations mentales auxquelleselle les aura soumises, les ensembles reprsentatifs constituant les modlesintellectuels des objets produire.

    Les images intgres dans ces ensembles pourront tre soitconcrtes (ce sont alors des images proprement dites, reproduisant lesapparences sensibles de l'objet), soit abstraites et d'un caractre

    conceptuel, schmatique ou symbolique.

    3.- Indpendance des images l'gard du prsent sensoriel. Rle delattention volontaire.

    Si ces fantmes plastiques, ces doubles mobiles et dformables ou cessymboles des objets rels, que constituent les images et les concepts,pouvaient tre, tout moment, recouverts par le flot des perceptions ousensations actuelles, et si, ds lors, ils pouvaient disparatre soudainement duchamp de la conscience, au cours des oprations auxquelles ils doivent tresoumis, ces oprations deviendraient impraticables.

    Tout devra donc se passer comme si ces htes, ces occupants de l'espaceintellectuel, taient dots d'un pouvoir d'obsession suffisant pour que lesinformations sensorielles ou coenesthsiques recueillies pendant leurvocation (et qui sont relatives des prsences ou des processus actuels)ne puissent faire chec leur contemplation attentive.

    Ce ne sont dailleurs pas seulement les images ou concepts, mais encore lanotion des oprations mentales auxquelles elles sont soumises, et jusqu'

    L' image est une perception reviviscente, une sorte de rapparitionattnue d'une perception originale et qui comporte, en gnral, relativement cette dernire, des lacunes et des dformations.

    Mais, par extension, on peut aussi appeler images des associationsconceptuelles dessinant des figures abstraites. Issu de l'analyse des imagessensibles, le concept peut ainsi devenir son tour une source d'images d'uneautre sorte.

    Dans l'univers des reprsentations intimes, concepts et imagesapparaissent comme des termes corrlatifs, les premiers ralisant lastructuration logique des secondes, lesquelles peuvent correspondre soit un objet particulier dot d'un contour propre, soit un ensemble d'objets.

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    l'intention mme d'effectuer ces oprations, qui peuvent tre menacs etsubmergs par l'envahissement des impressions actuelles qui ne cessent deles transpercer.

    Il est donc indispensable que cette notion et cette intention soient dotesde la mme permanence, de la mme aptitude rsister aux sollicitationssensibles, que nous avons d attribuer aux images et aux concepts eux-mmes.

    En fait, si l'on excepte les cas o les images s'imposent d'elles-mmes laconscience avec une force hallucinatoire, leur persistante visibilit rsultebien moins de leur pouvoir d'obsession intrinsque, de leur aptitude concurrencer victorieusement la vivacit normale des impressionssensorielles prsentes, que du dsintressement de la conscience l'gardde tout ce qui nest pas elles. Leur lumire est faite, en quelque sorte, del'obscurcissement, de l'affaiblissement de notre conscience actuelle dumonde et de notre corps propre. En termes plus positifs, on peut parler d'unefocalisation de la conscience, qui s'effectue en direction de ces imagesinternes et les rend prfrentiellement perceptibles, en dpit de leur caractre

    diaphane et de la pauvret de leur clat naturel.Cette focalisation, qui constitue proprement lattention, peut tre, dans les

    conditions les plus favorables, spontane. Mais nul projet d'envergure nepourrait tre men jusqu' son terme si elle n'tait susceptible de devenirvolontaire et dlibre. Elle implique alors un refoulement lucide, un effortconscient d'expulsion de tout ce qui pourrait dtourner de la contemplation del'image. Elle manifeste une volont d'arrachement la fascination dispersivedu prsent sensoriel et cre, entre la conscience et ce prsent, une sorte dedistance ou de recul.

    4.- Facults requises pour la production et la manipulation des images.

    Pour que ltre humain puisse parvenir aux ralisations techniques dont ils'est montr historiquement capable, il ne suffit pas de lui octroyer ladisposition de cet espace intellectuel dont nous venons de mentionnerquelques traits essentiels, il faut encore le doter des facults qui luipermettront, d'une part, d'introduire dans cet espace des contenus appropris ses desseins et, d'autre part, d'effectuer sur ces contenus les oprationsslectives, transformantes et combinatoires, au terme desquelles le modle del'objet produire se trouvera constitu, ce modle incluant d'ailleurs quelqueprvision des moyens mettre en oeuvre pour sa ralisation matrielle.

    Quelles vont tre ces facults ?

    5.- Caractres de laction fabricatrice. Analyse et synthse.

    Nous avons soulign que l'espace intellectuel dans lequel se forment lesprojets techniques n'est que le lieu offert des reprsentations quiconstituent des intermdiaires entre deux moments d'une activit matriellefabricatrice.

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    Or, si l'on fait abstraction de ces intermdiaires invisibles, comment seprsente, objectivement, cette activit elle-mme ?

    Elle ne cre rien, substantiellement ; elle ne fait rien surgir ex nihilo, mais seborne, aprs leur avoir fait subir d'ventuels faonnements outransformations, regrouper autrement, engager dans des liens nouveaux etsystmatiques, des existants primitifs qui se prsentent rarement l'tat libreet qu'en consquence il lui faut, le plus souvent, dgager des associationsmatrielles dans lesquelles ils sont retenus.

    En soumettant des corps bruts , judicieusement choisis, destraitements physiques ou chimiques appropris, elle les analyse , c'est--dire les fractionne, pour en extraire certains lments dont elle fera, en lesadaptant la destination qu'elle leur assigne, en les recomposant selon sesvues propres, en les intgrant dans une synthse originale, les matriauxde ses fabrications ultrieures, de ses constructions caractristiques.

    Une telle activit, qui dtruit des liaisons prexistantes pour difier, avecles fragments issus de cette destruction, des structures nouvelles, est donc,tour tour, dissociatrice et unificatrice. Elle prsente deux aspects

    complmentaires et contradictoires la fois : deux aspects qui, d'ailleurs, fontcercle, car les fractionnements mmes qu'elle opre ncessitent l'emploid'appareils qui sont eux-mmes des crations, c'est--dire des synthsespralables d'lments issus de fractionnements antrieurs.

    6.- Mmoire et intelligence.

    Si l'on passe maintenant des choses mmes aux images ou aux conceptsdes choses, sans perdre de vue la signification pratique de ces images et deces concepts, on arrive, d'une part, la notion d'une facult vocatrice etslective, capable de faire apparatre, exclusivement, certaines images,

    certains concepts ; et, d'autre part, la notion d'une facult discriminative etopratoire qui va fragmenter l'image des totalits sensibles pour en extraire,en abstraire , des lments caractristiques qu'elle engagera dans desliens nouveaux ou dont elle saisira les rapports naturels jusque-lindiscerns.

    La premire de ces facults n'est autre qu'une mmoire organise, quiest prte restituer, ds qu'il en sera besoin, les doubles ou images desobjets, qui ont t classs, aprs tiquetage , dans ses archives.

    Une telle mmoire n'est plus seulement aptitude reconnatre , c'est--dire utiliser, pour les fins propres de l'individu, les objets qui se prsentent

    effectivement, mais encore capacit de les voquer lorsqu'ils ont cess dtresensoriellement prsents. Sous l'aspect prcis o nous l'envisageons ici, safonction n'est plus d'orienter ou de dclencher l'action immdiate, face unvnement surgissant, mais de prsenter des documents, en temps utile etdans un ordre requis, un vouloir engag dans un processus intrieur derecherche.

    Nous passons ainsi d'une mmoire active, qui n'apparat pas distinctementparce qu'elle est inspare de l'action mme, confondue avec la perception ou

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    l'impulsion actuelles, une mmoire identifiable et passive qui se met auxordres de la rflexion .

