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Préface

Le grand paseo

Le paseo qui ouvre ce livre est le plus impressionnant qui ait été donné à voir. Il s’agit de l’histoire d’un siècle, un siècle taurin, bien sûr, de Bordeaux à Bogota,

de Séville à Oran, de Madrid à Vic-Fezensac. Cette grande corrida est celle de Sud Ouest et des journalistes qui l’ont aimée. Si cette affiche est unique, c’est parce que jamais ne furent réunis, reliés dans le temps et les pages, les noms de Don Seve-ro, Georges Dubos et Vincent Bourg, « Zocato ». Sans interruption de 1920 à au-jourd’hui, ils ont couru les plus petites arènes, se sont invités dans les rendez-vous les plus prestigieux, ont connu les après-midi de gloire et les soirs tragiques. À eux trois, ils ont vu tout ce que la tauromachie a comporté de monstres et de mythes, depuis Joselito le Grand qu’un toro tua à Talavera de la Reina en 1920 et avec qui Don Severo était ami, en passant par Marcial Lalanda que Georges Dubos aimait comme un frère. Luis Miguel Dominguín, Antonio Ordóñez ou Paco Camino qu’il recevait chez lui, jusqu’à Paco Ojeda, Cesar Rincon, Sebastien Castella ou El Juli, que Vincent Bourg a côtoyés été après été. Chacun l’a dit à sa façon, apportant une écriture à un genre qui jusqu’alors en était – du moins en France – dépourvu. Chacun avec son style, c’est une bibliothèque taurine exceptionnelle qu’ils ont composée, dans un flamboyant sabir pour Marcel Grand « Don Severo », dans un classicisme de haute tenue plein d’ironie mordante pour Georges Dubos, avec un picaresque épique et sentimental pour Vincent Bourg. Il a fallu tout le talent et la patience de Marc Lavie pour choisir dans des tonnes d’archives. Il a exhumé et poli ces monuments de souvenirs jusqu’à en extraire cette pépite. La grande corrida de Sud Ouest entre dans son arène et derrière les trois maestros suivent tous ceux qui ont également su dire les après-midi des toros noirs.Vous retrouverez l’angoisse de Currillo à Vic-Fezensac racontée par Pierre Veille-tet, la terrifiante corrida de Dax que suivit Maurice Darbins, les triomphes diony-siaques d’El Cordobés que relatait René Rogliano, dit « Don Pepe », les obsèques de Nimeño, que suivit Patrick Espagnet, la Madeleine montoise et les arènes des novilladas landaises.À mesure que les pages tournent et que l’heure avance, c’est d’un siècle que l’on vous parle ici, qui commence avec des fiacres et termine avec les jets ; se raconte avec des câbles et des dépêches pour aujourd’hui se dire via un mail envoyé par satellite. Mais dans lequel demeure, solitaire, sauvage, profondément poignante, l’âme du peuple du toro.

Yves Harté

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belmonte, lalenDa, Domingo ortega, les Dieux De l'arène la maDeleine… un 15 août !

Mont-de-Marsan, samedi 15 août 1936

La corrida du 15 août à Mont-de-Marsan

mar maintes fois depuis un mois que dure l’hallucinante tragédie tras los montes.À la dernière minute vint même presque le pire pour l’empresa, qui, après avoir manqué de matadors pendant un mois, s’être enfin assuré le concours d’Anto-nio Márquez et de Marcial Lalanda, et les avoir décidés à estoquer seuls les six bichos, vit arriver Manolo Bienvenida, nanti de son contrat lui aussi, et bien dif-ficile à éliminer du cartel, sauf à lui payer son cachet sans toréer.Fort heureusement, la bonne camaraderie qui unit les trois diestros, et leur parfaite correction de véritables caballeros, vint aider le comité à trouver la solution du problème ; et Marcial et Antonio consen-

