Download - RdM20 13/05/05 12:21 Page 300 SIMMEL, DURKHEIM … · SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSS Naissance rat e de la sociologie europ enne 1 par Christian Papilloud LÕapproche socio-philosophique

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SIMMEL, DURKHEIM ET MAUSSNaissance ratée de la sociologie européenne1

par Christian Papilloud

L’approche socio-philosophique de Georg Simmel s’est inscrite et conçueen relation à la France, et en particulier à Émile Durkheim2. Dans quellemesure Mauss a-t-il été au courant des travaux de Simmel, et comment les a-t-il interprétés? Pour mieux cerner cette question, nous nous proposons d’es-quisser la reconstruction des rapports ayant existé entre ces trois penseurs.

Notre lecture relie la vie des auteurs et leur conception de la sociologie àun moment charnière de la naissance de cette discipline : celui de la sociologieentrant à l’Université, où elle cherche à s’affirmer comme science de l’homme.Nous utiliserons pour cela des éléments biographiques, des correspondances etdes documents relatifs aux groupes de chercheurs avec lesquels Simmel et Maussont été en contact3.

1. Nous remercions le Collège de France qui détient le fonds Mauss-Hubert et qui nous agracieusement autorisé à publier ce texte. Nos remerciements particuliers vont à M. Gilbert Dagron,administrateur du Collège de France, M. feu Pierre Bourdieu, Mme E. Maury, aide archiviste duCollège de France, Mme M.-R. Cazabon, directrice de la Bibliothèque générale et des Archives duCollège de France, et Mme F. Terrasse Riou, responsable des Affaires culturelles et des Relationsextérieures au Collège de France. Nous remercions Otthein Rammstedt de nous avoir autorisé lapublication de cet article initialement paru dans sa revue, le Simmel Newsletter (1999, vol. 9, n° 2,p. 111-131), sous le titre Simmel, Durkheim, Mauss. La sociologie entre l’Allemagne et la France.Fragments d’une co-naissance. Par rapport au texte publié dans le Simmel Newsletter, nous avonslégèrement modifié notre article de façon à le faire correspondre aux besoins de la publicationprésente. La bibliographie de la littérature secondaire est donnée dans les notes. La bibliographiedes œuvres de Simmel actuellement disponibles (notées GSG : Georg Simmel Gesamtausgabe),les traductions françaises de Simmel et les œuvres de Mauss sont indiquées en fin d’article.

2. Signalons les deux ouvrages de W. Lepenies qui portent sur la naissance de la sociologie,et notamment sur les relations des intellectuels français et allemands : GefährlicheWahlverwandschaften. Essays zur Wissenschaftsgeschichte, Stuttgart, Reclam, 1989 (voir enparticulier p. 80-110); Die drei Kulturen. Soziologie zwischen Literatur und Wissenschaft, Hambourg,Rowohlt, 1988.

3. Pour Durkheim et Mauss, nous nous référons aux travaux de Ph. Besnard, « Textes inéditsou inconnus d’Émile Durkheim » (Revue française de sociologie, n° 17, 1976, p. 165-180), M. Fournier,Marcel Mauss (Paris, Fayard, 1994), Ph. Besnard et M. Fournier (sous la dir. de), Lettres à MarcelMauss (Paris, PUF, 1998), ainsi qu’aux éléments et correspondances du fonds Hubert-Mauss duCollège de France. Pour Simmel, nous utilisons le texte de H. Simmel, Erinnerungen (1941-1943),faculté de sociologie de l’université de Bielefeld, les ouvrages de L. Coser, Masters of SociologicalThought : Ideas in Historical and Social Context (New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1977),K.-Ch. Köhnke, Der junge Simmel in Theoriebeziehungen und sozialen Bewegungen (Francfort,Suhrkamp, 1996), M. Junge, « Zur Rekonstruktion von Simmels soziologischen Aprioris alsInterpretationskonstrukten – ein Versuch », Simmel Newsletter (vol. 7, n° 1, 1997, p. 42-48),K. Lichtblau, Georg Simmel (Francfort, New York, Reihe Campus, 1997), G. Fitzi, Henri Bergsonund Georg Simmel : ein Dialog zwischen Leben und Krieg. Die persönliche Beziehung und derwissenschaftliche Austausch zweier Intellektuellen im deutsch-französischen Kontext vor dem ErstenWeltkrieg (thèse de doctorat, faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1999), ainsi que la ¤

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DURKHEIM ET SIMMEL. NAISSANCE DE LA SOCIOLOGIESCIENTIFIQUE AUTOUR D’UNE COLLABORATION MANQUÉE

Durkheim et Simmel sont contemporains. Ils naissent tous deux en 1858 etmeurent presque en même temps (Durkheim le 5 novembre 1917, Simmel le26 septembre 1918). Les contacts entre Durkheim et Simmel, qui se dévelop-pent dès 18944, s’effectuent par personne interposée, à savoir Célestin Bouglé.

Bouglé joue un rôle important dans les rapports entre Simmel et Durkheimpour au moins deux raisons : premièrement, Bouglé connaît Simmel avantDurkheim, soit à partir de février 18945. Cette relation intervient peu de tempsaprès que Simmel ait été en contact avec l’Institut international de sociologiede René Worms, dont il est devenu membre6. Deuxièmement, Bouglé publieen 1894 le premier compte rendu sur Simmel jamais paru en France sous letitre « Les sciences sociales en Allemagne : G. Simmel7 ». Il y commenteÜber sociale Differenzierung (GSG 2, 1890), Die Probleme der Geschichts-

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¤ correspondance de Simmel et les documents d’archives de la Georg Simmel Gesellschaft del’université de Bielefeld. Nous nous servons également des éléments de correspondance recueillisà Bielefeld et appartenant au fonds Bouglé de la Bibliothèque nationale de Paris, et du fondsXavier Léon de la bibliothèque Victor Cousin de la Sorbonne à Paris. Pour des informations détailléessur les relations de Simmel et des sociologues français, nous renvoyons également à l’introductionau tome 19 des œuvres complètes de Georg Simmel que nous avons éditées avec Angela Rammstedtet Patrick Watier, et qui vient de paraître chez Suhrkamp (GSG 19, 2002, p. 379-421).

4. Durkheim cite Simmel pour la première fois à notre connaissance en 1887, dans son article« La Philosophie dans les universités allemandes », Revue internationale de l’enseignement (n° 13,p. 315, note 6). Il connaît Über sociale Differenzierung, qu’il cite dans sa thèse de doctorat De ladivision du travail social (1893) ( p. 9, note 1, 1996 pour l’édition PUF/Quadrige).

5. À Bouglé, qui vient d’arriver en France et veut suivre les cours de Simmel, ce dernierrépond le 4 mars 1894 en lui indiquant la date de ses cours et en le remerciant de sa lettre amicale.En avril et mai, Bouglé rencontre le Privat-Dozent allemand à Berlin. En mai, Bouglé demande àHalévy s’il y aurait une place pour un article de Simmel, « Das Problem der Sociologie », dans laRevue de métaphysique et de morale : « Qu’en dis-tu? Y a-t-il une place (une bonne) dans le numérode septembre ? Ce n’est pas de la métaphysique proprement dite sans doute, mais enfin ladéfinition nouvelle ce n’est pas déjà si bête. Et puis c’est de la haute actualité » (lettre à Halévy,mai 1894, archives Simmel). Halévy lui répond avec enthousiasme le 9 mai 1894. Bouglé traduitalors l’article de Simmel pour ladite revue. L’article paraît finalement en septembre, dans le n° 2 dela revue (1894, p. 497-504) sous le titre : « Le problème de la sociologie ».

6. Simmel est traduit et publié en français par Worms (article « La différenciation sociale »paru dans le n° 2 de la Revue internationale de sociologie, Paris, Giard et Brière, 1894, p. 198-213). Il est mentionné dans la « Liste des membres de l’Institut », dans le n° 1 des Annales del’Institut international de sociologie (1893-95, p. XIV). Au moment de la parution du premier numérode la revue, l’institut se compose des personnalités suivantes : A. Schaeffle en est le président, c’estun proche de Simmel et l’un de ses inspirateurs ; D. Galton, L. Gumplowicz, M. Kovalewsky etC. Letourneau en sont les vice-présidents; R. Worms en est le secrétaire général.

7. Ce compte rendu paraît dans le n° 2 de la Revue de métaphysique et de morale (p. 329-355).Au même moment, Bouglé prépare la publication de ses Notes d’un étudiant français en Allemagne(1895). Celles-ci seront publiées sous le pseudonyme de Jean Breton chez Calmann-Lévy, à Paris,en un seul volume. Mais des articles tirés des notes paraissent dès juin 1894 dans la Revue de Paris(1894, p. 49-79). Sur tous ces points, voir également la thèse déjà citée de Fitzi [p. 12 sq.].

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philosophie (GSG 2, 1892) et Einleitung in die Moralwissenschaft (GSG 3-4,1892-93).

Ces deux raisons suffisent à considérer Bouglé comme la plaque tournantedes relations entre Simmel, Durkheim et les durkheimiens en général. Mais com-ment se sont réalisés ces échanges? Commençons par décrire les rapports entre-tenus par Simmel avec le groupe de chercheurs représenté par Worms.

Simmel et l’Institut international de sociologie

Les relations de Simmel avec l’Institut international de sociologie se pas-sent mal : en effet, l’Allemand est déçu de la traduction de son premier articleparu en français, « La différenciation sociale8 », que Worms publie dans la Revueinternationale de sociologie. Simmel s’aperçoit que le texte travaillé par Wormsdéforme sa pensée. Pour le second article9 qu’il prépare (« Influence du nombredes unités sociales sur les caractères des sociétés », 1893-1995), égalementdestiné à la revue de Worms, Annales de l’Institut international de sociologie,il demande à Bouglé de revoir la version française. Il fera plus tard part à celui-ci de sa déception quant au temps de parution du premier numéro des Annales :« Mon article sur la détermination numérique [en français dans la lettre] […]est dans les mains de Mr Worms, comme il me l’a annoncé. Depuis, je n’en aiplus entendu parler. Je ne peux cacher que le report de la publication (quidevait paraître en janvier !) m’a beaucoup étonné, et que tout l’Institut desociologie semble m’avoir donné des raisons peu solides. Je vous prie de nepas faire usage de mon opinion » (lettre de Simmel à Bouglé, 22/06/1895,archives Simmel).

À la suite de déceptions répétées, Simmel s’éloigne de l’Institut de socio-logie et approfondit ses contacts avec la Revue de métaphysique et de morale10.Une fois encore, Bouglé est au carrefour de ces relations. En avril-mai 1894, ilécrit à Halévy : « Sache bien quels sont les tours qui lui [à Simmel] ont étéjoués par Worms, afin que l’on prenne garde de ne pas les lui jouer une secondefois » [Halévy, 1894, p. 142]. Ce détour par la Revue de métaphysique et demorale va être à l’origine de la rencontre avec Durkheim.

La rencontre avec Durkheim et L’Année sociologique

La position de Bouglé possède de grands avantages stratégiques pour lesrelations que Simmel entretient avec les intellectuels français. Bouglé estphilosophe et durkheimien; un peu à l’image de Simmel, il balance entre la

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8. Cf. G. Simmel, 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie, n° 2,p. 198-213. L’article est tiré du livre de Simmel Über sociale Differenzierung. Sociologische undpsychologische Untersuchungen (GSG 2, 1890).

9. Cet article sera publié par Simmel dans sa Soziologie (GSG 11, 1908, p. 63-159; S, 2000,p. 81-161).

10. Simmel écrit deux fois à Xavier Léon en l’espace de dix jours, le 5. 10. 1894 et le 15. 10. 1894(archives Simmel).

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philosophie et la sociologie. Cela favorisera les contacts que Simmel aura avecXavier Léon, puis avec Durkheim.

Bouglé entretient avec Durkheim des relations marquées par une triple dis-tance : tout d’abord celle de l’élève au professeur, puis bientôt celle du col-lègue et enfin celle du philosophe au sociologue. Comme Simmel, Bouglé refusela séparation entre les différents domaines de la science, notamment entre lasociologie, la psychologie et la philosophie. Durkheim est en revanche favo-rable à la séparation de ces domaines. Il est probable que, dans un premier temps,la position de Bouglé ait pu laisser planer le doute entre Simmel et Durkheimquant à leurs optiques théoriques respectives et leur conception de la sociolo-gie. Si l’on ajoute à cela l’envie évidente de collaborer qui se fait jour aussibien du côté de Simmel que de Durkheim – et leur volonté commune de « fairescience » –, on peut alors comprendre que ces deux auteurs passent assez rapi-dement sur leurs différences théoriques et s’attellent ensemble à la construc-tion d’une sociologie universitaire internationale.