    La seconde des facults mentionnes est, proprement, l' intelligence .Par intelligence , nous entendrons cette facult qui, au lieu de saisir les

    objets comme des totalits sensibles, solitaires et d'un seul tenant, s'efforce,tout la fois, d'en oprer la division intime et de les relier mutuellement.

    Si l'on veut bien observer qu'un objet particulier peut jouer, dans laconstitution d'un ensemble fortuit ou organis, un rle semblable celui d'unlment distinct dans la constitution d'un objet donn, on pourra reconnatreque l'intelligence, ainsi dfinie, est bien la facult qui nous est apparue commedevant reproduire, sur le plan des images et des concepts, les dmarchescontradictoires et complmentaires qui caractrisent l'activit technique sur leplan matriel.

    Cette facult aura pour fonction essentielle d'noncer des jugements, c'est--dire de formuler des rapports : rapports entre objets sensibles pris dansleur totalit ; rapports, l'intrieur d'un mme objet, entre ses lments

    constitutifs ; rapports, enfin, entre des lments faisant partie intgranted'objets distincts.

    Ces rapports , qui relient des termes pralablement distingus, etmanifestent ainsi la double tendance, sparatrice et unificatrice, del'intelligence, n'interviennent, en ralit, ni entre les objets mmes, ni entreleurs lments constitutifs, mais entre les reprsentations intellectuelles, les concepts de ces objets ou de ces lments.

    7.- Le rseau tentaculaire des concepts et des rapports.

    Le concept d'un objet se trouvant lui-mme constitu par l'ensemble des

    rapports entre les concepts de ses lments, et le rapport d'objet ensemblene faisant que rpter analogiquement celui d'lment objet, il s'ensuit qu'unconcept quelconque n'existe et n'a de sens qu'en fonction d'autres conceptsqui lui doivent eux-mmes, rciproquement, une part de leur existence et deleur signification propres. En d'autres termes, chaque concept est pris etn'existe que dans un tissu de rapports, desquels il constitue tout la foisl'origine et l'aboutissement.

    L'ensemble des concepts et de leurs liaisons forme ainsi une sorte desystme clos, en ce sens que l'on peut parcourir indfiniment les circuitsdlimits par les liaisons entre concepts sans jamais aboutir une solution decontinuit : tous ces circuits sont ferms et se recoupent mutuellement.

    Chaque nouvel lment qui pntre entre les mailles du rseau de rapportsdont les concepts forment les noeuds se trouve instantanment saisi par destentacules issus d'lments prexistants.

    Il importe de noter, en outre, que l'introduction dans l'espace intellectuel dusystme de reprage constitu par les concepts et leurs liaisons ralise unevritable organisation de cet espace. C'est l un point capital sur lequelnous aurons revenir.

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    En rsum, nous pouvons dire que, dans cet espace intrieur o s'exercentses activits et o elle fait surgir un univers de reprsentations symboliqueset de concepts, l'intelligence tisse un rseau de rapports d'une croissantecomplexit, et maill de telle sorte qu' chaque objet sensible corresponde un nud du rseau. Dans ces conditions, un objet concret quelconquedevient, symboliquement, le point de recroisement de lignes de rapports partant d'autres objets, en mme temps qu'il apparat, dans son intimit,comme la synthse des rapports entre ses constituants.

    8.- Substitution des oprations sur les symboles aux oprations sur leschoses.

    Une sorte de toile arachnenne, qui ralise du mme coup une organisationeffective de l'espace intrieur, se trouve ainsi superpose, invisiblement, l'univers des prsences extrieures et concrtes, univers dont elle constitueune interprtation relationnelle, une connaissance intellectuelle.

    Ds lors, aux oprations matrielles sur les choses peuvent tre

    substitues, dans une certaine mesure, des oprations intellectuelles sur lessymboles des choses. En particulier, c'est en soumettant de vritablesessais mentaux des combinaisons diverses d'lments choisis, et en neretenant de ces combinaisons que celles qui se rvlent satisfaisantes, quel'on parvient graduellement former les schmes abstraits qui seront prispour modles des objets produire.

    9.- Dtachement du sujet de ses propres tats, dtachs eux-mmes duprsent sensoriel.

    Il est d'autre part vident que la construction du rseau idal et arachnen

    que nous venons de dcrire serait inconcevable si la conscience du sujet chezqui elle s'effectue n'tait dote de la capacit de survoler ses propresperceptions des choses ; de se dtacher paradoxalement de ses proprestats; d'instituer l'intrieur d'elle-mme, au prix d'un trange ddoublementde soi, un centre de perspective d'o il lui est possible de prendre, sur sescontenus intimes, une vue analogue celle que le regard peut prendre sur lesobjets extrieurs.

    Cette singulire aptitude, dont les graves consquences humaines nousapparatront ultrieurement, tait dj implique dans la contemplationspontane, vigile ou onirique, d'une image intrieure quelconque. Mais ellepouvait tre alors fortuite, intermittente et, surtout inconsciente de soi. Elle ne

    parvient la notion lucide d'elle-mme qu'au moment o la diffrence denature entre la perception directe et l'image mentale d'un objet se trouveclairement apprhende.

    Le sujet prend alors conscience de son propre arrachement au prsentsensoriel. Il dcouvre qu'il a, pour ainsi dire, scrt, entre lui-mme et leschoses, un univers autonome d'images et de reprsentations.

    Une telle prise de conscience est tardive et n'apparat ni dans le rve (quiconstitue pourtant, l'gard du sensible, un paroxysme de dsintressement),

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    ni chez le tout jeune enfant, lequel, nous aurons revenir sur ce point, met surle mme plan image et objet, souvenir du rve et ralit.

    10.- Importance centrale de l'intelligence qui se subordonne et pntre, enles contaminant d'elle-mme, toutes les autres facults. Elle constitue le pivotde toute opration dlibre.

    Sans l'intelligence, il serait impossible non seulement de crer, mais encored'ordonner, d'associer judicieusement les concepts. De mme que, sans sonintervention, on chouerait produire un objet projet, puisque l'on ne sauraitplus formuler ni saisir les rapports entre les lments reprsentatifs inclusdans le modle de cet objet et les matriaux qui devraient constituer lesincarnations sensibles de ces lments idaux.

    L'intelligence, qui s'alimente de toutes les autres facults, les pntre enretour, et est au principe de leur efficacit. Elle est toujours, quelque degr,implique dans leur description qui, de ce fait, ne peut apparatre, en touterigueur, comme spcifique. Il est, par exemple, ais de dcouvrir, dans cette

    mmoire organise que nous avons antrieurement considre, des traits quidnoncent l'intelligence et qu'elle a suscits.

    Une telle facult, qui imprime sa marque sur toutes les autres, et sans quoila possession mme d'un espace intrieur ouvert, comme celui du rve, desreprsentations des choses, perdrait toute signification et toute valeurtechniques, est au centre de toutes les possibilits humaines.

    Ce qui, dans l'ordre de l'instinct, tait relation vitale et dclenchait un acteimmdiat, devient avec elle l'objet d'une reprsentation immobile, dtache detoute initiative extrieure, de toute urgence ; un rapport pens , dont lestermes, simultanment distingus et runis, constituent le thme d'unecontemplation intellectuelle sans traduction motrice instantane.

    Parce qu'elle est l'origine de la notion de relation, de rapport, l'intelligenceest le pivot de toute opration dlibre, car toute opration dlibre rsultede la mise en oeuvre d'une rgle opratoire, laquelle se rduit la formulationde rapports successifs entre des actes qui constituent eux-mmes des misesen rapport d'objets spcifis. Il s'ensuit qu'en passant maintenant l'tudedes facults qui sont au principe des oprations portant sur les contenus del'espace intellectuel, nous ne sortirons pas vraiment du domaine del'intelligence, mais ne ferons que pntrer plus avant dans le champ sanslimites de ses applications et de ses spcialisations.

