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Submitted on 9 Mar 2008

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Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?David Pontille

To cite this version:David Pontille. Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?. Sciences de la Société, Presses universitaires duMidi, 2006, pp.77-93. <halshs-00261793>

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Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?

David Pontille

chargé de recherche CNRS [email protected]

Version “auteur” avant parution

Toujours se référer à la version publiée : Pontille D., 2006, Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?

Sciences de la Société, n°67, p. 77-93.

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Résumé Bien que de nombreux travaux interrogent la notion d’auteur, celle-ci reste très peu travaillée en science. Avec des articles parfois signés par plus d’une cinquantaine de noms, l’activité scientifique est pourtant un site stratégique pour étudier l’auteur en général et pour spécifier les attributs de l’auteur scientifique. Ce texte montre que l’aspect collectif du travail scientifique suppose plusieurs déplacements par rapport à la conception littéraire et juridique de l’auteur qui clôt l’énonciation sur une personne individuelle. À partir d’une perspective attentive à l’action, l’analyse insiste sur la nécessaire dissociation de certains actes généralement considérés comme concomitants, voire équivalents : « écrire », « signer » et « être auteur ».

Mots-clefs : Auteur – Signature – Action – Science Abstract Although a lot of studies question the notion of author, very little attention had been paid to scientific authorship. With articles signed sometimes by more than fifty names, scientific activity is however a strategic site to examine the author in general and to specify the attributes of the scientific author. This text shows that the collective side of scientific work require several shifts in comparison with the literary and legal conception of the author that close enunciation on a singular individual. From a standpoint focuses on action, the analysis claims the necessary dissociation of some acts that are generally considered as concomitant, indeed similar: “to write”, “to sign”, and “to be an author”.

Keywords : Author – Authorship – Signature – Action – Science Resumen Aunque numerosos trabajos interrogan el concepto de autor, éste permanece muy poco estudiado en el ámbito de las ciencias. Con artículos a veces firmados por más de una cincuentena de personas, la actividad científica es, sin embargo, un lugar estratégico para estudiar el concepto de autor en general y para especificar los atributos del autor científico. Este estudio pone de manifiesto que el aspecto colectivo del trabajo científico supone varios desplazamientos respecto a la concepción literaria y jurídica del autor que clausura la enunciación sobre una persona individual. A partir de una perspectiva centrada en la acción, el análisis hace hincapié en la necesaria disociación de algunos actos generalmente considerados como concomitantes o incluso equivalentes: "escribir", "firmar" y "ser autor".

Palabras clave : Autor – Firma – Acción – Ciencia

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Dans son acception moderne, un auteur est défini comme le créateur individuel d’un travail littéraire ou artistique unique, dont l’originalité est protégée par les droits de propriété intellectuelle. En faisant du nom d’auteur une « fonction » dont certains discours sont pourvus et d’autres non, Michel Foucault (1969) a ouvert la voie à l’analyse en proposant d’interroger la formation historique et culturelle de cette conception qui envisage une telle relation entre un individu et « sa » création. Depuis, la question de l’auteur a fait l’objet de nombreux travaux en études littéraires (Woodmansee 1984), en histoire du livre (Chartier 1996), en études juridiques (Rose 1993), ou en sociologie de l’art (Edelman et Heinich 2002). Pourtant la notion d’auteur reste très peu questionnée en science. Ce n’est que récemment qu’elle a fait l’objet d’un intérêt grandissant, notamment autour de questions relatives à la propriété intellectuelle. À partir d’une étude de cas juridiques, où s’opposent des chercheurs au sujet de leurs productions (articles, données, logiciels, cours…), McSherry (2001) piste avec minutie les manières dont la revendication au titre de la propriété intellectuelle (droit des brevets, mais aussi copyright et droit de publicité) s’immisce dans le monde académique. La récente synthèse présentée par Biagioli et Galison (2003) propose, quant à elle, d’historiciser la notion d’auteur en la resituant dans ses différents contextes d’émergence. Ces analyses éclairent le caractère hybride de l’authorship scientifique au carrefour de différentes conceptions de la propriété intellectuelle. Mais parce qu’elles sont concentrées sur les formes d’appropriation, ces analyses contiennent un angle mort. En effet, comme le rappelle Foucault (1969, p. 799) « le discours, dans notre culture (et dans bien d’autres sans doute), n’était pas, à l’origine, un produit, une chose, un bien ; c’était essentiellement un acte – un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l’illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d’être un bien pris dans un circuit de propriétés ». En appréhendant principalement l’authorship comme une marque d’appropriation, ces analyses laissent donc dans l’ombre une bonne part de ce qui s’y joue. La posture que j’adopterai ici engage alors un déplacement. Elle s’inscrit délibérément en dehors d’une perspective juridique et littéraire, concentrée sur la propriété intellectuelle. L’auteur ne sera analysé ni en tant que « fonction » qui transforme le statut du discours (Foucault 1969), ni comme un mode d’expression textuelle pointant vers une ou plusieurs « figures » (Couturier 1995; Chartier 1996). La question de l’auteur sera étudiée du point de vue d’une pragmatique sociologique attentive aux actions des personnes, et plus particulièrement aux actes1 qu’elles effectuent dans le cours de leurs pratiques concrètes. Cette perspective ne consiste ni à analyser un concept (l’empreinte de la personnalité de l’auteur dans le texte), ni à étudier un signe (sa composition graphique et sémiologique), mais à questionner un geste en tant qu’acte de travail. Ce sont les rapports entre la notion d’auteur et l’action de signer qu’il s’agit d’interroger : quelle place la signature occupe-t-elle dans l’activité des chercheurs ? De quelle(s) fonction(s) est-elle investie ? Quels liens entretient-elle avec l’écriture et la notion d’auteur ?

