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AU NOM DU PAINULTRAVIOLET

MICHEL TROISGROS LES kIDS VONT bIEN

VOLUME_045,50 EUrOs

Page 2: OMNIVORE MAGAZINE VOL 4

P. 32012_volume 04

LE DOUTEà CEUX QUI SE DEMANDERAIENT ENCORE à QUOI SERT OMNIvORE, ON pOURRAIT

RÉpONDRE D'UN MOT EN bRANDISSANT CE NUMÉRO : AU DOUTE. pARCE QUE LA

CUISINE pOSSÈDE CETTE FACULTÉ TOUTE pARTICULIÈRE DE SE METTRE TRÈS

vITE EN MODE SÉCURITÉ. pARCE QUE L'AUTOSATISFACTION N'EST JAMAIS TRÈS

LOIN DE LA RÉUSSITE SURCHAUFFÉE AUX RÉSEAUX SOCIAUX. C'EST pOURTANT

DANS CES MOMENTS-Là QUE TOUT DÉGRINGOLE, bEAUCOUp pLUS vITE QU'ON

NE L'IMAGINE. ALORS CE NUMÉRO FAIT OFFICE DE vIGIE : QUOI DE NEUF EN

CUISINE ? vERS QUEL CÔTÉ REGARDER ?

LIRE LES INTERROGATIONS CONSTRUCTIvES D'UN MICHEL TROISGROS,

ASSISTER EN LIvE AUX ÉLUCUbRATIONS GÉNIALES D'UN pAUL pAIRET,

pLONGER DANS L'œUF MATRICIEL EN TRAIN DE SE pONDRE, TOUCHER

DU DOIGT LA vIOLENTE ET pARFOIS DISSONANTE ÉNERGIE D'UNE GÉNÉRATION

QUI DÉFERLE SUR LA pRÉCÉDENTE SONT LES pLAISIRS UTILES D'UN MAGAzINE

AUSSI NATURE - ET pARFOIS AUSSI INSTAbLE - QUE LES vINS DE SATURNE. MAIS

SOyEz SûRS QUE LE DOUTE EST FÉCOND, OMNIvORE LE COUvE SANS RELâCHE

DEpUIS 10 ANNÉES. LucDubanchet

RéDACTIONDIRECTEUR DE LA RÉDACTION Luc DubanchetDIRECTION ARTISTIQUE Dimitri maj COORDINATION esteLLe haLaDjianRÉDACTION ET pHOTOS PauL bowyer, Luc Dubanchet, sébastien DemoranD, marie-Laure fréchet, kim Levy, stéPhane méjanès, marc schwartz, bruno verjus, scott wrightpHOTO DE COUvERTURE couteau À Pain (saturne, Paris) © omnivorewww.omnivore.com

mARkeTINg & COmmeRCIAlDIRECTEUR DU DÉvELOppEMENT omar aboDiDTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]É D’AFFAIRES guiLhem carLe-rouxTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

OmNIVORe WORlD TOURSENIOR pRODUCER justine ProtTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

PReSSenicoLe Driot • [email protected]

Omnivore Magazine est édité par SARL Omnivore au capital de 486,40 euros • RCS paris b 450 370 929 Directeur de la publication : Luc Dubanchet

SOMMAIRE

P.04 MICHEL TROISGROIS ENTRETIEN

P.10 HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTRéAL

P.18 VOLAILLES EN VOIE DE RéAPPARITION

P.24 bLANCA

P.28 LES kIDS VONT bIEN

P.34 bEN SHEwRy Né qUELqUE PART

P.40 IVRE DE PAIN

P.44 ULTRAVIOLET LA DOUCE VIOLENCE DU PSyCHO-GOûT

P.50 COMPENDIUM IRRéDUCTIbLE DES USTENSILES DE CUISINE

P.58 bRUT DE CAMPAGNE

P.60 LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE (SATURNE)

MAGAZINE 54 • SPPPR • 230 x 300 mm • Visuel : ART • Parution : • Remise : 9mai THY • BAT

LA TABLE EST UN ART

EVIA_1204281_MAG54_230x300.indd 1 09/05/12 08:39

MAGAZINE 54 • SPPPR • 230 x 300 mm • Visuel : ART • Parution : • Remise : 9mai THY • BAT

LA TABLE EST UN ART

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LE DOUTEà CEUX QUI SE DEMANDERAIENT ENCORE à QUOI SERT OMNIvORE, ON pOURRAIT

RÉpONDRE D'UN MOT EN bRANDISSANT CE NUMÉRO : AU DOUTE. pARCE QUE LA

CUISINE pOSSÈDE CETTE FACULTÉ TOUTE pARTICULIÈRE DE SE METTRE TRÈS

vITE EN MODE SÉCURITÉ. pARCE QUE L'AUTOSATISFACTION N'EST JAMAIS TRÈS

LOIN DE LA RÉUSSITE SURCHAUFFÉE AUX RÉSEAUX SOCIAUX. C'EST pOURTANT

DANS CES MOMENTS-Là QUE TOUT DÉGRINGOLE, bEAUCOUp pLUS vITE QU'ON

NE L'IMAGINE. ALORS CE NUMÉRO FAIT OFFICE DE vIGIE : QUOI DE NEUF EN

CUISINE ? vERS QUEL CÔTÉ REGARDER ?

LIRE LES INTERROGATIONS CONSTRUCTIvES D'UN MICHEL TROISGROS,

ASSISTER EN LIvE AUX ÉLUCUbRATIONS GÉNIALES D'UN pAUL pAIRET,

pLONGER DANS L'œUF MATRICIEL EN TRAIN DE SE pONDRE, TOUCHER

DU DOIGT LA vIOLENTE ET pARFOIS DISSONANTE ÉNERGIE D'UNE GÉNÉRATION

QUI DÉFERLE SUR LA pRÉCÉDENTE SONT LES pLAISIRS UTILES D'UN MAGAzINE

AUSSI NATURE - ET pARFOIS AUSSI INSTAbLE - QUE LES vINS DE SATURNE. MAIS

SOyEz SûRS QUE LE DOUTE EST FÉCOND, OMNIvORE LE COUvE SANS RELâCHE

DEpUIS 10 ANNÉES. LucDubanchet

RéDACTIONDIRECTEUR DE LA RÉDACTION Luc DubanchetDIRECTION ARTISTIQUE Dimitri maj COORDINATION esteLLe haLaDjianRÉDACTION ET pHOTOS PauL bowyer, Luc Dubanchet, sébastien DemoranD, marie-Laure fréchet, kim Levy, stéPhane méjanès, marc schwartz, bruno verjus, scott wrightpHOTO DE COUvERTURE couteau À Pain (saturne, Paris) © omnivorewww.omnivore.com

mARkeTINg & COmmeRCIAlDIRECTEUR DU DÉvELOppEMENT omar aboDiDTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]É D’AFFAIRES guiLhem carLe-rouxTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

OmNIVORe WORlD TOURSENIOR pRODUCER justine ProtTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

PReSSenicoLe Driot • [email protected]

Omnivore Magazine est édité par SARL Omnivore au capital de 486,40 euros • RCS paris b 450 370 929 Directeur de la publication : Luc Dubanchet

SOMMAIRE

P.04 MICHEL TROISGROIS ENTRETIEN

P.10 HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTRéAL

P.18 VOLAILLES EN VOIE DE RéAPPARITION

P.24 bLANCA

P.28 LES kIDS VONT bIEN

P.34 bEN SHEwRy Né qUELqUE PART

P.40 IVRE DE PAIN

P.44 ULTRAVIOLET LA DOUCE VIOLENCE DU PSyCHO-GOûT

P.50 COMPENDIUM IRRéDUCTIbLE DES USTENSILES DE CUISINE

P.58 bRUT DE CAMPAGNE

P.60 LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE (SATURNE)

MAGAZINE 54 • SPPPR • 230 x 300 mm • Visuel : ART • Parution : • Remise : 9mai THY • BAT

LA TABLE EST UN ART

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LA TABLE EST UN ART

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“TOUT CHANGER POUR qUE

RIEN NE CHANGE

”MicheLtroisgros

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“TOUT CHANGER POUR qUE

RIEN NE CHANGE

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Page 6: OMNIVORE MAGAZINE VOL 4

P. 6 2012_volume 04 P. 72012_volume 04

omnivore : où puisez-vous votre sensibilité, vos inspirations ?michel troisgros : J’ai plusieurs sources ! Elles sont parfois assez inattendues. Elles peuvent provenir d’un média artistique mais jamais l’esthétique n’est le déclencheur. Quoique… Une forme, une couleur peuvent ramener à quelque chose de connu et peuvent faire l’objet d’un chantier improbable, mais possible. La source peut aussi être familiale. Le répertoire constitué dans la famille par mon grand-père Jean-baptiste, mon père pierre et mon oncle Jean, est très vaste. par exemple, la tranche de tête de veau à la tomate serrée, le goût de mon papa pour la viande crue coupée au couteau, évidemment le saumon à l’oseille, la sole à la ciboulette. Il y a aussi mes origines maternelles italiennes et l’inspiration des voyages, le Japon.

en quoi le japon nourrit-il votre création ? Il m’enthousiasme depuis 30 ans, m’excite par ses connaissances, ses techniques et ses mets. Je peux dire que le Japon est venu s’immiscer dans notre culture familiale. J’avais 17 ans lors de mon premier voyage. J’accompagnais mon père qui faisait partie des trois ou quatre chefs extrêmement respectés là-bas. Et comme une continuité familiale, mon fils Léo, 18 ans, nous accompagnait Marie-pierre et moi, lors de notre dernier voyage. à chaque fois j’observe, je pose et me pose des questions. Année après année, voyage après voyage, j’ai acquis la connaissance technique et culturelle des Japonais. Je rapportais déjà il y a trente ans les ingrédients qui aujourd’hui sont à la mode, arrivent comme un effet et bousculent les cuisines. De toute évidence, l’esprit japonais est une source d’inspiration pour cette manière de poser les mets dans l’assiette, de révéler la beauté par une réelle sobriété. C’est tellement précis et maîtrisé que tu respires les mets avant même de les porter à la bouche. Et même si les desserts sont assez pauvres, je suis tombé récemment sur un dessert exceptionnel de simplicité, de justesse et de beauté : un quart de pam-plemousse avec une gelée. Techniquement parfait, précis et délicieux. Un pamplemousse coupé magnifiquement en quartiers, affûté sur le sommet. Le manger consistait à sim-plement déguster la gelée à la petite cuillère : figuratif et abstrait. De retour à Roanne, j’en ai parlé à mon talentueux chef japonais, qui m’a dit connaître ce dessert classique. à partir de cette sensation, nous avons essayé d’ima-giner quelque chose qui nous appartienne. Ce chantier nous a conduits à faire évoluer l’idée, le concept, à créer un quartier en deux matières. Je sens les prémices d’une évolution et d’une histoire à raconter. J’aime l’idée de partir de ce que l’on a vu pour l’uti-liser avec intention et exprimer une création personnelle.