    11.- Logique et pense discursive.

    Pour qu'une manipulation intentionnelle des concepts ou des images soitpossible et, dans l'ordre technique, fructueuse, il faut que l'on dispose dergles prcisant quels concepts ou images doivent tre associs, de quellemanire, et aprs quelles transformations, si l'on veut que leur associationdevienne reprsentative d'un objet, physiquement ralisable, rpondant auxexigences en vue desquelles on s'efforce de le produire. Il est, de surcrot,

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    indispensable que l'on puisse suivre une image particulire, la situer , aucours des dplacements qu'on lui fera subir.

    L'ensemble des rgles qui prsident la manipulation des images oudfinissent les oprations licites (c'est--dire techniquement valables)auxquelles peuvent tre soumis les concepts sont les produits d'une facultlogique et constituent ce que nous appelons la logique ou l'art duraisonnement.

    Ces rgles expriment, par exemple, ce que seront les rapports entre deuxconcepts extrmes dont les rapports avec un concept intermdiaire sontsupposs connus (syllogisme) ; ou encore elles permettent de dgager toutesles implications d'un concept donn.

    Elles ouvrent la porte une connaissance qui se dveloppe de faonmcanique, automatique, ds que les rgles en sont poses ; et qui estappele discursive parce qu'elle se forme de proche en proche, soit enprogressant d'un point un autre du rseau conceptuel - selon ce que nousavons appel des lignes de rapport - soit en dvidant, si l'on peut dire, lescheveaux de rapports auxquels se rduisent, en dfinitive, les concepts.

    Certaines des rgles constitutives de la logique ont t appliquesd'instinct, ont exist en acte avant toute formulation, mais, mesure que lesralisations techniques devenaient plus prcises et plus dlicates, il a falludonner ces rgles une forme explicite et toujours plus rigoureuse ;cependant que d'autres rgles ont d tre dlibrment dgages d'unexamen attentif des faits.

    12.- Les deux aspects : spatial (ou formel) et temporel (ou causal), de lalogique. Causalit et prvision technique.

    On pourrait dire que la logique, envisage ici comme servante de la

    technique, comme science gnrale des principes opratoires applicables auxconcepts intervenant dans la formation des projets d'expriences,d'instruments ou de machines, prsente un aspect spatial et unaspect temporel .

    Sous son aspect spatial , elle ne s'intresse qu'aux proprits formellesdes concepts; aux rapports de convenance, d'incompatibilit ou d'implicationmutuelle des lments de leurs structures, ces structures tant tenues,conventionnellement, pour immuables.

    Sous son aspect temporel , elle constitue un instrument de prdiction

    des vnements futurs , ou de reconstitution, de rtrospection desvnements passs . Elle fait connatre ce que seront, dans l'avenir, lesrsultats des rencontres ou associations d'objets que l'on provoqueraitactuellement ; ou encore, elle annonce la figure que prendront lesconstellations fortuites et prsentes d'objets naturels, une phase ultrieurede leur volution spontane. Rciproquement, elle fait dcouvrir ce que durenttre, dans le pass, les rencontres des choses pour que les apparencesactuelles soient ce quelles sont.

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    En d'autres termes, envisage sous ce biais temporel , la logiqueconstitue une science du devenir des rencontres des choses, que cesrencontres (supposes gnralement transformantes et non pas simplementagrgatives) soient dlibrment provoques ou indpendantes de touteintervention humaine. Une telle science est fonde sur la notion decausalit .

    Cette notion rattache un effet une cause , c'est--dire un certainvnement (une certaine constellation remarquable et significative de choses) un autre vnement antrieur bien dfini, et permet ainsi, en reportant duprsent vers le futur les rapports observs entre le pass et le prsent, deprdire l'avenir, naturel ou provoqu.

    En donnant prise l'homme sur une certaine forme mcanique dutemps, la notion de causalit le rend capable de prvoir, tout la fois, lescirconstances naturelles qui pourront menacer ou favoriser ses entreprises, etles effets rels futurs des combinaisons, qu'il se reprsente en imaginationcomme actuellement ralises, entre objets dj existants.

    Elle est ainsi au principe des rgles opratoires grce auxquelles il peut

    savoir quels lments il devra assembler, quels moyens il devra mettre enoeuvre, s'il veut atteindre la fin qu'il propose ses efforts.

    Sans cette notion, laquelle toute prdiction, toute prvision techniquessont suspendues, la poursuite mthodique d'une fin, l'laboration d'un projetquelconque, deviendraient absolument impensables ; si l'homme n'avait su s'ylever, la concevoir, il n'aurait jamais pu parvenir l'extraordinaire pouvoirterrestre qui est sien, et son destin plantaire s'en serait trouv terriblementhumili. Sa condition prsente, s'il avait survcu, n'aurait gure dpass celledes singes suprieurs.

    13.- Rversibilit des oprations mentales.

    On ne peut s'assurer de la validit d'une conclusion logique ou d'unmodle, ni contrler qu'un objet en cours de fabrication ou tenu pour achev(cet objet pouvant tre aussi bien un dispositif d'exprience) est conforme son projet, que si l'on est capable de refaire en imagination, et dans l'ordreinverse, toutes les oprations mentales ou matrielles qui ont conduit l'tatactuel du raisonnement, du modle ou de l'objet.

    Cette aptitude remonter le cours du temps logique ou technique, cetterversibilit des oprations proprement intellectuelles, ou des reprsentationsintellectuelles des oprations matrielles, constitue, au regard de Piaget, undes traits essentiels et tardifs de l'intelligence humaine, un quivalent de la

    possibilit, affirme dans la thorie des groupes, de faire correspondre toute opration directe , affectant les constituants du groupe, une oprationinverse ramenant ces tres mathmatiques leur forme initiale.

    Elle suppose un retour conscient vers le pass, une rtrospection qui estexclue du comportement dit perceptif , lequel est toujours orient vers lefutur.

    Sans elle non seulement l'emploi, mais encore l'dification d'une logiqueseraient inconcevables. Comment pourrait-on, en effet, tudier les structures

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    de la pense, et donc en fixer les normes idales, si l'on ne pouvait repasserconsciemment du terme d'un mouvement intellectuel son origine, enretrouvant, dans leur ordre, toutes les tapes intermdiaires ?

    Ce qui devait s'imposer comme rgles des oprations prsentes ou futuresn'a pu qutre dduit de l'examen rtrospectif des oprations passes qui sesont rvles efficaces, qui ont russi.

    14.- Dtachement critique de la conscience l'gard de ses propresoprations. Activit normative.

    Nous avons dj vu la conscience se dtacher de ses propres tats. Nous lavoyons maintenant, avec l'laboration des rgles opratoires, se dtacher deses propres oprations pour les soumettre un examen critique. C'est unnouveau degr franchi dans l'ascension vers la conscience rflexive de soi ;une nouvelle tape de cette dcentration (Piaget), de ce ddoublementinterne qui est la condition sine qua nonde la connaissance et des conduitesobjectives.

    C'est aussi l'apparition d'une activit normative et axiologique, qui formuledes rgles et porte des jugements de valeur. Certes, ces jugements neconcernent ici que la validit des oprations logiques, mais la fonction dontils dpendent ne diffre pas essentiellement de celle qui est la source desjugements de valeurs d'ordre moral, relatifs aux conduites humaines.

    15.- Organisation de l'espace reprsentatif. Cration de cadres et derfrentiels. Espace gomtrique.