Chez Simmel, cette attitude se manifeste très directement en 1894 par lapublication de son article « Das Problem der Soziologie » en trois langues : enallemand dans le Schmollers Jahrbuchb11 ; en français, dans la Revue de méta-physique et de morale12 ; en anglais dans les Annals of the American Academyof Political and Social Science13. Le texte va être ensuite repris par Albion Smallpour la fondation de l’American Journal of Sociology (1896). Durkheim pré-voit également de publier cet article dans le premier numéro de L’Année socio-logique14. Or, cette dernière publication n’a pas lieu.

Cet incident affecte Simmel, qui s’en ouvre à Bouglé dans une lettre du27 novembre 1895 : « Aussi bien que j’aie pu voir les feuillets, vous ne prévoyezpas de publication supplémentaire de mon “Problème de la sociologie” ; celame peine, parce que je tenais ce petit article pour ce que j’ai produit de plusporteur de fruits » (lettre de Simmel à Bouglé, 27/11/1895, archives Simmel).Simmel croyait y avoir calibré le programme d’une sociologie scientifique. Maisles Français semblent avoir eu de la peine à reconnaître là un véritable travailde sociologue. Il règne une ambiguïté au sujet de Simmel qui se laisse déjàpercevoir dans la correspondance de Bouglé à Xavier Léon. Ce dernier écrit àBouglé le 9 mai 1894 en lui disant qu’il tient Simmel non seulement pour un

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11. G. Simmel, « Das Problem der Sociologie », Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung undVolkswirtschaft im Deutschen Reich, G. Schmoller (sous la dir. de), XVIII, 4, 1894, p. 271-277.

12. G. Simmel, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, X. Léon,É. Halévy (sous la dir. de), t. II, 1894, p. 497-504.

13. G. Simmel, « The problem of sociology », Annals of the American Academy of Politicaland Social Science, E. J. James (sous la dir. de), t. VI, 1895, p. 52-63.

14. L’Année sociologique est le grand projet de Durkheim. Fournier décrit sa naissance ainsi :« S’inspirant du modèle de la revue L’Année psychologique dirigée par Binet et publiée pour lapremière fois en 1895 chez Alcan, Durkheim entend à la fois publier les travaux (des “mémoiresoriginaux”) de ses collaborateurs et recenser d’une année sur l’autre la littérature sociologiqueinternationale. Le titre de la revue est repris d’une rubrique annuelle de la Revue de métaphysiqueet de morale, qui avait été fondée en 1893 par Xavier Léon, le “philosophe sociable par excellence”,selon le mot de Célestin Bouglé » [Fournier, 1994, p. 134-135].

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sociologue, mais aussi pour un sérieux philosophe. Simmel était donc considérépar les Français comme représentant deux domaines à la fois.

Durkheim va également avoir de la peine à reconnaître en Simmel unsociologue, mais ses raisons sont différentes. Le point de conflit entre les deuxauteurs porte sur le double rapport individu-société/psychologie-sociologie. Ilest débattu peu après la publication de l’article de Simmel (« Das Problem derSoziologie ») en France. À ce moment-là, Durkheim veut exclure toute psycho-logie individuelle de la sociologie, pour affirmer qu’il n’y a de psychologie quecollective. Pour Simmel, comme le montre son article, le problème ne se posepas en ces termes. Ce qui lui importe avant tout, c’est la distinction entre lesocial, le psychologique, le philosophique, etc. Point nodal de la relation Simmel-Durkheim, cet article met en évidence deux façons de définir l’objet de la socio-logie, et partant la méthode et la légitimité scientifique de la discipline. L’objetd’étude du sociologue est pour Durkheim le fait social en soi, alors que pourSimmel, c’est la dimension sociale du fait, un de ses caractères parmi d’autres.Cette nuance va progressivement prendre l’ampleur d’une divergence fonda-mentale, qui débouchera sur la mésentente de Simmel et de Durkheim. Ce der-nier ne s’y attache toutefois pas immédiatement, comme l’atteste sacorrespondance.

Durkheim écrit à Bouglé le 14 décembre 1895 : « J’ai lu avec un vif inté-rêt, ou plutôt relu, car j’avais suivi vos articles de la Revue de métaphysique.J’ai, d’ailleurs, eu l’occasion de constater qu’il était apprécié de tout le mondecomme il le mérite. C’est un travail qui ne peut manquer de nous faire grandhonneur de l’autre côté du Rhin ; et, en montrant aux Allemands avec quelsoin et quelle sympathie nous les étudions, il les amènera peut-être à se désin-téresser moins de ce que nous faisons » [in Besnard, 1976, p. 166]. Durkheimfait référence au livre de Bouglé Les sciences sociales en Allemagne. Lesméthodes actuelles15, qui comporte un chapitre intitulé « G. Simmel : la sciencede la morale ». Durkheim l’a lu et explique à Bouglé que sa position théoriqueest différente de celle de Simmel. Mais cela ne semble pas être un obstaclemajeur à la collaboration qu’il envisage avec lui. Il le confirme du reste à Bougléen décembre 1896 : « J’ai écrit à Simmel qui m’a répondu et qui a accepté. Ilm’enverra un article de 40 à 50 pages intitulé “Die Selbsterhaltung derGesellschaft”. Pour les années suivantes nous aviserons » [Textes I, 1975, p. 394].Pour bien évaluer l’importance de cette lettre, il faut prendre connaissance deson contexte.

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15. Il y a ici une divergence des sources à souligner. Le livre de Bouglé est publié en 1896,mais Durkheim l’a déjà lu en 1895. En a-t-il eu un exemplaire avant publication? Nous penchonspour cette hypothèse, car il est très probable que Bouglé ait envoyé son livre à Durkheim avantl’édition. L’hypothèse se renforce lorsque l’on sait que Simmel a également reçu l’ouvrage à l’avance,comme semble en attester la lettre suivante du 22/06/1895 à Bouglé : « Vous avez, espérons-le,reçu en son temps la gratitude de ma femme pour l’envoi amical de votre livre. J’ai fait précisémentla même chose avec plusieurs de mes connaissances, par exemple Paulsen, et il [le livre de Bouglé]a été reconnu de façon générale comme agréable et spirituellement riche » (lettre à Bouglé, archivesSimmel).

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Simmel est resté, pendant ces deux années (1894-1896), en relation étroiteavec Élie Halévy et Xavier Léon. Le 23 février 1896, il remercie Halévy pourla traduction de l’un de ses articles dont le titre français est « Sur quelques rela-tions de la pensée théorique avec les intérêts pratiques ». L’article paraît dansla Revue de métaphysique et de morale au mois de mars 1896 (n° 4, p. 160-178).Il doit avoir été remarqué par le public français, puisque Simmel écrit à XavierLéon dans une lettre du 12 avril 1896 : « C’est une grande joie pour moi d’ap-prendre que mon article a été remarqué en France » (lettre à Xavier Léon,12/04/1896, archives Simmel). Durkheim n’a sans doute pas été insensible auprestige grandissant de son collègue d’outre-Rhin, d’autant plus que la référenceà la pensée allemande reste importante pour lui. Aussi Simmel peut-il désor-mais servir le projet d’établir une revue spécifiquement sociologique, L’Annéesociologique, et par là affermir la légitimité scientifique et institutionnelle de lasociologie. Durkheim présente donc ses visées à Simmel et lui demande decollaborer à L’Année sociologique.

La lettre où devaient figurer ces éléments est aujourd’hui perdue. Il nousreste la lettre évoquée plus haut de Durkheim à Bouglé où il mentionne queSimmel a répondu affirmativement à sa requête. L’article de Simmel paraît dansle premier numéro de L’Année – et il ouvre le numéro – sous le titre « Commentles formes sociales se maintiennent16 » [1898, p. 71-109]. L’ardeur déployée parSimmel dans le travail intellectuel à ce moment-là témoigne de son enthou-siasme et de sa volonté d’être le complice de Durkheim17. Mais son élan eststoppé net, une nouvelle fois en raison de problèmes liés à la traduction de sonarticle par Durkheim. Ce sera l’un des principaux éléments qui déclencherontle conflit entre les deux auteurs. Pour le comprendre, il faut reprendre le cheminqui mène de la production de l’article à sa publication.

De la différence à la divergence

Avant que l’article de Simmel ne lui parvienne, Durkheim cherche à leclasser dans l’une des rubriques de L’Année sociologique. Mais il se trouve faceà une sociologie qui se dérobe à cette classification, et par conséquent à lafaçon dont lui-même catégorise le domaine du savoir sociologique. Il le dit trèsexplicitement à Bouglé, à qui il s’en remet pour trouver une solution : « Maintenant,est-ce que l’intitulé “Sociologie psychologique” rend bien toute l’idée de Simmel?

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16. Pour le texte original, cf. « Selbsterhaltung der socialen Gruppe. Sociologische Studie »,Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft im Deutschen Reich, n° 22, 1898,p. 589-640.

17. Nous suivons en ce sens le propos de Rammstedt : « Simmel considérait Selbsterhaltungder Gesellschaft comme programmatique pour L’Année sociologique, dans la mesure où l’articlese proposait d’“étudier (méthodologiquement) l’ensemble du domaine de l’histoire d’après lesrégularités et les développements de la société en tant que telle”. S’imaginant comme une sorte de“compagnon de lutte” de Durkheim, il se mit à écrire, à peine la rédaction de cette étude achevée– à savoir à partir d’août 1897 —, sa Soziologie der Religion qui fut publiée en février 1898 dansla revue Neue Deutsche Rundschau » (Rammstedt, « Les relations entre Durkheim et Simmel dansle contexte de l’affaire Dreyfus », L’Année sociologique, Paris, PUF, vol. 48, n° 1, 1998, p. 142).

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Il a, il me semble, un sentiment de la spécificité des faits sociaux, mais il ne vapas jusqu’au bout de son idée et ce qui fait qu’il s’attarde aux généralités. Peut-être pouvez-vous adopter comme en tête “Sociologie psychologique et spéci-fique”. Mais vous êtes seul compétent pour décider de ce point » [in Besnard,1976, p. 399].

Ce problème de classification masque en fait le problème théorique apparuvers 1897, qui sépare Durkheim et Simmel. Durkheim l’expose à la fin de salettre à Bouglé : « Vous devez maintenant bien vous en rendre compte, tout ledébat est de savoir, non s’il y a une sociologie extrapsychologique, mais si lapsychologie collective a des lois propres. Ce mot de psychologie a une ambi-guïté qui empêche de s’entendre des auteurs près de s’accorder. Tel qui a lesentiment de la spécificité des faits sociaux, comme Simmel je crois, ne va pasau bout de son idée, parce que le psychique lui paraît être la forme ultime duréel et qu’il ne voit pas qu’il y a deux sortes de réalités psychiques. C’est pour-quoi il qualifie sa sociologie de psychologie. Mais cette sociologie psycholo-gique est bien différente de celle de Tarde qui dissocie le social de l’individuelgénéralisé. Il y aurait surtout à faire cesser cette confusion. Vous êtes bien placépour cela et à cet égard le terme de psychologie spécifique que vous explique-riez au cours de votre analyse serait utile. Je crois que ce serait là un vrai ser-vice que vous rendriez. Non seulement vous faciliteriez une certaine entente,mais vous aideriez peut-être certains penseurs à le reconnaître dans leur pen-sée » [Textes I, 1975, p. 402]. Cette question générale du statut de la sociologiede Simmel s’aiguise avec l’arrivée de son article chez Durkheim.

L’article destiné à L’Année arrive le 13 septembre 1897. Durkheim écrit àBouglé le même jour : « J’ai reçu ce matin le manuscrit de Simmel. J’ai déjà luune bonne moitié du manuscrit. C’est vous dire qu’il est lisible. Il n’est pas dela main de Simmel et, de plus, il est écrit en caractères latins. Autant qu’on enpeut juger, la langue n’en sera pas difficile à traduire. En lui-même, le travailest intéressant. Il a, comme tout ce genre de travaux très généraux, le défautd’être toute une sociologie en 50 pages d’impression, tant il y a de choses aux-quelles il touche. Mais il est vivant, d’une lecture agréable et tout à fait dans lecourant général de L’Année » [in Besnard, 1976, p. 167]. La première réactionde Durkheim est donc positive. Mais elle sera de courte durée.