Parlez-nous de vos influences maternelles et ménagères.La cuisine de la maison, c’est d’abord et avant tout le travail de la main et de la générosité. La cuisine de la maison, j’entends par là, bien faite au quotidien, m’émerveille. J’ai tant aimé grandir avec une grand-mère dévouée aux plaisirs de ses petits-enfants et de sa famille. Tout ce qui était fait l’était avec intention (acte et expérience). Chaque geste embellissait le prochain. L’on sentait à chaque fois une progression dans la beauté des gestes. Les gnocchis de ma grand-mère ! Cette texture inégalable malgré toutes les pommes de terre que j’ai croisées dans ma vie de chef. Elle utilisait les pommes de terre de son jardin, heureuse coïncidence des plantations ou ancestral savoir-faire ? Tout était pesé à la main, pas de balance dispo-nible à l’époque. Anticipation, connaissance, bon sens et en même temps l’amour qu’elle nous portait et qu’on lui portait.

chez vous, l’art fait corps avec la gastronomie et l’informe : favier, traquandi, Poitevin, shütte, bustamante, tusek, Dörner et les roannais Paoli et jean Puy. tableaux, photographies et vitraux, tout semble être là pour nous interrogerAvec Marie-pierre, nous avons une passion pour l’art et l’architecture. Nous avons tou-jours été attirés, attentifs même et nous suivons le travail des artistes avec passion. On connaît tous les artistes présents dans nos murs, on les a rencontrés car on aimait ce qu’ils faisaient. On a débuté par l’acquisition d’une petite pièce avec leur aide ou celle de la galerie. C’était il y a plus de trente ans et, petit à petit, nous nous sommes constitué comme une collection, même si nous n’ai-mons pas ce mot. Disons que nous sommes des collectionneurs non boulimiques. L’art, et surtout la connaissance des artistes m’aident à concevoir et à trouver l’énergie. Les artistes ont pour moi une valeur d’exemple. Quand je vois la compétence, la force créative, le courage, le culot, l’audace que peuvent avoir certains artistes à se re-mettre en cause et à être jugés sur un travail gardé chez eux pendant des années et enfin montré au public, cela m’émeut et me sert de guide. Le cuisinier que je suis doit avoir la capacité de se poser les bonnes questions et de se remettre en cause.

comment ces œuvres contribuent-elles à la mise en scène de vos mets ou de vos assiettes ?Il est arrivé, par accident, une occurrence avec une œuvre et un artiste. Je suis dingue du lait frais, j’aime ce goût. J’apprécie la texture et le goût très particulier de la peau du lait qui chauffe. Avec mon copain Hervé Mons, M.O.F fromager affineur à Ambierle, j’ai essayé de concevoir un caillé aussi fin que la peau du lait. Le travail du lait a été peu à peu assimilé, j’ai tenté de le mettre à plat plutôt que dans une forme – forma, fromage. C’était en hiver, j’avais de la truffe fraîche. J’apprécie cette puissance, la cou-leur noire, son côté noble et rustique, son esprit terreux de champignon. L’association de la terre et du lait, la pâture, la campagne, l’esprit maternel, la douceur, la blancheur, le confort, le bien-être me sont venus ins-tantanément. J’ai fait tout simplement un caillé de lait et des truffes pilées au mortier avec un peu d’huile d’olive et de sel. Un pesto de truffes tiède, recouvert d’une peau de lait. Ensuite la question s’est posée de savoir ce que je faisais de ce plat. Un hors-d’œuvre, le servir au milieu du repas, avant le dessert ? Du lait mais aussi de la truffe, c’est puis-sant ! J’avais quatre copains à table. Dans leur menu dégustation, je glisse le plat en envoyant la quatrième assiette. La peau de lait, si fragile, se casse au milieu et, sous mes yeux, laisse apparaître la substance noire… Je suis attentif et embêté. Après le repas, les quatre copains me disent que l’assiette qui est arrivée ouverte au centre était géniale. J’ai cogité et me suis dit : il faut la cisailler devant les clients. Le maître d’hôtel pose l’assiette et avec une lame de couteau, il ouvre la peau de lait. Le lait se dilate légère-ment et l’ouverture se fait béance.Je pratique ainsi en cuisine et me dis : je fais du Lucio Fontana sans m’en rendre compte. Le rapport aux œuvres surgit de l’incons-cient, reste infusé en moi. Cette œuvre de l’artiste italien Lucio Fontana existe, elle se nomme Concerto, une toile blanche lacérée d’incisions laissant apparaître le vide, le noir. En toute conscience, je me suis attaché à refaire du Lucio Fontana par la déclinaison de couleurs et de supports. Mais je me suis vite rendu compte que ce chantier ne m’inté-ressait plus. Mes influences artistiques sont donc induites et jamais calculées ou déri-vées. Ah oui ! Le plat en question se nomme « plat blanc de lait et noir de truffe » et je l’aime beaucoup !

L’HOMME EST D’UNE RéSERVE ATTENTIVE, RESPECTUEUSE DE SON INTERLOCUTEUR. IL POSE DES qUESTIONS, S’INTERROGE ET INTERROGE, DANS UNE fRANCHISE DES RAPPORTS ET UNE GéNéROSITé DU SOURIRE. C’EST PEU DIRE qUE MICHEL TROISGROS POSSÈDE UNE PRéSENCE RâbLéE, ENTIÈRE, IMPRESSIONNANTE. LE REGARD SONDE AU PLUS LOIN, LES MAINS D’UNE DESCENDANCE ITALIENNE DESSINENT, APPUIENT, PRéCISENT DES PROPOS AffûTéS AU COUTEAU ET à L’ExPéRIENCE. LA DyNASTIE TROISGROS qUI RÈGNE SUR LA fRANCE CULINAIRE – ET AU -DELà – DEPUIS LA DEUxIÈME MOITIé DU VINGTIÈME SIÈCLE, PARTIE PRENANTE DE LA NOUVELLE CUISINE ET DE L’ESSOR TRICOLORE DANS LE MONDE ENTIER, NE S’EST jAMAIS AUSSI bIEN INCARNéE qUE DANS CE fILS-CRéATEUR. TRENTE ANS ExACTEMENT qUE MICHEL ET MARIE-PIERRE ONT REjOINT LA MyTHOLOGIE ROANNAISE TAILLéE PAR jEAN ET PIERRE. TRENTE ANS D’UN PROfOND TRAVAIL DE RECONNAISSANCE ET DE SINGULARITé. DEPUIS LA fIN DES ANNéES 90, LE fILS N’EST PLUS LE fILS, IL A DéfINITIVEMENT IMPRIMé SA MARqUE ET SA CUISINE, IMAGINANT UN UNIVERS à LA fOIS SINGULIER ET MULTIPLE  : CRéATION AU RASOIR DE L’ACIDITé POUR LA «  GRANDE  » MAISON DE  ROANNE, REGISTRE AUbERGE POUR LA COLLINE DU COLOMbIER INAUGURéE EN 2008, bISTROT D’ExPLORATION POUR LE « CENTRAL » VOISIN SURbOOké DE LA GARE DE ROANNE. CHAqUE fOIS LA MêME jUSTESSE, LA MêME CLAIRVOyANCE. AUTANT DE qUALITéS qUI fAISAIENT RéCEMMENT DIRE à DEUx GRANDS CHEfS DE LA jEUNE CUISINE – jEAN-fRANçOIS PIÈGE ET wILLIAM LEDEUIL, ExCUSEz DU PEU : «  S’IL y A UNE PERSONNE qUE jE VOUDRAIS RENCONTRER, MIEUx LA CONNAîTRE, C’EST MICHEL TROISGROS ». EntrEtiEnbrunoVerjus//Photos pauLbowyer

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omnivore : où puisez-vous votre sensibilité, vos inspirations ?michel troisgros : J’ai plusieurs sources ! Elles sont parfois assez inattendues. Elles peuvent provenir d’un média artistique mais jamais l’esthétique n’est le déclencheur. Quoique… Une forme, une couleur peuvent ramener à quelque chose de connu et peuvent faire l’objet d’un chantier improbable, mais possible. La source peut aussi être familiale. Le répertoire constitué dans la famille par mon grand-père Jean-baptiste, mon père pierre et mon oncle Jean, est très vaste. par exemple, la tranche de tête de veau à la tomate serrée, le goût de mon papa pour la viande crue coupée au couteau, évidemment le saumon à l’oseille, la sole à la ciboulette. Il y a aussi mes origines maternelles italiennes et l’inspiration des voyages, le Japon.

en quoi le japon nourrit-il votre création ? Il m’enthousiasme depuis 30 ans, m’excite par ses connaissances, ses techniques et ses mets. Je peux dire que le Japon est venu s’immiscer dans notre culture familiale. J’avais 17 ans lors de mon premier voyage. J’accompagnais mon père qui faisait partie des trois ou quatre chefs extrêmement respectés là-bas. Et comme une continuité familiale, mon fils Léo, 18 ans, nous accompagnait Marie-pierre et moi, lors de notre dernier voyage. à chaque fois j’observe, je pose et me pose des questions. Année après année, voyage après voyage, j’ai acquis la connaissance technique et culturelle des Japonais. Je rapportais déjà il y a trente ans les ingrédients qui aujourd’hui sont à la mode, arrivent comme un effet et bousculent les cuisines. De toute évidence, l’esprit japonais est une source d’inspiration pour cette manière de poser les mets dans l’assiette, de révéler la beauté par une réelle sobriété. C’est tellement précis et maîtrisé que tu respires les mets avant même de les porter à la bouche. Et même si les desserts sont assez pauvres, je suis tombé récemment sur un dessert exceptionnel de simplicité, de justesse et de beauté : un quart de pam-plemousse avec une gelée. Techniquement parfait, précis et délicieux. Un pamplemousse coupé magnifiquement en quartiers, affûté sur le sommet. Le manger consistait à sim-plement déguster la gelée à la petite cuillère : figuratif et abstrait. De retour à Roanne, j’en ai parlé à mon talentueux chef japonais, qui m’a dit connaître ce dessert classique. à partir de cette sensation, nous avons essayé d’ima-giner quelque chose qui nous appartienne. Ce chantier nous a conduits à faire évoluer l’idée, le concept, à créer un quartier en deux matières. Je sens les prémices d’une évolution et d’une histoire à raconter. J’aime l’idée de partir de ce que l’on a vu pour l’uti-liser avec intention et exprimer une création personnelle.