    La capacit de suivre, de situer une image particulire, au sein d'unensemble d'images dans lequel elle se meut, ne va pas sans une organisation

    implicite de l'espace intellectuel, sans la constitution, au moins embryonnaire,de cadres , relativement auxquels l'image mobile peut tre repre. Nousavons vu que l'introduction, dans l'espace intrieur, du systme de reprageconstitu par le rseau des concepts et de leurs liaisons, conduisait dj lanotion d'un espace reprsentatif organis.

    Mais le type le plus achev d'un espace organis et pourvu de cadres dereprage est l'espace gomtrique, avec ses rfrentiels constitus pardes directions privilgies, associes individuellement des units demesure spcifiques partir desquelles il devient possible de dfinir desjauges .

    C'est de semblables rfrentiels, dont la notion a t audacieusement

    gnralise (espace des vitesses de la thorie cintique des gaz et, plusgnralement, surfaces de caractristiques ; multiplicits ponctuellesnumriques N dimensions ; et mme espace des qualits morales, qui seconstitue partir d'une notion grossirement quantitative des attributsmoraux), que l'on rapporte les existants particuliers, idaux ou sensibles, la forme , aux mouvements ou l'histoire desquels s'intresse l'esprit.

    16.- Importance technique de la fonction organisatrice.

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    La tendance organisatrice dont tmoigne la cration de ces cadres, de ces

    rfrentiels, est un facteur d'une importance technique dcisive.

    L'observation fortuite et l'invention spontane n'iraient pas loin si elless'arrtaient elles-mmes ; si l'on se bornait enregistrer, navement et defaon disparate, leurs rsultats. Ce qui confre toute leur valeur et leursignification aux observations ou inventions parses, ce qui les rendvritablement fcondes, c'est le dveloppement logique de leursconsquences par les procds discursifs , c'est leur confrontationmutuelle, leur organisation mthodique, leur insertion dans un systme derapports dj reconnus, qu'elles enrichissent et qui, en retour, les claire etles explique.

    Ces dernires oprations, qui sont elles-mmes impliques dans laconstruction de ce rseau des concepts dont nous avons antrieurementparl, ne peuvent tre que le fait d'une activit abstrayante , capable de

    discerner des caractres communs chez des objets apparemment fortdissemblables ; ou encore, ce qui revient au mme, de discerner lapersistance d'un certain caractre au cours des transformations successivesd'un mme objet.

    Une telle activit, que nous avons dj rencontre comme constituant del'intelligence, rduit les objets, par analyse , des sommes, des listes decaractres abstraits , de concepts , dont chacun, pris isolment, peutconvenir un grand nombre d'objets et constitue, ds lors, une rubriquegnrale sous laquelle on peut ranger, en tant qu'ils prsentent ce caractre,tous ces objets.

    C'est dire qu'une possibilit de classification et de gnralisation apparat.

    17.- Pense cratrice et pense discursive font cercle.

    Des cadres gnraux peuvent ainsi tre forms, l'intrieur desquelsobservations et inventions isoles recevront une place prcise et significative.

    Dtre, de la sorte, accueillies et coordonnes dans un systme gnrald'intgration construit leur intention, elles acquerront une efficacit sansrapport avec celle qu'elles auraient pu avoir dans leur tat initial de

    dispersion.En outre, les obscurits ou lacunes qui se manifesteront au cours des

    tentatives que l'on fera pour les ordonner, aprs en avoir dgagmthodiquement les consquences, deviendront les stimulants, les prtextesd'observations et d'inventions nouvelles.

    Ainsi, l'invention, par une mditation discursive sur ses propres rsultats,recrera perptuellement sa propre ncessit. Elle se suscitera elle-mme, parl'intermdiaire d'une rflexion qui met en oeuvre les procds logiques

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    l'intrieur des cadres d'un savoir organis. De la sorte, son veil ne sera plusexclusivement tributaire d'vnements extrieurs, indpendants d'elle-mme.Il deviendra, si l'on peut dire, sa propre cause, et ceci nous fait comprendrepourquoi, chez l'homme, qui ne cesse d'en considrer et d'en prolongermthodiquement les rsultats, l'invention est si frquente.

    18.- Apprciations injustes.

    On a souvent tendance mpriser, cause du caractre mcanique de leuremploi, l'ensemble des procds logiques, pour vouer l'invention, lacration, un culte bloui. Mais, dans le processus historique dudveloppement des sciences, invention et rflexion discursive ne cessent defaire cercle. La mthode, qui est application de rgles dcouvertes parl'invention, ne cesse d'pauler cette dernire, dont elle est un produitrespectable et hautement caractristique.

    Certes, la mthode n'existerait pas sans l'invention, mais, en retour,l'invention, sans la mthode, resterait techniquement impuissante.

    L'intelligence, sainement comprise, n'est pas seulement intuition cratrice,elle est inextricablement invention et discours ; elle constitue unprocessus original et complexe dans lequel ces lments, la foiscontradictoires et complmentaires, ne cessent de se succder, de se suscitermutuellement et d'enchevtrer leurs rsultats.

    19.- Rle du langage et des arts graphiques.

    II convient de souligner le rle immense du langage dans la gense d'unsavoir organis.

    Produit caractristique de l'intelligence naissante et support de ses

    dveloppements ultrieurs, n'est-il pas dj, en soi, une symboliquecohrente, dote d'une logique propre s'exprimant dans des rgles prcises ?

    Ses symboles phontiques et graphiques ne confrent pas seulement auxconcepts une manire d'existence concrte, une apparence sensible etidentifiable. Ils ne permettent pas seulement de reprer les images mentales etde formuler les rgles de leur manipulation. Ils sont encore les intermdiairesgrce auxquels les individus humains peuvent se communiquer mutuellement,et de faon prcise, les contenus actuels de leurs espaces reprsentatifs,c'est--dire, littralement, leurs conceptions.

    En particulier, s'agissant d'oprations ou de fabrications techniquesncessitant le concours de centaines sinon de milliers d'individus spcialiss,

    ils sont ces instruments de transmission des consignes et des ordres sanslesquels des actions collectives, complexes et coordonnes, d'une telleampleur, ne pourraient tre entreprises ni mme envisages.

    Le langage n'est-il pas, d'autre part, le principal moyen de conservation, detransmission historique du savoir humain ? N'est-ce pas grce lui quel'humanit entire ressemble, comme on l'a dit, un homme qui apprendraittoujours et ne mourrait jamais ?

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    Ds lors, bien que tomb en un certain discrdit, qui, en bonne justice,n'aurait d atteindre que ceux qui en firent, et continuent d'en faire, un usageaussi dplorable qu'inconsidr, le langage, outil tonnant et d'une puissancepresque magique, n'en constitue pas moins une invention prodigieuse et l'undes traits essentiels de l'humanit. C'est seulement lorsque ltre humaincommence en acqurir la matrise qu'il se met soudainement distancer lessinges suprieurs, lesquels, jusque-l, pouvaient faire preuve d'uneingniosit pratique, d'une habilet surpassant les siennes.

    Le dessin, particulirement sous la forme de l'pure, du schma, peut trerattach au langage et repose, comme lui, sur des conventions. Son rle n'acess de crotre, dans l'ordre technique, mesure que les projets industrielsdevenaient plus vastes et plus complexes.

    Reprsentation conceptuelle et langage (en y comprenant les artsgraphiques) sont troitement solidaires et se prtent un mutuel appui,s'paulent mutuellement. On pourrait dire qu'ils sont les deux visages d'unmme effort et tmoignent d'une mme activit organisatrice.

    Nous y insistons : ce n'est pas seulement parce que l'invention est chez lui

    beaucoup plus frquente (et ce fait mme, nous l'avons vu, est dj tributairedes fonctions logiques, des procds discursifs) que l'homme a pu acqurirsur l'animal une si crasante supriorit. C'est encore et peut-tre surtoutparce qu'il a pu organiser ses observations et dcouvertes en un systmesuffisamment cohrent, et obtenir ainsi, par cette systmatisation de sesconnaissances, les puissants moyens ncessaires l'excution de sesaudacieux projets.

