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    DUMMEAUTEUR

    Fascisme brun, fascisme rouge, Spartacus, 1975.La crise mondiale ou vers le capitalisme dtat, Gallimard, 1932.

    La rvolution nest pas une affaire de parti, Entremonde, 2010.

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    otto rhle

    KARL MARX

    Vie et uvre

    Traduit de lallemandpar Alexandre Vialatte

    Postface

    de Jean-Franois Gava

    EntremondeGenve

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    TITREORIGINAL:Karl Marx, Leben und Werk.

    Hellerau bei Dresden, Avalun-Verlag, 1928.Grasset, 1933, pour la traduction franaise.

    Entremonde, 2011.

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    NOTEDELDITEUR

    Ldition originale tant dpourvue de source, nous avons, chaque foisque cela tait possible, rajout la source des citations en note de bas de page.

    Dune manire gnrale, nous avons prfr pour les citations de Karl Marx

    retenir la traduction donne dans la Bibliothque de la Pliade plutt que les

    traductions dorigine ralises par Alexandre Vialatte.

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    LA SITUATION HISTORIQUE

    Les rvolutions europennes ouvrirent les portes de la Hollande,de lAngleterre et de la France lvolution capitaliste plusieurssicles de distance.

    La fodalit, fonde sur le vasselage, consolide par le despotismepatriarcal, lasservissement lhritage et lesclavage de la conscience,seffondra sous le choc de la nouvelle puissance : ce fut lre de

    lconomie.Largent vainquit le sillon. Les postulats de la libert triom-

    phrent des traditions de la servitude. Ctait laurore sur lEuropeoccidentale.

    La classe bourgeoise prit son essor ; de nouveaux champs dactionstendaient ses yeux au soleil dune nouvelle histoire. De Hollandeelle cra une puissance coloniale qui neut dgale, en sa dmesure,que les sommes fabuleuses quelle rapportait la mtropole. DelAngleterre, dont elle fit lusine du monde, elle slana pourconqurir tous les marchs du globe terrestre, toutes les mines dematire premire. En France elle mit son service la plus grandeforce militaire de lhistoire pour assurer les rsultats sociaux de sonmancipation. Nulle difficult de sa tche neffraya son activit. Sonaudace attaqua les problmes les plus vastes. Son ambition sassignales buts les plus levs. Dans une vritable ivresse de triomphe, labourgeoisie subjugua ses destins.

    Destin conomique dabord. Au-del de la manufacture et de lacombine mercantile, le nouveau systme de production vit natrela grande industrie. Une rvolution des techniques suivit celle dela politique. Les mthodes traditionnelles furent renverses et

    transformes. Les secrets de la nature furent percs, ses forces furentasservies, ses lois servirent la production. En 1767, Hargreave crela spinning jenny , en 1769 Arkwright la perfectionne encore,en 1775 Crompton donne la mull jenny . En 1781 Watt rend lavieille pompe vapeur propre actionner des machines. En 1785

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    Cartwright rvolutionne toute lindustrie textile en inventant lemtier mcanique. Le tissage subit ds lors une mtamorphose totale.Le coton opra son entre en Europe. Coton ! Coton ! , devint le

    mot dordre du capital. Les fabriques surgirent du sol. Des armesdhommes, de femmes, denfants sengloutirent dans ces usines. Unprogrs nattendait pas lautre. Cest en 1802 que le premier vapeursillonna le fjord de la Clyde, cest en 1807 que, pour la premirefois, des passagers franchirent lHudson la vapeur ; en 1819 lepremier paquebot fendit les flots de locan. La machine vapeurde Watt servait dj de locomotive depuis lanne 1804 et rendait

    dimportants services. En 1825 le premier chemin de fer fut livr lexploitation. Le capitalisme avait vaincu lespace et le temps. Lepremier tlgraphe lectrique fonctionna en 1835. Quil avait fallupeu dannes pour reculer si loin les limites du monde ! Des prodiges,des feries staient raliss. Le rendement du travail humain staitlev jusquau miracle. La bourgeoisie triomphait. Elle a produitde bien autres merveilles que les Pyramides dgypte, les aqueducsromains, les cathdrales gothiques : elle a fait bien dautres exploitsque des migrations ou des croisades Elle sest asservie les forcesnaturelles, elle a appliqu la chimie lindustrie et lagriculture etdfrich des continents, elle a rendu des fleuves navigables, fait surgirdes peuples du sol ! Machines, vapeurs, chemins de fer, tlgraphes,quel sicle prcdent et os supposer quune telle puissance deproduction sommeillt dans le sein du travail collectif !

    Quant son destin politique, la bourgeoisie le prit en mainpareillement. Elle survcut en France la raction des Bourbons etsaisit le pouvoir en 1830. En Angleterre, pendant un sicle et demi,elle russit tirer son profit de toutes les cotes mal tailles, jusqulanne 1832 o le Reformbill la rendit dfinitivement matressede la situation. Ce fut elle qui dicta les lois aux gouvernements. Ce

    fut son commandement que sbranlrent les armes. Ce fut sonprofit quon conclut des traits, quon cimenta des alliances, quonfit et termina des guerres, quon lana des proclamations, quonchangea des notes diplomatiques. Finalement elle se trouva aufate. Sa position politique tait assure tous gards.

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    Enfin, et ce nest pas le moindre de ses travaux, elle donna denouvelles couleurs et de nouvelles formes lidologie qui peintlimage du monde dans la cervelle des humains. Elle a noy les

    saints frissons de lextase mystique, de lenthousiasme chevaleresqueet de la mlancolie quon appelait distingue dans leau glace ducalcul goste. Plus de dignit personnelle : elle la remplace par lavaleur marchande, et, la place des liberts dment acquises parlettres officielles, elle a instaur un libre-change sans conscienceLa bourgeoisie a dpouill de leur aurole toutes les activits

    jusqualors vnrables et quon ne considrait quavec un saint

    frisson. Elle a remplac le mdecin, le juriste, le prtre, le pote etlhomme de science par des travailleurs salaris. Elle a dpouillla famille du voile attendrissant des sentiments touchants, elle laramene une pure affaire dargent. Cest ainsi quelle a transformla physionomie du monde entier, quelle a dot la vie humainedune foule de nouveaux aspects. Du haut du donjon de son succs,de lchauguette de son triomphe, elle a pu ds lors contempleravec orgueil la carrire glorieuse quelle venait de parcourir en unsi petit nombre dannes.

    LA SITUATION ALLEMANDE

    En Allemagne, jusqu 1800, la classe bourgeoise avait peineparticip cette rue triomphale.

    Trois cents annes auparavant, le capitalisme, pourtant, taitmr pour bouleverser la vie conomique allemande. Il faisait voileen Mditerrane avec les flottes italiennes, il franchissait les colsdes Alpes avec les caravanes du commerce germain. Son fermentrvolutionnaire avait dj commenc svir dans les veines et le

    cerveau des hommes. Il excitait les paysans la rvolte, enveloppaitles bourgeois dans les restes dun conflit avec le Pape et son glise, iltransformait les citadins en rebelles et en mutins. Mais lOccidentse vit encercl par les Turcs, on dcouvrit la route maritime desIndes ; les voies commerciales, barres, furent envahies par les

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    herbes, et le nerf du capitalisme, qui tait allemand et italien,dprit et mourut bientt. Le capitalisme, repouss vers le littoralatlantique, sempara successivement du Portugal et de lEspagne,

    des Pays-Bas, de lAngleterre et de la France, tarauda et bouleversatout, accomplit son uvre de ruine et son travail de cration.Maintenant, trois cents ans plus tard, il revenait en Allemagne. Ily apportait les machines anglaises et le coton amricain. Et ce futaussitt le processus ordinaire : transformation de la production,bouleversement de la socit, mtamorphose, dans les cerveaux,de limage du monde.

    Dans le Bas-Rhin, la Ruhr, la Sieg, en Thuringe, en Saxe et enSilsie, en Wurtemberg et en Bavire, on vit fleurir immdiate-ment une industrie avide daction. Le blocus continental, coupantlimportation anglaise, mit cette jeune plante en serre chaude.En Saxe, le nombre des mtiers passa en six ans de 13 000 210 000dans le coton. En Rhnanie lexploitation des mines, les fonderies,les fabriques de machines et lindustrie mtallurgique prirent desproportions formidables. Lexportation, limportation mondiales,suivirent en raison directe : ctait norme pour lAllemagne. On etdit que le capitalisme voulait rattraper le temps perdu ; il marchait pas de gant ; lvolution fut inoue. Des villes poussrent. Les capi-taux saccumulrent. Partout essor, succs, puissance et plus-value.

    Mais, sans le proltariat, la bourgeoisie nest rien. Cest elle quile cre en se dveloppant. Cest elle qui le cre ncessairement,parce que cest lui qui cre les accroissements de valeur dont labourgeoisie tire sa vie. Elle ne peut renoncer lui sans renoncer sa propre existence. Ils sont lis indissolublement.

    Le proltariat allemand sest recrut, comme ceux de France etdAngleterre, dans la masse des paysans appauvris et dracins, desartisans et des petits bourgeois crass par lvolution. La premire

    gnration tenait au sol et vivait sre. La suivante donna une partiede ses forces aux industries domicile. La troisime prit le cheminde lusine et constitua le proltariat salari. Les masses venues la fabrique, groupes en tas par les mthodes de production,tombrent sous lil du chef, la direction du matre, sous tous les

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    fouets des promoteurs dune effroyable exploitation. Leur existencene rencontra jamais nulle part une miette dintrt humain ; elleneut dautre sens quun sens capitaliste : produire, crer la plus-value,

    affermir la classe des matres. Le proltaire devint lui-mme unemarchandise qui dut se vendre chaque jour. Une bte de somme,voire un peu moins, un instrument, un petit rouage de la machine exploiter, une chose morte. Impuissant, mornement rsign sonsort, il tait li sa corve sous peine de mourir de faim en cas derefus. Et, perplexe et dsespr, il savanait vers son destin invitable.De spasmodiques explosions dindignation, ou des soulvements

    violents, comme ceux, en 1826, des rmouleurs de Solingen, oubien, en 1828, des tisseurs de soie de Krefeld, ne changrent rien la chose : ils eurent pour unique effet de faire ajouter au fouetdisciplinaire de la faim la lanire dune justice pdantesque.

    Dans les endroits o la grande industrie navait pas encorepris pied, on fabriquait domicile. En Silsie principalement, oles privilges seigneuriaux favorisaient lasservissement industrielde la misre paysanne, et dans lErzgebirge o lavarice du solprcipitait les propritaires affams des lopins dans les tentaculesdes entrepreneurs. la ville ctait encore lartisan des corporationsqui, mornement ferm dans son petit horizon toute innovationtechnique, pourvoyait aux besoins de la clientle locale dans unehonnte et orgueilleuse routine. L, comme dans le plat pays quicourbait les trois-quarts de la population sur de mesquines etminuscules agricultures, latmosphre sociale et intellectuelle avaitencore le poids de plomb et ltouffante densit du Moyen ge.