Bouillante encore d’enthousiasme, chauf-fée à blanc par les prouesses qu’elle ne cessa d’acclamer et d’applaudir crescen-do pendant l’heure et demie que dura le spectacle, la foule est sortie rayonnante, dimanche, du cirque montois, mais lit-téralement trempée de sueur, fondante, liquéfiée par l’exaltation, la frénésie, le délire même, par instants, où la mirent les diestros, sous un ciel lourd et par une

chaleur tropicale, littéralement étouf-fante.La satisfaction fut générale : ravi le public, souriants les toreros, rayonnant le mayo-ral, et plus content encore que tout le monde, certainement, le comité organi-sateur, voyant se terminer enfin et aussi heureusement, une tâche entreprise de-puis plusieurs mois, ardue et compliquée toujours, mais qui fut tournée au cauche-

tirent à voir diminuer leurs cachets, pour permettre de constituer celui à payer à Manolo, se chargeant de deux toros.Les trois diestros, qui purent ainsi entrer dans l’arène unis par un très sincère sen-timent d’amitié, surent, néanmoins, faire assaut d’émulation au cours de toute la lidia, et, après une première grande ova-tion à tous trois réunis par Marcial après le succès de ce dernier au cinquième toro, sortirent encore ensemble de la plaza se tenant par la main, sous une der-nière vibrante et chaleureuse manifesta-tion d’admiration et de sympathie à tous.La corrida fut de celles qui ferment la bouche aux plus acharnés détracteurs du spectacle, de celles qui fomentent l’aficíon plus que ne pourront jamais le faire des bibliothèques d’œuvres taurines, de celles qui, en quelques moments, anéantissent les pénibles élucubrations des éternels pessimistes, contristés et ai-gris rabat-joie, et de celles, enfin, qui ne laissent que le désir d’exalter la beauté, l’éclat, l’harmonie d’une belle œuvre, sans place, idée, ni désir, pour chercher mesquinement à la loupe les imperfec-tions et les bavures d’un bas-relief.

Au paseo de la corrida du 15 août 1936 à Mont-de-Marsan, Marcial Lalanda, Manolo Bienvenida et Antonio Márquez. Visages graves et soucieux de toreros rescapés d’un pays en pleine guerre civile.

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De manolete à Dominguín et manolo vásquez, un âge D'or manolete à saint-sébastien

Bayonne, dimanche 3 août 1947

« A los pies de usted, señorita »

torera à pied, l’une et l’autre sans égale, nous l’affirmons.Dès le paseo, la jeune fille, reçue d’ail-leurs par une immense ovation admira-tive, avait fait la conquête de la multi-tude, par une leçon de haute école d’une insigne maestria.Ensuite, dès le premier rejón cloué à l’es-tribo (contre l’étrier), verticalement, ce fut une explosion de bravos délirants et qui se répéta à chaque autre pose de rejón ou de farpa ; qui s’augmenta encore, si pos-sible, à la splendide paire de banderilles, piquée, à cheval toujours, à son deuxième adversaire, cependant que des exclama-tions admiratives ne cessaient d’échapper aux plus difficiles aficionados, comme à la foule entière des moins initiés, devant la prodigieuse science torera de l’artiste seule avec le toro dans l’arène, le plaçant et le déplaçant à son gré, le toréant sans cesse avec une grande habileté et une parfaite intelligence sur la corne gauche, avant d’avoir à exécuter une suerte sur la droite ; dominant à tout instant le cornu-pète et la monture sans donner l’impres-sion d’un effort, sans un faux mouvement, sans un geste qui ne soit marqué de la plus surprenante sérénité et de la plus grande allure.Sa manière de se faire poursuivre, de re-tarder le cheval et de le relancer au quart d’instant précis pour échapper à la corne, fit naître des cris d’effroi et d’admiration successifs.

Blonde, mince, cambrée, fine, jolie, ra-cée, extrêmement distinguée et ravissante de simplicité, telle apparaît dans le hall de l’hôtel ou dans la rue Conchita Cin-trón, la fameuse rejoneadora péruvienne, qui vient d’être pendant trois jours la curiosité de la Côte Basque, et qui, avec ses yeux bleus, sa tenue si discrète, sa grâce frêle et son manque total, absolu, de cabotinage, a cependant soudain por-té au rouge, en quelques instants, dans le cirque, l’enthousiasme délirant des douze mille spectateurs ayant réussi à s’entas-ser dans la belle plaza de Lachepaillet, devant deux mille autres personnes, au moins, restées au dehors faute de billets.Et, en présence de tant de jeunesse déli-cate, d’élégance innée et d’exquise mo-destie, vient immédiatement et naturelle-ment aux lèvres de quiconque approche la pourtant si grande artiste, l’expression de politesse espagnole : « A los pies de usted, señorita » (« À vos pieds, Made-moiselle »), avec le sentiment d’être de-vant quelque chose de rare, d’infiniment séduisant, d’un être miraculeusement doué.Conchita Cintrón – élève merveilleuse d’un des plus grands artistes portugais du toreo à cheval, don Ruy da Camara, qui monte toujours de façon exception-nelle – est un véritable phénomène dont la perfection en tant qu’écuyère – à notre connaissance, sans seconde – s’allie à celle de la rejoneadora et à celle de la