    20.- Importance historique de l'abstraction et de la classification.

    Parce que l'on a abus de l'abstraction et de la classification, comme l'on a

    abus du langage qui constitue leur instrument de choix, elles ont t, de lapart de certains, l'objet de violentes attaques et d'un grand mpris. On ne doitpourtant pas oublier que, sans elles, il n'est pas de science possible etqu'elles ont t, de la sorte, les conditions sine qua nondes extraordinairescrations techniques qui ont fait, au sein de l'ordre dit naturel , la toute-puissance humaine.

    A leur insu, nombre de ceux qui les dcrient leur doivent d'exister.Renoncer leur emploi, et celui de leurs rsultats historiques, ce serait,sans nul doute, signer l'arrt de mort, par inanition affreuse, de plus d'unmilliard dtres humains ; ce serait provoquer une hcatombe au regard delaquelle celles causes par les guerres les plus meurtrires que le monde ait

    jusqu'ici connues, apparatraient bnignes et presque ridicules. Sil'abstraction et la classification ont pu fcheusement renforcer le sens desdivisions humaines, elles n'en ont pas moins t, dans l'ordre technique,prcieusement fcondes, et l'on peut dire qu'elles y ont introduit un fermentde division cratrice.

    21.- Capacit d'acqurir des comportements nouveaux.

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    Il est, enfin, vident que tous les projets techniques de l'homme seraientvains et irralisables s'il n'avait la capacit de substituer son comportementactuel, en un certain domaine, un comportement nouveau dont il conoitintellectuellement la ncessit technique et dont il sait d'avance formuler lesnormes.

    C'est dire qu'il doit pouvoir remodeler ses activits coutumires, raliser,entre ses gestes successifs, des coordinations nouvelles et prmdites, demanire pouvoir accomplir les tches neuves qu'implique, qu'exige, la miseen oeuvre de ses projets, l'excution de ses desseins.

    Ainsi, tout projet de cration technique se doublera ncessairement d'unprojet de comportement humain, en un certain domaine.

    IV

    INTELLIGENCE TECHNIQUEET REPRESENTATION DU MONDE

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    1.- Caractre incomplet de l'tude entreprise. Recherche de la significationproprement humaine des facults inventories.

    En recherchant quelle devait tre, tant dans l'ordre intellectuel que danscelui du comportement, la structure d'un agent capable des ralisationstechniques qui ont confr l'homme son insigne pouvoir, nous n'avonsprtendu ni tre complet ni faire oeuvre de spcialiste. Renonant l'analysedtaille des faits sur lesquels se sont penchs et propos desquels se sontillustrs les philosophes professionnels, nous nous sommes principalementattach mettre en lumire les points qui nous seraient utiles dans la suite.

    Les fonctions mentales ou idomotrices que nous avons successivementdgages et reconnues, et qui constituent ensemble ce que l'on pourraitappeler l' intelligence technique , peuvent passer pour caractristiques del'tat humain adulte, suppos normal1.

    Ces fonctions, toutefois, se prsentent nous dans un ordre passablementdispers qui est celui mme dans lequel nous les avons inventories au coursd'une recherche dont le cheminement fut quelque peu arbitraire. Et, jusqu'ici,nous ne percevons entre elles qu'un lien vident, mais tout extrieur, celui,prcisment, de participer ensemble la gense des produits de l'industriehumaine.

    Ne pourrait-on leur dcouvrir des affinits naturelles plus intimes ? Neserait-il pas possible de les grouper d'une manire plus intrinsquementcohrente ? De les envisager sous un biais qui serait, dans l'ordre humain,plus rvlateur ? N'auraient-elles pas, s'ajoutant leur signification technique,une signification autre, directement psychologique ? Le fait de les attribuer

    un sujet n'entranerait-il pas, chez ce sujet, une disposition adopter uncertain, mode d'apprhension des choses et de lui-mme ; raliser uncertain type d'exprience vitale ?

    Nous allons tenter de rpondre affirmativement ces questions.

    1 On peut distinguer une intelligence pratique ou intelligence des

    situations , appele encore sensori-motrice par Piaget, et uneintelligence conceptuelle . Ce que nous appelons intelligence technique ,c'est en somme et surtout, l'intelligence conceptuelle, en tant qu'elle seconsacre l'tude des problmes techniques. On pourrait lui opposer,

    toujours dans le cadre conceptuel, une intelligence gnrale ou philosophiqueoriente vers la connaissance pure et dsintresse, mais dont elle utilisepourtant des fins techniques certains rsultats. Il n'existe d'ailleurs pas, notre sens, plusieurs intelligences mais simplement plusieurs niveaux defonctionnement et plusieurs orientations d'une facult unique qui estessentiellement une facult suprieure d'adaptation.

    Aux types sensori-moteur et conceptuel d'intelligence correspondentrespectivement les espaces sensori-moteur et conceptuel.

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    2.- Primaut de l'espace intrieur.

    Si nous reconsidrons l'ensemble des facults que nous avons d attribuer ltre humain pour qu'il pt nous apparatre capable des exploits techniquesqu'il a effectivement raliss, nous sommes amens penser que la plusprimitive, la plus indispensable de toutes, celle sans quoi les autres seraientdpourvues de tout point d'application et de toute efficacit, c'est la facult dedisposer d'un espace intrieur, dont nous avons dit qu'il reste distinct del'espace sensible, mme lorsqu'il parat s'y superposer.

    C'est dans cet espace intime que surgissent, se meuvent, se modifient ets'assemblent, comme autant de formes spectrales, tous les lments figuratifsou conceptuels qui, par transformation, slection et combinaison, parorganisation et cristallisation autour des axes idaux que sont les finspoursuivies, donneront naissance aux modles intellectuels des objets produire.

    3.- Espace et mmoire. Images et souvenirs.

    Or, quelle est la nature de cet espace ? Ou, plus prcisment, comme iln'est que le lieu idal des prsences qui s'y manifestent, la distance vide quenous introduisons entre elles pour les distinguer, quelles sont la nature et lasource de ces prsences ? Il n'y a, ici, quune une rponse possible:

    Ces prsences, ces images , tirent leur substance de la mmoire mme :leurs matriaux constitutifs s'chappent de ses archives, de ses coffres.

    Elles sont, lors de leur surgissement et avant toute dformation plastique,des restitutions authentiques, globales ou fragmentaires, de perceptions oude reprsentations vigiles dment enregistres.

    Il s'ensuit que l'espace intrieur n'est pas, comme nous avons jusqu'prsent paru le dire, un fait distinct de la mmoire, fruste ou organise: il n'estqu'une vue dlibrment prise sur certains des contenus de cette mmoire,ces contenus tant saisis en eux-mmes, sans rfrence la situationprsente, et conservant le caractre extensif inhrent aux perceptionssensorielles dont ils constituent les traces.

    A y regarder de prs, cet espace interne apparat donc plutt comme lammoire d'un espace sensible antrieurement peru que comme un espaceproprement dit ; encore que l'on pourrait inversement et rciproquementsoutenir qu'il est l'espace propre de la mmoire, c'est--dire l'espace o lescontenus de la mmoire peuvent se manifester comme tels, devenir prsents

    la conscience, non pas avec la force hallucinatoire et imprieuse desperceptions originales ou des images oniriques, mais avec une sorte devivacit transparente qui les rend susceptibles de constituer les objetsdiscrets et distincts d'une attention soutenue.