    SOCIALISTES UTOPISTES

    Le fascinant clat de lessor capitaliste, en Angleterre et enFrance surtout, dchana des cris denthousiasme et des sanglotsdadmiration dans le camp de la socit bourgeoise.

    Il ny eut que de rares esprits pour considrer le phnomne avecdes rflexions sceptiques. Ils constataient un contraste inquitant

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    entre les lumires du succs, de la richesse, de lessor dun petitnombre, et les tnbres dans lesquelles lexploitation, la misre etlasservissement avaient plong des millions dtres. Ils remarqurent

    un dficit : le gain de la civilisation leur paraissait achet trop cherau prix de la masse dignorance et de barbarie quil entranait.Leur conscience morale se sentit offense. Leur raison leur disaittrop haut que lvolution qui provoquait de tels contrastes devaitconduire ncessairement une catastrophe sociale. Le sentiment deleur responsabilit leur ordonnait de lancer un cri davertissement,dexhorter la rflexion, de faire renverser la vapeur et de prner

    un ordre social plus harmonieux qui ft la part de tout le monde.Ce furent principalement en France Saint-Simon et Charles

    Fourier, en Angleterre Robert Owen, qui sadressrent au forumde leur poque au nom de la raison, de la justice, de lhumanitet du socialisme.

    Au nom de la raison. Navait-elle pas t le mot dordre detoutes les rvolutions bourgeoises ? Le Contrat Social de Rousseau,qui avait fourni les paradigmes de tous les idaux politiques dela rvolution franaise, navait-il pas trouv son couronnementclassique en exigeant un tat raisonnable ? Ctait la bourgeoisiequi avait bti cet tat. Mais quelle figure faisait-il ? Le plus purcontraste des classes ; labondance y naissait de la faim, llvationde lhumiliation, lclat du vice et de la honte. Ctait prcismentltat contre lequel slevait la voix des critiques et des rformateurs.Quelle raison devait-elle maintenant organiser ltat futur ?

    On protestait au nom de la justice. Ntait-ce pas encore un motdordre emprunt au langage bourgeois ? Et sans doute les anciens tats , les castes de lancien rgime nexistaient plus, le tourbillon dela rvolution avait balay les privilges, on voyait maintenant fleurirdes liberts civiques que la fodalit net mme pas souponnes,

    les citoyens tant gaux devant la loi. Les exigences de la justice ntaient-elles donc pas satisfaites ? Ltat bourgeois avait la prtention dtrejuste. De quel droit devait-on le rformer ou le remplacer par un autre ?

    On invoquait lhumanit. Ce qui navait t jusqualors que phrasede rhteur, envole, dclamation dagitateur, devait saccomplir

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    dsormais : lavenir devait raliser le bien-tre, non seulement deceux qui possdaient mais aussi de ceux qui navaient rien. Le buttait damliorer la situation de tous les membres de la socit.

    Mais on ne voulait pas latteindre par les moyens de la rvolutiondont les horreurs taient encore beaucoup trop fraches dans lesmmoires. On se proposait dy parvenir par le travail, lducation,la culture de lesprit, la morale, bref par un nouveau christianisme,une nouvelle forme de vie que rpandraient les phalanstres, unenouvelle forme du mariage, une transformation de ltat, unenouvelle lgislation de la proprit.

    On travaillait enfin au nom du socialisme. Cet argument mettaitdaccord les trois plus grands rformateurs de la socit. Mais lesocialisme dalors tait une thorie qui demandait simplement unerglementation de la vie conomique du point de vue de lindustrie,point de vue bourgeois par consquent, non du point de vue dela classe proltarienne. Si diffrentes que fussent leurs conceptionsde la raison et de la justice, si confus et si chaotiques que fussentles tableaux quils peignaient de lordre social tablir, les troisrformateurs tombaient toujours daccord quune transformationsociale devrait soprer sur la base de la proprit collective, du travailpartag, de la vie en commun. Cest par l que ces rformateurs, cescritiques et ces philanthropes mritent le nom de socialistes quelhistoire leur a donn.

    Malheureusement leur socialisme ntait quun tissu de rves etde dsirs, le produit de spculations et de constructions crbrales, lersultat de leurs rflexions et de leurs vux, une uvre dhumanitet de philanthropie, une cration de leur bon cur, de leur noblezle, de leur conscience pure. Sa ralisation devait venir den haut,daprs un programme tabli qui tait dj prt dans leurs ttes

    jusquen ses plus petits dtails. Le proltariat, compltement tranger

    llaboration du plan, navait qu laccepter avec reconnaissance,comme un prsent de leur sagesse et de leur bont. Ce socialismetait une utopie.

    Qui ne serait ravi du gnie de Saint-Simon, de cet clair quifait jaillir mille penses blouissantes travers la lourde nue des

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    dissertations de lauteur sur la philosophie de lhistoire et sur lesthories sociales ! Qui ne serait boulevers par la critique pulvri-sante avec laquelle Charles Fourier pousse ses charges passionnes

    contre le bluff capitaliste ! Qui ne serait touch dmotion, qui neserait frapp denthousiasme devant labngation et lopinitretavec lesquelles Robert Owen sait combattre pour ses ides contreun monde de contradicteurs !

    Et cependant Quel romantisme dans lespoir que le mondepuisse renatre dune recette labore davance par la cervelle dunpenseur ! Quelle navet que de croire que des usiniers, des agioteurs

    et des banquiers vont se convertir par esprit de sacrifice pour aiderlhumanit se dlivrer du capitalisme ! Quel ridicule dans le faitque lide ne soit venue personne quun nouvel ordre social plusnoble serait le rsultat dune volution historique que le proltariataurait raliser lui-mme et qui devrait, un certain moment, fairevolte-face en soubliant !

    Cette ide-l tait distance infinie de toutes les conceptions delpoque. Elle manquait de toutes les conditions qui auraient pu larendre pensable. Limpuissance des thoriciens bourgeois pensersur le plan de lvolution historique faisait delle une absurdit, toutcomme la faiblesse du proltariat et son insignifiance politique.

    Et cependant elle devait tre pense, parce quelle fournissait laseule clef du problme. Car cest la tche de la science de formulerabstraitement ce dont lvolution a besoin sur le plan concret. Aussilide fut-elle pense.

    Cest en elle que se concentre luvre formidable de Karl Marx.

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    Il ne venait pas du proltariat. Il ntait pas sorti non plus desrangs des socialistes utopistes.Sa carrire navait pas t trace davance par sa naissance, sa

    classe, son milieu ou sa formation. Elle ne se dcida que lorsquilfit personnellement lexprience de la socit.

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    Il naquit Trves le 5 mai 1818. Depuis de longues gnrationstous ses anctres, paternels et maternels, taient rabbins. Libre auxthoriciens de lhrdit de conclure quil avait la sophistique et la

    chicane dans le sang. On peut tout au moins assurer, sans ftichismepour leurs ides, que ses aeux staient entrans avec mthode etsuccs au travail de lesprit et au raisonnement. Le petit-fils continuacette tradition intellectuelle et marcha sur leurs traces.

    Son pre ntait pas rabbin, mais avocat. Form par Voltaire etLeibniz, il tait de culture franaise et allemande ; les traditions de larvolution cohabitaient dans son esprit avec celles du grand Empire.

    Politiquement, il prenait rang parmi les patriotes prussiens, maisil y avait dans son temprament une modration dme probe etcultive qui lui permettait de se contenter du programme dtrehomme honorable et bon citoyen. La mre tait une excellentemnagre, sans autre grand talent desprit : elle napprit jamais parler ni crire correctement lallemand.

    Lorsque Karl atteignit lge de lcole obligatoire, son pre,Herschel Marx, prit le nom dHenri Marx et se fit protestant avectoute sa famille. Une conversion sopre rarement sans motifssrieux. Surtout dans une famille si troitement attache par laprofession et les traditions aux croyances de ses anctres. Riende prcis ne nous renseigne sur les mobiles immdiats ou sur lesconsidrations qui dterminrent le pre Marx se faire chrtienaprs la mort de sa mre. Mais nous savons combien le Juif taitalors ha, surtout en Rhnanie : on le mprisait, on le fuyait, et rienntait si peu favorable que dtre Juif dans une carrire bourgeoise.On peut donc supposer que cet homme doux et pacifique, aismentaccessible aux compromis, voult, en changeant de confession, nonseulement effacer du monde une ralit offensante pour lilreligieux du chrtien , mais encore assurer son fils une carte

    dentre aux portes de la culture europenne .Comme nous navons pas de tmoignages, comme nous nepossdons aucune indication sur la prime jeunesse de Marx, noussommes tents dmettre encore quelques autres suppositions propos de cette situation. Le petit Marx dut prendre conscience de sa

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    race de trs bonne heure, surtout grce aux traditions familiales, etil se pourrait que lenfant ait vu dans son origine juive une sorte detort, de tache, de handicap, ds que le monde lui permit de comparer.

    Peut-tre faut-il chercher l lorigine de lextraordinaire vhmencequi marqua son dveloppement intellectuel. Son tonnante capacitdassimilation, ses prodigieuses associations dides, sa surprenanteclairvoyance, sa vigueur dans lexgse et ltendue de son savoirne devraient alors tre considrs que comme des instrumentsquil perfectionna dessein jusqu leur rendement maximum envue de compenser le handicap de sa race et de sa naissance dans

    un domaine dune honorabilit et dun clat nettement reconnus.On peut supposer galement que le dveloppement du caractrede lenfant se trouva dtermin dans ses toutes premires lignespar ces impressions de dbut. Autant le pre fut ravi des donsmagnifiques de son fils, autant il prouva dinquitude voir seformer un caractre dont lintransigeance combative et larroganteduret ne pouvaient rencontrer dans sa propre nature ni intelligenceni sympathie. Karl apprenait merveilleusement bien, mais il navaitpas un ami ; il na jamais plus tard mentionn dun seul mot nulde ses camarades de classe. Son esprit pera comme lclair toutce quon voulut lui apprendre, mais son cur ne fit jamais halte.Toutes les forces de son me se bandaient sur le seul travail, lerendement et le succs.

