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"La vie de Jésus"d'Ernest Renan /Antoine Albalat

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

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Albalat, Antoine (1856-1935). "La vie de Jésus" d'Ernest Renan / Antoine Albalat. 1933.

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LES GRANDS ÉVÉNEMENTS LITTÉRAIRES

Histoire littéraire et anecdotiquedeschefs-d'oeuvresfrançais et étrangers

publiée sous la direction de

MM. ANTOINE AL8ALAT, HENRI D'ALMÉRAS, ANDRÉBELLESSORT ET JOSEPH LE GRAS

Première SérieHenri d'ALMÊRAS Le Tartuffe, de Molière.

Ed.BENOIT-LÉVY Les Misérable», de Victor Hugo,

Jules BERTAUT Le Père Goriot, de Balzac.

René DUMESNIL La Publication ê: Maàomt Bovary,

Félix GAIFTE Le Mariage de Figaro,'

Louis GUIMBAUD Les Orientales, de Victor Hugo.

Joseph LE GRAS Diderot et l'Encyclopédie,

Henry LYONNLT Le Cid, de Corneille

Comtesse J. DE PANGE De l'Allemagne, de Mme de Staël.

Alphonse SÉCHÉ Us Vie du Fleurs du Mal,

Louis THUASNE Le Roman dt la Rose.

Paul VULUAUD Les Paroles d'un Croyant,

Deuxième Série

Antoine ALBALAT L'Art Poétique, de Boileau.

Henri D'ALMÉRAS Les Trois Mousquetaires.

A. AUGUSTIN-THIERRY Récits des Temps Mérovingiens.

Albert AuriN L'Institution Chrétienne, de Calvin.

Georges REAUME Les Lettres de Mon Moulin.

René BRAY Les Fables, de La Fontaine.

Raymond CLAUZEL Sagesse, de Verlaine.

Yves LE FESVRE Le Génie du Christianisme.

Ph. VAN TIEGHEM La Nouvelle Héloïse.

Maurice MAGENDIE L'Astrée, d'Honoré d'Urfé.

Georges MONGRÉDIEN Athalie, de Racine.

Ernest RAYNAUD Jean Moréas et les Stances.

Troisième Série

Albert BAYET Les Provinciales.

Jeanne LANDRE Les Soliloques du Pauvre.

LONGWORTH-CHAMBRUN Hamlet, de Shakespeare.

Joseph VlANEY Les Regrets, de Du Bellay.

Auguste DUPOUY Carmen, de Mérimée.

Albert AUTIN Le Disciple, de Bourget.

Guy DE LA BATUT L'Oraison Funèbre d'Henriette d'Angleterre, de Bossuet.

René DUMESML En route, de J. K. Huysmans.

Raymond CLAUZEL Une Saiion en Enfer et A. Rimbaud.

Eugène LASSERRE Manon Lescaut,

A. AUGUSTIN-THIERRY Les Liaisons Dangereuses.

Henry LYONNET La Dame aux Camélias.

Quatrième Série

Gustave FRÊJAVILLE Les Méditations, de Lamartine (12 francs).

Léon DEFFOUX L'Assommoir, d'Emile Zola.

N. BRIAN-CHANINOV La Guerre et la Paix, de Tolstoï.

Henri HAUVETTE .' Lej Canzonières, de Pétrarque (12 francs).

Henri D'ALMÉRAS Le Roman Comique, de Scarron.

Albert LANTOINE Les Lettres Philosophiques, de Voltaire (12 francs).

Pierre VILLEY Les Essais, de Montaigne (12 francs).

Joseph VIANEY Les Odes, de Ronsard (12 francs).

Georges JARBINET Les Mystères de Paris, d'Eugène Sue (12 francs).

ANTOINE ALBALAT La Vie de Jésus, d'Ernest Renan (12 frênes).

RENÉ DUMESNIL Les Soirées de Médan (12 francs).

JOSEPH VlANEY Les Poèmes barbares, de Leconte de l'Ish (12 franc*).

(43 volumes parus)

Chaque volume 9 francs (sauf indication spéciale)(Ex. sur papier pur fil. : 30 francs)

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LA VIE DE JÉSUSD'ERNEST RENAN

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

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éditeur).

La formation du style par l'assimilation des auteurs, 1 volume,

23e mille (Colin, éditeur).

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écrivains, \ volume, 22e mille (Colin, éditeur), couronné parl'Académie française. *

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16e mille (Colin, éditeur), couronné par l'Académie française.

Comment il ne faut pas écrire, 1 volume, 15e édition (Pion, édi-

teur).

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Gustave Flaubert et ses amis, 1 volume, 15e édition (Pion, éditeur).

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Ouvriers et procédés, 1 volume (Havard, éditeur, épuisé).

Le mal d'écrire et le roman contemporain, 1 volume (Flammarion»

éditeur, épuisé).

Souvenirs de la vie littéraire, 1 volume, 7° mille (Crès, éditeur).

Marie, \ volume (Colin, éditeur, épuisé).

L'amour chez Alphonse Daudet, I volume (Ollendorf, épuisé).

Une fleur des tombes, I volume (Havard, épuisé).

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Trente ans de quartier latin, 1 volume (Malfère, éditeur).

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JUSTIFICATION DE TIRAGE

Il a été tiré cle cet ouvrage30 ex»mplairessur papier

pur fil numéroté»4e I à 30.

Tout droit* dt tèprodatttontùttttà.

Copyright 19Î3 by Edgar Moifite.

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I

PRÉPARATION

A LA «VIE DE JÉSUS »

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I

PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS

Renan est avec Chateaubriand un des plus grandsécrivains du XIXe siècle, et sa Vie de Jésus constituel'événement littéraire le plus considérable de son

époque. Pour bien connaître les raisons qui décidèrentRenan à écrire cette Histoire des origines du Christia-

nisme, dont la Vie de Jésus forme le premier et le pluscélèbre volume, il est nécessaire de rappeler par quelleévolution d'idées et de doctrine Renan fut amené à

abandonner la foi de sa jeunesse, pour professer l'irré-

ductible t respectueuse incrédulité qui fit son origina-lité et son succès.

La mère de Renan, pieuse Bretonne, rêvait pour son

fils la carrière ecclésiastique. Henriette, la soeur de

Renan, approuvait sincèrement ce projet. Pieuse, elle

aussi, songeant même à entrer au couvent de Lannion,elle se trouva être le seul soutien de la famille, à lamort du père, qui eut lieu cinq ans après la naissance

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10 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'Ernest. Pour payer les dettes et surtout « pour élever

son frère, elle renonça à sa vocation » et réussit à faire

admettre Ernest au petit Séminaire de Tréguier K

Elle prit elle-même une modeste position à Paris,

d'abord en sous-ordre dans une institution, puis direc-

trice d'une maison d'éducation, où elle fit de sérieuses

lectures et où elle travaillait seize heures par jour.

Elle obtint enfin pour le jeune Renan la faveur d'une

bourse au petit Séminaire de Saint-Nicolas du Char-

donnet, alors dirigé par l'abbé Dupanloup. A Saint-

Nicolas, elle venait le voir et l'encourager. Renan

continua à se montrer docile et bon élève. Pour assurer

définitivement la sécurité des siens et l'avenir de son

frère, Henriette accepta la place d'institutrice dans une

famille polonaise. Elle partit pour la Pologne et elle yresta dix ans, chargée de l'éducation de trois enfants.

Son dévouement et son noble caractère lui valurent

l'estime et l'attachement de tous.

A sa sortie de Saint-Nicolas du Chaidonnet, Renan

entra au grand Séminaire, d'abord à Issy (1842), puis à

Saint-Sulpice (1843-45). L'abbé Renard prétend

qu'Henriette eut tort de l'envoyer à Saint-Sulpiceavant de bien connaître sa vocation. Mais Henriette

et sa mère croyaient, au contraire, fermement à la

sincérité de cette vocation. Tous les trois n'avaient

aucun doute à cet égard.C'est pendant ces quatre années de grand Séminaire

I. Marie James Darmestcter. La Vie d'Ernest Renan, p. 14.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS U

que se développèrent chez le jeune Renan les disposi-tions intellectuelles qui devaient lui révéler sa véritable

tournure d esprit. L'orthodoxie la accusé d'avoir perdula foi par entêtement et mauvaise volonté. La questionest beaucoup plus simple. Renan est arrivé à l'incrédu-

lité le plus naturellement du monde. Et d'abord avait-il

réellement la foi ? A Saint-Nicolas du Chardonnet,il n'y a pas de doute, il était pieux et même mystique.Seulement, comme chez beaucoup de ses condisciples,la foi était chez lui affaire de sensibilité, d'éducation et

d'habitude. Les séminaristes, en général, cherchent

rarement à se rendre compte de leurs croyances.

L'Eglise pense pour eux. ils reçoivent sans le discuter

un enseignement qui fait partie d'une carrière libre-

ment choisie. Ce genre de vocation, alors comme aujour-

d'hui, suffisait à faire de bons prêtres, et Renan n'avait

qu'à accepter l'avenir pratique qui s'ouvrait devant lui.

Malheureusement le jeune homme ne tarda pas à

s'apercevoir que sa tournure d'esprit, rebelle au surna-

turel, l'entraînait invinciblement vers la critique et

l'objection. Il ne prit conscience de ce changement

que peu à peu, à mesure que s'élargissait le champ de

ses réflexions et de ses lectures. Ses idées d'enfance,

l'exemple familial, son culte pour sa mère, enfin ses

propres illusions endormirent longtemps sa vigilance.Il fallut que ses professeurs lui ouvrissent les yeux en

lui disant : « Vous n'êtes plus chrétien ».

Ce fut pour lui, non pas un drame à la Jouffroy,mais un brusque réveil, une lutte entre les exigences de

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12 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

sa raison et le choix d'une carrière qu'il considérait

lui-même comme l'idéal et le but de sa vie. Indécis et

troublé, le jeune Renan trompa pendant quelque

temps sa vieille mère ; il trompa ses professeurs, il se

trompa lui-même, en proie à des contradictions et à des

attermoiements qui pouvaient faire suspecter sa sincé-

rité. Il recula cependant devant l'engagement irrévo-

cable du diaconat. Il écrivit alors à son condisciple,l'abbé Cognât, des lettres touchantes d'angoisse et

d'émotion.

Que de fois, dit-il, j'ai cherché à me mentir à moi-même IMais cela est-il au pouvoir de l'homme de croire ou de ne

pas croire ? Je voudrais qu'il me fût possible d'étoufferla faculté qui en moi requiert l'examen ; c'est elle qui afait mon malheur. Heureux les enfants qui ne font touteleur vie que dormir et rêver ! Je vois autour de moi deshommes purs et simples, auxquels le christianisme a suffi

pour les rendre vertueux et heureux ; mais j'ai remarquéque nul d'entr'eux n'a la faculté critique ; qu'ils en bénissentDieu. i

Les ennemis de Renan ont refusé d'admettre les

raisons qu'il nous a données de son changement de

croyance. Sa correspondance avec sa soeur prouve

cependant jusqu'à l'évidence qu'il fut victime d'une

vocation sentimentale qui ne se trouva pas assez forte

pour résister à la critique et aux objections.

Ma foi, a-t-il dit lui-même, a été détruite par la critiquehistorique, non par la scolastique ni par la philosophie. »

Il a dit encore : « Mes raisons de ne pas croire furent toutesde l'ordre philologique et critique ; elles ne furent nulle-

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 13

ment de l'ordre métaphysique, de l'ordre politique, del'ordre moralx ».

On a prétendu que l'exégèse ne fut pas la vraie

cause de cette incrédulité. « Et la preuve, dit-on, c'est

que Renan n'a commencé à étudier l'hébreu qu aSaint-

Sulpice et qu'il n'était déjà plus chrétien au séminaire

d'Issy. (Correspondant, 20 mai 1882). On peut cepen-dant faire de l'exégèse sans connaître l'hébreu. Le grecet le latin suffisent. En travaillant à la Vie du Christ

pendant sa longue retraite à Corbara, le père Didon

s'est beaucoup occupé d'exégèse, et je ne crois pas

qu'il eût sérieusement étudié l'hébreu. Il faut donc

croire Renan, quand il dit que ce sont les questions

d'exégèse, c'est-à-dire les objections tirées de ses seules

lectures, qui l'ont surtout influencé ; et il a bien fallu

que ce genre de recherches lui ait paru de quelque

poids pour lui avoir inspiré plus tard des phrases comme

celle-ci :

La. question de savoir s'il y a des contradictions entre leIVe Evangile et les Synoptiques est une question tout à faitsaisissable. Je vois ces contradictions avec une évidencesi absolue, que je jouerais là-dessus ma vie et, par consé-

quent, mon salut éternel sans hésiter un moment 2.

Renan, en effet, a toujours donné beaucoup d'impor-tance à l'étude des textes, et il a signalé maintes fois

la faiblesse de l'enseignement apologétique du grandSéminaire à cette époque. L'insuffisance de cet ensei-

1. Souvenirs d'enfance et dejeunesse, p. 258 et 298.2. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 298.

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14 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

gnement finit par décourager sa bonne volonté. Queserait-il advenu de sa foi, si les méthodes d'érudition

et d'exégèse eussent été plus sérieuses et plus au courant

des grands mouvements allemands ? Mgr d'Hulst

s'est posé la question. « Des facilités, dit-il, lui ont

manqué pour la résistance, et des circonstances plusheureuses les lui auraient offertes ».

Mgr Perraud ne croit pas que les objections d'exégèse

puissent détruire la foi :

Quand on a la foi chrétienne et qu'on pratique ses devoirsde chrétien avec courage, Dieu ne permettrait pas qu'onabandonne sa croyance pour des motifs scientifiques,*ce serait contraire à sa justice et à sa bonté 1.

Hélas ! depuis des milliers d'années Dieu laisse

commettre sur cette terre bien d'autres crimes qui

peuvent paraître contraires à sa justice et à sa bonté.

Il est toutefois très possible, comme le pense l'abbé

Cognât, que l'exégèse n'ait pas été la seule raison

déterminante de l'incrédulité chez Renan, et qu'il ait

aussi fortement subi l'influence de la philosophieallemande. Au premier abord et en général, il ne semble

pas que l'étude de la philosophie, quelle qu'elle soit,

puisse présenter tant de dangers pour une jeune intelli-

gence. Ses hardiesses philosophiques n'ont pas empêché

Malebranche d'être un parfait chrétien. Renan, au

fond, avait un peu la mentalité de ces pasteurs alle-

mands qui, comme Herder, croyaient pouvoir ensei-

I. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p. 33.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 15

gner le christianisme sans croire à la divinité du Christ.

Ce qui fit réellement du tort au jeune séminariste,

ce furent ses hésitations à quitter Saint-Sulpice. Ses

Directeurs, pour rassurer sa conscience, eurent la fai-

blesse d'excuser peut-être un peu trop cet excès d'indé-

cision. Effrayé à la pensée de désoler sa mère, décou-

ragé devant les prochaines difficultés d'une vie laïque,le jeune homme se rattachait malgré lui à la foi de sa

jeunesse, sans pouvoir arriver à briser le lien qui le rete-

nait captif. A la veille de quitter Saint-Sulpice, il

aimait encore passionnément le christianisme, et la

poésie des cérémonies religieuses et, malgré tes lec-

tures profanes à la chapelle, il eut jusqu'à la fin des

heures de ferveur sincère.

Sa foi cependant allait être bientôt vaincue. A Issy,à Saint-Sulpice, il enviait le bonheur d'être libre, de

pouvoir tout lire, tout écrire, de penser enfin par lui-

même. Il adressait alors au Christ de sa jeunesse une

émouvante page d'adieu, qui révèle la persistance de

sa sensibilité chrétienne.

Dans cette crise de conscience Maurice Barrés n'a

voulu voir qu'une crise de carrière et d'économie

domestique. Renan n'aurait cherché qu'à s'assurer sa

sécurité matérielle, qui lui permettrait de travailler à

son aise. C'était là tout le problème, selon Barrés.

C'est trpp dire ou trop peu dire. Les Lettres intimes

et les Nouvelles lettres intimes protestent contre cette

insuffisante interprétation.

Que Renan ait perdu la foi sans trop de déchire-

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16 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ments, le fait n'est pas contestable. Encore faut-il lui

savoir gré de son honnêteté. Un autre à sa place se fût

montré moins scrupuleux et eût peut-être plus docile-

ment suivi la voie facile qu'on lui présentait. Rien

n'était plus aisé que d'être pratique, s'il ne se fût agi

que de cela. Renan pouvait compter tôt ou tard sur

une haute situation dans le clergé catholique. Evêqueou cardinal, il eût été une lumière de l'Eglise. Malheu-

reusement la question de sincérité dominait tout, et

quoi qu'en dise Barrés, il n'y eut crise de carrière que

parce qu'il y avait crise de conscience. La crise de

carrière s'imposa quand Renan eut compris que son

incrédulité ne lui permettait plus de choisir. Les lettres

qu'il écrivait à sa soeur, pour lui expliquer sa répu-

gnance às'engager dans les ordres, ont un ton de convic-

tion et de regret dont Renan ne devait plus se départir.

Tous les papiers que j'ai de ce temps, dit-il, me donnent,très clairement exprimé, le sentiment que j'ai plus tard

essayéde rendre dans la Vie de Jésus,je veux dire un goûtvif pour l'idéal évangélique et pour le caractère du fondateurdu christianisme. L'idée qu'en abandonnant l'Eglise jeresterais fidèle à Jésus s'empara de moi et, si j'avais été

capable de croire aux apparitions, j'aurais certainement vu

Jésusme disant : «Abandonne-moi pour être mon disciple ».Cette pensée me soutenait, m'enhardissait. Je peux dire

que dès lors la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit.La croyance à l'éminente personnalité de Jésus, qui estl'âme de ce livre, avait été ma force dans ma lutte contre la

théologie *.

1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 312.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 17

Après avoir hésité pendant deux ans, Renan pritenfin la résolution de quitter le Séminaire, le 6 octobre

1845. Ce fut un grand acte de courage et de franchise.

Je ne crains pas de dire, déclare Mgr Perraud, que devantDieu cet acte de loyauté, dont à ce moment l'auteur nepouvait pas prévoir les conséquences ultérieures, a peut-être été une de ses meilleures actions en ce monde \

Cette décision devait entraîner pour Renan un

changement complet d'existence. Encouragé et soutenu

par les lettres de sa soeur et les 1.200 francs quellelui envoyait, il accepta et supporta très noblement

cette nouvelle vie de solitude et de travail.

L'influence d'Henriette sur l'évolution rationaliste

de son frère a soulevé des discussions sur lesquelles il

me semble qu'on devrait être d'accord. A l'apparitionde la Vie de Jésus, Henriette fut un instant considérée

comme une victime. Dénonçant la célèbre dédicace :

A l'âme pure de ma soeur Henriette, un évêque accusa

l'auteur de la Vie de Jésus d'avoir détruit la foi chré-

tienne dans le coeur d'une faible femme. Aujourd'huila thèse a changé. Henriette passe pour avoir été nonseulement l'inspiratrice de Renan, mais d'après Bru-

nctière, sa corruptrice intellectuelle, la grande ouvrièrede l'incrédulité de son frère, l'ouvrière patiente,l'ouvrière acharnée. L'exégèse et la philosophie n'ont

fourni que plus tard à Renan les raisons dont il avait

1. Mgr Perraud. A propos Je la mort de Renan, p. 37.

ALBALAT 2

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18 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

besoin pour fonder les raisons que sa soeur lui avait

soufflées ».

Rien ne justifie une pareille affirmation. La lecturedes Lettres intimes prouve, au contraire, qu'Henriettes'est toujours montrée sur cette question d'une discré-tion infiniment délicate. Ce qui est vrai, c'est que,

pendant les années d'exil à l'étranger, tandis qui à

Issy et à Saint-Sulpice Renan se détachait de la foi,Henriette de son côté subissait la même crise. Les lec-

tures historiques et philosophiques, qui remplirent les

loisirs de cet exil en Pologne, modifièrent peu à peules convictions religieuses d'Henriette, Elle aboutit au

rationalisme, comme son frère, parce quelle avait,au fond, la même tournure d'esprit, et il n'est pas du

tout prouvé qu'elle ait exercé une influence quelconquesur le changement de croyance de Renan.

Plus d'une fois, quand elle était encore à Paris et qu'ellevenait le voir, dit Mary James Darmesteter, Henrietteappela les réflexions d'Ernest sur le caractère irrévocabledu voeu sacerdotal ; mais jamais elle ne dit un mot quiaurait pu blesser directement sa foil.

Les lettres qu'elle lui écrivait de Pologne à cette

époque se bornent presque exclusivement à des conseils

de réflexion et de conduite. « Avant de t engager réflé-

chis bien ; pas de précipitation ; retarde tant que tu

pourras », Dans ces pages si précieuses pour la connais-

sance psychologique de Renan, ni l'un ni l'autre n'absor-

1. La Vie d'Ernest Renan, p. 34.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 10

dent le côté religion et vocation ; il ne s'agit que d'avenir

et de position matérielle, nullement de foi chrétienne.

Il est entendu que Renan a la foi et qu'il consent à se

faire prêtre, On ne revient plus là-dessus. Henriette

respecte les sentiments de son frère ; elle déclare qu elle

pourrait, mais qu'elle ne veut pas l'influencer *. Elle se

contente de lui montrer les inconvénients que son

indépendance d'esprit pourra trouver dans l'état ecclé-

siastique. L'abbé Renard insiste là-dessus.

Elle appuyait, dit-il, de toutes sesforces sur les objectionsque lui-même se formulait. Elle lui faisait valoir l'impor-tance des difficultés qu'il ne manquerait certainement pasde rencontrer dans l'état ecclésiastique 2.

Oui, incontestablement ; mais c'est le seul genre de

difficultés qu elle se permettait de lui signaler ; sa

responsabilité eût été bien plus grave, à notre humble

avis, si elle eût poussé son frère à suivre une vocation

qui eût fait de lui un mauvais prêtre. Il est très possible

que ces objections n'aient pas encouragé Renan à se

décider ; mais, encore une fois, elles restèrent exclusi-

vement d'ordre matériel et pratique. Depuis l'entrée à

Issy (1842) jusqu'à la sortie (1845), jamais il ne fut

question entr eux des choses de la foi 3. C'est seulement

le 11 avril 1845, quand il refuse le Diaconat, que Renan

se décide enfin, pour la première fois, à confier à sa soeur

ses objections et ses doutes religieux.

1. Lettres Intimes, p. 81, 83.2. Renan. Les Etapes de sa pensée.3. Lettres intimes, 1842-45, pp. 104, 105, 114, 121, Nelson.

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20 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Avant d'entrer plus avant dans nos projets, je veux,bonne Henriette, compléter les notions que je t'ai déjàdonnées sur mes dispositions actuelles... Je ne me rappellepas (avoir jamais exposéles motifs pour lesquels la carrière

ecclésiastique a cesséde me sourire ; je veux le faire aujour-d'hui avec toute la netteté d'une âme franche et droite par-lant à une intelligence capable de la comprendre. Eh bien !le voici en un seul mot. Je ne crois pas assez1.

Et Renan raconte alors à sa soeur la marche crois-

sante de son incrédulité, ses lectures, sa « vérification »

du christianisme, son impossibilité de croire, son tra-

vail critique : « Henriette, pardonne-moi de te dire tout

cela... Il ne dépend pas de moi de voir autrement que

je vois... Voilà mon état, ma pauvre Henriette... C'est

là l'unique cause qui m'éloigne du Sacerdoce ».

Cette confidence ne surprend pas Henriette. Elle

répond qu'elle s'attendait à cela ; elle approuve sa déci-

sion : « Je te remercie d'avoir écouté ma voix et celle

de ta conscience, d'avoir repoussé les engagements

qu'on voulait déjà t'imposer ». Elle le félicite d'avoir,comme elle le lui conseillait, bien réfléchi, bien peséle pour et le contre. Elle ne lui a jamais dit autre chose.

Elle l'encourage, elle le fortifie ; elle lui dit en résumé :« Du moment que tu ne crois plus, tu serais malheureux

en acceptant ce joug et, puisque c'est décidé, ne faiblis

plus ».

Voilà, textes en mains, l'influence qu'Henriette a

exercée sur Renan. Il y a loin de tout cela aux impu-

I. Lettres intimes,p. 163.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 21

tations de Brunetière, affirmant péremptoirement« quelle fut la grande ouvrière, l'ouvrière acharnéede l'incrédulité de Renan ». La vérité c'est que pas uninstant Henriette n'a cherché à rendre son frère incré-dule.

Mme Noémi Renan nous a nettement confirmé cette

opinion. « Henriette, nous a-t-elle dit, était la dernièredes personnes capable d'avoir voulu détruire la croyancereligieuse de son frère. Elle fut toujours là-dessus d'unediscrétion et d'une réserve admirables. Pour rien aumonde elle n!eût voulu jouer ce rôle... Elle était ladélicatesse et la conscience même ».

Ce n'est pas elle qui fit le mal ; il était fait quand elle

l'approuva. Elle n'encouragea son frère, qu'après avoirconnu son incrédulité. Alors certainement elle futheureuse de le voir arrivé à l'état intellectuel qu'ellen'avait pas osé lui prêcher.

Pendant les premières années, de 1845 h 1848,libéré de toute doctrine, Renan se livra tout entier àl'ivresse du travail personnel, à la joie d'écrire et d'étu-dier selon ses goûts. Seul, sans amis, exilé dans unemodeste chambre d'hôtel, il apporta dans cette nouvelleexistence une grande force de caractère et une irrépro-chable dignité de moeurs. L'ambition, la soif de savoir,

remplacèrent chez lui la foi disparue. Ne croyant plusqu'à la science, au règne de la science, il n'eût désormais

qu'un désir : passer des examens et devenir un jourprofesseur au Collège de France. Dès le début il fixaittoutes les réalisations de sa carrière,

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22 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

C'est peu de temps après son départ du Séminaire

que Renan fit la connaissance de Berthelot.

