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    FILS DAPOLLONPAR FRANOIS MILLEPIERRES

    ILES ESSAIS LX

    VfGALLIMARD

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    PYTHAGORE

    FILS DAPOLLON

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    DU MME AUTEUR

    Les Hommes en Cage, avec illustrations dAlfredLefebvre (ditions Notre Camp ).

    La Pyramide dHontsen. Pome dramatique, repr-sent Paris le 15 avril 1932 au Thtre dArt etAction, sous la direction de Mme Louise Lara etM. Edouard Autant (ditions Albert Messein).

    Au Relais du Cheval bleu. Pomes (ditionsAlbert Messein).

    Dune Arche a lautre. Pomes avec frontispice deG. Hendery (Cahiers de la Lucarne).

    A paratre.

    A la Claire Fontaine, rcit breton.La Vie exprimentale de Louis Horel. Essais

    romancs.Polycrate crucifi,pome dramatique.

    PYTHAGOREFILS DAPOLLON

    PAR. FRANOIS MILLEPIERRES

    LES ESSAIS LXII

    tuf

    GALLIMARD

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    Tous droits de traduction, de reproduction et dadaptationrservs pour tous les pays, y compris la Russie,

    Copyright by Librairie Gallimard, 1953.

    AVANTPROPOS

    Je n'ai pas eu la prtention en composant cetouvrage de rivaliser avec les rudits qui, grce leurs patientes et sagaces recherches, ont russi dgager, du moins en partie, la figure de Pytha-

    gore des vgtations parasitaires qui l'enveloppent.Je me suis content, en maidant de leurs travaux,de prsenter au public un personnage dont lenom sonore frappe assez souvent les oreilles, maisdont, la plupart du temps, on ne connat qued'indcis linaments qui transparaissent peine travers un brouillard de lgende.

    La critique du XIXe sicle, critique destructive (le mot est de Renan), hrite de Wolf, taitvraiment trop encline suspecter les textes, et, la suite de Zeller, lequel constatait que les docu

    ments sur Pythagore sont d'autant plus abondantsqu'on sloigne de son poque ce qui porteraita les faire recevoir comme faux certains en sontvenus douter de l'existence mme du sage deSamos 1. Or, qui ne sait que lHistoire travaille lentement et met un temps considrable recueillir

    ses matriaux enfouis sous les dtritus, les gravatset les cendres? Que connaissions-nous de Troieavant Schliemann, de lEgypte avant Champol-lion, de Cnossos avant Evans? Qui ne sait qu

    1. M. Isidore Lvy, par exemple, dans ses Sourcesde la Lgende de Pythagore.

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    lexception de quelques familiers, le public contemporain est souvent fort mal renseign sur les

    faits et gestes des personnages les plus en vue?Quant aux familiers sils recueillent parfois quelques notes, il arrive que ces notes sgarent en

    passant des hritiers que sollicitent dautresgots ou dautres occupations, et quelles attendentsouvent plusieurs gnrations avant dtre exhumes du fond dun tiroir et dtre mises au four?

    Pourquoi donc irions-nous rejeter tout ce queles Diogne Larce, les Porphyre et les Jamblique nous ont transmis dans leurs biographies de Py-thagore? Cest ici lun des cas, crivait F. Lenor-mant, o le vritable sens de lHistoire doit segarder des excs dune critique ngative et dissolvante. Ils nont rien invent, soyons-en srs,ils en taient du reste bien incapables. Ils ontcompos leurs ouvrages laide dextraits dauteurs, dont ils citent honntement les noms, auteurs dont certains, comme Aristoxne,Dicarque et Ti-me, avaient pu se renseigner auprs des disciplesdirects du Matre.

    Aussi, dans cette prsentation de Pythagore,navons-nous fait fi daucun des renseignements,

    si tardifs et si dpourvus de garantie quils fussent,que nous fournissent les textes. Nous admettons le sjour en Egypte, nous admettons mme le

    sjour en Babylonie. Pourquoi irions-nous lesnier quand les textes les affirment, et quand cela,tant donn les habitudes du temps, est on ne peut

    plus vraisemblable? Pourvu que tel fait ne prsente pas un anachronisme trop criant, nous lacceptons avec les rserves dusage, et nous essayonsdimaginer ce qui a pu en rsulter.

    Pythagore est la personnification dune grandepoque de la pense humaine. Il reflte dans sonexistence, relle ou lgendaire, les tendances et

    les esprances nouvelles d'une humanit qui netrouve plus de suffisantes satisfactions dans lesanciennes constructions mythiques. Ses biographes,en le faisant voyager travers tous les pays, nont

    pas eu tort, mme si cela nest pas conforme la ralit matrielle. Un Pythagore sdentaire ne

    se comprendrait pas. Il est ncessaire quil pr-grine travers les civilisations et les croyances deson temps. Aussi, pour bien le comprendre, relou lgendaire, on ne saurait se dispenser de peindrele fond historique et gographique sur lequel doit

    se dtacher successivement sa figure. Voil pourquoi je me suis permis de mtendre sur les progrs de lEmpire perse comme sur les derniersjours de lEgypte pharaonique; voil pourquoi jeme suis permis de prsenter un tableau de Sparteet mme une esquisse dAthnes au VIe sicle et cela bien que les textes ne parlent pas dunevisite de Pythagore en cette ville. Pythagore ne

    saurait se comprendre quen fonction de tout cequi lenvironne, mme en dehors de tout contactimmdiat.

    Pythagore en e f f e t est, six sicles avant Jsus-Christ, lannonciateur dune nouvelle conceptiondu monde et de lexistence. Cette conception nou

    velle, dont le besoin se fait alors sentir lhumanit, il ne la pas invente de toutes pices; ilen a plutt recueilli et interprt les lments pars chez les potes, les prtres, les prophtes, les thaumaturges de tous les pays, pour les rassembler en un corps de doctrine harmonieux etsans fissure, propre satisfaire tous les besoinsde lesprit et du cur. Ce nest pas une crationartificielle, un simple jeu de lintelligence.

    Peut-tre me reprochera-t-on de romancer enquelques endroits la vie du sage de Samos. Quandil sagit dun personnage dont la biographie com-

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    porte certaines lacunes, il est excusable, je pense,de faire appel aux ressources de l'imaginationpour essayer de les remplir. Mais toutes les foisque cela m'arrive, je le signale, afin que le lecteur ne sy trompe pas. A vrai dire, Pythagore,de son vivant dj, tait pass dans la lgende.

    Nous ne pouvons procder son gard selon lesmthodes rigoureuses de la recherche historique.Si haut que nous remontions aux sources de lin

    formation, Pythagore, sans sintgrer, comme Orphe, dans le mythe pur, se prsente comme untre surnaturel. Pour le figurer selon sa vrit,11 ne convient pas de le dpouiller de ses attributsdivins, en ne conservant de lui, par exemple, que le mathmaticien ou le lgislateur. Il ne convient

    pas non plus den faire seulement un inspir.Cest entre ces deux aspects de sa physionomie que je me suis efforc de me tenir, afin de contenter la fois, si possible, les esprits positifs etles mystiques.

    i

    LENFANT PRODIGE

    Daprs les donnes les plus vraisemblables,Pythagore naquit Samos vers lanne 570avant JsusChrist. Son pre sappelait Mnsarchos, sa mre Pythas ou Parthnis. Mais cer-tains prtendent quil vint au monde Lemnos,et que sa famille, dorigine tyrrhnienne, nestait fixe Samos qtie plus tard, la suitedun exode de la population. On lui attribuegalement comme lieu de naissance la ville dePhlionte, do sa famille aurait t chassepar les Doriens du Ploponse. Enfin on lefait natre Sidon, et lon dit que son pretait de race syrienne. Mais de toute faon,

    on le ramne ds ses premiers jours Samoslionienne, lle heureuse entre toutes, protgedHra, la desse au paon. Cest Samos queses regards se sont ouverts la premire fois lalumire dApollon.

    Samos, qui fait partie du groupe des Sporades, dessine dans ses contours la forme dundauphin qui, du rivage de lAsie vient de sauterdans la mer pour nager vers la Grce continen-tale. Elle nest spare de la cte asiatique oslve le mont Mycale, et o le Mandre, aprstous ses dtours, trouve enfin son embouchure,

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    que par un troit bras de mer. Lle est mon-tagneuse, domine par le Cercte louest etlAmplos au centre. Tandis que la cte sep-tentrionale est rocheuse et boise, revtue decyprs, de thuyas et de chnes, le long de la

    cte mridionale stalent de petites plainesdont lune, arrose par lImbrasos, sert de site la ville mme de Samos (actuellement Tigani).Le climat y est particulirement doux, et rap-

    pelle celui de lAttique. La terre y est prodigueen fruits de toutes sortes, si bien que lon pour-rait galement comparer Samos une cornedabondance, dbordante de raisins, dolives, defigues et de grenades, abandonne sur lesflots x. Selon dantiques lgendes, Ance, fils dePosidon et dAstypalaea, aprs avoir pousSamia, fille du Mandre, y serait venu le pre-mier y fonder une colonie. Dans la suite destemps lle avait reu plusieurs noms, harmo-nieux comme ellemme : Parthnie, Dryuse,Mlamphyle, Cyparissie, Stphan, et dautres,pour adopter en dfinitive celui de Samos. LesArgonautes, au cours dune escale, y avaientconsacr, sur le bord de la mer, un temple la desse Hra. Car on prtendait que lpouse

    de Zeus tait ne sous un vieux saule au bord delImbrasos, et que le matre des dieux lavaitenleve pour partager avec elle, en gage dunionlgitime, le rituel gteau de farine blanche.On pouvait encore admirer dans le temple, autemps de Pausanias, une antique statue de ladesse, de Smilis dEgine, contemporain de

    1. Apule (Florides, XV) ne la pas vue sous unaspect aussi riant. Le bl son poque (n e sicle ap.J.-C.) y venait mal; on ny voyait pas de vignes, on ny cultivait pas de lgumes. Mais lle alors sembleavoir t laisse labandon.

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    Ddale. Seraitce cellel mme, hiratique,mince et droite, quasi cylindrique, troitementgaine en sa tunique aux longs plis, qui habitemaintenant en notre muse du Louvre? LesSamiens, tous les ans, commmoraient le mariagesacr en des rites curieux qui comprenaient unamusant jeu de cachetampon, dont lobjet dcouvrir tait justement la statue de laimedesse soigneusement dissimule au bord de lamer dans quelque buisson dagnus castus 1. Autemps de Pythagore, le temple primitif nexis-tait dj plus; on lavait remplac par un autredifice construit sur les plans de larchitectePhoikos, lequel avait peuttre onserv cer-tains morceaux de lancien; difice imposant,puisquil comprenait huit colonnes en faade etvingtquatre sur les cts. Cest celui dont parleApule, o lon voyait devant lautel une statuequi reprsentait Bathylle, le jeune favori dePolycrate, et non Pythagore, comme certainsle prtendaient. De ce temple on peut voirencore quelques chapiteaux garnis doves.