Parlez-nous de vos influences maternelles et ménagères.La cuisine de la maison, c’est d’abord et avant tout le travail de la main et de la générosité. La cuisine de la maison, j’entends par là, bien faite au quotidien, m’émerveille. J’ai tant aimé grandir avec une grand-mère dévouée aux plaisirs de ses petits-enfants et de sa famille. Tout ce qui était fait l’était avec intention (acte et expérience). Chaque geste embellissait le prochain. L’on sentait à chaque fois une progression dans la beauté des gestes. Les gnocchis de ma grand-mère ! Cette texture inégalable malgré toutes les pommes de terre que j’ai croisées dans ma vie de chef. Elle utilisait les pommes de terre de son jardin, heureuse coïncidence des plantations ou ancestral savoir-faire ? Tout était pesé à la main, pas de balance dispo-nible à l’époque. Anticipation, connaissance, bon sens et en même temps l’amour qu’elle nous portait et qu’on lui portait.

chez vous, l’art fait corps avec la gastronomie et l’informe : favier, traquandi, Poitevin, shütte, bustamante, tusek, Dörner et les roannais Paoli et jean Puy. tableaux, photographies et vitraux, tout semble être là pour nous interrogerAvec Marie-pierre, nous avons une passion pour l’art et l’architecture. Nous avons tou-jours été attirés, attentifs même et nous suivons le travail des artistes avec passion. On connaît tous les artistes présents dans nos murs, on les a rencontrés car on aimait ce qu’ils faisaient. On a débuté par l’acquisition d’une petite pièce avec leur aide ou celle de la galerie. C’était il y a plus de trente ans et, petit à petit, nous nous sommes constitué comme une collection, même si nous n’ai-mons pas ce mot. Disons que nous sommes des collectionneurs non boulimiques. L’art, et surtout la connaissance des artistes m’aident à concevoir et à trouver l’énergie. Les artistes ont pour moi une valeur d’exemple. Quand je vois la compétence, la force créative, le courage, le culot, l’audace que peuvent avoir certains artistes à se re-mettre en cause et à être jugés sur un travail gardé chez eux pendant des années et enfin montré au public, cela m’émeut et me sert de guide. Le cuisinier que je suis doit avoir la capacité de se poser les bonnes questions et de se remettre en cause.

comment ces œuvres contribuent-elles à la mise en scène de vos mets ou de vos assiettes ?Il est arrivé, par accident, une occurrence avec une œuvre et un artiste. Je suis dingue du lait frais, j’aime ce goût. J’apprécie la texture et le goût très particulier de la peau du lait qui chauffe. Avec mon copain Hervé Mons, M.O.F fromager affineur à Ambierle, j’ai essayé de concevoir un caillé aussi fin que la peau du lait. Le travail du lait a été peu à peu assimilé, j’ai tenté de le mettre à plat plutôt que dans une forme – forma, fromage. C’était en hiver, j’avais de la truffe fraîche. J’apprécie cette puissance, la cou-leur noire, son côté noble et rustique, son esprit terreux de champignon. L’association de la terre et du lait, la pâture, la campagne, l’esprit maternel, la douceur, la blancheur, le confort, le bien-être me sont venus ins-tantanément. J’ai fait tout simplement un caillé de lait et des truffes pilées au mortier avec un peu d’huile d’olive et de sel. Un pesto de truffes tiède, recouvert d’une peau de lait. Ensuite la question s’est posée de savoir ce que je faisais de ce plat. Un hors-d’œuvre, le servir au milieu du repas, avant le dessert ? Du lait mais aussi de la truffe, c’est puis-sant ! J’avais quatre copains à table. Dans leur menu dégustation, je glisse le plat en envoyant la quatrième assiette. La peau de lait, si fragile, se casse au milieu et, sous mes yeux, laisse apparaître la substance noire… Je suis attentif et embêté. Après le repas, les quatre copains me disent que l’assiette qui est arrivée ouverte au centre était géniale. J’ai cogité et me suis dit : il faut la cisailler devant les clients. Le maître d’hôtel pose l’assiette et avec une lame de couteau, il ouvre la peau de lait. Le lait se dilate légère-ment et l’ouverture se fait béance.Je pratique ainsi en cuisine et me dis : je fais du Lucio Fontana sans m’en rendre compte. Le rapport aux œuvres surgit de l’incons-cient, reste infusé en moi. Cette œuvre de l’artiste italien Lucio Fontana existe, elle se nomme Concerto, une toile blanche lacérée d’incisions laissant apparaître le vide, le noir. En toute conscience, je me suis attaché à refaire du Lucio Fontana par la déclinaison de couleurs et de supports. Mais je me suis vite rendu compte que ce chantier ne m’inté-ressait plus. Mes influences artistiques sont donc induites et jamais calculées ou déri-vées. Ah oui ! Le plat en question se nomme « plat blanc de lait et noir de truffe » et je l’aime beaucoup !

L’HOMME EST D’UNE RéSERVE ATTENTIVE, RESPECTUEUSE DE SON INTERLOCUTEUR. IL POSE DES qUESTIONS, S’INTERROGE ET INTERROGE, DANS UNE fRANCHISE DES RAPPORTS ET UNE GéNéROSITé DU SOURIRE. C’EST PEU DIRE qUE MICHEL TROISGROS POSSÈDE UNE PRéSENCE RâbLéE, ENTIÈRE, IMPRESSIONNANTE. LE REGARD SONDE AU PLUS LOIN, LES MAINS D’UNE DESCENDANCE ITALIENNE DESSINENT, APPUIENT, PRéCISENT DES PROPOS AffûTéS AU COUTEAU ET à L’ExPéRIENCE. LA DyNASTIE TROISGROS qUI RÈGNE SUR LA fRANCE CULINAIRE – ET AU -DELà – DEPUIS LA DEUxIÈME MOITIé DU VINGTIÈME SIÈCLE, PARTIE PRENANTE DE LA NOUVELLE CUISINE ET DE L’ESSOR TRICOLORE DANS LE MONDE ENTIER, NE S’EST jAMAIS AUSSI bIEN INCARNéE qUE DANS CE fILS-CRéATEUR. TRENTE ANS ExACTEMENT qUE MICHEL ET MARIE-PIERRE ONT REjOINT LA MyTHOLOGIE ROANNAISE TAILLéE PAR jEAN ET PIERRE. TRENTE ANS D’UN PROfOND TRAVAIL DE RECONNAISSANCE ET DE SINGULARITé. DEPUIS LA fIN DES ANNéES 90, LE fILS N’EST PLUS LE fILS, IL A DéfINITIVEMENT IMPRIMé SA MARqUE ET SA CUISINE, IMAGINANT UN UNIVERS à LA fOIS SINGULIER ET MULTIPLE  : CRéATION AU RASOIR DE L’ACIDITé POUR LA «  GRANDE  » MAISON DE  ROANNE, REGISTRE AUbERGE POUR LA COLLINE DU COLOMbIER INAUGURéE EN 2008, bISTROT D’ExPLORATION POUR LE « CENTRAL » VOISIN SURbOOké DE LA GARE DE ROANNE. CHAqUE fOIS LA MêME jUSTESSE, LA MêME CLAIRVOyANCE. AUTANT DE qUALITéS qUI fAISAIENT RéCEMMENT DIRE à DEUx GRANDS CHEfS DE LA jEUNE CUISINE – jEAN-fRANçOIS PIÈGE ET wILLIAM LEDEUIL, ExCUSEz DU PEU : «  S’IL y A UNE PERSONNE qUE jE VOUDRAIS RENCONTRER, MIEUx LA CONNAîTRE, C’EST MICHEL TROISGROS ». EntrEtiEnbrunoVerjus//Photos pauLbowyer

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HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTREALC’est la ville qu’on n’attendait pas. Oubliée des radars, de Facebook, des blogs, des guides – pas de Michelin, pas de 50 best, comment vivre hein ? – et des gastronomes, rabaissée au folklorisme de son hiver aussi tranchant que l’accent, condamnée à vie à manger de la poutine(1) dont on ne savait au juste pas tellement de quoi elle était faite mais qui nous dégoûtait pourtant de sa monstrueuse plastique. bien sûr, il y avait la filiation lointaine, l’accent, toujours, le Français en langue première, la chanson aussi, Felix Leclerc, Gilles vigneau, Robert Charlebois et leurs avatars contemporains - en beaucoup moins bien – Garou, Linda Lemay, les clichés lalala… tout un univers de connivence avec la France, attraction de la douceur d’y vivre, fantasme des cousins d’Amérique sans les désavantages de l’Amérique. D’ailleurs ils fantasmaient tellement les Français, qu’ils s’y précipitaient, toujours plus nombreux : 5 000 immigrants hexagonaux en 2002, plus de 15 000 en 2011 ! Si ce n’était pas de l’amour, ça y ressemblait. Mais de là à imaginer qu’on pouvait aussi bien y manger, Canada, province de Québec, ville de Montréal, on n’aurait pas parié le moindre orignal. Et pourtant.