les années 60

El Cordobés, Ordóñez et les années folles

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el corDobés, orDóñez et les années folles Présentation Dramatique à maDriD

Madrid, mercredi 20 mai 1964

La présentation tragique d’« El Cordobés »

Jamais, dans l’histoire de la tauromachie, un torero n’avait encore suscité autant de curiosité et de passion. On parlait partout du « Cordobés », de ses étourdissants succès, de ses triomphes éclatants en province et à l’étranger, mais Madrid ne l’avait pas encore vu.Accueilli au paseo par une grosse ova-tion, où se mêlaient quelques sifflets des irréductibles, « El Cordobés » reçut le premier toro par un travail de cape sobre, mais efficace, puis fit éclater l’enthou-siasme des tendidos en dessinant trois

chicuelinas supé-rieures, les pieds rivés au sol. Après avoir reçu confirmation de son alternative par Pedrés, le matador plaça son ennemi au milieu de la piste et là, seul, immobile, il commença une faena sensationnelle, immense, sans perdre un pouce de terrain ; aux derechazos et aux passes circulaires admirablement exé-cutées, succédèrent des séries de natu-relles magnifiques, dessinées avec

C’est avec une demi-heure de retard, oc-casionné par un violent orage ayant écla-té à l’heure du paseo, que s’est déroulée cette corrida si impatiemment attendue par tous les Madrilènes, assez divisés en ce qui concerne l’extraordinaire matador de Palma del Rio.Comme on pouvait s’y attendre, il ne restait plus un seul billet en vente depuis plusieurs semaines et, malgré la chasse aux revendeurs, ces derniers durent faire de belles affaires.

temple, dominio, et suivies de passes de poitrine effrayantes de serré, qui provo-quèrent une tempête de bravos.Le trasteo se poursuivit ainsi dans un rythme crescendo, l’homme complè-tement décontracté prenant le plus de risques possible afin de convaincre ce pu-blic de Madrid, dont il sentait l’hostilité.Ce dernier était déjà complètement trou-blé et définitivement rendu lorsque se produisit la tragédie que l’on sait. Dans la consternation générale, « El Cordobés » fut transporté à l’infirmerie, où on prati-qua sur place une première intervention, tandis que le public lui faisait, à l’unani-mité, obtenir une oreille. La partie était magnifiquement gagnée par l’indiscu-table phénomène.Pedrés se chargea de liquider le brave animal et s’en tira avec rapidité.La corrida se transforma, dès cet instant, en un mano a mano entre Pedrés et Pal-meño.

Don Pepe

Le docteur Maximo García de la Torre l’opère d’un profond coup de corne à la cuisse gauche comprenant deux trajec-toires de quinze centimètres, atteignant l’artère fémorale profonde et provoquant une très forte hémorragie, ainsi que d’un autre coup de corne au scrotum. L’Es-pagne attendra, heure par heure, des nou-velles du blessé, qui reprendra l’épée à Cordoue le 13 juin et reviendra à Madrid pour la corrida de bienfaisance, en juin, avant de triompher durant l’été dans les trois grandes arènes d’Aquitaine.

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el corDobés, orDóñez et les années folles sur le Dos Du taureau !

El Cordobés, Mont-de-Marsan, mardi 19 juillet 1966

1966Sur le dos du taureau !