    ** *

    Samos se trouvait particulirement bien pla-ce pour recueillir les inspirations de lOrientet les transmettre au monde mditerranen;elle tait toute dsigne pour servir de berceau Pythagore, auquel on se hta dattribuer uneascendance divine. Mnsarchos et Pythas,disaiton, descendaient tous deux dAnce, lehros fondateur de Samos. Et lon contait quePythas, la plus belle femme de lle, avait

    1. Plante aromatique, dont le feuillage protgeaitla vertu des femmes.

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    mrit les faveurs dApollon, et que Mnsarchos navait jou dans la naissance de Pytha-gore que le rle dont stait content Amphi-tryon dans celle dHracls. Cependant certains,

    plus rationalistes, comme Apollonius (selon Jamblique) expliquaient que le nos , lesprit de

    Pythagore avait seulement bnfici dun effluveintentionnellement dirig sur Pythas au momentmme de la conception. En tout cas, on donna lenfant le nom de Pythagore, cestdiredAnnonciateur pythien. Pythas, pendant sagrossesse, avait, paratil, accompagn en Syrieson mari, qui y faisait un voyage daffaires.La Pythie lui avait prdit la naissance dunenfant extraordinaire. Et cest grce cettecirconstance que, selon certains, Pythagoreaurait vu le jour Sidon. Rentr Samos avecla mre et lenfant, Mnsarchos, qui avait ralisde fructueuses oprations, loin den vouloir son rival olympien, considrant mme que ledieu lui avait fait beaucoup dhonneur, lui fitconstruire un temple pour lui en exprimer toutesa gratitude.

    Mnsarchos tait un ngociant avis qui con-naissait lart de la dpense aussi bien que celui

    du gain. Un de ceux qui le font de race syrienneprtend que les Samiens lui avaient accord lanaturalisation pour le remercier de les avoirravitaills en bl durant une priode de famine.Il est probable que Mnsarchos, comme la plu-

    part des marchands de cette lointaine poque,ntait pas spcialis dans tel produit ou danstel article. Il voyageait dans toute la Mdi-terrane la recherche de la bonne affaire,

    passant des grains aux toffes, des toffes auxvins et des vins aux objets manufacturs, selonloccasion. Toutefois, on dit quil sintressait

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    particulirement la bijouterie, et quil con-naissait et pratiquait le mtier de graveur suranneau. Ctait un art, sembletil, trs enfaveur Samos. Mnsarchos, aprs tout, pou-vait fort bien concilier lart et le commerce.Apule dit quen taillant des pierres prcieuses,

    il cherchait acqurir la renomme plutt quela fortune. Il avait mme ouvert, diton, unatelier en pays trusque, et ses relations avecla Syrie lui permettaient de se procurer lesmatires prcieuses ncessaires et de se rensei-gner en mme temps sur les procds des arti-sans orientaux, qui taient en cette partie lesmeilleurs matres.

    *. ** *

    Ctait lpoque o dans un grand nombrede villes grecques, en particulier dans les villesmaritimes, florissaient les tyrannies. Elles sesubstituaient, en sappuyant sur le peuple etsur la classe des marchands, aux oligarchiesfondes sur la naissance ou sur la richesse fon-cire. Des ambitieux, euxmmes quelquefoisoriginaires de la noblesse, profitaient de cequils exeraient quelque magistrature civileou quelque commandement militaire pour orga-niser un coup de main et semparer de la cita-delle. Aprs quoi, selon leur humeur ou selonles circonstances, ils gouvernaient en matresdespotiques, souponneux, avides et cruels, ou

    bien en princes clairs et gnreux, sint-ressant au sort des petites gens, multipliantles travaux publics et menant une vie fastueuseau milieu dune cour dartistes, de savants, de

    belles femmes et de beaux jeunes gens.Samos ne pouvait chapper cette contagion,

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    qui atteignait Milet sa voisine avec Thrasybule,Lesbos avec Pittacos, Corinthe avec Priandre, Athnes avec Pisistrate, et qui se pro-

    pageait jusque dans les cits de la GrandeGrce et de la Sicile. La figure de Polycrate,le tyran de Samos, est une de celles qui sduisent

    le plus limagination. Polycrate tait le filsdAeacs, gros fabricant de couvertures et devaisselle, qui ne ddaignait pas non plus lesbons profits de la piraterie, dont il versaitdailleurs honntement la dme la desse Hra.En sappuyant sur la classe laborieuse, Poly-crate semparait de lautorit la suite dunsoulvement. Il partageait dabord le pouvoir,dans une sorte de triumvirat de famille, avecses deux frres, Pantagnote et Syloson; puis ilsen assurait rapidement lexclusivit en met-tant mort le premier et en exilant lautre.Il prenait soin ensuite daffermir son autoritet daccrotre son prestige en se crant dutilesamitis politiques et en faisant beaucoup pourlamnagement et lembellissement de Samos,en mme temps que pour laccroissement deses forces navales et militaires. Il contractaitalliance et changeait des cadeaux avec Ama

    sis le Pharaon; il mettait sur pied tout un pro-gramme de grands travaux qui comportait laconstruction de fortifications, de digues etdaqueducs; il se constituait une magnifiqueflotte de pentcontores x; il organisait un grandbazar, et reconstruisait lHraion de telle sortequil pt rivaliser avec lArtmision dEphse;enfin il se composait une cour particulirement

    1. Daprs Thucydide, les Samiens avec les Corinthiens auraient t les premiers constructeurs de ces vaisseaux de guerre cinquante rames.

    brillante, o devaient se rencontrer des espritsde premier ordre dans les arts comme dans lessciences.

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    Au temps de la jeunesse de Pythagore1, Samostraversait une priode de grande prosprit danstous les domaines, et Mnsarchos y put fairedonner son fils une ducation de prince,celle qui convenait un enfant prodige, pour nepas dire un enfant du miracle. Il en avait lesmoyens et les facilits. Le jeune Pythagore fr-quenta naturellement le gymnase, afin de seformer un corps selon lharmonie des forceset des lignes; il apprit chanter en saccom-pagnant de la lyre, linstrument mme dApol-lon; il apprit la peinture par laquelle on sini-tie aux proportions; enfin on ne ngligea aucunediscipline. On lui donna pour cela les matres les

    plus illustres. Hermodamas, diton, fils de Crophile de Samos, lequel aurait t lhte du vieilHomre et le chef dune de ces corporations derhapsodes qui conservaient comme un dptsacr le texte de Y Iliade et de l'Odysse, futcharg de lui faire apprendre par cur la colredAchille et le retour dUlysse, en lui expliquantet commentant le sens cach de tous ces beauxvers, o lon croyait dcouvrir alors tous lessecrets de la science humaine et de la divine

    1. La chronologie tant trs incertaine, nous ne pouvons observer que grosso modo le paralllisme desfaits. Peut-tre Polycrate ne stait-il pas encore empar du pouvoir quand Pythagore ntait quunadolescent; mais il est fort probable quil occupait dj une place importante dans la cit.

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    sagesse \ Plutarque (ou plutt quelque pseudoPlutarque2) natil pas prtendu que Pytha-gore avait tir des pomes homriques lessengoretiel de sa doctrine?

    En fait, les leons dHermodamas (en admet-tant quil y ait eu un Hermodamas), conuesselon les mthodes traditionnelles, nont eu

    probablement dautre rsultat que dexciter lacuriosit du jeune homme et son apptit decertitudes. Bien que lautorit dHomre soithautement respectable, lAde nous donne par-fois des dieux immortels une opinion biendsavantageuse, et les notions quil nous four-nit sur la constitution du monde restent partrop lmentaires et sont loin de satisfairepleinement lintelligence. Audel des pomesdHomre et de lle de Samos, il y a encore biendes vrits dcouvrir et bien des terres explorer. Le jeune Pythagore a pu dj senapercevoir en accompagnant son pre dans cer-tains de ses voyages. Encore enfant, il auraiten effet visit lItalie o de Zancl (Messine) Kym (Cumes), les Grecs avaient, depuis levne sicle, fond de splendides tablissements.Beau voyage propre laisser dans sa mmoire

    de lumineux souvenirs, qui, plus tard, le sollici-teront choisir la GrandeGrce pour y fairefructifier la bonne graine de sa doctrine.

    Il nest pas non plus interdit de penser que

    1. LIliade et YOdysse taient alors, crit V. Brard, le manuel scolaire, lencyclopdie de toute science et de toute sagesse, la Bible cultuelle, o lHellne digne de ce nom avait chercher ses rgles de conduite, ses ides sur les dieux, ses connaissances du monde et de lhomme, sa morale et sa foi en mme temps queses modles de bien penser et de bien dire .

    2. Dans un traitSur la vie et la posie dHomre.

    Y

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    Polycrate, ayant entendu vanter la beaut apollonienne et les dons surnaturels du jeune homme,ait manifest le dsir de le voir et de lentendre.Polycrate tait alors plein de confiance en soi,sr de son bonheur. A sa main brillait, sertie

    dans lor, la pure meraude, grave par le grandartiste Thodros, lequel tait lauteur du cra-tre dor offert par Crsus au temple de Delphes.Ses devins lui prdisaient les plus hautes des-tines, et Maeandrios, habile ministre, senten-dait, sembletil, parfaitement soutenir ses am-

    bitions. Polycrate attirait autour de lui les espritsles plus distingus de son temps : Dmocde,mdecin originaire de Crotone, le maintiendraitdans un merveilleux tat de sant grce unemploi judicieux de remdes mollients ou to-niques, destins maintenir son quilibre phy-siologique; larchitecte Eupalinos de Mgareamnagerait sa ville et son palais dans lhar-monie des lignes, des plans et des volumes;Anacron, pote des ftes/ galants, rpandraitautour de lui, toute heure, en saccompagnantde la cithare, de charmantes chansons, lgres,fraches et capiteuses comme les roses, dont laphilosophie ainsi que les rythmes, sauraient

    dissiper les moindres soucis de cette demeureo tout ne devait tre quenchantement et dou-ceur de vivre, luxe, calme et volupt. Rien devulgaire, certes, dans cette manire de passerles jours, qui excluait la grossiret scythecomme labrutissante sensualit des satrapesde lAsie toute proche. A la cour de Polycrate,on connaissait le prix de la science, la valeur delintelligence; le mets le plus recherch, le vinle plus parfum y auraient paru fades, silsnavaient t assaisonns et relevs des condi-ments de lesprit. Invit la table du tyran

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    le jeune Pythagore y aura peuttre recueillicertains propos qui ne lui auront pas t tout fait inutiles pour lclairer sur sa propre voie.Toutefois il eut vite fait sans doute aussi dedceler la vanit et le matrialisme de cette vie

    dore dont toute la morale consistait cueillirles heures, et qui annonait ainsi, prs de troissicles lavance, la naissance dEpicure sur lesol de la mme Samos. Pythagore, sous cetteapparence dharmonie, neut certes pas de peine reconnatre des germes de dsagrgation et decorruption : Sma esti sma; le corps est unetombe. On a beau loindre des parfums les plusrares, le parer des toffes les plus chatoyantes,le corps, spulcre de lme, est inluctablementpromis, lui aussi, au spdlcre. Peuttre quePythagore, dou du sens de la double vue, aper-cevait dj lbas lhorizon, de lautre ct dudtroit, la pointe du cap Mycale, le cadavredu beau tyran cartel sur la croix qui lui taitrserve; et lmeraude continuait briller duntonnant clat sur une main de squelette, cettemain qui, dans linstant, soulevait avec tant deconfiance dans lavenir, la coupe destine auxdieux de la maison.