Un jour, dit Berthelot, où je sortais de ma chambre situéesous les combles, j'aperçus sur le seuil voisin une nouvellefigure qui ne ressemblait à celle d'aucun de mes camarades ;c'était un jeune homme sérieux et réservé, de tournure

ecclésiastique ; le regard de ses yeux pers était franc et

modeste, la tête grosse et ronde ; le visage rasé ne manquaitni de finesse ni d'expression... Nous nous observâmes pen-dant quelques jours et nous ne tardâmes pas à nous lierd'une affection de plus en plus étroite \

C'est sous l'influence des idées de Berthelot que

Renan, dès 1849, se mit à écrire son gros ouvrageYAvenir de la science, qu'il ne devait publier qu'en 1890.

Non seulement il s'assimilait la tournure d'esprit de son

savant ami, mais aussi ses idées politiques. Le futur

auteur de la Vie de Jésus fut un moment, comme Ber-

thelot, démocrate à la façon de Quinet et de Michelet,et je ne sais jusqu'où 1eût mené cet entraînement, sila mission dont il fut chargé en Italie n'eût interrompucette évolution à gauche.

Son séjour à Rome vint heureusement le rendre à lui-

même, l'éloigner de la Révolution et lui redonner cet

esprit de libéralisme et de tolérance qui devait inspirerses écrits.. Il ne comprit entièrement qu'à Rome la

valeur et la beauté de la religion chrétienne, son côté

séduisant et humain. Il était parti révolutionnaire ; il

revint conservateur. Il a décrit ce nouvel état d'esprit

1. Discours prononcé à Tréguier, 1903.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 23

dans un petit livre autobiographique où se trahit

même un changement de style, une manière d'écrire

plus classique, qu'il gardera définitivement 1. A partirde ce moment Renan déclare qu'il ne veut plus être« dur, sectaire ni dogmatique ». Il aimera et soutiendra

la religion comme la plus nécessaire et la plus idéale

illusion dont puisse vivre l'humanité. Il rêvera un chris-

tianisme plus rationnel, une religion sans dogme ni

miracle, c'est-à-dire à peu près la religion qu'il fera

prêcher par le héros de sa Vie de Jésus.Renan nous a laissé quelques pages sincères sur ce

nouveau réveil de son inclination religieuse.

Quand les trois cents églises de Rome carillonnent à lafois, il n'y a pas de philosophie qui tienne... Quand on a lesens religieux tant soit peu vif, comme moi, cela électrise...On chante... Bénédiction du Saint-Sacrement. Un mor-ceau de pain, voilà tout pour moi. Non, ô foi, quelle est taforce ! Tu idéalises toutes choses ; le pain, tu en fais Dieu.Non, ce n'est pas un peu de matière et rien de plus, ce quiconsole, ce qui élève tant de bonnes âmes. La matière n'estque pain, mais l'idée !... Ce n'est que du pain, propositionfausse... Depuis ce temps j'ai pris l'habitude d'aller le soirdans les églises y chercher compagnie. C'est la meilleure,celle des simples 2.

Et ceci plus significatif encore :

Aujourd'hui j'ai prié. Comment je reviens à la prière ?Un cimetière, un tombeau de jeune fille... Peut-être l'aurais-je aimée... Priez pour elle... Eh oui, je prierai pour toi, douce

1. Patrice, Beatrix, etc... Fragmentsintimeset souvenirs.2. Renan.Voyages.Édit. Montaigne.

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24 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

âme... Je tombai à genou* et je dis pour elle la prière deschrétiens... Depuis ce temps je suis tout changé ; je croisque je suis revenu chrétien \

Cette réaction de sympathie religieuse ne devait

pourtant pas modifier chez Renan le fond même deson incrédulité. Ses travaux à cette époque, son rationa-

lisme, sa connaissance de l'hébreu, le genre de maté-

riaux qu'il accumulait, ses lectures, ses études de langueet d'exégèse, tout cela formait un ensmble de prépa-et d'exégèse, tout cela formait un ensemble de prépa-rations qui l'engageait déjà instinctivement à écrire

une Vie de Jésus et une Histoire du christianisme d'aprèsles plus récents résultats des méthodes allemandes.

Ah ! mon Dieu, disait-il, qui me donnera le pouvoir defaire un livre du christianisme, qui dira définitivementcomment il est temps de le prendre ! Je le louerai, je l'exal-terai, je le baiserai, mais l'humaniserai. L'homme ou Dieu,c'est tout un, même sans panthéisme 2.

Dès sa sortie de Saint-Sulpice (mai-juin 1845),Renan semblait préoccupé d'établir les fondementsde son oeuvre future, en rédigeant un Essai psychologiquesur Jésus-Christ, publié seulement en 1920, dans laRevue de Paris, et où il tentait « d'expliquer par les lois

psychologiques l'apparition de Jésus », en la « ratta-chant au temps où il parut ».

En mars-avril 1849, dans la Liberté de penser, où

1. Renan.Vot/ases.EÀit. Montaigne.2. Cité par Pierre Guilloux. L'Esprit deRenan,p. 103.

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PRÉPARATION A LA VIE DE JÉSUS 25

écrivaient Bersot, Vapereau, Jules Simon, Renan

donnait, sur les historiens de la Vie de Jésus, un premiertravail d'approche qui contenait déjà les grands prin-

cipes de son rationalisme, et où il prenait position sur

la date des Evangiles, considérés comme des récits

légendaires. Il insistait surtout sur l'action personnellede Jésus, que Strauss sacrifiait trop brutalement. On

trouve déjà, dans ces pages du jeune Renan, le plan et

la conclusion de sa Vie de Jésus, avec une exposition

complète de la théorie du Surnaturel.« En sortant du Séminaire, dit-il dans ses Souvenirs,

la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit ». Ce projetne lui fut pas subitement inspiré par l'offre de la mis-

sion en Phénicie, comme le pense M. Edmond Renard *.

Renan, on le voit, depuis longtemps y songeait.Cette idée continua à le préoccuper à son retour

d'Italie en 1850, aussitôt après sa réunion avec sa soeur

rue du Val-de-Grâce.

Dès 1849, il déclarait dans son Avenir de la science

(p. 279) : « Le livre le plus important du XIXe siècle

devrait avoir pour titre Histoire critique des originesdu christianisme, oeuvre admirable que j'envie à celui

qui la réalisera et qui sera celle de mon âge mûr, si la

mort et tant de fatalités extérieures qui font dévier

souvent si fortement les existences, ne vient m'en

empêcher ».

1. Ernest Renan. Les étapesde sa pensée,p. 139.

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26 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

En 1860, à l'époque où il publiait Averrhoè's, Renan

écrivait à Sainte-Beuve :

Une histoire critique des origines du christianisme,faite avec toutes les ressources de l'érudition moderne, endehors et bien au dessus de toute intention de polémiquecomme d'apologétique, a toujours été le rêve que j'ai caressé.Mais je n'aborderai ce grand sujet qu'après m'être fait uneautorité par des oeuvres d'un caractère purement scienti-

fique et où nulle préoccupation religieuse ne puisse être

soupçonnée.

Berthelot, avec qui il se lia intimement à partir de

1852, précise la date des dispositions desprit de

Renan à ce sujet,

Dès sa première jeunesse, il avait conçu, comme l'objetet le but essentiel de sa vie, l'accomplissement d'une oeuvrefondamentale, l'étude des origines du christianisme. Cefut l'axe fixe de sa carrière, le point sur lequel il ne varia

jamais ; c'est cette oeuvre qui devait consacrer son autoritédevant ses contemporains et sa gloire devant les historiensdu XIXe sièclel.

Les années de travail, de 1845 à 1863, pendant

lesquelles Renan se créa un nom dans le monde scien-

tifique, peuvent donc être considérées comme une

longue et réelle préparation à sa Vie de Jésus.

1. Discours prononcé à Tréguier.

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II

RÉDACTION

DE LA «VIE DE JÉSUS »

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II

RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS

On juge dans quelle disposition desprit Renandut accueillir l'offre de la mission qui allait lui permettrede visiter la Phénicie, la Syrie et la Palestine. Il n'était

pas homme à entreprendre son oeuvre sans avoir par-couru les lieux où s'est déroulé le sublime drame dont

près de deux mille ans n'ont pas encore épuisé l'émo-tion. La vision matérielle de cette contrée divine devaitlui inspirer les pages les plus colorées et les plus capti-vantes de son original récit.

Quand il partit pour sa mission d'Orient (1860-1861),peu de temps après l'expédition française contre les

Druses, Renan n'était pas encore célèbre ; mais sestravaux jouissaient déjà d'une grande réputation dansle monde savant. Son Histoire des langues sémitiquesvenait d'obtenir le prix Volney. L'Institut couronnaitson Mémoire sur la langue grecque au moyen-âge. Ilavait publié Averrhoes, le Cantique des Cantiques, le

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30 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Livre de Job, ses Etudes d'histoire religieuse, VOriginedu langage et les Essais de morale et de critique.

Par ses titres et sa compétence, Renan semblait

donc tout désigné pour remplir la mission archéolo-

gique qu'on lui proposait en Phénicie. Il'ânienait avec

lui sa soeur Henriette, dont la collaboration lui fut si

précieuse pour la rédaction de son livre. Toujours

prête à se dévouer, Henriette fut heureuse de le suivre,bien qu elle eût déjà comme un pressentiment de sa fin

prochaine. Renan partit seul avec elle, Mmo Renan

les rejoignit quelques mois plus tard. Dominé par son

rêve, Renan écrivait à Berthelot :

Jusqu'à ce que j'aie fait mes Origines du christianismeje serai un hibou et je me donnerai avec parcimonie à la

correspondance et à la conversation. Vous avez achevé votremonument ; moi je n'ai fait encore que les propylées dumien.

Arrivé en Palestine, Renan est dans l'enchantement.

Ciel, lumière, climat, montagnes, tout lui paraît splen-dide.

Il écrit le 12 mars 1861 :

Ce pays est admirable. Le Liban a un charme grandiose,un reste du parfum qu'il avait au temps de Jésus. Ici jesuis en terre biblique. Je vois de ma terrasse Sarepta, l'Her-mon, le Carmel, les montagnes de la tribu de Dan... Jesaisis de plus en plus la personnalité éminente de Jésus.Je le vois très bien traverser la Galilée, au milieu d*une fêteperpétuelle. Son amour pour les enfants, son goût pour lesfleurs, pour les divertissements de noces, le tour idyllique

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RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 3!

et champêtre de son imagination me sont bien expli-qués \

L'ardeur de ses premiers travaux archéologiques,auxquels il se livra tout entier, lui fit un peu négliger"ses amis et même sa fidèle Henriette, qui s'en plaignaitamèrement. Elle ne voulait pas être oubliée. Dix annéesde servitude à l'Etranger avaient encore aigri son carac-tère et humilié le sentiment qu elle eut toujours de sa

propre supériorité personnelle. Elle n'était pas une

révoltée, elle était à la fois despotique et résignée, et

elle reportait douloureusement sur son frère les stériles

ferveurs de ses affections déçues.Elle le suivait partout, partageant ses fatigues, ses

longues courses à cheval dans un pays torride et

caillouteux, où il n'était pas possible d'aller à pied.Nature à la fois compliquée et très simple, résolue à

n'être rien pourvu que son frère fut tout, elle avait pourlui une adoration tyrannique qui remplaçait chez elleses autres sentiments de femme. Le fils Gaillardot

disait à Barrés qu'Henriette Renan, « maigre, de taille

plus que moyenne, la bouche sombre, les cheveux

grisonnants, très savante et parlant de choses archéolo-

giques » était « une créature acariâtre, se plaignanttoujours, ne prenant pas son parti de la nourriture, se

trouvant mal du climat, se fâchant contre les domes-

tiques »..Dès qu'il eut achevé ses fouilles de Phénicie, Renan

I. Correspondante,II. p. 190.Lettre à Taine.

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32 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

partit avec sa soeur pour visiter la Palestine, la régiondu Jourdain, le lac de Tibériade, etc.. Il nous a dit

dans Ma soeur Henriette son émotion en apercevant

pour la première fois, des hauteurs du lac Huleh, le

pays du Jourdain et, au loin, le lac de Génésareth.

Ils parcoururent ensemble dans tous les sens cette

terre biblique où s'est passé le grand drame religieux

qu'il appellera « l'événement capital de l'histoire du

monde ». Ce pays de lumière et de solitude fut pourRenan une révélation. M. Pommier dit avec raison quec'est son séjour en Palestine qui lui donna l'irrésistible

besoin de commencer à écrire sa Vie de Jésus (p. 159).Renan lui-même a raconté avec quel ravissement il a

Vu la miraculeuse figure du Christ prendre sous ses

yeux un sens, une réalité, une forme. « Au lieu d'être

un être abstrait et qu'on dirait n'avoir jamais existé,

je vis une admirable figure humaine vivre et se mou-

voir ». Remarquons la nouveauté du point de vue.

Nous adorons un Dieu ; Renan voit vivre un homme ; la

vision se précise ; il s'agit de deviner « comment les

choses ont dû se passer ». Renan ne s en cache pas :

c'est en artiste qu'il peindra son sujet. Ce qu'il cherche

à évoquer, c'est la couleur, le milieu, les moeurs, le

paysage, les enchantements de la légende et les possi-bilités de l'histoire.

Après un mois d'excursions à travers les plus célèbres

sites de la Palestine, le Carmel, la Galilée, Jérusalem,etc.. ; après avoir pris des notes tous les jours et décrit

rapidement les lieux et les souvenirs du pays biblique,

Page 41: Renan Ernest - La Vie de Jésus.pdf

RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 33

Renan revient dans les environs de Beyrouth et s'ins-

talle avec sa soeur à Amschit, dans les montagnes de

Ghazir, immortalisées par la dédicace de son livre.

Dès ce moment Renan n'eut plus qu'une idée :

peindre le personnage dont il subissait la séduction.

Impatient de fixer l'inspiration envahissante, il se mit à

écrire fiévreusement la première rédaction de son

livre, jusqu'au voyage de Jérusalem. Il fit ce travail

dans un état d'exaltation qui lui laissa le souvenir des

plus belles heures de sa vie (août 1861). « Heures

délicieuses, dit-il, et trop vite évanouies, oh ! puissel'éternité vous ressembler ! Du matin au soir j'étais

ivre de la pensée qui se déroulait devant moi. Je m'en-

dormais avec elle, et le premier rayon du soleil parais-sant derrière la montagne me la rendait plus claire et

plus vive que la veille ».

Renan écrivait de Beyrouth à Berthelot (septembre

1861) :

J'ai, employé mes longues journées de Ghazir à rédigerma Vie de Jésustelle que je l'ai conçue en Galilée et dans le

pays de Sour... J'ai réussi à donner à tout cela une marche

organique qui manque si complètement dans les Evangiles.J'ai essayé, comme dans la vibration des plaques sonores,de donner le coup d'archet qui range les grains de sable enondes naturelles... 1

Renan écrivit au crayon cette première rédaction,

qui se trouve aujourd'hui à la bibliothèque nationale.

1. Cité par Pierre Guilloux. L'Esprit de Renan, p. 223.

ALBALAT 3

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34 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

M. André Le Breton nous a donné à ce sujet d'inté-

ressants détails, qu'il tenait du fils du Dr Gaillardot.

Le fils Gaillardot, dit-il, avait alors sept ou huit ans.Il habitait Ghazir avecsa mère et allait à une école tenue pardes Jésuites, pendant que Renan travaillait dans la maisonvoisine. Il se souvient qu'un matin celui-ci, ayant épuisé sa

provision de crayons, il alla lui-même en chercher à l'école,et c'est avec ces crayons des révérends pères que la Vie de

Jésusa été écrite en partie, car après plus de soixante ans,l'écriture toute menue demeure parfaitement nette \

Pendant tout ce travail Henriette ne quittait pas son

frère. Elle recueillait et relisait chaque page, à mesure

qu elle était écrite. « Elle fut, nous dit Renan, la confi-

dente jour par jour des progrès de mon ouvrage et à

mesure que j'avais écrit une page, elle la copiait. »

Elle déclarait qu'elle aimerait ce livre 2, etjçn peutdire que la première rédaction fut faite sous son con-

trôle et avec son entière approbation. Elle donnait son

avis et, au besoin, faisait recommencer la page. Elle

conseillait Renan, elle le modérait, le forçait à dimi-

nuer ou à supprimer les audaces de pensée ou d'expres-

sion, les ironies et les rapprochements qu'elle jugeaitun peu trop choquants et dont Renan ne parvint

jamais à complètement se dégager. Henriette fit tous

ses efforts pour que le ton du récit gardât toujours la

noblesse de l'histoire. Elle atténuait elle-même la har-

1. RevuedesDeux-Mondes,1erJuin 1927.Lettres de RenanauDr Gaillardot.

1. Ma soeurHenriette,p. 50. Edit. Nelson.

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RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 35

diesse de certaines affirmations. « Elle me retenait sur

la pente des formules d'un Dieu inconscient et d'une

immortalité idéale où je me laissais entraîner 1.

Improvisé dans une fièvre d'exaltation, ce premiertexte n'était évidemment pas tout à fait celui que nous

lisons aujourd'hui. Renan n'a certainement écrit avec

sa soeur que les grands morceaux, les scènes de fond,le cadre, le milieu, les principaux thèmes qu'il devait

reprendre et refondre à son retour, se contentant, pourle moment, de lire sur place les livres de Rçuss, qu'ilavait emportés. Ce qu'il voulait fixer surtout, c'était

l'impression de la visite immédiate en Palestine. Les

renvois de notes, les justifications de textes devaient

être faits à Paris.

Ce qui est certain, c'est qu'Henriette approuva la

doctrine du livre, et Renan ne mentait pas en disant

dans sa dédicace qu elle « aimerait ce livre parce qu'ilétait écrit selon son coeur ». Ce rationalisme mystique

répondait à l'état d'esprit d'Henriette ; elle crut sin-

cèrement, elle aussi, qu'il écrivait une oeuvre où « les

âmes vraiment religieuses finiraient par se plaire ».

Jean Psichari, qui regrettait de n'avoir pas connu

Henriette, disait un jour à Renan : — C'est elle qui a

tout fait ? — Je le crois tout à fait, dit Renan avec une

conviction profonde.L'auteur de la Vie de Jésus a connu le plus grand

1. Ma soeur Henriette. Cité par Jean Pommier. Renan à Stras-bourg, p. 180.

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36 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

bonheur qui puisse arriver à un écrivain : c'est d'avoir

à ses côtés un être dévoué, un compagnon de travail,

un guide capable de contrôler et de diriger l'exécution

d'une oeuvre périlleuse et difficile.

Bien que partageant ses idées, Henriette était cepen-dant restée, au fond, plus chrétienne que son frère.

Elle croyait à l'immortalité de 1ame^t en Syrie elle

suivait avec lui les offices. On dit même, d'après le

témoignage du père Henry HyVer, que pendant sa

courte maladie, elle fit appeler le prêtre et qu'ellemourut chrétiennement 1.

La « première rédaction de la Vie de Jésus, dit Psi-

chari, nous le savons par Renan, fut écrite au courant

de la plume » dans l'ivresse d'une improvisation quoti-dienne. Renan et sa soeur étaient en plein travail,sur le point de rentrer en France, quand ils furent

pris tous les deux par la fièvre (15 septembre 1861).On transporta Renan à Beyrouth et il ne vit pas mourir

sa soeur.

On nous a montré, dit Mmo Myriam Harry, la place dulit au pied duquel Renan, assis sur une natte sur ses papiers,écrivait dans une demi inconscience ses derniers chapitresde la Vie de Jésus, tandis qu'Henriette agonisait déjà 2.

Renan rentra en France (octobre 1861), traînant

avec lui le regret de ces belles « journées de Ghazir »

et 1 inconsolable souvenir du malheur qui venait de le

1. Renan. Les étapes de sa pensée, par Edmond Renard, p. 224.2. Terre d'Adonis, p. 109.

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RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 37

frapper. Henriette avait, du moins, en partant, accomplila moitié de sa tâche : Le manuscrit de la Vie de Jésusexistait et elle léguait à son frère la joie d'en avoir fixéla première réalisation. En janvier 1862, Renan écrivaitau Dr Gaillardot, en lui annonçant sa nomination de

professeur au Collège de France :

La pensée du plaisir que tout ceci eût fait à ma pauvresoeur empoisonne toute ma fête. Ah ! mais aussi, quelleperte j'ai faite et que le succès m'a coûté cher !

A son retour en France, Renan se remit activementà la rédaction de son livre. On sent à chaque page

l'impression d'enthousiasme qu'il rapportait de son

voyage ; et cependant on lui a reproché de n'avoir

peut-être pas ressenti toute l'émotion qu'aurait dû

lui inspirer son sujet. On s'est étonné que le calvaire,les oliviers, la vieille terre des miracles, ne lui aient

inspiré que des descriptions qui ne s'élèvent pas au-

dessus d'un certain ton modéré. Il n'est pas le seul àavoir manqué de sensibilité en voulant suivre les traces

de Jésus. Chateaubriand ne rapporta de Palestine quedes images. Lamartine n'a pu s'émouvoir. Rien de

chrétien n'a touché Loti. La vieille Jérusalem n'aconverti personne.

Nommé titulaire de la chaire d'hébreu au Collègede France, toujours absorbé par son livre, Renan,à l'ouverture de son cours (21 janvier 1862) ne put

s'empêcher de faire allusion au sujet qui le préoccupaitet se laissa aller à prononcer une parole imprudente :

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38 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

« Un homme incomparable, dit-il, si grand que, bien

qu'ici tout doive être jugé au point de vue de la science

positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frap-

pés du caractère exceptionnel de son oeuvre, l'appellentDieu. » Une clameur de protestation accueillit cette

phrascet le cours fut suspendu. ,On eut peut-être tort de se montrer si sévère :

S'il avait gardé son cours au Collège de France, dit Barrés,Renan aurait pu donner à la France un Mommsen. En le

privant du moyen de faire des ouvrages qui n'auraient étélus que de trois cents personnes, on le contraignit, on le

disposa à se souvenir qu'il avait du talent. Pareille aventureest arrivée à la France avec Richard Simon l'oratorien. En le

poursuivant, Bossuet et les autres ont privé la France de ce

qu'a eu l'Allemagne (ses écoles d'exégèse) 1.

Renan se consola en se consacrant uniquement à

l'ouvrage qui allait le rendre célèbre. Le gros travail

était fait. Il ne s'agissait plus que de refondre les mor-

ceaux, de les réunir, de les mettre au point.Renan se rendait très bien compte que son livre

aurait du retentissement. Aussi recommande-t-il à

Berthelot et à ses amis « de ne pas éventer ce gros mor-

ceau en portefeuille, qui fait toute sa force. Il sortira

en son temps ». Il écrit d'autre part au père Tosti :« Cette année (1861) passée tout entière>.dans un contact

intime avec l'antiquité, m'a été fort douce. J'ai relu

l'Evangile et Josèphe à Jérusalem, et sur les bords du

I. Barrés.Mes Cahiers,t. III, p. 16.

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RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 39

lac de Génésareth, et j'ai vu se dresser devant moi,avec une surprenante réalité, le Christ et ses contem-

porains. Pendant l'été dans le Liban, j'ai écrit ma Vie de

Jésus. Mais cela a encore besoin d'être mûri K

Maurice Barrés a voulu connaître le pays où fut

ébauché le célèbre ouvrage. Dans le premier volumede son Enquête sur les pays d'Orient, il consacre tout un

chapitre à sa visite au tombeau d'Henriette, et il eut

la chance d'avoir pour guide le propre fils du Dr Gail-

lardot, le dévoué collaborateur de Renan dans ses

fouilles de Phénicie.

Barrés cherchait à faire revivre le Renan qui avait

écrit, disait-il, « ce petit roman de la Vie de Jésus,d'un effet si terrible dans son premier scandale et quinous semble aujourd'hui, sous ses parures fanées,

oserai-je le dire ? d'une substance un peu médiocre.

Nous irons déjeuner à Amschit, dit Gaillardot, et nous

passerons au pied de Ghazir, où fut écrite la Vie de

Jésus ; ainsi vous aurez vu tout l'horizon que piéféraitRenan ». Barres se mit en route, admirant le paysage,enchanté de suivre à la trace le souvenir du grandécrivain. « Qu'il fut heureux ici I dit-il. Il y retrouvait

les thèmes de sa vie paysanne, une Bretagne illuminée,et puis les thèmes qui l'ont fait sortir du Séminaire,la mutation des formes du divin ».

Le fils Gaillardot (âgé de huit ans en 1861) se rappe-lait très bien Renan et Henriette, et précisait les détail.?

I. Correspondance,t. I, p. 196. Lettre à Tosti.

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40 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

de leur séjour et de leur travail. Gaillardot le pèredonnait aussi son opinion et proposait ses remarques.Il empêcha même Renan d'être trop affirmatif dans sonrécit de la résurrection de Lazare. Renan écoutait les

conseils, admettait les objections et fut toujours enexcellents termes avec les jésuites installés dans le pays.Il allait chez eux voir jouer des pièces de théâtre.

Barrés trouve que l'ardente Palestine fait admirable-ment comprendre la dédicace toute païenne de la

Vie de Jésus : « Ne chicanons pas Renan, dit-il, quandil dédie à sa soeur une lamentation... Ici il a perdu son

aimée, son guide féminin, sa soeur et son inspiratrice,envers qui il avait été un enfant égoïste. Ce que fut

cette mort, comment il l'éprouva, quel sens le plusbeau il donna à ce qu'il doit sentir, cherchez-le dans les

couleurs que peu après il prêta au culte d'Adonis et

de Tammouz ».

Barrés tenait surtout à voir la maison que le grandécrivain appelait « sa pauvre cabane ^Maronite ».

Hélas 1 la maison était démolie et à sa place s'élevait

une grande bâtisse dont on ne voyait plus que la

terrasse dominant un panorama splendide jusqu'à la

mer. C'est là que Renan et sa soeur venaient travailler

et s'accouder à la clarté des étoiles. « Ma soeur me faisait

ses réflexions pleines de tact et de profondeur, dont

quelques-unes ont été pour moi de vraies révélations ».