Plus que par son véritable déroulement, la corrida du 19 juillet 1966 à Mont-de-Mar-san restera célèbre grâce à une photographie qui a fait le tour du monde. Elle fut

captée par Vincent Olivar, qui était photographe au journal Sud Ouest.Pour cette troisième et dernière corrida de la Madeleine 66, firent le paseo Paco Ca-mino (en vert d’eau et argent), Manuel Benítez, « El Cordobés », (en lie de vin et or) et José Fuentes (en fraise écrasée et or).Ils combattirent cinq toros de Fermín Bohórquez et un, le troisième, de Felipe Barto-lomé.« El Cordobés » fut pris en toréant avec la muleta son premier adversaire, deuxième de l’après-midi. Le fauve lui fit effectuer un saut périlleux et Manolo retomba de tête sur le dos du toro. Il ne s’en tira pas indemne, recevant un coup de corne de 10 cm au mollet droit, coup de corne qui le tiendra alité quelques jours. Camino tua ainsi trois toros et réalisa une grande faena à son dernier et la présidence, assurée par le Dacquois Jean Boucou et l’Élusate Pierre Miquel, lui accorda les deux oreilles. José Fuentes passa sans peine ni gloire.La photographie fut reprise dès le lendemain en couverture de Sud Ouest avec la lé-gende suivante : « Le célèbre matador « El Cordobés » a été blessé, hier après-midi, à Mont-de-Marsan. Au cours de sa faena de muleta, à son premier toro, « El Cordobés » a été pris par le toro et envoyé en l’air. Néammoins, il a terminé son trasteo et a estoqué son adversaire avant de passer à l’infirmerie, d’où il a été dirigé d’urgence vers l’hôpi-tal. Le célèbre torero a été opéré. L’intervention a duré une heure. « El Cordobés » souffre de déchirures et dilacérations de muscles de la loge antérieure prétibiale droite. Manuel Benítez restera à l’hôpital de Mont-de-Marsan trois ou quatre jours et sera éloigné des ruedos pour au moins une vingtaine de jours. » Le pronostic du soir-même s’avéra, car « El Cordobés » ne réapparaîtra que le 10 août. Mais par la suite, l’état de santé de l’idole des années soixante est suivi au jour le jour.Ainsi, le surlendemain dans le même quotidien, on peut lire : « C’est trop peu dire que le « Cordobés » a passé une nuit calme dans sa chambre de l’hôpital de Mont-de-Mar-san. Il s’est, en effet, réveillé hier très tard : 11 heures du matin, et de bonne humeur. Une bonne humeur troublée par une piqûre de pénicilline accueillie par lui, qui en a pourtant vu d’autres, avec la grimace. Après un repas léger, car il n’avait pas de fièvre, le célèbre torero – pyjama bleu et tignasse toujours opulente – a reçu avec le sourire quelques-uns de ses admirateurs et admiratrices. Il a alors satisfait à de nombreuses demandes d’autographes, avant de s’assoupir à nouveau pour une sieste réparatrice. »Il ne restera que deux jours à l’hôpital montois, étant ensuite transféré au Sanatorio des toreros de Madrid.

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camino, « el viti » et les amis De georges créPuscule D’un Dieu

effectuée par le couloir sous la protection conjuguée des membres de sa cuadrilla et de la police.Si, selon Boileau, « un beau désordre est un effet de l’art », Antonio peut être fier de lui : il a signé, avec ce fracaso, un chef-d’oeuvre qui nous a rajeunis, en nous rappelant les plus belles réussites de ce maître du genre qu’était « Cagancho ».Apparemment loin d’être animé de cette foi qui, dit-on, soulève les montages, Paco Camino servit, avec une application mesurée, au deuxième de la soirée, un trasteo presque essentiellement construit du côté droit, sans rythme, ni vibration, conclu en deux temps d’une estocade de côté.Plus ambitieux face au quatrième, plus confiant aussi, il réalisa une faena, certes privée de cette élégance torera qui manque également trop souvent au caractère même du Sévillan – à savoir que ne s’y exprima pas aussi la résolution

– mais néanmoins remarquable en raison de l’ordonnance, de l’heureuse propor-tion et du choix des suertes dont cinq na-turelles exécutées de face, constituèrent la perfection en la matière et soulevèrent, malgré le déluge, les tendidos.Avec un tact subtil et une élégante discré-tion, Paco embellit encore ce travail, d’un très pur classicisme, de passes ornemen-tales d’inspiration gallista qui lui auraient valu tous les trophées, s’il ne s’était mon-tré malchanceux à la mort.En effet, il s’engagea bien mais mit l’acier bas (sans préméditation, son attitude cha-grine l’attesta). Une oreille quand même.Gagné par l’exemple de son confrère, il se débarrassa en cinq sec du dernier, dans l’indifférence du conclave, plus occupé à s’exercer aux finesses de la balistique sur Ordóñez, se défilant de la manière dont il a déjà été parlé.