    ** *

    Pythagore navait rien faire et pas grandchose apprendre dans la maison de Polycrate.Sil y pouvait comprendre quelque chose, cestseulement quil devait quitter Samos afin dlar-gir le champ de ses connaissances. A cettepoque, celui qui tient faire des tudesapprofondies doit voyager, parcourir le mondependant des annes pour interroger de vive

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    voix les gens et observer directement les cho-ses 1. Il ny a pas de livres; on communiquedifficilement par lettres. Le seul moyen de pro-fiter de la parole des matres est daller de-meurer auprs deux, de vivre dans leur socit,dans leur intimit, de sattacher leur personnecomme celle de pres adoptifs. Pythagoredcide donc de partir, de quitter ses parents etses frres, peuttre pour toujours, afin de seconsacrer travers le monde la recherche decette vrit laquelle sa mission exige quilsacrifie toute affection terrestre. Il part munide lettres de recommandation. Mnsarchos asans doute pu lui fournir, avec un solide viati-que et dexcellentes adresses, de prcieuses indi-cations sur les tapes et les itinraires. Poly-crate lui remet entre les mains, scell, je pense,du chaton de sa prcieuse bague, un message

    pour le Pharaon dEgypte en personne, messagedans lequel il prie le royal destinataire de bienvouloir accorder des facilits au voyageur pourquil soit introduit auprs du sacerdoce gyp-tien. Car le jeune Pythagore, qui connat sonHomre et son Hsiode galement sur le boutdes doigts, brle maintenant du dsir dtre

    initi, comme Lycurgue, Solon et Thals, auxmystres sacrs et aux secrets scientifiques queles prtres du Delta ou de la valle du Nil,

    jalousement, se transmettent depuis des sicles.

    1. Ultimas terras lustrasse Pythagoram, Demo-critum, Platonem accepimus : ubi quid enim esset,quod disci posset, eo veniendum judicaverunt. Noussavons que Pythagore, Dmocrite et Platon ontvoyag dans les pays les plus lointains; selon eux on ne pouvait se dispenser daller l o il y avait quelque chose apprendre. (Cicron,Les Tusculanes,II, iv.)

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    PYTHAGORE CHEZ LES IONIENS

    Accompagn, diton, dHermodamas, Pytha-gore, obissant aux ordres du dieu qui lanimait,quitta donc sa famille pour se rendre dabordauprs de Phrcyde de Syros.

    Phrcyde, dont on montre encore maintenantdans lle de Syros la grotte o il tenait cole,exposait ses lves un systme de luniversdans une Thologie rdige en prose : innovationde premire importance, en ce quelle consacraitla sparation entre la posie et la science, entrelinterprtation mythique de la nature et sonexplication rationnelle. Dj le bon vieil Hsiode,au cours de sa Thogonie, o il personnifie lesforces naturelles, a fait un louable effort pouren expliquer logiquement les rapports hirar-chiques. Dailleurs Phrcyde de Syros, bien quilavance sur le terrain plus ferme et plus consis-tant de la prose, nose gure abandonner lesdouces habitudes de la fiction mythique. Toute-fois, au lieu de tout faire driver du Chaos,mme les divinits, le matre de Syros prsenteZeus ses lves comme le principe mme dela vie. Zeus se mtamorphose en Eros, qui semet en devoir dtendre sur le chne qui repr-sente larmature mme de lunivers un vaste

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    voile, afin dy dessiner les belles broderies desterres et des mers. Mais Zeus, avant dasseoirdfinitivement sa puissance, doit engager un longcombat contre les forces mauvaises de la nature,qui sopposent ses desseins sous la figure dunmonstrueux serpent. Imaginations romanesquesdont on retrouverait sans doute lorigine dansles inventions religieuses des premiers ges euro-pens. Le chne de Phrcyde rappelle invin-ciblement le frne Yggdrasyl des lgendes nor-diques. Phrcyde, pas plus quHsiode, ntaitlinventeur de ses fables thogoniques. Il est remarquer toutefois que Phrcyde, sur ce thmeprobablement fort ancien, dveloppe laffirmationdune victoire dfinitive du bien sur le malgrce lintervention du dieu crateur en per-sonne. Sa thologie contient une esprance desalut. Phrcyde enseignait la doctrine de lim-mortalit de lme. Cicron, dans les Tusculanes,prtend quil fut le premier le faire x. Il ensei-gnait, paratil, aussi la mtempsychose.

    Etant donn le peu que nous connaissons deluvre de Phrcyde, dont il ne nous rest quequelques fragments, nous ne saurions dire dansquelle mesure Pythagore en a t influenc. Tou-

    jours estil quil avait vou son vieux matreune profonde et fidle affection puisque, vingtou trente ans plus tard, nous le verrons sem-

    presser son chevet pour lui rendre les derniersdevoirs. De la prose de Phrcyde manait sansdoute une agrable lumire qui remplissait daisele cur de ses disciples. Mais ell, en tait reste

    1. Pherecydes primum dixit animos hominumesse sempiternos. (Cicron, Tusc., I, xvi.) Phrcyde fut le premier dire que lme humaine est im

    mortelle.

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    aux conjectures potiques. Et Pythagore avaitbesoin de certitudes.

    ** *

    Ctait lornement de lIonie, la ville deMilet quincombait la mission doffrir lin-telligence de Pythagore sa premire nourriturescientifique. Milet partageait alors avec Tyr etCarthage la prpondrance maritime : elle comp-tait trois cents colonies sur la Propontide et lePontEuxin; elle possdait une escadre de centnavires de guerre; elle avait quatre ports, dontle plus important tait le Port aux Lions, bordde vastes quais orns de portiques, et quonappelait ainsi cause de deux statues colos-sales de lions qui le dominaient. Par sa flottede commerce et par ses caravanes, Milet taiten relation constante avec les pays les plus loin-tains, en particulier avec lEgypte, o elle avaitson quartier Naucrate sur la bouche canopiquedu Delta. La ville senorgueillissait dune longuehistoire; elle conservait des souvenirs qui da-taient du roi Minos, car elle faisait remonterses origines une ancienne colonie crtoise. Les

    bourgeois de Milet, les ngociants en grains, con-serves de poissons, peaux, laines, tissus, mtauxprcieux, ses armateurs, constructeurs et manu-facturiers, ntaient pas de vulgaires marchandsou industriels uniquement occups de leurs pour-centages. Ils constituaient une aristocratie dela fortune, un patriciat de largent qui se pi-quait de culture et sintressait aux choses delesprit. Leur ville tait, au dbut du vie sicle,le centre intellectuel le plus brillant du mondegrec. Cest Milet que se fonde, vnementconsidrable dont on ne saurait trop souligner

    P Y T H A G O R E C H E Z L E S I O N I E N S 25

    limportance, la premire cole philosophique, ouplus prcisment, la premire socit savante,sorte dassociation laque pour la recherche scien-tifique selon des mthodes rationnelles, et ce futle fameux Thals, dont le nom brille en tte

    de la liste des Sept Sages, auquel revint cetitre le trpied dor dHellne x, qui la fonda etlorganisa. Pythagore, aprs avoir reu lensei-gnement de Phrcyde, se fit inscrire parmi lesauditeurs de cet institut, o chacun avait ledroit de faire intervenir librement ses critiqueset ses sug^stions, et que lon considre bondroit coulIe le berceau de la science vritable,comme la ^furce aussi de ce que Renan nomma le miracle grec .

    Thals, dont certains disent quil tait dori-gine phnicienne, et qui avait beaucoup voyag,particulirement en Egypte, tait n la findu vne sicle; il aurait vcu jusquau milieu duvie. Ctait un astronome, un physicien et ungomtre. Il ne vivait pas seulement dans ledomaine de la science pure, comme tendrait le faire croire lanecdote raconte par Platon,selon laquelle il aurait fait bien rire sa servante(quelque Bcassine venue du fond de la Thrace)

    pour tre tomb dans un puits en y observantles toiles. Philosophe qui tombe dans un puitscertes par excs dattention et de curiosit, maisqui, libr du mythe, ne donne plus dans lescontes selon lesquels le soleil, durant les clipses,se laisse dvorer par quelque dragon. Il prditun an lavance celle qui se produit en 585. Tha-ls avait, coup sr, ses distractions de savantdont les regards portent plus loin que la ralitprsente et tangible, et qui reste indiffrent aux

    1. Cf. Plutarque, Vie de Solort.

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    contingences. Mais il ne se contentait pas lemoins du monde des abstractions. Daprs ceque nous en savons, il ne sest jamais compl-tement dparti de toute considration dordreutilitaire. Ctait un excellent ingnieur. Il sin-

    tressait tous les problmes de la technique, ceux qui relvent du gnie militaire ou de lanavigation, autant quaux thories cosmologi-ques ou mtorologiques. Le thorme qui porteson nom a dabord ses yeux un intrt pratique,

    puisquil permet de mesurer la hauteur dundifice daprs son ombre et la distance dunnavire en mer. On lui attribue la rdaction dunmanuel dastrologie nautique. Il soccupe de tra-vaux dhydraulique, et Crsus a recours sestalents pour dtourner le cours de lHalys. Alorsquil vivait en Egypte, il ne se contentait pasdy tudier la gomtrie, il suivait attentive-ment les travaux entrepris par Nchao pour lepercement dun canal destin joindre le Nil la mer Rouge. Dailleurs, mme sil faisait quel-que commerce pour vivre, le profit ne le tentaitgure. Clibataire endurci, il se rservait duloisir pour ses recherches, bien quil et pu faci-lement amasser une grosse fortune grce sesconnaissances. Un jour seulement, pour le plaisirde confondre ses compatriotes qui le raillaientde vivre pniblement, ayant prvu, grce sesobservations mtorologiques, que la rcolte desolives serait particulirement abondante, il mo-nopolisa tous les pressoirs du pays pour leslouer des prix exorbitants au moment de lacueillette, prouvant ainsi par l que, si le vri-table savant ne senrichissait pas, ce ntaitpas par incapacit, mais parce quil ddaignaitcette satisfaction comme tant dun ordre inf-rieur. Cest probablement en vertu des mmes

    P Y T H A G O R E C H E Z L E S I O N I E N ? 2 7

    principes que Thals, qui ne mprisait pas ltudedes questions politiques 1, laissa prendre, diton, Thrasybule lautorit suprme, alors quil luiet t facile de sen saisir luimme.

    Bien que Thals ait fait accomplir de grands

    progrs la science, en lappuyant sur ltudedirecte des phnomnes et sur leur mesure, on

    peut douter nanmoins quelle ait dpass chezlui les limites dun empirisme raisonn qui setraduisait en formules dutilit pratique. Avaitilrationnellement dmontr le thorme qui porteson nom, en avaitil mthodiquement construitla figure? Cela nest pas fr^s sr. CependantPythagore eut de quoi tre iSflp par la rvlationde certaines dcouvertes du matre de mme que

    par lesprit de sa mthode. Thals lui ouvritcertainement les yeux sur limportance du nombredans la constitution du monde et dans la pro-duction des phnomnes.