Les sentiments d admiration que Barrés a gardés

jusqu'à la fin de sa vie pour Renan montrent à quelledistance de la foi chrétienne est toujours resté l'auteur

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RÉDACTION DE LA VIE DE JÉSUS 41

de la Colline inspirée. Sa sensibilité romantique l'incli-

nait Vers la religion catholique. Il a parlé de Jésus, du

christianisme et des Evangiles dans les termes d'un

parfait croyant. Au fond, Barrés ne fut jamais ni

catholique ni chrétien, et ses témoignages de sympathie

dépassèrent rarement les hommages d'un déférent

rationalisme.

Mme Myriam Harry a visité elle aussi la maison queRenan et sa soeur habitèrent à Amschit.

Face à la mer, dit-elle, deux grands salons, dont l'un ser-vait de chambre et de salle de travail à Renan et où sa soeurl'aidait à classer ses notes de la mission de Phénicie...A l'autre bout du hall, un oratoire... Au milieu, la chambred'Henriette, où nous n'entrons pas sans émotion. Ah !comme elle devait l'aimer, cette chambre gaie et austère 1Par ces deux fenêtres extérieures, Jclle voyait la mer de

Byblos, les crêtes du djebel Moussa, où expira Adonis,et le petit cimetière avec sa chapelle et ses palmiers où elleallait elle-même dormirl.

I. Le Temps,22 février 1923.

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III

LE MIRACLE

DANS LA «VIE DE JÉSUS*

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III

LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS

Nous avons essayé de résumer brièvement l'histoirede la préparation et de la rédaction de la Vie de Jésus.Avant daller plus loin et d'aborder la publication du

livre, il est bon de rappeler en quelques mots le grandprincipe sur lequel Renan a fondé sa méthode d'appré-ciation et sort jugement historique. Ce principe,on le sait, c'est la négation du miracle. Renan a large-ment développé, dans la préface de sa treizième édition,,sa théorie sur l'impossibilité d'admettre le miracledans l'histoire.

Notre intention n'est ni d'approuver ni de réfuter

Renan, mais d'expliquer comment, et par quelles raisonsil entendait justifier sa critique négative.

Le miracle, selon lui, n'a jamais été et ne peut pasêtre un fait historique, parce qu'aucun miracle n'a

jamais été constaté. Il n'y a dans l'Univers que deslois naturelles ; ces lois sont fixes ; elles peuvent varier,

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46 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

se transformer, se contredire en apparence, ce sont

toujours des lois dont le fonctionnement se développesans aucune intervention surnaturelle. On n'arrête pas

le Soleil, une étoile ne se met pas en marche ; on ne

ressuscite pas un mort. Bref, il n'y a et il ne saurait

y avoir de miracles nulle part.'

Voilà le grand principe dont Renan fait une certitude

d'expérience qu'il place au-dessus de toute discussion.

Dans la brochure publiée en 1862, à la veille de la

Vie de Jésus, à propos de la suspension de son cours au

Collège de France, Renan déclarait en propres termes :

« Il n'y a pas un seul cas de miracle prouvé. De là

cette règle inflexible, base de toute critique, qu'unévénement donné pour miracle est nécessairement

légendaire. En science, en géologie, dans l'histoire des

peuples, aucun miracle n'a jamais été constaté ».

Dans la préface de sa traduction de Strauss, Littré

pose à son tour clairement la question :

Une expérience, dit-il, que rien n'est jamais venu contre-dire nous enseigne que tout ce qui se racontait de miracu-leux avait constamment son origine dans l'imagination quise frappe, dans la crédulité complaisante, dans l'ignorancedes lois naturelles. Quelque recherche qu'on ait faite, jamaisun miracle ne s'est produit là où il pouvait être observé etconstaté *.

A cette affirmation irréductible les orthodoxes

répondent :

1. L'absence de toute intervention surnaturelle dans l'Universest à peu près admise par Malebranche.

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LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 47

« Votre critique est fausse ; vous avez deux poidset deux mesures. Vous admettez le témoignage humain

pour les faits ordinaires, vous le rejetez quand il s'agitde faits surnaturels. Le miracle existe ; il a toujoursexisté. La vraie critique doit l'admettre au même titre

que n'importe quel autre fait, quand il est attesté pardes témoins dignes de foi. Certains miracles ont eudes foules pour témoins et font réellement partie del'histoire. Il s'agit de distinguer les vrais et les faux.

« Mais alors, répondent les rationalistes, il nousfaudra choisir, étudier, trier, discuter, cW-à-dire

admettre, avant toute preuve, la possibilité, non seu-lement des miracles du christianisme, mais la possibi-lité des miracles de toutes les religions, depuis l'anti-

quité jusqu'à nos jours, apparitions, visions, évocations,hallucinations, Sybilles, Delphes, Dodone, Eleusis,

Epidaure, les magiciens d'Aaron, Simon, Appolloniusde Tyanes, le diacre Paris, la Sainte-Épine, Lourdes,les Démons, exorcismes, possessions, sorcellerie, spiri-tisme, le Diable, Croquemitaine, les loups-garous,les revenants et les fantômes. Vous prétendez qu'il fautcroire au miracle lorsqu'il est attesté par des témoins

dignes de foi ? Non, la crédibilité d'un fait ne dépendpas seulement de l'honorabilité des témoins ; elle

dépend aussi de la nature même du fait raconté. Si deuxtémoins de bonne foi nous disent qu'ils viennent de

rencontrer- un de leurs amis, je les crois sans peine.S'ils affirment avoir rencontré un ami mort depuis des

années, je ne les crois plus et il me faudra d'autres

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48 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

preuves, parce que le fait en lui-même n'est pas

croyable. »

Voilà les deux théories en présence. Les orthodoxes

ont raison de dire aux incrédules : « Votre critique est

mauvaise, parce qu'elle écarte à priori la possibilitédes faits attestés par des témoins dignes de foi ; et les

incrédules n'ont pas tort de dire aux orthodoxes :

Votre critique n'est pas bonne, parce qu elle admet

à priori la possibilité de faits qui n'ont jamais été et ne

peuvent pas être démontrés. »

Ce n'est pas, dit Renan, par un raisonnement a priorique nous repoussons le miracle, c'est par un raisonnement

critique ou historique... Et qu'on ne dise pas qu'une tellemanière de poser la question implique une pétition de prin-cipe, que nous supposons a priori ce qui est à prouver parle détail, savoir que les miracles racontés par les Evangilesn'ont pas eu de réalité, que les Évangiles ne sont pas deslivres écrits avec la participation de la Divinité. Ces deux

négations-là ne sont pas chez nous le résultat de l'exégèse ;elles sont antérieures à l'exégèse. Elles sont le fruit d'une

expérience qui n'a point été démentie. Les miracles sont deces choses qui n'arrivent jamais ; les gens crédules seulscroient en voir ; on n'en peut citer un seul qui se soit passédevant des témoins capables de le constater ; aucune inter-vention particulière de la Divinité ni dans la confectiond'un livre, ni dans quelque événement que ce soit, n'a été

prouvée \

Ces principes de critique, Renan les a appliqués non

seulement à l'existence de Jésus, maisjà la formation

1. Préfacede la Vie deJésus,13eédition.

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LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 49

et à la composition des Evangiles. C'était s'exposer à

de graves contradictions que de reconnaître la véracité

des Évangiles, tout en se réservant le droit de nier le

caractère des faits surnaturels qu'ils contiennent. Cette

position fausse a parfois obligé Renan à hasarder des

explications équivoques, notamment dans la résurrec-

tion de Lazare, où il va jusqu'à suspecter la loyautédes témoins et même la bonne foi de Jésus *. C'est

ce que le rationaliste Patrice Larroque appelait « les

réserves cauteleuses de Renan, ses formules élastiques,ses vérités relatives et gazées ». Il eût été plus logique,en effet, d'admettre purement et simplement le miracle ;mais cela, Renan ne le pouvait pas, et il ne le pouvait

pas parce que la négation du miracle est pour lui une

certitude supérieure à tous les témoignages humains.

Et c'est au nom même de la Raison que Renan posece principe. La Raison est pour lui le grand juge, le

juge sans appel.« Mais nous aussi, disent les orthodoxes, c'est au

nom de la Raison que nous maintenons l'affirmation

contraire. Rien n'étant impossible à Dieu, il n'est pas

plus déraisonnable de croire aux miracles que de se

résigner à ne rien savoir, à conclure qu'il n'y a rien,

pas de but, pas de cause, et que tout est hasard et

néant ».

Voilà ce que répondent les orthodoxes, et Voilà

pourquoi, partant de ce principe, des penseurs comme

I. M. Jean Pommier fait cependant observer que Renan n'a pasmaintenu sa première version (Renan et Strasbourg, p. 89).

ALBALAT 4

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50 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Leibnitz, Pascal, ou Newton acceptent la possibilitéde faits qui répugnent à des cerveaux comme Littré

Renan, Darwin, Spinosa, La Place ou Berthelot...

Un vrai catholique ne comprendra jamais qu'on puissecontester le miracle.

J'ai appris, dit le P. Didon \ la mort de ce pauvre Pouchet

par les journaux. Elle m'a attristé, comme toutes les mortsoù je ne vois pas luire un rayon d'éternité. Comment sontdonc bâties ces natures d'athées ? De quelle pâte est leurâme ? Et quel est l'esprit mauvais qui les a ainsi mutilés,ces pauvres gens ?

Les incrédules éprouvent les mêmes sentiments

de pitié pour les « pauvres gens » qui ont la faiblesse de

croire aux miracles.

Au fond, qu'on soit un savant ou un homme ordi-

naire, le même problème se*pose pour tous les hommes,

et chacun le résout selon sa tournure d'esprit. Toutes

les raisons qu'on peut donner pour ou contre n'arrivent

qu'à se combattre, sans pouvoir se réfuter.« Si Dieu a créé le monde, disent les rationalistes,

nous constatons qu'il s'est retranché dans l'anonymatet le silence, et qu'il ne s'occupe plus de l'Humanité,

Dieu ne serait donc qu'un monstre de cruauté, qui tire

du néant des milliards de créatures pour les regarder

agoniser et mourir, et qui permet le mal, les crimes,

l'injustice, l'assassinat, les catastrophes, le cancer, la

pesté, tous les fléaux... L'intention de ce Dieu terrible

nous échappe donc d'une façon absolue, et nous

1. Corrcsp. avec Afme Commanville, t. II, p. 298.

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LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 51

sommes obligés de conclure que son existence est

incompatible avec notre idée de justice. Résignons-nous donc à ne rien savoir, à ne rien conclure, etcontentons-nous du mot de Pascal : « Incompréhensibleque Dieu soit. Incompréhensible qu'il ne soit pas. »

Le problème est insoluble.« Non, disent les orthodoxes il y a une solution :

c'est de croire à l'immortalité de 1ame et à la justicedans l'au-delà.

« Pure illusion, répliquent les rationalistes, cesont les hommes qui, pour échapper à l'horreur dunéant et au triomphe du crime, ont inventé l'immor-

talité, les futures récompenses et les châtiments. La

justice, en effet, ne consiste pas à châtier plus tarddes coupables, mais à empêcher d'abord qu'on tuedes innocents. »

Qu'ils l'avouent ou non, voilà le fond commundes pensées et des objections qui composent la tour-nure d'esprit rationaliste des penseurs comme RenanIls ne peuvent pas plus concevoir un Univers sans

cause qu'ils ne peuvent concevoir un Dieu qui acréé le monde en le fondant sur le mal, la maladieet la mort, ce que Joseph de Maistre appelle «la grandeloi de la destruction violente des êtres vivants ». Aulieu de se révolter et de s'épouvanter, Renan s'est

vengé en restant ironiquement et incurablement

optimiste. Ses Feuilles détachées et son Examen deconsciencesont effrayants de sérénité. Il ne demande

qu'à vivre en repos, dans le travail, la résignation, le

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52 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

culte de l'art, de la pensée et de la beauté. Il a dit en

propres termes : « Il faut être tour à tour confiant,

sceptique, optimiste et ironique ». Ce serait perdreson temps que de vouloir chercher un point fixe dans

une doctrine où l'on trouve toutes les négations de

l'athéisme et toutes les élévations de la foi. Renan a

toujours flotté entre le Pour et le Contre. Il ne s'en

cache pas ; il s'en vante même si ouvertement, qu'ilfinit par donner la sensation d'un faux sceptique.C'était l'avis d'Emile Faguet. Renan, d'après lui, n'a

que les formes extérieures du scepticisme. Le véri-

table scepticisme, c'est-à-dire l'indifférence totale lui

a toujours manqué. Les plus grands problèmes de la

civilisation, l'histoire de l'Humanité, les religions, la

morale ont été les perpétuels objets de ses études. Il

vroyait à beaucoup de choses ; seulement ses adhésions

ne furent jamais que des états intellectuels successifs

Le seul point sur lequel il n'a jamais varié, c'est la

question du surnaturel et du miracle.

Une pareille tournure d'esprit déconcertait JulesLemaitre.

Je crois, concluait-il, que le meilleur moyen de com-

prendre Renan, c'est de lire d'une âme confiante ce qu'ilécrit, et de n'y point chercher plus de malice qu'il n'en amis. Si M, Renan nous semble si compliqué, c'est que leséléments dont se compose son génie total étaient nombreux ;il les laisse transparaître dans ses oeuvres avec une parfaitesincérité 1.

1. Les Contemporains,IVe série, p. 258.

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LE MIRACLE DANS LA VIE DE JÉSUS 53

L'agnosticisme de Renan, sa résignation ironique,cette négation du surnaturel et du miracle eurent

pour résultat d'ouvrir un champ plus large à la liberté

de ses croyances philosophiques.« En métaphysique, dit Taine, Renan est tout à fait

flottant ; de preuve, d'analyse, aucune. En gros, c'est

un Kant poète et sans formule, tout à fait comme

Carlyle... Il admet que nous n'apercevons que les

phénomènes et leurs lois ; qu'au delà est un abîme,

un X d'où ils dérivent ; que par le sentiment du

sublime nous en soupçonnons quelque chose... quel-

que chose de sublime qui correspond à la sublimité

de notre sentiment du devoir ». Renan, dit Taine, ne

croyait pas à un Dieu qui fût une « personne ». Pour

1'âme non plus, « il ne croyait pas à l'immortalité

personnelle ». Il n'admet que celles des oeuvres ».

« Néanmoins il laisse toujours une lacune que la foi,

le symbole seuls peuvent remplir... C'est un sceptique

qui, à l'endroit où son scepticisme fait un trou, le

bouche avec son scepticisme » 1.

Si Renan, comme le dit Taine, ne croyait pas que

Dieu fût vraiment une personne, on peut se demander

quelle idée il se faisait de Dieu, dont le nom revient

si souvent dans la Vie de Jésus. Ses déclarations à cet

égard sont confuses et contradictoires. Sa conceptionde Dieu était à peu près celle des philosophes alle-

mands : Djeu n'existe que dans la conscience de l'hu-

1. Taine. Correspondance, II, p. 243.

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54 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

manité et il y est à letat de perpétuel devenir, c'est-

à-dire, en langage clair, Dieu est une conception de

l'entendement humain. Ce sont les hommes qui, pour

expliquer l'Univers et la création, ont conclu à l'exis-

tence d'un Créateur, et c'est ce qu'on a appelé l'idée

de Dieu. Cette idée de Dieu, on nous l'a transmise,nous l'avons acceptée, elle s'est imposée, ennoblie,

magnifiée à travers les âges. En d'autres termes, Dieu

serait un concept de notre esprit ; mais tous les

concepts de notre esprit ne sont pas forcément des

réalités. Depuis l'époque des cavernes, l'idée de Dieua évolué avec la civilisation ; elle est devenue de plusen plus supérieure par les qualités et les attributs

qu'on lui a ajoutées. C'est en ce sens que Renan pouvaitdire que Dieu est en puissance et en perpétuel devenir

dans l'Humanité. En dehors de la pensée humaine,Dieu ne représenterait rien et ne serait plus que « la

dernière catégorie de l'Idéal ».Voilà à quelle conclusion aboutit chez Renan la

négation du surnaturel et du miracle.

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IV

LA PUBLICATION

DE LA «VIE DE JÉSUS»

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IV

LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS

Renan avait prévu le retentissement qu'allait avoir

une oeuvre comme la Vie de Jésus, qui, en dehors de

sa séduction littéraire, « reposait, dit Berthelot, sur

l'appel aux instincts esthétiques et moraux les plus

profonds de 1'âme humaine. »

La publication d'un tel livre soulevait un cas deconscience très particulier. Renan savait mieux qu'unautre la place que tient la religion dans la vie de l'Huma-

nité,'puisqu'il s'était trouvé lui-même « perdu sans

elle dans un désert »,et en proie à un « déchirement

qu'il ne souhaitait à personne »* ; il connaissait et

avait apprécié mieux qu'un autre les consolations etles bienfaits de la religion chrétienne. Il n'hésita

pas cependant à attaquer une croyance qu'il consi-dérait comme le fondement de la société et de la morale.

Sa tentative soulevait un gros problème : celui de la

I. Correspondance, 1.1.

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58 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

responsabilité des écrivains. L'objection datait de

loin. L'évêque de Derry s'arrêta un jour à Iéna,

expressément pour reprocher à Goethe d'avoir écrit

Werther, qui, on le sait, provoqua des suicides en

Allemagne. Goethe lui répondit : « Quand vos diplo-mates et vos généraux font tuer à la guerre 80.000 hom-

mes, vous chantez des Te Deum. J'ai bien le droit de

ne pas me reprocher la mort de quelques imbéciles

qui n'ont pas compris mon livre et qui ont eu la manie

de se tuer *.

Le cas de Renan était plus grave. Un écrivain a-t-il

le droit de détruire une religion millénaire qui a fait

ses preuves, pour la remplacer par l'incertitude, le

doute et le néant ? Non, dit Brunetière, l'incrédulité

n'a pas le droit de détruire l'ordre social en ruinant la

religion établie.

La Vie de Jésus,dit l'abbé Cognât, est le plus grand crimede presse qui se soit commis en France depuis Voltaire.A quelque point de vue qu'on se place, saper par la baseune religion qui depuis dix-neuf siècles soutient les moeurs,les lois, les institutions, la vie sociale, en un mot, de toutesles nations civilisées du monde, surtout quand cette religionvous a élevé, sans avoir rien à mettre à la place que la gaieironie du sage ou la divine ivresse du Thrace, c'est plusqu'un peu léger, c'est un attentat de lèse-humanité 2.

Cette absence de scrupules ne s'explique chez

Renan que par son état d'incrédulité complète, tran-

1. Entretiens de Goetheavec le chancelier Muller, p. 24,2. L'abbé Cognât. Renan hier et aujourd'hui.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 59

quille, déconcertante. Un mot de lui nous montre à

quel point il était profondément convaincu que la

divinité de Jésus était une chose inadmissible. Aprèsêtre sorti du Séminaire, il discutait un jour avec l'abbé

Cognât. « La discussion, nous dit celui-ci, avait prisun ton plus vif que de coutume, lorsque M. Renan,avec une animation que je ne lui avais jamais vue,

s'en prit directement à la sincérité de mes convic-

tions religieuses, en s écriant par trois fois : — Non»

non, non, vous ne croyez pas que Jésus est Dieu. Vous

avez trop d esprit pour cela ».

Renan était, d'ailleurs, persuadé (il l'a dit cent fois)

que les sentiments de sympathie et de respect quicaractérisent sa Vie de Jésus atténueraient le scandale

et feraient pardonner son audace :

Loin que j'aie songé, dit-il, à diminuer en ce monde lasomme de religion qui y reste encore, mon but en tous mesécrits a été, bien au contraire, d'épurer et de ranimer ce

sentiment, qui n'a quelque chance de conserver son empirequ'en prenant un nouveau degré de raffinement... J'ai cruservir la religion en essayant de la transplanter dans la régionde l'inattaquable, au-delà des dogmes particuliers et des

croyances surnaturelles \

Il n'est pas douteux qu'à un certain moment et

pour rassurer sa conscience, Renan ait cru sincèrement

que son livre allait inaugurer un mouvement en faveur

d'un catholicisme plus libéral, dégagé des dogmes

étroits, un Catholicisme épuré par la raison et qui se

I. Essais de morale et de critique, p. 11 et 1 i I.

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60 LA VIE DE ÉJSUS D'ERNEST RENAN

fût contenté de voir clans le Christ le grand Annon-

ciateur de la morale humaine et de l'idéal divin.

Renan n'était pas le seul à avoir cette illusion. « Il

y a déjà bien longtemps, disait Albert Réville dans sa

brochure sur la Vie de Jésus, il y a déjà bien longtemps

qu'un grand esprit, que les catholiques revendiquentsans cesse comme un des leurs, M. de Maistre, frappédes signes du temps, a dit : « Tout philosophe chré-

tien doit opter entre ces deux hypothèses : ou qu'ilva s'élever une nouvelle religion sur la terre, ou que le

christianisme se rajeunira de quelque manière extraor-

dinaire ».

Charles Romey cite ces lignes et ajoute :

Le livre de M. Renan marquera le point de départ d'uneère nouvelle pour le christianisme. Dans ce grand mouve-ment, que j'appelle sans hésitation religieux et chrétien et

auquel il donne le branle, la foi historique au Christ se

retrempe et se renouvelle, devient agissante et ne retient

plus rien qui choque la raison la plus sévère et la plusexigeante \

Ces prédictions mystico-rationalistcs ne se sont

pas réalisées. C'est même le contraire qui est arrivé.

L'Eglise a arrêté le mouvement moderniste, issu des

infiltrations jRenaniennes, et la victoire est définitive-

ment lestée aux dogmes inflexibles du vieux catho-

licisme romain.

Au fond, Renan n'était pas fâché de scandaliser

I. Charles Romey. Hommes cl choses de divers temps, p. 338.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 61

un peu les gens d'Eglise qui venaient de faire suspen-dre son cours. « Je leur prépare, disait-il à sa soeur

Henriette, dans un sentiment de rancune bien compré-

hensible, je leur prépare une salade épicée au plushaut goût. Ça va être un plaisir piquant de contemplerà l'ombre les hauts cris qu'ils vont pousser. »

D'autres fois, cependant, Renan se montrait plushésitant et parlait de scrupules qui se seraient « élevés

en son âme », quand il a vu, dit-il, « le scandale quebien des personnes pleines de droiture ont souffert

de mes libertés spéculatives » :

Ces scrupules, il m'a fallu de sérieuses réflexions pour lesfaire taire. J'ai dû me prouver à moi-même que je faisaisune chose bonne et utile, en pensant librement et en disantlibrement ce que je pense...

1

Parmi les écrivains qui ne pardonnèrent pas à Renan

la publication d'un ouvrage destructeur de la foi, l'un

d'eux, dans sa Première lettre d'un bénédictin (1864)cite quelques lignes de Sismondi qui trouvent peut-être ici leur application. Mmc de Sismondi signalaità son fils le danger d'ébranler les convictions reli-

gieuses.

Laisse en paix, disait-elle à son fils, la Trinité, la Viergeet les saints ; pour la plupart de ceux qui sont attachés acette doctrine, ce sont les colonnes qui soutiennent toutl'édifice ; il s'écroulera, si tu les ébranles. Et que deviendrontles âmes que tu auras privées de toute consolation et de toute

espérance ? La piété est une des affections de 1aine les plus

I. Essais de morale et de critique, p. VI et VII.

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62 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

douces et les plus nécessaires à son repos ; on doit en avoirdans toutes les religions, excepté dans celles où, à force

d'élaguer les rameaux auxquels nos sens atteignent, à forcede spiritualiser, on tombe dans les idées abstraites et dansun vague désolant 1

La publication de la Vie de Jésus était attendue

comme un événement sensationnel. La réputation de

l'auteur, l'interdiction de son cours, son passé, son

talent, tout surexcitait la curiosité publique. Renan

lui-même s'inquiétait du bruit qu'allait faire cette

oeuvre menaçante et mystérieuse.

Elle paraîtra je pense dans deux mois. Je n'ai pas besoinde vous dire dans quel sens elle est écrite. Les partisans desmiracles ne seront pas satisfaits. Je ne sais trop ce quiadviendra 2.

Au mois de mars 1863, Renan corrigeait les épreuvesdu volume et se donnait tout entier à ce travail.

Annoncé dans les Débats fin avril 1863, l'ouvrage

paraissait le 24 juin 1863 chez l'éditeur Michel Lévy

qui, à ses débuts, était allé lui-même demander à

l'auteur de publier un recueil d'articles.

La Vie de Jésus éclata comme un coup de tonnerre.

Traduite immédiatement en dix langues, on en Vendit

60.000 exemplaires en cinq mois. Quatre ans après

l'apparition on avait vendu treize éditions à

t I. Saint-René Taillandier. Lettres inédilesde Sismondi.La cita-tion est dansSainte-Beuve. Nouveauxlundis, VL

2. Correspondance,1.1, p. 227. Lettre à Amari, 3 mars 1863.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 63

10.000 exemplaires chacune. L'auteur touchait 20 pourcent sur le prix fort de 7 fr. 50 le volume *.

C'était le succès et le scandale prévus. Dans une

lettre à Bersot, Renan avouait ses « inquiétudes sur

la possibilité de saisie, ou autre inconvénient, comme

une poursuite officielle ». (28 août 1863). On pria le pro-

cureur impérial de lire attentivement l'ouvrage pour

y trouver un motif de condamnation, au nom de la

religion et des moeurs. Le procureur revint dire à

l'Empereur.— Sire, il n'y a rien à reprendre, pas un

mot, pas une virgule2 ».

Devant un pareil triomphe l'éditeur offrit à l'auteur

de déchirer son traité pour le remplacer par un autre

plus avantageux, en date du 5 novembre 1864.

La Vie de Jésus s'enleva, comme on dit, sans lance-

ment ni réclame. Renan ne sollicita aucun compte-

rendu et ne fit aucune démarche. Il ne voulut même

pas influencer le directeur des Débats, M. de Sacy,

sur le choix de la personne qui devait faire l'article :

Je lui répondis que je lui livrais tout cela sans réserve ;que je ne voulais entrer pour rien dans le choix de la per-sonne qui ferait l'article. Il prononça votre nom. J'eus alorsmille raisons de dire que tout ce qu'il ferait serait bien fait 3.