Georges Dubos

Antonio Ordóñez

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la Décennie Dorée De la révolution ojeDa Dur, le Dimanche…

1984Dur, le dimanche…

Traditionnellement, la corrida du dimanche à Mont-de-Marsan est celle des toros durs et des toreros braves. En 1984, ils sont plus durs que jamais. La ganaderia

de Tulio y Isaías Vázquez, qui s’est forgé une grande réputation après la guerre et qui a livré en Aquitaine des novilladas mémorables à Roquefort ou à Saint-Sever, amène l’émotion au Plumaçon.

Mont-de-Marsan, dimanche 22 juillet 1984

La première de la Madeleine : irrespirable

Ruiz Miguel, une entière en faisant le tour, un descabello : avis partagés. Une demie avec longue hémorragie : sifflets.« Manili », un bajonazo à la rencontre : une oreille ; trois quarts mal portés, deux descabellos : avis partagés.Victor Mendes, une entière et un desca-bello : vuelta ; trois quarts expéditive : sif-flets.

Pour ceux qui aiment les toros au sens bétail et bestial du terme, et qui trouvent Vic-Fezensac déjà un peu efféminée, la première course des fêtes de la Made-leine était velue à souhait : deux tau-reaux de cinq ans, un de six, d’humeur massacrante, plus une chaleur à couper à la hache, vous avez une idée de ce qu’on appelle la corrida « à l’ancienne », comme la blanquette, sauf qu’il entre dans sa composition plus de morrucho que d’agneau… Irrespirable…

Toros de don Tulio et Héritiers de don Isaías Vázquez, de conformation inégale (le second était petit même pour un no-villlo) et fort diversement armés. Affectés d’un comportement rugueux et réservé, bref présentant tous les signes d’une perte de caste. Une grande pique cependant au cinquième qui eut, de surcroît, une mort de race.

Ruiz Miguel malmené par le toro de Tulio.

Ruiz Miguel, chef de lidia, s’en rendit très vite compte. Comme sa vaillance est de-puis quelque temps assujettie à des accès de réflexion, il montra l’exemple en se contentant de cadrer – lui au moins sut le faire – avec circonspection un adversaire également doué en la matière… Ce qui ne l’empêcha pas d’être bousculé. Le même scénario, avec quelques variantes, se re-produira durant une heure et trente-cinq minutes, nul n’ayant envie de s’attarder.

De passes, pas questionDonc, les toros sortent sans majesté spé-ciale et s’attaquent à la cavalerie d’une façon prometteuse : du reste, cette soirée ne valut que par l’intensité du premier tiers ; mais lorsqu’ils reviennent – et de ce point de vue ils ne se font pas prier – c’est sans style, en sortant seuls de l’engage-ment. Beaucoup de piques donc, mais à quoi bon ? On ne sauvera pour son inten-sité que celle de l’avant-dernier toro, le

seul au sujet duquel on puisse, avec pru-dence, évoquer la notion de bravoure.De passes, pas question… Ce bétail se pétrifiait dès qu’il apercevait un linge rouge et réduisait son combat à quelques coups de tête défensifs. Sur les gradins, c’est en général le moment où un expert vous explique qu’il suffit de « tirer » l’ani-mal, de le « consentir »… « Manili » entendit-il l’un de ces conseillers ? Il se montra inutilement et fut pris sèchement. On put croire que la seule oreille coupée de l’après-midi serait la sienne. Treize points de suture furent nécessaires pour lui refaire une pommette, voilà qui ne va pas l’enjoliver.Quant à Victor Mendes, qui banderille brillamment son premier adversaire, il laissa ensuite paraître des lacunes tech-niques préoccupantes. Cette insolite et au demeurant peu ennuyeuse ouverture ne devrait tout de même pas s’ajouter aux grandes Madeleines.