Montréal 29 septembre 2011. Comme les clichetons ont la vie dure, Isabelle boulay chante "Il venait d'avoir 18 ans" sur un étrange remix qui permet au taxi de se faufiler dans les embouteillages. Il pleut. vue d'en haut tout à l'heure, la plus grosse ville du Québec ressemblait pourtant à une mosaïque de piscines scintillantes autour du Saint-Laurent. Ça sentait bon l’été indien, le rêve canadien. Mais la nuit est tombée sur la ville. La tempête de pluie redouble. On se précipite sous le porche de Chasse et pêche dans ce vieux quartier à l’architecture mixant Chicago à Rouen – immeubles en pierre cossus mais échelle européenne. Le dépaysement a déjà fait son chemin, le charme a eu malgré tout le temps d’opérer. Chasse et pêche ressemble à un club de mangeurs, décor de taverne chic, chaleur immédiate. « C’est l’un des lieux où tout à commencé », explique Frédéric Gauthier,

éditeur(2) de bD indépendant mais surtout chargé depuis 2010 de piloter le Foodlab, mi restaurant, mi laboratoire de la SAT, la Société des Arts et Technologie avant-gardiste dans l’image et le goût. « Le chef Claude pelletier l’a crée en 2004 après avoir passé six ans dans un autre restaurant Mediteranneo. Il fait parti des fondateurs de la cuisine québécoise. » presque un mythe. La salle est bondée, la carte des vins aussi longue que l'avenue René Lévesque. Les mets, eux, jouent les associations étranges pieuvre et boulgour, crabe et foie gras. On sent que la cuisine n’a pas de mal à troubler la bonne société qui s’y presse, mais ce soir-là ne parvient pas tout à fait à mettre le dîneur français en émoi. Manque d’amplitude, d’accents toniques alors que justement on recherchait ce tranchant-là. N’empêche, Chasse et pêche fait partie de l’ADN montréalais. En fait, ils sont trois « fondateurs », trois incontournables à avoir depuis les années 90 creusé le sillon d’une cuisine qui était entièrement à inventer. C’est tout d’abord Normand Laprise et son

ET SI LA NOUVELLE VAGUE CULINAIRE VENAIT DU SAINT-LAURENT ? COMME UN RETOUR LOGIqUE SUR LE VIEUx CONTINENT ? DEPUIS qUELqUES ANNéES, UNE NOUVELLE GéNéRATION DE CHEfS éMERGE à MONTRéAL. EN qUELqUES VISITES ET UN fESTIVAL, OMNIVORE L’A RENCONTRéE. tExtE Et Photos LucDubanchet

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HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTREALC’est la ville qu’on n’attendait pas. Oubliée des radars, de Facebook, des blogs, des guides – pas de Michelin, pas de 50 best, comment vivre hein ? – et des gastronomes, rabaissée au folklorisme de son hiver aussi tranchant que l’accent, condamnée à vie à manger de la poutine(1) dont on ne savait au juste pas tellement de quoi elle était faite mais qui nous dégoûtait pourtant de sa monstrueuse plastique. bien sûr, il y avait la filiation lointaine, l’accent, toujours, le Français en langue première, la chanson aussi, Felix Leclerc, Gilles vigneau, Robert Charlebois et leurs avatars contemporains - en beaucoup moins bien – Garou, Linda Lemay, les clichés lalala… tout un univers de connivence avec la France, attraction de la douceur d’y vivre, fantasme des cousins d’Amérique sans les désavantages de l’Amérique. D’ailleurs ils fantasmaient tellement les Français, qu’ils s’y précipitaient, toujours plus nombreux : 5 000 immigrants hexagonaux en 2002, plus de 15 000 en 2011 ! Si ce n’était pas de l’amour, ça y ressemblait. Mais de là à imaginer qu’on pouvait aussi bien y manger, Canada, province de Québec, ville de Montréal, on n’aurait pas parié le moindre orignal. Et pourtant.

Montréal 29 septembre 2011. Comme les clichetons ont la vie dure, Isabelle boulay chante "Il venait d'avoir 18 ans" sur un étrange remix qui permet au taxi de se faufiler dans les embouteillages. Il pleut. vue d'en haut tout à l'heure, la plus grosse ville du Québec ressemblait pourtant à une mosaïque de piscines scintillantes autour du Saint-Laurent. Ça sentait bon l’été indien, le rêve canadien. Mais la nuit est tombée sur la ville. La tempête de pluie redouble. On se précipite sous le porche de Chasse et pêche dans ce vieux quartier à l’architecture mixant Chicago à Rouen – immeubles en pierre cossus mais échelle européenne. Le dépaysement a déjà fait son chemin, le charme a eu malgré tout le temps d’opérer. Chasse et pêche ressemble à un club de mangeurs, décor de taverne chic, chaleur immédiate. « C’est l’un des lieux où tout à commencé », explique Frédéric Gauthier,

éditeur(2) de bD indépendant mais surtout chargé depuis 2010 de piloter le Foodlab, mi restaurant, mi laboratoire de la SAT, la Société des Arts et Technologie avant-gardiste dans l’image et le goût. « Le chef Claude pelletier l’a crée en 2004 après avoir passé six ans dans un autre restaurant Mediteranneo. Il fait parti des fondateurs de la cuisine québécoise. » presque un mythe. La salle est bondée, la carte des vins aussi longue que l'avenue René Lévesque. Les mets, eux, jouent les associations étranges pieuvre et boulgour, crabe et foie gras. On sent que la cuisine n’a pas de mal à troubler la bonne société qui s’y presse, mais ce soir-là ne parvient pas tout à fait à mettre le dîneur français en émoi. Manque d’amplitude, d’accents toniques alors que justement on recherchait ce tranchant-là. N’empêche, Chasse et pêche fait partie de l’ADN montréalais. En fait, ils sont trois « fondateurs », trois incontournables à avoir depuis les années 90 creusé le sillon d’une cuisine qui était entièrement à inventer. C’est tout d’abord Normand Laprise et son

ET SI LA NOUVELLE VAGUE CULINAIRE VENAIT DU SAINT-LAURENT ? COMME UN RETOUR LOGIqUE SUR LE VIEUx CONTINENT ? DEPUIS qUELqUES ANNéES, UNE NOUVELLE GéNéRATION DE CHEfS éMERGE à MONTRéAL. EN qUELqUES VISITES ET UN fESTIVAL, OMNIVORE L’A RENCONTRéE. tExtE Et Photos LucDubanchet

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P. 192012_volume 04P. 18 2012_volume 03

VOLAILLES EN VOIE DE

RéAPPARITION

Depuis la ville de beaune en bourgogne, les lacets de la D970 ceinturent sereinement la Montagne de beaune, puis l’asphalte s’étire d’un trait à travers champs et bois. Sur un chemin sentimental et éthique, sans retour possible. Direction bligny-sur-Ouche et la ferme auberge de La Ruchotte d’Eva et Fred Ménager. Trois grands corps de ferme bâtis de pierres dorées enlacent une cour gravil-lonnée où s’ébattent et picorent quelques jeunes gallinacés mouchetés et noirs. barbe-zieux, La Flèche, Le Mans, Marans, Coucou de Rennes, Gauloise Dorée, des noms inconnus ou croisés pour la première fois au cours de lectures chez Alexandre Dumas ou dans la physiologie du Goût d’Anthelme brillat- Savarin : « On servit entre autres choses un énorme coq vierge de barbezieux truffé à tout rompre. » Frédéric Ménager, lui, a fait ses classes en cuisine chez Alain Chapel à Mionnay. « J’avais une vingtaine d’années. Dans les cuisines dirigées par philippe Jousse, je voyais défiler les plus beaux produits des terroirs français et italiens. Des pou-lardes dodues aux reflets nacrés, des truffes blanches par dizaines de kilos, des poissons

de mer encore vivants... » De cette expérience ultime, il retient le goût des ingrédients : « la cuisine c’est la parfaite expression des pro-duits, leur mise en bouche. »Quelques années plus tard, en 1995, après un passage comme saucier chez pierre Ga-gnaire à Saint-Etienne, le voilà chef de cui-sine au restaurant le Castel De Très Girard à Morey-Saint-Denis. Cuisine classique à l’égal de celle de son maître Chapel. Un habitué du lieu, Henri Jayer, vigneron de légende en bourgogne – le fameux Cros parantoux, 1,01 hectare arraché aux pierres et aux ronces à vosne-Romanée – ne s’y trompe pas. Il lui confie retrouver dans ses mets, la cuisine de son regretté Chapel, décédé le 10 juillet 1990, en Avignon.Incidemment la maman de Frédéric Ména-ger lui donne le goût des poules. Elles dé-barquent de Louhans un beau matin sous la forme de quelques volailles rousses. La maison d’Epernay-sous-Gevrey abrite un petit poulailler, cela tombe bien. Les poules rousses, de souche industrielle, reconnais-sables à leurs pattes jaunes, ne feront pas long feu. La quête d’un coq va conduire Fred sur la piste des variétés oubliées... en voie de réapparition. Dans cette quête de l’essen-tiel, il croise et se lie avec les hommes qui lui ouvrent la voie de la sagesse. Gérard Anost, Jean-paul prat puis Guy Moret à Sagy et sa ferme pilote « Les animaux des p’tits bois » à Louhans. En un an, voilà Eva et Fred à la tête de plus de cent volailles et de quelques

poulaillers. Très vite le chef Fred devient pay-san aviculteur et la maison d’Epernay-sous Gevrey cernée par les voisins mécontents.

bRESSE GAULOIS CLUb En 2001, la ferme de la Ruchotte - du vieux français « roche, vieille pierre » -, s’offre en refuge pour cette nouvelle vie. Elle s’initie au-tour de la nature, inspirante et inspirée avec l’encyclopédie en 37 volumes, Histoire Natu-relle de pline L’ Ancien et particulièrement de son livre X, traitant des oiseaux et du Théâtre de l’agriculture et du mesnage des champs théorisé par Olivier de Serres.pragmatique et curieux, Ménager adhère au bresse-Gauloise Club. Au sein de cette asso-ciation, il apprivoise le docteur Roland Dams, 65 ans, un excentrique, cultivé, latiniste, reli-gieux. Un docteur vétérinaire qui n’a jamais exercé. Il se contente de donner quelques cours de génétique à l'École d’Infirmières de bourg-en-bresse, enseigne à l'École vétéri-naire de Lyon et à l'École de Médecine. Sa passion : la génétique et plus particulière-ment celle des volailles. Un mutuel respect et des affinités électives accomplissent l’in-défectible relation des deux hommes : « ce qu’il aimait en moi, c’était que je mangeais mes volailles » confie Fred.