1 La notion d’acte est à entendre dans le double sens d’« accomplir une action » et de « produire un document écrit ». Cette posture prend au sérieux les propositions de la pragmatique tout en développant une réflexion sur la notion d’« acte » au cœur même de l’analyse sociologique. Car, d’une part, les sociologues, se réclamant ou non d’une approche pragmatique, n’ont manifesté que peu d’intérêt pour cette notion comparées aux multiples conceptualisations qui traitent de l’« action » ou de l’« activité » ; d’autre part, lorsque la notion d’acte est utilisée, c’est essentiellement pour étayer des analyses conversationnelles en mobilisant la théorie des actes de langage, mais jamais pour spécifier les ajustements que nécessite l’analyse d’actes à la fois gestuels, oraux et écrits. Ce programme vise donc à intégrer les différentes facettes de la notion d’acte au sein d’une même théorisation. Il s’inscrit dans une réflexion interdisciplinaire nourrie par plusieurs recherches collectives et par le séminaire consacré à une « anthropologie de l’écriture » qu’anime Béatrice Fraenkel à l’EHESS.

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Sous quel(s) régime(s) un auteur scientifique s’engage-t-il dans ses productions ? Cette série de questions invite à ne pas écraser sous une conception unique des situations, des gestes et des formes d’authorship qui n’ont ni la même portée, ni la même signification, ni la même valeur. Car on considère trop souvent qu’« écrire », « signer » et « être auteur » sont des actes concomitants, voire équivalents. Pourtant la signature est historiquement chargée d’une variété de significations, comme l’a bien montré Fraenkel (1992) : elle permet de clore un texte, de valider un document, et d’identifier des auteurs. En outre, dans le monde académique, le foisonnement des noms propres sur les articles2 introduit une spécificité supplémentaire qu’il convient de prendre en considération. Analyser les pratiques de signature en science constitue alors une entrée privilégiée pour interroger la notion d’« auteur scientifique ». En étudiant le sens que les chercheurs attribuent à la signature dans leurs activités quotidiennes, l’enjeu est ici d’appréhender les façons dont différents actes – écrire, signer, être auteur – s’articulent (ou s’excluent) en situations concrètes et de saisir les attributs de l’auteur qui sont mis en avant. Pour cela, je m’appuierai sur des données issues de plusieurs investigations (Pontille 2004). Elles relèvent tout d’abord de l’observation située du travail des chercheurs dans différentes disciplines (en droit, sociologie, biologie, et plus ponctuellement en psychologie et sciences biomédicales). Elles proviennent ensuite de la réalisation d’une cinquantaine d’entretiens avec des chercheurs pour collecter des récits argumentés sur les modes d’organisation du travail et les formes de signature des publications. Elles résultent enfin du recueil et de l’exploitation de documents qui accompagnent les activités quotidiennes d’écriture, ainsi que de textes (éditoriaux, articles et lettres) et de codifications professionnelles qui traitent des critères d’accession à l’authorship scientifique. La combinaison de ces matériaux est propice à l’analyse des pratiques concrètes de signature des publication par les chercheurs. Mais auparavant, un rappel des principaux traits de la conception littéraire de l’auteur s’impose. Il permettra de prendre la mesure des écarts à cette conception qui s’expriment dans les pratiques scientifiques et d’identifier les spécificités de l’auteur en science.

Quand écrire, c’est signer : la conception littéraire de l’auteur

La propriété appliquée aux œuvres de l’esprit donne lieu à de nombreux débats juridiques. Constitués de catégories (nouveauté, originalité, etc.) qui sont objet d’interprétations multiples, le droit d’auteur échappe au caractère critérialisé de la propriété et les formes de la création ne sont pas stables. Cette indétermination juridique peut cependant être en partie levée. L’empreinte de la personnalité dans les objets (ici les textes) s’exprime en effet par un certain nombre de signes plus subtils qui renvoient à l’auteur. Ces signes « sont bien connus des grammairiens : ce sont les pronoms personnels, les adverbes de temps et de lieu, la conjugaison des verbes » (Foucault 1969, p. 802). L’écriture elle-même joue donc un rôle majeur. Conçue comme une expression individuelle, elle est l’opérateur qui permet de donner forme à la création originale, c’est-à-dire à la manière dont sont produits, assemblés et exprimés les idées (Woodmansee 1984). Cette forme souligne la présence de l’auteur dans le texte. La production écrite constitue un texte « à part entière », c’est-à-dire intégrant un travail sur le sens même de sa textualité, sur la littérarité de la lettre, reconnaissable à la spécificité de son expression : un style singulier. Caution d’une certaine unité du discours, l’auteur est conçu comme le « “foyer d’expression” qui se manifeste dans chacune des créations qui lui sont assignées » (Chartier 1996, p. 55). Il est défini comme garant d’un

2 En moyenne, on signe seul ou à deux en sciences sociales, entre cinq et quinze en sciences biomédicales, ou encore entre cinquante et cent noms en physique. Pour une synthèse des travaux sur ce sujet et une analyse de différentes disciplines, voir Pontille (2004).

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discours, au sein duquel le travail d’écriture exprime les intentions d’une individualité qui en fonde l’authenticité. Cette définition de l’auteur est étroitement liée à l’instauration du régime juridique, élaboré en 1710 en Angleterre et en 1793 en France, dans lequel la personne singulière peut faire valoir ses droits (Woodmansee 1984; Rose 1993). La notion d’auteur pointe donc ici vers une personne individuelle, tenue pour la référence ultime d’un moment historique, de l’unité d’une intention, de la cohérence d’un discours et de l’apposition d’un nom propre. Elle consacre la fixation des idées dans la production écrite, conçue comme forme tangible de l’expression, et repose d’une certaine façon sur l’inscription du corps de la personne dans son œuvre.