L’article lui paraît trop long. Sa structure ne s’adapte pas au style de L’Annéesociologique. Durkheim demande à Bouglé d’y remédier : « Je vous envoie parle même courrier le manuscrit de Simmel. […] Je crois que l’article gagneraità être condensé dans la mesure du possible, tout ce qui dans la traduction seraitde nature à parvenir à ce résultat, sans altérer aucunement le texte, augmente-rait, je crois, l’intérêt. Le titre me paraît, tel quel, intraduisible en français. J’avaispensé à “Principaux types d’organisation par lesquels se maintient l’unité desgroupes sociaux”. Si vous trouvez mieux, vous me le direz et quand nous auronsarrêté une traduction, je la soumettrai à l’auteur. Les divisions en chapitres –avec ou sans titres spéciaux – me paraissent indispensables. Elles seront facilesà trouver. Si cela vous ennuie le moins du monde de les introduire, je le ferai.Afin d’économiser le temps, il serait bon que vous m’envoyiez par morceaux

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votre traduction sans attendre qu’elle soit terminée. Je serai ainsi plus à l’aisesoit pour arrêter cette division en chapitres, soit pour arrêter de concert avecvous la traduction des passages difficultueux » [lettre à Bouglé du 18/09/1897,Textes I, 1975, p. 407-408]. Force est de constater dans cette lettre que l’enjeupour Durkheim ne consiste pas seulement à insérer l’article de Simmel dansL’Année : il faut aussi que le propos y corresponde.

Bouglé transmet les corrections à Simmel, qui lui répond immédiatementen lui faisant part de sa déception face au fait de devoir raccourcir le texte :« Votre envoi et votre lettre sont bien arrivés. Merci beaucoup. Le raccourcis-sement de l’article m’a peiné, comme son but ne se trouve pas dans les parti-cularités, mais au contraire dans le tout, et c’est ce qu’il s’agit de montrer, àsavoir combien de manifestations historiques se regroupent autour d’une pen-sée centrale sociologique. Je ne pourrai pas lire maintenant votre traduction,mais monsieur Durkheim m’a promis une correction d’impression, ce à quoi jepourrai ensuite ajouter mes éventuelles propositions de changement » (lettre àBouglé du 11/10/1897, archives Simmel). Simmel n’est guère enchanté, maisil s’exécute et fait des coupes dans son article, une façon de plus de montrer savolonté de collaborer avec Durkheim.

Tout cela n’a rien de surprenant pour Durkheim, qui n’y voit que le dérou-lement logique du processus de publication et, pourrait-on dire, l’affiliationprogressive de Simmel à son propre programme scientifique. Aussi écrit-il àBouglé : « Je ne vous parle pas de quelques petites difficultés que j’ai eues avecSimmel au sujet de cet article. Elles sont aplanies, je crois » [in Besnard, 1976,p. 168]. Durkheim reprend donc la traduction de l’article revu et corrigé parSimmel. Le 25 octobre 1897, il écrit à Bouglé : « J’ai déjà traduit la moitié duSimmel; le tout ne prendra pas plus de 40 à 45 pages d’impression, je l’espère.Le passage sur l’honneur a disparu. Je fais le possible pour introduire un peud’air dans tout cela, d’autant plus que les complications de la phrase ne sontpas en rapport avec la complication de l’idée, qui est, au contraire, assez simple »[in Besnard, 1976, p. 413]. Durkheim ne s’en tient pas à la seule correction dutexte de Simmel. Il le traduit très librement, n’hésitant pas à en supprimer cer-tains passages18. Le désaccord avec Simmel semble avoir été trop grand pourDurkheim, d’autant plus qu’il faut non seulement que le premier numéro deL’Année marque clairement les fondements scientifiques de la sociologie, maisque l’unité et l’accord des chercheurs sur le programme qu’elle présentesoient manifestes.

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18. Durkheim supprimera, notamment, le paragraphe sur l’honneur. Ce paragraphe s’étendsur plus de deux pages et demie dans le Schmollers Jahrbuch (p. 605, l. 28; p. 608, l. 2 — cf. projetde recherche DFG, 1991, « Die Bedeutung der Internationalität für die Konstitution derSozialwissenschaften im Europa des 19. Jahrhunderts : zur Institutionalisierung der akademischenSoziologie in Deutschland und Frankreich, 1890-1914 », faculté de sociologie de Bielefeld). Cettefaçon de « sabrer » des passages dans certains articles est une pratique courante de Durkheim. Elleest, de plus, connue de ses collaborateurs qui demeurent sceptiques (par exemple Hubert) quant àl’utilité scientifique de ce genre de coupure. Pour se justifier, Durkheim évoque toujours lesmêmes arguments, à savoir son expérience et le bien de L’Année sociologique.

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Pour Durkheim, la sociologie est et doit être une discipline à part entière. Ill’écrira souvent à ses proches collaborateurs pendant les premiers pas de L’Année.Ainsi écrit-il le 30 mars 1898 à Hubert : « Mais voici la raison majeure qui doitnous imposer une certaine sélection formelle [illisible] en même temps que leprincipe de cette sélection, autant qu’il me paraît. Nous sommes une revue desociologie, non une revue [d’amateurs?]. Nous ne devons donc mettre en reliefque les travaux qui nous paraissent susceptibles d’être utilisés par les socio-logues. La ligne de démarcation est nécessairement flottante; mais elle se fixerasans peine à l’expérience » (fonds Hubert-Mauss, Collège de France). La socio-logie doit réunir les compétences de chercheurs capables de s’affilier à un pro-jet unique. On comprend qu’ainsi, il ne puisse y avoir deux sociologies pourDurkheim. Ne doit exister que la sociologie comme discipline scientifique, carac-térisée par un objet, une méthode et un travail d’équipe basé sur un consensusquant aux critères scientifiques légitimes de cette discipline, même si ce consen-sus reste, dans la pratique, relatif. Selon Durkheim, la sociologie de Simmel nerépond pas à ces conditions, puisqu’elle ne prône pas la même définition del’objet et de la méthode sociologiques que lui, sans parler du travail d’équipe,inexistant chez Simmel.

La relation entre Simmel et Durkheim se complique d’incompréhensionssupplémentaires qui se manifestent au moment de l’affaire Dreyfus.

La célèbre affaire, qui va mobiliser l’opinion publique française, débute en1894 par la mise aux arrêts de l’officier juif Alfred Dreyfus, condamné par leConseil de guerre pour avoir livré des documents secrets à l’Allemagne. Déportéen forteresse, Dreyfus crie son innocence, mais en vain. En 1897-1898, l’affairerebondit et crée des remous chez les socialistes français, parmi lesquels Durkheima des proches, et notamment son neveu, Marcel Mauss. Mais, à la différenced’un Zola par exemple, Durkheim ne s’implique pas plus que cela dans l’af-faire Dreyfus. Il reste en retrait pour des questions de stratégie politico-scienti-fique d’une part, et de l’autre, par conviction scientifique. Si la sociologie n’estpas sans lien avec la politique, c’est avant tout une science, et une science enpleine naissance. Cette distance, relative mais voulue, de Durkheim face l’af-faire Dreyfus a des répercussions dans ses rapports avec Simmel.

Dans le texte que Simmel prépare pour L’Année, apparaît un paragraphesur le sionisme. Durkheim demande à l’auteur de le supprimer, ce passage pou-vant avoir des conséquences dommageables pour lui-même et pour L’Année.Simmel s’exécute, mais ne ressent pas le besoin de dire à Durkheim qu’il estlui-même juif19. Durkheim l’apprend de Bouglé quelque temps après, et vaaussitôt lui exprimer sa surprise : « Il semblait bien me rappeler que vous m’aviezdit de Simmel qu’il était juif. Mais je suis un peu étonné qu’il ne me l’ait pasdit quand je lui ai demandé de renoncer au passage de son article sur le sionisme,

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19. Il ne faut pas oublier que Simmel est lui-même loin de cultiver ce trait culturel. D’un pointde vue religieux, sa famille et lui se sont convertis au protestantisme. Simmel n’est, en outre, pasaussi sensible à la politique que Durkheim. Pour lui, ce qui importe le plus à ce moment-là est queson article serve le projet d’une sociologie scientifique internationale. Tout le reste semble reléguéau second plan.

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en lui disant que j’étais d’origine juive et qu’on me traiterait de sioniste »[lettre à Bouglé du 3/04/1898, in Besnard, 1976, p. 169].

Ce malentendu ne pouvait que renforcer le sentiment de distance éprouvépar Durkheim vis-à-vis de Simmel. Bouglé essaiera bien de recentrer le débatsur la seule base scientifique et de montrer que les deux auteurs sont malgré toutproches [cf. GSG 19, 2002]. Mais cette tentative sera vaine.

De la divergence à la rupture

En 1900, Durkheim met publiquement un terme à sa relation avec Simmeldans un article dirigé « contre “la sociologie formelle” », comme il le dira àBouglé dans une lettre du 14 mai 1900 : « L’article dont je vous ai parlé sur ouplutôt contre “la sociologie formelle” a paru dans le numéro de ce mois de laRivista italiana di sociologia. Ils ont fait une espèce d’enquête sur les concep-tions sociologiques qui se partagent les esprits; et c’est de ce point de vue queje me suis placé20. Si vous voulez le discuter, au lieu de vous envoyer un tirageà part, je pourrais vous adresser le manuscrit ; cela vaudrait toujours mieuxqu’une traduction que je n’ai pu revoir que en [courant?] » [in Besnard, 1976,p. 170] Le détachement de Durkheim vis-à-vis de Simmel est ici frappant : ilne mentionne même pas son nom. Pourtant Simmel est bel et bien la cible deson propos.

L’article de Durkheim, intitulé « La sociologie et son domaine scienti-fique21 » (1900), s’adresse à Simmel et à sa façon de faire de la sociologie :« Il semblerait que, de cette façon, on assigne à la sociologie un objet nette-ment défini. En réalité nous croyons qu’une telle conception ne sert qu’à lamaintenir dans l’idéologie métaphysique dont elle éprouve au contraire unirrésistible besoin de s’émanciper. Ce n’est pas nous qui contestons à la socio-logie le droit de se constituer au moyen d’abstractions, puisqu’il n’y a pas descience qui puisse se former autrement. Seulement il est nécessaire que lesabstractions soient méthodiquement maîtrisées et qu’elles séparent les faitsselon leurs distinctions naturelles, sans quoi elles dégénèrent largement enconstructions imaginaires, en une vaine mythologie » [Textes I, 1975, p. 16].Le propos gagne en virulence par la suite, comme dans ce passage : « […] toutproblème sociologique suppose la connaissance approfondie de toutes cessciences spéciales que l’on voudrait mettre en dehors de la sociologie, maisdont elle ne peut se passer. Et comme cette compétence universelle estimpossible, il faut se contenter de connaissances sommaires, acquises de façonhâtive et qui ne sont soumises à aucun contrôle. C’est bien ce qui caractérise,

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20. L’intention de faire de la sociologie française, et non plus internationale, est déjà affichéepar Durkheim en 1898, lorsqu’il écrit à Hubert : « Je ne cherche pas des collaborateurs quand même.Notre œuvre commune suppose une foi commune et une grande confiance mutuelle » (lettre à Hubertnon datée avec précision, 1898, fonds Hubert-Mauss).

21. En voilà la référence complète : É. Durkheim, « La sociologia e il suo dominio scientifico »,Rivista italiana di sociologia, n° 4, 1900, p. 127-148. L’article est repris dans : É. Durkheim, « Lasociologie et son domaine scientifique », Textes I, Paris, Minuit, 1975, p. 13-36.

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en vérité, les études de Simmel. Nous en apprécions la finesse et l’ingénio-sité, mais nous ne croyons pas possible de définir avec objectivité les princi-pales subdivisions de notre science en l’interprétant comme lui. […] Pourque la sociologie mérite le nom de science, il faut qu’elle soit autre chose quede simples variations philosophiques sur certains aspects de la vie sociale,choisis plus ou moins au hasard, en fonction des tendances individuelles. Ilfaut poser le problème de façon à pouvoir lui trouver une solution logique »[Textes I, 1975, p. 19].