CUISINIER fORMé PAR CHAPEL, fRéDéRIC MéNAGER A PRIS DEPUIS UNE qUINzAINE D’ANNéES LE PARTI DE LA VOLAILLE. éLEVEUR RAffINé DE VARIéTéS RARES, IL COMbAT

POUR LE GOûT DE L’œUf ET DU POULET. RENCONTRE AVEC UN ORIGINEL.tExtE Et PhotosbrunoVerjus

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VOLAILLES EN VOIE DE

RéAPPARITION

Depuis la ville de beaune en bourgogne, les lacets de la D970 ceinturent sereinement la Montagne de beaune, puis l’asphalte s’étire d’un trait à travers champs et bois. Sur un chemin sentimental et éthique, sans retour possible. Direction bligny-sur-Ouche et la ferme auberge de La Ruchotte d’Eva et Fred Ménager. Trois grands corps de ferme bâtis de pierres dorées enlacent une cour gravil-lonnée où s’ébattent et picorent quelques jeunes gallinacés mouchetés et noirs. barbe-zieux, La Flèche, Le Mans, Marans, Coucou de Rennes, Gauloise Dorée, des noms inconnus ou croisés pour la première fois au cours de lectures chez Alexandre Dumas ou dans la physiologie du Goût d’Anthelme brillat- Savarin : « On servit entre autres choses un énorme coq vierge de barbezieux truffé à tout rompre. » Frédéric Ménager, lui, a fait ses classes en cuisine chez Alain Chapel à Mionnay. « J’avais une vingtaine d’années. Dans les cuisines dirigées par philippe Jousse, je voyais défiler les plus beaux produits des terroirs français et italiens. Des pou-lardes dodues aux reflets nacrés, des truffes blanches par dizaines de kilos, des poissons

de mer encore vivants... » De cette expérience ultime, il retient le goût des ingrédients : « la cuisine c’est la parfaite expression des pro-duits, leur mise en bouche. »Quelques années plus tard, en 1995, après un passage comme saucier chez pierre Ga-gnaire à Saint-Etienne, le voilà chef de cui-sine au restaurant le Castel De Très Girard à Morey-Saint-Denis. Cuisine classique à l’égal de celle de son maître Chapel. Un habitué du lieu, Henri Jayer, vigneron de légende en bourgogne – le fameux Cros parantoux, 1,01 hectare arraché aux pierres et aux ronces à vosne-Romanée – ne s’y trompe pas. Il lui confie retrouver dans ses mets, la cuisine de son regretté Chapel, décédé le 10 juillet 1990, en Avignon.Incidemment la maman de Frédéric Ména-ger lui donne le goût des poules. Elles dé-barquent de Louhans un beau matin sous la forme de quelques volailles rousses. La maison d’Epernay-sous-Gevrey abrite un petit poulailler, cela tombe bien. Les poules rousses, de souche industrielle, reconnais-sables à leurs pattes jaunes, ne feront pas long feu. La quête d’un coq va conduire Fred sur la piste des variétés oubliées... en voie de réapparition. Dans cette quête de l’essen-tiel, il croise et se lie avec les hommes qui lui ouvrent la voie de la sagesse. Gérard Anost, Jean-paul prat puis Guy Moret à Sagy et sa ferme pilote « Les animaux des p’tits bois » à Louhans. En un an, voilà Eva et Fred à la tête de plus de cent volailles et de quelques

poulaillers. Très vite le chef Fred devient pay-san aviculteur et la maison d’Epernay-sous Gevrey cernée par les voisins mécontents.

bRESSE GAULOIS CLUb En 2001, la ferme de la Ruchotte - du vieux français « roche, vieille pierre » -, s’offre en refuge pour cette nouvelle vie. Elle s’initie au-tour de la nature, inspirante et inspirée avec l’encyclopédie en 37 volumes, Histoire Natu-relle de pline L’ Ancien et particulièrement de son livre X, traitant des oiseaux et du Théâtre de l’agriculture et du mesnage des champs théorisé par Olivier de Serres.pragmatique et curieux, Ménager adhère au bresse-Gauloise Club. Au sein de cette asso-ciation, il apprivoise le docteur Roland Dams, 65 ans, un excentrique, cultivé, latiniste, reli-gieux. Un docteur vétérinaire qui n’a jamais exercé. Il se contente de donner quelques cours de génétique à l'École d’Infirmières de bourg-en-bresse, enseigne à l'École vétéri-naire de Lyon et à l'École de Médecine. Sa passion : la génétique et plus particulière-ment celle des volailles. Un mutuel respect et des affinités électives accomplissent l’in-défectible relation des deux hommes : « ce qu’il aimait en moi, c’était que je mangeais mes volailles » confie Fred.

CUISINIER fORMé PAR CHAPEL, fRéDéRIC MéNAGER A PRIS DEPUIS UNE qUINzAINE D’ANNéES LE PARTI DE LA VOLAILLE. éLEVEUR RAffINé DE VARIéTéS RARES, IL COMbAT

POUR LE GOûT DE L’œUf ET DU POULET. RENCONTRE AVEC UN ORIGINEL.tExtE Et PhotosbrunoVerjus

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P. 28 2012_volume 04 P. 292012_volume 04

Angle de la rue Sainte-Marthe et de la rue du Chalet. Angle de la rue Oberkampf et de la rue Gambey. Angle de la rue d’Eupatoria et de la rue Julien Lacroix. Ce ne sont pas les énigmes d’un jeu de piste sur Google Earth mais la localisation exacte et topographi-quement similaire de trois établissements parisiens qui bouillent à 90°. Dans l’ordre d’apparition de l’article : « Le Galopin », « pierre-Sang in Oberkampf » et « Roseval ». Situés dans trois arrondissements différents, 10e, 11e et 20e, ils sont distants d’à peine 2 km les uns des autres. Mêmes rues en pente, mêmes ambiances mi-populaires mi-bobos, mais aussi mêmes façades brutes, mono-chromes, discrètes, même espace confiné avec bar et cuisine accessible (carrément ouverte pour les deux premiers, un peu moins pour le troisième), pour trois vigies postées à la perpendiculaire. Trois restos du coin, au sens propre comme au sens figuré, qui reluquent depuis leur trottoir la tradition bistronomique. Sans œillères. Ils font déjà partie du décor, malgré leur jeunesse. Le Ga-lopin a soufflé sa première bougie le 22 sep-tembre dernier, pierre-Sang in Oberkampf a allumé le poste juste avant l’été ; Roseval grésille depuis début juillet. à la tête de ces tables juvéniles, des gamins dont les âges s’échelonnent entre 24 et 32 ans. La « jeune cuisine » au pied de la lettre. Le galopin

s’appelle Romain Tischenko, 26 ans. pierre-Sang, 32 ans, se nomme boyer. Roseval est l’œuvre commune de Simone Tondo, 24 ans, et de Michael Greenwold, 28 ans. Depuis une bonne année, les ouvertures parisiennes se suivent et se ressemblent parfois. Une frénésie dont on ne mesure pas toujours la richesse, un buzz chassant l’autre. Raison de plus pour s’arrêter sur ces trois-là, comme les trois pointes d’un triangle d’or au milieu d’un territoire dont les « caïds » s’appellent Iñaki Aizpitarte (Le Chateaubriand), patrice Gelbart (youpi & voilà), néo-parisien mais quadra bon teint, Fabrizio Ferrara (Caffé dei Cioppi), pierre Jancou (vivant), et, en glissant un peu plus vers la bastille, petter Nilsson (La Gazzetta) et Giovanni passerini (Rino).

LES AffRANCHISSimone Tondo et Michael Greenwold, ce sont un peu les affranchis. Si l’on excepte Gelbart et Jancou, ils ont traîné à eux deux dans les jupes de tous les capés du quartier. La ren-contre entre l’ado rebelle Sarde, programmé pour les études d’architecture par sa mère, et le rosbif d’Oxford aux parents américains, a eu lieu chez petter Nilsson. Simone, fondu de produits depuis une enfance entre nonna et zia, venait de quitter Giovanni passerini, ancien second du chef suédois. Michael Greenwold, brillant étudiant en littérature anglaise parti chercher son éventuelle voca-tion de cuisinier en France, avec le petit pé-cule laissé par granny, arrivait de chez Iñaki Aizpitarte, son tout premier stage (« j’avais vu un article du Thuriès sur lui dans lequel il y avait des gens qui ressemblaient à mes potes »).« Ça arrange les journalistes de dire que je sors du Châteaubriand parce que c’est plus connu, s’agace Michael. Mais je n’y suis pas-sé que trois mois alors que je suis resté deux ans et demi à la Gazzetta. C’est un manque de respect pour petter. bien sûr, j’ai vu des choses incroyables chez Iñaki, des plats super bons pensés en fonction de la couleur, du foie gras au congélateur pour voir ce que ça donne. Mais petter, c’est sans doute le plus grand cuisinier de sa génération. Si je dois appeler quelqu’un « chef », c’est lui. Il a une technique énorme. Il demande systéma-tiquement à son équipe si chacun a bien

LES KIDS VONT BIENILS SONT qUATRE POUR TROIS RESTAURANTS. TROIS NOUVELLES ADRESSES PARISIENNES, VOISINES à VOL D’OISEAU, ET DANS L’ESPRIT AUSSI. qUOIqUE. NOUS AVONS RENCONTRé ROMAIN TISCHENkO, PIERRE-SANG bOyER, SIMONE TONDO ET MICHAEL GREENwOLD, POUR TIRER LE PORTRAIT D’UNE CERTAINE jEUNE CUISINE.tExtE stéphaneMéjanèsPhotos LucDubanchet