    Bien que les images, les prsences, qui hantent l'espace intrieur, soienttisses de la mme toffe que les souvenirs simples et puissent parfoisreproduire initialement les traits de l'un ou l'autre d'entre eux, elles ne seconfondent pas gnralement avec eux et n'en ont pas la relative stabilit

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    spcifique. Elles apparaissent comme des espces dformables, animesd'une vie propre et dont les mtamorphoses mmes peuvent donner lieu dessouvenirs originaux.

    Dans le cas le plus gnral o l'image n'est pas, purement et simplement, lesouvenir d'une perception externe ou d'une impression coenesthsique, onserait tent de dire qu'une puissance indpendante, sorte de volont1 armed'intelligence, a arrach aux dossiers de la mmoire les lments qui allaientservir former l'image et que, les asservissant ses fins propres, elle les agroups de manire faire apparatre, prcisment, cette image, cetteconstellation d'ombres drobes ces autres ombres que sont les souvenirs.Mais il n'est pas certain qu'une telle puissance, qui parat disposer de lammoire, n'en soit pas insidieusement servante, n'mane pas de ses couchesprofondes ; et l'on pourrait peut-tre tout aussi bien dire que ce sont lescontenus de la mmoire qui, mergeant au grand jour de la conscience, sesont mis vivre d'une vie spontane, prolifrer trangement, se donnanteux-mmes leur mouvement selon leur nature propre et en fonction du

    champ psychique cr par leur rassemblement mme.

    4.- L'invasion des souvenirs.

    Quoi qu'il en soit de ces interprtations et que, d'autre part, la rflexion, lesoprations mentales s'appliquent des souvenirs intgralement restitus (auxdformations prs qui se manifestent dans le jeu spontan de la mmoire) ou des fragments plastiques, intentionnellement abstraits, dlibrmentdtachs de souvenirs divers, nous sommes en prsence d'un fait capital:I'intrusion fantomale des contenus de la mmoire dans le champ de la

    perception actuelle, ces contenus manifestant une activit originale,spontane ou impose.

    Ainsi, un thtre d'ombres ou de marionnettes; d'origine interne, vientconcurrencer trangement et chevaucher, en quelque sorte, le spectacle offertpar le monde extrieur.

    5.- Condition animale et condition humaine. Rve et ralit.

    Relativement la condition de l'animal, telle que nous pouvons lapressentir, c'est une rvolution.

    Chez l'animal, en effet, l'action, qui consiste en une srie de

    dclenchements musculaires en rapport immdiat avec les circonstances

    1 Cette volont ne serait autre, d'ailleurs, que celle que nous avons vue se

    manifester dans l'attention dlibre, dans la suspension de l'intrt accordau prsent sensoriel. Elle apparat comme un facteur d'arrachement ceprsent et ses fluctuations.

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    prsentes, est essentiellement instinctive1, et tout nous incline penser que lacondition intrieure d'un tre dont l'action est instinctive prsente le mmeaspect que notre propre condition intrieure lorsque nous agissons de faonsoudaine et irrflchie, lorsque notre action est une rponse instantane,imprmdite, une situation imprative.

    Or, au cours d'une telle action impulsive, les contenus de notre mmoire quisont en rapport avec cette action, et en expliquent le caractre, ne nousapparaissent pas isolment. La conscience que nous en avons n'est pasdistincte et spcifique, mais enveloppe dans celle de l'acte qu'ilsconditionnent ou dterminent.

    Nous pouvons en infrer analogiquement que, chez l'animal, les contenusde la mmoire ne sont pas apprhends comme tels, ne constituent pas desobjets d'attention intime ( vrai dire, la notion de l'intime, en tant qu'oppos l'externe, n'existe mme pas chez lanimal), mais se dissimulent, en quelquesorte, dans le tissu de l'action. Incorpors totalement l'action, la dterminantde l'intrieur, exerant sur elle un contrle direct et absolu, ils ne se tiennentpas distance d'elle comme des guides qu'elle devrait prendre ou consulter,

    et qui, ds lors, devraient tre pralablement sollicits.En d'autres termes, bien que ces contenus colorent insidieusement toutes

    les perceptions de l'animal et constituent des facteurs d'explication de soncomportement, ils n'ont pas, dans sa conscience, d'existence spare, delocalisation propre. Ils interviennent dans le dclenchement des actes, dans ladtermination de leurs caractres extrieurs et de leur saveur intime, mais nesont ni reprsents ni penss spcifiquement et distinctement. On pourraitdire que, sans pouvoir parvenir l'tat de prcipit identifiable, ils existenten suspension dans la notion que se fait l'animal des circonstances qu'ilrencontre et des actes qu'il accomplit.

    Certes, dans le rve de l'enfant ou de l'animal, les contenus de la mmoire

    peuvent apparatre distinctement, dtachs de toute action effective, etmanifester, dans un univers qui leur est propre, une activit originale dont leslois sont, du reste, bien moins d'ordre intellectuel que d'ordre affectif. Mais,bien que de mme essence que l'espace interne dont nous avons maintes foisparl, cet univers de souvenirs travestis en images oniriques n'est pas alorsdistingu, nous l'avons dj not, de l'univers objectif des perceptions vigiles.Il alterne avec lui sans lui tre oppos, sans que l'un et l'autre soientsimultanment saisis, avec leurs caractres spcifiques; dans une mmeexprience, o l'un viendrait, en quelque sorte, en surimpression sur le fondconstitu par l'autre. Il y a simplement conscution, sans interfrence et mmesans ligne de dmarcation prcise.

    Au contraire, dans l'tat humain adulte, que nous venons d'tudier enfonction des exigences techniques auxquelles il doit satisfaire, il y adbordement des archives de la mmoire, ou d'extraits plastiques de cesarchives, dans le champ de l'action, c'est--dire, en termes plus prcis, dans le

    1 Nous ne distinguons pas ici entre les instincts purs et les habitudes

    acquises, qui conduisent au mme type daction.

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    champ exclusivement occup, chez l'animal, par des perceptions sensiblesqui sont en rapport avec l'action prsente et auxquelles la matire dessouvenirs se trouve invisiblement incorpore.

    Cette matire afflue maintenant, pour s'y mouvoir, dans cet espace intrieurdont elle cre la notion spcifique, et il y a ds lors coexistence, dans lechamp d'une mme conscience, de perceptions actuelles (grossies demmoires implicites) et de souvenirs qui, flottant sans lien apparent avecces perceptions qu'ils concurrencent, sont identifis comme tels et peuventfaire l'objet d'une attention distincte.

    6.- Reconstitution matrielle du pass et conscience du pass en tantqu'oppos au prsent.

    La mmoire, ici, n'intervient plus seulement comme un modificateuranonyme, comme un ingrdient inobservable de l'action prsente: elleapparat comme un fait autonome et peut aboutir, en dehors de toutesollicitation extrieure immdiate, une sorte de restitution formelle et

    prcise, de reconstitution matrielle , des circonstances passes .Elle ne se borne pas, par exemple, librer aujourd'hui mes gestes de la

    retenue que leur imposait jadis un obstacle depuis quelque temps enlev ; ellen'apparat plus comme une sorte d'enregistrement musculaire simple de ladisparition de cet obstacle. Elle est, en outre, capable de me fournir une imageprcise de l'objet disparu, de me le rendre nouveau prsent, en quelquemanire, mme si je n'ai pas besoin de cette re-prsentation pour tre enmesure d'agir correctement dans les conditions o je me trouve.

    Une telle mmoire ralise donc, dans le prsent , une sorte dersurrection fantomale, de matrialisation diaphane du pass .