Par conséquent, Simmel est exclu de fait de l’équipe de L’Année sociolo-gique. D’ailleurs, Durkheim ne cherche plus à développer son programme socio-logique en relation avec lui; il le dit indirectement à Bouglé : « D’où il suit quenous ne serons satisfaits des mémoires que dans la mesure où nous en seronsles auteurs. C’est à quoi il faut tendre » [lettre à Bouglé du 13/06/1900 in Besnard,1976, p. 173]. Il redéfinit la coopération entre les travailleurs de L’Année22, etmet définitivement en place la « machine de guerre » de sa sociologie : l’équipede L’Année. Durkheim et Simmel s’en vont chacun de leur côté, et la page sembleêtre tournée.

On peut toutefois penser – en dépit de matériaux insuffisants permettant defonder l’hypothèse – que ces relations se sont poursuivies au-delà de 1902.L’indice le plus flagrant de cette poursuite des relations dans la rupture nous estfourni par les comptes rendus consacrés à Simmel qui paraissent dans L’Annéesociologique, signés des collaborateurs de Durkheim et de Durkheim lui-même.

La première recension est de Bouglé, en 1901 : « Simmel. – Il problemadella sociologia. Riforma sociale, VIe année, fascicule 7 » [Bouglé, 1901, p. 117].Viennent ensuite trois comptes rendus de Durkheim, l’un paru en 1902 et lesdeux autres en 1904. Le premier porte sur la Philosophie des Geldes [GSG 6,1900], les autres sur deux articles de Simmel qui feront plus tard partie de saSoziologie [GSG 11, 1908].

L’examen par Durkheim de Philosophie des Geldes reste dans la veine de« La sociologie et son domaine scientifique » : « Il est vrai qu’en discutant ainsiles idées de l’auteur, en leur demandant leurs titres logiques, nous leur appli-quons une méthode critique que M. Simmel, sans doute, récuserait en prin-cipe. Il estime, en effet, que la philosophie n’est pas, comme les sciencesproprement dites, soumise aux communes obligations de la preuve ; l’indé-montrable serait son domaine (voy. préface, p. 1). L’imagination, les sensationspersonnelles auraient donc le droit de s’y donner libre carrière et les démons-trations rigoureuses n’y seraient pas de mise. Mais nous avouons ne pas atta-cher un très grand prix, quant à nous, à ce genre de spéculation bâtard, où leréel est exprimé en termes nécessairement subjectifs, comme dans l’art, maisabstraits comme dans la science ; car, pour cette raison même, il ne sauraitnous donner des choses ni les sensations vives et fraîches qu’éveille l’artiste ni

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22. La mise en place de L’Année Sociologique a demandé à Durkheim un travail exténuant,qu’il a du reste souvent voulu interrompre, comme lors de la mise en place du premier numéro,entre 1896-1897.

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les notions distinctes que recherche le savant » [Durkheim23, 1902, p. 145]. Undétail frappe d’emblée : Simmel n’est plus du tout considéré comme un socio-logue, mais comme un philosophe. Il est rangé du côté des « ennemis » straté-giques de la sociologie durkheimienne. En outre, Durkheim juge Simmelselon les canons de son école, et ne cherche plus de sociologie dans son tra-vail24. Simmel devient seulement une curiosité, comme peut l’être un philo-sophe social original. Cette dévaluation relative de Simmel semble connaîtreune trêve25 dans le premier compte rendu de 1904 qui a trait à l’article de Simmel« Über räumliche projectionen socialer Formen » (Les projections spatiales desformes sociales) (1903). Mais le dénigrement revient au premier plan de laseconde recension de la même année, portant sur la traduction par l’AmericanJournal of Sociology de l’article de Simmel « The number of members as deter-mining the sociological form of the group » (Le nombre des membres d’unesociété comme facteur déterminant de la forme du groupe) (1902/1903) :« M. Simmel se borne à énumérer rapidement, au hasard de la mémoire, unemultitude de faits de toute sorte, empruntés à tous les moments de l’histoire, àtoutes les formes de la vie collective et où il lui semble que le nombre desmembres qui composent le groupe social n’est pas sans avoir eu quelqueinfluence26 » [Durkheim, 1904, p. 648].

La critique de Simmel que Hertz poursuit en 1905 à propos d’un ensembled’articles sur le conflit traduits dans l’American Journal of Sociology et intitulé

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23. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – Philosophie des Geldes (Philosophie de l’argent).Leipzig, Dunker et Humblot, 1900, p. XVI-554 in – 8° », L’Année sociologique, Paris, Alcan, É.Durkheim (sous la dir. de), n° 5, 1902, p. 140-145.

24. On pourrait presque aller jusqu’à dire que Durkheim ne cherche plus de sociologie enAllemagne, si l’on se réfère au propos qu’il tient dans le Mercure de France la même année :« Pour le présent, j’ai l’impression très nette que, depuis quelque temps déjà, l’Allemagne n’a passu renouveler ses formules. […] Les études de sociologie, qui jouissent actuellement chez nousd’une vogue presque excessive, n’y comptent presque pas de représentants. Le fait me paraît d’autantplus remarquable que, quand je débutai, il y a dix-huit ou vingt ans, dans les études que je poursuis,c’est de l’Allemagne que j’attendais la lumière. […] Je me demande cependant si ce n’est pas aussile signe d’une certaine incuriosité, d’une sorte de repliement sur soi, de pléthore intellectuelle quis’oppose à des progrès nouveaux » (Morland, « Enquête sur l’influence allemande (suite) : II.Sociologie et économie politique; III. Sciences; IV. Art militaire; V. Beaux-Arts. », Mercure deFrance, Paris, Blais et Roy, n° 156, (1902) 1969, p. 647).

25. La critique de Durkheim devient en effet plus nuancée : « La souplesse d’esprit avec laquelleM. Simmel se meut dans les questions qu’il traite, passant d’un sujet à l’autre, d’une idée à l’idéevoisine, donne de l’intérêt à ce qu’il écrit. Mais il en résulte aussi que les concepts qu’il emploien’ont généralement pas d’acception précise. Ils sont d’une élasticité excessive au gré du développement.[…] Nous devons, d’autre part, remarquer que toute la partie qui concerne les frontières a ététraitée avec étendue et profondeur par M. Ratzel dans sa Politische Geographie, que M. Simmel necite pas » – Durkheim, « Simmel (Georg). “Ueber räumliche projectionen socialer Formen” (Lesprojections spatiales des formes sociales), Zeitschrift für Socialwissenschaft, 1903, H 5, p. 287-302 », L’Année sociologique, n° 7, 1904, p. 647).

26. Cf. É. Durkheim, « Simmel (Georg). – The number of members as determining the sociologicalform of the Group (Le nombre des membres d’une société comme facteur déterminant de la formedu groupe). – The American Journal of sociology, VIII, n° 1, p. 1-46, et n° 2, p. 158-196 », L’Annéesociologique, n° 7, 1904, p. 647-649.

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« The sociology of conflict27 » (La sociologie du conflit) (1903-1904) est dumême tabac. D’emblée, le ton est ironique : « Fidèle à sa conception de la socio-logie, M. Simmel se propose d’étudier le conflit dans sa “forme” en faisantabstraction du “contenu” des divers conflits spécifiques (national, religieux,politique, sentimental, etc.); dès lors il ne s’attarde pas à définir l’objet de sarecherche : tout le monde a bien quelque vague notion de conflit ou d’antago-nisme ou d’hostilité; et cela suffit aux besoins de l’auteur » [Hertz, 1905, p. 181].Et plus loin : « Le principal intérêt de ces articles, selon nous, c’est qu’ils mani-festent avec évidence les défauts inhérents à la méthode de M. Simmel. Laconception qu’il se fait de l’objet de la sociologie le condamne à n’étudier jamaisque des formes vides et indéterminées qui n’offrent aucune prise à l’investiga-tion. […] Jusque-là, des tentatives ambitieuses comme celle de M. Simmeln’ajouteront rien à notre connaissance » [p. 182]. Il n’y aura que Bouglé pourrelativiser la dureté des propos de Durkheim et de Hertz, et rappeler que lesidées de Simmel ont été et continuent d’être partagées en partie par L’Annéesociologique28; pour Durkheim et la majorité des durkheimiens, Simmel n’estqu’un original peu éclairé.

La rupture entre Durkheim et Simmel se produit donc sur un fond ambigu :Simmel est à la fois rejeté et commenté. Pourquoi alors lui attacher encorequelque importance? Pourquoi ne pas lui être devenu tout simplement indif-férent? Karady nous donne deux raisons d’ordre général qui peuvent éclairercette question29.

Premièrement, les comptes rendus publiés dans L’Année suivent la logiquedu processus de légitimation que Durkheim et les durkheimiens mettent en placepour leur sociologie. Cette légitimité de la sociologie française se construit enréférence à la sociologie allemande : « Ce qui importait pour l’École sociolo-gique, c’est que la “crise allemande de la pensée française” justifiait toute entre-prise intellectuelle pouvant présenter des modèles avérés en Allemagne. Orceux-ci ne manquaient pas, tant la littérature topique y abondait et faisait confir-mer des autorités telles Tönnies, Wundt, Schmoller, Schäffle, Simmel ouGumplowicz qui constituaient […] les principaux auteurs à l’appui de l’uni-vers intellectuel durkheimien. Les faits de cette “dominance germanique” sontd’autant plus flagrants dans l’équipe de L’Année qu’on n’en trouve guère detraces dans les groupes disciplinairement apparentés mais extérieurs à l’Université,

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27. R. Hertz, « The sociology of conflict (La sociologie du conflit), The American Journal ofSociology, 1904, IX, n° 4, p. 490, n° 5, p. 672, et n° 6, p. 798 », L’Année sociologique, n° 8, 1905,p. 181-182.

28. Voir ici surtout la recension faite par Bouglé de la Soziologie (GSG 11, 1908) de Simmelen 1910 : C. Bouglé, « Simmel (Georg). – Soziologie. Untersuchungen über die Formen derVergesellschaftung (Sociologie. Recherches sur les formes de l’association), Leipzig, Dunker etHumblot, 1908, p. 782 in-8e » (L’Année sociologique, vol. XI, 1910, p. 17-20). Mentionnons pourfinir la recension de l’article de Simmel paru en 1909 dans la revue Logos, « Der Begriff und dieTragödie der Kultur » (GSG 14, 1911) par Hubert et Gelly pour le volume 12 de L’Année sociologique(1909-1912/1913, p. 17-20).

29. Cf. V. Karady, « Stratégies de réussite et modes de faire-valoir de la sociologie chez lesdurkheimiens », Revue française de sociologie, n° 20, 1979, p. 49-82.

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tels que l’entourage de Tarde, les “sociologistes internationaux” ou encore lesleplayistes de divers bords » [Karady, 1979, p. 71]. La fréquence des comptesrendus concernant des auteurs allemands dans L’Année ne cessera d’ailleurs decroître entre 1896 et 1909 [ibid., p. 72]. Ce fait peut expliquer pourquoiSimmel est régulièrement commenté, mais cela ne nous indique guère pourquoiil est en même temps sévèrement critiqué. Ici intervient le second argumentdéveloppé par Karady.

Depuis 1896, des échanges d’articles ont lieu entre l’American Journal ofSociology et L’Année sociologique, et Durkheim désire rester proche desAméricains, comme il l’est des Anglais. La référence à la langue anglaise dansL’Année reste obligée. Les Allemands ne sont plus nécessaires stratégiquementque comme garants de la légitimité des travaux présentés dans L’Année. Avecle temps, Durkheim reviendra même sur l’importance de l’influence des Allemandssur ses travaux et ceux de son école : il ira jusqu’à dire que la science des reli-gions est essentiellement anglaise et qu’elle n’a rien d’allemand [ibid., p. 73].Comme le montre Karady, il semble que « le caractère vital et stratégique del’apport allemand diminue avec le temps, à mesure que l’École sociologiqueconsolide ses assises scientifiques et universitaires » [ibid.]. La sociologie nes’élabore plus avec les Allemands, et encore moins avec Simmel, mais avec lesAméricains et les Anglais.