L’introduction de la notion de génie original dans le discours traditionnel de l’authorship, produit ainsi une représentation dans laquelle l’originalité du travail, et conséquemment sa valeur, deviennent dépendante de l’individualité de l’auteur (Rose 1993, p. 121).

Ou encore :

L’authorship est une composition fondamentale de l’identité, car il est création, production de l’unique, responsabilité et engagement envers des valeurs transcendantes. L’authorship est fait d’identification, c’est-à-dire qu’il est un lien symbolique à ce qui est propre et unique (Leclerc 1998, p. 51).

En insistant sur cette présence, la conception littéraire considère l’auteur comme la source sociale de l’œuvre qui désigne simultanément l’origine et la fin de la production : elle suppose la prise en charge de l’intégralité du produit fini. La notion d’auteur conçoit ici un effet de clôture centré sur la personne individuelle, envisagée comme une entité pleine et entière, indivisible et absolue. L’auteur initie et clôt l’énonciation, il enferme la signification de l’œuvre et devient ainsi « le principe d’économie dans la prolifération du sens » (Foucault 1969, p. 811). Dans les œuvres textuelles, la portée de la création est inscrite dans la transcendance de la langue. Elle procède d’un travail d’objectification de la personnalité qui s’exprime et se matérialise dans le texte, et manifeste le style singulier de l’auteur. Dans cette conception, l’activité d’écriture est intimement liée à l’acte de signature : écrire c’est signer, et signer ne fait que renforcer l’empreinte de la personne déjà inscrite dans l’écriture. Comment cette conception de l’auteur résonne-t-elle en science ? Quelle est la place de l’écriture dans l’activité scientifique et de quelle(s) propriété(s) est-elle investie ?

Des signataires sans écriture

Plusieurs études ont montré que la mise en forme écrite des résultats scientifiques vise à les extraire de leur contexte d’élaboration (le laboratoire), à les transformer en « faits » afin qu’ils atteignent le statut de lois généralisables (Knorr-Cetina 1981; Bazerman 1988). Pour cela, l’auteur est tenu de disparaître en tant que personne animée par des intentions et identifiable par des marques personnelles (opinions, style d’écriture). Il doit effacer le maximum de sa présence dans le texte pour mettre en avant les « faits » et garantir l’autonomie de la signification de l’énoncé. Ainsi, l’effet de clôture d’un énoncé, sa facticité, se situe « en dehors ou au-delà de la subjectivité du lecteur ou de l’auteur » (Latour et Woolgar 1988, p. 83). Ces travaux renseignent sur différentes fonctions de l’écriture dans la production des connaissances scientifiques. Ils laissent cependant dans l’ombre la place et les propriétés qui lui sont attribuées dans les activités de signature des publications. Bien entendu, l’écriture peut être érigée en repère déterminant du travail fourni et devenir un critère discriminant pour l’accès à la liste de noms.

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Je tiens absolument à la règle « qui écrit signe ». Et il m’est arrivé évidemment d’avoir des projets de gens qui n’ont pas écrit et qui n’ont pas signé. C’est clair. Et qui ont pourtant participé au travail, qui sont remerciés. Mais si on n’écrit pas, on ne signe pas. Autrement… Non, c’est le minimum. Après tout on ne signe pas n’importe quoi, on signe un texte. On signe si on l’a écrit (Didier, sociologue).

Dans ce cas, les conventions qui régissent la signature des publications scientifiques sont proches de la conception littéraire. Elles conçoivent l’écriture comme le moment où les personnes impriment leur individualité dans les textes et s’approprient l’objet original qu’elles ont produit. Mais d’autres conventions ne sont-elles pas à l’œuvre dans l’activité scientifique ? Ne peut-on pas repérer d’autres façons de concevoir la possibilité de signer ?

Ecrire pour signer

L’analyse de plusieurs codifications professionnelles offre une première réponse possible. Par exemple en psychologie, le Publication Manual, édité par l’American Psychological Association (APA), contient une section spécifique pour la codification de la signature des publications : characteristics of authorship. Les prescriptions concernent les opérations de recherche qui donnent accès à la liste des signataires.

L’authorship est réservé aux personnes qui reçoivent le crédit principal et tiennent la responsabilité essentielle pour le travail publié. L’authorship inclut, par conséquent, non seulement ceux qui participent à l’écriture mais aussi ceux qui ont fait des contributions scientifiques substantielles à l’étude (American Psychological Association 1994, p. 294).

L’écriture est une opération de recherche importante dans le déroulement du travail. Elle constitue une contribution décisive pour signer. Mais, dans cette discipline où la pratique expérimentale est importante, plusieurs autres contributions sont jugées substantielles :

le problème ou les hypothèses, la conception du montage expérimental, l’organisation et la conduction de l’analyse statistique, l’interprétation des résultats, ou l’écriture d’une majeure partie de l’article. Ceux qui contribuent de la sorte sont dans la liste. Les contributions moins importantes, qui ne relèvent pas de l’authorship, peuvent être remerciées en note. Ces contributions peuvent inclure des fonctions de soutien comme la conception ou la construction des appareils, la collection ou la saisie des données, la modification ou la construction d’un programme informatique, et le recrutement de participants ou l’obtention d’animaux (American Psychological Association 1994, p. 294).