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Angle de la rue Sainte-Marthe et de la rue du Chalet. Angle de la rue Oberkampf et de la rue Gambey. Angle de la rue d’Eupatoria et de la rue Julien Lacroix. Ce ne sont pas les énigmes d’un jeu de piste sur Google Earth mais la localisation exacte et topographi-quement similaire de trois établissements parisiens qui bouillent à 90°. Dans l’ordre d’apparition de l’article : « Le Galopin », « pierre-Sang in Oberkampf » et « Roseval ». Situés dans trois arrondissements différents, 10e, 11e et 20e, ils sont distants d’à peine 2 km les uns des autres. Mêmes rues en pente, mêmes ambiances mi-populaires mi-bobos, mais aussi mêmes façades brutes, mono-chromes, discrètes, même espace confiné avec bar et cuisine accessible (carrément ouverte pour les deux premiers, un peu moins pour le troisième), pour trois vigies postées à la perpendiculaire. Trois restos du coin, au sens propre comme au sens figuré, qui reluquent depuis leur trottoir la tradition bistronomique. Sans œillères. Ils font déjà partie du décor, malgré leur jeunesse. Le Ga-lopin a soufflé sa première bougie le 22 sep-tembre dernier, pierre-Sang in Oberkampf a allumé le poste juste avant l’été ; Roseval grésille depuis début juillet. à la tête de ces tables juvéniles, des gamins dont les âges s’échelonnent entre 24 et 32 ans. La « jeune cuisine » au pied de la lettre. Le galopin

s’appelle Romain Tischenko, 26 ans. pierre-Sang, 32 ans, se nomme boyer. Roseval est l’œuvre commune de Simone Tondo, 24 ans, et de Michael Greenwold, 28 ans. Depuis une bonne année, les ouvertures parisiennes se suivent et se ressemblent parfois. Une frénésie dont on ne mesure pas toujours la richesse, un buzz chassant l’autre. Raison de plus pour s’arrêter sur ces trois-là, comme les trois pointes d’un triangle d’or au milieu d’un territoire dont les « caïds » s’appellent Iñaki Aizpitarte (Le Chateaubriand), patrice Gelbart (youpi & voilà), néo-parisien mais quadra bon teint, Fabrizio Ferrara (Caffé dei Cioppi), pierre Jancou (vivant), et, en glissant un peu plus vers la bastille, petter Nilsson (La Gazzetta) et Giovanni passerini (Rino).

LES AffRANCHISSimone Tondo et Michael Greenwold, ce sont un peu les affranchis. Si l’on excepte Gelbart et Jancou, ils ont traîné à eux deux dans les jupes de tous les capés du quartier. La ren-contre entre l’ado rebelle Sarde, programmé pour les études d’architecture par sa mère, et le rosbif d’Oxford aux parents américains, a eu lieu chez petter Nilsson. Simone, fondu de produits depuis une enfance entre nonna et zia, venait de quitter Giovanni passerini, ancien second du chef suédois. Michael Greenwold, brillant étudiant en littérature anglaise parti chercher son éventuelle voca-tion de cuisinier en France, avec le petit pé-cule laissé par granny, arrivait de chez Iñaki Aizpitarte, son tout premier stage (« j’avais vu un article du Thuriès sur lui dans lequel il y avait des gens qui ressemblaient à mes potes »).« Ça arrange les journalistes de dire que je sors du Châteaubriand parce que c’est plus connu, s’agace Michael. Mais je n’y suis pas-sé que trois mois alors que je suis resté deux ans et demi à la Gazzetta. C’est un manque de respect pour petter. bien sûr, j’ai vu des choses incroyables chez Iñaki, des plats super bons pensés en fonction de la couleur, du foie gras au congélateur pour voir ce que ça donne. Mais petter, c’est sans doute le plus grand cuisinier de sa génération. Si je dois appeler quelqu’un « chef », c’est lui. Il a une technique énorme. Il demande systéma-tiquement à son équipe si chacun a bien

LES KIDS VONT BIENILS SONT qUATRE POUR TROIS RESTAURANTS. TROIS NOUVELLES ADRESSES PARISIENNES, VOISINES à VOL D’OISEAU, ET DANS L’ESPRIT AUSSI. qUOIqUE. NOUS AVONS RENCONTRé ROMAIN TISCHENkO, PIERRE-SANG bOyER, SIMONE TONDO ET MICHAEL GREENwOLD, POUR TIRER LE PORTRAIT D’UNE CERTAINE jEUNE CUISINE.tExtE stéphaneMéjanèsPhotos LucDubanchet

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P. 36 2012_volume 04 P. 372012_volume 04

Il n’a pas les mots. Il est cuisinier, pas boulanger. Il n’est pas non plus corpora-tiste, mais pour parler de boulangerie, il dit « nous », invoquant sans le nommer le « monde » de la restauration. De la première après-midi passée, il y a huit ans, avec le boulanger Alex Croquet venu de Wattignies jusqu’à la Madeleine-sous-Montreuil lui prodiguer des conseils, Alexandre Gauthier garde le souvenir d’une longue discussion. Avant toute chose, il fallait, pour comprendre ce qu’est le pain, revenir à la base, détailler l’influence des rencontres entre l’eau, la farine et les levains, saisir la fermentation. Gauthier voulait mettre sur table à l’auberge de La Grenouillère un pain qui ressemble à

sa cuisine - « dur et gourmand ». Croquet lui a donné les codes pour cuire deux miches, une blanche et une seigle. L’année d’après, ce fut la faluche, le pain du nord, pour le pe-tit-déjeuner, un « pain école », qui rappelle, explique Croquet, que « la farine, ce n’est pas acide, c’est doux ». pour la fin de l’année, le cuisinier planche sur une recette de pain fumé au-dessus de la cheminée car le pain, désormais, fait partie du lieu.pour accéder à la demande expresse de jeunes chefs comme Alexandre Gauthier, Sébastien de La borde à La cour de Rémi ou Emmanuel Renaut au Flocon de sel, qui tous veulent apprendre le pain, Alex Croquet insiste pour venir dans les cuisines. « Le pain est une éponge, il absorbe son environ-nement. Il faut être sur place pour faire le pain d’un restaurant. » Il revient, de temps en temps, ajuster, rectifier une recette, peut-être parce qu’en boulangerie plus qu’ailleurs, le quantifiable ne fonctionne pas. « La cuisine, c’est l’instinct, la pâtisserie, la précision, et la boulangerie, c’est la sensibilité, résume Croquet. Dans chaque domaine, il faut un peu des trois pour être bon, mais il y a tou-jours une prédominance ».La sensibilité passe par des fermentations longues, des ajustements quotidiens, la tenta-tive démiurgique de capter, littéralement, l’air du temps qui un jour est humide, l’autre plus sec. Ce prix du temps, reste à la charge d’une certaine boulangerie, affranchie du couperet économique, qui tombait deux fois par an pour corriger l’inflation. Quand René Monory, ministre de l’économie qui se revendiquait du « bon sens » plus que d’aucune école, décrète en 1978, la désindexation (effective en 1987)

du prix de la baguette sur le SMIG, l’artisa-nat a acquis la liberté de se donner un prix. à l’échelle de la France, on a pressenti, deux cents ans après la révolution, le danger en-fanté – pour l’artisan et le mangeur – par le ménage du pain et de la raison d'État.« On a vu depuis la profession renaître de ses cendres. Il n’y a plus cette contingence coût-matière qui obligeait les boulangers à des astuces de gestion pas très saines », analyse Thierry Marx, le chef du Mandarin Oriental. pour sortir enfin des ornières institution-nelles et faire éclater le carcan, il a donc aussi fallu se dépêtrer d’une sale image, qui confine fatalement à la négligence et à l’indi-gence. La Confédération nationale de la

AU NOM DE PAINPEU DE MONDE ENTRE AUjOURD’HUI DANS UNE bOULANGERIE COMME IL ENTRE DANS UN RESTAURANT OU CHEz UN CAVISTE. VINGT-CINq ANS APRÈS LA LIbéRATION DU PRIx DE LA bAGUETTE, qUI A bOULEVERSé LES ENjEUx DE LA PROfESSION, LA jEUNE bOULANGERIE bRANDIT POURTANT SON PROGRAMME POLITIqUE  : REMETTRE LE PAIN AU CENTRE DES TAbLES POUR LE DéGUSTER COMME ON DéGUSTE LA CUISINE ET LE VIN, AVEC PASSION.