    Rien ne contredit cette hypothse dans le fait que le jeune Marx,qui tait dj dix-sept ans sur les bancs de la facult, se fiana dix-huit, en pleine ivresse damour, avec Jenny de Westphalie,une amie denfance de sa sur. Quand nous apprenons que cette

    jeune fille appartenait la noblesse la plus considre de la ville,que son pre tait haut fonctionnaire, et quelle passait pour unepersonne de rare beaut et de grande culture, nous comprenons

    immdiatement la fougueuse demande de Marx comme un gestede conqurant, le morceau de bravoure dune nature qui vit deprestige et tremble pour son amour-propre. Reprsentons-nous le

    jeune Marx : il se trouve au seuil de lexistence, bard de science etde diplmes, il brle dprouver ses forces, de sessayer sur les grands

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    problmes de la vie. Mais il hsite encore se faire pleine confiance, se donner un satisfecit. Son anne Bonn na pas t entirementsatisfaisante. Il a caus une petite dception ses parents et aux amis

    qui attendaient de lui une ascension rapide. Son pre lui a mmepropos de changer de spcialit et de sengager dans la physique etla chimie. En de telles circonstances Karl Marx, dcourag, a besoindune preuve vivante de sa valeur et de sa supriorit. Il se la procureen enlevant dun geste conqurant la jeune fille la plus belle, la plusfte, la plus recherche de la socit. Son pre, dabord effray, finitpar taire ses objections. Le pre de sa fiance consent et noue avec

    lui des relations plus intimes et plus cordiales. Cest ainsi que cettette chaude abat en se jouant des obstacles. Bouillant dorgueil etdamour-propre satisfait, il se dcerne lui-mme le certificat dehaute valeur dont il a besoin pour lquilibre de son me.

    Bien des annes plus tard, en repassant par Trves o le passvient assaillir sa rverie, il crit encore sa femme en son amoureusevanit : On me demande chaque jour, de gauche droite, desnouvelles de la plus belle fillede Trves, de la reine des anciens bals.Il est diantrement agrable pour un homme de voir ainsi sa femmecontinuer vivre dans la mmoire dune ville sous les traits de la

    princesse enchante.

    TUDES

    la rentre de 1836, Marx alla suivre les cours de la Facult deBerlin. Le rayonnement intellectuel de cette Facult tait immense ;elle attirait toute la jeunesse dAllemagne. Les grands noms dematres clbres, Hegel, Schleiermacher, Gans, Savigny et Alexandrede Humboldt, lui composaient une aurole. Hegel surtout, et sa

    philosophie, exeraient le plus grand prestige sur tous les espritsde ce temps. Marx se spcialisa dans le droit sur les tiquettes delcole, sans toutefois le pratiquer que comme discipline infrieure ct de lhistoire et de la philosophie . Il se jetait aussi, en dehorsdes confrences, avec un zle dvorant, sur les sciences les plus

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    diffrentes et sur toutes les littratures, cherchant, gotant, ttantpartout. Il lisait, notait, traduisait, apprenait les langues trangres,se perdait sur des chemins solitaires, allait chercher au loin leau des

    sources caches, escaladait les rocs les plus abrupts, visait les cimesinaccessibles. Aux heures de paix et de recueillement il panchait sesnostalgiques rveries pour sa lointaine bien-aime dans une foulede pomes, gauches produits, dailleurs, dun zle constructeur etdune rhtorique raisonneuse, plutt qupanouissement dunevraie vocation potique.

    Il navait parcouru Hegel qu vol doiseau et ne connaissait

    gure que des fragments de sa philosophie ; elle ne lui avait riendit de bon . Il pressentait quavec Hegel, pour qui, loppos dumatrialisme, lIde oriente le devenir universel, pour qui le contenude lexprience et le mouvement rythm de lhistoire suivent delactivit rgle de lEsprit universel et absolu, et qui affirme lidentitmtaphysique de la Pense et de ltat, il sentait quavec cet Hegelil faudrait bien quil sexpliqut un jour. Mais il restait encoretremblant devant lnormit de cette audace. Et il senttait dansune lutte de plus en plus faustienne contre lui-mme, contre laphilosophie traditionaliste et contre la grandeur monumentale dusystme hglien. Une lettre crite son pre le 10 novembre 1837dans un grand mouvement de fivre, et toute traverse dexplosionsextatiques, nous renseigne sur ses humeurs :

    Berlin, le 10 novembre 1837.

    Pre chri,

    Il est des moments dans la vie qui, semblables des bornes frontires, se

    dressent au terme dun temps coul, mais dsignent en mme temps, avec

    prcision, une direction nouvelle.

    Parvenus ce tournant, nous ressentons le besoin de contempler, avec le

    regard daigle de la pense, le pass et le prsent, afin de prendre conscience denotre vraie position. Bien mieux, lhistoire elle-mme se plat ces rtrospec-

    tives et ces jeux de miroir, donnant limpression de rgresser et de stagner,

    alors quelle saccorde seulement un rpit pour se comprendre elle-mme et

    percer le sens de sa propre action, laction de lesprit.

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    Dans de pareils moments, lindividu, lui, devient lyrique, car chaque

    mtamorphose est tantt chant du cygne, tantt ouverture dun grand

    pome nouveau qui cherche se cristalliser travers lclat de couleurs

    encore vanescentes ; et pourtant, nous aimerions lever un monumentaux choses dj vcues afin quelles regagnent, dans nos sentiments, la place

    quelles ont perdue pour laction. Mais o trouveraient-elles un havre plus

    sacr que dans le cur des parents, ce juge le plus clment, ce compagnon

    le plus dvou, ce soleil de lamour dont la chaleur rchauffe le centre le

    plus intime de nos aspirations ! Ce qui est dplaisant et blmable, comment

    obtiendrait-il mieux loubli et le pardon que sil devient manifestation dun

    tat absolument ncessaire ? Comment, du moins, le jeu souvent odieux duhasard, de lgarement de lesprit pourrait-il mieux chapper au reproche de

    provenir dun coeur monstrueux ?

    Si donc, au terme dune anne passe ici, je contemple les vnements qui

    lont marque et rponds ainsi, mon pre chri, ta si bonne, si bonne lettre

    dEms, quil me soit permis dexaminer mon existence du mme regard dont

    je considre la vie en gnral : comme lexpression dune activit intellectuelle

    qui tend se donner une forme multiple, dans le domaine du savoir, de lartou des rapports privs.

    Quand je vous ai quitts, un monde nouveau tait n pour moi, le monde

    de lamour, dun amour dabord ivre de nostalgie et vide desprance. Mme

    le voyage Berlin qui, en dautres circonstances, met ravi au plus haut point

    et incit la contemplation de la nature, enflamm de joie de vivre, ma laiss

    froid. Pis, il ma mis de trs mauvaise humeur, car les rochers que je voyais

    ntaient pas plus abrupts, plus hautains que les sensations de mon me, lesgrandes villes pas plus vivantes que mon sang, les tables dauberge pas plus

    surcharges, plus indigestes que les provisions de chimres que je portais, et

    lart, enfin, pas si beau que Jenny.

    Arriv Berlin, jai rompu toutes les anciennes relations, fait sans plaisir

    quelques rares visites et cherch me plonger dans la science et lart.

    Vu mon tat desprit dalors, il tait fatal que la posie lyrique ft mon

    premier projet, ou du moins le plus agrable, le plus immdiat ; mais mon

    ancienne position et toute ma formation furent cause que cette posie fut

    purement idaliste. Mon art, qui fut mon ciel, devint un au-del tout aussi

    lointain que mon amour. Toute ralit sestompe et toutes ces brumes se

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    24 KARL MARX

    perdent dans linfini : attaques contre le prsent, un chaos de sentiments diffus,

    rien de naturel ; tout tait fiction lunaire, parfait contraste avec tout ce qui est

    et tout ce qui doit tre ; des rflexions rhtoriques au lieu dides potiques,

    mais peut-tre aussi une certaine chaleur du sentiment et la recherche delenvole caractrisent tous les vers des trois premiers volumes que jai envoys

    Jenny. Limmensit du dsir qui ignore les frontires clate en une varit

    de formes et fait en sorte que les vers se changent en verbiage.

    Or, la posie devait tre accompagnement, et rien dautre ; il me fallait

    tudier le droit, mais je ressentais avant tout le dsir de me mesurer avec la

    philosophie. Combinant les deux, je travaillais tantt Heineccius, Thibaut et

    les sources, sans le moindre esprit critique, en collgien, traduisant par exempleles deux premiers livres desPandmies, tantt je cherchais faire passer une

    philosophie du droit travers le domaine du droit. En guise dintroduction,

    je plaai quelques propositions mtaphysiques et menai ce malheureux opus

    jusquau droit public, travail de prs de 300 feuilles dimpression.

    Ce qui sy manifestait de manire bien troublante, ctait avant tout

    cette opposition du rel et de lidal qui caractrise lidalisme ; il en rsulta

    le plan maladroit et erron que voici : venait dabord ce que je baptisaisgnreusement la mtaphysique du droit, cest--dire des principes, rflexions,

    concepts sans aucun lien avec le droit rel ni avec aucune forme relle du

    droit ; exactement comme chez Fichte, ceci prs que mon travail tait plus

    moderne et moins profond. quoi sajoutait la forme peu scientifique du

    dogmatisme mathmatique, o lon voit le sujet tourner en rond, ratiociner

    linfini, sans que la matire mme spanouisse pleinement en une forme

    vivante : tout cela constituait demble un obstacle lintelligence du vrai.Le triangle permet au mathmaticien de construire et de dmontrer; il nen

    demeure pas moins une reprsentation dans ltendue et ne se dveloppe pas

    pour devenir quelque chose de diffrent ; il faut le placer ct dautres figures,

    et cest alors que sa position se modifie, ces rapprochements divers lui confrant

    dautres relations et vrits. En revanche, dans les manifestations concrtes

    du monde vivant de lesprit que constituent le droit, ltat, la nature, toute

    la philosophie, il en va tout diffremment : l, il faut toiser lobjet lui-mme

    dans son volution, sans y introduire des divisions arbitraires, car cest la

    raison mme de lobjet de poursuivre sa route, avec ses contradictions, et de

    trouver en elle-mme son unit.

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    25PRPARATION

    Venait ensuite, comme seconde partie, la philosophie du droit, cest--dire,

    selon ma conception dalors, lexamen de lvolution des ides dans le droit

    romain positif ; comme si, dans son dveloppement thorique (et non dans

    ses dterminations purement concrtes), le droit positif pouvait tre autrechose, une chose distincte de la gense du concept de droit, qui devait tre

    pourtant lobjet de la premire partie !