Les différentes activités de recherche sont donc hiérarchisées selon un code de conduite. Cette mise en ordre valorise explicitement le « travail intellectuel », quand les tâches plus « manuelles » sont seulement remerciées en note. Un premier sens attribué à l’écriture est ici saillant : elle est envisagée avant tout comme une opération de recherche assumant une fonction de production. Loin d’être un acte de « pure » création qui enfermerait le principe d’économie d’une œuvre, elle est intégrée à un ensemble d’activités conçues comme autant de tâches à répartir collectivement. Ce point de vue est d’ailleurs plus explicite dans d’autres codifications, comme en sciences biomédicales. L’écriture fait certes partie des contributions déterminantes, mais elle est définie dans une étroite association à des opérations connexes :

L’authorship devrait être fondé uniquement sur 1) des contributions substantielles à la conception et l’élaboration, ou la collecte des données, ou l’analyse et l’interprétation des données ; 2) l’écriture du premier jet de l’article ou sa révision critique importante au niveau du contenu intellectuel ; et 3) l’approbation de la version finale en voie de publication. Les conditions 1), 2), 3) doivent toutes être remplies. […] La seule participation à l’acquisition des fonds financiers, à la collection des données, ou à la supervision générale du groupe de recherche ne justifie pas l’authorship (International Committee of Medical Journal Editors 2003).

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Écrire ne vaut donc pas en soi. La valeur de l’écriture est dépendante de son articulation à d’autres tâches qui, associées les unes aux autres, rendent possible l’accès à la signature. Bien qu’elle soit considérée comme une contribution significative au travail de recherche, l’écriture ne vaut qu’articulée à d’autres contributions jugées « substantielles » comme la conception et la formulation du problème. Dans l’activité scientifique, écrire ne suffit pas nécessairement pour pouvoir signer une publication.

Signer sans écrire

Mais inversement, si elle est indispensable pour rendre compte de la recherche, l’écriture d’un article est seulement une des contributions possibles parmi les opérations de recherche. Les autres activités, qui ne concernent pas le texte même, peuvent aussi être jugées décisives et ceux qui en ont la charge accèdent à la liste des signatures.

Dans certains cas le travail de collecte des données ou d’analyse des données peut être une façon de contribuer à l’article. Je pense que c’est une pratique générale, la majorité des gens pense comme ça (Nadine, sociologue).

Un deuxième sens accordé à l’écriture émerge ici : elle peut être considérée comme une opération secondaire, occupée une position subalterne. L’écriture ne constitue pas uniquement une activité enchâssée dans une pluralité de tâches constitutives du projet collectif. L’engagement dans le travail et la possibilité de signer les publications sont tout à fait légitimes et valorisés malgré aucune participation à l’écriture. Ce point de vue est important en ce qu’il dissocie l’écriture de l’acte de signature : on peut signer sans écrire.

Normalement, celui qui a fait le travail, celui qui a consacré le plus d’efforts au travail expérimental apparaîtra en premier, ceux qui ont collaboré apparaissent en suivant et si c’est un travail qui sort d’ici, et bien Philippe ou moi, on apparaît en dernier (Bruno, biologiste).

L’accent est davantage mis sur le travail expérimental, c’est-à-dire la conception des expériences et la manipulation des instruments, que sur la rédaction de l’article. Cette convention porte les tâches expérimentales – conception méthodologique, recueil de données, analyse des matériaux, etc. – au même niveau que l’écriture, voire au dessus. Écrire n’est donc pas considéré comme une activité discriminante pour signer. Au contraire, l’écriture acquiert un statut bien spécifique qui renseigne sur un troisième sens. En servant de support d’exposition du travail accompli, elle véhicule un point de vue moral sur l’ensemble des activités qui permettent de signer : la signature des publications est le lieu d’expression d’un sens de la justice qui suppose une rétribution du travail de chaque participant au projet collectif. Cette position morale montre que la hiérarchie des tâches, explicitement inscrite dans certaines codifications professionnelles, est également sujette à diverses interprétations en situation, où les personnes peuvent mettre en avant leurs propres systèmes de valeurs. Le responsable éditorial d’une grande revue internationale de sciences biomédicales exprimait récemment une telle position en première page :

Anthony Trollope, un des plus grands écrivains anglais du dix-neuvième siècle, se levait à cinq heures tous les matins, écrivait plusieurs heures presque chaque jour de sa vie, et a ainsi achevé plus de cinquante livres. C’était ça être auteur. Tous les mots, les personnages, et les intrigues venaient de lui, et il avait la gloire et la critique. Produire un article scientifique est complètement différent. Des personnes élaborent l’étude, souvent au sein d’un large programme de travail dirigé par d’autres. Différents groupes de personnes peuvent la concevoir, recueillir les données, les analyser et les interpréter. L’article peut inclure des techniques aussi diverses que la biologie moléculaire et l’évaluation économique, toutes exécutées par différentes personnes. La personne qui écrit l’article peut ne rien avoir fait d’autre que ça (Smith 1997b).

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Dans l’activité scientifique, l’écriture n’exprime donc pas la singularité d’un être qui s’engage corps et âme dans un texte. Loin de manifester une expression de soi, elle est avant tout considérée comme un travail, une tâche parmi d’autres dans un programme collectif. La signature du compte rendu de la recherche n’implique aucunement la participation à son écriture : l’engagement décisif du signataire peut relever d’une multitude d’activités (recueil de données, maniement d’un instrument expérimental, conception de la recherche, formulation du problème, élaboration d’une hypothèse, etc.) où l’écriture n’a pas la place absolue, suprême, qu’elle revêt dans la conception littéraire. En science, écrire n’est pas signer et signer ne suppose pas d’écrire.

Des signatures sans auteurs

En rompant la continuité, fermement établie dans la conception littéraire de l’auteur, entre l’écriture et la signature d’un texte, les activités scientifiques invitent à interroger un autre lien fondamental : celui qui articule le geste de la signature à la qualité d’auteur. Généralement ces deux actions sont entendues, sinon comme synonymes, au moins comme concomitantes. Pourtant le nom d’auteur revêt plusieurs acceptions qui mettent à l’épreuve le lien étroit entre « signer » et « être auteur ». Par exemple en art, c’est sur l’ambiguïté du nom de l’auteur, comme marque manifestant la présence de la personne dans l’œuvre et comme créateur qui signe un objet sans l’avoir personnellement fabriqué, qu’a joué Duchamp en proposant ses ready-made comme base d’une nouvelle authenticité artistique (Edelman et Heinich 2002, p. 177-209). L’enjeu était d’inaugurer une forme d’œuvre authentique qui se détache de la nécessaire exécution de la main même de l’artiste. Ce cas de figure retrouve les relations, illustrées précédemment, que les chercheurs définissent entre les activités d’écriture et de signature. Il ne rend cependant pas compte des liens que tissent les scientifiques entre les différents noms qui figurent sur une publication.