Mentionner Simmel est donc nécessaire pour justifier l’entreprise durkhei-mienne. La critique menée dans L’Année assure cette légitimation et permet àla sociologie française d’affirmer son autonomie par rapport à la pensée alle-mande. Reste à percer le sens de cette autonomie. Dans le cadre du rapportSimmel-Durkheim, les matériaux nous manquent pour aller plus loin puisqueles lettres de Simmel à Durkheim ainsi que la correspondance de Durkheim àSimmel sont considérées aujourd’hui comme perdues. Mais deux autres solu-tions se présentent toutefois pour compléter l’investigation : comparer les textesde Simmel et de Durkheim pour y rechercher les traces de leur relation ou recou-rir à l’histoire des rapports entre Simmel et d’autres collaborateurs de L’Année.Nous choisissons cette dernière, car elle nous permet d’envisager les relationsentre Simmel et Mauss.

Mauss a vécu en direct les affrontements entre Simmel et Durkheim. Il estle principal et premier collaborateur de Durkheim dès le début de L’Année socio-logique et il aide son oncle à mettre en forme Le Suicide (1897); il défendra le« durkheimisme » contre les tenants des disciplines et des revues concurrentesde la sociologie et de L’Année.

MAUSS ET SIMMEL : DISTANCES ET PROXIMITÉS

S’agissant de décrire les relations entre Mauss et Simmel, il faut avant toutpréciser que ces auteurs appartiennent à deux générations différentes. Quatorzeans séparent Simmel et Mauss – tout un monde, en somme, du point de vue del’univers sociologique en formation. Le regard sociologique, aussi fruste soit-il,

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existe déjà pour Mauss, alors qu’il restait encore à cerner pour Simmel ouDurkheim. Mauss profite en ce sens très directement des conseils de Durkheim.Ils deviennent vite proches, le lien familial avec ses joies et ses peines renfor-çant le lien professionnel auquel Mauss demeure fidèle jusqu’à la fin de sa vie30.L’oncle, ce « prophète inspiré31 », est un chef de groupe dont Mauss reconnaîtl’autorité et embrasse le projet. Rien ne pouvait autant séparer d’emblée Mausset Simmel.

Contrastes…

Des proximités bibliographiques existent entre Mauss et Simmel : à l’ins-tar de Simmel, Mauss est fils d’un commerçant juif; et le jeune Simmel voulaitdevenir avocat, tandis que Mauss fera des études de droit. Simmel est philo-sophe de formation et Mauss est agrégé de philosophie. Tous deux se disent« relativistes32 ». Mais ces « airs de famille » ne doivent pas faire illusion : aufond, beaucoup d’intellectuels de la fin du siècle présentent également plusieursde ces caractéristiques. Si l’on passe du plan biographique au plan des carrièresintellectuelles, les différences entre Mauss et Simmel sautent aux yeux.

La formation des deux auteurs par exemple. En automne 1895, Mauss s’ins-crit à la section des sciences religieuses et à la section des sciences historiqueset philologiques de l’École pratique des hautes études. D’un côté il étudiera leslangues avec Antoine Meillet, Louis Finot et Israël Lévi, de l’autre les religionsavec Sylvain Lévi, Alfred Foucher et Léon Marillier. Pour sa part, Simmelapprend dès 1876 l’histoire avec Droysen, Mommsen, von Sybel, von Treitschke,la philosophie avec Zeller, Tobler, Herman Grimm (qui deviendra un proche deSimmel), Harms, Max Jordan, l’ethnologie avec Adolf Bastian et laVölkerpsychologie avec Moritz Lazarus33.

Il est vrai qu’au détour de ces parcours, des liens apparaissent. Mauss, dufait de sa spécialisation, sera en contact avec certains professeurs de Simmel.On peut ainsi noter l’influence sur Mauss de l’ethnologie de Bastian que Simmela connu entre 1877 et 1878. On peut également souligner la référence récur-rente de Mauss à la Völkerpsychologie, en particulier à celle de Wundt34. Simmel,également influencé par la Völkerpsychologie, garde une attitude critique vis-

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30. Il le réaffirme dans sa notice biographique. Voir à ce propos « L’œuvre de Mauss par lui-même » paru dans le n° 20 de la Revue française de sociologie (1979, p. 209-220).

31. Cf. G. Davy, L’Homme, le fait social et le fait politique, Paris/La Haye, Mouton, 1973.32. « Le candidat à l’agrégation se dit “relativiste”, et il manifeste déjà un intérêt pour les

questions linguistiques et ethnologiques » [Fournier, 1994, p. 69].33. Voir à ce propos : H.-J. Dahme, Ch. Gülich, O. Rammstedt (Projektleitung), Georg

Simmel « Sociale Differenzierung ». Theoriebildung im Schnittpunkt von Darwinismus,Kathedersozialismus, Kulturgeschichte, Kantianismus und Völkerpsychologie, Bielefeld, DFG-Abschlussbericht, 1989.

34. Voici ce que Mauss écrit à Milhaud le 7 janvier 1897 : « Quant à Wundt, j’irai bientôtl’entendre, peut-être irai-je au Laboratoire. […] Reste Spinoza. Plus je lis les critiques, plus je letrouve solide. J’ai renoncé, au moins pour le moment, aux études historiques. […] Je trouvecomme toi le peuple allemand sain […] » (lettre à Milhaud, 7/01/1897, fonds Hubert-Mauss).

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à-vis de Wundt et choisit de s’affilier à celle de Moritz Lazarus35. Cela étant,Mauss ne fait pas de Bastian et de la Völkerpsychologie l’usage qu’en fait Simmel.(Il suffit de se reporter aux premiers écrits sur la religion des deux auteurs pourremarquer d’emblée qu’ils ne se rencontrent pas.)

Mauss s’engage donc de fait dans une formation spécialisée, exégétique.Simmel touche à toutes les disciplines dans le but d’avoir et de développer uneconnaissance synthétique de l’homme. On voit bien ici la rupture entre deuxmoments de la sociologie, mais aussi entre deux sociologies : d’une part, lasociologie scientifique où la division du travail est très poussée, de l’autre, lasociologie dite alors « générale », qui cherche ses marques entre biologie, phi-losophie, économie et psychologie, pour devenir, selon les vœux de Simmel,« spéciale ».

Une autre différence importante entre Mauss et Simmel a trait à l’engage-ment politique. « Contrairement à son oncle, Marcel Mauss est un militant etun “homme de parti” : dès ses études universitaires à Bordeaux, il a fréquentéle groupe des Étudiants révolutionnaires, il a côtoyé Marcel Cachin, de quelquesannées son aîné, et renoue avec les milieux étudiants et socialistes, et, en 1895,avec ses nouveaux amis, Edgar et Albert Milhaud, il anime la Ligue démocra-tique des écoles, participe à certains congrès du mouvement socialiste etcoopératif, et publie ses premiers comptes rendus dans une revue internatio-nale d’économie, d’histoire et de philosophie, Le Devenir social » [Besnard,Fournier, 1998, p. 17].

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35. Il faut ici faire la distinction entre trois grandes époques de la Völkerpsychologie, quicorrespondent à trois écoles différentes. La première époque de la Völkerpsychologie (env. 1860-1890) est marquée par l’école de M. Lazarus et H. Steinthal. Elle s’occupe de l’étude du langageet de la culture des peuples. Elle se donne pour projet l’établissement d’une théorie de l’espritdes peuples, qui est une forme d’anthropologie générale des différentes cultures et sociétés humaines.Cette école est combattue quelques années plus tard par l’école de W. Wundt (env. 1890-1920).Wundt veut doter la psychologie des peuples d’un caractère plus « scientifique », en partant deslois de l’individu en tant que complexe psycho-physiologique, pour aller vers les lois sociales etculturelles. – Sur cette périodisation, voir notamment H. Hiebsch, « Wilhelm Wundt und dieAnfänge der experimentellen Psychologie. Bemerkungen zum Zentenarium der modernenPsychologie. », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag derWissenschaften, vol. 4, 1980, p. 489; sur le conflit entre la première et la deuxième école, voirentre autres : H. Steinthal, « Begriff der Völkerpsychologie », Zeitschrift für Völkerpsychologieund Sprachwissenschaft, Leipzig, Wilhelm Friedrich, M. Lazarus et H. Steinthal (sous la dir. de),1887, p. 233-264; A. Arnold, W. Meischner, « Wilhelm Wundt. Psychologie und Philosophie imWiderstreit », Deutsche Zeitschrift für Philosophie, Berlin, Veb Deutscher Verlag der Wissenschaften,vol. 4, 1980, p. 496-504. – C’est enfin Thurnwald qui devient, dans le début des années 1900, lechef de file d’une troisième école de la Völkerpsychologie (env. 1910-1935), qui concurrence cellede Wundt. Thurnwald se tourne résolument vers l’anthropologie anglo-saxonne (cf. notammentses articles à l’accent programmatique : R. Thurnwald, « Probleme der Völkerpsychologie undSoziologie », Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld,R. Thurnwald, 1925, p. 1-20; R. Thurnwald, « Die Probleme einer empirischen Soziologie. »,Zeitschrift für Völkerpsychologie und Soziologie, Leipzig, C. L. Hirschfeld, R. Thurnwald, 1927,p. 252-253), et laisse quelque peu de côté l’aspect psycho-physiologique cher à Wundt. Il renoueen revanche avec certaines intuitions de Lazarus et Steinthal, mais à partir de l’étude empiriquedes cultures et des sociétés.

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Chez Simmel, l’engagement politique existe certes, mais son expressionprend un tour très particulier. Simmel ne s’engage pas, ou peu, dans lesgroupes politiques de son temps. Il semble qu’il ait fait partie dans sa jeunessede quelques cercles estudiantins à tendance socialiste. Il a également écrit desarticles dans une revue contestataire, Vorwärts, et dans une revue plutôt litté-raire36 Jugend, de 1897 à 1906. Les questions politiques n’y sont pas abordéesde front, comme chez Mauss; elles se mêlent aux questions de la vie quoti-dienne, développées à travers une écriture esthétique et piquante. Mauss est àla tribune; Simmel, lui, conteste à la façon d’un Aristophane qui aurait pris laplume de Dante. Il rejoint, à travers les petites choses de tous les jours,Schopenhauer, Nietzsche, Kant – entre le ciel et l’enfer, dans un mouvementpendulaire qui va de l’un à l’autre, et qui pour lui décrit la dynamique même dela vie. Au fond, la pensée la plus politiquement engagée qu’aura Simmel estcelle que décrit son fils : « Il choisissait “libéral”, c’est-à-dire le parti populairedes libres penseurs ou, si aucun de ces candidats ne semblait avoir de chance,il votait aussi social-démocrate. Au total il était sceptique vis-à-vis de tous lespartis de droite. Il était plein de méfiance pour la politique de Wilhelm II37 »[Simmel, 1941-1943, p. 53]. La façon de s’engager est donc bien différente depart et d’autre, même si l’affiliation partisane peut sembler proche.

Même s’ils se rencontrent sur certains points, Mauss et Simmel n’ont ni uneexistence ni une carrière intellectuelle analogues. Pourtant, Mauss va avoirconnaissance des travaux de Simmel, et de façon surprenante, entretiendra leursouvenir tout au long de sa vie. Pourquoi et comment?

« Rapprochements » négatifs

S’il faut parler de rapprochements entre Mauss et Simmel, précisons biendeux choses : tout d’abord, ces « rapprochements » sont le fait de Mauss et ilssont négatifs. « Négatifs » en ce sens que Mauss, par le biais de ses rapportsavec Durkheim, va se forger une opinion défavorable sur Simmel qui n’évolueraguère. Et pourtant, une chose surprend : Mauss, dans son travail, se souviendrade Simmel. Quel est le poids de ce souvenir? Pour en juger, revenons un ins-tant aux années 1895-1896.

Dès 1895, Durkheim confie à Mauss une double mission : concentrer sesétudes sur la religion et recruter des collaborateurs pour L’Année sociologique.Durkheim est convaincu que la religion est « l’une des “grandes fonctions

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36. Cf. O. Rammstedt, Zur Ästhetik Simmels. Die Argumentation in der “Jugend” 1897-1906,faculté de sociologie, université de Bielefeld, 1988.