Pierre Veilletet

« Manili », le visage marqué par la furieuse bataille.

D’un siècle à l’autre

Les années Zocato et les toreros de l’an 2000

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les années zocato et les toreros De l’an 2000 maDriD se renD à josé tomás

Madrid, dimanche 15 juin 2008

Ou tu porteras mon deuil…

muleta. Il sauve sa peau. C’est une de ces faenas tragiques, dures, parfois insoute-nables où quand le toro s’élance, on voit les chirurgiens quitter leur abri…Nouvelle « gamelle » sur une boucle de gaoneras au quatrième toro. Le museau posé sur la nuque de l’homme, la bête ne bouge plus. On dirait les crocs d’une panthère noire sur le cadavre de sa proie. Seuls les pieds de Tomás remuent légère-ment. Partie remise.Déboule le cinquième toro bis, moins clair que les brouillards de Londres. Tomás le mène au centre. Un carré de derechazos, un autre et puis, à la sortie, un nouveau vol plané. Pris en retombant, José tournoie sur les cornes. Deux trous béants vite nappés de rouge apparaissent sur les cuisses. Un peón a dénoué sa cravate. Tomás refuse le garrot et vire les cuadrillas. Maintenant il est cadavérique, il traîne son corps mais revient toujours entre les yeux du buffle : « Allez, finis-sons-en, semble-t-il lui dire, tue-moi. Mo-lière est mort en scène. »Un énième vol plané le casse un peu plus. À l’estocade, suite à quatre manole-tinas hallucinantes, véritables tombeaux ouverts, José Tomás n’a même pas agité sa muleta. Il est parti droit. Cap sur l’en-fer. Accroché encore par le gilet, les poi-gnards autour du cœur, il vient de s’en-voler pour la huitième fois. Les croque-morts n’ont jamais vu ça. Trois secondes plus tard le toro s’écroule raide et froid. Alors José, ou ce qu’il en restait, a pris les deux oreilles et traversé la piste jusqu’au

El Fundi : silence et silence. José Tomás : une oreille et deux oreilles. Juan Bautis-ta : silence et silence.Quatre toros du Puerto de San Lorenzo (591, 525, 542 et 565 kg), les quatrième et sixième de Cortés (568 et 580 kg) plus un réserve, cinquième bis (585 kg), d’El Torero, tous mansos (treize piques), dan-gereux et compliqués.Passons sur El Fundi et sur Jean-Baptiste, aussi mal lotis l’un que l’autre. Ce sont de bons toreros mais lutter contre un dieu vivant qui hier aurait put reprendre à son compte la phrase « Ou tu porteras mon deuil » dans l’ouvrage de Dominique Lapierre et Larry Collins consacré à El Cordobés…Certains avaient payé 3 300 euros une place qui en valait 90. On voulait re-voir et se persuader que le 5 juin der-nier personne n’avait rêvé. Ovationné après le paseo, José Tomás (aubergine et or) prépare ses gammes lors d’un quite par chicuelinas au premier toro. Le ton est donné, il ne cède rien. Le deuxième cornu d’une traîtrise inouïe le balance dans les airs au cinquième muletazo. On relève une épave : livide, sonné, maculé de sable et de sang, José Tomás repart en guerre. Le toro a déjà fait mouche, il sait l’homme à portée de cou. Calé près des planches, les jambes offertes, José Tomás le bloque comme un chien au fond de la niche. Chaque fois que le toro gicle, la corne gauche s’étire vers le jabot du torero. Six fois on croit José embroché, six fois il s’en sort d’un frémissement de

bloc. Devant la porte de l’infirmerie, tous les palefreniers et les monosabios se sont découverts et l’ont applaudi. Lui a salué d’une grimace qui se voulait sourire. Nous, je vous le jure, on pleurait tous !Une mouche n’aurait pas trouvé de place… 31°4. Ciel de paradis…Bulletin médical. Opéré pendant plus d’une heure, José Tomás souffre de trois

cornadas : l’une au tiers supérieur de la jambe droite de 20 cm avec des dégâts aux muscles adducteurs, la seconde à l’intérieur du genou droit de 5 cm, et la troisième au bas de la cuisse droite de 12 cm. Pronostic grave. José Tomás a été transporté à la clinique de la Fraternité.