Le livre, dit Mary Darmesteter, eut un succès immé-diatement retentissant, absolu ; pour un livre sérieux,c'était le plus grand succès du siècle. Dès le mois de

1. Desportes et Bournand, Renan, sa vie et son oeuvre, p. 91.2. Psichari. Ernest Renan, p. 78.3. Lettres à Bersot. La politique de Renan, par Gaston Strauss,

p. 342.

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64 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

novembre, on en était au soixantième mille. Les savantslisaient ces pages si belles, si profondes, pour leur science ;les femmes se les arrachaient, désarmées par leur poésie ;tout ce qu'il y a d'anticlérical dans la patrie de M. Homais

applaudissait au nom du progrès ; mais surtout le livre

plaisait à ceux qui ont été chrétiens par la foi et qui.le sontencore par le coeur... Et tous ceux-là se sentaient enfindevinés et compris 1.

Dans les salons, les cercles, les cafés on ne parlait

que de la Vie de Jésus. Gens du monde, écrivains ou

bohèmes, donnèrent leur opinion. On se disputait

jusque dans les brasseries.

Quand Ernest Renan fit paraître son livre, dit Philibert

Audebrand, ce fut pour nos beaux parleurs le thème d'unesorte de polémique. — Vous avez lu ça, vous ? — Non

pas, s'il vous plaît... Perdre une heure de ma vie à feuilleterce verbiage ! — Du verbiage, ce beau livre ? — Ah ! passi beau que ça ! — Mon cher, il arrache son auréole divineau Nazaréen. — La belle poussée ! Est-ce que Voltaire,le Dr Strauss et vingt autres n'avaient pas fait cette démons-tration ? Le pauvre défroqué ne fait que se servir d'un vieilalambic de la critique historique. — Défroqué, tant qu'ilvous plaira, il écrit en maître. — Ça ne l'empêche pas dei'être qu'un défonceur de portes ouvertes. Il ne dira jamaisrien de neuf. — Mille pardons ! Il y a dans cette oeuvre un

point de vue d'une grande originalité : c'est que c'est unefemme qui a fait Jésus Dieu et que cette femme est Marie-Madeleine ! — Laissez donc I Les Saint-Simoniens avaientémis le même conte bien avant notre sulpicien. — Et lesbeaux paysages de la Judée qu'on trouve à chaque page ?

Tenez, il y a une description du lac de Tibériade qui estun chef-d'oeuvre. — Mon cher, des chefs-d'oeuvre de ce

I. La Vie de Renan, p. 171.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 65

genre-là, à propos de l'Ancien et du Nouveau testament,les peintres de toutes les écoles et de tous les pays en ont

fait des milliers, sans qu'on ait songé à crier au prodige.En cela encore votre Renan ne serait donc qu'un copiste.

Je demande que cet échappé du séminaire soit fessé publi-quement aux quatre coins de Paris, avec une branche de

buis trempée dans de l'eau bénite \

La Vie de Jésus déchaîna des protestations et des

colères qui devaient mettre des années à se calmer.

Renan passa pour un prêtre défroqué. Il fut le renégat,

le Judas, le 13e apôtre, le grand hypocrite, le blas-

phémateur, le fourbe 2. On le voua aux gémonies ;

on railla son caractère, on ridiculisa sa personne, ses

moeurs, l'allure ecclésiastique qu'il garda toute sa vie,

son embonpoint, son sourire de prélat, sa causerie

onctueuse, ce physique papelard facile à plaisanter,

tel qu'on le trouve déjà dans le portrait qu'en donnait

Mgr Perraud :

Portant une longue redingote, qui ressemblait presqueà une soutane, le visage tout rasé, il avait l'air d'un prêtremomentanément revêtu d'habits civils 3.

Armand Silvestre raconte, à ce propos, une jolie

anecdote, qu'il tenait de George Sand :

L'auteur de Leîia, dit-il, admirait Renan avec une ferveur

1. Philibert Audebrand. Un café dejournalistes sousNapoléon III,p. 10.

2. Sur un exemplaire de la Revue la Liberté depenser,que possèdela Bibliothèque nationale, un lecteur indélicat a_écrit : Renan,infâme gredin, traître, moine défroqué, sois maudit, (ils de Satan.(Pons. Ernest Renan, p. 62.)

3. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p. 24.

ALBALAT 5

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66 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

touchant au culte et merveilleusement passionnée. Souventelle l'avait exprimée à Théophile Gautier qui, obstinément,se refusait à tout rapprochement avec l'ancien séminariste,par une rancune vraiment étonnante chez un aussi grandesprit. Oui, Théophile Gautier ne pouvait pardonner àRenan d'avoir quitté les ordres. Ne s'en étonneront pasceux qui l'ont souvent entendu défendre, chez lui, touteplaisanterie sur les religions les plus invraisemblables,« dans la crainte, disait-il, que ce ne fût la vraie ». D ametoute romaine, il n'était Dieu qu'il n'admît dans son templeoù le même encens brûlait pour tous les cultes indifférem-ment. J'ignore si son christianisme facile et hospitalierdevait lui valoir des indulgences à Rome, mais un prêtredéfroqué lui semblait une chose monstrueuse absolument.Et voilà pourquoi, tout grisé qu'il fût par la prose charme-resse de Renan, il mettait à connaître l'homme lui-mêmeune excessive mauvaise volonté. George Sand n'en démorditpas toutefois et réussit à mettre en présence ces deux admi-rables artistes dans un de ces dîners familiers chez Magny,où elle prenait pension, quand elle avait quitté Nonant pourParis. Renan, qui avait l'instinct des réserves dont il étaitl'objet, et des préventions qu'il avait à vaincre, y mit unecoquetterie étourdissante. Jamais, m'affirma Mmc Sand,il ne fut, à ce point, brillant et séducteur, conteur admirableet profond. Gautier était visiblement sous le charme. Aussi,quand Renan fut parti, confiant dans la conversion du Poète,lui demanda-t-elle, sur un ton de triomphe : « — Eh bien 1comment le trouves-tu ? « Mais Théophile Gautier, quiavait l'intolérance obstinée et qui s'était resaisi déjà, luirépondit du ton le plus calme et avec une froideur inatten-due : « — Je le trouve joliment calotin ! » Et il fallait voirl'indignation sublime, dans son ironie désenchantée, deGeorge Sand, quand elle vous contait cela 11

I. Le Journal, 1896.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 67

Un biographe raconte qu'arrivant un matin à

Marseille à lepoque de la Vie de Jésus, il fut sur-

pris d'entendre le portefaix, au moment de chargerson bagage, lui adresser, en guise de bienvenue, cette

question :

Eh bien ! que dit-on de M. Renan ? On m'apprit lelendemain que, par ordre de 1evêque de Marseille, lescloches sonnaient le glas chaque vendredi, afin de rappe-ler aux fidèles l'attentat dont leur Dieu avait été l'objet.Quelle réclame pour le volume 1 !

Le livre, dit Maurice Goguel, provoqua en Europe uneémotion plus profonde encore que celle de Strauss, et fitnaître une nuée de réponses. Schweitzer dit plaisamment :Tout ce qui portait une soutane et était capable de tenir une

plume partit en guerre contre Renan, les évêques en tête 2.

Renan collectionnait les innombrables lettres d'in-

sulte qu'il recevait quotidiennement. Il les avait

soigneusement classées sans la rubrique : cartons-

injures. C'était, en effet, l'injure sous toutes ses formes.

Quelques missives plus charitables 1engageaient à se

convertir. D'autres lui envoyaient leurs réflexions et

leurs doutes.

Si la Vie de Jésus déchaînait des torrents d'injures,elle inspirait aussi des articles élogitux auxquelsRenan fut très sensible. Il eut des approbateurs quali-

fiés, comme Albert Réville, qui lui écrivait le 29 juin1863:

1. Pons. Ernest Renan et les Origines du christianisme, p. 101.2. La Vie de Jésus, p. 29.

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68 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Je suis encore sous l'impression puissante que me vautune pareille lecture. Je crois que vous avez choisi le vrai

point de vue, l'angle véritable sous lequel il faut envisagerl'incomparable figure que vous avez cherché à dessiner.Vous avez des pages d'une beauté sublime. Surtout lesanalogies que vous établissez entre la nature galiléenne, la vieet les idées du Christ, ont donné lieu à des rapprochementset à des développements d'un inexprimable intérêt. J'aiété ravi de vos descriptions 1.

Les éloges de George Sand, entr'autres, touchèrent

également beaucoup Renan. Il la remercie dans une

longue lettre, où il explique tout le prix qu'il attache

à l'appréciation de l'auteur de Spiridion, qu'il avait lu

au Petit Séminaire.

En essayant, dit-il, de composer un Jésus possible, orga-nique et vivant, j'ai mille fois pensé qu'il faudrait pour unetelle oeuvre l'art profond par lequel vous savez agencer voscréations idéales 2.

Bersot publia à son tour un bel article dans les

Débats et Renan le remercie en précisant ce qu'ilavait voulu faire. Il est persuadé que sa façon de« reconstituer les physionomies originales du passé »

n'est pas si arbitraire que Bersot semble le croire et,s'il n'a pas fait un livre de critique et d exégèse, cest

parce que.Straus l'a déjà fait. « Remarquez, d'ailleurs,

1. Cité par Jean Pommier. Renan à Strasbourg, p. 181. Malgréses réserves sur ie IV 0

Evangile, Réville trouvait que cette Vie de

Jésus allait « illuminer comme un éclair l'Orient et l'Occident ».2. Correspondance, t. I, p. 230.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 69

que j'ai consacré à résumer la critique des Evangilesprès de 80 pages de la préface

* ».

Sainte-Beuve avait d'abord annoncé la publicationde la Vie de Jésus.

La librairie Michel Lévy, disait-il, met aujourd'hui envente un livre qui était depuis longtemps annoncé et bienimpatiemment attendu, la Vie de Jésus, par Ernest Renan.C'est un de ces ouvrages qui n'ont pas besoin de recomman-dation et qui font leur chemin tout seuls... Sceptiques,indifférents, hommes d'étude et d'examen, gens du monde,gens d'affaires, pour peu que vous ayez un coin sérieux devacant et de libre en vous, je dirai avec confiance : lisez etrelisez ces beaux chapitres et apprenez le respect, l'amour etl'intelligence de ces choses religieuses, auxquelles il n'estplus temps d'appliquer la raillerie et le sourire.

Deux mois après, le 7 septembre, Sainte-Beuve

publiait son compte-rendu. Avec sa pénétration ordi-

naire il indiquait finement ce que Renan avait Voulu

réaliser, son effort d'évocation et de vérité, la partieartiste et descriptive de l'oeuvre :

Il ne s'est pas contenté, dit-il, de faire une vie de Jésus,ce qui n'est pas difficile à la critique en se tenant sur leterrain de pure discussion ; il a prétendu la refaire. Loin deVouloir affliger et décourager la piété, il a eu l'ambition de lasemer là où elle n'est pas, de la nourrir, de la relever, de luidonner satisfaction sous une autre forme nouvelle et inat-tendue 2

1. Lettre du 28 août 1863.LesDébaL.2. Nouveauxlundis, t. VI.

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70 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Sainte-Beuve louait Renan d'avoir admirablement

rendu le charme des paysages évangéliques :

Jamais la prière du Pater ou le Sermon sur la montagnen'ont mieux ressorti à nos yeux dans leur nouveauté native,et n'ont été plus harmonieusement encadrés. Ah ! que ceux

qui combattent avec tant d'acharnement et d'injureM. Renan ont tort et se méprennent sur la qualité del'adversaire ! Un jour viendra où eux ou leurs fils regrette-ront cette Vie de Jésusainsi présentée \

Sainte-Beuve est d'avis que la Vie de Jésus s'adresse

à un public qui n'est ni croyant ni incrédule, qui n'est

ni à de Maistre ni à Voltaire. «Quant aux fidèles pro-

prement dits, je ne pense pas que M. Renan en déta-

che un seul, et véritablement, tel qu'il me semble le

connaître, je ne me figure pas qu'il l'ait espéré ni qu'ille désire. »

Et Sainte-Beuve ajoute :

Dans une lettre que je reçois de M. Renan, à l'occasionde cet article, il me fait l'honneur de me dire : « Si j'étaispolémiste, il faudrait procéder autrement ; mais je vousremercie vivement d'avoir dit que je ne le suis pas. Non,certes, je n'ai pas voulu détacher du vieux tronc une âme

qui ne fût pas mûre. »

Renan faisait les mêmes protestations à Edmond

Scherer en le remerciant de son bel article :

Je vous remercie du fond de l'âme d'avoir insisté sur lecaractère désintéressé du livre. C'est ce qu'on comprend

1. Nouveaux lundis, t. VI.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 71

le moins ici. Les uns me traitant de démolisseur du catho-licisme, qui cache son jeu ; les autres me prêtent un tas devues politiques dont je suis fort innocent. Vous seul avezbien vu que j'ai uniquement voulu être historien, dans lesconditions ordinaires que notre siècle a créées pour l'his-toire 1.

Comme il fallait s'y attendre, les réfutations de la

Vie de Jésus furent innombrables.

Le 21 septembre 1863, sous le titre de : Neuvième

croisade », la Petite Revue ouvrait une rubrique où

elle reproduisait les passages les plus saillants :

De toutes les brochures écrites à propos du livre deM. Renan, poètes, prosateurs, catholiques, protestants,grecs et israëlites, c'est une croisade aussi imposante, aussisérieuse qu'elle peut l'être à cette heure-ci, où la plume a

remplacé la lance.

La rubrique contenait de curieux extraits quidonnent bien le ton de l'époque.

Leveque de Nîmes, Mgr Plantier, ne pardonnait

pas à la Revue des Deux^Mondes d'avoir publié l'étude

élogieuse d'Ernest Havet sur la Vie de Jésus :

Il existe en France, nos très chers coopérateurs, uneRevue qui, par son importance, semble occuper le premierrang de la presse périodique... Ce qui la distingue surtout,c'est l'absence radicale d'esprit chrétien, c'est le rationa-lisme obstiné dont elle se fait un système, sinon une gloire.Vous n'en verrez presque pas un numéro qui ne contienneun article plus ou moins erroné, plus ou moins agressif

1. Correspondance,t. II, p. 232.

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72 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

contre l'Eglise, ses doctrines, son histoire et son institution ;c'est une citadelle d où le fort armé, suivant l'expression del'Eglise, jette sans cesse des traits empoisonnés contreJésus-Christ qui passe. Cette Revue s'appelle la Revue desDeux-Mondes. Elle s'était rendue digne par son passé dedonner asile à l'éloge de la Vie de Jésus.

i

On remplirait des volumes avec les titres des réfu-

tations violentes qui accueillirent la Vie de Jésus.La brochure du P. Gratry relevait les contradictions

et les erreurs de Renan,' Mgr Freppel, évêque d'Angers,

Mgr Perraud, évêque d'Autun, Mgr Plantier, évêquede Nîmes, publièrent des appréciations sévères. Signa-lant « l'athéisme à la porte de l'Académie », le P. Félix

déclarait : « Si c'est là le dernier mot de la science

nouvelle, nous pouvons nous rassurer » — « Le vide,le vide, le vide, dit Ernest Hello... M. Renan et rien

au monde ». Le comte de Kersolon (Jean Loyseau)

jugeait Renan indigne même des galères. « On vous

laisse circuler librement dans les rues de nos cités.

Vous n'êtes pas digne de porter la chaîne du forçat. »

Les Lettres sur la vie d'un nommé Jésus de Jean Loyseaufirent les délices des Séminaires.

On peut encore mentionner les réponses du P. Passa-

glia, député au Parlement de Turin. Renan selon lui« défigurait l'histoire et n'avait pas traité sérieusement

les matières sérieuses ». M. Colani protesta « au nom

de la science et de la critique, et leveque d'Alger,devant tant de contradictions, ne désespérait pas de

Voir un jour Renan se déjuger et se convertir.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 73

Pendant les trois mois qui suivirent l'apparition du

.livre, on ne publia, dit Burnand, pas moins de 321 bro-

chures contre la Vie de Jésus, sans compter les charges,railleries, chansons, caricatures et anecdotes desti-

nées à amuser le public, sous des titres alléchants.

Le Treizième apôtre, L'abbé Jésus, Le Charpentier

prophète, L'Evangéliste Renan, etc.. A la table d'hôte

d'un hôtel de Dinard, des personnes affectèrent de

se lever à l'approche de Renan, comme s'il eût été le

diable. Journaux et camelots ne s'occupaient que de

Renan. Le mot d'une anglaise fit le tour de la presse.Tenant en mains la Vie de Jésus, cette irrévérencieuse

lady répondait à quelqu'un qui la pressait de quitterle volume : — Aoh ! je ne voulais le laisser que quand

je connaîtrai le dénouement \

L'abbé Laillault accusa Renan d'avoir des relations

abominables avec le démon. Les vers et les chansons

pullulèrent :

Renan, fils d'Arius et Voltaire manqué,Séminariste ingrat, lévite défroqué,Déserteur de l'Église et des sacrés portiques,Professeur incompris des langues sémitiques,Quand te lasseras-tu, superbe ï.ovateur,De prodiguer l'outrage à ce libérateurQui mourut les deux mains ouvertes cur le Monde ? 8

1. Revue Entyclopédique, 15 octobre 1892. Cité par Desportes et

Bournand^2. Envoi de M. Perrot de Chazelles à Renan. Petite Revue>

20 mars 1864.

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74 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

L'indignation des catholiques alla jusqu'à demander

des sanctions contre l'odieux blasphémateur. Aprèsavoir déclaré qu'on devait enfermer aux petites maisons

cet abominable écrivain, qu'il appelle « un éconduit

de sacristie dont les lèvres sentent peut-être encore le

vin des burettes qu'il doit avoir vi'dées », M. A. Nicolas

réclamait pour Renan l'application de l'article premierde la loi du 25 mars 1822, qui peut infliger cinq ans

de prison et 6.000 francs d'amende aux auteurs d'écrits

qui outragent la îeligion.Renan protestait en affirmant la pureté de ses inten-

tions. Non seulement il ne se repentait pas d'avoir

publié sa Vie de Jésus grand format, qui pouvait

passer pour une oeuvre savante ; mais il aggrava ses

torts en donnant, trois ans après, une édition popu-laire de l'ouvrage. Nous savons par Mrae Renan que la

rédaction de ce petit livre lui coûta plus d'une année

de travail. Il le composa après les Apôtres et avant

Saint+Paul et on en vendit plus d'un million d'exem-

plaires.Il est peu probable que le seul amour du gain ait

poussé Renan à écrire ce livre de vulgarisation pour le

grand public. La vraie raison, c'est peut-être, en effet,

qu'il croyait réellement, comme il le dit, faire un livre

d'édification, destiné à propager le culte religieux d'un

Christ humainement idéalisé. Il a trop souvent affirmé

cette intention pour qu'elle n'ait pas répondu chez

lui à quelque sentiment sincère. La petite édition était

à ses yeux le même livre que la grande.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 75

Moins, dit-il, les notes, l'introduction et quelques passagesqui, pour être bien compris, demanderaient des études

spéciales de critique. Je n'ai voulu laisser que ce qui a unsens de poésie ou d'édification. Certes je n'ai pas eu la folle

pensée de contenter les orthodoxes. Je crois cependantqu'une grande partie de la conscience chrétienne accueillerace Christ dégagé de tout caractère spécial de temps, de

pays et de race \

Plaire à tout le monde et surtout aux orthodoxes,

c'était l'idée fixe de Renan. Il écrivait à la comtesse

de Loynes :

Chaque fois que vous me dites que ce rêve vous a étéau coeur, c'est pour moi une grande joie. J'ai voulu fairerevivre en ces pages la religion de l'âme, telle que Jésus l'a

révélée, la vraie religion qui dort au fond de nous et que le

grand charmeur évangélique sait adorablement réveiller.Retrouver les accents de cette voix divine est la plus difficiledes tâches 2.

Renan persista dans son opinion et ne Voulut jamaisconvenir qu'il avait fait une oeuvre anti-chrétienne. Ce

rationalisme mystique représentait pour lui la vraie

religion et les contenait toutes.

Il faut lui rendre justice : la clameur des protesta-tions ne lui fit jamais perdre son sang-froid, et il ne

fit rien pour exploiter le succès que lui valaient ces

attaques :

Ce succès,dit-il, je n'y ai point aidé. Il eût été plus grand,si je l'avais voulu... Si j'avais voulu faire un crescendo

1. Correspondance,t. I, p 251.2. Correspondance,1.1, p. 234.

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76 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'anti-cléricalisme après la Vie de Jésus, qu'felle n'eût pasété ma popularité !... 1

Renan se fit, au contraire, au devoir de ne jamaisrien répondre. Sainte-Beuve l'avait dit :

Ceux qui ont l'honneur de connaître M. Renan savent

qu'il est de force à faire face à la situation et à y suffire.Il ne s'irritera pas, il ne s'emportera pas, il restera calme et

patient, même serein ; il gardera son demi-sourire ; ilretrouvera toute sa hauteur en ne répondant jamais. Il

poursuivra avec vigueur son oeuvre, son exposition désor-mais plus appuyée, plus historique et scientifique ; tous lescris et les clameurs ne le feront pas dévier un seul instantde son but 2.

C'est ce qui arriva. Les adversaires de Renan ne

purent jamais le forcer à rompre le silence qu'il opposa

toujours aux calomnies :

Je dois à M. de Sacy, disait-il, cette règle de ne jamaisrépondre même aux plus grandes énorrmtés... J'ai laissé

imprimer sans réclamation que j'avais reçu un million pourécrire la Vie de Jésus. Je déclare d'avance que quand on

publiera le fac-similé du reçu, je ne réclamerai pas.

Renan n'eut qu'à se féliciter de cette attitude :

Quelle mauvaise foi, grand Dieu, écrit-il, à Berthelot tt

quel tissu de mensonges 1Mais je tiens ferme à ne soufflermot 3.

1. Souvenirs d'enfance et de jeunesse, p. 356.2. Nouveaux lundis, t. VI.3. Correspondance Renan-Berlhelot, p. 295.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 77

Dans la préface de la treizième édition, qui paruten 1867, Renan crut cependant devoir expliquer les

raisons de son silence :

Pour me disculper en détail, dit-il, de toutes les accusa-tions dont j'ai été l'objet, il m'eût fallu tripler ou quadruplermon volume ; ii m'eût fallu répéter des choses qui ont déjàété bien dites, même en français ; il eût fallu faire de la

polémique religieuse, ce que je m'interdis absolument ; ileût fallu parler de moi, ce que je ne fais jamais. J'écris pourproposer mes idées à ceux qui cherchent la vérité. Quantaux personnes qui ont besoin, dans l'intérêt de leur croyance,que je sois un ignorant, un esprit faux ou un homme demauvaise foi, je n'ai pas la prétention de modifier leur avis.Si cette opinion est nécessaire au repos de quelques per-sonnes pieuses, je me ferais un véritable scrupule de lesdésabuser.

Renan fut pourtant quelquefois tenté de répondreet il crut même l'avoir fait en partie dans son Etude

sur Saint François d'Assise \ parue aux Débats,« au plus fort des controverses auxquelles donna lieu

la Vie de Jésus ». « Cette étude, dit-il, fut dans ma

pensée une réponse à certaines objections ». En réalité,comme le constate M. Quirielle (Débats du 13 mars

1923), l'article parut trois ans après la Vie de Jésus,et l'on n'y voit pas trace de ce qu'on pourrait appelerune réponse aux réfutateurs de son livre. Tout ce qu'on

peut constater, c'est que Renan a plus respectueuse-ment parlé de Saint François d'Assise que de Jésus-

Christ, ce qui fit dire à un capucin : « Il a écrit sur

I. Nouvelles études d'histoire religieuse.

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78 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Jésus autrement qu'on ne doit ; mais il a bien parléde Saint François. Saint François le sauvera ».

La clameur des protestations devint si forte, queRenan fut même un moment sur le point de demander

à M. de Sacy, directeur des Débats, la permission de

réfuter la lettre de l'évêque de Laval : mais entrer

dans cette voie, c'était s'obliger à répondre à tous ses

adversaires :

Il est certain, disait Renan, que j'aurais le droit de deman-der aux tribunaux ou au Conseil d'Etat si les lois sur ladiffamation obligent les évêques. Mais alors il faudrait

poursuivre le Figaro qui, lui, a inventé des anecdotes sau-

grenues, fausses depuis un bout jusqu'à l'autre, et Barbeyd'Aurevilly, qui, m'a-t-on dit, a fait sur mon compte uninconcevable article d'injures. On a trouvé le moyen de faire

partir la calomnie de si bas, que, pour la relever, je serais

obligé de me salir... Quant au livre, il ne s'en porte quemieux, et je soupçonnerai presque mon éditeur de se mettrede la partie. Chaque édition de cinq mille s'écoule en huitou dix jours, et une lettre de Lévy, que je reçois aussi,m'apprend qu'en ce dernier temps, la vente, loin de se

ralentir, s'accélère. Je dis cela sans vanité, car cela ne prouvepas que le livre soit bon ou mauvais. Mais cela prouve queles moyens employés pour l'étouffer ne sont pas trèsefficaces 1.