37. Il est difficile de ramener les écrits de la période de la Première Guerre mondiale (cf. G.Simmel, GSG 16, 1998) à un engagement à strictement parler « politique » de Simmel. Ce seraitune exagération qui ne tiendrait pas vraiment compte de la complexité de la question de sa positionface à la guerre. Relevons que Lukács a franchi le pas en assimilant Simmel à un penseur « fasciste »et « raciste » (cf. G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Neuwied, Luchterhand, 1962, p. 188), àla charge de l’obscurantisme et de la « mystique nihiliste » de la « décadence impériale » [ibid.,p. 353, 359 et 364].

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régulatrices de la société” avec le droit et la morale » [Fournier, 1994, p. 81].Mauss se lie donc avec Winternitz et Frazer38 et se lance en même temps dansl’aventure de L’Année, où il joue un rôle de premier plan entre 1895 et 1902,période de la mise sur pied de la revue39. Lévy-Bruhl dira d’ailleurs que Maussa donné à L’Année le meilleur de lui-même [cf. Besnard, Fournier, 1998, p. 14],puisqu’il y a publié la plus grande partie de son œuvre, soit environ 2 500 pagessur un total de 10 à 11 000 pages [ibid., p. 145].

Pour Mauss, la première prise de contact avec Simmel a lieu à cette période.Il date de l’époque, en 1896, où Bouglé publie son livre, Les sciences socialesen Allemagne. Les méthodes actuelles. Il est fort probable que Mauss, en tantque membre actif de L’Année et du fait de sa relation à Durkheim, ait eu connais-sance du livre de Bouglé un peu avant sa parution. Sa réaction, telle que la rap-porte Fournier, sera la suivante : « Sa principale réserve [celle de Mauss à l’égarddu livre de Bouglé] concerne la sélection des auteurs allemands : pourquoiSimmel et non pas Wundt? Le premier “n’en est encore qu’à l’introduction”,alors que le second a eu une grande influence sur toute la sociologie » [Fournier,1994, p. 77]. Mauss affirme d’emblée son scepticisme vis-à-vis de Simmel, àla différence de Durkheim qui s’apprête à lui demander de participer à L’Annéesociologique. Par ailleurs, Mauss ne semble pas se douter de la qualité des rela-tions entre Bouglé et Simmel, et paraît ignorer la critique simmélienne de laVölkerpsychologie de Wundt. Tout cela indique clairement un désaccord d’origineet de fond entre Mauss et Simmel.

Devenu responsable de la section de sociologie religieuse de la revue, laplus volumineuse et la plus importante aux yeux de Durkheim, Mauss doit à lafois encourager les autres collaborateurs à faire des travaux dogmatiques pourla revue et produire ses propres comptes rendus. Or, L’Année tarde à paraître;et c’est alors que l’équipe durkheimienne connaît ses premières crises. Mausset Durkheim sont doublement frappés : la même année (1896), ils perdent cha-cun leur père. Mais tout s’enchaîne très vite et le professionnalisme reprend sesdroits sur la vie privée du neveu et de l’oncle. Durkheim est nommé professeurde « science sociale » à Bordeaux. Parallèlement, c’est un âpre travail qui se ter-mine pour lui et Mauss avec la dernière main mise au Suicide (1897). Mauss,qui depuis l’automne 1895 suit les cours de sciences religieuses à la section dessciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études,dépouille les statistiques du Service de la statistique judiciaire dirigé par Tardeet termine ses recherches bibliographiques pour Durkheim.

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38. Le 3 juillet 1898, Mauss est invité par J. G. Frazer à dîner (lettre à Mauss, 3/07/1898,fonds Hubert-Mauss). Les deux hommes ainsi que la femme de Frazer, Lili Frazer, entretiendrontune correspondance régulière (on compte au moins 24 lettres de Frazer à Mauss de 1898 jusqu’aumois de janvier 1931).

39. Du reste, Durkheim le lui rappelle maintes fois, comme dans le passage qui suit : « Or tu[Marcel Mauss] es une des chevilles ouvrières de la combinaison et tout à fait essentielle, nonseulement parce que tu es à Paris, mais encore parce que, je le prévois et je l’espère, de L’Annéesociologique va se dégager une théorie qui, exactement opposée au matérialisme historique si grossieret si simpliste malgré sa tendance objectiviste, fera de la religion, et non plus de l’économie, lamatrice des faits sociaux » (lettre à Mauss de juin 1897, in Durkheim, 1998, p. 71).

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Jusqu’au début de l’année 1897, Durkheim et Mauss sont donc – le mot n’estpas trop fort – submergés de travail. En même temps, ils baignent dans une cer-taine euphorie. Ils se convainquent jour après jour de la viabilité de L’Année ;et les contacts avec l’étranger se multiplient. C’est dans ce contexte que Maussapprend de Durkheim l’existence de Simmel : « Je me suis depuis le retour donnépresque tout entier à L’Année. Lapie et Bouglé sont pleins d’ardeur, et m’ontécrit des lettres très dévouées et très zélées. J’ai écrit à É. Lévy; Richard est déjàau travail. Moi j’ai dépouillé le Literatur Zentralblatt de 1896. J’ai trouvé quelquespetites choses pouvant t’intéresser. Mais je t’avoue que je me suis surtout occupéde ce qui concerne mes autres collaborateurs. Toi je t’abandonne à toi-même.Aujourd’hui j’ai écrit à Simmel. Nous verrons ce qu’il répondra » [lettre à Maussdu10/04/1897, in Besnard, Fournier, 1998, p. 54]. Mauss est donc tenu au cou-rant de la relation suivie de son oncle à Simmel et va en connaître toutes lespéripéties – vues par Durkheim.

Aux mois de juin et juillet 1897, Durkheim, comme nous l’avons vu plushaut, peine à classer la sociologie de Simmel dans les rubriques de L’Année. Ildit à Mauss son scepticisme : « Pour ce qui est de Simmel, tu sais que je suisloin d’en être enthousiaste. Mais je ne voulais pas avoir l’air de me poser dansun isolement trop orgueilleux, ou de ne publier que de ma copie. Or, c’est encoreà lui que je pouvais m’adresser le mieux » [lettre à Mauss de juin 1897, inBesnard, Fournier, 1998, p. 59]. Le choix de Simmel est bien un choix straté-gique, car Durkheim – et Mauss probablement – n’est pas d’accord avec lui, ouplutôt, la sociologie de Simmel ne correspond pas bien à la sociologie qu’il veutprésenter. Son avis se radicalise début janvier 1898, soit lorsqu’il a terminé lacorrection de l’article de Simmel, et qu’il s’apprête à le publier : « Tu ne m’asrien dit de mon projet de publier en même temps mes deux leçons (remaniées)sur la définition de la religion. Cela aurait le grand avantage, combiné avec votrearticle, de donner un coup de barre bien net. Il me semble que ce serait d’untrès bon effet. On verrait que cette manière de considérer la religion n’est pasen l’air; votre travail en serait la preuve. Et on verrait que ce travail tient à uneconception générale qui est susceptible d’applications plus étendues. L’Annéeaurait moins de variété, mais qu’importe? Et puis, pour avoir de la variété, ilme faudrait encore prendre un Simmel quelconque » [lettre à Mauss de débutjanvier 1898, in Besnard, Fournier, 1998, p. 100]. Avant même l’affaire du para-graphe sur le sionisme, et bien avant 1900, Durkheim a sur Simmel une opi-nion bien arrêtée, et Mauss restera fondamentalement marqué par ce jugementdans son attitude à l’égard de Simmel.

Après la guerre, Mauss évoquera Simmel dans quelques textes. On peut lire,en 1927, dans « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », le nomde Simmel dans une référence à la sociologie générale que défend Mauss. Lasociologie générale doit découvrir les rapports « […] qui existent entre les diversordres de faits sociaux considérés tous ensemble et considérés chacun séparé-ment : morphologiques et physiologiques d’une part et, en même temps, reli-gieux, économiques, juridiques, linguistiques, etc. » [Mauss, t. III, 1927, p. 227].Mais la sociologie générale n’est pas « le pur domaine des pures généralités,

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surtout des généralités hâtives. Elle est, avant tout, l’étude des phénomènes géné-raux. […] Ces phénomènes généraux sont ceux : de la tradition, de l’éducation,de l’autorité, de l’imitation, des relations sociales en général, entre classes, del’État, de la guerre, de la mentalité collective, de la raison, etc. Nous négli-geons ces grands faits et les négligerons probablement encore longtemps. Maisd’autres ne les oublient pas. Sur l’autorité, on peut citer le livre de M. Laski.Durkheim et les partisans de la social pedagogics traitent de l’éducation. D’autresauteurs réduisent même la sociologie tout entière à ces considérations des faitsgénéraux : c’est le cas de Simmel et de ses élèves, celui de M. von Wiese et desa Beziehungslehre. Nous ne sommes pas trop d’accord avec eux; mais ils ontraison de ne pas considérer l’étude des édifices sociaux comme relevant de laseule sociologie juridique » [Mauss, t. III, 1927, p. 227]. C’est encore à l’oc-casion d’un article portant sur le statut et la façon de faire de la sociologie [Mauss,t. III, 1934, p. 303-358] que Mauss, sept ans plus tard, cite à nouveau Simmel :« D’autre part, une masse considérable de travaux, souvent très honorables,apporte en ce moment à une sociologie générale proprement dite de grandesquantités de faits et d’idées. Les écoles de sociologie allemandes, même et ycompris celle que fonda Max Weber, comme celle de Simmel, et encore pluscelle de Cologne, avec Scheler et von Wiese, si préoccupées de réalité qu’ellessoient, si fournies en observations ingénieuses, ont cantonné leur effortpresque toujours sur les problèmes de la vie sociale en général. Les socio-logues allemands, sauf quand ils sont ethnologues en même temps, renoncentpresque à toutes les sociologies spéciales. Les séries de faits bien délimités quecelles-ci précisent sont abandonnées par eux à des sciences spéciales ou à l’his-toire. Il s’agit, dans ce mémoire, de montrer quelle est la place de ces spécula-tions sur les faits généraux, et aussi de montrer comment il est possible de lesétoffer de nouvelles observations plus méthodiques » [Mauss, Fragments d’unplan de sociologie générale descriptive, 1934, t. III, p. 304]. On retrouve encore,au hasard des brouillons du fonds Hubert-Mauss, le nom de Simmel écrit à lamain. C’est le cas du brouillon de « La nation » [Mauss, t. III, p. 573-625] oùMauss qualifie Simmel de « pédagogue », une manière dépréciative pour lui dele distinguer des sociologues.

Aucun doute n’est permis : Mauss et Simmel ne partagent pas la mêmeconception de la sociologie. Et pourtant, Mauss se rapproche positivement dela sociologie de Simmel, et cela dès la parution du premier numéro de L’Année.

Mais c’est également à partir de ce moment-là que Mauss prend une cer-taine autonomie par rapport à Durkheim. Voyons d’abord ce dernier point.

Mauss : entre Durkheim et Simmel

Mauss le scientifique prend assez tôt une voie différente de celle de Durkheimen amenant la sociologie au cœur de l’engagement politique. En 1899, au momentoù le premier texte important de Mauss paraît dans L’Année, il écrit « L’actionsocialiste » [Mauss, EP, 1899]. Pour lui, « l’action socialiste est, avant tout, etc’est là mon premier point, une action de transformation de la société, une action

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sociale. Le nom l’indique. Les faits le corroborent » [ibid., p. 72]. Socialiste,Mauss l’est certainement au sens que prend ce mot aux alentours de 1827 dansle giron du saint-simonisme [ibid., p. 74]. Mais son socialisme est aussi un coopé-rativisme, et se distingue à la fois du socialisme de Saint-Simon et du commu-nisme de Marx. Le mouvement de l’action sociale doit en conséquence sepréoccuper du sort des ouvriers. Convaincu de cette cause, Mauss adhère à laSFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) créée en avril 1905 lorsdu Congrès de Paris. Il deviendra membre de son conseil d’administration.

Il s’investira toutefois moins dans la propagande partisane que dans l’édu-cation du peuple. Mauss conserve cette envie d’éduquer qui le fera longtempshésiter entre la carrière académique, où il ne se sent pas toujours à sa place, etle professorat. Il reste certainement, comme le dit Fournier40, « d’abord unsavant ». Mais il faut croire que le savant, pour vivre, a eu besoin du politique.Cela n’a fait qu’ajouter à l’admiration qu’auront pour lui ses camarades departi – ou même des anonymes, comme celui qui lui écrit en 1900 : « Monsieur,recevez toutes les félicitations d’un lecteur pour votre article “L’action socia-liste” – admirablement compris et [illisible] – en un mot : le socialisme est lareligion (nouvelle) ou la science – science totale (les sciences – lettres – socio-logie – morale – politique) – religion et science sont termes identiques – lascience doit être la directrice du socialisme. Recevez l’assurance de ma hauteconsidération. Votre article est à semer » (lettre anonyme et non datée à Mauss,fonds Hubert-Mauss).