    Dailleurs Thals ne se contentait pas dtudier les phnomnes naturels comme des faitsindpendants les uns des autres. Il essayait deconstituer une thorie qui et une valeur uni-verselle. Il aborda le problme des origines, des

    causes et de la substance. Il abandonnait bienentendu les romans thogoniques la maniredHsiode ou de Phrcyde. Il substituait auChaos, ou Chronos ou Zeus, un lment fon-damental, unique, do tout manait et o toutretournait en dpit de linfinie diversit de la na-ture. Pour Thals, leau constituait llment fon-damental, principe gnrateur de toutes choses.Tout, vient de leau, et tout se rsout en eau.

    1. Il avait donn un excellent conseil aux Ioniensen leur indiquant le plan dun Etat fdratif qui leur aurait permis de se dfendre plus efficacement contreles Perses. (Hrodote, I, 170.)

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    Il suffit de considrer les changements qui seproduisent dans la nature pour en tirer cetteloi gnrale. La production de tous les phno-mnes implique la prsence universelle de leau.Lhumidit nourrit toute chose : le feu du ciel

    luimme clate au milieu des nues issues dellment liquide. Et Thals va jusqu prtendreque la terre repose sur la vaste tendue de cefluide essentiel. Ainsi que le fait remarquer Aristote, cest tout autre chose que de dire, commeles potes, que lOcan et Tthys sont les auteursde lunivers.

    La physique de Thals se compltait de con*sidrations sur lme et sur sa destine. Il ensei-gnait que lme tait un principe moteur, unesubstance qui se meut toujours et par ellemme,et quelle se mle toutes choses par linterm-diaire de leau. Pythagore dfinira lme commeun nombre qui se meut par luimme. Il rem-

    placera leau par lther, plus subtil, mais, dansla forme, il ne scartera gure des vues deThals.

    Il est donc hors de doute que le savant milsien put avoir une influence dcisive sur lorien-tation de la pense de Pythagore. Thals nese contenta dailleurs pas de lui fournir les l-ments dune initiation la science vritable.Thals stait impos un rgime moral dont ilfit probablement profiter son disciple. Il luienseigna, diton, la faon dconomiser le temps,cestdire, si lon comprend bien, une mthodede rationalisation et de distribution quilibredes heures accordes au travail, au repos, lamditation. Il lui enseigna galement la temp-rance, cestdire une juste mesure des besoins,un rgime physiologique tabli daprs dqui-tables calculs. La morale de Thals tait, on

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    peut le supposer, celle dun vieux savant cli-bataire, dun moine lac, qui aime la tranquil-lit, qui a horreur de limprvu et qui entendque tous ses gestes soient rgls comme ceuxdes astres. Plus tard, quand il organisera sa

    communaut, Pythagore se souviendra cer-tainement des habitudes de son matre et peuttre aussi du rglement de linstitut milsien.

    ** *

    Pythagore suivit galement les confrencesdAnaximandre lequel, plus jeune dune gn-ration, prendra la succession de Thals dans ladirection de linstitut, et y dveloppera consi-drablement lesprit de mthode scientifiquehrit de son matre. Anaximandre sintressaitparticulirement la gographie. Il voyageaitbeaucoup afin de saisir le monde sous ses diff-rents aspects. On le voit diriger une expdi-tion coloniale, qui se termine par la fondationdApollonie sur le PontEuxin. Il dresse unecarte de lunivers, et cette carte nest nulle-ment une fantaisie potique et mythologique

    analogue aux broderies de Phrcyde; cestbien une carte, grave sur une planche de cuivre,o sont indiqus non seulement les villes, lesfleuves, les montagnes conformment leursdistances respectives, mais aussi les produc-tions des diverses contres. La carte quAristagoras de Milet placera sous les yeux desSpartiates quand il ira les solliciter pour aidersa patrie se librer du joug des Perses, nensera pas autre chose quune copie, perfectionne

    par Hcate. Anaximandre aura donc pu four-nir Pythagore des renseignements trs pr

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    cis pour les grands voyages quil a lintentiondentreprendre.

    On dit galement quAnaximandre est linven-teur de lhorloge ombre, dite gnomon, ins-trument de premire utilit pour les observa-tions astronomiques, sorte de cadran solaire,qui servait dterminer le midi vrai, les pointscardinaux, les solstices et les quinoxes, les

    latitudes. Il fut le premier, disent certains, reconnatre, grce cet instrument, que lezodiaque avait une position oblique. EnfinAnaximandre construisit une sphre cleste,divise en cinq zones, essayant ainsi de serendre compte de la position des astres parrapport la terre, de leurs dimensions et desdistances qui les sparent. Il dcrivit ainsi unemcanique cleste qui, si elle ntait pas con-forme la vrit, offrait lavantage et le charmede la cohrence et de lharmonie mathmatique,et laquelle Pythagore apportera des perfec-tionnements : selon Anaximandre, la Terre ala forme dun cylindre plac au milieu du ciel,

    cylindre au sommet duquel vivent les hommes;les astres, cest le feu primitif qui fuse par lestuyaux disposs sur les jantes des roues creusesconcentriques qui tournent autour de la Terre,et qui correspondent aux orbites du soleil, dela lune, des toiles fixes et des plantes. Anaxi-mandre calcule leurs rapports numriques, etil rsulte de ses calculs que les chiffres sont tousdes multiples de 3. Voil des concordancesmathmatiques faites, si fausses quelles soient,pour frapper lesprit de son disciple.

    Anaximandre ne se contente pas de dcrireselon ses observations et ses hypothses laterre avec le ciel. Il cherche en comprendre

    lorigine et sexpliquer la formation des subs-

    %

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    tances et des tres. Primitivement, il y a, selonlui, lInfini (Vapeiron), qui est ltte inorganis,indtermin, anim dun mouvement ternel,do toutes choses et tous tres sont sortis

    par voie de dissociation. La premire dissocia-tion qui sopre au sein de cet indtermin estcelle du chaud et du froid, dissociation dordre

    qualitatif par laquelle sexplique la formationdes astres et de leurs cercles. Aprs quoi, lechaud oprant sur leau, aurait suscit de nou-velles dissociations, en particulier celle de laterre davec la mer, et finalement aurait faitnatre la vie sous des formes de plus en plusdiffrencies, les premiers tres vivants tanttous des poissons, ns dans lhumide , lhommecomme les autres. Conception volutive quimarque une intuition gniale, darwinisme lon-guement anticip, bien fait aussi pour retenirlattention de Pythagore, dont la mtempsychose est fonde sur lidentit dessence detous les tres vivants, et qui, prcisment,manifestera, nous le verrons, des attentionsparticulires lgard du peuple des poissons.

    A ces thories sur la formation du mondephysique et sur sa composition, Anaximandresuperposait une doctrine de retour cyclique, parvoie de dissolution, au chaos initial en vue dunenouvelle recomposition du monde : retour quiest destin faire rgner dans le monde unejustice immanente mathmatique, les tres sepayant les uns aux autres, lchance marque,la peine et la rparation de leur injustice . Cettephilosophie du devenir, dune originalit etdune logique indiscutables, comment nen pastrouver la trace dans certaines conceptionspythagoriciennes, dans la thorie des incarna-

    tions successives et dans celle de la Grande

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    Anne lachvement de laquelle, les astresayant repris leur point de dpart primitif,recommencent le circuit de tout ce qui a tavec le droulement inluctable des sicles selonlordre dj suivi1.

    ** *

    Telles furent probablement les connaissanceset les ides que Pythagore recueillit dans lacit milsienne. Outre cela, pendant son sjour,il eut tout loisir pour couter, de la bouche desngociants et des marins quon y croisait sanscesse toutes sortes de relations sur les pays qui

    bordent la Mditerrane de lHellespont jus-quaux colonnes dHercule, en particulier surlEgypte, vers laquelle sans doute il se sentaitde plus en plus attir, dautant plus que Thalslui conseillait vivement de sy rendre. Thals,tenu par la loi du secret, ne se serait certaine-ment pas permis de rvler son disciple, sidigne de confiance quil lui part, les mystresauxquels lavaient initi les prtres du Nil. Le

    bavard Hrodote luimme a bien soin sur

    certains sujets de se mettre un buf sur lalangue : Sur ces mystres, qui tous, sansexception, me sont connus, ditil, que ma

    bouche observe un respectueux silence. SiPythagore est curieux de les connatre sontour, quil parte afin den obtenir communi-cation de ceux mmes qui les dtiennent envertu dun privilge hrditaire. Et nous aimons

    1. Voir ce sujet le commentaire de M. J. Carco- pino sur le vers 5 de la IV0 glogue de Virgile : Magnusab integro saeclorum nascitur ordo , dans son ouvragesur Virgile et le Mystre de la IVeglogue.

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    croire quil reut lordre de partir dApollonluimme dans ce fameux temple de Didymes,o, de Milet, on accdait* par une magnifiqueavenue entre deux ranges de lions et de sphinxmonumentaux1.

    1. Le muse du Louvre possde de magnifiques morceaux, chapiteaux et bases de colonne, de ce temple.

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    LES ESCALES PHNICIENNES

    Selon certains, Pythagore, au lieu de fairevoile directement sur lEgypte, passe par laPhnicie. Cela est dautant moins surprenantqu cette poque les navires vitent autantque possible les routes directes. On prfre ne

    jamais perdre les ctes de vue. On est prudent,ne seraitce que pour viter de mourir de soif,sans eau au milieu dun calme plat. Vingtquatre sicles plus tard Chateaubriand, au coursde son plerinage vers Jrusalem, suivra lemme itinraire, quil prolongera de la mmefaon jusquen Egypte.

    Autant descales sur cette cte phnicienne,autant de capitales sacres dans chacune des-quelles on clbre le culte dun Baal, dun sei-gneur divin ou dune Baalat. A Byblos, premirestation, le Baal cest Adonis, et la Baalat cestAstart. Couple divin dont la dramatiquelgende, qui symbolise le cycle de la vgtationet qui rappelle tellement celle dIsis et dOsiris, a t, selon certaine vraisemblance, emprun-te jadis aux Phniciens par les Egyptiens,quand ceuxci venaient annuellement chargerleurs navires de cdres du Liban, dont ilsavaient besoin pour leurs charpentes, leurs

    bateaux et leurs cercueils. Adonis tait n dunarbre; il avait t tu la chasse par un san-glier, et son pouse, Astart, tout en pleurs,obtenait sa rsurrection grce des oprationsmagiques. Pythagore aurait donc assist aux

    grandes reprsentations donnes en lhonneurdu dieu, non loin de la source du Nahr Ibrahimactuel qui, dans un site tonnant, jaillit dunegrotte flots presss et tumultueux auxquelsla nature du terrain donne la couleur du sang. De tels sites, crit Barrs, valent tous lesefforts. Les oreilles de Pythagore ont alorsretenti des cris dlirants que, dans leurs dplo-rations rituelles, pour rappeler Adonis, lesfemmes rptaient en se dchirant la poitrine,et qui se rpercutaient au loin le long desgorges sonores o se prcipitaient les eaux depourpre. Car la lgende voulait que le dieurevnt chaque anne dans ces lieux pour ytrouver la mort et y renatre. Ces ftes mys-tiques qui renouvelaient chaque printempsle drame divin, comportaient des danses fr-ntiquement rythmes au son de fltes stri-dentes, des processions aussi o lon promenaitdes statuettes du dieu gisant; et lexposition

    aux portes des maisons de toutes sortes devases et de rcipients, jardins en miniature olon avait sem des plantes germinationrapide, de la laitue surtout, parce que, disaiton,Astart, lamante dAdonis, avait dpos surun lit garni de fraches et tendres feuillesempruntes cette plante potagre le cadavreador.