Quelques auteurs parmi une multitude de signataires

Par exemple en biologie, où il n’est pas rare que les articles comportent plusieurs dizaines de signatures, l’ordre des noms est hautement codifié : « chaque place a un sens. Ça n’a pas du tout la même importance si tu signes premier, deuxième, troisième ou quatrième » (Patrick, biologiste). Généralement la première position revient à celui qui a la charge du travail expérimental, alors que la dernière est prise par celui qui détient la responsabilité intellectuelle et institutionnelle du projet d’ensemble. L’organisation du travail polarise ainsi les signatures entre ces deux places fondamentales.

A priori, le premier est celui qui a effectué le plus de travail. Le premier auteur, c’est celui qui a effectué le travail pratique, et en plus grande quantité. […] Et puis, bon, les autres c’est un petit peu… Ceux du milieu, ils ont participé. Alors plus ou moins. […] Et le dernier en général est celui qui a dirigé le travail (Isabelle, biologiste).

Cette codification des signatures éclaire certes les conventions d’un milieu professionnel où les lecteurs savent reconnaître parmi leurs pairs qui a fait la recherche et qui est le patron du laboratoire. Mais ces pratiques de signature et de lecture renseignent davantage. La conception littéraire de l’auteur peut prévaloir dans l’attribution alors même que la cosignature est courante. Parmi les signataires, elle distingue les « auteurs principaux », et notamment celui qui a le plus d’autorité et de responsabilité, le directeur du laboratoire. De ce point de vue, l’auteur est indivisible : l’effet de clôture s’exécute sur une seule personne du collectif de signataires. Tant la responsabilité du projet que le crédit principal lui sont attribués. Cette conception distingue ainsi « la signature matérielle des collaborateurs anonymes et l’authorship réservé à quelques grands noms (malgré la pluralité des signatures) » (Leclerc 1996, p. 382). En d’autres termes, elle reconnaît l’existence d’un générique tout en la subordonnant à un monopole détenu par un seul des signataires.

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Inversement, les chercheurs qui s’intercalent entre le principal investigateur et le responsable de l’équipe ne sont pas reconnus en tant qu’auteurs. Pourtant leur nom figure bien dans le générique et manifeste leur présence dans le collectif de travail. Le centre de la liste est occupé par des personnes qui sont ni entièrement engagées dans le travail expérimental, ni entièrement concentrées sur l’encadrement du projet global.

Souvent, ce sont des gens qui ont contribué à l’analytique, mais qui n’ont pas contribué au concept. […] C’est-à-dire que le premier auteur est l’auteur le plus jeune et celui qui donne l’impulsion ; le dernier auteur, c’est le « senior investigator ». Bon deuxième c’est un peu mieux que troisième, et avant-dernier c’est un peu mieux qu’avant-avant-dernier. […] S’il y a deux laboratoires en jeu, l’autre directeur sera avant-dernier et le deuxième auteur est toujours quelqu’un qui a vraiment contribué. Ceux qui sont en plein milieu sont des gens qui ont faiblement contribué (Thierry, biologiste).

En distinguant ainsi des auteurs parmi la liste des noms, ces pratiques de signature et de lecture rendent particulièrement saillante une spécificité de l’activité scientifique : signer un article n’implique pas automatiquement d’être qualifié d’auteur. Ce privilège est réservé seulement à certains noms des génériques qu’arborent les articles. Ce point est primordial : il signifie, en creux, que dans l’activité scientifique la plupart des signataires ne sont pas des auteurs. En tout cas « auteur » entendu dans la conception littéraire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’aucune autre conception de l’auteur ne soit manifeste dans les pratiques scientifiques. D’ailleurs en langue anglaise, le vocabulaire des chercheurs contient plusieurs formules, consacrées tant dans les discussions informelles que dans les codifications professionnelles, pour qualifier certains signataires. Les « auteurs invités » (guest authorship, gift authorship) désignent des personnes dont le nom est ajouté dans la liste, alors qu’elles n’ont que très peu contribué à la recherche, voire pas du tout. Ces signataires ne sont pas considérés comme de « vrais » auteurs dans les codes professionnels qui excluent des critères de signature la seule participation à l’acquisition des fonds financiers (International Committee of Medical Journal Editors 2003), la construction des appareils, la collecte ou la saisie des données (American Psychological Association 1994). En revanche dans les pratiques quotidiennes, il n’est pas exceptionnel d’ajouter des noms de personnes qui n’ont pas directement participer à la recherche.

Je travaille avec des médecins, et ils ont une autre tradition. C’est-à-dire qu’ils font le boulot, et à la fin celui qui va rédiger un article, il va signer, il va mettre son nom en premier, et ensuite il va mettre tous les autres qui ont participé au contrat, à la suite. Même s’ils ont à la limite rien fait, ou presque rien fait (Loïc, sociologue).