Mauss lie donc engagement politique et science, et c’est peut-être pour celaqu’il commence aussi sur ce plan à prendre de la distance vis-à-vis de Durkheim.Et c’est alors que ses propos théoriques se rapprochent étonnamment de ceuxde Simmel – dès 1900.

Cette année-là est également l’année où Mauss se met à écrire avec PaulFauconnet l’article « Sociologie » [Mauss, t. III, 1901] pour la GrandeEncyclopédie. En apparence, cet article se revendique fortement du durkhei-misme : « Tout ce que postule la sociologie, c’est simplement que les faits quel’on appelle sociaux sont dans la nature, c’est-à-dire sont soumis au principe del’ordre et du déterminisme universels, par suite intelligibles » [p. 140]. Mais ày regarder de plus près, Mauss et Fauconnet montrent que les objets de lasociologie sont tels dans la mesure où ils présentent une dimension sociale. End’autres termes, et c’est là la nuance apportée à la théorie durkheimienne, lesobjets ne sont pas d’emblée considérés comme sociaux. La formulation cor-respondante se trouve chez Simmel : dans « Das Problem der Soziologie »[GSG 5, 1894], il dit déjà que le social est à extraire des faits, qui ne sont doncpas simplement sociaux41. Mauss se pose donc la même question que Simmelquelques années auparavant : que veut dire « social »?

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40. Cf. M. Fournier, « “Comme si…” », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 116-117, 1997, p. 105-107.

41. L’extrait suivant l’illustre bien : « Dans la seule apparence historique, il y a effectivementlibre fusion du contenu et de la forme sociétale, il n’y a aucun état précis ou développement quiserait simplement social et qui ne serait pas en même temps l’état ou le développement d’un ¤

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La réponse de Mauss et de Fauconnet est la suivante : ce qui est social, c’est-à-dire les sociétés, les groupes d’humains, se reconnaît « à la présence de cesactions et réactions, de ces interactions » [Mauss, t. III, 1901, p. 142]. C’estpresque exactement ce que nous trouvons chez Simmel : pour lui, le social doitse comprendre à partir des interactions entre les personnes, dont la somme repré-sente ce que nous appelons la « société42 ».

Nous ne saurions aller au-delà de ces rapprochements autorisés par les textes.Le propos de Mauss et Fauconnet reste dans son ensemble fidèle à la doctrinedurkheimienne : « Cette interdépendance des phénomènes serait inexplicables’ils étaient les produits de volontés particulières et plus ou moins capri-cieuses; elle s’explique au contraire s’ils sont les produits de forces imperson-nelles qui dominent les individus eux-mêmes » [ibid., p. 147]. On y retrouvel’image disciplinaire et contraignante de la société, celle que Durkheim cultiveet qui n’est pas celle de Simmel. L’accent durkheimien de l’article de Mauss etFauconnet n’échappe pas à Bouglé, qui soulignera à l’occasion d’un compterendu pour L’Année qui a pour objet la Soziologie de Simmel [GSG 11, 1908] :« Et en effet, les études hétérogènes juxtaposées dans ce livre permettront aulecteur de se faire une idée plus nette de ce que M. Simmel entend par lascience des formes sociales. Elles sont loin de se réduire à ses yeux aux déter-minations spatiales, à la structure matérielle des groupes, à ce qu’on a proposéd’étudier ici sous la rubrique Morphologie sociale. De même, elles débordentle cadre des institutions proprement dites. M. Simmel n’accepterait pas la défi-nition proposée naguère par MM. Mauss et Fauconnet (voir t.V, p. 134) » [Bouglé,1910, p. 17-18]. Cette définition, c’est celle par laquelle Mauss et Fauconnetreviennent de leur relativisme à l’objet durkheimien de la sociologie – dansleur langage, aux habitudes collectives : « Ces habitudes collectives et lestransformations par lesquelles elles passent incessamment, voilà l’objet proprede la sociologie » [Mauss, t. III, 1901, p. 146]. Le commentaire de Bouglé restenéanmoins mystérieux : pourquoi avoir rapproché la Soziologie de Simmel dutexte de Mauss et Fauconnet, et non d’un texte de Durkheim par exemple?Pourquoi justement Mauss et Fauconnet? Simmel aurait-il été discuté par Mauss,et si oui dans quels termes? À toutes ces questions, nous n’avons aucune réponseprécise. Le matériel biographique, trop pauvre, ne permet pas de prendre posi-tion; seul demeure le matériel intellectuel avec son langage qui voile autant qu’ildévoile. À défaut, abordons cette question indirectement, par personnes inter-posées. Et revenons au rapport Mauss-Durkheim pour tenter de voir la place queSimmel vient y occuper.

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¤ contenu » [Simmel, GSG 5, 1894, p. 56]. C’est ce balancement entre la forme et le contenuqui fait dire à Simmel qu’il n’y a pas de fait directement social, mais une occurrence qui présentequelque chose de social. Le social est l’une des propriétés des objets de nos échanges, une parmid’autres.

42. Toujours dans son texte « Das Problem der Sociologie » (GSG 5, 1894), Simmel dit : « Lasociété dans son sens le plus large est présente là où plusieurs individus entrent en “effet deréciprocité” » [p. 54].

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Une certaine distance théorique commence à poindre entre le neveu et l’oncle.Elle se creuse dès la parution du premier numéro de L’Année. Au détour de cer-taines lettres, Mauss prend des positions presque paradoxales, retournant le dur-kheimisme contre Durkheim, comme dans la lettre suivante destinée à Hubert :« […] l’important est précisément que nous soyons les seuls à faire ce que nousfaisons à L’Année, et qu’étant les seuls nous ne le faisions qu’à L’Année. C’estpour la même raison que, selon moi, Fauconnet, Durkheim, Lévy ne doiventque peu collaborer au Litteratur Bericht qui se fonde en Allemagne, et surtouten aucun cas ne doivent y introduire nos rubriques. […] Il vaut mieux pénétrerdans des organisations toutes faites, fort respectables, presque toujours influentesdéjà, où nous pouvons parler à coup sûr avec la certitude d’être entendus. Il vautmieux ne pas collaborer à […] des revues éphémères dont nous ne souhaitonspas la mort mais dont nous n’avons jamais souhaité la vie » (lettre non datée deMauss à Hubert, peut-être de 1899, fonds Hubert-Mauss). Mauss est ambiva-lent, et il le deviendra de plus en plus.

En 1901, Marillier, maître de conférences pour l’enseignement des religionsdes peuples non civilisés à la section des sciences religieuses de l’École pra-tique des hautes études, s’éteint. Le 6 décembre de la même année, Mauss reçoitde A. Réville le courrier suivant : « M. Mauss, agrégé de philosophie, est nommémaître de conférences pour l’enseignement des religions des peuples non civi-lisés auprès de la section des sciences religieuses de l’École pratique deshautes études en remplacement de M. Marillier décédé43 » (lettre de Réville àMauss, 6/12/1901, fonds Hubert-Mauss). En dépit des titres universitaires quilui manquent, Mauss grimpe dans la hiérarchie institutionnelle. Il s’éloigne unpeu plus de L’Année. Ses comptes rendus arrivent avec toujours plus de retard,sans parler de sa thèse de doctorat à laquelle il n’est guère en mesure de consa-crer du temps. Pour couronner le tout, il investit à perte dans une société coopé-rative, « La boulangerie ».

Ce processus d’éloignement semble connaître un court répit lorsque Durkheimdemande à Mauss d’écrire avec lui un article sur les formes de classification dessociétés dites « primitives ». Cet article deviendra le texte fondamental que nousconnaissons aujourd’hui sous le titre « De quelques formes primitives de clas-sification. Contribution à l’étude des représentations collectives » [t. II, 1903].Momentanément, Mauss se range aux côtés de son oncle.

Mais, en 1906-1907, de nouvelles « crises » se produisent entre Mauss etDurkheim et provoquent la quasi-démission du premier, à bout de nerfs face auxreproches de son oncle, vide de motivations devant le travail à fournir pourL’Année. En outre, à ce moment-là, meurt l’un des inspirateurs de Mauss,O. Hamelin. La crise que vit Mauss entre 1906-1907 l’incite alors à voyager. Ildisparaît au point que Bouglé s’en inquiète : « Où est notre grand homme? »(télégramme de Bouglé à Mauss, 24/08/1906, fonds Hubert-Mauss). Mauss està Berlin : « Il m’est enfin possible de vous écrire pour vous dire [illisible] je

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43. Mauss rendra hommage à Marillier dans son article « La théorie de la religion selonMarillier » (Mauss, t. I, 1902).

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suis désolé de vous avoir manqué lors de votre séjour à Berlin » (lettre deGretingren à Mauss, 1906, fonds Hubert-Mauss). Simmel enseigne à Berlin,où il fait presque figure d’attraction touristique de la ville. Mauss l’y aurait-ilrencontré? Aurait-il suivi l’un de ses cours, se serait-il intéressé à lui d’unemanière ou d’une autre? Impossible de le savoir.

Le comportement ambivalent de Mauss vis-à-vis de Durkheim produitl’étrange effet suivant : lorsque nous nous penchons sur les écrits principaux deSimmel et Mauss à la même période (1898-1907/1909), que constatons-nous?Les thèmes de recherche de Mauss se concentrent presque essentiellement surla religion, la magie et la mythologie des tribus australiennes, des Indiens etdes Eskimos, dans un constant dialogue avec les théories européennes44. Aumême moment, l’œuvre de Simmel portant sur la religion prend toute sonampleur45. Mauss réalise ce travail en partie pour le livre de Durkheim sur LesFormes élémentaires de la vie religieuses (1912). Une telle proximité des centresd’intérêt est presque unique à cette époque de la sociologie, comme si Simmelet les durkheimiens se répondaient par œuvres interposées. Peut-on transposercette situation au rapport Simmel-Mauss? Est-il possible que Mauss entretienne,fût-ce pour Durkheim et les durkheimiens ou inconsciemment, un dialogue sou-terrain avec Simmel?

L’absence d’éléments matériels attestant de relations directes entre Simmelet Mauss ne nous autorise pas à aller plus loin que ces quelques questions, àl’heure actuelle encore peu débattues. Mais il est intéressant de constater queMauss non seulement renouvelle, mais porte à son paroxysme une ambiva-lence analogue à celle que nous avions déjà constatée entre Durkheim et Simmel.Mauss ne connaît apparemment Simmel que par ce qu’en dit Durkheim et, pro-bablement, par les traductions françaises de ses articles les plus célèbres. D’emblée,et sa vie durant, il se positionne contre son approche. Mais les lignes généralesde sa pensée montrent que Mauss développe un relativisme proche de celui deSimmel, et qu’il entretient une définition de l’objet de la sociologie qui est éga-lement celle de Simmel – tout cela s’intensifiant à partir du moment où Maussprend une distance théorique et relationnelle à Durkheim. Le processus culminedans les années 1906-1907.

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44. Mentionnons à ce propos « “Le Rameau d’Or” de Frazer » (t. I, 1902), « La notion d’âmeen Chine » (t. II, 1903), « Mythologie et symbolisme indiens » (t. III, 1903), « Les Eskimo » (t. III,1904), « L’origine des pouvoirs magiques dans les sociétés australiennes. Étude analytique et critiquede documents ethnographiques » (t. II, 1904), « Introduction à l’analyse de quelques phénomènesreligieux » (t. I, 1906) en collaboration avec Hubert, « L’art et le mythe d’après M. Wundt » (t. II,1908), et enfin « La prière » (t. I, 1909).

45. Cf. notamment : « Zur Soziologie der Religion » (GSG 5, 1898), « Vom Heil der Seele »(GSG 7, 1902/1903), « De la religion du point de vue de la théorie de la connaissance » (1903),« Die Gegensätze des Lebens und die Religion » (GSG 8, 1904/1905), « Ein Problem derReligionsphilosophie » (GSG 8, 1905), « Die Religion » (GSG 10, 1906), « Das Christentum unddie Kunst » (GSG 8, 1907), « Religiöse Grundgedanken und moderne Wissenschaft. Eine Umfrage »(1909).