    A Sidon (Sada), dans le premier millnaireavant notre re, on rendait un culte au BaalEshmoun, dieu chthonien, qui devint le dieude la mdecine, et que les Grecs assimilrent

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    Asklpios. A Tyr, ctait Melqart, assimil Hracls, dont le nom signifiait roi de laville , divinit solaire et marine. Pythagoreeut la possibilit de lier connaissance avec cesautres dieux. Grce aux relations que son ]5reentretenait avec les Syriens, il bnficiait sre-ment du prjug favorable. Peuttre mmeeutil le privilge de connatre les noms propresde ces divinits essentiellement nationales, nomsque lon cachait soigneusement aux trangers,afin que ceuxci ne pussent profiter de toutesleurs grces.

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    Les doctrines des prtres phniciens, tellesque nous les a transmises Philon le Juif, taientgalement de nature intresser Pythagore.Daprs Jamblique, Pythagore aurait eu locca-sion de sentretenir Sidon avec le prophteet physiologue (physicien) Mkkos, qui ensei-gnait une thorie atomistique. Lenseignementdu clerg phnicien comportait, outre des expli-cations sur la formation du monde, un exposdes progrs de lhumanit travers les ges.

    On ne serait pas tonn que les philosophesioniens aient puis dans la cosmogonie phni-cienne, en y faisant un choix conforme leur

    besoin de logique et de clart. Car cette cosmo-gonie tait plutt confuse. A lorigine du monde,selon ce que nous en dit Philon, prsidait lesouffle divin et le dsir. Intervenaient ensuite letemps avec lair et laura, laura tant le soufflequi anime les tres. Lther pythagoricien neseraitil pas driv de cette aura?

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    * *

    Au sud de Tyr savance en promontoire, domi-nant une mer libre, le mont Carmel, en arabe leDjebel Mar Alias, cestdire la Montagne duSeigneur Elie dont Jamblique dit que cest lamontagne sacre par excellence et quelle estinterdite aux profanes. Cest l que commencentla Philistie avec la Palestine, le royaume dIsralavec celui de Juda, dj politiquement spars lpoque du voyage de Pythagore. Ctait lque le prophte Elie, il ny avait pas si long-temps, avait convoqu les prtres de Baal afinde les confondre et de convaincre Achab que leseul vrai dieu tait Iaveh, le dieu des Juifs : Quon nous donne deux veaux, avait prononcle prophte, que les prtres de Baal en choisissentun pour eux, quils le mettent sur du bois, maisquils ny mettent point de feu; et je prparerailautre veau, je le mettrai sur du bois, et jeny mettrai point de feu. Puis invoquez lenom de vos dieux, et moi jinvoquerai le nomde lEternel, et que le dieu qui aura exauc

    par le feu soit reconnu pour Dieu. Or les

    prtres eurent beau invoquer le nom de Baal, lebois ne voulut pas prendre, tandis qu lapremire invocation du prophte le feu delEternel tomba pour consumer lholocauste, etcela bien quElie let abondamment arrosdeau. Mais taitce bien de leau?

    Pythagore atil entendu parler du dieu desJuifs? Atil entendu quelquun de leurs pro-phtes? Lhistorien Josphe prtend que Pytha-gore avait introduit dans sa philosophie lesides religieuses des Juifs. Il est certain quelide du dieu unique et de la providence, essen-

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    tielles dans la religion juive, se retrouvent dansla doctrine du sage de Samos. Toutefois lpoqueo Pythagore parcourait la Palestine tait cellede la captivit de Babylone, o les rares prtres

    juifs rests dans le pays devaient avoir biensoin de se cacher et de se taire.

    Il convient en effet de rappeler ici quen597 Nabuchodonosor avait pris une premirefois Jrusalem, et quaprs avoir pill tous lestrsors des temples et des palais, il avait dport Babylone dix mille Juifs choisis parmi llitede la population, ne laissant en Palestine quedu menu peuple. Il avait remplac sur le trne

    par son oncle Sdcias le roi Joachim, quilemmenait en captivit. Malgr les conseils rp-ts de Jrmie qui recommandait la patience,les Juifs avaient cru bon dorganiser la rsis-tance avec le soutien dApris, successeur dePsammtique II en Egypte. Mais Apris nosa passe mesurer avec Nabuchodonosor, qui taitvenu mettre de nouveau le sige devant Jru-salem. Aprs un an et demi de famine et demisre, la ville tomba sous la pousse des Chaldens qui la pillrent encore une fois et lamirent feu et sang. Une nouvelle dporta-

    tion eut lieu, si bien quil ne resta plus grandmonde en Palestine. Toutefois Jrmie, tou-jours aussi opportuniste et partisan de la colla-boration avec les Chaldens, y tait demeur, selamentant nuit et jour sur les ruines de la citsainte. Nabuchodonosor avait plac la ttede ce qui restait de Juifs en Palestine le filsdun ami de Jrmie, Godolias. Celuici, ayantt abattu par des rsistants, une partie de la

    population, par crainte de reprsailles, staitenfuie en Egypte, entranant avec elle, malgrlui, Jrmie luimme accompagn de son dis-

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    ciple Baruch. Cinq ans staient juste coulsdepuis la seconde prise de Jrusalem en 586que, pour avoir particip au soulvement desMoabites, les Juifs eurent subir une troisimedportation. On conoit donc qu ce compte,

    lors du passage de Pythagore sur la terre pales-tinienne, les hauts lieux devaient tre biendserts; on ny voyait plus monter la fume dessacrifices; on ny entendait plus les sacrs can-tiques. Pythagore erra quelque temps sansdoute sur les pentes du Carmel sans y rencon-trer me qui vive. La grande grotte, lcole desprophtes, o Elie enseignait les saints mys-tres, tait vide. La fontaine tait encombrepar les herbes, et cest peine si lon pouvaitencore distinguer, au milieu de lenvahisse-ment des broussailles, ce que lesDruses appellentencore maintenant la place consume #,lendroit o le feu du ciel avait donn raisonau prophte. Il est possible cependant quePythagore ait recueilli sur la montagne sacrequelque reste des inspirations divines quilaurolaient nagure. Il y fit retraite, diton,dans une grotte. On limagine sy abandonnant une longue mditation, et sortant sur le seuil

    pour promener tour tour son regard sur lamer brillante, sur les montagnes de Galile,sur celles du Liban, sur le grand Hermon, touten rflchissant sur lunit divine laquelleavaient accd les Hbreux. Peuttre mmeatil dcouvert, au fond de la grotte, quelquelvite qui continue enseigner dans la clan-destinit la loi de Mose. Mais un jour il sortde sa retraite, attendant un signe pour conti-nuer sa route, lorsquil aperoit, longeant lacte, un bateau quil lui est facile de reconnatre

    pour gyptien. Pythagore descend sur la plage

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    qui sincurve au fond de la baie quabrite leCarrael au sud; le bateau aborde sur le sable,sans doute pour faire provision deau douce.Cest alors que les matelots aperoivent Pytha-gore. Ce sont des hommes rudes, des pirates

    peuttre, des cumeurs de mer, et leur premirepense natelle pas t de ranonner, dedpouiller ltranger? Mais en lapprochant, ilsperdent toute ide de mal faire, frapps quilssont par la beaut divine de son visage. Ils sefont un plaisir de le recevoir et de linstaller leur bord, abandonnant du mme coup leursmanires grossires, sabstenant de profrer leurs

    jurons habituels, et respectant religieusementson silence. Ils attendent les ordres du lumi-neux plerin. Pythagore ne prononce quune

    parole : En route pour l'Egypte! Et les'matelotsobissent avec le respect sacr quils accorde-raient la parole dun dieu. On hisse la voile;la mer est belle, les vents sont favorables.Comment ne le seraientils pas avec un tel

    passager? Pendant tout le voyage, Pythagorereste couch sous les regards intrigus de lqui-page qui se garde bien de limportuner. Bientton reconnat les rivages sablonneux du Delta,

    dont la ligne incertaine se distingue peine deltendue liquide. La quille racle le fond. Pytha-gore, toujours muet, dbarque et va sallongersur le sable, tandis que les matelots reprennentla mer, sans trop oser encore se livrer descommentaires sur lidentit de leur myst-rieux passager : Osiris peuttre?

    Les indignes de la cte dcouvrent Pytha-gore toujours profondment absorb dans sesmditations. Comme les matelots, ils subissentle charme. On lui apporte des offrandes, commesil sagissait dun messager tomb du ciel. On

    lui facilite, avec toutes les marques de la vn-ration, laccs auprs du pharaon Amasis, quiavait install sa capitale Sais, sur la branchecanopique du Delta. Mais Amasis, souverainissu du peuple, usurpateur du pschent, dont ila dcoiff pris, prouveratil au sujet dePythagore la mme religieuse admiration?

    L E S E S C A L E S P H N I C I E N NE S 41

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    LGYPTE

    Les Egyptiens stant rvolts contre Apris,dernier reprsentant des dynasties divines,celuici leur avait dpch Amasis, qui taitalors un de ses gnraux, avec mission de lesramener au calme. Tout dabord, Amasis, con-formment aux ordres reus, stait^ mis endevoir dexhorter les rebelles la soumission.Mais tandis quif les haranguait, lun deux luiavait pos un casque sur la tte en le procla-mant roi. Alors Amasis, dont le loyalisme ntaitcertes pas du meilleur teint, stait immdiate-ment saisi de lexcellente occasion qui lui taitofferte en sempressant de faire tout le nces-saire pour semparer de la personne mme duPharaon. Celuici, averti de ce qui le menaait,avait immdiatement ripost en dpchantPatarbmis avec ordre de lui ramener Amasisvivant. Mais lorsque Patarbmis tait arrivauprs dAmasis pour lui enjoindre lordre de lesuivre, le gnral, qui tait cheval, staitdress sur ses triers en laissant chapper un

    pet sonore accompagn de cette simple parole : Tiens, voil ma rponse. Apris, voyantPatarbmis rentrer bredouille, lui avait faitcouper le nez et les oreilles. Ce traitement bar

    l g y p t e 43

    bare inflig un homme qui jouissait de lestimegnrale navait fait quexasprer le peuple.Les Egyptiens qui lui taient rests jusquelfidles staient prononcs pour Amasis. Fina-lement le Pharaon avait t battu la tte de

    ses troupes rgulires dans une bataille rangecontre les auxiliaires que commandait le gn-ral rebelle. Il avait pri trangl par ses propressujets.