Si la mise en ordre des signatures est codifiée et hiérarchisée, elle reste l’objet d’une certaine souplesse pour faire face à la contingence : ajuster le scénario de signature standard au cas singulier. Il arrive qu’on insère un nom célèbre sur l’article pour lui donner du poids et augmenter ses chances de publication (guest authorship). Dans d’autres cas, des noms sont ajoutés pour gonfler un dossier de publication d’un proche collègue et l’aider à trouver un poste alors que la recherche s’est faite sans lui. Dans d’autres encore, l’ajout de noms anticipe sur une future collaboration ou entérine une coopération déjà engagée. La signature peut donc être un don en vue d’un contre don (gift authorship) : on accepte de faire une place à quelqu’un pour remercier un partenaire qui le demande, pour garder de bonnes relations de coopération (e.g. acquisition de données ou de matériel expérimental) et éviter une concurrence future. « Forcer un dossier », « renvoyer l’ascenseur », autant de pratiques qui complexifient l’agencement des noms. Ces pratiques renseignent surtout sur une convention du milieu académique : les « auteurs invités » permettent de tisser un lien social. Au-delà de la contribution circonstanciée à la recherche dont rend compte l’article, l’ouverture de la liste des signataires témoigne d’un souci de réciprocité. « Non auteur » au sens littéraire, « auteurs invités » dans le vocabulaire des chercheurs, certains signataires acquièrent un statut particulier qui entre directement en

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résonance avec le sens moral identifié précédemment : si la signature est le lieu d’expression d’un sens de la justice, où l’ordre des noms est tenu de garantir les « bonnes » attributions, elle est simultanément le geste par lequel s’éprouvent les relations sociales entre les chercheurs.

Seulement des contributeurs

La pratique des « auteurs invités » peut néanmoins conduire à une impasse : les personnes, qui s’engagent en signant, déclinent ensuite toute responsabilité lorsqu’une fraude est détectée. Ils sont prêts à cosigner pour le meilleur (le crédit), mais surtout pas pour le pire (le discrédit). En sciences biomédicales, l’inflation importante du nombre d’auteurs par article, associée à un certain nombre de fraudes, a conduit à revoir en profondeur les pratiques de signature3. À la suite de deux conférences en juin 1996 et en février 1998, regroupant chercheurs, responsables de revues et administrateurs de recherche, une solution inédite a émergé pour redéfinir les pratiques de signature. Adoptée à partir de l’année 2000 par une majorité de revues (jusqu’aux célèbres Nature et The Lancet), elle consiste à inclure dans chaque article une note de bas de page dans laquelle chaque signataire définit la contribution spécifique qui lui revient. En signant de leur main un formulaire qui précise leur(s) niveau(x) d’implication dans la recherche, chacun engage ainsi sa propre responsabilité concernant la partie du travail qu’il a endossé. Cette pratique permet de lever le voile sur la participation effective de chacun des cosignataires d’une publication. La responsabilité n’est pas seulement ordonnée dans les signatures : elle est détaillée et attribuée à chacun. Mais cette nouvelle convention va plus loin, comme l’indiquent les titres de ses textes fondateurs : « When authorship fails : a proposal to make contributors accountable » (Rennie et al. 1997), « Authorship : time for a paradigm shift ? » (Smith 1997b), « Authorship is dying : long live contributorship » (Smith 1997a). L’authorship n’est plus considéré comme adéquate pour qualifier le lien entre les producteurs et leurs textes. En proposant la contributorialité (contributorship) comme base du modèle, cette convention rend explicite l’apport de chaque signataire en distribuant le crédit et en divisant la responsabilité. De la sorte, elle met en défaut la dimension totalisante engagée dans la conception littéraire de l’auteur. Quand la cosignature reconnaît une division du travail hiérarchisée et conçoit l’effet de clôture de l’énonciation sur un « auteur principal », la contributorialité met les opérations de recherche sur le même plan et envisage l’effet de clôture sur une liste de contributeurs. Dans un cas, l’authorship est fondé sur un principe de totalisation (un seul des signataires est reconnu comme « auteur »), dans l’autre il repose sur une distribution répartie et ancrée dans l’ensemble des composantes du générique (il n’y a plus d’« auteur », mais seulement des contributeurs)4. Ce déplacement concrétise la mise en chantier d’un régime alternatif de signature qui se veut en phase avec le mode collectif et interdisciplinaire de production des connaissances. Dans plusieurs articles faisant état de séquençages de génomes, la signature ne prend d’ailleurs pas la forme d’une liste de noms. En fin d’article, la liste détaillée des contributions individuelles s’étend souvent sur plusieurs pages, mais c’est le nom du consortium international qui est utilisé pour signer : Arabidopsis Genome Initiative (Nature, décembre 2000), ou bien Mouse Genome Sequencing Consortium (Nature, décembre 2002). C’est

3 Je reprends ici de manière synthétique une analyse antérieure parue dans Pontille (2001). 4 Bien qu’il batte en brèches le principe de totalisation qui enjoint les collaborateurs de prendre en charge l’intégralité de l’œuvre, le modèle de la contributorialité véhicule une doctrine similaire à celle qui fonde le copyright : pour être identifié comme coauteur d’un travail collectif, chaque individu doit contribuer à un élément appropriable de manière clairement indépendante (Jaszi 1994). Le modèle de la contributorialité n’est donc pas affranchi de tout rapport avec la question de l’auteur (Pontille 2005a).