    Or, cette section, je lavais, par-dessus le march, divise en jurisprudence

    formelle et jurisprudence matrielle, la premire devant analyser la forme pure

    du systme dans sa succession et dans sa cohsion le plan et lconomie du

    systme , la seconde sattachant dcrire le contenu, la fixation de la forme

    dans son contenu. Jai partag cette erreur avec M. von Savigny, comme jaipu le constater plus tard en lisant son savant ouvrage sur la proprit. []

    Mais quoi bon encore noircir des pages de choses que jai moi-mme

    rejetes ? crit avec une prolixit lassante, tout ce travail abonde en divisions

    trichotomiques et abuse de la manire la plus barbare des conceptions romaines

    afin de les faire entrer cote que cote dans mon systme. Au demeurant,

    je me suis pris de la matire que jai, dune certaine faon tout au moins,

    commence dominer.Ayant termin le droit priv matriel, je compris que tout cela tait faux

    et que le schma fondamental en tait bien proche de celui de Kant, bien

    quil sen cartt compltement dans le dtail. Une fois de plus, il mapparut

    clairement quil est impossible daboutir sans philosophie. Je pouvais donc,

    la conscience tranquille, me jeter derechef dans ses bras et jentrepris dcrire

    un nouveau systme mtaphysique ; ce travail termin, jtais contraint den

    reconnatre labsurdit, tout comme linanit de tous les efforts passs.Simultanment, javais pris lhabitude de noter des extraits de tous les

    livres que je lisais, par exemple duLacoon de Lessing, de lErwin de Solger,

    de lHistoire de lart de Winckelmann, de lHistoire allemande de Luden, tout

    en griffonnant, par endroits, des rflexions. En mme temps, je traduisais la

    Germania de Tacite et lesLibri tristium dOvide, et je me mis tout seul, cest--

    dire sans laide de grammaires, apprendre langlais et litalien, sans grands

    rsultats jusquici. Je lus leDroit criminel de Klein, sesAnnales et tout ce quil

    y a de rcent dans la littrature, mais cela en passant.

    la fin du semestre, je recherchai de nouveau les danses des muses et

    la musique des satyres, et dans ce dernier cahier dj, que je vous ai envoy,

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    26 KARL MARX

    lidalisme transparat travers un humour forc (Scorpion et Flix),drame aussi

    fantastique que rat (Oulanem) pour finalement tourner court et se changer

    en un art purement formel, le plus souvent dpourvu de sujets exaltants et

    de son lan dans le cheminement des ides.Et pourtant, ces derniers pomes sont les seuls o soudain, comme par un

    coup de baguette magique hlas ! ce coup dabord mcrasa , le royaume de

    la vraie posie mapparut en un clair, tel un lointain palais des fes, tandis

    que toutes mes crations svanouissaient dans le nant.

    Quavec ces occupations multiples jaie d, tout au long du premier

    semestre, passer bien des nuits blanches, livrer maints combats, subir maintes

    impulsions intrieures et extrieures ; qu la fin, je nen sois pas sorti plusenrichi, ayant entre-temps nglig la nature, lart, le monde et rebut mes

    amis, voil la rflexion que mon corps semblait faire. Cest alors quun mdecin

    me conseilla un sjour la campagne, et ainsi, traversant pour la premire

    fois la ville dans toute sa longueur, je parvins la porte qui mne Stralow.

    Je ne me doutais pas que le gringalet anmi que jtais allait se changer en

    un homme au corps robuste et muscl.

    Un rideau tait tomb, mon saint des saints dchir, et il fallait y installerde nouveaux dieux.

    Parti de lidalisme que, soit dit en passant, javais confront et nourri avec

    celui de Kant et de Fichte, jen arrivai chercher lide dans le rel mme. Si les

    dieux avaient autrefois habit au-dessus de la terre, ils en taient maintenant

    devenus le centre.

    Javais lu des fragments de la philosophie de Hegel, dont la grotesque et

    rocailleuse mlodie mindisposait. Je voulus, une fois encore, plonger danslocan, mais avec lintention bien arrte de trouver la nature spirituelle

    aussi ncessaire, concrte et harmonieuse que la nature corporelle, de ne

    plus mexercer des tours descrime, mais de ramener au grand jour la perle

    des perles.

    Jcrivis un dialogue de prs de vingt-quatre feuilles : Clanthe ou le point de

    dpart et lavancement ncessaire de la philosophie. Lart et la science, qui avaient

    suivi des chemins tout fait opposs, sy rejoignaient tant bien que mal et,

    voyageur alerte, je mattaquais luvre mme, une analyse philosophico-

    dialectique de la divinit, telle quelle se manifeste comme concept en soi,

    comme religion, comme nature, comme histoire. Ma dernire proposition

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    tait le commencement du systme hglien, et ce travail, pour lequel je me

    suis quelque peu familiaris avec les sciences naturelles, avec Schelling, avec

    lhistoire, qui ma caus dinterminables casse-tte et qui est crit si concinne,

    si artistement ( vrai dire, ce devait tre une nouvelle logique), qu cetteheure je ne puis gure my retrouver, cet enfant de mon cur, choy au clair

    de lune, me porte, fourbe sirne, dans les bras de lennemi.

    De dpit, jai t quelques jours incapable de penser quoi que ce soit, je

    sillonnais comme un fou le jardin des bords de la Spre dont leau sale lave

    les mes et dilue le th , jallai mme une partie de chasse avec mon logeur,

    je menfuis Berlin, prt embrasser tous les portefaix rencontrs au passage.

    Peu aprs je me suis concentr sur des tudes positives : la Proprit de Savigny, le Droit pnal de Feuerbach et de Grolmann, le de verborum

    significationede Cramer, le Systme des Pandectes de Wening-Ingenheim,

    la doctrina Pandectarum de Mhlenbruch (que je suis encore en train dtudier),

    enfin quelques titres daprs Lauterbach : la procdure civile et surtout le

    droit ecclsiastique, dont jai lu et compil presque entirement dans le

    texte la premire partie, la concordia discordantium canonum de Gratien, tout

    comme lappendice, lesInstitutiones de Lancelotti. Puis jai traduit en partiela Rhtorique dAristote, lu le de augmentis scientiarum du clbre Bacon de

    Verulam, me suis beaucoup occup de Reimarus dont jai mdit avec dlices

    louvrage sur les instincts artistiques des animaux ; je me suis attel aussi

    au droit germanique, en y glanant principalement les capitulaires des rois

    francs et les brefs que les papes leur adressaient. Chagrin par la maladie de

    Jenny et le naufrage de mes entreprises intellectuelles, dvor par la rage de

    me trouver dans lobligation de faire mon idole dune pense que je hassais,je tombai malade, comme je te lai dj crit, pre chri. Une fois rtabli, jai

    brl tous mes vers, toutes les bauches de nouvelles, etc., mimaginant que je

    pourrais y renoncer totalement jusqu prsent, je nen ai pas encore fourni

    la preuve contraire, il faut le reconnatre.

    Pendant mon indisposition, javais tudi Hegel du dbut jusqu la fin, en

    mme temps que la plupart de ses disciples. Grce des rencontres avec des

    amis Stralow, je fus ml un Doktorklub dont faisaient partie quelques

    privatdozents et le plus intime de mes amis berlinois, le DrRutenberg. L,

    mainte opinion contradictoire se fit jour dans la discussion, et je mattachai

    moi-mme, de plus en plus, la philosophie universelle du temps prsent,

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    laquelle javais pens chapper. Mais toute mlodie stait tue, et je fus

    pris dune vritable rage dironie, chose invitable, aprs tant de ngations.

    Le silence de Jenny vint sy ajouter, et je neus de cesse que je neusse rachet la

    modernit et la position de la mthode scientifique de ce temps par quelquesmchantes productions telles que la Visite , etc.

    Pardonne-moi, si le rcit que je tai fait de tout ce dernier semestre manque

    de clart, si jai vit les dtails et estomp les nuances ; cest, cher pre, que

    je dsire ardemment te parler du prsent.

    M. v. Chamisso ma fait parvenir un billet bien insignifiant o il massure

    qu il regrette de ne pouvoir utiliser mes envois, lAlmanacb ayant t imprim

    depuis longtemps dj . Ce billet, je lai aval, de dpit. Le libraire Wiganda transmis mon projet M. Schmidt, diteur de la firme Wunder qui vend

    du bon fromage et de la mauvaise littrature. Ci-joint la lettre de Wigand, le

    second na pas encore rpondu. Cependant, je ne renonce nullement ce projet,

    dautant moins que toutes les clbrits esthtiques de lcole hglienne,

    sollicites par le privatdozent Bauer qui joue un grand rle parmi eux, et par

    mon coadjuteur Rutenberg, ont promis leur collaboration.

    Pour ce qui est dune carrire camralistique, mon cher pre, jai faitrcemment la connaissance dun assesseur du nom de Schmidthnner qui

    ma conseill de morienter aprs mon troisime examen de droit vers la

    magistrature, ce qui me conviendrait dautant mieux que je prfre rellement

    la jurisprudence toute science de ladministration. Ce monsieur me dit

    quil avait, et avec lui bien dautres du Tribunal suprme de Mnster, en

    Westphalie, avanc en trois ans au rang dassesseur, sans grande difficult,

    en travaillant beaucoup, sentend ; car ici les promotions ne sont pas aussistrictement rglementes qu Berlin et ailleurs. Plus tard, lorsque, comme

    assesseur, on est promu docteur, il y a de bien meilleures chances de dbuter

    immdiatement comme professeur adjoint, ce qui, Bonn, est arriv M.

    Gartner, auteur dun ouvrage mdiocre sur les codes provinciaux, dont on sait

    seulement quil se rclame de lcole des juristes hgliens. Mais ne serait-il

    pas possible, mon pre bien-aim, den discuter avec toi de vive voix ? Ltat de

    sant dEduard, la maladie de maman chrie, ton indisposition, dont jespre

    que tu ne souffres pas trop, tout cela ma fait souhaiter ou plutt me fait

    presque une obligation daccourir auprs de vous. Je serais dj parmi vous

    si je navais dout dobtenir ta permission, ton acquiescement.

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    Crois-moi, trs cher pre, nul dessein goste ne me pousse (et pourtant, je

    serais heureux de revoir Jenny), mais une ide me travaille, et je me garderai

    de lexprimer. Ce serait mme, maints gards, une dcision pnible mais,

    comme me lcrit ma douce, mon unique Jenny, ces considrations seffacenttoutes quand il sagit daccomplir des devoirs qui sont sacrs.

    Je te prie, cher pre, quoi que tu dcides, de ne pas montrer ce feuillet

    maman, notre ange. Mon arrive inattendue pourrait peut-tre contribuer

    au rtablissement de cette admirable, cette noble femme.

    La lettre que jai crite petite maman a t rdige longtemps avant que

    marrivent les chres lignes de Jenny, si bien que, sans le vouloir, jai peut-tre

    trop parl de choses qui ne convenaient gure.Jespre que les nuages qui assombrissent la vie de notre famille se dissipe-

    ront peu peu, et quil me sera donn moi-mme de souffrir et de pleurer

    avec vous. Peut-tre pourrai-je ainsi montrer auprs de vous ma sympathie

    sincre et profonde, lamour infini que souvent je ne sais exprimer que si

    maladroitement. Jespre que toi aussi, pre toujours aim, songeant aux

    tribulations incessantes de mon me, tu pardonneras les garements apparents

    du cur assourdi par les bruits de lesprit au combat. Jespre que, bientt, tuseras compltement rtabli, et que je pourrai moi-mme te serrer sur mon

    cur et mouvrir toi entirement.