L'orthodoxie chrétienne ne fut pas seule à protester

contre la Vie de Jésus. Le livre fut violemment criti-

qué par les rationalistes intransigeants. Dans son

Opinion des déistes rationalistes et quelques autres

I. Lettres à Bersot. La Politique de Renan, par Gaston Strauss.Correspondance,1.1, p. 242.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 79

articles réunis en volume, Patrice Larroque dénonçala figure idyllique et douceâtre de ce nouveau Jésus,charmant rabbi, beau jeune homme aimé des femmes :

Employer, dit-il, la « beauté » d'un jeune homme pourcalmer l'organisation troublée d'une courtisane (Marie-Madeleine), c'est un genre de thérapeutique qui ne supposepas précisément une étude approfondie de notre naturephysique et morale. Quant à faire vivre aux dépens defemmes riches qui le suivent sans cesse un beau jeunehomme abandonnant son métier, cela lui constituerait,d'après nos idées modernes, une position sociale peu hono-rable. Il n'est pas admissible que M. Renan ait entendu cesvilaines choses dans leur sens odieux. Mais comment n'a-t-ilpas reculé devant la pensée des interprétations libertinesauxquelles elle ne pouvait manquer d'offrir un texte ?Non, il n'y a pas vu malice, ainsi que plusieurs l'ont sup-posé ; c'était seulement chez lui, comme chez tant d'autresécrivains fort goûtés, besoin de faire du pittoresque à toutprix et de paraître atteint de cette sentimentalité maladivequi se risque étourdiment dans les plus mauvais pas. Loinde grandir la noble figure du Christ en l'humanisant à safaçon, il n'a réussi, au contraire, qu'à le rapetisser, et jedirai même à le déflorer par des louanges et des peinturespresque graveleuses, dont ne lui sauront gré ni les rationa-listes ni les vrais chrétiens qui peuvent exister encore.

Proudhon qui ne ménageait personne ne dissimula

pas sa désapprobation :

Renan, dit-il, peut se vanter d'avoir calomnié Jésus,non seulement en le présentant de travers, en lui prêtantdes idées et des paroles qui ne lui appartiennent pas, maisen risquant sous son nom des maximes dignes des poursuitesde la justice. Et la raison de cette singulière portraiture

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80 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

vient justement de ce que M. Renan n'a pas vu que le rôledivin fait à Jésus exclut l'idée d'un simple homme et

qu'essayer d'appliquer à celui-ci les paroles et les actesattribués a l'autre est chose absurde. Le Christ de la foiest un être fictif, il est vrai, mais ce Christ est parfaitementraisonné, moral, soutenu dans sa nature surhumaine ;il n'y a rien à reprendre, si ce n'est que la philosophie posi-tive ne saurait l'admettre.

Ainsi la philosophie de M. Renan est restée ici au dessousde la fable. La mythologie chrétienne a pu d'un simplemortel faire un Dieu ; M. Renan n'a pas su dans ce Dieu,trouver de quoi faire un homme, digne au moins d'unecorrection afflictive, sinon infamante \

Le concert de réfutations ou de malédictions contre

la Vie de Jésus devait se prolonger pendant des années.

La haine, l'injustice, la calomnie s'acharnèrent contre

Renan. On lui contesta tout, sa sincérité, son talent,ses titres scientifiques. On alla jusqu'à prétendre qu'ilne savait pas l'hébreu et qu'il avait lui-même provoquéla fermeture de son cours en 1862 pour n'avoir pasà enseigner une langue qu il ignorait :

Sa science d'hébraïsant, dit Pierre Lasserre, lui a été aigre-ment disputée, mais par des hommes qui ne savaient pasplus d'hébreu que moi. Les spécialistes ne sont pas de cetavis. Je vous demande un peu si Renan, s'étant appliqué àl'érudition et à l'hébreu, domaines ou des médiocrespeuvent acquérir une valeur honorable, n'a pas dû y exceller.Le fait est que, si l'on met un peu le nez dans la littératurede l'exégèse biblique depuis Renan, on constate les tracesprofondes que ses théories y ont laissées.

I. Proudhon. Jésus,p. 174.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 81

La constatation aéténotamment faite par Mgr d'Hulst,dans son article du Correspondant, publié le lendemainde la mort de Renan (10 novembre 1892)\ Mgr d'Hulstaffirme que Renan savait parfaitement l'hébreu etmieux encore TArabe. Personne aujourd'hui ne songe

plus à le nier : Renan savait l'hébreu. Il le savait déjàau (Séminaire. L'abbé Le Hir le chargeait parfois defaire son cours et Renan avait même rédigé une gram-maire hébraïque que son professeur lui conseillaitde publier, en lui offrant d'aller voir l'éditeur et de la

faire accepter par les Séminaires dépendant de Saint-

Suplice 2.

Psichari déclare que l'auteur de la Vie de Jésusn'était

pas un savant, parce qu'il n'a rien découvert de nou-

veau ; mais on peut parfaitement être un savant sansrien découvrir de nouveau ; il suffit de savoir beaucoupde choses. Que Renan ait utilisé l'érudition de son

temps, comme le dit Psichari, c'était son droit ; maisbien connaître le latin, le grec, l'hébreu, pour éclair-

cir, expliquer et vérifier, c'est tout de même être unsavant. «Son Histoire générale des langues sémitiques»dit Psichari, témoigne d'une érudition hébraïque et

sémitique extraordinaire. En homme consciencieux,dès qu'il résolut de se faire hébraïsant, Renan se mit

à l'étude complémentaire des langues syriaque, chal-

daïque et arabe ». Il a traduit en latin des textes syria-

1. Renan est mort le 3 octobre 1892.2. L'abbé Renard. Renan, p. 84 ; Lettres intimes, p. 278 et

Nouvelles lettres intimes, p. 2.

ALBALAT 6

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82 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ques. « L'Histoire des langues sémitiques, dit à son tour

Barrés, voilà le plus beau livre de Renan. Quand il a

publié la Vie de Jésus, c'était un bon philologues bien

armé 1 ». L'histoire des langues sémitiques fut, en effet,

très remarquée dans le monde savant et ce n'est pasla faute de l'auteur, si le progrès des découvertesj lin-

guistiques n'a pas permis à ce livre de garder son rang.Ces divers points méritent d'être mis en lumière

pour bien montrer qu'en écrivant sa Vie de Jésust

Renan était, comme le dit Barrés, un homme bien

armé, non pas un savant rébarbatif à la façon allé-

mande, mais un érudit doublé d'un artiste et d'un

écrivain, ce qui déconcerte toujours un peu ceux quine sont simplement que des savants :

Je suis assuré, dit Jules Lemaitre, dans le magnifiquearticle qu'il publiait aux Débats, à propos de la mort deRenan, je suis assuré qu'il fut un très bon hébraïsant, untrès bon exégèseet un très bon critique. Je l'ai entendu, au

Collège de France, commenter les travaux de Reuss» de

Graff, de Kuenen, de Welhausen. Serait-il téméraire d'affir-mer que, non seulement il avait l'air de les comprendre,mai* qu'il lui arrivait de les corriger et même d'y ajouter ?Dans les chapitres de ses Origines du Christianisme qui ée

rapportent à des événements ou à des états de civilisation

que nous pouvons connaître par les écrivains grecs et latins,il est facile de voir qu'il fut un historien et un interprète destextes aussi exact et aussi scrupuleux que s'il n'avait pas eude génie. Qu'il y ait dans ses livres d'histoire beaucoup de

conjectures, cela était inévitable, en raison de la difficulté

1. Barrés. Mes Cahiers,I, p. 74.2. Débats, 18octobre 1892.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 83

et de l'obscurité des sujets qu'il traitait ; qu'il s'y trouve descontradictions, — plus apparentes que réelles et qui serésolvent avec un peu de réflexion, — j'en conviens ; enfinqu'il ait mis dans ses récits beaucoup d'imagination, je lereconnais, et j'en suis ravi. Car cela veut dire qu'il a fait,dans d'autres conditions et avec des dons différents, ce qu'afait Jules Michelet. Il peut y avoir d'utiles érudits, il n'y apas de grand historien sans imagination. Et la vie que l'histo-rien communique au passé, quand elle ne contredit ni lesinscriptions ni les textes, est peut-être, d'ailleurs, un aussibon témoignage de vérité que les textes et les inscriptionsmêmes.

Dans son article du Correspondant (10 novembre

1892), non seulement Mgr d'Hulst a fendu justice à la

science de Renan, maiè il a blâmé les orthodoxes de

lui avoir refusé « tout savoir, toute originalité et même

tout talent ». La vérité, c'est qu'au contraire, dès ses

débuts, Renan fut le type de l'homme de science et de

labeur. Au petit séminaire de Saint-Nicolas du Char-

donnet, il composait des hymnes en vers grecs en

l'honneur de la Vierge, et pendant sept ans, de 1840

à 1847, il apprit à fond l'allemand. M. Henri Tron-

chon dit hautement : « Sa conscience, sa laborieuse

compétence sont hors de doute pouf tous les espritsde bonne foi* ». Le seul point faible de Renan fut

peut-être l'assyriologie. 11a été peu préoccupé d assy-

riologie et il n'a pas deviné l'importance qu'allait

prendre ce genre d'études,

I. Tronchon. Ernest Renanet l'Etranger, p. 87. M. Tronchonrenvoie lui-même au témoignagede Darmesteteret de Réville.

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84 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

M. Paul Bourget a récemment résumé, en quelques

lignes magistrales et définitives, la valeur et l'autorité

de Renan :

Le talent de l'auteur de YHistoire des origines du Chris-'tianisme, dit-il, est bien grand, la fascination de sa souplepensée est bien séduisante. Je ne crois pas que sa sincéritédoive être mise en doute, non plus que sa science. De cedernier point, je ne veux pour preuve que son influencesur les mêmes exégètes allemands dont il a d'abord étél'élève. Georges Sorel a pu dire de lui avec justesse : « Tousles hommes vraiment forts qui ont repris les questions qu'ilavait traitées ont été tributaires de ses hypothèses. En lisantles conférences de M. Harnack sur l'essence du Christia-

nisme, on reconnaît sans peine que le plus illustre représen-tant de la Science allemande actuelle dépend beaucoup du

Français que les Universités allemandes traitèrent jadisdédaigneusement d'homme de lettres et de vulgarisateur ».Tout cela, dit M. Paul Bourget, suffît à expliquer le puissantprestige dont Renan a joui auprès des hommes de ma

génération, celle qui a eu ses vingt ans après la guerre de18701.

Complétons ce jugement par les lignes qu'écrivaitTaine à J.-J. Weiss, sur la personnalité et la valeur de

Renan :

Je regrette ce que tu as dit de Renan ; je le connais per-sonnellement ; je sais que sesmains sont un peu trop gantéeset à l'ecclésiastique ; mais il est très ardent, très convaincu,très dévoué à ses idées, immensémentsavant, très riche enidées générales, ayant avec cela la finesse d'un artiste et d'un

I. Quelquestémoignages,p. 128.

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LA PUBLICATION DE LA VIE DE JÉSUS 85

homme du monde ; ce sera un des hommes supérieurs de ce

siècle. Je serais fâché de Voir un homme comme toi en guerreavec un homme comme lui 1.

2. Taine. Correspondance, t. II, p. 157.

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V

L'ORIGINALITÉDE LA «VIE DE JÉSUS »

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V

L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS

La Vif. de Jésus eut un énorme succès dans toute

l'Europeyet fut vivement critiquée^en Allemagne. Lessavants d'Outre-Rhin n'avaient pas tort de dire quel'exégèse religieuse n'existait pas en France ; maisils se trompaient quand ils accusaient Renan d'avoirtout emprunté à leur science. Les catholiques s'empres-sèrent de signaler ce dédain, sans remarquer que lesAllemands attaquaient surtout Renan parce qu'ilstrouvaient ses conclusions trop orthodoxes. On lui

reprochait, au fond, de ne pas avoir fait un livre de

pure exégèse. L'idéalisation romantique de Jésus leursemblait la pire des fantaisies, et ils ne pardonnaientpas à Renan de prendre biographiquement au sérieux

l'Évangile de Saint Jean, qu'ils considéraient commeune ceuvre exclusivement théologique. C'est pour cela,comme le dit le P. Lagrange, que Renan fut pris en

pitié et tourné en ridicule par lessavantsde la Germanie.

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90 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

« Nous sommes tenus, ajoute le P. Lagrange, à rendre

hommage à l'indépendance de caractère et au tact

littéraire de Renan x ». Ce dernier, en effet, maintint

ses affirmations et ne voulut être ni l'esclave ni le

plagiaire de la science allemande. Ses qualLcs d'artiste

suffirent à lui démontrer la valeur du IVe évangile

et, quant à la date des Synoptiques, il persista dans son

opinion et « cette fois, dit le P. Lagrange, il pouvait

figurer parmi les défenseurs de la tradition ». C'est

donc une erreur et une injustice de croire avec Ewald

que Renan a tout emprunté aux Allemands. Il a gardé

au contraire, toute son indépendance et il s'est même

séparé de Reuss, quand il le fallait, comme le fait

remarquer M. Pommier 2.

Schweitzer a dénoncé le genre de séduction qui,

selon lui, remplaçait chez Renan la vraie méthode

scientifique î

Il existe à peine, dit-il, un ouvrage, où les défauts contrelo bon goût, et de l'espèce la plus grossière, fourmillent

autant que dans cette Vie de Jésus, C'est de l'art chrétien,dans le sens le plus mauvais de l'expression ; l'art qui sertà fabriquer des figures de cire. Le doux Jésus, les belles

Marie, les aimables Galiléennes qui forment la suite du

gracieux charpentier, il les a volés tous ensemble à la devan-ture d'un magasin d'art religieux de la place Saint-Sulpice 3.

Renan, ne s'inclina pas devant ces reproches. Il se

contenta d'exposer ses idées dans son grand examen

1. La Vie de Je'sus de Renan, par Je P, Lagrange, p, 35,2. Renan à Strasbourg, p. 49 et 51.

3. Cité par Fillion. Les Etapes du rationalisme, p. 118.

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 91

du texte de Saint Jean (13° édition). L'introductionet l'appendice de ce volume peuvent être comptésparmi les pages de style les plus parfaites que nous

ayons dans notre langue. Renan avait raison de dire s

Loin d être accusé de scepticisme je dois être range parmiles critiques modérés, puisqu'au lieu de rejeter en bloc desdocuments affaiblis par tant d'alliage, j'essaye d'en tirerquelque chose d'historique par de délicates approxima»tions \

Ecrire une vie historique de Jésus était une entre-

prise pleine de difficultés et d'objections, une tenta-

tive que Reurs lui-même déclarait impossible, fautede renseignements 2. On ne connaît, en effet, que trois

années de la vie du Christ et'on ignore tout ce qui

regarde son existence d'homme, sa jeunesse, sa voca-

tion, ses occupations matérielles, ses conversations avec

ses parents. Parlait-il de sa filiation divine avec sa

mère ? Qu a-t-il fait jusqu'à l'âge de trente ans ? On

ne sait rien, en dehors des trois années de prédication

auxquelles il se prépara en se retirant pendant

quarante jours au désert.

Renan est en France le premier écrivain sérieux quiait publié une vie rationaliste du Christ. Celle de

Peyrat ne parut qu'en mars 1864. Il existait, au con-

traire, et depuis longtemps, en Allemagne, bien des

ouvrages de .ce genre. Reimarius expliquait les miracles

1. Vie de Jésus. Préface.2. Cf. Pommier. Renan et Strasbourg, p. 56.

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92 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

par la supercherie et l'imposture ; Paulus les justifiait

par des faits naturels souvent « ridicules et puérils,dit Renan » ; Sclileimacher arrangeait tout cela roman-

tiquement ; Baur et l'Ecole de Tubingue eurent

également une grande vogue 1. Mais la plus célèbre

Vie de Jésus fut celle de Strauss (1835). Elle souleva

les mêmes protestations que le livre de Renan. Strauss

fut traité d'Antéchrist et de Judas et ses audaces

déconcertèrent les exégètes les plus hardis. Il posaiten principe qu'il n'était pas possible d'entreprendreune vie de Jésus sans nier sa divinité, et que les Evan-

giles ne nous ont pas été donnés pour écrire une telle

biographie. Malgré de belles pages sur les Stoïciens,les Essenicus, le milieu et les motifs de diffusion du

christianisme, Strauss avait fait une oeuvre d'aride

exégèse, où il s'efforçait de prouver qu'à peu près tous

les événements miraculeux de la vie du Christ n'ont

aucune espèce de réalité et ne sont là que pour confir-

mer des textes bibliques 2. Pour lui, il ne s'agit pas de

savoir, comme le pense Renan, si un fait naturel se

cache derrière le fait miraculeux/ Le fait miraculeux,

d'après Strauss, n'est que le produit du mythe et de

la légende, autrement dit une fiction née des idées

populaires. La théorie ne résiste pas à l'étude attentive

des documents. C'est pour cette raison qu'un de nos

meilleurs critiques, M. Albert Lévy, déclare l'oeuvre

!. Cf. les Étapes du Rationalisme, par Fillion.2. Cf. Strauss, sa vie el son oeucre, par Albert Lévy.

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 93

de Strauss inférieure à celle de Renan *. Strauss détrui-

sait toute certitude historique.Rationaliste radical, mais esprit superstitieux,

ayant cru dans sa jeunesse au surnaturel et au spiri-

tisme, Strauss représentait un état intellectuel contra-

dictoire et bien allemand. Perdu dans la métaphysique

d'Hegel, il croyait pouvoir concilier ses négations avec

l'enseignement orthodoxe dont il était chargé comme

professeur officiel. Pour conserver sa .place;, il consentit

à se déjuger, il renonça à l'explication mythique et se

montra plus favorable à l'Evangile de Saint Jean, qu'ilavait d'abord rejeté. C'était justifier à l'avance les

futures conclusions de Renan. « Quand on le congédia

définitivement, Strauss revint sur les concessions

faites et persista dans sa thèse 2 ».

Renan, lui, ne variera plus à partir de sa treizième

édition ; il élargira même encore sa méthode de conci-

liation. Il ne suspectera ni l'authenticité des textes,ni la bonne foi des témoins ; il se contentera de discu-

ter ce qu'ils racontent. Derrière le fait miraculeux il

verra toujours un fait naturel, grossi par la tradition

écrite ou orale. Il s'agit de dégager le fait naturel pourarriver à deviner comment les choses se sont passées.Renan accepte tout, à condition de tout interpréter.

Que sa tentative ait échoué ou non, on ne peut que

l'approuver de n'avoir pas suivi les hardiesses de

1. Cf. Albert Lévy. Frédéric Strauss, p. 220.2. Maurice Goguel. La Vie Je Jésus, p. 28.

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94 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Strauss, et d'avoir ainsi évité la grossière invraisem-

blance devant laquelle n'ont pas reculé les continua-

teurs intransigeants de celui qu'on a appelé l'Erastrate

de l'histoire. Ces logiciens de l'exégèse non seulement

ont conclu à la non-existence de Jésus ; mais il en est

qui, comme Proudhon, sont allés beaucoup plus loin.

Proudhon *avait soigneusement lu et annoté le Nouveau

Testament. Au lieu d'être frappé par la sincérité de

Jésus et plutôt que de reconnaître la réalité des mira-

cles, Proudhon n'a pas craint d'attribuer au Christ

un rôle odieux. D'après lui, Jésus aurait survécu à

la crucifixion et aurait été déposé évanoui dans le

tombeau neuf de son ami Joseph d'Arimath/ie. On

s'aperçut, trois jours après, que le tombeau était vide.

Revenu à la santé, Jésus aurait « joué le rôle de reve-

nant » ; il se « serait cru ressuscité et il aurait guidé,conseillé et gouverné son Église pendant quarante

jours ».

Renan a bien vu à quelle absurdité historique abou-

tissait un pareil système, et il a raison de déclarer

qu'il ne voulait pas « répéter ce qu'avait dit la critique

allemande, mais qu'il avait voulu, au contraire, faire

un livre dégagé du jargon des écoles d'Outre-Rhin 2 ».

Il reprochait surtout à Strauss d'avoir étouffé le rôle

personnel du Christ, et c'est précisément cette forte

personnalité que Renan a cherché avant tout à mettra

1. Cf. Proudhon. Les derniers chapitres de Jésus.2. Correspondance, t. I, p. 244.

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 95

en lumière. « Là, dit Brunetière, était la nouveauté,l'originalité du livre, et c'est par là que, faisant révo-lution dans l'histoire de l'exégèse, il y faisait époque ».

Renan croyait désarmer l'orthodoxie par la modé-

ration d'une attitude critique qui accordait à Jésusla plus haute des idéalisations humaines. Si cette preuved'adhésion ne lui a pas tout à fait réussi pour la Vie de

Jésus, elle ;l'a toutefois bien servi pour ses autresvolumes des Origines du Christianisme ;

Queïjfjue soit, dit Brunetière, l'esprit qui anime sonSaint Paul, les Apôtres, son Antc-Christ, son Église chré*tienne, son Marc-Aurèle, ces livres sont vivants, et vivantsd'une vie qui n'est pas celle de l'auteur, mais la leur. C'estun rare mérite et c'est un mérite éminent 1.

En somme, Renan a eu grandement raison de

résister aux suggestions d'Outre-Rhin. Ses conclu-

sions exégétiques sont aujourd'hui admises même parl'école libérale allemande.

Ces désaccords prouvent en tous cas qu'il ne faut

peut-être pas tout demander à l'exégèse. L'exégèsene persuade ni le croyant ni l'incrédule. De Reuss à

Harnack, l'énigme du Christ subsiste entière. Rejetezles miracles, vous n'expliquez rien ; admettez les mira-

cles, tout s'explique. Orthodoxe et rationaliste sont

convaincus qu'ils possèdent la vérité. Le reste ne

compte pas..« Mes négations, dit Renan, ne sont pas

1. Brunetière. Cinq lettres sur Renan, p. 230. Taine trouvait levolume des Apôtres historiquement très remarquable.

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96 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

le fruit de l'exégèse ; elles sont antérieures à l'exégèse ».

La foi cîu croyant est également antérieure à l'exégèse.Pour Paul Claudel le chrétien est « mille fois plus sûr

de la vérité de la religion catholique que de celle du

Soleil qui l'éclairé, aussi sûr que s'il avait vu le Christ

de ses deux yeux ». '

L'exégèse est un moyen de démonstration quidemande un don d'impartialité aussi rare chez l'incré-

dule que chez le croyant. Ainsi on a beaucoup reprochéà Renan son inexactitude dans la façon de présenterses citations au bas des pages. On prétend que le texte

auquel il renvoie ne répond pas toujours aux proposi-tions qu'il avance et ne signifient pas toujours ce

qu'il leur fait dire. Ces citations ont été minutieuse-

ment contrôlées par le P. Gratry, aidé du P. Lescoeur

et de Mgr Perraud évêque d'Autun 1. Voyons ce quevaut le reproche pour la Vie de Jésus.

|I1 faut d'abord poser en principe que Renan n'était

pourtant pas assez naïf pour renvoyer les lecteurs à

des citations dont chacun pouvait vérifier la fausseté.

Il a pu faire preuve de légèreté ou d'inattention et

l'on peut trouver chez lui, en effet, comme chez beau-

coup d'auteurs, des obscurités et des négligences.Il est certain, par exemple, qu'il commet une erreur

en affirmant que Jésus n'emploie que dans l'Evangilede Saint Jean l'expression de fils de Dieu, ou simple-ment le fils, en parlant de lui-même. C'était tellement

I. Le P. Gratry. Les Sophisteset la critique, chap. I, 2e livre

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 97

inexact et si facile à contrôler, que, dans les éditions

suivantes, Renan a ajouté ce qu'il oubliait de dire :

c'est que c'est seulement dans Saint Jean que « Jésusse sert de l'expression fils de Dieu ou fils, comme

synonyme du pronom Je... Les autres évangiles n'offrent

que des emplois indirects x ».

Renan dit encore que Jésus « n'avait pas la moindre

notion de l'âme séparée du corps ». Le P. Gratry lui

oppose le texte de Saint Mathieu (X, 28) où Jésus parleen effet de l'âme et du corps, mais ensemble et à l'état

d'union et non pas à l'état séparé 2. 11 y avait une

meilleure réponse à faire. C'était de citer le pasageoù Jésus en croix dit au bon larron : « Tu seras aujour-d'hui avec moi dans le Paradis », promesse qui supposeévidemment l'existence de l'âme indépendante du

corps.Ces négligences sont réelles ; mais on aurait tort

d'y voir des actes de mauvaise foi. Elles se réduisent

le plus souvent à de simples malentendus. Renan dit,

par exemple : « Jésus apprit à lire et à écrire » et au

bas de la page il cite Saint Jean, VIII, 6. Vous vous

reportez à la citation. Saint Jean il est vrai ne dit pasdu tout que Jésus apprit à lire et à écrire ; il dit seule-ment ceci : « Jésus se baissant écrivait avec son doigtsur la terre et, se baissant de nouveau, il continua à

écrire sur la terre ». Renan, pour qui Jésus n'es^ïjy un

1. Cf. Mgr Perraud. A propos de la mort de Renan, p. \|0.'

2. Gratry. Réponse à Renan, p. 8. V^'/:; '>•''

ALBALAT 7**"-•-'"

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98 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

homme, se contente de dire que Jésus, par conséquent,avait appris à lire et à écrire. « Jésus, dit encore Renan,

naquit à Nazareth », et il renvoie aux textes de Saint

Mathieu, Marc et Jean ; que disent ces textes ? Ils ne

disent pas, en effet, que Jésus est né à Nazareth ; ils

disent qu'il vint dans son pays, à Nazareth ; qu'on

l'appelait Jésus de Nazareth ; qu'il était connu sous

le nom de Nazaréen et que c'est le mot : Jésus de

Nazareth qu'on inscrivit sur sa croix (Jean, I, 46 ;

7, 52 et XIX, 19). Renan ici a simplement mentionné

les textes qui prouvent, selon lui, que Jésus est né à

Nazareth, la naissance à Bethléem n'étant, pour les

rationalistes, qu'une légende postérieure, destinée à

confirmer une prophétie.Dans un autre passage (p. 78), Renan dit que « Jésus

n'énonce pas un moment l'idée sacrilège qu'il soit

Dieu » et il ajoute (p. 252) : « Jamais Jésus n'a songéà se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-

même. Une telle idée était profondément étrangère

à l'esprit juif ; il n'y en a nulle trace dans les Évangiles

synoptiques » et il ajoute en note : « Certains passages

comme Actes 11, 22 l'excluent formellement ». Voici

le passage des Actes : « 0 Israélites, écoutez bien les

paroles que je vais vous dire : Vous savez que Jésus

de Nazareth a été un homme que Dieu a rendu célèbre

parmi vous par les merveilles, les prodiges et les mira-

cles qu'il a faits par lui au milieu de vous ». Evidem-

ment ce texte prouve que Jésus passait pour être un

homme et non pas un Dieu. On ne s'exprimerait pas

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 99

autrement, s'il s'agissait de quelqu'un qui ne serait

qu'un homme, et Renan n'aurait pas tort, s'il n'exis-

tait que ce texte, même en y ajoutant le Vit prophetades Disciples d'Emmaiis ; mais il y a d'autres témoi-

gnages, entr'autres le mot que Jésus lui-même dit à

Satan : « Tu ne tenteras pas ton Seigneur et ton Dieu »,et aussi et surtout les affirmations de Saint Jean, queRenan aurait pu mentionner. Malheureusement la

question du IVe Évangile est réservée et discutée à

part, et c'est pour cela que Renan n'en a pas tenu

compte.Voici un dernier exemple de ce genre de malen-

tendus :

Nous lisons, dans la Vie de Jésus, que les disciplesavaient l'esprit faible ; qu'ils croyaient aux fantômes

et aux esprits. La remarque semble d'abord un peufantaisiste. Renan nous renvoie au texte de Saint Ma-

thieu, XIV, 16. Que dit ce passage ? Il dit ceci que« voyant Jésus marcher sur la mer, les disciples se

troublèrent et dirent : c'est un fantôme. » Il est évident

que si les disciples, en ce moment, ont pris Jésus pourun fantôme, c'est qu'ils croyaient à l'existence des

fantômes.