    Il s'ensuit que la possession, par ltre humain, de cette mmoire ou, ce qui

    revient au mme, de cet espace intrieur qui la suppose et sans lequel elle nepourrait se manifester, entrane, chez cet tre, la facult d'opposer auprsent le pass . C'est--dire d'opposer, un groupe d'impressionssensorielles, vives et originales, qu'il a le sentiment de subir - et rattache des causes externes et permanentes, appeles objets prsents -, une image interne , qu'il dpend de lui-mme de faire surgir et qui lui apparat commele reflet ou rsidu intime d'un autre groupe de perceptions sensorielles,relatives des objets non prsents, ou une disposition non prsente desobjets prsents.

    7.- Conscience du temps-dure. Rle de la causalit. Projet et futur.

    Avec cette opposition, le pass et le prsent sont saisis comme tels ; et uneconscience du temps , de la dure , une conscience temporelle del'coulement des choses commence se former.

    Elle se prcisera par l'acquisition de la notion de causalit et se complterapar la notion d'un futur qui est au prsent ce que le prsent est au pass:quelque chose est l qui n'y tait pas tout l'heure, donc quelque chose seral qui ne s'y trouve pas encore.

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    A vrai dire, la notion de futur tait dj incluse dans celle mme de projet, etil n'est donc pas surprenant que nous la retrouvions comme produit del'activit spontane des fonctions mentales qui concourent l'laborationformelle de tout projet.

    Un projet, d'ordre technique, ne peut tre conu et apprci qu'en fonctionet en vue d'une fin qui, nous l'avons dit, constitue, en quelque sorte, l'axe idalautour duquel il prend forme et cristallise.

    Or, considre partir du prsent, toute fin poursuivie (le termepoursuivie est, cet gard, rvlateur) apparat comme un futur. C'est untat dtre ou de choses inexistant dont le besoin est actuellement etdistinctement ressenti. Elle est vise par une intention consciente d'elle-mme1 mais provisoirement ignorante des moyens par lesquels elle seralisera. L'laboration du projet, partir de cette intention, constitue leprocessus de dcouverte de ces moyens. Elle marque le passage d'uneexigence affective la conception d'une structure matrielle propre satisfaire cette exigence.

    Le projet, qui nat de l'apptition consciente d'une condition future, est

    donc une anticipation structurale, une anticipation formelle du futur. C'est direqu'il ne peut tre form que par un sujet dont la conscience a pu accder une notion distinctive du futur, et mme, ce qui plus est, une notion de sonpropre futur. Car tout projet technique rsulte d'une tentative faite par l'hommepour se confrer lui-mme un pouvoir qu'il n'a pas. Il implique donc, chez lesujet, quelque degr, une conscience pralable de lui-mme en tant querevtu de ce pouvoir; une prfiguration de sa propre condition venir, qui neva pas sans une certaine conscience distincte de lui-mme dans le prsent.

    8.-Le temps-paramtre et sa mesure.

    Avec les trois notions de pass, de prsent et de futur, lies entre elles parla causalit, et assujetties un ordre de succession ncessaire qui se fondesur la notion d'une irrversibilit gnrale du cours des choses, le tempsde la psychologie adulte se trouve, en principe, constitu.

    Au terme d'une laboration ultrieure, on en viendra dsigner par tempsce quelque chose dont le mouvement, le passage , est cens entraner tousles mouvements concrets observables, dclencher tous les vnements ; cequelque chose qui, en passant lui-mme, fait passer le monde. On en fera unesorte de changement-type, de nature idale, universelle et irrsistible ; unesorte de commun dnominateur auquel tous les changements internes ouexternes, intellectuels ou sensibles, seront rapports.

    1 Ce trait fait apparatre une opposition entre les conditions de l'activit

    formatrice de projets et celles de l'activit instinctive, cette dernire tant,selon la dfinition commune, spontanment adapte des fins dont le sujetn'a pas de notion explicite. Dans la mesure o la conscience animalecorrespond une telle activit instinctive, elle se situe aux antipodes de lapense humaine adulte qui est perptuel enfantement de projets.

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    Ce changement-type sera lui-mme symbolis par le mouvementirrversible, le long de lignes portant des repres chiffrs, d'index attachs certains dispositifs, naturels ou artificiels, dnomms horloges .

    A chacun des repres chiffrs, qui sont appels dates ou moments ,on fait correspondre un tat instantan de la conscience individuelle et, parvoie de consquence, un aspect instantan des objets perus ou susceptiblesde ltre.

    Les notions de pass, de prsent et d'avenir peuvent ainsi trecaractrises de faon prcise et l'on peut dfinir l' intervalle de temps , ou dure , qui s'est coul entre deux vnements, comme la diffrence entreles valeurs numriques des repres correspondant ces vnements. C'estdire que l'on parvient une mesure du temps qui, tant celle d'une longueurou d'une distance angulaire parcourues par le mobile chronomtrique passantd'un repre l'autre, est, en fait, la mesure d'un espace.

    En somme, avec la notion de temps, tous les mouvements observsapparaissent comme autant d'aspects ou de consquences d'un mouvementidal unique dont les vicissitudes sont lisibles sur les cadrans des

    horloges, le terme cadran pouvant devenir ventuellement coextensif latotalit visible de l'univers stellaire.

    9.- Rfrentiel et transition. Toutes les facults humaines interviennentdans la psychogense du temps mesurable.

    Quand nous disons que le temps passe ou s' coule , nous ne faisonsd'ailleurs que projeter mtaphoriquement sur le temps mme les apparencessensibles des phnomnes qui, notre jugement, lui servent tout la fois desymbole et de mesure (passage de l'aiguille de l'horloge ou de l'ombre dustyle du cadran solaire sur des divisions gradues, coulement de l'eau

    contenue dans le rservoir de la clepsydre antique). La notion de temps,particulirement sous sa forme labore et mesurable qui fait intervenir lesnotions de nombre et d'unit de mesure, suppose la mise en oeuvre, dansl'espace reprsentatif, des plus hautes ressources de l'intelligence discursive.On peut donc dire que cette notion constitue elle seule une synthse detoutes les fonctions intellectuelles que nous avons isolment rencontres, unesorte d'organisation spcifique de leurs rapports intimes. En d'autres termes,on peut voir en elle, tout la fois, un produit caractristique et un instrumentde base de l'intelligence technique.

    10.- Eclatement de l'instant et pntration dans l'univers des dures. Dure,

    histoire et devenir.

    En accdant cette notion, ce sens du temps, la conscience, qui taitcomme fascine par le miroitement des perceptions actuelles et restait captivedans le cercle des instantanits mouvantes, pntre dans l'univers desdures.

    Elle se dprend des donnes sensibles immdiates pour s'attacher - parl'intermdiaire des reprsentations qu'elle se fait des existants concrets, et

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    qu'elle plaque invisiblement sur leur apparence naturelle - la considrationexpresse d'objets spcifis qui durent , c'est--dire restent, certainsgards, semblables eux-mmes, pratiquement identifiables, pendant unecertaine dure.

    Ces objets durent , mais aussi, pour la plupart, deviennent ; en cesens qu'ils subissent, pendant mme qu'ils conservent leurs caractresessentiels ou spcifiques, des changements portant sur d'autres caractres,tenus pour subordonns ou secondaires, et qui ne servent pas de base leuridentification.

    En somme, ltre en devenir , c'est celui dont certains traits restentstables et permanents , reconnaissables , tandis que d'autres,successivement remplacs, prsentent des fluctuations. Les momentsauxquels ces changements, ces fluctuations, se manifestent deviennentautant de moments de ce que l'on appelle l' histoire ou le devenir del'objet.

    Les modifications subies par les tres en devenir peuvent ne pas affecterseulement leurs caractres secondaires, mais encore, plus ou moins brve

    chance, les conditions mmes de leur existence structurale et spcifique.Dans le cas le plus gnral, ces tres ont une naissance , un

    commencement visible, suivi d'une croissance , au cours de laquelle lesprdterminations et les richesses latentes incluses dans leur apparencegerminale deviennent graduellement manifestes, pour atteindre, avec lamaturit, leur expression parfaite, la plnitude de leurs possibilits. Vientensuite une priode de dclin , c'est--dire d'usure et de dgradation lente,conduisant une mort qui est destruction du fonctionnement et descaractres spcifiques ; qui est abolition non pas matrielle mais formelle.