    Ton fils ternellement aimant,

    Karl M.

    Pardonne, pre chri, mon criture illisible et ce style affreux. Il est bientt

    quatre heures, la chandelle vient de steindre et mes yeux se troublent. Jesuis en proie une vive inquitude et ne pourrai apaiser les esprits irrits

    avant de me retrouver parmi vous.

    Je ten prie, salue de ma part ma douce, ma noble Jenny. Douze fois jai

    relu sa lettre, et toujours jy dcouvre des charmes nouveaux. Cest tous

    les gards, par le style et le reste, la plus belle lettre que je puisse imaginer

    venant de dames.1

    1. K. MARX,Lettre de Marx son pre(1837) in uvres III,Philosophie, Paris, Gallimard,Bibliothque de la Pliade, 1982, p. 1370-1379.

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    Marx se retournait donc, aux termes de sa lettre, contre leformalisme et les spculations abstraites de la philosophie idalistetraditionnelle. Cette philosophie isolait la pense des phnomnes

    de la nature. Daprs elle lIde, principe directeur de lunivers,se tenait en dehors de la ralit et du monde de lexprience.La ralit ne jouait quun rle de pte ptrir, ctait un simplemoyen plastique dont la Raison se servait pour se manifester.

    Marx, maintenant, cherchait lIde dans la ralit elle-mme,il essayait de len faire sortir. Mais en abandonnant ainsi le pointde vue que dfendaient les philosophes idalistes, il venait invo-

    lontairement, et mme son corps dfendant, se jeter dans les brasde Hegel. Car, tout idaliste quil ft, Hegel avait dj surmontlopposition de ltre et de la pense et les avait fondues danslunit. Le rel ntait plus pour lui le simple objet de la raison,la masse passive quanime lesprit ; il voyait au contraire dj dans lapense un rsultat de lvolution de la nature, il concevait le mondede lexprience comme le dveloppement vivant et spontan delIde, leffet positif de lesprit universel oprant suivant une loipropre. Il avait ramen les regards du philosophe des zones videsde labstraction pure au monde de la ralit.

    videmment, Hegel stait arrt l. Lunit de ltre et de lapense gardait chez lui un caractre purement mtaphysique. Marx,intrieurement, se rebellait l contre. Son intrt, entirementconcentr sur lintelligence du rel et tranger toute mtaphy-sique, commenait voir l le dfaut de la cuirasse de lidalismehglien, deviner la prise qui permettrait de labattre. Lide lepiquait. Quelle tche que de faire mordre la poussire ce gantde lempire de la pense ! Quel triomphe ne couronnerait-il pasle succs dune telle entreprise ! Marx commena examiner lemonde avec le regard du critique et contrler la valeur du schma

    hglien sur la ralit dans laquelle il vivait. Son il sexera, saperception saffina. Les moments se multiplirent qui nourrirenten lui lide de dtrner un jour Hegel. Lespoir de rsoudre leproblme devint de plus en plus tentant et de plus en plus justifi.Marx examina le but dun il qui ne cillait pas, et, avec toute

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    la fougue, le zle et lesprit de suite qui caractrisaient sa nature,il passa lexcution.

    JEUNES HEGELIENS

    La philosophie de Hegel tait ne au moment de lessor de labourgeoisie allemande. La considration sociale qui arrivait alors laclasse bourgeoise avec le progrs conomique, et la conscience quelleprenait delle-mme, avaient trouv leur expression reprsentative

    dans le monument hglien. Tout ce qui est rel est rationnel,tout ce qui est rationnel est rel. On avait transpos le principe, etbti un tat du droit qui apparaissait comme la ralisation mmede lide morale, la chose raisonnable en soi.

    Prs de vingt ans avaient pass depuis. La Ralit de ltat bour-geois et de lordre capitaliste avait eu maintes fois loccasion desaffirmer dans le domaine pratique. Et on sapercevait maintenantque ralit et ide, tre et raison taient spars par des gouffres.La vie ne connaissait pas le truc philosophique de lidentit mta-physique de lexistence et de lide. Lide morale qui sincarnaitdans le chef de la monarchie stait mise en contradiction de plusen plus flagrante avec les ncessits de vie et dvolution de lamasse compacte qui commenait dvelopper ses propres idesdans un sens contraire celui de la conscience morale officielle.La monarchie prussienne avait beau faire de lhglianisme saphilosophie dtat, elle navait pu slever au rang dtat moral auvritable sens hglien. En face de la ralit de la situation politiqueet sociale on voyait se dresser lidal rclam par les utopistes, lesSaint-Simon, les Fourier, les Owen.

    Ce ntaient pourtant pas les contrastes sociaux ni les contradic-

    tions politiques qui avaient attir dabord les regards de Marx. Plus son aise dans le monde thorique il remarquait surtout les erreurset les dissonances qui naissaient de lemploi de la pense hgliennesur le plan intellectuel et philosophique. Dans latmosphre de ceClub des Docteurs que frquentaient les lves de Hegel, son sens

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    de Hegel opposrent cette peste pitiste la froide protestationdune analyse critique de la lgende chrtienne.

    Un jeune Souabe, nomm David-Frdric Strauss, publia en

    1835 une Vie de Jsusdans laquelle, revenant au rationalisme des Lumires bourgeoises, il dpouillait les vangiles de toute aurolehistorique. Il ny voyait, daprs de savants documents, quun mythe,un tissu de lgendes, une pope sciemment forge par la premirecommunaut chrtienne dans une extase de dvotion. Les fidlesen frmirent, mais le succs fut incroyable. Louvrage ouvrit unere de recherches critiques.

    Le livre et toutes les questions qui se posaient son proposfurent naturellement, dans le Club des Docteurs, lobjet de discus-sions passionnes. Les membres de ce club, des directeurs dcole,littrateurs, chargs de cours, jeunes hgliens de pied en cap, seconsidraient comme lavant-garde du mouvement ; ils salurentavec joie le premier coup de lance de ce combat philosophiquequi faisait partout aiguiser les pes contre le romantisme et lammerie. Le coup ntait mme, leur got, ni assez droit ni assezmortel. Et Bruno Bauer, charg de cours lUniversit de Berlin,espoir le plus brillant de la postrit hglienne, entra en licecontre Strauss. Leur conflit , comme lexposa plus tard Engelsdans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, revtit lapparence dunebataille philosophique entre la Conscience et la Substance :le problme senfla follement ; il ne fut plus question de savoir si leshistoires miraculeuses des vangiles taient nes de la formationinconsciente dun mythe dans le sein de la premire communautchrtienne ou si elles avaient t sciemment fabriques par lesvanglistes eux-mmes, mais si lhistoire universelle tait rgiepar la Conscience ou la Substance ; et finalement on vit venirStirner, le prophte de lanarchisme moderne, qui renchrit encore

    sur Bauer avec son Unique souverain, plus souverain que la Conscience souveraine. Cette controverse devint pour Bauer le pivot de tous ses travaux.

    Il ne laissa plus tomber le sujet ; il poursuivit, aiguisa et approfonditla critique inaugure par David Strauss. Si sa Critique de lHistoire

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    vangliquede 1841 se contentait encore de voir dans les vangiles leproduit de lamour-propre de Marc, premier en date des vanglisteset de rechercher ses sources grecques, grco-latines et grco-alexan-

    driniennes,Le Christianisme Rvl, de 1843 (dont la publication futtouffe dans luf, puis puise et reprise seulement ces dernierstemps) poussa lide jusqu lantithologie et lathisme.Son Originedu Christianisme, publi trente annes plus tard, dit que les espritscrateurs du christianisme primitif ne furent pas Jsus et Paul, maisSnque et Philon.

    Les passes darmes philosophiques et les disputes religieuses eurent

    un second rsultat chez les Jeunes Hgliens : elles amenrent la cra-tion desHallische Jahrbcher, conues pour tre lorgane du nouveaumouvement. Arnold Ruge, leur fondateur, charg de confrences Halle, ntait ni un penseur profond, ni un esprit bien rvolutionnaire.

    Il avait, la vrit, d purger six ans de prison comme dmagogueperscut , mais ses convictions nen taient pas devenues plusfermes ni son caractre plus consquent. Il rendit toutefois le plusprcieux service laffranchissement des esprits en mettant sa tribune leur disposition. La raction de plus en plus forte, qui remplissaitles chaires dhommes noirs et poursuivait des vexations de sa censuretous les organes incommodants, lobligea dmnager. Il dut allerde Halle Dresde et lesHallische Jahrbcher devinrent lesDeutsche

    Jahrbcher. Ce ntait pas simple changement de titre ni dplacementgographique ; il y eut aussi progrs dans lpret du ton et la qualitdes articles. Strauss, qui avait domin dans lesHallische Jahrbcher,fut relay par Bruno Bauer et Ludwig Feuerbach.

    BAUER ET FEUERBACH

    Bauer, pris par un nouveau duel, cette fois avec Hengstenberg,chef de lorthodoxie berlinoise, avait quitt Berlin pour Bonn.Il emportait en poche une promesse dAltenberg, son protecteur,le ministre des Cultes, qui lui permettait desprer que, de chargde confrences, il deviendrait bientt professeur titulaire dans sa

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    nouvelle Facult. Mais Altenberg mourut ; la dernire influence dela tradition hglienne disparaissait en mme temps que lui. Il eutpour successeur Eichhorn, un ministre ractionnaire, entirement

    aux mains des dvots. Ce changement rduisit nant tous lesespoirs que fondait Bauer sur sa carrire universitaire, et dautantplus radicalement que sa collaboration auxJahrbcherde Ruge etson point de vue extrmiste dans les questions de thlogie navaientpas contribu lui faire des amis parmi les gens de la Facult. Parsurcrot, ce fut cette poque que parut sa Critique de lHistoire des

    Synoptiques qui dchana une tempte dindignation. Bauer fut

    relev de ses fonctions et le ministre restreignit par dcret la libertde lenseignement dans toutes les Unversits.