On voit combien est délicate cette question de

citations, et les équivoques qu'elle peut engendrer.Renan ne. faisait, d'ailleurs, aucune difficulté pour

reconnaître ses erreurs. Il avait écrit inexactement :« Les disciples de Jésus, par moments, le crurent fou ».

Sur une remarque d'Albert Réville, il se corrigea et

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100 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

suivit le texte de Saint Marc : « Ses proches, par

moments, le crurent fou 1 ».

L'orthodoxie eut le tort de ne voir que des men-

songes et de la mauvaise foi dans ces inexactitudes aussi

bien que dans les développements de doctrine. Il a

fallu des années pour qu'on se décidât à juger Renan

avec une disposition d'esprit plus équitable. C'est

Mgr D'Hulst qui donna le premier l'exemple de cet

effort de compréhension, en publiant, dans le Corres*

pondant du 25 octobre 1892, son célèbre article sur

Renan et les conséquences que la Vie de Jésus pouvaitavoir pour l'avenir du catholicisme :

Le scandale causé par ce livre, écrivait Mgr D'Hulst,a rendu quelques-uns des nôtres injustes pour l'écrivain

qui avait fait de son talent un si dangereux et coupableusage... Parce que M. Renan a porté une main sacrilègesur l'objet d'une croyance, d'un culte et d'un amour qu'ilavait partagés avec nous ; parce qu'il n'a pas craint deramener quelques-unes des pages les plus sublimes de

l'Evangile aux proportions d'une idylle et d'introduire

parfois dans cette idylle des sous-entendus blasphématoires';pareequ'il a sacrifié en maintes rencontres la sincérité histo-

rique aux préjugés de l'impiété, on a voulu (et l'oeuvre était

bonne) ruiner son crédit dans l'opinion ; mais on a forcé la

note, en lui refusant tout savoir, toute originalité, mêmetout talent. On a répété qu'il n'avait fait que copier lesAllemands ; ce n'est pas exact : il a accordé beaucoup plusqu'on n'accordait avant lui dans le camp rationaliste àl'authenticité et à la valeur des textes du Nouveau Testament.Par lui les Synoptiques, les Actes, la plupart des Epîtres de

I. JeanPommier. Renanà Strasbourg,p. 147.

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 101

saint Paul ont été reportés à la date qui leur appartient ; et,bien qu'il ait torturé ces documents lorsqu'il y trouvait lesurnaturel, c'est déjà beaucoup de les avoir remis à leurvraie place. Aujourd'hui même, en Allemagne, on n'oseplus abaisser autant qu'on le faisait il y a quarante ans,l'époque de la composition de ces livres. M. Renan est pourbeaucoup dans cette justice rendue. Et puis il y a autrechose dans YHistoire desorigines chrétiennesqu'une discus-sion de textes. Il y a l'oeuvre de l'historien et de l'artiste.La première suppose la connaissance du cadre général aumilieu duquel se développe le christianisme naissant. Il fautêtre familier avec l'histoire profane, avec l'antiquité ecclé-siastique, avec les documents écrits, les monuments figurés,avec tout ce qui peut éclairer l'obscurité des faits et encombler les lacunes. Autre est la tâche de l'artiste : c'est àlui de mettre en oeuvre tous ces matériaux de l'érudition,d'en faire un tout harmonieux, de le faire vivre devant lesyeux du lecteur. Nous résumerons notre appréciation endisant que M. Renan a bien rempli cette double tâche,toutes les fois que l'intérêt de sa thèse naturaliste ne l'a pasobligé de mentir à son talent et à son savoir.

La Vie de Jésus allait obliger l'apologétique chré-

tienne, que Mgr D'Hulst trouvait très insuffisante, àrenouveler ses méthodes et à suivre l'exemple de

Renan, en appliquant comme lui l'érudition historiqueaux choses religieuses. Des catholiques, comme

Fouard, Le Camus, Lépin, Tixeront, Grandmaison,

Lagrange, ont publié à leur tour des Vies de Jésusou des Histoires du christianisme, avec l'appui et l'étudeexacte de l'époque, et en utilisant les plus récentes

découvertes philologiques, épigraphiqucs et archéo-

logiques. L'école de Jérusalem du P. Lagrange est

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102 LA VIE DE JËSVS D'ERNEST RENAN

née de ce travail de renouvellement des études exégé-

tiques. C'est grâce à Renan que la critique orthodoxe

peut désormais, sur le terrain scripturaire, lutter à

armes égales avec la critique rationaliste.

Continuant de notre temps ce mouvement d'appré-ciation plus libérale qui remonte à Mgr D'HuIsb, le

P. Lagrange a très bien vu les défauts et les qualitésde la Vie de Jésus; «c'est la première fois, dit-il, que« l'Orient rentrait en scène dans une Vie de Jésus,avec ses paysages et sa couleur » et la première fois« qu'un sujet d'édification était abordé par un histo-

rien dont les conclusions critiques étaient très modé-

rées ». Le P. Lagrange admet que Renan « pouvaitêtre de bonne foi dans sa négation de la divinité du

Christ », mais il lui reproche son hypocrisie,ses «appa-rences de respect, ses affectations d'admiration et

d'amour pour Jésus \

M. Alfred Loisy reconnaît plus nettement encore

la valeur de la Vie de Jésus :

La synthèse historique de Renan, dit-il, n'a pas été recom-mencée depuis en français et, comme historien des origineschrétiennes, comme historien d'Israël, Renan a la plusgrande importance... J'ai tiré le plus grand profit de soncours d'hébreu... Tout ne me plaît pas également dans laproduction littéraire de Renan ; mais ses oeuvreshistoriquessont plus 6olides que beaucoup de ceux qui font professiond'être sesadmirateurs ne veulent bien le dire. Ne le blâmonspas trop d'avoir été un merveilleux écrivain en même tempsque savant. Il y aura toujours assez d'érudits qui écriront

I. Le P. Lagrange.La Vie deJésusdeRenan,p. 141.

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L'ORIGINALITÉ DE LA VIE DE JÉSUS 103

mal. Renan a été mon maître, sans que j'aie jamais converséavec lui. Il estimait la religion, respectait le sentiment reli-gieux et gardait une véritable reconnaissance à l'Eglisepour le bien moral qu'elle lui avait fait *.

Interrogé par le chapitre de Saint-Brieuc sur le meilleurlivre à consulter pour les origines du christianisme,Mgr Duchesne, historien libéral, mais fidèle orthodoxe,répondait avec son malicieux sourire : — Eh bien, voyez-vous, ce qu'il y a de mieux, c'est encore les ouvrages deRenan 2.

et Psichari ajoute :

Il me confirma lui-même cette réponse.

Auteur d'une Vie de Jésus uniquement éloquenteet descriptive, le P. Didon est un des rares écrivains

libéraux qui gardèrent contre Renan des sentiments

d'animosité irréductible :

Le scepticisme de Renan me suffoque, dit-il. Oh f lemauvais serpent ! Il est de la race des vipères envenimées.Il a leur souplesse et leur venin ; et je sens dans son stylemême, si ondoyant et si bigarré, dans la pensée plusondoyante et plus bigarrée que son style, le froid de la peaudu serpent. Il n'a pas d'ailes, cet homme. II siffle et il

rampe. Je parle de sa forme, ne jugeant jamais ce qui estréservé à Dieu 3.

Cette sage restriction laisse au moins toute liberté

d esprit pour juger la sincérité de Renan.

1. Interwiew de Lefèvre. Nouvelleslittéraires,24 février 1923.2. Psichari. ErnestRenan,p. 33.3. Lettresdu P. Didonà MmoCommanville,t. II, p. 129.

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VI

L'IDYLLE ET LE ROMAN

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VI

L'IDYLLE ET LE ROMAN

Le plus grand reproche qu'on ait fait à la Vie de

Jésus, c'est d'être un roman, au lieu d'être une oeuvre

historique. Le parti-pris de ne voir dans les Evangiles

qu'une idylle romanesque devait profondément

choquer les catholiques. Taine et Berthelot avaient

déjà signalé à Renan le caractère un peu trop fantai-

siste de ce récit, dont ils connaissaient les principaux

grands morceaux.

Il refait cette vie de Jésus, disait Taine, délicatement,mais arbitrairement. Les documents sont trop altérés,incertains. Il met ensemble sur l'époque de Nazarethtoutes les idées douces et agréables de Jésus, en écarte les

tristes, fait une pastorale mystique aimable. Puis, dans unautre chapitre, il met toutes les menaces, toutes les amer-tumes qu'il rapporte au voyage à Jérusalem. En vain Ber-thelot et moi nous lui disons que c'est mettre un roman à la

place de la légende ; qu'il gâte les parties certaines par un

mélange d'hypothèses ; que tout le parti clérical va triom-

pher et le percer à cet endroit faible, etc.. Il n'entend rien,

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108 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

ne voit que son idée, dit que nous ne sommes pas artistes ;qu'un traité simplement positif et dogmatique ne rendraitpas la vie ; que Jésus a vécu et qu'il faut le faire revivre ;que tant pis si l'on criaille, etc.. Manque de prudence et depolitique \

Taine n'avait peut-être pas tort ; mais il faut tou-

jours en revenir là ; Renan avant tout voulait faire

vivant, et c'est pour avoir voulu faire vivant qu'il a

écrit ce roman.orientaliste, d une si contagieuse séduc-

tion. Ne l'oublions pas, cependant, sa Vie de Jésusnest pas seulement une oeuvre d'imagination ; l'auteur

a traité son sujet avec toutes les ressources et toutes

les possibilités de l'ordre historique et psychologique.Il a fait un roman, mais avec l'intention de nous donner

un livre d'histoire. Ses qualités d'historien, gênées parla légende, devaient plus librement s'affirmer dans les

autres volurr;<_r, Saint Paul, les Apôtres, VAntéchrist,la Société chrétienne, Marc-Aurèle. « Renan, dit Emile

Faguet, a fait (dans l'ensemble des Origines) une oeuvre

d'une grandeur et dune beauté majestueuses. Cest

la plus grande oeuvre française du XIXe siècle » (Poli"

tiques et moralistes, III, p. 350). Emile Faguet appelleRenan « un maître de la psychologie des peuples ».

Il lui reconnaît « une finesse merveilleuse dans l'ana-

lyse morale » et il trouve qu'il a « supérieurementdécrit les développements du Christianisme aux

premiers siècles »

1. Taine. Correspondance,t. II, p. 244.

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L'IDYLLE ET LE ROMAN 109

J'emploie, disait Renan, les formes de langage les plusscrupuleuses, i>our distinguer ce qui est certain, ce qui est

probable, ce qui est possible. Mais le probable et le possible,je me crois autorisé à y donner place, à condition, bienentendu, de multiplier les peut-être, les il me semble et lesautres phrases de doute dont il ne faut pas être avare en un

pareil sujet... Savoir au juste comment les choses se sont

passées est à peu près impossible ; le but que se propose la

critique est de retrouver la manière ou les diverses manièresdont elles ont pu se passer 1.

Vouloir découvrir comment les choses ont pu se

passer est, en touè cas, une préoccupation de véri-

table historien et qui explique les appréciations

hasardées, les concessions équivoques, les formules

dubitatives dont fourmille cette Vie de Jésus, scan-

dale des1

croyants et des incrédules. « A force de

donner des explications, dit Gabriel Séailles, il n'en

donne aucune ». Il n'en reste pas moins qu'en écrivant

ce prétendu roman, Renan a réellement fait tout ce

qu'il a pu pour atteindre le résultat qu'on lui a contesté.

Renan, en effet, n'a reculé devant rien pour saisir

toute la réalité que pouvait contenir le plus merveil-

leux des récits. Prenant partout ses éléments d'infor-

mation, ses comparaisons et ses hypothèses, jusqu'à

risquer les rapprochements les plus modernes, il« descend au besoin, dit Gaston Boissier, jusqu'aux

temps et aux faits les plus voisins de nous. Les

Mormons, le Bâbisme lui font comprendre certaines

I. Feuilles détachées.Portraits de saint Paul.

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110 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

abberrations du sens religieux ; les horreurs de la

Commune lui expliquent le siège de Jérusalem... Cette

méthode a ses inconvénients et M. Renan ne les a

pas toujours évités ; mais c'est la seule qui puisserendre le passé vivant ».

Ces rappels d'actualité, il faut l'avouer, ne furent

pas toujours très heureux. Ainsi Renan a tort d'affir-

mer que Jésus était « à certains égards un anarchiste,

parce qu'il n'avait aucune idée du gouvernementcivil ». Rien nest moins exact. Jésus reconnaissait

le gouvernement établi ( « Rendez à César, etc.),tandis que l'anarchiste rêve le bouleversement social.

Jésus disait aux riches : « Donnez votre argent aux

pauvres ». Il n'a pas dit aux pauvres : « Prenez leur

argent aux riches ». Il y a une différence.

On le voit, les défauts mêmes de la Vie de Jésus

proviennent en grande partie du désir exagéré d'avoir

voulu faire vivant. Renan a tout sacrifié à cette ambition,même l'exégèse. Il ne cherche pas un instant à démon-

trer que Jésus n'est pas Dieu. Il ne discute pas sa

divinité ; il la supprime. Cette suppression, on le

conçoit, révoltait les catholiques ; mais, le principeune fois admis, on ne doit pas s'étonner qu'il ait

inspiré à Renan des réflexions d'ordre purementhumain. Quand il dit, par exemple : « Jésus ne se maria

point ; il eut peut-être le regret de quelque belle fille

de Nazareth ; Madeleine s'éprit pour lui d'un amour

idéal ; ses connaissances étaient bornées ; il ignoraitl'histoire et le grec », il n'y a là rien d'inconvenant, du

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L'IDYLLE ET LE ROMAN 111

moment qu'il est entendu qu'on ne parle que d'un

homme. Le scandale consiste à ne voir dans Jésus

qu'un homme.

En lisant la Vie de Jésus, on est frappé par le ton

modéré du récit et l'absence de toute intention aggres-sive. Renan essaye seulement de dégager le côté

humain d'un personnage dont une adoration millé-

naire nous a voilé, selon lui, la vraie physionomiematérielle. Faute de documents historiques, cette

tentative ne pouvait produire évidemment qu'un

magnifique essai de conjectures, et il n'est pas surpre-nant que Renan ait appelé à son aide les enchante-

ments du milieu et les séductions du paysage, et qu'ilait embelli son sujet de tous les attraits et de toutes

les couleurs de l'idylle.« La Galilée, les abords du lac de Tibériade et

Capharnaum, dit Mme Myriam Harry, gardent encore

de nos jours l'enchantement du paysage qui a inspiréà Renan tout le côté souriant et idyllique... »

Les détails de cette idylle, les agapes, les lys, la

foule, les oiseaux, les noces de Cana, les promenadesau grand air, tout cela se trouve bien, en effet, dans

l'Evangile, mais estompé et adouci par le recul de

l'idéalisation religieuse. Renan a peut-être un peu

trop égayé le tableaud nous fait un peu trop oublier

le côté sombre des Evangiles, Jésus prêchant la péni-

tence, ses malédictions contre les docteurs et les

riches, ses menaces du feu éternel, ses colères contre

les marchands et les hypocrites.

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112 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Le Jésus de Renan choquait non seulement les genssérieux comme Edmond Scherer, mais les gens dumonde et les simples journalistes comme Jouvin, quidisait dans le Figaro :

Le Christ mis par M. Renan à la portée de tous les coeursles plus novices et les plus ravagés est blond, commel'Oswald de Mme de Staël, rêveur comme le Werther deGoethe et joli garçon comme le Don Juan de Byron...Ces jeunes galiléennes, qui se rendent à la source, la cruchesur l'épaule, et font en le voyant passer le doux rêve desfiançailles de Rebecca et d'Isaac, sont des parisiennes...Ce jeune philosophe parle la langue de René... C'est le filsdu charpentier... Quoi qu'en puisse dire le livre, ce blondinpardonnant à Madeleine proternée à ses pieds, c'est Didierouvrant ses bras à Marion Delorme 1.

Après avoir constaté, comme beaucoup de criti-

ques, que « le paysage du lac de Tibériade a inspiréà Renan l'image d'un Messie printanier, héros d'unedélicieuse pastorale, M. Albert Lévy convient cepen-dant qu'il est difficile de faire revivre Jésus, si l'onn'a vu ni la Galilée, ni Jérusalem, comme Strauss,

qui ne connaissait pas l'Orient et n'était jamais sortide son cabinet de travail :

Strauss, dit-il, a moins d'esprit que Renan et saisit moinsbien certaines nuances... Renan nous a donné du Galiléenune image plus vivante que le portrait moral tracé parStrauss 2.

1. Mémoires d'un journaliste, par H. de Villemessant, 3° série,p. 324.

2. Albert Lévy. David Frédéric Strauss. La vie et l'oeuvre, p. 221.

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L'IDYLLE ET LE ROMAN 113

On a également blâmé chez Renan, entr autres

reproches, l'insistance qu'il met à peindre Jésuscomme un enchanteur et un charmeur. Il devait, dit-

il, avoir beaucoup de « charme » ; c'était le « plus char"

mant des rabbis » ; « ces nombreuses conquêtes, Jésusles devait aussi au charme de sa parole. Un mot péné-

trant, un regard tombant sur une conscience naïve

qui n'avait besoin que d'être éveillée, lui faisaient un

ardent disciple » (p. 169) et (95) ; « d'un sourire ou d'un

regard il faisait taire l'objection (p. 173) ; « Sa prédi-cation était suave et douce, toute pleine de la nature

et du parfum des champs (p. 174) ; « Sa douce gaieté

s'exprimait sans cesse par des réflexions vives, d'ai-

mables plaisanteries » (p. 196); « Les femmes et les

enfants l'adoraient » (p. 198 ; Jésus lui apparaît quel-

quefois comme « un exorciste, en possession de char"

mes d'une rare efficacité » (p. 277 ; ) « Ainsi qu'ilarrive souvent dans les natures élevées, la tendresse

du coeur se transformait chez lui en douceur infinie,en vague poésie, en charme universel » (p. 76) ; « La

voix du jeune charpentier prit tout à coup une douceur

extraordinaire. Un charme infini s'exhalait de sa per-sonne et ceux qui l'avaient vu jusque-là ne le recon-

naissaient plus » (p. 84, etc.).

/Ce genre de séduction n'a rien d'irrespectueux ni

d'invraisemblable. La foi chrétienne tient Jésus pourun Dieu, mais aussi pour un homme ; et oh ne voit

pas pourquoi 1 homme n'aurait pas été aimable et

charmant.

ALBALAT 8

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114 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Comme homme et comme artiste, Jésus, dit M. Cuneo,subit le charme de l'Orient et fut lui aussi un oriental.Il séduisit comme savent séduire les orientaux... Il fut le

premier qui se servit du charme, art nécessaire pour celui

qui veut obtenir le triomphe. Sans le charme, Jésus eûtobtenu seulement le succès. S'il eût aspiré au succès sansle charme, il eût obtenu un simple applaudissement h

Ceux qui blâment Renan d'avoir fait un roman ne

peuvent, du moins, lui reprocher d'avoir abusé de la

description historique. II s'est certainement interdit

des développements qui eussent ajouté du relief et

de la grandeur à ses tableaux. Marcel Proust s'étonne

qu'il n'ait pas cédé à la tentation de faire une résur-

rection antique de Jérusalem, le jour de l'entrée de

Jésus dans cette ville. Renan s'est contenté de main-

tenir son personnage dans le milieu et les moeurs de

son temps. « On m'a loué, dit-il, d'avoir fait un récit

vivant, humain, possible ».

Il écrivait à Berthelot (12 septembre 1861) :

J'ai employé mes longues journées de Ghazir à rédigerma Vie de Jésus, telle que je l'ai conçue en Galilée et dansle pays de Sour. Je crois que, pour le coup, on aura sous les

yeux des êtres vivants, et non ces pâles fantômes sans vie :

Jésus, Marie, Pierre... passés à l'état abstrait et complète-ment typifiés.

Berthelot rendait hommage à l'effort de son ami :

Vous avez voulu faire un Jésus vivant ; c'est ce qui fait

I. « Coquetteriedélia Chiesa,» par Nicolo Cuneo, p. 80, 92*Ancona. La Luccrna.

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L'IDYLLE ET LE ROMAN 115

la grandeur et le succès de votre oeuvre ; mais cette actionappelle une réaction à laquelle vous ne pouviez échapper x.

Quoiqu'il en soit et malgré l'exagération qu'il a

mise à vouloir donner la vie à son sujet, le livre de

Renan constituait la première tentative d'une Vie de

Jésus tenant compte du milieu et de l'époque. Cette

divine existence faisait pour la première fois son entrée

dans l'histoire profane ; et l'exégèse à son tour faisait

pour la première fois son entrée dans la littérature

française. On n'avait eu jusqu'alors que des Vies de

Jésus orthodoxes, les Synoptiques mis bout à bout et

sans ordre chronologique. L'oeuvre de Renan restait

imparfaite, mais d'une belle élévation morale et écrite

avec un sens profond de la psychologie orientale.

I. Correspondance Berlhelol-Renan, p. 284, 305.

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VII

INFLUENCE RELIGIEUSEDE LA « VIE DE JÉSUS »

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VII

INFLUENCE RELIGIEUSE DE LAVIE DE JÉSUS

On a accusé d'hypocrisie les sentiments de respectreligieux qui ennoblissent et transfigurent la Vie de

Jésus. L'amour du christianisme, c'est pourtant làtout Renan. C'et>. même trop peu dire. Renan a eu

plus que l'amour, il a eu la passion de la religion. Il aabandonné la religion ; elle ne la jamais quitté. Elle

explique ses idées, ses contradictions, son mysticisme,toute son oeuvre.

Ces sentiments de prédilection ont toujours dominéson rationalisme. Nous les constatons chez lui dèsson premier livre d'incrédulité, L'Avenir de la science,apothéose enthousiaste de la raison et de la bontéde l'homme, écrit à 25 ans, en quittant Saint-Sulpice.Renan ne devait rien y retrancher ni rien y ajouter.« Adieu, s'écriait-il déjà, adieu, ô Dieu de ma jeunesse.Peut-être seras-tu celui de mon lit de mort (p. 492).

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120 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Il parle (p. 486) des besoins et des aspirations du coeur

vers la religion ; il trouve naturel le désir de se confesser

quand on va mourir. « Hélas ! dit-il, je ne jurerais

de rien, si je tombais malade. Chaque fois que je me

sens affaibli, j'éprouve une exaltation de la sensibilité

et une sorte de retour pieux ». Il est vrai qu'il à dit

plus tard que si la chose arrivait, il faudrait seulement

en conclure qu'il aurait perdu toi te lucidité et tout

contrôle de lui-même. Renan était persuadé que pour

bien juger une religion, il fallait d'abord y avoir cru.

Il a proclamé la supériorité intellectuelle et morale

du croyant sur l'incroyant. Il n'a jamais pensé que ce

fût un bonheur ou un avantage de perdre la foi. Il a

fait là dessus des aveux qui devancent ce qu'il devait

déclarer à l'Académie, à la réception de Cherbuliez :

(25 mai 1882) :

Vous avez bénéficié du combat intérieur de Monsieurvotre père ; vous avez pu observer en lui cette heure excel-lente du développement psychologique, où l'on garde encorela sève morale de la vieille croyance, sans en porter leschaînes scientifiques. A notre insu, c'est souvent à ces for-mules que nous devons les restes de notre vertu. Nousvivons d'une ombre, monsieur, du parfum d'un vase vide ;après nous, on vivra de l'ombre d'une ombre ; je crains parmoments, que ce ne soit un peu léger.

Renan écrivait encore à Charles Ritter en 1.872 :

,Au fond, je crois plus que jamais que la religion n'est pasune pure duperie subjective de notre nature, qu'elle répondà une réalité extérieure et que celui qui en aura subi les

inspirations aura été le bien inspiré.

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INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 121

Cette persistance du sentiment religieux, on peutla constater dans toute l'oeuvre de Renan, aussi bien

dans ses pages d'histoire les plus objectives que dans

ses auto-psychologies les plus intimes, comme Patrice.

Son introduction des Apôtres affirme hautement sa

sympathie pour le christianisme, et il exprime l'espoir

qu'on lui pardonnera sa Vie de Jésus. Jusqu'à la fin de

sa vie Renan fut tourmenté par l'obsession religieuse.Il songeait, vers ses dernières années, à écrire un

bréviaire pour l'édification des personnes pieuses. Il

s'attristait de ne plus faire partie de l'Eglise, et il

rêvait « d'y rentrer après sa mort, sous la forme d'un

petit volume in-8, relié en marocain noir, tenu entre

les longs doigts affilés d'une main finement gantée ».

Cela peut sembler paradoxal, mais il est hors de

doute que c'est à l'amour de la religion et à son sens

religieux que Renan doit ses meilleures qualités d'his-

torien.