    11.- Enrichissement temporel des objets. Dimension historique. La

    rduction temporelle et l'espace-temps de Minkowski.

    Avec la conscience du temps surgit une vision en dure et en devenir danslaquelle les objets perus, tout en restant ce qu'ils sont en effet, paraissentnanmoins s'enrichir de leur pass invitable et de leur possible avenir. Unesorte de dimension historique vient s'ajouter leurs dimensions visibles.

    Se chargeant de significations qui dpassent la description simple etl'interprtation nave de leur apparence immdiate, ils acquirent, hors del'instant, une extension thoriquement infinie.

    Les particularits de leur surface ou celles de leur structure internedeviennent autant d'hiroglyphes temporels qui, correctement traduits,

    tmoignent d'une histoire qu'ils rvlent et dont ils laissent pressentir lesprolongements futurs.

    D'autre part, au regard d'une conscience qui s'est leve la notion dutemps-dure, des prsences qui auraient sembl auparavant sans rapportmutuels n'apparaissent plus que comme des aspects variables, etdconcertants, d'une mme prsence continue. Ainsi, ce que des perceptionsfortuites, fugitives et incoordonnes auraient pu faire prendre pour une

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    succession dtre distincts est maintenant apprhend comme l'ensemble desvisages divers et successifs d'un tre unique.

    Cette rduction, d'un certain nombre d'existants apparents instantans des apparences variables d'existants rels moins nombreux, et qui durent ,trouve sa limite logique dans la conception, formule par Minkowski et reprisepar Einstein, qui fait de l'univers entier un solide de dure, gomtriquementun hypersolide, dont le prsent constituerait une section mobile pratique parun plan normal un certain axe, dit axe des temps, sur lequel ladimension historique, que nous n'imaginions plus haut qu' titresymbolique, prend une signification concrte et reoit une mesure effective.

    Dans une telle conception (qui permettrait, s'il en tait besoin, de ramenerun commencement matriel absolu, quivalent sensible de la cration exnihilodes thologiens, un certain dplacement d'une hypermatire dans unhyperespace), les discontinuits de l'exprience sensorielle n'apparaissentplus comme d'authentiques, de totales ruptures matrielles, mais comme desillusions sensibles greffes sur de simples altrations locales, intressant lasurface ou le profil d'une ralit mouvante et continue, ralit dont nos sens

    infirmes seraient incapables de percevoir comme telles, et sous leur formepropre, toutes les dimensions.

    De cette conception celle qui ramne le mouvement des choses uneinterprtation subjective et illusoire des apparences cres par un certainmouvement propre de l'observateur, de la conscience, il n'y a videmmentqu'un pas qu'il est ais de franchir.

    12.- Equivalence logique entre multiplicit dans l'espace et unit dans letemps. La charnire logique entre l'espace et le temps.

    Nous avons dj not, incidemment, que c'est la mme fonction mentale qui

    intervient soit dans la perception d'un caractre commun des existantsdistincts et simultans, rpartis dans l'espace; soit dans le constat de lapersistance d'un certain caractre chez un existant unique prsentant desapparences diverses et successives, dans le temps. Il s'agit toujours d'unecomparaison qui porte, dans le premier cas, sur des objets diversprsentement perus et, dans le second, sur les reprsentations des tatssuccessifs d'un mme objet.

    La conception de Minkowski n'est qu'une extension l'hyperespace decette quivalence fonctionnelle, au regard de l'activit mentale et danscertaines conditions, entre multiplicit dans l'espace et unit dans le temps ;de cette possibilit d'une correspondance terme terme entre une certaine

    srie spatiale et une certaine srie temporelle.Une telle quivalence ou correspondance nous fait dcouvrir, entre les

    notions d'espace et de temps, des chemins privilgis d'intimecommunication, et met nu la charnire logique de leur mutuelle articulation.

    En nous montrant que ces notions sont, certains gards,interchangeables, elle nous conduit aux lisires du temporel et del'intemporel. Elle est, en consquence, susceptible d'applications importanteset varies, dont l'une des plus remarquables consiste dans le fait qu'il est

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    possible de trouver, l'intrieur d'un ensemble d'individus en volution (parexemple, l'ensemble des hommes ou celui des toiles), une suite d'individusdivers dont les apparences simultanes reprsentent, relativement certainscaractres, un quivalent des aspects successifs du devenir total d'un seulindividu.

    Il est peine besoin de souligner l'importance psychologique d'un tel fait,dont la connaissance sert de fondement la conception que ltre humainpeut se former par avance des aspects majeurs de sa destine personnelle.

    13.- Pas de conscience du temps sans espace intrieur. Liaison entreespace et temps. Spatialisation congnitale du temps.

    Pour que la conscience du temps pt surgir, il fallait que le pass pt treconfront avec le prsent, et ce n'tait possible qu' la condition d'offrir cepass un espace dans lequel sa restitution formelle et actuelle pt s'oprer,sans nanmoins provoquer une complte oblitration des perceptionsprsentes. Il fallait donc qu'au sein de l'espace cr par ces perceptions,

    appart un autre espace qui, dot d'une sorte de transparence auxinformations sensorielles, s'y superposerait, sans le masquer entirement.C'est dire que la conscience ne pouvait s'arracher l'emprise du prsentimmdiat que pour autant qu'elle dispost d'un espace qui ft le lieu propre, etreconnu comme tel, de ses reprsentations et oprations intimes.

    Ainsi, le passage de la conscience de l'instant une conscience de ladure, c'est--dire la double extension, en direction du pass et de l'avenir,d'une conscience qui tait comme blottie dans l'instant, devait s'accompagnerncessairement d'une extension corrlative de cette conscience dans unespace intime. En d'autres termes, si l'on reprsente la conscience instantane par un point, la dilatation de ce point dans le sens de la dure,

    suivant l'axe des temps, ne pouvait se faire qu'au prix de sa dilatationsimultane dans un espace intellectuel qui, nous l'avons vu, estconsubstantiel la mmoire et dont on peut dire qu'ouvert aux reconstitutionsdu pass comme aux anticipations de l'avenir, il constitue, proprementl' espace du temps .

    Si l'on observe qu'il devient, ds qu'on y introduit des rfrentiels illimits,le prototype mme de cet espace des gomtres et des physiciens, partirduquel on peut concevoir une mtrique du temps, il apparat que l'espace et letemps ne sont pas seulement lis dans les spculations des savantsmodernes mais encore, et dj, dans la psychogense de leurs notionsrespectives. La spatialisation du temps ne rsulte pas seulement de sa

    contamination par le caractre spatial des procds employs pour samesure, elle est, pourrait-on dire, congnitale.

    14.- Espace intrieur et espace sensible. Encore l'espace-temps.

    Reportons maintenant notre attention sur cet espace intrieur qui, nousvenons de le voir, est inextricablement li la conscience du temps.

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    S'tendant sphriquement et l'infini, partir de n'importe quel pointassignable, cet espace renferme idalement, outre les tres contenus dans lechamp des perceptions actuelles, d'autres tres qui ne sont pas encoresensoriellement perceptibles ou qui ont cess de ltre.

    Il s'oppose par tous ces traits l'espace purement sensible qui, restant chaque instant compris dans les limites du cne de vision ou dans celles dudomaine que peuvent explorer les organes tactiles, ne peut inclure que desobjets effectivement perus, et apprhends exclusivement sous leur formeactuel