    Les projets de Marx tombaient leau du mme coup. Il navaitjamais song srieusement tudier en vue dun gagne-pain. Maisson pre tait mort en 1838 et le souci quil avait de sa mre et desa fiance lui avait montr la ncessit de sassurer une situationstable. Ctait alors quil avait pens suivre Bonn son ami Bauerpour se faire nommer charg de confrences et, peut-tre, fonderaussi une revue. Il navait encore pass aucun des examens de droitet ne possdait pas de diplme de docteur. Il prouvait lendroitdes tudes et des examens universitaires une rpugnance que Bauercherchait dissiper de son mieux par dincessantes exhortations : Finis-en donc une bonne fois , lui crivait-il, avec toutes cesindcisions, cesse de retarder constamment laccomplissement duneformalit stupide, dpche-toi de liquider cette petite farce. Fina-lement, Marx prit son courage deux mains, crivit une thse surles divergences de Dmocrite et dEpicure quant la philosophiede la nature, et conquit in absentia son grade de docteur Ina,en 1841. Malheureusement, Bauer neut pas de chaire attitre etMarx dut cesser de songer la carrire universitaire. Quant la

    revue, latmosphre asphyxiante de la politique ractionnaire nelui laissait aucun espoir de voir le jour. Bauer retourna Berlinet se consacra passionnment auxDeutsche Jahrbcherde Dresde.

    Mais alors que Bauer, comme Strauss, ne cherchait qu lucider laquestion des origines du christianisme, Feuerbach, sautant un palier,

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    mettait carrment en discussion lessence mme de ce christianisme.Ludwig Feuerbach, fils dAnselme Feuerbach le grand criminaliste,et disciple de Hegel, avait t contraint de lcher sa situation de

    charg de cours Erlangen la suite de publications extrmistesqui, tombes sous le coup de la censure, ne lui laissaient plus aucunespoir dans la carrire de lenseignement. Il vivait loin du mondedans une retraite champtre et sadonnait entirement des travauxphilosophiques qui lloignaient de plus en plus de Hegel. Il avaitcrit une critique de la philosophie hglienne qui tait parue en1839 et dnonait lEsprit Absolu de Hegel comme le ci-devant

    esprit de la Thologie ; il ne voyait plus en Hegel quun revenantde la mtaphysique, la Thologie faite Logique , une mystiquerationaliste . Quand Hegel enseignait, disait-il en cette uvre,que la nature tait louvrage de lIde, il ne faisait que donner undguisement philosophique la phrase de la Bible qui dit que Dieucra le monde. LEsprit Absolu, selon Feuerbach, ntait autre enralit que lesprit fini et subjectif de lhomme, pens seulement danslabstrait. Si lesprit absolu, comme le disait Hegel, se manifestaitdans lart, la religion et la philosophie, cela ne pouvait signifierquune chose, savoir : que religion, art et philosophie taient lesummum et labsolu de lesprit humain. Il retournait ainsi dunemain impitoyable tout le schma du monde hglien. La nature et laralit cessaient chez lui dtre des alinations , des dgradationsde lIde. Elles devenaient autonomes et reprenaient une valeurpropre. Lhomme passait au premier plan et se voyait muni de pleinspouvoirs, mme dans le domaine religieux. De simple objet quiltait jusqualors il se voyait promu au rang de sujet. Le matrialismemontait sur le trne.

    Mme point de vue, chez Feuerbach, en philosophie religieuse.Partant de lhomme, il explore les relations dont le tissu se prsente

    comme la religion. Selon lui, en dehors de toute philosophie,lhomme est ltre le plus haut pour lhomme, la fois dbut, centreet fin de la religion. Les ides sont des reflets de la nature, les dieuxde simples crations de limagination humaine, personnificationsde sentiments humains que lon a idalises et loges au ciel. La

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    religion ? Ce sont les rapports de sentiments, les rapports de curdhomme homme. La base de toute thique nest autre que lerapport du Moi au Toi.

    LEssence du Christianisme, qui dveloppait cette ide pour lapremire fois, parut en 1841. Il fit leffet dune dlivrance. Le banhglien tait rompu. Toutes les contradictions paraissaient dissipes.On svadait de la rgion des Ides, on atterrissait sur le sol. Il faut ,crit Engels auquel, dans le mme temps, Feuerbach rvlait la vraievie de lhomme , il faut avoir prouv soi-mme limpressionde dlivrance que procure cet ouvrage pour pouvoir sen faire une

    ide. Lenthousiasme fut gnral : nous fmes tous immdiatementfeuerbachiens. Marx ne fut pas moins enthousiaste.

    Qui a balay la dialectique des concepts, termin la guerre des dieux ?

    Cest Feuerbach. Qui a plac lhomme sur le trne occup par lancien fatras

    et par la conscience infinie ? Feuerbach et le seul Feuerbach. Cest Feuerbach

    qui, le premier, parachevant et critiquant Hegel du point de vue hglien

    lui-mme, et rendant lhomme rel la place de lEsprit mtaphysique absolu,porta la critique religieuse jusqu son point de perfection et, du mme coup,

    jeta magistralement les bases de toute critique de la spculation hglienne

    et, dune faon plus gnrale, de la mtaphysique elle-mme.

    Telle fut lapprobation lyrique qui sortit de la plume de Marx.

    ESSOR RVOLUTIONNAIRE

    La suppression des dieux et des attaches de lhomme avec lemonde surnaturel ne pouvait pas en rester l ; elle dborda ledomaine religieux et le plan de la philosophie.

    Une fois lautorit atteinte, le dualisme mis en doute et le droit

    de la tradition contest, on ne pouvait plus sarrter dans la voie desconsquences. Le monarque absolu du ciel devait ncessairemententraner dans sa chute le monarque absolu de la terre. La faillitede lIde souveraine ddora laurole de ltat de droit divin. Leshommes ayant fait lexprience quils taient assez forts pour se

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    crer des dieux ne reculrent plus devant lide quils pouvaientgalement crer leurs conditions de vie sociale et politique sansaucune sanction cleste.

    Ce fut ainsi que les jeunes Hgliens, simples champions de lathorie, sengagrent dans le domaine pratique pour essayer deraliser une politique laquelle ils taient venus pour ainsi direinconsciemment, pour des raisons dautre nature, pousss par lespritde suite et la philosophie.

    Ltat prussien prouvait nettement que ralit et raison neconcident pas toujours, malgr la leon de Hegel. Les exigences

    de la ralit et les vues du gouvernement divergeaient de faon deplus en plus criarde depuis la rvolution franaise de juillet. Rugeavait, plusieurs reprises, rappel dans lesHallische Jahrbcher queltat constitutionnel ntait pas encore obtenu, que le maintiende la censure ruinait le crdit de lesprit et de la science, et que larvision des chartes municipales de 1808 constituait une trahisonenvers le sens de la mission prussienne. Lexamen rvlait de plusen plus nettement que la ralit npouserait la raison que du jouro cette raison, qui navait pas encore pris forme dans la vie, seraitintroduite dans le rel par un geste conscient des hommes.

    Ce geste ntait pas une rvolution dans lesprit des jeuneshgliens, mais une rforme intrieure. Ils pensaient quelle devraitreprendre laction de Stein et Hardenberg au point o on lavaitlaisse. Ctait ce prix seulement, par une progression synchroniquede la ralit historique et des ides directrices, que la Prusse pourraitaccomplir sa mission : parachever luvre de la Rformation et desLumires en affranchissant lesprit humain. Car les jeunes hgliensne mettaient pas en doute que la Prusse ft appele couronner leperfectionnement de lhumanit. Leur naissance, leur ducation,leur faon de voir, faisaient deux des Prussiens rigides ; fils de la

    caste possdante et cultive ils partageaient lorgueil dune classeen plein essor. loccasion de la fte de Frdric le Grand, Kppenrdigeait, par exemple, un texte ddi Marx, dans lequel onpouvait lire, entre autres accs de delirium patriotique : La Prussene pourra jamais oublier quelle a couch dans le mme berceau

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    que les Lumires et quelle a t leve par leur grand reprsentant.La Terre ne repose pas plus srement sur les paules dAtlas que laPrusse sur les principes de Frdric.

    Lespoir de voir la Prusse devenir le grand march de laffran-chissement intellectuel se ralisa aussi peu que les rves quon avaitforms dune constitution prussienne et dun monarque libral. Unadoucissement passager de la censure, qui ne pouvait tre, tantdonn la situation, que le fruit dun caprice de despote, plongeabien lternel badaud dans un dlire denthousiasme, mais le rveil,qui ne tarda pas, nen fut que pire. Marx avait prvu ce revirement

    et consacr dans lesJahrbcherde Ruge tout un article ce sujet.Mais, ctait le dbut quil fallait, son premier travail de publicistetomba sous le coup de la censure. Comme lesJahrbcheravaientune mascotte en Suisse, Ruge le fit paratre Zrich, en compagniedautres articles censurs, comme Anecdote Philosophique, dans lesfeuilles de Julius Frbel. Il avait sign : Un Rhnan et intitul sonpapier : Remarques au sujet des dernires instructions concernantla censure en Prusse.

    Il soccupait galement dune publication de Cologne, quiparaissait depuis le 1er janvier 1842. Ctait la Rheinische Zeitung,qui, fonde par un groupe de riches ngociants, faisait plutt figurede feuille gouvernementale modre que de journal dopposition.Marx tait entr en relations avec cette Rheinische Zeitung parlintermdiaire de ses rdacteurs hgliens, jeunes gens remuantsqui entretenaient des relations avec le cercle de Berlin dans lequelils puisaient des collaborateurs. Il avait mme eu lintention dallerstablir Cologne, puis, finalement, avait opt pour Bonn.

    Ce fut dans laRheinische Zeitungquil trouva pour la premirefois loccasion daiguiser la raison spculative sur la ralit pratiquede la vie politique. Il se mit luvre avec entrain. Solidement

    camp sur le terrain connu du combat dopinions, il maniait sa lamedune main sre. Et ce fut dans laRheinische Zeitungquil inaugurasa brillante carrire de publiciste et de politicien.

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    LESSOR DE LA BOURGEOISIE

    Grce lessor industriel de 1830 1840, la bourgeoisie prussienne

    disposait ce moment dune position beaucoup plus forte quunevingtaine dannes avant.

    Lapplication de la vapeur aux mthodes de production avait prisune ampleur plus grande. Les mthodes samliorant, lindustrieavait considrablement prospr. De nouveaux champs dactivitstaient ouverts aux initiatives. Lexploitation des minerais et dela houille, favorise par le dveloppement des chemins de fer, avait

    atteint dun coup des chiffres importants. Le grand commerce et lagrosse industrie faisaient dj clore des cits. Certaines branches, lecoton et la mtallurgie, organisaient des maisons gigantesques. Lesgros propritaires fonciers, hritiers de lancien rgime, se mettaient la distillation et la betterave sucrire pour profiter des nouvellesmthodes capitalistes, plus lucratives que les anciennes. Le boule-versement des conditions de la production et du trafic dteignaitsur la vie sociale. De vieilles traditions disparurent, des institutionsdmodes tombrent en complte dsutude, des ides primesse virent rvises. La bourgeoisie prit conscience de sa force et unsang rajeuni battit dans ses artres. Les mes se dpliaient enfin, seredressaient sous linfluence dun accroissement de confiance enelles. lhorizon de leur ambition, elles voyaient briller lidal dela personnalit forte qui ne supporte aucune restriction, se rvoltecontre la contrainte, se raille des tutelles et refuse de plier. Les livrescommenaient reflter cette nouvelle humeur.