De là vient, dit Louis Bertrand, la supériorité de Renansur les ordinaires terrassiers de l'érudition et de la sciencepositive. Il est fort de tout son lignage breton et catholiqueet surtout de son érudition cléricalel.

L'auteur de la Vie de Jésus avait fini par aimer la

religion en quelque sorte en dehors même de la reli-

gion. Il ne pouvait se défendre d'éprouver de l'anti-

pathie pour les gens bornés qui se disent incrédules.

1. Revue des Deux-Mondes, 1er sept. 1926 (cité par Goguel.Vie de Jésus).

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122 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

En dehors, dit-il, d'un petit nombre d'hommes capablesde rendre compte scientifiquement de leur refus critiqued'adhérer au christianisme, j'estime peu les incrédules.Les incrédules ont raison, mais non pas pour les raisons

qu'ils pensent, car leurs raisons sont parfois encore plusmauvaises que celles de ceux qui croientl.

« On ne s'étonne pas, dit Gaston Boissier, quecertains fanatiques d'incrédulité l'aient traité de cléri-

cal, quand on lit de lui des phrases comme celle-ci :« Le dernier des simples, pourvu, qu'il pratique le

culte du coeur, est plus éclairé sur la réalité des choses

que le matérialiste qui croit tout expliquer par le

hasard et le fini. » Jamais Renan ne fut plus heureux

que pendant son voyage au Mont Cassin, où il connut

le père Tosti ; il eût voulu vivre là ; il se sentait devenir

moine.

Quand on le poussait à bout, Renan déclarait que« tout était possible, même Dieu. Il serait, disait-il,aussi téméraire de le nier que de l'affirmer ». Il rejetaitl'athéisme en termes formels : & On est peut-être

athée, disait-il, pour ne pas voir assez loin ». Enfin il

faisait cette concession : « Dieu sera peut-être un jour »,

renvoyant ainsi la révélation de Dieu à la fin des

temps 2.

Ces restrictions à longue échéance n'empêchaient

pas Renan d'avoir un sentiment, très vif du divin. Sa

1. Cité par Pierre Lasserre.2. Cité par Mgr D'Hulst. Mélanges philosophiques, p. 512,

Cf. aussi VExamen de conscience.

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INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 123

correspondance contient à ce sujet des affirmations

positives. Il a des moments d'effusion et de regret oùle mot Dieu prend chez lui un sens plus précis et

répond à un besoin de'sensibilité très sincère. Il

proteste dans son Marc-Aurèle contre la résignationau néant, et il nous donne presque une leçon d'im-mortalité. Il dit même en propres termes (cités parSéailles) :

L'homme est le plus dans le vrai quand il est le plusreligieux et le plus assuréd'une destinée infinie.

Renan déclare dans sa réponse académique à Pas-teur :

Pour moi, quand on a nié les dogmes fondamentaux,j'ai envie d'y croire ; quand on les affirme autrement qu'enbeauxvers, je suis pris d'un doute invincible.

Les Fragments philosophiques, les Etudes d'histoire

religieuse et Ma Soeur Henriette contiennent de beaux

passages sur l'immortalité de l'âme et l'existence deDieu 1.

On a prétendu que l'auteur de la Vie de Jésusconser-vait une sourde hostilité contre les prêtres. Certaineslettres sembleraient démontrer qu'il gardait rancuneà l'Eglise ; qu'il détestait son organisation et son

pouvoir, et qu'il souhaitait même sa désagrégation.

]. Ma soeurHenriette, p. 61 (édit. Nelson) ; presque un cri defoi, p. 63 ; et dans l'Abbesse de Jouarre, p. 49 : « La survivance de lapersonnalité a contre elle toutes les apparences ; il n'est pas impos-sible cependant que dans l'infini du temps elle se retrouve ».

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124 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Tout dans sa vie prouve, au contraire, qu'il n'a jamais

haï ni la religion ni les prêtres. Benedite raconte avec

quelle amabilité Renan reçut la visite de deux jeunes

abbés qui suivaient son cours d'hébreu 1. Il souhaitait

revoir ses anciens condisciples et ses anciens maîtres»

11achetait des livres de piété pour sa mère. Il la pVévintde sa fin prochaine et il alla même chercher le prêtre

pour qu elle reçut les sacrements...

Les derniers mots de Renan à son lit de mort furent :

« Ayez pitié de moi, mon Dieu I »... Et encore : « Les

cieux seuls demeurent ».

Ces réactions religieuses n'ont cependant jamais

entamé le fond de son incrédulité irréductible. Autour

de ce point fixe, son scepticisme ne pouvait s'empêcherd'osciller perpétuellement entre la négation et l'affir-

mation ; si bien qu'à force de douter, il finissait par

se demander si son oeuvre avait servi et si elle avait été

comprise.

C'est dans ce sens, dit Psichari, qu'il me parlait, dans la

petite chambre du Collège de France, quelques jours avant

d'y expirer, comme je l'ai précisé dans le récit de sa mort.Son scepticisme se retournait contre lui-même 2.

Renan s'est bien défini quand il a dit :

J étais destiné à être ce que je suis, un romantique pro-testant contre le Romantisme, un utopiste prêchant en

politique le terre à terre, un idéaliste se donnant inutile-

\. Débats, 26 Juillet 1925.2. Psichari. Ernest Renan, p. 77.

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INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 125

ment beaucoup de mal pour paraître bourgeois, un tissude contradictions rappelant l'hircocerf de la scolastique, quiavait deux natures.

La seule 'façon detre juste envers l'auteur de la

Vie de Jésus, c'est de ne jamais perdre de vue les affir-

mations et les élargissements de pensée qui le rame-

naient sans cesse à l'histoire de l'Humanité et aux

grands problèmes de ce monde. « J'ai tout critiqué,a-t-il dit, et j'ai tout maintenu l ».

A chaque ligne dit Mgr D'Hulst, l'instinct du vrai, dubeau et du bien emporte le sceptique au delà de ses formuleshésitantes et ne le laisse respirer à Vaiseque dans le voisinagedes certitudes qu'il a contestées2.

Vers la fin de sa vie l'idée de religion finissait parse confondre chez Renan avec le culte de la beautéet de l'Idéal. Séailles et William James ont cherché

quels éléments de foi pouvaient bien encore contenir

ce goût de mysticité, ce besoin d'une religion sans

religion ; ils n'ont pu constater chez Renan que la

persistance d'un idéalisme sentimental qui devait

finalement aboutir à l'incohérence et au dilettantisme.

La nouveauté de ce genre d'incrédulité contradic-

toire peut, pour une large part, expliquer le succès de

la Vie de Jésus ; mais, au fond même, la doctrine de

l'ouvrage devaient avoir une sérieuse et profonde

1. Cité par Brunet. Évocations littéraires, p. 284.2. Mgr D'Hulst. Mélanges philosophiques, p. 514.

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126 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

influence sur l'état d'esprit du rationalisme français.Gît état d'esprit fut complètement modifié par une

publication qui mettait fin aux moqueries de Voltaire.

Le livre de Renan rendait hommage au christianisme,en donnant une forme respectueuse aux objections et

en forçant les incrédules à s'incliner devant le problème

du Christ et des Évangiles. La Vie de Jésus démontrait

que la religion, non seulement n'était pas fondée sur

l'imposture et le mensonge, comme on feignait de le

croire au XVIIIe siècle, mais qu elle avait, au contraire,

sa source et sa justification dans les plus nobles et les

plus sincères aspirations du coeur humain.

Maurice Barres, à l'occasion de son centenaire, a

éloquement signalé cette influence de Renan sur les

jeunes générations :

Il nous a appris, dit-il, à traiter le problème religieux avec

gravité et avec amour. Il a passé sa vie de savant sur leslivres sacrés de l'humanité. Si aujourd'hui vous trouvezchez les incroyants un sentiment de l'Eglise qui va jusqu'àla tendresse, je sais que M. Renan est pour quelque chosedans cette évolution qui aurait paru bien extraordinaire ànos pères \

Sans cette éducation religieuse et cet amour de la religion,Renan, dit Jules Lemaître, n'aurait pas eu ce charme

magique ; il ne serait pas le berceur et l'enchanteur de nosâmes et je ne serais pas ému jusqu'au fond du coeur en par-lant si mal de lui, encore que j'en parle de mon mieux.C'est le bienfaiteur de nos esprits. Il en est beaucoup parminous qu'il a sauvés de l'impiété. Il nous a enseigné qu'on

p'\. Centenaire cle Renan. Discours à la Sorbonne, et RevuedesDeux-Mondes, 1ermars 1913.

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INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 127

pouvait cesser de croire aux dogmes des religions positivessans pour cela couper son âme du passé. Il nous a appris àchérir quand même les mythes qui ont consolé et soutenules hommes dans le cours des siècles ; il nous les a montrésvénérables par là, et aussi parce qu'ils furent des productionsmystérieuses et spontanées du sentiment moral et de cette

inquiétude qui ne saurait consentir au monde inexpliqué,et qui, si elle fut l'inventrice des religions, est aussi l'insti-gatrice de la science : il nous a appris à aimer les vertus etles rêves que la religion de nos pères a suscités dans desmillions et des millions de têtes et de coeurs ; à aimer lesinnombrables inconnus qui, dans le passé profond, ont faitces rêves et pratiqué ces vertus. Grâce à lui, nous pouvons,sans abdiquer la raison ni nous mettre en dehors des condi-tions de la recherche scientifique, rester unis de coeur à nosaïeux chrétiens, respecter en nous-mêmes le souvenir denos croyances et la survivance de l'instinct religieux, et de

garder pour ainsi dire notre âme intacte avec toutes sesobscures puissances et tous sesbesoins hérités... L'oeuvre deRenan fut exquise et elle a été en même temps grande et

féconde, et elle marque sans doute une révolution capitaledans l'histoire de la pensée humaine 1.

Quoique sévère pour l'auteur de la Vie de Jésus,l'abbé Renard n'est pas loin de partager l'opinion de

Jules Lemaître :

Renan a obligé l'opinion incrédule et moqueuse àentendre

parler de religion. C'est beaucoup de changer l'état despritd'une époque, d'arracher une génération entière, et les

suivantes, par surcroît, à l'ironie et à l'indifférence, au

glaçant sourire d'Arouet et de l'amener à écouter des leçons

I. Journal desDébats, 10 Oct. 1892.Mort de Renan.

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128 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

d'exégèse, L'esprit renanien, tout déplorable qu'il fûtencore, vaut mieux que l'esprit voltairien.x

Mgr Perraud va jusqu'à déclarer :

La Vie de Jésus renferme sur la religion, en général,et très particulièrement sur Jésus-Christ, son inimitable

grandeur et les conséquences indestructibles de son passageparmi les hommes, des paroles d'un souffle puissant et ému,auxquelles les apologistes futurs feront souvent des

emprunts 2.

Le P. Gratry a même signalé un cas curieux de

bonne influence exercée sur certains esprits par la

lecture de la Vie de Jésus :

Je viens d'apprendre aujourd'hui même, dit-il, un faitvraiment touchant : c'est le retour d'un homme instruitet intelligent à la croyance en la Divinité de Jésus-Christ,à partir des bonnes pages de M. Renan. Je savais que celivre de la Vie de Jésusavait ramené des âmes par répulsion,par dégoût des outrages prodigués au Christ dans les pagesténébreuses du livre. Mais voici un retour directement

produit par le clair-obscur des bonnes pages où Jésus estsalué 3.

N'exagérons pas cependant l'importance du bien-

fait religieux qu'on est en droit d'attribuer à la Vie

de Jésus et à l'Histoire des origines du christianisme.

Il est hors de doute que l'auteur a fait aimer le chris-

1. Ernest Renan.Les Etapesde sa pensée,par l'abbé Renard,p. 206.

2. Mgr Perraud.A proposde la mort de Renan.Brochure.3. Jésus-Christ.Réponseà Renan,p. 84 et p. 112.

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INFLUENCE DE LA VIE DE JÉSUS 129

tianisme, mais il n'est pas moins certain que la Vie de

Jésus a singulièrement contribué à détruire la foi

religieuse chez les nouvelles générations. Ce résultatnon plus n'est pas contestable, et l'on doit en tenir

compte, si Yon veut juger en toute justice la respon-sabilité de Renan. Les esprits vraiment chrétiens onteu grandement raison de se scandaliser.

ÀLBALAT 9

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VIII

L'ART ET LE STYLEDANS LA «VIE DE JÉSUS »

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VIII

L'ART ET LE STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS

L'émotion religieuse, les contradictions de doctrine,le choix du sujet ne sont pas les seuls attraits de laVie de Jésus.Il en est un qui les vaut tous et qui suffiraità justifier le succès : c'est le style. Cette prose faisait

revivre les plus belles qualités de diction française,le naturel de Voltaire, la souplesse de Bernardin, la

grandeur adoucie de Chateaubriand, un écho Fené-

lonien, un ton d'inspiration captivant et soutenu

qu'on n'avait plus l'habitude de rencontrer chez lesécrivains contemporains. Comment résister à la magied'un exotisme qui replaçait la figure du Christ danscet adorable fond de poésie et de rêve ? Comment

lire, sans un sentiment de surprise et d'enthousiasme,des descriptions magnifiquement évocatives, commecelle du lac de Tibériade tout transfiguré par la présencede Jésus ?

Il est douteux qu'on arrive jamais, sur ce sol profondé-ment dévasté, à fixer les places où l'humanité voudrait

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134 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

venir baiser l'empreinte de ses pieds. Le lac, l'horizon, les

arbustes, les fleurs, voilà tout ce qui reste du petit canton,de trois ou quatre lieues, où Jésus fonda son oeuvre divine.Les arbres ont totalement disparu. Dans ce pays où la

végétation était autrefois si brillante, que Josephe y voyaitune sorte de miracle — la nature, suivant lui, s'étanf pluà rapprocher ici côte à côte les plantes des pays froids, les

productions des régions chaudes, les arbres des climats

moyens, chargés toute l'année de fleurs et de fruits — dansce pays, dis-je, on calcule maintenant un jour d'avancel'endroit où l'on trouvera le lendemain un peu d'ombre

pour son repos. Le lac est devenu désert. Une seule barque,dans le plus misérable état, sillonne aujourd'hui ces flots

jadis si riches de vie et de joie. Mais les eaux sont toujourslégères et transparentes. La grève, composée de rochers etde galets, est bien celle d'une petite mer, non celle d'un

étang comme les bords du lac Huleh. Elle est nette, propre,sans vase, toujours battue au même endroit par le légermouvement des flots. De petits promontoires, couverts delauriers-roses, de tamaris et de câpriers épineux, s'y des-sinent ; à deux endroits, surtout à la sortie du Jourdain,près de Tarichée et au bord de la plaine de Génésareth, il

y a d'enivrants parfums, où les vagues viennent s'éteindreen des massifs de gazons et de fleurs. Le ruisseau d'Aïn-

Tabiga fait un petit estuaire plein de jolis coquillages.Des nuées d'oiseaux nageurs couvrent le lac. L'horizonest éblouissant de lumière. Les eaux, d'un azur céleste,profondément encaissées entre des roches brûlantes,semblent, quand on les regarde du haut des montagnes deSafed, occuper le fond d'une coupe d'or. Au nord, les ravins

neigeux de l'Hermon se découpent en lignes blanches surle ciel ; à l'ouest les hauts plateaux ondulés de la Gaulo-nidite et de la Perée, absolument arides et revêtus par lesoleil d'une sorte d'atmosphère veloutée, forment une

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ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 135

montagne compacte ou, pour mieux dire, une longueterrasse très élevée, qui, depuis Césarée de Philippe, courtindéfiniment vers le Sud 1.

Tout le monde est d'accord aujourd'hui sur la

valeur littéraire de la Vie de Jésus.

La séduction de l'oeuvre est incontestable dit le P. La-grange : L'érudition est précieuse et ferme, sans nuire auxidées générales, qui semblent sortir naturellement des faits.Le cadre historique est bien tracé ; c'est la Judée dans lafermentation messianique, en face de la stabilité romaine,avec des jours sur d'autres grands mouvements religieux,comme l'Islam et le Boudhisme. L'auteur mettait à profitet communiquait largement les richesses d'une hauteculture et sa connaissance de l'ancien Orient... L'éruditionallemande est à la base, rien de plus. La construction estbien son oeuvreet il lui a donné un souffle vivant d'enthou-siasme, en l'écrivant sur les collines de Galilée. Si la concep-tion est française, combien plus la forme, avec les ressourcesde la science et les charmes de l'art. La Vie de Jésus deRenan marque une date dans l'histoire des idées religieusesen France... Ce fut un enchantement 2.

On a voulu voir dans le style de Renan l'influence de

Michelet. Sans doute l'insinuation onduleuse, la sensi-

bilité visionnaire, les molles nuances caractérisent la

manière des deux écrivains ; mais le trépidant Michelet

procède par petites touches, tandis que Renan a

l'ampleur et le déroulement d'une vague de fond. Il

nous a livré le secret de sa formation et de ses goûts,

1. Vie de Jésus,p. \49.2. Le P. Lagrange. La Vie de Jésus, p. 138.

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136 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

en nous indiquant quel était son idéal de style. Féne-

lon fut son maître et Télémaque son modèle.

Au grand Séminaire, dit-il, Télémaque était le seul livreléger qui fut entre mes mains, et encore dans une éditionoù ne se trouvait pas l'épisode d'Eucharis ; si bien que jen'ai connu que plus tard ces deux ou trois adorables pages.Je ne voyais l'antiquité que par Télémaque et Aristonoûs.Je m'en réjouis. C'est là que j'ai appris l'art de peindre lanature par des traits moraux. Jusqu'en 1865 je ne me suisfiguré l'île de Chio que par ces trois mots de Fénelon,« l'île de Chio, fortunée patrie d'Homère ». Ces trois motsharmonieux et rythmés me semblaient une peinture accom-plie et, bien qu'Homère ne soit pas né à Chio, que peut-être il ne soit né nulle part, ils me représentaient mieux labelle et maintenant si malheureuse île grecque que tous lesentassements de petits traits matériels \

Ces lignes expliquent les qualités et les défauts

de Renan. Il ambitionnait d'écrire comme Fénelon.

Les Lettres spirituelles de 1evêque de Cambrai, chef-

d'oeuvre de diction classique, peuvent passer pour du

pur Renan. L'auteur des Origines du Christianisme

définit bien Télémaque, quand il dit eroir appris dans

ce livre « l'art de peindre la nature par des traits

moraux ». Le trait moral remplaçant l'image et la

sensation, c'est en effet le grand défaut de Télémaque.On croit lire du Fénelon quand on lit du Renan :

Sa prédication était suave et douce, toute pleine de lanature et du parfum des champs. Il aimait les fleurs et en

prenait nés leçons les plus charmantes. Les oiseaux du ciel,

I. Souvenirs d'enfance, p. 254.

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ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 137

la mer, les montagnes, les jeux des enfants passaient tourà tour dans ses enseignements 1.

Dans notre volume, le Travail du Style enseigné parles corredionsi manuscrites des grands écrivains, nous

avons montré comment Fénelon corrigeait sa prose,en s efforçant d'adoucir les expressions qu'il jugeait

trop fortes. Renan avait le même scrupule et s'inter-

disait, en écrivant, toute trace d'expression violente.

La foule, dit-il, aime le style voyant II m'eût été loisiblede ne pas me retrancher ces pendeloques et ces clinquants,qui réussissent chez d'autres et provoquent l'enthousiasmedes médiocres connaisseurs, c'est-à-dire de la majorité.J'ai passé un an à éteindre le style de la « Vie de Jésus »,pensant qu'un tel sujet ne pouvait être traité que de lamanière la plus sobre et la plus simple. On sait combienla déclamation a d'attrait pour les masses. Je n'ai jamais forcémes opinions pour me faire écouter 2.

Malgré SQn admiration, Flaubert faisait des réserves

sur la prose de Renan. « Il n'a pas d'arêtes, disait-il.

Il manque de saillie. Quel dommage qu'il ait trop lu

Fénelon I »

Renan aimait la vie et le pittoresque, mais à la

manière classique, par l'atténuation et la nuance. La

couleur n'était pour lui que |« l'accessoire servant à

relever un fait principal, qui d'ordinaire doit être

moral ». Son réalisme fut toujours très mitigé. « Le

1. Vie deJésus,p. 174.2. Souvenirsd'enfanceet dejeunesse,p. 355.

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138 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Bien et le Beau, dit-il, existent comme le Mal et le

Laid 1 ». On ne setonne pas que l'auteur de la Vie de

Jésus ait aimé le talent de George Sand. Leurs prosesont de grandes affinités. Il mettait Mme Sand bien au

dessus de Balzac. Il raillait la recherche du document

qu'on affectait en 1885. « La réalité, disait-il, on la

rencontre à chaque pas. Elle n'a pas besoin d'être

documentée ; nous ne la connaissons que trop bien ».

Par sa collaboration et ses conseils, Henriette eut-

elie une sérieuse influence sur le style de Renan ? Il

est certain quelle a sensiblement contribué à donner

à son frère ce goût de pure diction qui représentait

pour elle l'idéal de l'art d'écrire. « Elle s'était fait,dit Renan, une excellente manière d'écrire, toute priseaux sources anciennes, et si pure, si rigoureuse, que

je ne crois pas que, depuis Port-Royal, on se soit

proposé un idéal de diction d'une plus parfaite jus-tesse. Cela la rendait fort sévère. » 2

Trop sévère même.

Les premiers essais de Renan ne lui plurent qu'àdemi ; elle y trouvait « des traits excessifs, des tons

durs, une manière trop peu respectueuse de traiter

la langue ». Elle le persuada « qu'on pouvait tout dire

dans le style simple et correct des bons auteurs, et

que les expressions nouvelles, les images violentes

viennent toujours ou d'une prétention déplacée ou

de l'ignorance de nos richesses réelles. Aussi de ma

1. Feuilles détachées,p. 350.2. Ma soeurHenriette, p. 31.

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ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 139

réunion avec elle date un changement profond dans

ma manière décrire * ».

Renan cherchait la poésie et l'image ; Henriette

aimait le style égal et sérieux. Elle eût voulu ne lui

laisser que les grandes qualités d elocution classique,

et Renan n'a que trop fidèlement suivi ces conseils.

L'absence de relief est le seul défaut qu'on puisse

parfois reprocher à sa prose.Si Henriette avait pu lire le texte définitif de la

Vie de Jésus, peut-être y eût-elle encore trouvé des

traces du dilettantisme qui lui déplaisait.Ce que Renan appréciait avant tout, c'était la recti-

tude et la clarté. La moindre équivoque, la plus légère

amphibologie lui étaient insupportables. Il n'aimait

pas le néologisme, il détestait la pédanterie et fuyaitles répétitions d'idées, bien plus que les répétitionsde mots, pensant avec raison que remplacer paresse

par indolence, ce n'était pas changer l'idée.

L'aisance et le naturel sont les qualités dominantes

de la prose de Renan. Il travaillait pourtant beaucoupet refaisait même ses lettres. « Il surchargeait, dît

Mme Noémi Renan ; il cherchait l'équilibre de la

phrase et la nuance de la pensée, parfois avec beau-

coup de travail, qui ne se devinait pas à la lecture 2 ».

« Jamais personne, dit Psichari, n'a corrigé ses

épreuves avec plus de minutie ; il faisait attention à

1. Ml2. Exekîor, 14 février 1923.

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140 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

la moindre virgule. Il se montrait là, comme en toute

chose, d'une conscience méticuleuse avec les appa-rences du plus parfait abandon, car il travaillait de

façon ininterrompue. Il ne se hâtait jamais ; il ne

lâchait sa page que quand il lavait nettoyée de ce

qu'il appelait des scories, mot qu'il affectionnait 1 »

Renan commençait parfois à rédiger de simples

notes, qu'il reprenait ensuite à loisir. Le brouillon

de la Prière sur l'Acropole, qu'a publié M. Pommier,se compose de bouts de phrases, de mots, d idées...« Lac, mer de lait... Iles d'oiseaux... Durant plus de

dix siècles ce monde a été un désert... Lourds badauds...

le monde occupé par badauds... On ne sait plus écrire,on écrit comme ces lourds conquérants (Romains)déclamatoire... Je suis né, déesse aux yeux bleus...

Mais les yeux des jeunes filles y sont comme de vertes

fontaines (Description de Bretagne) ô Déesse, toi qui

t'appelles Démocratie (Le Bas) Les Scythes ont

conquis le monde... Dans le linceul de po^-» re où

dorment les dieux morts... Finir ainsi : Prière sur

l'Acropole... »

Renan garda pendant dix ans dans ses papiers cette

fameuse Prière sur l'Acropole. Il ne la publia qu'en

1876, dans la Revue des deux Mondes et dans ses Souve-

nirs d'enfance et de jeunesse. Ce morceau de prosefénélonienne paraît aujourd'hui un peu suranné et

donne plutôt l'impression d'une page de rhétorique

1. Ernest Renan, p. 116.

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ART ET STYLÉ DANS LA VIE DE JÉSUS 141

bien réussie. Anatole France a emprunté à Renan ce

ton de perfection un peu artificiel, mais qui reste tout

de même un ton de grand écrivain.

[Bossuet disait que Calvin avait le style triste. Brune-

tière trouvait que Renan avait le style égoïste : « Il a

un style aristocratique, égoïste, si l'on peut dire, dont

les plus grands effets se terminent à faire admirer (sic)

l'érudition, la science et la virtuosité de l'écrivain 1 ».

Le reproche est ridicule. Renan ne cherche ni à en

imposer ni à se « faire admirer ». Si quelqu'un, au

contraire, a complaisamment et constamment étalé

son érudition pédante, c'est Brunetière, comme on

peut le voir par le Manuel de la littérature française

et l'Evolution des genres. Brunetière, à cette époque,rendait cependant justice à Renan et ne le prenaitni pour un dilettante ni pour un sceptique, mais pour

un grand idéaliste 2.

Renan, dans YAvenir de la Science, a d'abord mépriséles auteurs classiques et même la langue française. Il

s'est montré sévère pour Bossuet. Le 8 août 1856, il

écrivait une lettre où il exprimait toute son indigna-tion contre le Discours sur l'histoire universelle, qu'il

considérait « tout au plus digne d'un pensionnat de

religieuses ». 11 ne reconnaissait à Bossuet que son

mérite de grand orateur 3.