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MAUSS ET SIMMEL : L’ÉNIGME D’UNE PROXIMITÉ THÉORIQUE

Les parallèles biographiques que nous avons relevés entre Mauss et Simmelrestent ce qu’ils sont : ils existent, mais ne se convergent pas. En revanche, il yaurait peut-être plus d’affinités repérables au niveau de leurs conceptions théo-riques générales. Reste à savoir si en creusant les textes de ces deux auteurs,nous retrouvons ces proximités, et si nous pouvons en évaluer la profondeur.

Nous pourrions par exemple, prendre en considération ce qui nous apparaîtêtre le cœur de la pensée de Mauss et de Simmel, respectivement le don et laWechselwirkung46. Mauss qualifie le don de fait social total, à savoir d’ensemble« complet » de relations sociales par lesquelles circulent les choses, les hommeset les messages de façon particulière, puisqu’ils sont donnés, reçus et rendus.Cette structure du donner-recevoir-rendre s’articule sur la base d’un mouvementréciproque, le don/contre-don. La Wechselwirkung de Simmel présente presqueles mêmes propriétés. C’est un mouvement d’attraction et de répulsion qui consti-tue la dynamique de chaque relation humaine. Cette dynamique instaure unecirculation généralisée des formes (langage, signes, etc.) dans lesquelles nouscommuniquons le contenu de ce que nous éprouvons. Ces formes peuvent êtredes choses, des hommes ou des messages et c’est leur circulation qui fait société.Comme on peut l’observer, les ressemblances existent bel et bien, et il vaudraitla peine de les approfondir47.

Le but de ce genre d’étude n’est évidemment pas d’attirer le regard sur une« curiosité », une de plus diront certains : deux traditions qui dès le début du siècleont décidé de ne plus communiquer en face-à-face. L’examen proposé vise aucontraire la mise à jour des explorations qui ont donné à la sociologie euro-péenne ses premières armatures et ses grandes problématiques. Avec Simmelet Mauss, nous touchons à ce qui concerne la relation humaine dans l’interro-gation sociologique. Ce que notre développement suggère, c’est que la questions’est posée chez deux sociologues marginaux, et qu’elle devient par suite unequestion marginale en sociologie, marginalité dont atteste l’échec européen àdonner à cette discipline, la sociologie, une base programmatique stable d’em-blée fondamentale.

Les détracteurs de la perspective très grossièrement esquissée ici puisent àl’argumentaire suivant : en fait, le questionnement esquissé par Simmel et Maussa fait les choux gras de la sociologie interactionniste américaine; leur margi-nalité n’est donc pas si grande. En réalité, nos recherches actuelles semblentindiquer que, dans la tradition sociologique américaine aussi, la problématique

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46. L’un des premiers essais décisifs dans ce sens a été tenté par T. Keller (1999), lors de laconférence qu’il a donnée à Strasbourg en l’honneur de la traduction française par L. Deroche-Gurcel de la Soziologie de Simmel : « La pensée du don de Simmel et Mauss : médiations franco-allemandes ». Les actes de ce colloque sont publiés aux PUF.

47. C’est le travail que nous avons proposé dans notre thèse de doctorat : « Georg Simmel,Marcel Mauss. Éléments pour une approche sociologique de la relation humaine » (université deLausanne/université de Paris-X, 2001).

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de la relation humaine a rencontré des difficultés analogues. Elle a été certeslargement mise en évidence dans les premières années du XXe siècle, notammenten raison de la forte dépendance institutionnelle des Américains à l’égard desintellectuels allemands. La relation humaine va effectivement générer de nom-breux débats. Mais ils vont progressivement s’étioler, la relation humainedevenant cette évidence inquestionnée, selon l’expression d’Alfred Schütz, ceta priori sociologique absolu, justifié en soi. Comme en Europe, cette problé-matique, promue pourtant à occuper le devant de la scène sociologique, va êtretrès rapidement marginalisée. C’est par une sorte d’ironie de l’histoire, par laredécouverte récente des pères fondateurs dits « originaux » de la sociologieeuropéenne et américaine, voire la reconstruction « post » de leurs insights théo-riques stimulée par le déclin rapide des théories sociales contemporaines, quenous retrouvons aujourd’hui le fil d’un débat sous-jacent à toute la sociologieaxé sur cette seule problématique, dont la formulation est inachevée. Parce quepositivement ou négativement, la relation humaine est le point de chute de l’en-semble des questions sociologiques fondamentales et le point de départ de biendes études empiriques dans nos domaines, il paraît évident que cette problé-matique représente le challenge actuel de la sociologie dont dépend très pro-bablement la durée de vie de la discipline comme domaine de réflexion critique.Le génie de Simmel et de Mauss réside dans cette intuition qu’ils nous onttransmise.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL (PAR NUMÉRO DE VOLUME GSG)

Simmel, G., 2000, Das Wesen der Materie (1881). Abhandlungen 1882-1884. Rezensionen1883-1901, GSG 1, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort,Suhrkamp.

— 1989, Aufsätze 1887-1890. Über sociale Differenzierung (1890). Die Probleme derGeschichtsphilosophie (1892), GSG 2, Dahme H.-J., Rammstedt, O. (sous la dir.de), Francfort, Suhrkamp.

— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, I (1892/1904), GSG 3, Köhnke K. Ch.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1989, Einleitung in die Moralwissenschaft, II (1893), GSG 4, Köhnke K. Ch., RammstedtO. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1992, Aufsätze und Abhandlungen 1894-1900, GSG 5, Dahme H.-J., Frisby D. P.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1996, Philosophie des Geldes (1900/1907), GSG 6, Frisby D. P., Köhnke K. Ch.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1995, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, I, GSG 7, Kramme R., Rammstedt A.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1993, Aufsätze und Abhandlungen 1901-1908, II, GSG 8, Cavalli A., Krech V.,Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1987, Kant. Die Probleme der Geschichtsphilosophie (Zweite Fassung 1905/1907),GSG 9, Oakes G., Röttgers K. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

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— 1998, Philosophie der Mode (1905). Die Religion (1906/1912). Kant und Goethe(1906/1916). Schopenhauer und Nietzsche (1907), GSG 10, Behr M., Krech V.,Schmidt G., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1992, Soziologie (1908), GSG 11, Köhnke K. Ch., Rammstedt O. (sous la dir. de),Francfort, Suhrkamp.

— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, I, GSG 12, Kramme R., RammstedtA., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 2001, Aufsätze und Abhandlungen 1909-1918, II, GSG 13, Kramme R., RammstedtA., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1996, Hauptprobleme der Philosophie. Philosophische Kultur, GSG 14, KrammeR., Rammstedt O. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 1998, Grundfragen der Soziologie (1917). Der Krieg und die geistigen Entscheidungen(1917). Der Konflikt der modernen Kultur (1918). Vom Wesen des historischenVerstehens (1918). Lebensanschauung (1918), GSG 16, Fitzi G., Rammstedt O. (sousla dir. de), Francfort, Suhrkamp.

— 2002, Französisch- und italienischsprachige Veröffentlichungen. Aufsätze undAbhandlungen. Mélanges de philosophie relativiste, GSG 19, Papilloud C., RammstedtA., Rammstedt O., Watier P. (sous la dir. de), Francfort, Suhrkamp.

Revues du groupe de recherche Georg Simmel : Simmel Newsletter (1990-1999) en18 volumes; Simmel Studies (2000-2002) en 5 volumes.

ŒUVRES DE GEORG SIMMEL TRADUITES EN FRANÇAIS (par année de publication)

Simmel G., 1894, « La différenciation sociale », Revue internationale de sociologie,Paris, Giard et Brière, t. II, n° 3, trad. de l’allemand par M. Parazzola, p. 198-213.

— 1894, « Le problème de la sociologie », Revue de métaphysique et de morale, Paris,t. II, n° 5, trad. de l’allemand par C. Bouglé, p. 497-504.

— 1894, « Karl Grünberg : Die Bauernbefreiung in Böhmen, Mähren und Schlesien.Leipzig 1894, 2 vol. In – 8 », Revue internationale de sociologie, Paris, n° 7-8 (juillet-aout), p. 583-584.

— 1894/95, « Influence du nombre des unités sociales sur les caractères des sociétés »,Annales de l’Institut international de sociologie, Paris, Giard et Brière, t. I, trad. del’allemand par C. Bouglé, p. 373-385.

— 1896, « Sur quelques relations de la pensée théorique avec les intérêts pratiques »,Revue de métaphysique et de morale, Paris, t. IV, n° 2, trad. de l’allemand parC. Bouglé, p. 160-178.

— 1896/98, « Comment les formes sociales se maintiennent », L’Année sociologique,Paris, Alcan, trad. de l’allemand par É. Durkheim et C. Bouglé, p. 71-107.

— 1903, « De la religion au point de vue de la théorie de la connaissance », PremierCongrès international de philosophie. T. II. Morale générale, Paris, Armand Colin,p. 319-337.

— 1909, « Quelques considérations sur la philosophie de l’histoire », « Scientia », Rivistadi Scienza, Londres, Bologne, Paris, Leipzig, vol. VI, 3e année, n° XII-4, trad. del’allemand par le prof. G. H., Milan, p. 212-218.

— 1912, Mélanges de philosophie relativiste. Contribution à la culture philosophique,Paris, Alcan, trad. de l’allemand par A. Guillain.

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— 1908, « Enquête sur la sociologie », Les Documents du Progrès. Revue internatio-nale, Paris, Alcan, p. 135-136.

— 1981, Sociologie et Épistémologie, Paris, PUF, introd. et trad. de l’allemand parJ. Freund.

— 1984, Problème de la philosophie de l’histoire, Paris, PUF, introd. et trad. de l’alle-mand par R. Boudon.

— 1987, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, trad. de l’allemand par S. Cornille etP. Ivernel.

— 1987, Philosophie et Société, Paris, Vrin, trad. de l’allemand et présentation parJ.-L. Veillard-Baron.

— 1988, Philosophie de la modernité : la femme, la ville, l’individualisme, Paris, Payot,introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-Baron.

— 1988, La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Petite Bibliothèque Rivages,trad. de l’allemand par S. Cornille et P. Ivernel.

— 1990, Philosophie de la modernité. 2. Esthétique et modernité, conflit et modernité,testament philosophique, Paris, Payot, introd. et trad. de l’allemand par J.-L. Veillard-Baron.

— 1991, Secret et sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1994, Rembrandt, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1995, Le Conflit, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.— 1998, La Religion, Strasbourg, Circé, trad. de l’allemand par P. Ivernel.— 1998, Les Pauvres, Paris, Quadrige/PUF, trad. de l’allemand par B. Chokran.— 1999, Sociologie : Étude sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, trad. de

l’allemand par L. Deroche-Gurcel et S. Muller.— 2001, La Philosophie du comédien, précédé de Denis Guénoun, Du paradoxe au

problème, Belfort, Circé, trad. de l’allemand par S. Muller.

ŒUVRES DE MARCEL MAUSS (par année de publication)

Mauss M., 1905, «A. Vierkandt. – Wechselwirkungen beim Ursprung von Zauberbraüchen.Archiv für die Gesamte Psychologie, 1903, II, p. 81-93 », L’Année sociologique,n° 8, 1905, p. 318-319.

— [1947] 1967, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot.— [1959] 1999, Sociologie et Anthropologie, Paris, Quadrige.— 1968, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, Minuit.— 1969, Œuvres. 3. Cohésion sociale et divisions de la sociologie, Paris, Minuit.— 1974, Œuvres. 2. Représentations collectives et diversité des civilisations, Paris,

Minuit.— 1996, « L’œuvre de Mauss par lui-même », Revue européenne des sciences sociales,

t. XXXIV, n° 105, p. 225-236; initialement publié dans la Revue française de socio-logie, 1979, n° 20, p. 209-220.

— 1997, Écrits politiques, Fournier M. (sous la dir. de), Paris, Fayard.— 2000, « Théorie de la liberté ou de l’action. Commentaire du Ve livre de l’Éthique de

Spinoza », Revue du MAUSS semestrielle, n° 16, p. 419-428.

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