    Cest ainsi quAmasis avait coiff la doublecouronne des pharaons o figuraient lperviersacr du Nord et la vipre mystique du Sud,et quil stait install Sais dans le somptueuxpalais de Mycrinos1. Les Egyptiens, qui vivaientdepuis des millnaires sous lautorit de sou-verains investis de la puissance divine, eurent,paratil, malgr tout, quelque peine shabi-tuer ce pharaon de basse extraction. MaisAmasis ne manquait pas desprit et grce sonhabilet, il russit se faire agrer par sonpeuple. Il possdait une magnifique cuvettedor qui lui servait de bain de pied, voiredurinal; il la fit fondre en une statue de dieuquil proposa la vnration de la foule dans lecarrefour le plus frquent de Sais. Les Egyp-tiens se pressaient autour de cette nouvelleidole pour lui offrir leurs dvotions. Cest alors

    1. En 570, cest--dire la date que lon assigne engnral la naissance de Pythagore. Jrmie qui avaitt oblig de suivre en Egypte les Juifs migrs touten leur prdisant un chtiment pour leur idoltrie (ilsstaient mis rendre un culte aux dieux gyptiens) leur avait prophtis la chute et la mort prochaines dApris.

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    quAmasis leur fit connatre lorigine de ce dieuquils vnraient avec tant de ferveur : Madestine, ajoutatil, est pareille celle de ce

    bassin; lorigine en effet je ntais rien quunsimple roturier, mais maintenant je suis devenu

    votre souverain, et jai droit toutes les marquesde votre respect. Les Egyptiens acceptrentlapologue et le vnrrent dsormais lgaldes Chops et des Ramss.

    Du reste Amasis ne cherchait pas trop sen faire accroire. Il tait peuple, et il restait

    peuple, du moins dans son particulier, se sou-ciant assez peu de vivre dans une reprsenta-tion continuelle. Aprs avoir travaill toute lamatine expdier les affaires de ltat, il semettait table pour le reste de la journe etse livrait afors toutes sortes de plaisanteries etfacties peu dignes dun pharaon, dautant plusquil tait grand buveur. Lhistoire du pet nous

    permet de penser que ses plaisanteries ntaientpas toujours du got le plus iaffin. Aussi nefautil pas stonner que ses familiers aient

    jug bon un jour de lui en faire quelques remon-trances. Amasis, qui aimait user de mta-

    phores, leur rpondit, sans se fcher, que les

    archers ont bien soin de dtendre la corde de leurarc, quand ils ne sen servent pas, de peur que,continuellement tendu, il ne se brise : il prou-vait le besoin, lui aussi, aprs lexpdition desaffaires, de se dtendre lesprit.

    ** *

    A en juger par ces traits, Amasis tait doudun certain gnie politique. Aprs Bocchoris,il continua faire passer sur la vieille Egypte unsouffle de libralisme. Toutefois, il prenait garde

    44 P Y T H A G O R E F I L S D A P O L L O N l g y p t e 45

    dbranler les fondements thocratiques de lacivilisation gyptienne. Sil abolissait les sacri-fices sanglants destins racheter la vie desdfunts de marque, il permettait que lon subs-titut aux victimes vivantes des figures de cire.

    Les prtres navaient pas se plaindre de lui.Il faisait construire beaucoup de temples, dontlun, Sais mme, comportait des propyles quisurpassaient en beaut toutes les autres cons-tructions de ce genre.

    Amasis aimait les Grecs. Il le manifestaitpar des attentions lgard de leurs divinits, lgard dAthn particulirement, que lonconfondait volontiers avec Isis, ou pluttNith, fondatrice de Sais. A Cyrne, il lui avaitconsacr une statue dore; Linde, deux statuesde marbre. Mais il navait eu garde doublierHra, laquelle il avait offert pour son templede Samos deux statues sculptes daprs ses

    propres traits. Ajoutons quil avait contribupour mille talents dalun (matire ignifuge) la reconstruction du grand temple de Delphes,dtruit en 548 par un incendie.

    Amasis enfin avait pris pour femme uneGrecque de Cyrne, et il avait favoris linstal-

    lation dune colonie grecque Naucrate 1, con-tinuant ainsi une politique inaugure par Psammtique. Ajoutons que les Sates prtendaientque les Athniens appartenaient la mmenation queux avant lengloutissement dAtlantis. Leurs prtres avaient expos Solon lhis

    1. Cest Naucrate, sous le rgne dAmasis, queRhodopis, la belle au teint de rose , lancienne compagne desclavage dEsope auprs du Samien Iad-mon, stait installe pour vendre ses charmes. Elley avait t affranchie par Charaxos, frre de Sappho.

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    toire primitive dAthnes dont les lois avaientencore leurs analogues en Egypte 1.

    LEgypte cette poque jetait de tels feuxquelle avait tout lair de renatre dans touteson ancienne splendeur. Les peuples ont parfois,

    comme les individus, de ces surprenants regainsde force vitale avant de mourir. Ils y puisenttout dun coup leurs suprmes ressources. Cetterenaissance sate dont parlent les historiens,renaissance sociale et morale, autant quartis-tique et scientifique, ntait quun ultime appelfait par lEgypte aux valeurs traditionnelles,aux sources ancestrales, pour prolonger de quel-ques annes son existence.

    t

    ** *

    Larrive de Pythagore, dont le front rayon-nait de toute la beaut et de tout le gnie grecs,ntait certes pas faite pour dplaire Amasis.Le souverain le reut bras ouverts, heureuxde pouvoir sentretenir avec un esprit quePolycrate navait pas manqu d lui reprsen-ter comme exceptionnel mme parmi les Hel-

    lnes. On aime croire que Pythagore lui enimposa si bien quil dpouilla ses manires desoudard, et quil sabstint de tenir le genre de

    propos qui allaient jusqu choquer ses com-mensaux habituels. Polycrate demandait Ama-sis de bien vouloir recommander Pythagore au-

    prs du sacerdoce gyptien. La demande taitassez embarrassante. Cest que le sacerdocedHliopolis, dtenteur et dfenseur des plusanciennes traditions thocratiques, ne recon-

    1. Cf. le Timede Platon.

    46p y t h a g o r e f i l s d a p o l l o n l g y p t e 47

    naissait gure lautorit du nouveau Pharaon.Il ne pouvait consentir voir en lui le fils de R,le descendant lgitime de la premire dynastiequi se confondait avec la grande Ennade. Ama-sis avaitil mme ses entres libres dans le temple

    du Soleil? Avaitil subi dans la sacristie dutemple, appele la Maison du Matin, la cr-monie du sacre? Les deux prtres commis cette fonction, coiffs des masques dHorus etde Thot, lavaientils purifi avec les ablutionsdusage, en employant les mmes objets rituelsdont ils se servaient chaque matin pour la

    purification dAtoumR? Lui avaientils seu-lement ouvert les yeux selon le rite osirien, luiavaientils donn les vtements, les couronneset les talismans de R? Car ctait seulementaprs de pareilles crmonies que le Pharaon,mme quand il tait reconnu dascendance di-vine, possdait son ka sur la terre et tait admisluimme au rang des dieux. Or, le ka royal,gnie protecteur du Pharaon, habitait la Maisondu Matin. Les prtres dHliopolis, gardiens desanciens dogmes, jaloux de leur autorit sacre,avaientils runi lusurpateur son ka? Lapo-logue du bassin, si ingnieux et si bien tourn

    ftil, sil avait pu faire impression sur le popu-laire, leur apparaissait sans doute eux commeune factie desprit fort. On serait tonn quilles et convaincus.

    La situation dAmasis envers le sacerdocegyptien tait donc assez dlicate. En dpit deson scepticisme et de son sansgne, comme ilne manquait pas dun certain sens politique,Amasis vitait probablement toute pression quipt aboutir des manifestations de rsistanceet de mauvaise volont de la part dun clergrfractaire, dont il fallait mnager lorgueil et

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    les prjugs de caste, et qui ne partageait certai-nement pas son got pour le modernisme. Nan-moins, pour complaire Pythagore, il fit signe lun de ses scribes, toujours prt, accroupi, lecalame la main et la feuille de papyrus sur les

    genoux, enregistrer, en signes harmonieuse-ment tracs, ses paroles souveraines, et se mit lui dicter une lettre dintroduction en faveurde son hte auprs des hautes autorits religieuses.Peuttre Amasis pensaitil galement que levoyageur samien, introduit dans la forteressesacerdotale, serait mme de servir les desseinsde sa politique.

    ** *M

    Pythagore, muni du prcieux papyrus, se ren-dit donc Hliopolis en remontant sans doutesur quelque baris 1 la branche canopique duDelta. Hliopolis, antique mtropole religieuse,dont Onou et PiR (ville de R) taient lesnoms gyptiens, et qui, selon Plutarque, avaitt btie par Acte, un des Hliades ou premiershabitants de lle de Rhodes, qui lui avait donnle nom du Soleil, dont il se disait le fils, exeraitsur les Pharaons une attraction magntique. LesPharaons ne se sentaient bSn respirer que dansune atmosphre divine. Le soleil R staitalors substitu au dieu du Sud Horus, ou dumoins il stait mis cooprer avec lui. Khephrenstait intitul Fils de R et R incarn ,cestdire Fils du Soleil , Soleil incarn .R est le dieu dispensateur des couronns, etle disque du Soleil prcde ds lors dans lesinscriptions le nom reu par le Pharaon au jour

    1. Barque voiles de papyrus.

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    .. . X ** *

    l g y p t e 49

    du sacre. A partir de la Ve dynastie, le SoleildHliopolis tait devenu le matre incontestde lEgypte, dans le temporel comme dans lespirituel.

    Cette hgmonie de R sur le monde gyp-

    tien tait le rsultat de lambition et de lactivitdu clerg dHliopolis. Depuis des sicles Hlio-polis constituait le plus actif des foyers intel-lectuels et scientifiques. De toute antiquit ony avait clbr des rites solaires. On y repr-sentait le soleil tantt sous la forme dun fauconplanant travers le ciel, tantt sous celle dunscarabe roulant sa boule, tantt sous celle dunveau qui tette sa mre. On prtait au soleil desaventures hroques lissue, desquelles il avaitassur son hgmonie sur lunivers. On ly invo-quait sous le nom de R, bien que le nom dudieu local ft Atoum. Et puis on avait cons-titu lEnnade, consortium des neuf dieux pri-mordiaux, dont les puissances coalises sous ladirection de R ne redoutaient aucune rivalit.Les joues rases, toujours vtus de lin blanc,sinterdisant de boire pendant le jour, tant quilstaient sous les yeux du Soleil, leur seigneur etleur roi, les prtres astronomes dHliopolis, fon-

    dateurs et directeurs du calendrier, dominaientdonc toute lEgypte de leur haute valeur spi-rituelle. Ils sintitulaient euxmmes Ceuxquivoient . Dailleurs, au dbut de la Ve dynastie,ils navaient pas hsit prendre la placemme des Pharaons.