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alors le collectif, regroupé sous le nom du consortium, qui sert de garant de l’intégrité du projet. Une telle pratique renoue avec une pratique fondatrice de l’activité scientifique : à l’Accademia del Cimento et à l’Académie des sciences de Paris le nom collectif subsumait l’activité des membres et les glissements « de l’usage du nom personnel vers celui du pronom on montrent bien que la disparition de l’auteur individuel et la collectivisation des pronoms dans les manuscrits académiques résultent d’un engagement du groupe tout entier qui vient s’approprier au cours des débats une expérience réalisée à l’initiative d’un savant particulier » (Licoppe 1996, p. 65). La signature individuelle comme la cosignature sont ici remplacées par un nom fédératif qui vient envelopper les contributions individuelles et renforce ainsi le caractère collectif du travail de recherche. Cette pratique de signature, comme celles illustrées précédemment, convergent vers une même position : les listes de noms qui figurent sur les articles scientifiques ne désignent pas des auteurs au sens littéraire et juridique. Bien que, dans certains cas, la conception littéraire soit activée pour distinguer des auteurs parmi les signataires, les chercheurs ne sont pas des créateurs de formes qui revendiquent des droits pour en limiter l’appropriation par un tiers5. Ils conçoivent l’articulation de l’écriture, de la signature et de l’auteur à partir d’une tout autre conception. Engagés dans la description de phénomènes (naturels ou sociaux), leurs activités visent beaucoup moins à « s’exprimer dans un texte », opération centrale dans la conception littéraire de l’auteur, qu’à produire des connaissances crédibles. Dans ces conditions, écrire tout ou partie de l’article ne signifie pas signer, et signer ne suppose pas d’avoir participer à l’écriture. De même, les relations entre la signature et la qualité d’auteur sont beaucoup moins rigides que dans la conception littéraire : on peut signer pour des raisons qui ne se réduisent pas à l’implication dans le travail dont rend compte l’article. La juxtaposition des signatures renseignent aussi sur les relations sociales, passées et futures, qu’entretiennent les personnes dans leur environnement significatif de production. Si l’ordre des noms doit refléter le travail exécuté et les compétences personnelles mises en œuvre dans le projet collectif (comme l’illustre le modèle de la contributorialité qui en fait une de ses exigences majeures), il peut aussi contenir des signatures qui informent sur d’autres préoccupations morales (e.g. maintenir de bonnes relations de collaboration, montrer son appartenance à un collectif de travail…). Que l’article scientifique soit signé par une personne individuelle, une longue liste de signatures ou un nom collectif, l’enjeu principal n’est pas de garantir un droit de propriété privée sur les productions en attachant exclusivement le nom propre des fabricants effectifs6. Il concerne la teneur du contenu qui doit nécessairement être authentifiée par des procédures collectives pour atteindre le statut de connaissances (Shapin et Schaffer 1993; Licoppe 1996). Ces conventions sociales, mises en place au XVIIe siècle, définissent d’une manière singulière le lien entre les producteurs et leurs textes et renseignent sur les spécificités du régime d’attribution qui soutient l’auteur en science.

5 Si l’analyse de McSherry (2001) documente précisément le contraire, c’est qu’elle traque des attitudes contemporaines orientées vers la propriété intellectuelle. Mais c’est aussi (et peut-être surtout) un effet des matériaux qu’elle analyse : d’une part, les relations des chercheurs à leurs productions sont étudiées à partir de cas juridiques où, par conséquent, priment les catégories du droit (copyright, droit des brevets, droit de la propriété intellectuelle) ; d’autre part, les controverses portées devant les tribunaux n’opposent souvent que deux ou trois chercheurs d’une collaboration généralement plus vaste, et ne permettent donc pas d’appréhender les différents régimes d’échange qui se jouent entre l’ensemble des participants à la recherche. 6 D’ailleurs en physique des particules où le nombre de signataires dépasse la centaine, les membres du groupe sont autorisés à s’absenter jusqu’à un an sans qu’ils perdent leur statut de signataire des publications, qu’elles s’appuient ou non sur des données auxquelles ils ont effectivement participé (Galison 2003).

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Les attributs de l’auteur scientifique

L’émergence de l’auteur en science est contemporaine de l’apparition des sociétés savantes et des premières revues qui se développent à partir de 1665. L’authorship scientifique précède donc l’élaboration des droits d’auteur qui fonde la définition moderne de l’auteur littéraire élaborée au début du XVIIIe siècle (Woodmansee 1984; Rose 1993). Loin d’instaurer des droits d’auteur qui unissent la personne à ses productions tangibles, le rapport d’un chercheur à ses contributions est paradoxal : la seule façon d’être crédité d’une production académique suppose d’en être en partie dépossédé. Un chercheur échange ses apports en connaissance (la valeur scientifique produite) contre différentes formes de valeurs sociales (postes, prix honorifiques, instruments, financements…). L’authorship scientifique est fondé sur cette circularité. Il s’élabore dans la conversion des attributs qui s’échangent entre celui qui énonce et celui qui autorise. Cette dualité puise sa source dans la diplomatique, science des actes chargée de confectionner des documents authentiques (diplômes, chartes, testaments…). Comme l’a montré Fraenkel (2001, p. 415), elle conçoit depuis le Moyen Âge tout acte écrit comme « l’œuvre de deux auteurs, l’auteur de l’acte et l’auteur de l’action ». Le premier est entendu comme celui au nom de qui l’acte est écrit (e.g. le Prince). Il réfère ainsi à l’autorité compétente qui délivre les actes publics ou privés. Différentes personnes peuvent assumer la confection du document écrit sans être auteur (scribes, secrétaires, notaires, clercs, chanceliers…). Le second est défini comme celui qui effectue l’action : le sujet juridique qui contracte, vend, se marie, etc. De ce fait,

est auteur aussi bien l’institution, garante des routines, des archives, du respect des formes, que le sujet qui s’engage à un moment donné, réalisant un acte singulier conforme à ses intentions (Fraenkel 2001, p. 426).

Dans un cas, la notion d’auteur est entièrement liée à la détention de l’autorité. Elle ne requiert pas nécessairement de faire l’action elle-même. Celle-ci peut être déléguée à des subordonnés. Dans l’autre, elle est intimement reliée au niveau pragmatique. L’auteur ne vaut pas en dehors de l’action. Pour acquérir ce qualificatif, son engagement direct est indispensable. Les chercheurs s’engagent physiquement et moralement dans leurs activités quotidiennes en manipulant des objets. En ce sens, ils sont bien auteurs de l’action. Ils rédigent des articles et les soumettent aux autorités compétentes pour les faire évaluer. Leurs pairs sont ici auteurs de l’acte. Ce sont eux qui assurent la conversion du manuscrit en article, des résultats en connaissances certifiées (Zuckerman et Merton 1971). Entre les auteurs de l’action et les auteurs de l’acte se joue un processus de transsubstantiation au cours duquel des énonciations ordinaires sur le monde deviennent des énoncés authentiques.