Renan n'aimait pas la rhétorique ; il l'appelait :

I. Pages sur Renan, p. 145.2.1bid.,p.\2.3. Quelques lettres à Peyrat, 1 vol., Fasquelle.

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142 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

la littérature écolière. Son condisciple, l'abbé Cognât,

en fait la remarque :

M. Renan, dit-il, est très ingrat envers cette littératureécolière. C'est à sa forte éducation littéraire qu'il doit son

style et, sans son style, il ne serait rien, pas même académi-cien.

S'il aimait la finesse et les nuances, Renan a, du

moins, toujours gardé le culte du goût et de la raison.

L'ostentation romantique lui déplaisait et il n'admit

jamais le dilettantisme verbal des Concourt, qui

manquaient selon lui d'idées générales.Il acceptait volontiers les conseils, non seulement de

sa soeur, sa collaboratrice effective, mais ceux de ses

amis, comme Silvestre de Sacy et Buloz, changeant

les expressions qu'ils blâmaient, modifiant sa pensée

selon leurs idées, h*Avenir de la Science, un gros livre

de 500 pages, a été écrit trois fois, et Renan se repro-

chait de trop négliger ses premières rédactions.

Un de ses collaborateurs au Corpus imcriplionum

Semiticarum nous donne quelques détails sur sa façon

de travailler :

Il cherchait longtemps, la plume en l'air, soulevée par un

léger balancement de la main ; puis soudain elle s'abattaitsur le papier, comme un aigle fond sur sa proie, et traçaitquelques lignes d'une belle écriture ferme et bien moulée.Son premier jet était très brillant. Il lançait sur le papier,sur son sous-main, n'importe où, les formules qui se pré-sentaient à son esprit. Mais comme il retravaillait tout cela !Il couvrait ses marges de corrections, par un système derenvois très clair et très ingénieux ; et quand les marges

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ART ET STYLE DANS LA VIE DE JÉSUS 143

étaient pleines, il ajoutait des feuilles supplémentaires àl'aide de pains à cacheter 1.

C'est ainsi que fut d'abord écrite la Vie de Jésus,

par effervescence, par visions brusques.Edmond Biré soutenait que le style de Renan ne

pouvait pas être bon, par cette raison qu'on ne peut

pas bien écrire, si 1 on est sceptique. Renan n'était

pour lui qu'un dilettante, un menteur, un cuistre, un

pédant qui se moque des autres et de lui-même. Un

sceptique ne peut pas être un bon écrivain, témoin

Montaigne. La thèse est originale ; mais Biré a tort,bien qu'il ait raison de blâmer les épithètes banales,les ^délicieux, les exquis, les ravissants, qui émaillent

la prose Renanienne.

Barbey d'Aurevilly allait plus loin. Il refusait à

Renan le don du style. Il le trouvait sans musculature,« sans virilité, sans autorité, sans solidité », un « eunu-

que gras et rose » qui a réussi « littérairement par le

joli » et fut dès son début un « joli impie ».

Trois ans après la publication de la Vie de Jésus,

signalant ironiquement dans ses Odeurs de Paris

(p. 374) la gloire retentissante de Renan, Louis Veuillot,citait l'article d'un confrère, où nous lisons, sur les

procédés de travail de Renan, des indications quiconfirment ce que nous disions :

Renan efface, revient, retranche, remplace des mots,retouche des phrases, les arrondit, recommence des pages

1. Desporteset Bournand. Renan,savie et sonoeuvre,p. 111

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144 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

entières. Je le vis aussi toujours corriger les épreuves de

façon a faire perdre la tête aux imprimeurs. Il ajoute aumoins autant qu'il retranche, et les mots toujours luisemblent ne rendre qu'imparfaitement toutes les délica-tesses de sa pensée. Il aime à considérer les questions sous

toutes leurs faces et sous tous leurs aspects, et il ne les

quitte, si j'ose m'exprimer ainsi, que lorsqu'il est parvenuà tourner tout autour... Il hésite, voit le pour, voit le contreet flotte quelque temps, irrésolu, du contre au pour...Peut-être est-ce là ce qui lui fait trouver tant et de si heu-reuses expressions. Il est, pour ainsi parler, obligé defouiller la langue dans tous ses recoins pour y découvrir lemot qui s'applique juste à sa pensée, et de cette recheicheincessante naissent mille finesses de langage, mille tours de

phrases ingénieux ou frappants, qui donnent à tous ses

ouvrages ce charme profond, cette saveur particulière,cette fluidité et je dirais presque vaporeuses qui font que,bon gré mal gré, quand on les a une fois ouverts, on est

obligé d'aller jusqu'au bout.

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IX

CONCLUSION SUR RENAN

ALBALAT 10

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IX

CONCLUSION SUR RENAN

Le scepticisme onctueux et respectueux que l'onsent à chaque page de la Vie de Jésusdevait prendrechez Renan, Vers la fin de sa vie, la forme d'un dilet-tantisme ironique qu'il parut Vouloir cultiver comme

un exercice littéraire et une virtuosité du doute. Ses

contemporains s'étonnèrent de Voir avec quelle intem-

pérance de pensée il affectait de traiter les plus hautes

questions de métaphysique et d'histoire. Sous prétextequ'une complète obscurité, « peut-être providentielle,nous cache les fins morales de l'Univers », Renanen arrive parfois à railler son propre effort et à se

moquer de lui-même et de son oeuvre. Au fond, cen'est qu'une apparence.

Après avoir raconté le travail que lui coûtait l'His-toire des origines du Christianisme, il écrit à Charles

Ritter, à propos de VAnte-Christ : « Ce volume m'abien passionné. Après la Vie de Jésus,aucun ne m'a

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148 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

tant amusé à faire l ». La Vie de Jésus,un sujet d'amu-

sement ! Quel scandale!... C'est un scandale, en effet,si l'on supprime le commencement de la phrase, quimontre bien que, pour Renan, s'amuser c'était se

passionner. Quand on s'amuse au point de se passion-ner, c'est qu'on fait plus que s'amuser.

Renan a toujours employé ce mot dans son accep-tion la plus haute. Parlant dans ses lettres des satis-

factions que lui donne la rédaction de son oeuvre, il

est loin d'y voir un amusement. Au contraire, il met en

garde son ami Max Muller contre le mot amusant

et les nuances qu'il comporte : « Le mot amusant,dit-il, est la chose la plus décevante qu'il y ait. Les

trois quarts des volumes que les gens du monde appel-lent amusants me semblent vingt fois plus ennuyeux

que la plupart des volumes de votre collection. Tout

est relatif 2.

Le mot amusant plaisait à Renan ; il ne voyait rien

de choquant à dire : « Ce monde n'est qu'une amusante

féerie, dont Dieu ne se soucie pas »;ce qui ne l'empê-chait pas de déclarer que ce monde « allait vers ses

fins avec un instinct sûr » et que « l'Univers est pleind'ordre et d'harmonie 3 ». Il écrivait le 16 août 1881 à

Berthelot : « Je travaille beaucoup... En ce climat

et dans ces conditions, je pourrais travailler presque

1. Correspondance, t. II, p. 41.2. Correspondance, t. II, p. 247.3. Cité par le baron Deschamps. Le génie des religions, p. 97

et 105.

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CONCLUSION SUR RENAN 149

indéfiniment... J'achève mon Ecciéslaste, qui m amuse

beaucoup » 1. Quand on relit l'Introduction de cet Ecclé~

siaste, on est bien forcé de convenir que ce chef-

d'oeuvre d'érudition et de style a dû coûter quelque

peine à Renan, et que le mot s amuser n'avait peut-être

pas tout à fait sous sa plume le sens que lui prêtentses adversaires.

A mesure qu'il se complaisait dans ce séduisant

scepticisme, Renan revenait malgré lui aux senti-

ments romanesques de sa jeunesse. L'amour devint

le thème favori de ses méditations. Mgr D'Hulst le

raillait malicieusement d'avoir cru inventer l'amour.« Il aimait, dit Faguet, à faire scandale » en célébrant

l'amour, quelquefois très noblement et, pourrait-on

dire, dans les meilleures intentions du monde. Il

conseillait aux jeunes gens de jouir de la vie. L'Idéal,

disait-il, varie pour chaque individu, et « c'est ce quidonne à chacun son motif de vivre. Le moyen de salut

n'est pas le même pour tous. Pour l'un c'est la Vertu ;

pour'Vautre l'ardeur du vrai ; pour un autre l'amour de

l'art ; pour d'autres la curiosité, l'ambition, les Voyages,le luxe, les femmes, la richesse ; au plus bas degré, la

morphine et l'alcool ».

Ces déclarations indignèrent les gens Vertueux. On

ne peut pourtant pas accuser Renan d'immoralité,

quand il fait une simple constatation. On lui reproched'avoir trop parlé dans les banquets. Ses toasts étaient

I. Correspondance, t. H, p. 96.

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150 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

pourtant d'une sentimentalité parfois très émue,comme le raconte Brulat : « Jeunes gens, nous dit-il,un jour, à un banquet, respectez l'amour. C'est la

chose la plus sainte, la plus sacrée. On la profane, on

la prostitue. Le bonheur, c'est d'aimer et, si l'on a le

coeur assez riche, de répandre cet amour sur tout c'e

qui vit, sur tout ce qui souffre. Ces mots ne firent

sourire personne ».

Renan se vantait d'avoir supprimé la notion de péché

qui tourmentait tant Amiel « Le péché, disait-il,

préoccupe Amiel. Amiel se demande à trois reprises :

Qu'est-ce que Renan fait du péché? Je crois bien que

je le supprime ». Voilà son genre de boutades. « L'au-

teur de L'Abbesse de Jouarre, dit Bourget, était sur le

soir de ses jours, quand il professait cet amoralisme

tout intellectuel, car, encore une fois, la vie privéechez lui fut irréprochable ; mais le panthéisme aboutit

de toute nécessité à une justification de tous les modes

d'existence, puisque l'esprit de l'Univers les anime

tous également1 ». La remarque est juste. Un pan-

théiste est un homme sans morale, ce qui ne Veut pasdire sans moralité. Il n'existe pas de morale en dehors

de la religion chrétienne.

Renan, vieillissant, dit Berthelot, glissait de plus en plussur la pente d'un scepticisme apparent, sympathique pourtout sentiment naturel, pour toute pensée de bonne foi.La sévérité de sa vie privée lui donnait le droit d'être indul-gent pour autrui, pourvu qu'il y retrouvât le souci de l'art

1. PaulBourget.Quelquestémoignages,p. 125.

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CONCLUSION SUR RENAN 151

et de l'idéal. Il souriait avec une bienveillante ironie aux

jeux des enfants et aux dires des hommes. Ses dernières

publications : Caliban, l'Eau de Jouvence,Le Prêtre de Ncmi,L'AbbessedeJouarre, le font apparaître sous un nouvel aspect.Les systèmes auxquels il consentait autrefois à s'associerdans une certaine mesure ne sont plus, à ses yeux, que les

aspects fuyants d'une vérité incarnée dans les personnagessymboliques de ses romans. La beauté vaut pour lui lavertu.

Ce libertinage philosophique fournit aux ennemis

de Renan une occasion de redoubler leurs injures.

Il devint « un vieillard obscène, affamé de jouissances,brûlé de vices et de débauches » et qui reconnaissait

lui-même sa propre indignité, puisqu'il écrivait cette

phrase significative, dont on dénaturait le sens : « Ma

correspondance sera une honte après ma mort ».

Jusqu'à la fin de sa vie, disait-on, « ce malheureux

dévoyé, ce dilettante implacable a chanté le vin et les

femmes x ». On affecta de ne plus voir en lui qu'un

pitre rabelaisien et un bénisseur de banquets a. Jules

Lemaître manifestait son indignation dans son célèbre

article : « Il rit, il rit », où il traitait Renan de compère

de Revue et qu'il regretta plus tard d'avoir écrit, en

publiant dans les Débats la plus belle étude que nous

ayons sur Renan 3. Sarcey lui-même se mit à persiffler

l'auteur de la Vie de Jésus. Encore de nos jours Gabriel

!. Ernest Renan, par Desportes et Bournand, p. 181.

2. Ibid.3. « Lemaitre, dit Anatole France, se moquait de Renan et

l'aimait beaucoup ». {Souvenirs et récits, Nicolas Ségur, p. 125).

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152 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

Séailles s'est montré très dur pour les écarts de lan-

gage d'un écrivain qui semblait prendre plaisir àdémentir sa noble réputation de penseur. On fitmême courir le bruit que Renan n'allait dans le monde

que pour rencontrer des jolies femmes et se faire desmaîtresses 111

« Tout cela est absurde » déclare Barrés. « Il fautbien comprendre, dit Anatole France, que tout celaest relatif et que M. Renan, ayant une femme par le

mariage, a trouvé là bien plus de satisfaction qu'iln'avait cru pouvoir en espérer, puisqu'il vouait savie à la chasteté * ».

Barres pensait que ce genre de libertinage était tout

simplement « celui du Télémaque ». Renan, dit-il,« c'est Fénelon. C'est aussi un homme qui, devenu

vieux, moins travailleur, laissait couler le grand flotde poésie qu'il avait. Les savants ont en matière amou-reuse une naïveté toute spéciale. Renan aurait mis enrécits romanesques et sans y voir malice, les histoiresles plus scabreuses 2.»

Renan se plaignait avec raison qu'on dénaturaitses écrits et qu'on lui supposait plus de malice qu'iln'en avait. Il s'exposait évidemment à entretenir cesmalentendus en publiant des livres comme VAbbessede Jouarre, où il voulait peindre l'amour aux prisesavec l'échafaud.

Il déclarait à Adrien Marx :

1. Maurice Barres. Mes Cahiers, I, p. 227.2. Ibid., p. 227-228.

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CONCLUSION SUR RENAN 153

Désirant montrer l'amour devant la mort, c'est-à-diredans les conditions les plus élevées, j'ai mis en scène deshéros à une époque héroïque. Et vous m'apprenez qu'onqualifie de grivoiserie le tableau de deux martyrs s adorantau pied de 1echafaud. C'est à jurer qu'un Gaulois incorri-gible sommeille dans l'âme de chaque français \

Dans Caliban et YEau de Jouvence, Renan a certai-

nement manqué de pudeur, et il a eu tort de se laisser

aller à des plaisanteries blasphématoires, d'une sensua-lité ridicule. Le public, il faut bien le dire, encoura-

geait malheureusement ces défaillances, en se montrant

plein d'indulgence pour ce libertinage de pensée, où

Renan prenait en paroles la revanche d'un passé irré-

prochable :

Le vieux Merlin breton, dit Mary Darmesteter, étaitdevenu l'arbitre des élégances intellectuelles de Paris. Ondormait mieux quand on avait pu le montrer dans son salon.On lui soumettait des cas de conscience, des questions detoilette... On lui demandait ce qu'il fallait lire. Il écoutaittout en branlant sa tête sagace.Ces dames des cafés-concertsallaient jusqu'à lui soumettre leur répertoire : Au fond,plus elles étaient simples, peu gâtées par l'intellectualitédes salons, mieux elles lui plaisaient 2.

On rencontre encore aujourd'hui des gens aveuglés

par l'esprit de parti, pour qui Renan continue à n'être

qu'un gros homme, moralement sans sincérité et sans

noblesse, un farceur, un bouffon, le pire des dilet-

1. Adrien Marx. Silhouettes de mon temps, p. 93.2. Ernest Renan, par Mary Darmesteter, p. 280.

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154 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

tanti. Il s'est moqué du monde, il a dissimulé pendantdes années et, à la fin, il s'est cyniquement dévoilé

en écrivant des dialogues pornographiques ! ! Pour

quelques personnes attardées, c'est encore cela, le

vrai Renan.

La critique impartiale refusera toujours de prendreau sérieux les accusations dont on a accablé l'auteur

de la Vie de Jésus, pendant la période qu'on n'a pascraint d'appeler irrévérencieusement sa vieillesse

grivoise. « Je ne saurais repousser avec trop d'indigna-

tion, dit Pierre Lasserre, les insinuations qui tendent

à faire de l'auteur de VAbbesse de Jouarre un vieillard

dégradé ». Renan a expliqué lui-même, avec beaucoupde finesse et de franchise, cette évolution intime, qu'il

appelle humblement sa « mollesse ». Un inconvénient

plus grave, dit-il, «c'est que, ne m'étant pas amusé

quand j'étais jeune, et ayant pourtant dans le caractère

beaucoup d'ironie et de gaieté, j'ai dû, à l'âge où l'on

voit la vanité de toute chose, devenir d'une extrême

indulgence pour des faiblesses que je n'avais pointeu à me reprocher ; si bien que des personnes, quin'ont peut-être pas été aussi sages que moi, ont pu

quelquefois se montrer scandalisées de ma mollesse ».

(Souvenirs, p. 150).M. Abel Hermant proteste avec raison contre la

réputation de « baladin du monde occidental » qu'ona voulu faire à Renan, à partir de 1880. M. Abel

Hermant ne trouve dans sa conduite aucun motif de

s'indigner. Il appelle Renan « seul héritier de l'ironie

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CONCLUSION SUR RENAN 155

socratique », qui consistait à se moquer des autres etde soi-même.

Edmond Biré lui-même, peu suspect d'admiration

pour le grand écrivain, ne comprend pas qu'on en soitencore à vouloir « défigurer l'oeuvre de Renan en ne

rappelant que ses propos de table et les boutades dont,comme tout homme d'esprit, il se plut à émailler sa

correspondance intime ».« J'ai entendu, dit à son tour son gendre Psichari,

des gens sérieux, fidèles au culte de Renan, déplorerque sur la fin de ses jours, pris sans doute d erotisme

sénile, il se soit plu à tenir dans des dîners en villeles propos les plus égrillards. J'oppose à ces racontars

un démenti violent. Il faut n'avoir pas connu, n'avoir

pas approché M. Renan pour supposer chez lui quoi

que ce soit qui ressemble à un satyriasis, même verbal.A Saint-Gratien, chez la princesse Mathilde, dont laliberté de langage n'était pas moins grande, je l'ai

bien entendu parler, à propos de la question de la

prostitution, de lupanars et même de maison publique.Mais c'était philosophiquement et cette philosophiemême prouvait sa candeur. M. Renan, sur le chapitrede l'amour, est toujours resté un saint homme ».

« Quant à ses principes de morale, nous a déclaré

Mme Noémi Renan, mon père n'a jamais varié, ni dans

ses paroles ni dans ses actes. Il avait beau sourire, céder,donner raison, voir les questions sous toutes leurs

faces, il n'a jamais varié, il était comme un roc, »

lues calomnies dont on a abreuvé l'auteur de la Vie

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156 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

de Jésus tombent d'elles-mêmes quand on les examine

de près. Que ne lui a-t-on pas reproché ? On lui a

même fait un crime de son ambition et on la accusé

d'orgueil, lui si simple, si peu pédant et qui faisait

son cours au Collège de France, sur un ton de familia-

rité si paternelle l

On a prétendu qu'il était sans générosité et sans

bonté. Rien n'est plus faux. Mme Andrée Viollis a

interrogé les gens de Rosparamon, le pays breton où

Renan allait chaque année en villégiature. Tous lui

ont dit qu'il était la charité même ; qu'il se montrait

très sensible aux afflictions d'autrui et qu'il accueillait

chez lui tous les malheureux.

En somme, la vie privée de Renan fut parfaitementhonorable et respectable, bien qu'il se soit montré

souvent égoïste envers sa soeur. La vérité, c'est qu'enamitié et en amour il y a toujours un des deux qui aime

moins. Des personnes qui vous sont chères vous font

parfois souffrir par leur indifférence ou leur manque

d'égards. L'attitude de Renan froissait Henriette ;

mais c'est elle qui, en habituant son frère à être le

centre de tout, cultivait et entretenait son égoïsme.Elle connaissait ses défauts ; elle les signalait à Berthe-

lot ; mais elle savait qu'on pouvait toujours coiuptersur son affection.

La peine que vous m'exprimez, écrivait-elle à Berthelot,je l'ai souvent, oh ! bien souvent ressentie aussi. J'ai dit

fréquemment : «Ses ambitions le préoccupent plus que ses

affections, et sesnouvelles affections plus que les anciennes ».

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CONCLUSION SUR RENAN 157

Pourtant je suis assurée qu'il m'aime et, en présence du cha-grin que vos regrets lui ont fait ressentir, il m'est impossiblede ne point croire à l'étendue, à la profondeur de l'amitiéqu'il vous porte. Il semble qu'il peut tout pour ceux qu'ilaime, sauf leur consacrer quelques instants. Je vous assuremonsieur, que je n'exagère point, en disant que, pendantnos deux séjours à Beyrouth, il a donné plus de temps augénéral et au pacha qu'à la vieille amie qui a tout abandonnépour le suivre, sur ces rives lointaines. Littéralement, depuisque nous sommes en Syrie, je ne le vois presque plus et,quand je le vois, il est si absorbé par les travaux de sa mis-sion, si préoccupé de ce qu'elle lui a donné ou de ce qu'ellelui promet, que je ne sais en vérité s'il s'aperçoit beaucoupde ma présence. Eh bien 1 monsieur, je crois encore etmalgré tout qu'elle lui est chère ; croyez bien de même quevous tenez dans sa vie une place que nul autre ne prendrajamais... Si Vous aviez pu, monsieur, voir l'effet produit parvotre lettre, je crois que vous fussiez arrivé tout d'embléeà la même conviction, sans passer par toutes les filières quej'ai traversées \

Comme Victor Hugo, Lamartine et Chateaubriand»

Renan trouvait naturel que tout le monde se dévouât

pour lui. Il avoue ses torts dans la brochure sur sa

soeur. Il a des remords, il se demande s'il a bien fait

pour elle « tout ce qui dépendait de lui ».

L'auteur de la Vie de Jésus fut égoïste sans doute,mais comme tous les hommes et pas plus que les

autres hommes. Sa profonde affection pour sa mère,sa ferveur quand il parle d'elle sont une chose admi-

rable. Il a adoré sa femme et ses enfants ; quant à

1. CorrespondanceRenan et Bertheloi. p. 205. Ca!mann-Lévy.

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158 LA VIE DE JÉSUS D'ERNEST RENAN

sa soeur, qui fut la créatrice de son avenir et qui l'en-

toura d'une tendresse sublime, il l'a aussi sincèrement

aimée. Ses pires adversaires ont signalé dans sa brochure

des pages qui « font pleurer ». Seulement, chez Renan,

l'expression des sentiments les plus vifs garde toujours

quelque chose de réservé et de discret.

Sa vie, quand on la connaît bien, nous offre des

traits d'égoïsme et des traits de générosité.En apprenant son projet de mariage, Henriette fit

à son frère une scène de désespoir et voulut se séparerde lui. Renan proposa alors spontanément à sa soeur

de renoncer à cette union avec une personne qu'ilaimait déjà profondément. Est-ce là de 1egoïsme ?

On a loué l'homme, dit Brunetière et non sans raison,selon moi ; il a été l'un des plut affables et des plus bien-veillants que j'aie jamais connus ; j'ajoute aussi l'un des plusserviables. Les complaisances de sa vieillesse pour la popu-larité ne sauraient faire oublier la dignité de son âge mûret la sincérité, la gravité de sa jeunesse 1.

« Mon père, nous a dit Mme Noémi Renan, avait

des politesses et des délicatesses qui n'étaient plus de

son temps et qu'on ne comprenait pas. Souffrant de

douleurs rhumatismales, il n'aimait pas parler de

son mal et appeler le médecin ; et quand Berthelot

passait outre, Renan s'excusait et on ne pouvait pasle décider à montrer son genou. Laissez donc, disait-

I. Brunetière.Cinq leltrei surRenaît,p. 247et 257.

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CONCLUSION SUR RENAN 159

il. Ne perdez pas votre temps. Et il parlait d'autrechose. On avait dérangé le médecin pour rien ».

Renan, en somme fut un bon époux, un bon pèrede famille, un homme d'une largeur d'idées infinie,

conciliant, plein de douceur, toujours prêt aux conces-sions et à l'indulgence. Tel.il apparaît dans les Souve-

nirs de Psichari, qui n'est pourtant pas un admirateur

aveugle.

[Renan a vécu dans la sérénité d'une philosophie

tranquille, détaché de toute illusion et de toute croyance,absorbé dans un idéal qu'il a défini d'un mot : « Jevoudrais toujours vivre pour pouvoir toujours tra-

vailler. »

Je crois qu'il était utile de terminer ce petit livre

en évoquant en quelques pages 1 homme privé avec

ses qualités et ses défauts. On retrouve dans le stylede la Vie de Jésus le caractère même de Renan, sa

nature impressionnable, ses hésitations, ses incerti-

tudes d'appréciations et de pensée. La vie intime d'un

grand écrivain peut ainsi nous fournir des indications

précieuses pour la connaissance de son oeuvre et de

son talent.

Paris, novembre 1933.

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TABLE DES MATIÈRES

I. — Préparation a la Vie de Jésus* 7

II. — Rédaction de la Vie Je Jésus . 27

III. — Le miracle dans la Vie de Jésus 43

IV. — Publication de la Vie de Jésus 55

V. — L'originalité de la Vie de Jésus. 87

VI. — L'idylle et le roman 105

VII. — Influence religieuse de la Vie de Jésus.... 117

VIII. — L'art et le style danslaJ^feljésïts

131

IX. — Conclusion sur Renan/M »...,. S\ • • • • 145fa- tl i>' $\

11

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ACHEVÉ D'IMPRIMER

LE 12 DÉCEMBRE1933

PAR F. PAILLART A

ABBEVILLË (SOMME)

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TABLE DES MATIERESI. - Préparation à la Vie de JésusII. - Rédaction de la Vie de JésusIII. - Le miracle dans la Vie de JésusIV. - Publication de la Vie de JésusV. - L'originalité de la Vie de JésusVI. - L'idylle et le romanVII. - Influence religieuse de la Vie de JésusVIII. - L'art et le style dans la Vie de JésusIX. - Conclusion sur Renan