    Evidemment, lpoque de Pythagore, lesprtres dHliopolis taient bien dchus de leurancienne puissance temporelle. Mais ils nentaient que plus jaloux peuttre de leurs secretsscientifiques et de leurs privilges spirituels, quilsdfendaient avec pret contre les indiscrtions

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    et les empitements des profanes. Porphyre nousconte que, malgr la recommandation dAmasis,les prtres dHliopolis ne consentirent pas favoriser Pythagore de la moindre rvlation. Vous autres, Grecs, vous serez toujours des

    enfants... Vous ne possdez aucune antique tra-dition, aucune connaissance blanchie par letemps , avaient dit nagure Solon leurs col-lgues de Sais. On se mfiait sans doute un peudans le clerg gyptien de ces esprits curieux etturbulents, disputeurs et touchetout, qui te-naient trop souvent la fois dAchille et dUlysseet dont limpatience et le sansgne se permet-taient les pires sacrilges. Pythagore, dailleurs,ntait pas homme se satisfaire du maigreenseignement que lon accordait aux trangersdans les coles annexes aux temples. Les Hlio

    politains le renvoyrent aux prtres de Memphis, comme tant plus gs, disaientils, et plus mme de dcider sil tait digne de linitia-tion. Manire de se dbarrasser poliment de lui,ou de mettre sa constance lpreuve, qui lesait?

    *

    * *Ayant essuy ce premier chec, Pythagore

    se dirigea donc vers Memphis. Sur le parcours, ilvit slever lhorizon des sables les triangles desPyramides. Il est supposer que le philosophe,comme tous les voyageurs, sarrta de longuesheures devant ces constructions prodigieuses,propres confondre limagination, tout faittrangres au gnie des Hellnes, dont les uvres,comme les divinits, restent toujours conues la mesure de lhomme. Mais Pythagore se trou-vait en prsence du nombre luimme, sub-

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    stance et forme des choses et des tres, la pyra-mide tant, croyaitil, llment constitutif dela matire, la raison mathmatique du feu. En

    prsence de ces difices gigantesques, la pensede Pythagore ne se contentait pas de mditer,

    comme lavait fait Thals, un problme de go-mtrie pratique; encore moins, comme devaitle faire plus tard Hrodote, dtablir une statis-tique sur les quantits doignons consomms parles ouvriers employs leur construction. Entreces artes, ces plans et ces sommets, de la baseau pyramidion, restaient cachs des secrets nu-mriques, secrets divins, quil tait avide de con-natre, et quil arracherait au sphinx immobileen sentinelle devant eux. Pour construire les

    pyramides, les architectes avaient appliqu cer-taines formules que conservaient dans leursarchives les prtres de la Maison du Matin.Pythagore en obtiendrait communication. Desmilliers de signes nigmatiques taient gravssur les parois soigneusement polies. Pythagorene quitterait pas la terre gyptienne avant davoirappris lire ces textes rdigs par les prtresdHliopolis.

    La ville de Memphis, cestdire le MurBlanc, ville dePhtah etBalancedesdeuxTerres,avait t fonde par Mns. Nombreux y taientles temples levs la gloire de R. Ils poin-taient vers le ciel leurs oblisques de pierre

    blanche, affils et brillants, qui reprsentaient lerayon du Soleil, le regard direct de R. Partoutsur les difices resplendissait le disque sacr.Il ntait gure de temple qui ne ft consacr quelque attribut ou quelque aspect du dieude lumire. Il y avait le Temps de R, la Cam-

    pagne de R, la Place du Cur de R, le Reposde R, la Gloire de Cur de R, lhorizon

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    " > ;

    de R. Ctait, selon lheureuse expression deM. A. Moret, une vritable litanie de pierre com-pose en lhonneur du Soleil.

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    Pythagore stant prsent devant les prtresde Memphis, ceuxci ne consentirent pas plusque leurs confrres dHliopolis reconnatreen lui un fils du Soleil. Ils le renvoyrent leursconfrres de Diospolis, cestdire de Thbes,ThbesauxcentPortes, la ville dAmon, o sedressaient encore dans toute leur splendeur, surla rive orientale du Nil, les deux groupes detemples de Karnak et de Louqsor, levs lagloire dAmonR, que lon dsignait sous lenom de Trnes-des-deux-Terres, et qui se prsen-taient squs laspect de vastes villes sacerdotales *.De Thoutms Ier aux Ramss, les Pharaonsnavaient cess dagrandir, dembellir et denri-chir le temple primitif lev par Amennemhat etDenouset. Prodiges darchitecture bouleverserla raison. Mais Pythagore restait matre de sonesprit. Eutil ;in seul mouvement de surprisedevant cette accumulation inoue de temples,

    de palais, de spulcres, de statues dont lesdimensions dfiaient Yintelligence comme lessens? Ne stonner de rien , oSv 0au(iea0ai,

    1. Le temple tait alors la maison du dieu, ausens le plus terre terre du mot. Il y logeait en personne comme Pharaon dans ses palais, et, de mme que les palais humains, ce palais divin contenait les lments dune ville complte..., htels du haut clerg, manses des prtres infrieurs, taudis des serfs sacrs,magasins o recueillir les revenus du dieu, celliers, greniers, curies, tables, tout ce qui est indispensable un souverain qui entend tenir son rang avec honneur. (G. Maspro,Ruines et paysages dEgypte.)

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    cest, daprs Plutarque, une maxime pytha-goricienne. Dailleurs, pour Pythagore, la cons-truction correcte dun triangle tait une uvrebien plus extraordinaire que lextraction, le trans-port et la taille de ces blocs normes de pierre.

    En revanche, cette impassibilit avait dequoi tonner les prtres. Jamais ils navaient vucela. Qutaitce donc que ce personnage auxlongs cheveux, aussi beau quOsiris au jour desa rsurrection, et dont les regards se posaientsur les choses comme si elles lui avaient tdepuis longtemps, de tout temps, familirementconnues. Ils prirent les lettres quil leur ten-dait, mais avant mme quils les eussent dca-chetes, Pythagore leur en disait le contenuexact. Les prtres navaient plus qu sinclineret ouvrir toutes grandes les portes de leurssanctuaires celui dont la science et les dons devoyance taient tels. Ils lui firent nanmoinssubir les preuves. Pythagore, comme lon pensebien, triompha de toutes, des plus dures, desplus ardues, des plus prilleuses. Alors les Diospolitains, convaincus, linitirent leurs mys-tres et lui firent place leurs sacrifices; ilsladmirent pntrer dans ladytum, la placemystrieuse, le lieu o rside limage vivantedu dieu dans la cabine de la barque sacre.Chose tonnante, les dmarches de Pythagoreavaient exactement, point par point, suivile protocole indiqu dans le papyrus de laXIXe dynastie, dit papyrus de Leyde : Quandil y a un message au ciel, on lentend Hlio-polis, on le rpte Memphis, on en fait unelettre pour la ville dAmon. La rponse en estdonne Thbes, et un ordre en sort...

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    ** *

    Pythagore devait, daprs la tradition, restervingtdeux ans sur la terre des Pharaons, jusqusa conqute par Cambyse (525). Cest dire quil

    eut le temps de se naturaliser Egyptien. Il taitarriv pour assister aux derniers moments delEgypte pharaonique, pour en recueillir les su-prmes paroles, le testament philosophique etreligieux.

    Pythagore se mit tout dabord tudier lalangue et les critures gyptiennes, le langagepistolaire, les hiroglyphes et lcriture sym-

    bolique, nous dit Porphyre, cestdire, si loncomprend bien, les caractres phontiques delcriture dmotique, les signes idographiqueset les signes emblmatiques. Etude prlimi-naire indispensable qui voulait connatre fond les mythes, les doctrines thologiques etles systmes scientifiques. Daprs Plutarque,le matre de Pythagore fut le prtre hliopolitain Enuphis, qui sans doute lui fit lire, aveccommentaires, le texte des pyramides. Cestainsi que Pythagore put connatre dans tous sesdtails lhistoire de la cration du monde par

    KhepriRAtoum et celle de la lutte du dieupour le maintien de so^n gouvernement contre lespuissances de tnbres reprsentes par SethApophis. Il lut toutes ces histoires extraordi-naires de gnalogies divines o se plaisaitlimagination du peuple gyptien. Mais Pytha-gore sintressait certainement beaucoup plus lexpression abstraite du systme du mondequavait labor le sacerdoce hliopolitain ensuivant dassez prs les contours des lgendesmythologiques.

    Selon les thologiens dHliopolis, existait

    i

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    avant toutes choses un chaos inorganis, sortede masse liquide o flottaient les semences deschoses; ctait le Noun, o habitait galementun esprit indfini, qui, par un effort pour con-qurir son indpendance personnelle, avait russi

    sen dgager et devenir la Lumire. CestAtoum, le dmiurge, qui crera toutes les chosespar le Verbe en prononant leurs noms. LeVerbeRaison reprsent par Thot, SeigneurdesParoles divines , prside lharmonie delUnivers, avec Phtah, lIntelligence et Horus,le Cur. Il semble hors de doute que Thals etAnaximandre aient t inspirs par ces doctrines,et Pythagore leur suite. Le sage de Samos,lorsquil parlera de lme cratrice de lharmo-nie, se rappellera lui aussi les enseignements deses matres gyptiens, et il naura garde doublierle rle du Ka, essence primordiale qui se diviseen essences individuelles, mes ou gnies, char-ges de cooprer lordre dans la confusioninitiale du Noun. Dailleurs le dieu de Pytha-gore, Apollon, t . sestil pas ds lors confonduavec AtoumR, dont la figure symbolique, ledisque ail, brillait la pointe des oblisques,dont il avait appris ds ses premires leons

    reconnatre le signe dans les textes hirogly-phiques, et que les prtres lui avaient appliquen feuilles dor sur la cuisse aprs lavoir adoptcomme un des leurs. Ce qui donna cours lalgende que Pythagore avait une cuisse en or.

    Pythagore fut initi galement la doctrineosirienne, autrement dit aux mystres de lamort et de la survie, que les Egyptiens avaienttoujours placs au premier rang de leurs proc-cupations. Comment Pythagore en effet nau-raitil pas assist aux reprsentations de la

    passion du dieu, victime de Typhon, aux pi

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    sods successifs de sa mort, de son ensevelis-sement, de sa rsurrection, la grande illumina-tion destine faciliter la qute dIsis, laprocession solennelle qui accompagnait la barquedivine, la confection des jardins dOsiris

    (analogues ceux dAdonis)1

    ? Osiris, qui repr-sente la vie terrestre et la vie posthume, est lecomplment de R, crateur et organisateur.Le Livre des Morts ne ditil pas quOsiris sappelle Hier et que R sappelle Demain ? Lathologie et la liturgie gyptiennes apprenaient Pythagore ne pas sparer les deux problmesde la vie et de laudel. La mort est une renais-sance, elle est le commencement dune autrevie. Il nest pas interdit de penser que Pytha-gore a t admis bnficier de la faveurdune seconde naissance en passant par le ritetotmique de la peau gnratrice, rite qui assu-rait liniti une survivance ternelle. En vertude ces croyances, il sagissait pour lEgyptiende sortir de la vie terrestre pur et sans tache,de se sparer de ses pchs pour voir la facedes dieux . Aussi pratiquaitil la confession,du moins ngative, et vers la fin de lempire, lareligion stai^elle dbarrasse des formulesmagiques pour devenir lexpression dune foipersonnelle et dun dsir fervent de faire sonsalut. Pythagore prescrivit plus tard ses dis-ciples lexamen de conscience biquotidien. Ilest permis de voir dans cette prescription,comme dans celles qui concernent le respect dela vie sous toutes ses iormes avec les interdic-tions et les tabous qui en drivent, une influencegyptienne 2. Nous aimons croire que Pytha

    1. Cf. ce sujet A. Moret,Les Mystres gyptiens.2. Pour la mtempsycose, cela resterait douteux,

    malgr lafFirmation dHrodote.