    Les grandes vedettes de la littrature classique, fuyant avec dcou-ragement les barbaries de la vie et le commerce du monde, staientrfugies dans le royaume abstrait du beau o elles trnaient surlapparence et compensaient leur impuissance par leur gnie. Et plus

    le joug de la servitude sociale et de lesclavage politique avait pesdurement sur les hommes, plus les natures productives et sensiblesstaient senties laise dans ce pays de lillusion. Le domaine desides nest-il pas, en effet, la forteresse idale de lhumanit menaceou brutalise par les faits ? Malgr la supriorit de son esprit

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    cosmopolite et de son gnie universel, le vieux Gthe tait restferm dans les classiques jardins de son abstraite majest. ChezKlopstock, chez Lessing et le jeune Schiller, on avait vu jaillir, en

    revanche, les premires tincelles dun amour du nouveau prtes allumer la flamme rvolutionnaire. Le monde social avait fournisa nourriture Chamisso. Platen, Saint Georges du dragon de laraction, stait firement attaqu la corruption et au rgime duknout. Grabbe stait cabr enfin en rugissant comme un Titancontre lavilissante mesquinerie de la petite ville qutait lAllemagne.

    Puis, de 1830 1850, quand de jeunes pousses se mirent surgir

    de partout sur le rempart croulant de la raction allemande, tendantleur tte vers le ciel et dfiant la rpression dans leur assurancede vaincre, on vit tomber sur la fort germaine tout un essaim defiers chanteurs, bardes bruyants de la libert. Georges Herwegh, lAlouette dAcier , publia ses Chants dun Vivantet, dans sa coursetriomphale travers toute lAllemagne, enflamma les curs parmilliers. Franz Dingelstedt fouailla sans piti dans ses Chansonsdun noctambule cosmopolitepolice, prtres, ministres et toute la clique . Robert Prutz, crivant ses Caquets de lAccouche, livrales princes allemands la raillerie et au mpris du peuple, esclaveenchan de ces tyrans. Pour avoir publi ses Chants Apolitiques,Hoffmann de Fallersleben, accus de scandale, perdit sa situationavec son gagne-pain. Ferdinand Freiligrath, dont les lions, les dserts,lexotisme et la posie avaient dchan lenthousiasme, mit sarhtorique enflamme au service de la rvolution. Gottfried Kinkel,Karl Beck, Moritz Hartmann, Alfred Meissner, Jung et bien dautres,compltrent par leurs chants de guerre, leurs hymnes la libert,leurs pomes de feu et leurs appels aux armes, le programmedu chur des bardes qui devaient rveiller lAllemagne de sonsommeil moyengeux. Dautres, de ltranger, Heine et Brne

    surtout, harcelrent sans paix ni trve, coups de pamphlets, depolmiques et de critiques corrosives la raction qui se manifestaiten Prusse. Derrire Heine, mais indpendamment de lui, tout ungroupe, la Jeune Allemagne, se dchanait contre lesprit de routinequi voulait touffer dans luf toute nouveaut. Les Gutzkow, les

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    Laube, Wienbarg, Mundt et lquipe qui les suivait, flairaient leneuf ds sa naissance et sassignaient le devoir de lui ouvrir la voie.Ils ne parlaient dans leurs crits que des conditions historiques

    dune constitution prussienne, des principes dmocratiques, delunit de lAllemagne et de limportance quelle aurait pour ledveloppement intellectuel et politique du pays ; bien que rien neleur ft plus tranger que lide dune rvolution, comme la policeleur consacrait son plus grand zle ils contribuaient normment la fermentation de lopinion populaire qui et risqu de sendormirdans lapathie de lesclavage. Plus la raction perscutait la libert des

    opinions, plus le public trouvait aux appels des crivains, fussent-ilstimides, des rsonances de fanfare qui lexcitaient au grand combat.

    La signification de ces littratures fut souligne par les explo-rations de la science. Le capitalisme, qui ne pouvait se passer destrsors de la nature pour dvelopper sa production, avait appel son secours les sciences et lhistoire naturelle. Il encourageait leschercheurs, il incitait aux expriences, il aiguisait les sens des savantsqui se penchaient sur leurs prouvettes pour surprendre les secretsutilisables de la nature. Les mystres dun monde nouveau furentsonds dans les nouveaux laboratoires, les ateliers, les salles de cours.Thodore Schwann dcouvrit dans la cellule llment constitutif desplantes et des animaux. Justus Liebig ouvrit de nouvelles perspectivessur les horizons de la chimie : il btit une thorie sur lalimentationdes plantes et rnova lagriculture. Johannes Mller posa les bases detoute la physiologie moderne. Gauss largit le champ des connais-sances humaines par une srie de dcouvertes dans le domainedes mathmatiques, de la physique et de lastronomie. Gographe,naturaliste et voyageur, Alexandre de Humboldt recula les limitesdu monde et ouvrit de nouvelles portes sur les sciences de la nature :gologie, minralogie, zoologie ou botanique, mtorologie et

    climatologie. Robert Mayer formula le principe de la transformationde la chaleur et de la conservation de lnergie. Les frres Siemens,qui firent tant dinventions dans les domaines les plus divers :distillation, raffinage, lectricit, tlphonie, etc., fondrent mainteindustrie nouvelle. Il semblait quun concours gnral des esprits se

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    ft attach prparer une renaissance sociale. La socit, naccordantplus de valeur qu ce qui studiait par les sens et se prouvait par larecherche scientifique, saffranchissait intellectuellement de toutes

    les servitudes de ses normes passes pour professer de plus en plusouvertement les principes dune philosophie tout oriente par lamatire et le concret. Ce matrialisme, en vhmente oppositioncontre la conception thologique et idaliste du monde, fournissaitle plus propice humus aux argumentations de Feuerbach.

    Lorsque, en 1842, Marx se mit collaborer laRheinische Zeitung,puis, peu aprs, en assura la direction, il se rendait parfaitement

    compte quelle ne pouvait fournir, dans le choral de la libert, quunaccord au milieu de bien dautres. Mais il fallait que cet accord etson accent particulier.

    LA RHEINISCHE ZEITUNG

    Frdric-Guillaume IIInavait pas accord la constitution promiseau peuple prussien. La promesse de faire sanctionner tout nouvelemprunt par les tats de lEmpire ne pouvait donc pas tre observe.Cependant, pour sauver lapparence, on avait cr des Landtagprovinciaux, impuissantes institutions qui vgtaient sous le rgimede lhuis clos et o les hobereaux de la grosse proprit foncire

    jouaient leurs droits de suzerains dans des dcrets parlementaires.Le Landtag rhnan ne se distinguait lui-mme en rien des officesprovinciaux de la frontire orientale.

    Frdric-Guillaume IV, hritier de la promesse que son prenavait pas tenue, avait convoqu ceLandtagen 1841. Marx prit enmain le compte rendu des sances et sattaqua impitoyablement ce carnavalesque document. Il consacra toute une srie darticles

    la question de la libert de la presse, libert qui navait trouv, surles bancs de cette assemble, aucune voix pour la dfendre contre lesattaques sournoises quon avait faites pour ltouffer. Puis il passa lemprisonnement de larchevque de Cologne, dans un papier quela censure arrta. Et il polmiqua enfin au sujet dune loi sur les

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    voleurs de bois qui lui donna pas mal douvrage, car la question desproblmes sociaux et des intrts matriels ne stait pas trouveprvue dans le systme idologique de Hegel .

    Les premiers de ces articles taient tincelants. Ruge en fit leplus grand loge : Nous pouvons nous fliciter de la haute culture,de la gnialit qui font ici leur entre dans notre presse, et de lasouveraine matrise avec laquelle lauteur dbrouille lcheveau deces vulgaires penses. Marx tait dans son lment ; il possdaitparfaitement son sujet et stait laiss emporter par une plume dontllan fit sensation. Mais, parvenu son troisime point, il se heurta

    ses propres limites. Au quatrime et au cinquime, qui devaienttraiter de la police et de la proprit des chasses, du morcellementet de lensemble des questions concernant la proprit, il capituladevant sa tche, se rendant compte que ces problmes ne pouvaientpas tre abords sans une tude approfondie de lconomie politiqueet sans une discussion srieuse du socialisme en gnral. Sa culturephilosophique et juridique, si brillante quelle pt tre, se rvlaitinsuffisante ; elle ne lui permettait pas de traiter des phnomnesconomiques ; sa conception idaliste de ltat et de la socit seheurtait au mur dune impasse quand il fallait prendre position dansla question des intrts relatifs de la bourgeoisie et du proltariat.

    Laffaire se compliquait du fait que la Rheinische Zeitung taitforce de proclamer son point de vue propos de questions etdvnements qui mettaient en cause les socialistes franais ou lesintrts du proltariat rhnan : La lecture dun ouvrage de Lorentzvon Stein,Histoire du Mouvement Socialiste Franais, avait nettementmontr Marx la ncessit dtudier cette matire. Et une polmiquequil eut avec laAllgemeine Augsburger Zeitung lobligea, situationpnible, avouer publiquement quil ne savait pas le premiermot des thories du socialisme et du collectivisme franais. La

    Augsburger Zeitungavait reproch laRheinische Zeitungdtre encoquetterie avec le collectivisme. Marx rpondit que laRheinischeZeitungnaccordait mme pas lexistence thorique aux ides descollectivistes sous leur forme de ce moment , et quelle ne pouvait, plus forte raison, ni dsirer leur ralisation pratique ni mme la

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    croire possible. Mais, comme le promettait Marx, elle se proposaitde soumettre ces ides une critique serre. Car le danger ntaitpas, disait-il, dans lexprience quon pouvait faire de ces ides sur

    le plan pratique, mais dans leur ralisation thorique .

    Et en effet : aux expriences pratiques, fussent-elles le fait dune foule,

    on peut toujours rpondre au moyen des canons ds quelles deviennent

    prilleuses ; au lieu que les ides, victoires de lintelligence, conqutes de notre

    esprit auxquelles notre raison a riv notre conscience, sont des chanes quon

    ne sarrache pas sans dchirer son propre cur, des dmons que lhomme ne

    peut vaincre quen se soumettant eux. Le pathtique de ces mots ne manqua pas son effet, mais Marx

    ne savait que trop bien quil ne pourrait se tirer longtemps deproblmes aussi graves ni par des dclamations ni par des pirouettes.