Zocato

Estocade « à tuer ou mourir » de José Tomás le 15 juin 2008 à Madrid.

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les années zocato et les toreros De l’an 2000 el juli, Dix ans Déjà

2008El Juli, dix ans déjà

Pour célébrer son dixième anniversaire d’alternative, El Juli tue seul six toros dans les arènes où il a été sacré matador dix ans plus tôt : Nîmes. Il offre une panoplie com-

plète de son talent et reprend même les banderilles qu’il ne posait plus depuis 2003.

Nîmes, vendredi 19 septembre 2008

Du Caire aux Galapagos…

lian López qui n’a pas encore 16 ans et ne peut donc pas toréer. » « Vous l’avez là, au milieu de la piste, répondit Simon Casas, l’impresario des arènes. Attendez donc jusqu’à la fin et ensuite, s’il le faut, embarquez-le. »Au final la maréchaussée a déchiré la plainte et, enthousiaste, a suivi le nou-veau matador porté en triomphe dans les rues de la cité romaine. Le calendrier s’égrène et le môme prodige, Julian, de-vient un torero populaire puis une figura installée sur son trône. C’est désormais un maestro d’époque qui sait mêler l’art et le goût du raffinement. Métamorphose su-blime de ce torero qui ne se fixe comme but que son propre soleil.Inutile donc de détailler les six toros. Juste vous dire que le feu d’artifice qu’il alluma hier pouvait se contempler jusqu’au Caire où les chameaux, de joie, levèrent le museau. Aux îles Galapagos, les tortues prirent même un bain à sa san-té. Immense est alors un mot minuscule pour définir ce géant du toreo. Tous les

Julian López « El Juli » : une oreille, deux oreilles, silence, deux oreilles, salut au tiers et deux oreilles et la queue.Sortie triomphale et inoubliable par la grande porte des Consuls ; sept estocades dont une al recibir, deux descabellos ; il dédia ses toros, dans l’ordre, à son père, au public, à Simon Casas, à Roberto Domínguez, à personne et enfin à ses 12 000 fans.À la brega, saluons l’efficacité discrète de Raúl Blázquez ; vuelta posthume au der-nier toro nommé « Mamarracho », numé-ro 58, 510 kg.Six toros de Daniel Ruiz Yagüe, fort convenables de gabarits et d’armures (de 461 à 515 kg ; moyenne, 493), plus un ré-serve du même fer (5e bis ; 545 kg). Tous d’une noblesse remarquable, excepté le substitut. À la pique (onze touchettes), du « light ».Dix ans et un jour ont passé depuis que trois gendarmes, le 18 septembre 1998, s’étaient présentés dans le callejón : « Nous venons chercher un certain Ju-

capotazos étaient différents, variés, fleu-ris, piochés comme sur un énorme comp-toir où les tapas s’avèrent plus alléchantes les unes que les autres.Allez-y, n’hésitez pas, prenez une véro-nique pieds joints, un delantal au ralen-ti, deux gaoneras, trois lopecinas, des double revoleras et une véritable passe de muleta à la cape. Vous ne rêvez pas, il s’agissait bien d’une naturelle de capote si douce, si longue et si apaisée qu’on aurait dit un matin d’armistice. D’ailleurs, à propos de naturelles, il y eut une série hallucinante au dernier toro qu’il venait de banderiller pour le côté « malle aux souvenirs ». On se frottait les yeux, on se

pinçait : mais où était donc passée cette satanée muleta ?Seule la couleur rouge nous permettait de la différencier du sable, tellement rien ne semblait frémir ni bouger. Il restait dans le vent tiède de cette inoubliable nuit une main et une baguette de chef d’orchestre. Juli le lidiador, Juli l’armada mais aussi Juli le poète et musicien de ses gestes où la perfection technique ne formait que le second rideau du talent insensé de l’en-fant roi maintenant empereur.Comble, excepté trois gradins supérieurs. 24°5. Mistral gênant par instants.

Zocato

Chicuelina d’El Juli à Nîmes le 19 septembre 2008.

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titre morante De la Puebla

Miuras