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    gore a rpt cette belle prire quenseignaientles prtres dAmonR : Cur de ma mre,cur de ma naissance, cur que javais sur laterre, ne tlve pas en tmoignage contre moi;ne sois pas mon adversaire contre les puissances

    divines; ne pse pas contre moi..., ne fais passurgir de grief contre moi devant le grand dieude lOccident.

    A coup sr, Pythagore a pu emprunter lEgypte certains lments de sa philosophie.Mais ce qui le sollicitait avec le plus de force,ctaient videmment les mathmatiques. Cepen-dant atil trouv auprs des Egyptiens dequoi satisfaire toute sa curiosit en ce do-maine? Certes les Egyptiens possdaient unemathmatique lusage des arpenteurs, desarchitectes et des comptables, mathmatiquequi se rduisait un certain lot de formulesopratoires propres rsoudre les problmesde pratique courante, et dont ils avaient com-

    pos des manuels, comme celui que nous a con-serv le papyrus Rhind. Mais en dehors de cettescience primaire, exprimentale, qui se contentede la preuve sans se soucier de la dmonstra-tion, avaientils pos les fondements dune ma-

    thmatique spculative? Comme le fait remar-quer M. Abel Rey, nous sommes peuttre,avec notre documentation gyptienne, en facede la documentation'quon rencontrerait dansquatre mille ans en dbrouillant les ruines denotre civilisation, sil nen restait que des livresde classe 1 . Les grandes vrits mathmati-ques, celles qui ne sont pas dusage commun,taient peuttre caches soigneusement au fonddes sanctuaires et rserves quelques initis.

    1.La Jeunesse de la Science grecque.

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    Ainsi que le dit Aristote, les loisirs dont jouis-saient les prtres gyptiens leur avaient permisdapprofondir la science des nombres.

    Mais en vertu de leur xnophobie, de leuresprit de caste, de leur mfiance professionnelle

    et mme de leur foi religieuse, les prtresntaient gure disposs livrer aux profanesle plus prcieux de leurs connaissances. Quonimagine dailleurs le tremblement sacr quisemparait de lesprit quand il tait mis en con-tact avec certaines combinaisons arithmtiquesou gomtriques. Nallaiton pas, de formule enformule, dcouvrir bientt celle qui permet-trait daccder la toutepuissance, de boule-verser le monde, de plier les lments toutesses volonts? La prudence tait ncessaire. Ledieu tte dibis, ThotHerms, le dieu delIntelligence, dieu des paroles divines quirvle les arts et les sciences ses prtres, nepermettait pas quon divulgut ses grandssecrets au profit dune masse stupide qui enaurait immdiatement abus pour de mauvaisesfins. Arts et Sciences en tout genre taientdes mystres, dont les hommes ne prenaientconnaissance que par rvlation divine x. Cestainsi quen notre Moyen Age les alchimistesnintroduisaient pas le commun des mortels aumilieu de leurs fourneaux et de leurs cornues.Nous savons que ds lanne 1850 les Egyptiensconnaissaient la formule du tronc de pyramide :ce qui semble supposer tout de mme autrechose que la connaissance de notions rudimen-taires et reprsenter le rsultat de recherchesapprofondies. Mais^en ce domaine nous ne sau-rions tout de mme* suivre les spculations de

    1. A. Moret,Les Mystres gyptiens.

    58 P Y T H A G O R E F I L S D A P O L L O N l g y p t e 59

    certains auteurs, de Piazzi Smith en particulier,qui vont jusqu dcouvrir dans les propor-tions de la pyramide de Chops, employecomme talon universel, le nombre n, le nombredor (rapport entre le ct du pentagone et la

    diagonale), la distance entre la terre et lesoleil, la circonfrence de la terre et cent autresmerveilles de ce genre.

    Mme en rabattant quelque peu de la sciencegyptienne, Pythagore, aprs Thals, qui avait,

    paratil, emprunt aux Egyptiens la notion quele nombre est une somme dunits, put, aprsavoir vou une statuette Mat, compagnede Thot et desse de la Vrit, recueillir dans lestemples de prcieuses donnes sur les rapportsmathmatiques, et spcialement sur les pro-portions qui prsident la construction destriangles, proportions que les architectes et lesharpdonaptes, cestdire les tendeurs de cor-deau ou arpenteurs, avaient t conduits tudier de prs pour lorientation des dificeset pour lajustement des pierres dont ils taientconstruits. On ne sait trop ni o, ni quand, nicomment Pythagore a dcouvert le fameuxthorme qui porte son nom et qui dfinit le

    rapport de lhypotnuse avec les deux autrescts du triangle rectangle. Il est probable que,sous des formes simplifies, ce thorme taitdepuis longtemps dj connu en Orient. Callimaque raconte dans ses ambes que lArcadien Bathycls, qui apportait Thals la coupedor1 offerte au plus sage des Grecs, avaittrouv le savant dans le temple A Didymesprs de Milet occup tracer sur le sol, du boutde sa frule, la figure trouve par Euphorbe le

    1. Dautres parlent dun trpied.

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    Phrygien. Par Euphorbe, cestdire par Pytha-gore luimme, qui prtendait avoir t dansune vie antrieure ce hros de la guerre deTroie. Le problme du pontauxnes pas-sionnait le monde savant de lpoque. Et quand

    Pythagore en eut dcouvert la dmonstrationapplicable tous les cas, il considra, diton,cette dcouverte comme une faveur de la divi-nit; on raconte en effet quil sempressa, enguise daction de grces, de sacrifier une hca-tombe1. Geste de profonde modestie et de hautesrnit intellectuelle, ct duquel la coursedArchimde rptant son Eurka dans lesrues de Syracuse manque tout fait de sangfroid au point de nous paratre purile et ridi-cule.

    Pour Pythagore, autant que pour les Egyp-tiens, la science mathmatique est une sciencereligieuse. Elle est dessence mystique, et lesnombres, avec les figures qui en drivent, onttous une valeur de symbole et se doublent dunattribut divin. Les nombres sont autre choseque mesure. En eux rsident lexplication et laraison de toutes choses. Au contact de ses matresgyptiens, Pythagore a laiss loin derrire lui

    le terrain de la ralit concrte o Thals seconfinait dans ses ingnieux calculs.

    1. Hcatombe factice, corrigent certains, compose danimaux en pte de farine, puisque Pythagore nadmettait p&s les sacrifices sanglants. Dailleurs lesauteurs ne sont pas daccord sur la dcouverte qui futloccasion de ce sacrifice. Certains disent que ce fut loccasion de la mesure de laire de la section parabolique du cne. (Cf. Plutarque dans son trait Onne peut vivre en suivant la,doctrine dEpicure.)

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    Grce son prestige quasi divin, Pythagoreavait russi forcer les intimes secrets de cetteEgypte hermtique qui, depuis des millnaires,cherchait dans le fond des tombeaux la solutiondes problmes de la vie. Il recueille dans lesmtropoles religieuses des bords du Nil tout untrsor de science et de sagesse dont il fera pro-fiter les Grecs en modifiant leurs vieilles concep-tions sur la destine de lhomme comme sur laconstitution de lunivers. Dsormais Homre etHsiode ne seront plus les directeurs exclusifsde la conscience grecque, ni leurs seuls guidesintellectuels. Des penses plus hautes et pluspures ennobliront ce que les conceptions de cespotes ont de trop terrestrement humain. Lesdieux de lOlympe y gagneront. Ils seront moinsagits de passions. Ils se montreront suprieursdsormais aux hommes quils gouvernent. Ilsatteindront enfin la perfection divine, etdeviendront les dignes inspirateurs de Pindare,de Sophocle et de Platon. La morale ne secontentera plus de recettes propres garantir la

    scurit de lindividu envers la ncessit ou leshommes. Elle deviendra une doctrine de per-fectionnement et de salut. Quant la scienceelle se librera compltement des fictions po-tiques et mythiques pour reconnatre la raisoncomme son seul guide. Elle distinguera la ralitde lapparence, le noumne du phnomne;elle deviendra recherche dsintresse de lavrit *.

    1. Une nouvelle cole dgyptologie, dite symboliste, confirme par ses dcouvertes nos propres conjectures au sujet des enseignements que 'Pythagore aurait

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    retirs de son sjour auprs du clerg gyptien. En effet, pour cette nouvelle cole, le temple est limage du ciel . Il est lincarnation des connaissances astronomiques de ses auteurs, il permet detraduire la loi commune tout lunivers, et qui estla loi du Nombre . Il est enfin la demeure du Neter(le principe divin), aspect du tout, qui est Unit; sonenseignement global sera la gense du monde. Aussireconstruisait-on le temple certaines dates indiquespar rvolution cosmologique. La doctrine pythagoricienne se conforme prcisment ces conceptions. Nous ne pouvons penser que ce soit l simple concidence.

    ^ lllr* * *

    V

    chutedelEgypte

    Tandis que les prtres gyp tiens transmettaient Pythagore lhritage de leur sagesse, la puis-sance perse, se substituant celle des Mdes,simposait aux valles delEuphrate et duTigre,stendait sur la Syrie, sur lAsie Mineure etfaisait peser sa lourde menace sur lEgypte ellemme. Cyaxare (Ouvakhshatra), roi des Mdes,tant mort en 584, son fils Astyage (Ishtumegu)tait mont sur le trne. Mais Astyage ne son-geait qu jouir de son opulence. Ce ntait pasun guerrier; il prfrait la chasse aux batailles.Aussi lempire des Mdes taitil tomb sous ladomination des Perses achmnides qui r-

    gnaient Suse. Cyrus (Kurach II), quatrimeprince de cette dynastie, avait battu les Mdes en550 et fond rapidement, grce son prestigelgendaire, son gnie militaire et ses talentsdorganisateur, ce vaste empire perse qui allait

    bientt tenir le premier rang dans lhistoire,jusqu Marathon et Salamine.

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    Aprs sa victoire sur Astyage, Cyrus avaitdabord attaqu Crsus, lequel venait dannexer

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    Milet et les colonies grecques de lIonie. Leroyaume de Lydie avec les fabuleuses richessesde son roi tait tomb au pouvoir des Perses.Sardes, la capitale, avait t prise en 546. Aprsquoi, avait t le tour des colonies grecques,

    qui avaient eu le tort de ne pas venir en aide Crsus et de compter sur le secours des Spar-tiates. Cest cette poque que se place lex