    Socialisme et rvolution jourent encore leur rle par la suite danscertains diffrends qui clatrent entre Marx et ses amis de Berlin.Le Club des Docteurs stait transform en une Socit des HommesLibres qui runissait des crivains de tous les milieux. La pure culture des

    mandarins quintessencis sy frottait au style direct des ides dOwenet de Saint-Simon frachement importes de France ou dAngleterre.Comme le rigorisme troit des doctrinaires se montrait dur la dtente,

    le rsultat tait damalgames assez fous. La grossiret estudiantine sydonnait pour un rvolutionnarisme bon teint et le nglig de la rudesse

    pour laffranchissement de lesprit. Frdric Engels, qui tait fils dunindustriel de Brme et faisait ce moment-l son anne de volontariatdans les artilleurs de la garde, eut ses entres chez les Hommes Libres et

    joua son rle avec humour dans cette comdie bruyante en composant

    une pope chrtienne, sorte de Bible travestie intituleLe Triomphede la Foi, qui refltait dans une fantasmagorie grotesque le monde decette socit. Ce tohu-bohu des esprits neut dautre rsultat pour Marx

    que de linonder denvois de Berlin, lettres, contributions, articles, gribouillages gros dintentions de bouleversement mondial etvide de toute pense, rdigs dune plume ngligente, saupoudrsdathisme et amalgams de collectivisme, une thorie que cesmessieurs nont jamais pris la peine dtudier . Il se rebiffa.

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    Jexigeai un peu moins de raisonnements vagues, de phrases grand

    tralala, de subjectivits complaisantes, et plus de connaissance des situations

    concrtes, plus de jugements positifs. Je dclarai que je tenais pour dplaces,

    voire indcentes, les intrusions de socialisme et de communisme et les tartinesde philosophie nouvelle dans des bouts de critique thtrale, et que, si le

    journal devait traiter un jour la question du collectivisme, il faudrait que ce

    ft sur un tout autre ton et quon pousst au fond des choses.

    Les autres rpondirent l-dessus que la Rheinische Zeitung nedevait pas louvoyer, quil fallait aller jusquau bout . Ce ntaitpas une raison pour Marx de se livrer des folies ; mais il dut

    immdiatement sinformer srieusement du problme socialiste.La censure officielle semblait vouloir ly aider. Elle perscuta si

    bien son journal quil y gagna beaucoup de prestige, de lecteurs etdinfluence. Finalement, la feuille fut interdite par une dcision duConseil des ministres qui fut prise Berlin en prsence du roi, etpeut-tre sur sa demande, le 21 janvier 1843.

    Rien ny fit, ni protestation, ni ptition des actionnaires. Tombesous le coup de la double censure, la Neue Rheinische Zeitungnefut gracie que jusqu la fin du trimestre entam. Ds le 17 mars,Marx en quitta la rdaction. Il respira, car il y avait longtemps, ainsiquil lcrivait Ruge, quil tait las de lhypocrisie, de la btiseet de la brutalit de lautorit, des courbettes quil fallait faire, destemporisations et des atermoiements, et des coupages de cheveuxen quatre.

    Le gouvernement lavait mis en libert. Quel meilleur emploipouvait-il faire de ses loisirs que de se livrer avec ardeur ltudedu socialisme ?

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    CLARIFICATION

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    CHANGEMENT DE TRIBUNE

    Le feu avec lequel Marx stait attaqu la rdaction de laRheinische Zeitungnavait pas tard steindre. Il fut suivi dunedception trop vidente. Et tout finit par un soupir de soulagement.Sans quon puisse y trouver de raison positive.

    Marx avait eu la plume combative, il avait travaill avec granddvouement ; par ses capacits et ses connaissances, il avait mrit

    de la conscience critique et de lopposition de son temps. Son actionavait t courte, mais brillante et fconde.

    Les tracasseries de la censure et de lditeur taient certainementennuyeuses mais faisaient partie du mtier. Tout journaliste avait compter avec elles. Elles ntaient pas pires Cologne quailleurs.Et en quoi eussent-elles atteint une vraie nature de lutteur ? Marxnavait eu en souffrir que pendant cinq mois. Il y avait des cham-pions de lesprit qui taient rests en butte ce genre de vexationsdurant des lustres et des lustres, certains mme toute une vie. Centait pas le vrai motif de son dcouragement.

    La raison en tait ailleurs. Marx avait subi un chec avec laAugsburger Zeitung. Rdacteur en chef dun grand journal moderne, ilavait t pris sans vert en face dune imposante partie de larsenal delesprit politique : le monde des ides socialistes franaises. En soi, centait pas une grande catastrophe ; nul homme ne peut tout savoir.Mais Marx ressentait son aveu comme un ridicule insupportable ;il lui avait gt toute son activit. Son amour-propre chatouil-leux qui, sous les airs de dictateur quaimait se donner le jeunehomme, dissimulait un sentiment fort pnible dinsuffisance, avaitcruellement souffert de laventure. Marx sen alla compltement

    accabl, presque la faon dun vaincu, quittant la hte ces lieuxdans lesquels il ne voyait plus le champ de sa brillante carrire dejournaliste mais seul le thtre de sa dfaite.

    Il tait avide de loisirs qui lui permissent de pntrer lobjetde ses curiosits par de profondes et longues tudes . Il se jeta sur

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    ce nouveau terrain et chercha une autre tribune. Cette fois, il voulaitprendre sa revanche. Il naccepterait plus dchec. Peut-tre un jourbattrait-il tous les autres, peut-tre rgnerait-il alors incontest sur

    le trne du socialisme.Paris le tentait. Ctait l-bas quon pouvait tudier cette doctrine

    ses sources. La censure causait Ruge des tracas de plus en plusgrands pour ldition de ses Jahrbcher. Marx sentendit avec luipour les faire paratre Paris. LesDeutsch-Franzsische Jahrbcher,scriait-il dans le feu de son ide, voil un vnement qui seraitgros de consquences, une entreprise pour laquelle on peut senthou-

    siasmer ! Il se maria, dlivrant sa fiance, qui lattendait depuis sept ans, du

    feu crois des coteries et des intrigues que sa noble et bigote familleavait ouvertes depuis longtemps contre lui. Puis il passa une lunede miel de plusieurs mois chez sa belle-mre qui stait installe Kreuznach depuis la mort de son mari. Ruge alla habiter Paris aumois de septembre. Marx ly rejoignit en novembre avec sa femme.

    Ce fut Mose Hess qui le prsenta aux socialistes franais. Descen-dant dune famille dindustriels rhnans avec laquelle il tait auplus mal, ce Hess, un possd de lesprit que linquitude avait djpromen, dans sa chasse la vrit, sur tous les sommets et danstous les bas-fonds de la vie intellectuelle, stait vivement intress la fondation de laRheinische Zeitungqui lui avait fourni loccasionde faire la connaissance de Marx. Il tait galement ferr sur lvolu-tion de la philosophie allemande, le dveloppement de lindustrieanglaise et la politique franaise. De plus merveilleusement doucomme interprte intellectuel, il servait de truchement aux jeuneshgliens que la lecture de Feuerbach orientait vers la politique etaux socialistes franais quil fallait amener, au-del des expriencesconcrtes, lhglienne clairvoyance des Allemands dans les

    domaines de la Logique. Mose Hess avait t le premier signaler son ami Engels la filiation du communisme et de la pensehglienne. Maintenant il semployait mettre Marx et Ruge enrelations avec les reprsentants du socialisme franais.

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    Le rsultat de ces entrevues fut, vrai dire, assez minime. Rugeet Marx prirent bien contact avec toute une srie de personnalits,Louis Blanc, Dezamy, Considrant, Leroux, Proudhon et autres noms

    fameux dans le socialisme franais, mais ces hommes se jalousaientou se cantonnaient avec enttement dans leurs conceptions subjec-tives, chacun ayant sa thorie, et nul dentre eux ne manifestant lamoindre envie de lier connaissance, de si loin que ce pt tre, avecdes systmes diffrents. Ils ignoraient compltement la philosophieallemande. Aussi Paris se prsentait-il comme un terrain des plusdfavorables pour une tentative dalliance gallo-germaine .

    Comment parler, plus forte raison, des Deutsch-FranzsischeJahrbcher? Pour en raliser le programme, qui consistait rompreenfin avec la cleste politique du juste milieu et instaurer saplace la vraie science des choses humaines , Marx en tait rduit ltat-major de collaborateurs que lui fournissait lAllemagne.

    Il dut attendre jusquau mois de fvrier de lanne 1844 pourpouvoir publier son premier numro qui parut en mme tempsque le second, dans un fascicule commun. Il avait projet douzelivraisons par an. Ce fut la seule qui vit le jour.

    Commercialement, elle essuya un four. Mais du point de vuesocialiste, ce fut une fire incursion dans les zones dun nouveaumonde dont la premire des exigences peut se rsumer dans cettedevise : connais-toi.

    LES DEUTSCH-FRANZSISCHE JAHRBCHER

    Arnold Ruge avait compos une introduction quil appelait : Plan desDeutsch-Franzsische Jahrblcher.

    Il dbutait par un tableau de la situation prusso-allemande et

    dpeignait latmosphre touffante dans laquelle la revue avait dvgter jusqu sa suppression complte.

    Rien ne saurait dtruire en Allemagne ce genre dhypocrisie qui consiste

    reprsenter la science comme indiffrente la vie, ou, sinon, juger son ciel

  • 8/13/2019 Otto Rhle - Karl Marx. Vie et oeuvre

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    inaccessible la grande masse des hommes. Dans une situation raisonnable la

    science est laliment de tous. Malheureusement une ide pratique, une parole

    qui remue le monde, sont considres en Allemagne comme des attentats

    directs contre tout ce qui est sacr et dpasse la tourbe du peuple. La scienceallemande, comme ltat, doit tre sublime et sacre, au lieu dhumaine,

    dindpendante ; et cest trahir et lune et lautre que de placer lhumanit en

    possession de lune ou lautre. Cette trahison, commettons-la.

    Continuons-la plutt. Car, il le dit plus loin, les vnementsavaient dj donn en Allemagne une porte politique la philo-sophie.

    Le mouvement allemand sest retir pour linstant dans un monde pure-

    ment livresque do il voudrait nous faire croire que lhistoire et la rvolution

    dans laquelle nous vivons ne le regardent en rien. Nous mettrons fin cette

    hypocrite indiffrence en poursuivant sciemment un dessein politique. Nous

    ne jugerons que par la libert. Lrudition indiffrente nexiste pas aux yeux

    de la philosophie. La philosophie est libert : elle veut engendrer la libert. Et

    par ce mot nous entendons la libert vraiment humaine, cest--dire la libertpolitique et non je ne sais quelle vapeur bleue dont on puisse sillusionner

    dans son cabinet de travail, ft-il ferm par les murs dune