Un article dans une revue de bonne réputation ne représente pas seulement les opinions de son auteur ; il porte l’imprimatur de l’authenticité scientifique, telle qu’elle lui est donnée par le directeur de la revue et les évaluateurs qu’il doit avoir consulté. L’évaluateur est la clef de voûte à partir de laquelle tout le commerce de la Science est agencé (Ziman 1968, p. 148).

L’auteur scientifique trouve sa spécificité dans ce rapport des chercheurs à leurs pairs. Il résulte de la distribution de l’autorité, de l’échange croisé d’attributs mutuellement partagés : capacité à produire des énoncés originaux, capacité à les authentifier. Pour que les personnes atteignent le statut d’auteur, leurs productions écrites doivent à la fois être signées de leur nom propre et porter les attributs distinctifs des institutions qui en autorisent la circulation et l’authentification (nom de la revue, nom du laboratoire, nom de l’université, nom de l’organisme financeur…). L’auteur scientifique repose donc sur un dédoublement, qui contraste avec l’unicité de la conception littéraire, et se rattache davantage à la définition diplomatique identifiée par Fraenkel (2001).

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Le régime d’attribution scientifique ne conçoit pas d’énonciateur indépendant, quand bien même un texte est signé par une seule personne. Au contraire, il procède d’un collectif qui reconduit en permanence la distribution circulaire des compétences, des qualités et des attributs des personnes dans la composition de l’auteur. Dans certains domaines comme en physique des particules, c’est d’ailleurs l’appartenance au groupe qui sert d’étalon aux pratiques de signature (Galison 2003). La logique de signature est indexée sur le temps passé dans le groupe de travail, la présence sur un même site partagé collectivement, et sur des procédures internes d’authentification des textes. De la sorte, moins il y a de noms sur un article, moins l’argument qu’il développe est jugé crédible, moins le savoir irrigue les ramifications de la collaboration. En d’autres termes, plus le texte comporte de signatures, plus il est validé. Cette dimension toute collective du régime d’attribution scientifique s’inscrit contre la conception littéraire de l’auteur qui fait du sujet énonciateur une entité individuelle indépendante et qui instaure un lien marchand aux productions par des droits de propriété intellectuelle. Loin de concentrer les potentialités d’énonciation dans les mains d’une unité cohérente qui s’inscrirait singulièrement dans les productions écrites, l’auteur scientifique consacre un engagement moral qui lie les personnes entre elles.

Conclusion : les fonctions négligées de la signature en science

L’analyse des articulations concrètes que réalisent les chercheurs entre « écrire », « signer » et « être auteur » permet d’éclairer des facettes de l’authorship scientifique peu explorées par les études concentrées sur les questions de propriété intellectuelle. Au-delà des codifications professionnelles qui valorisent « les contributions intellectuelles substantielles » et s’alignent ainsi sur la conception littéraire de l’auteur, les pratiques scientifiques exploitent parallèlement d’autres fonctions de la signature. D’une part, elle n’est pas seulement utilisée pour sanctionner le travail accompli. En science, la signature dissocie des actes qui, dans la conception littéraire, sont intimement liés : ceux qui écrivent ne sont pas pour autant ceux qui signent, et tous les signataires ne sont pas élevés au rang d’auteurs. Certains signent alors qu’ils n’ont pratiquement rien fait, d’autres peuvent largement contribuer mais ne signent pas. La signature est le lieu d’une distribution collective des activités. Elle joue ainsi le rôle de régulateur des relations entre les chercheurs. On peut signer pour maintenir une collaboration dans le temps, pour aider un collègue à trouver un poste, bref pour garantir les conditions d’échange propices à l’activité scientifique. D’autre part, la signature ne sert pas uniquement de marque d’appropriation qui garantit une forme de propriété intellectuelle. Elle soutient également un mode d’authentification des productions qui s’appuie sur les qualités partagées d’un groupe de personnes, elle constitue un dispositif de validation collective des savoirs7. Cette particularité ouvre sur les rapports ténus qu’entretient la notion d’auteur avec l’action, et plus particulièrement l’action en collectif. L’auteur scientifique vise beaucoup moins à manifester l’expression d’une individualité dans un texte, trait caractéristique de la conception littéraire, qu’à accomplir en commun des actes écrits : produire des informations crédibles originales et garantir leur attachement au collectif8. Ces fonctions de la signature ne sont pas incompatibles avec des formes d’appropriation qui assurent des droits de propriété intellectuelle et des rémunérations financières. Au contraire,

7 Sur la fonction de validation de la signature, voir l’analyse historique de Fraenkel (1992). 8 Comme je l’ai montré ailleurs, les articles scientifiques s’apparentent moins à des textes portant l’empreinte d’une personnalité qu’à des documents formulaires dont l’écriture consiste à renseigner les différentes rubriques formatées (Pontille 2005b).

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McSherry (2001) a bien montré comment l’authorship articule plusieurs significations tout en maintenant l’opposition entre les définitions légales promouvant la circulation de produits marchands et les conceptions académiques garantissant l’échange de dons. Néanmoins, insister sur ces fonctions de la signature permet de comprendre le sens de pratiques généralement appréhendées comme des déviances par les codifications professionnelles ou les instances d’évaluation (e.g. gift authorship). C’est aussi mettre l’accent sur une des formes de l’« économie morale » (Daston 1995) de l’activité scientifique qui, bien qu’elle s’ouvre à plusieurs logiques marchandes, fait de la signature un garant de la validation collective des productions académiques.

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