tExtE kiMLeVy

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Il n’a pas les mots. Il est cuisinier, pas boulanger. Il n’est pas non plus corpora-tiste, mais pour parler de boulangerie, il dit « nous », invoquant sans le nommer le « monde » de la restauration. De la première après-midi passée, il y a huit ans, avec le boulanger Alex Croquet venu de Wattignies jusqu’à la Madeleine-sous-Montreuil lui prodiguer des conseils, Alexandre Gauthier garde le souvenir d’une longue discussion. Avant toute chose, il fallait, pour comprendre ce qu’est le pain, revenir à la base, détailler l’influence des rencontres entre l’eau, la farine et les levains, saisir la fermentation. Gauthier voulait mettre sur table à l’auberge de La Grenouillère un pain qui ressemble à

sa cuisine - « dur et gourmand ». Croquet lui a donné les codes pour cuire deux miches, une blanche et une seigle. L’année d’après, ce fut la faluche, le pain du nord, pour le pe-tit-déjeuner, un « pain école », qui rappelle, explique Croquet, que « la farine, ce n’est pas acide, c’est doux ». pour la fin de l’année, le cuisinier planche sur une recette de pain fumé au-dessus de la cheminée car le pain, désormais, fait partie du lieu.pour accéder à la demande expresse de jeunes chefs comme Alexandre Gauthier, Sébastien de La borde à La cour de Rémi ou Emmanuel Renaut au Flocon de sel, qui tous veulent apprendre le pain, Alex Croquet insiste pour venir dans les cuisines. « Le pain est une éponge, il absorbe son environ-nement. Il faut être sur place pour faire le pain d’un restaurant. » Il revient, de temps en temps, ajuster, rectifier une recette, peut-être parce qu’en boulangerie plus qu’ailleurs, le quantifiable ne fonctionne pas. « La cuisine, c’est l’instinct, la pâtisserie, la précision, et la boulangerie, c’est la sensibilité, résume Croquet. Dans chaque domaine, il faut un peu des trois pour être bon, mais il y a tou-jours une prédominance ».La sensibilité passe par des fermentations longues, des ajustements quotidiens, la tenta-tive démiurgique de capter, littéralement, l’air du temps qui un jour est humide, l’autre plus sec. Ce prix du temps, reste à la charge d’une certaine boulangerie, affranchie du couperet économique, qui tombait deux fois par an pour corriger l’inflation. Quand René Monory, ministre de l’économie qui se revendiquait du « bon sens » plus que d’aucune école, décrète en 1978, la désindexation (effective en 1987)

du prix de la baguette sur le SMIG, l’artisa-nat a acquis la liberté de se donner un prix. à l’échelle de la France, on a pressenti, deux cents ans après la révolution, le danger en-fanté – pour l’artisan et le mangeur – par le ménage du pain et de la raison d'État.« On a vu depuis la profession renaître de ses cendres. Il n’y a plus cette contingence coût-matière qui obligeait les boulangers à des astuces de gestion pas très saines », analyse Thierry Marx, le chef du Mandarin Oriental. pour sortir enfin des ornières institution-nelles et faire éclater le carcan, il a donc aussi fallu se dépêtrer d’une sale image, qui confine fatalement à la négligence et à l’indi-gence. La Confédération nationale de la

AU NOM DE PAINPEU DE MONDE ENTRE AUjOURD’HUI DANS UNE bOULANGERIE COMME IL ENTRE DANS UN RESTAURANT OU CHEz UN CAVISTE. VINGT-CINq ANS APRÈS LA LIbéRATION DU PRIx DE LA bAGUETTE, qUI A bOULEVERSé LES ENjEUx DE LA PROfESSION, LA jEUNE bOULANGERIE bRANDIT POURTANT SON PROGRAMME POLITIqUE  : REMETTRE LE PAIN AU CENTRE DES TAbLES POUR LE DéGUSTER COMME ON DéGUSTE LA CUISINE ET LE VIN, AVEC PASSION.

tExtE kiMLeVy

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LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE

(SATURNE)EwEN LE MOIGNE, NéGOCIANT ET SOMMELIER DU RESTAURANT SATURNE, à PARIS, Où OffICIE LE CHEf SVEN CHARTIER, DéVOILE SES SIx bOUTEILLES DU MOMENT. HISTOIRES DE VIN ET DE VIGNERONS. tExtE stePhane méjanès // Photos marc schwartz

Depuis deux ans au restaurant Saturne (paris), avec le chef Sven Chartier, Ewen Le Moigne mène un projet global, radical, engagé, clivant, mais surtout passionnant. Cuisine et vin de saison, pas pour la galerie, mais pour redonner goût à la vie. Il parle d’accords vins-mets autant que d’accords mets-vins. Il initie ou s’adapte à l’équilibre des plats. Il associe les couleurs mentales qui jaillissent dans son esprit à la dégustation d’une quille, d’une barrique, d’une cuve ou d’une assiette. Il ne compare quasiment jamais le goût du vin à des fruits ou à des plantes (« c’est du raisin »). Il préfère filer les métaphores matérialistes ou picturales. Le même pigeon cuit dans sa plus simple expression, il le souligne

avec un vin à la manière d’un tableau très moderne, ou il l’habille avec un autre, comme une grande dame un peu bourgeoise en robe de soirée. Il joue les contrastes ou le ton sur ton. Il s’efforce de garder les vins plusieurs années en bouteille avant de les servir sous leur meilleur jour. pour lui, tout démarre chez le vigneron, il faut élever le vin comme on élève un enfant, en famille (en masse cuve ou barrique), à la maison (là où il est né, chez le vigneron), pour qu’il soit entouré quand il fait ses conneries, qu’il est malade. Mais sans le cocooner, en lui donnant aussi le droit de sortir pour voir la vie. « Le vin est la personne en qui j’ai le plus confiance », sourit-il avec malice en

rajustant ses lunettes. Il trouve ennuyeux les vins trop lisses, les vins parfaits aux yeux des œnologues. pour lui le charme n’est pas dans la perfection et, d’ailleurs, la perfection, c’est louche... Il défend les vignerons qui offrent des vins natures, non corrigés, non maquillés. Ceux qui n’ont pas à se faire pardonner si leur vin est oxydatif, réduit, perlant ou d’une aromatique sauvage. Selon lui, ils n’ont rien apporté d’autre que de la sueur, du boulot, une grande intelligence et une grande réflexion, quand d’autres continuent à élaborer des vins édulcorés, sans marque de terroir. Ewen Le Moigne dit : « le liquide est un grand œil ». Omnivore lui a demandé une sélection des six vins du moment.

jéRôME LAMbERT “COULE DE SOURCE” 2008Le vigneron« J’étais au domaine des Griottes (Saint-Lambert-du-Lattay, 49). pat et babass m’ont dit qu’il y avait un gars qui faisait un peu de vin pour lui, plus loin à Rablay-sur-Layon. C’était Jérôme Lambert, la trentaine, ouvrier agricole. Il ne possède que 80 ares, presse chez un camarade et vinifie dans le garage de sa mère, sur 10 m2, entre les conserves du jardin et le clapier à lapins. Trois barriques de chenin sec et une barrique de liquoreux par an. Il ne connaît personne dans l’univers du vin nature, il est hors circuit, mais il est arrivé aux mêmes conclusions que les autres. pas de soufre, pas de levures exogènes ni d’enzymes ou d’améliorant, des élevages doux sur lies dans une belle demeure, rien de précipité. C’est un fou de boulot, très carré, qui n’aime pas être à la bourre. Il laisse vivre la nature mais il veut que ce soit ordonné. Il a une vraie réflexion sur le végétal, ne massacre pas les sols et la vigne avec des traitements abusifs. Quatre seulement en 2012, là où d’autres en ont fait 15. Il a même tenté des expériences avec zéro traitement, comme Anne-Marie Lavaysse et bruno Schueller. La première fois, je suis tombé à la renverse. C’est tout ce que je cherche. Il fait des vins droits, cristallins, lisibles, évidents et racés. Des vins de pierre. La première cuvée que l’on a faite ensemble, on l’a appelée « Mélodie en sous-sol », à cause du garage et parce que ce vin me faisait chanter du Gainsbourg. »

La bouteiLLe« Ce sont des vignes des 40 ans, du chenin planté sur schiste. Fermentation et élevage en barrique, mise en bouteille sans filtration, sans collage, sans S02, 100 % raisin. Le chenin, ça vire très vite vers le sucre, mais Jérôme est sur l’équilibre entre gourmandise et tension, soleil et fraîcheur, avec l’élégance d’un funambule. Il fait un vin de roche, cristallin. Il cherche l’empreinte et la mémoire du terroir. Il dirige ses vins vers la longévité mais ils sont déjà accessibles au bout de deux ans. Le 2008, on l’a attendu, le vin était absent mais ça y est, il se livre, et en pleine forme. »

L’accorD« Au restaurant, j’aime bien ouvrir le bal avec ça. Je ne sais pas ce que les clients ont bu ou vécu avant, ça remet les compteurs à zéro, me redonne un palais neutre. Comme une eau de source, une eau de roche. C’est vif, croquant, pimpant, tonique. C’est un support minéral qui fonctionne bien avec des choses qui ont été cueillies proche de la terre, des herbes sauvages, plantin, rumex (oseille sauvage), achillée, cardamine (cresson sauvage), feuille de capucine, de l’amer, de l’acide. Ca va bien aussi sur des poissons crus, thon, bar, daurade. On a essayé avec de grosses asperges blanches d’Argenteuil crues et une vinaigrette miel et savagnin, c’était génial, une image de sève sur une ardoise (schiste). »

jérôme LambertpOUR EN bOIRE, ALLEz MANGER CHEz SATURNE, IL y A TROp pEU DE bOUTEILLES.

VINISAT.COMEWEN LE MOIGNE LANCE UN SITE D’ACHAT DE vIN EN LIGNE pAS COMME LES AUTRES. DES vINS RARES, DES CUvÉES EXCLUSIvES, DE GROS CONTENANTS, MAGNUMS, JÉRObOAMS. ON pOURRA S’y pROCURER TOUTES LES RÉFÉRENCES SERvIES AU RESTAURANT SATURNE (pRÈS DE 800), ET UN pEU pLUS, LIvRÉES EN 24 H à pARIS ET EN 48 H OU 72 H pARTOUT EN FRANCE ET EN EUROpE. ON y TROUvERA DES CONSEILS pERSONNALISÉS EN FONCTION DE SES GOûTS, DES SAISONS, DES ÉvÉNEMENTS. ON pOURRA AUSSI OpTER pOUR LE GARDIENNAGE DE SES bOUTEILLES DANS LES MEILLEURES CONDITIONS, LE TOUT LIÉ à UN “LIvRE DE CAvE pERSONNEL”, CONSULTAbLE à TOUT MOMENT vIA LE NET. ON bÉNÉFICIERA DE DÉGUSTATIONS EN pRÉSENCE DE vIGNERONS, DANS UN LIEU INSOLITE à pARIS. ON DÉCOUvRIRA ENFIN LE vIN, SON HISTOIRE, MAIS AUSSI LES vIGNERONS ET LEURS MÉTHODES, AU TRAvERS DE TEXTES NON FORMATÉS, à LA EWEN, ACCOMpAGNÉS DE GRANDS REpORTAGES pHOTOS. www.vinisat.com en Ligne Le 14 novembre 2012

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LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE

(SATURNE)EwEN LE MOIGNE, NéGOCIANT ET SOMMELIER DU RESTAURANT SATURNE, à PARIS, Où OffICIE LE CHEf SVEN CHARTIER, DéVOILE SES SIx bOUTEILLES DU MOMENT. HISTOIRES DE VIN ET DE VIGNERONS. tExtE stePhane méjanès // Photos marc schwartz

Depuis deux ans au restaurant Saturne (paris), avec le chef Sven Chartier, Ewen Le Moigne mène un projet global, radical, engagé, clivant, mais surtout passionnant. Cuisine et vin de saison, pas pour la galerie, mais pour redonner goût à la vie. Il parle d’accords vins-mets autant que d’accords mets-vins. Il initie ou s’adapte à l’équilibre des plats. Il associe les couleurs mentales qui jaillissent dans son esprit à la dégustation d’une quille, d’une barrique, d’une cuve ou d’une assiette. Il ne compare quasiment jamais le goût du vin à des fruits ou à des plantes (« c’est du raisin »). Il préfère filer les métaphores matérialistes ou picturales. Le même pigeon cuit dans sa plus simple expression, il le souligne

avec un vin à la manière d’un tableau très moderne, ou il l’habille avec un autre, comme une grande dame un peu bourgeoise en robe de soirée. Il joue les contrastes ou le ton sur ton. Il s’efforce de garder les vins plusieurs années en bouteille avant de les servir sous leur meilleur jour. pour lui, tout démarre chez le vigneron, il faut élever le vin comme on élève un enfant, en famille (en masse cuve ou barrique), à la maison (là où il est né, chez le vigneron), pour qu’il soit entouré quand il fait ses conneries, qu’il est malade. Mais sans le cocooner, en lui donnant aussi le droit de sortir pour voir la vie. « Le vin est la personne en qui j’ai le plus confiance », sourit-il avec malice en

rajustant ses lunettes. Il trouve ennuyeux les vins trop lisses, les vins parfaits aux yeux des œnologues. pour lui le charme n’est pas dans la perfection et, d’ailleurs, la perfection, c’est louche... Il défend les vignerons qui offrent des vins natures, non corrigés, non maquillés. Ceux qui n’ont pas à se faire pardonner si leur vin est oxydatif, réduit, perlant ou d’une aromatique sauvage. Selon lui, ils n’ont rien apporté d’autre que de la sueur, du boulot, une grande intelligence et une grande réflexion, quand d’autres continuent à élaborer des vins édulcorés, sans marque de terroir. Ewen Le Moigne dit : « le liquide est un grand œil ». Omnivore lui a demandé une sélection des six vins du moment.

jéRôME LAMbERT “COULE DE SOURCE” 2008Le vigneron« J’étais au domaine des Griottes (Saint-Lambert-du-Lattay, 49). pat et babass m’ont dit qu’il y avait un gars qui faisait un peu de vin pour lui, plus loin à Rablay-sur-Layon. C’était Jérôme Lambert, la trentaine, ouvrier agricole. Il ne possède que 80 ares, presse chez un camarade et vinifie dans le garage de sa mère, sur 10 m2, entre les conserves du jardin et le clapier à lapins. Trois barriques de chenin sec et une barrique de liquoreux par an. Il ne connaît personne dans l’univers du vin nature, il est hors circuit, mais il est arrivé aux mêmes conclusions que les autres. pas de soufre, pas de levures exogènes ni d’enzymes ou d’améliorant, des élevages doux sur lies dans une belle demeure, rien de précipité. C’est un fou de boulot, très carré, qui n’aime pas être à la bourre. Il laisse vivre la nature mais il veut que ce soit ordonné. Il a une vraie réflexion sur le végétal, ne massacre pas les sols et la vigne avec des traitements abusifs. Quatre seulement en 2012, là où d’autres en ont fait 15. Il a même tenté des expériences avec zéro traitement, comme Anne-Marie Lavaysse et bruno Schueller. La première fois, je suis tombé à la renverse. C’est tout ce que je cherche. Il fait des vins droits, cristallins, lisibles, évidents et racés. Des vins de pierre. La première cuvée que l’on a faite ensemble, on l’a appelée « Mélodie en sous-sol », à cause du garage et parce que ce vin me faisait chanter du Gainsbourg. »

La bouteiLLe« Ce sont des vignes des 40 ans, du chenin planté sur schiste. Fermentation et élevage en barrique, mise en bouteille sans filtration, sans collage, sans S02, 100 % raisin. Le chenin, ça vire très vite vers le sucre, mais Jérôme est sur l’équilibre entre gourmandise et tension, soleil et fraîcheur, avec l’élégance d’un funambule. Il fait un vin de roche, cristallin. Il cherche l’empreinte et la mémoire du terroir. Il dirige ses vins vers la longévité mais ils sont déjà accessibles au bout de deux ans. Le 2008, on l’a attendu, le vin était absent mais ça y est, il se livre, et en pleine forme. »

L’accorD« Au restaurant, j’aime bien ouvrir le bal avec ça. Je ne sais pas ce que les clients ont bu ou vécu avant, ça remet les compteurs à zéro, me redonne un palais neutre. Comme une eau de source, une eau de roche. C’est vif, croquant, pimpant, tonique. C’est un support minéral qui fonctionne bien avec des choses qui ont été cueillies proche de la terre, des herbes sauvages, plantin, rumex (oseille sauvage), achillée, cardamine (cresson sauvage), feuille de capucine, de l’amer, de l’acide. Ca va bien aussi sur des poissons crus, thon, bar, daurade. On a essayé avec de grosses asperges blanches d’Argenteuil crues et une vinaigrette miel et savagnin, c’était génial, une image de sève sur une ardoise (schiste). »

jérôme LambertpOUR EN bOIRE, ALLEz MANGER CHEz SATURNE, IL y A TROp pEU DE bOUTEILLES.

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“TOUT CHANGER POUR qUE

RIEN NE CHANGE

”MicheLtroisgros

P. 6 2012_volume 04 P. 72012_volume 04

omnivore : où puisez-vous votre sensibilité, vos inspirations ?michel troisgros : J’ai plusieurs sources ! Elles sont parfois assez inattendues. Elles peuvent provenir d’un média artistique mais jamais l’esthétique n’est le déclencheur. Quoique… Une forme, une couleur peuvent ramener à quelque chose de connu et peuvent faire l’objet d’un chantier improbable, mais possible. La source peut aussi être familiale. Le répertoire constitué dans la famille par mon grand-père Jean-baptiste, mon père pierre et mon oncle Jean, est très vaste. par exemple, la tranche de tête de veau à la tomate serrée, le goût de mon papa pour la viande crue coupée au couteau, évidemment le saumon à l’oseille, la sole à la ciboulette. Il y a aussi mes origines maternelles italiennes et l’inspiration des voyages, le Japon.

en quoi le japon nourrit-il votre création ? Il m’enthousiasme depuis 30 ans, m’excite par ses connaissances, ses techniques et ses mets. Je peux dire que le Japon est venu s’immiscer dans notre culture familiale. J’avais 17 ans lors de mon premier voyage. J’accompagnais mon père qui faisait partie des trois ou quatre chefs extrêmement respectés là-bas. Et comme une continuité familiale, mon fils Léo, 18 ans, nous accompagnait Marie-pierre et moi, lors de notre dernier voyage. à chaque fois j’observe, je pose et me pose des questions. Année après année, voyage après voyage, j’ai acquis la connaissance technique et culturelle des Japonais. Je rapportais déjà il y a trente ans les ingrédients qui aujourd’hui sont à la mode, arrivent comme un effet et bousculent les cuisines. De toute évidence, l’esprit japonais est une source d’inspiration pour cette manière de poser les mets dans l’assiette, de révéler la beauté par une réelle sobriété. C’est tellement précis et maîtrisé que tu respires les mets avant même de les porter à la bouche. Et même si les desserts sont assez pauvres, je suis tombé récemment sur un dessert exceptionnel de simplicité, de justesse et de beauté : un quart de pam-plemousse avec une gelée. Techniquement parfait, précis et délicieux. Un pamplemousse coupé magnifiquement en quartiers, affûté sur le sommet. Le manger consistait à sim-plement déguster la gelée à la petite cuillère : figuratif et abstrait. De retour à Roanne, j’en ai parlé à mon talentueux chef japonais, qui m’a dit connaître ce dessert classique. à partir de cette sensation, nous avons essayé d’ima-giner quelque chose qui nous appartienne. Ce chantier nous a conduits à faire évoluer l’idée, le concept, à créer un quartier en deux matières. Je sens les prémices d’une évolution et d’une histoire à raconter. J’aime l’idée de partir de ce que l’on a vu pour l’uti-liser avec intention et exprimer une création personnelle.

Parlez-nous de vos influences maternelles et ménagères.La cuisine de la maison, c’est d’abord et avant tout le travail de la main et de la générosité. La cuisine de la maison, j’entends par là, bien faite au quotidien, m’émerveille. J’ai tant aimé grandir avec une grand-mère dévouée aux plaisirs de ses petits-enfants et de sa famille. Tout ce qui était fait l’était avec intention (acte et expérience). Chaque geste embellissait le prochain. L’on sentait à chaque fois une progression dans la beauté des gestes. Les gnocchis de ma grand-mère ! Cette texture inégalable malgré toutes les pommes de terre que j’ai croisées dans ma vie de chef. Elle utilisait les pommes de terre de son jardin, heureuse coïncidence des plantations ou ancestral savoir-faire ? Tout était pesé à la main, pas de balance dispo-nible à l’époque. Anticipation, connaissance, bon sens et en même temps l’amour qu’elle nous portait et qu’on lui portait.

chez vous, l’art fait corps avec la gastronomie et l’informe : favier, traquandi, Poitevin, shütte, bustamante, tusek, Dörner et les roannais Paoli et jean Puy. tableaux, photographies et vitraux, tout semble être là pour nous interrogerAvec Marie-pierre, nous avons une passion pour l’art et l’architecture. Nous avons tou-jours été attirés, attentifs même et nous suivons le travail des artistes avec passion. On connaît tous les artistes présents dans nos murs, on les a rencontrés car on aimait ce qu’ils faisaient. On a débuté par l’acquisition d’une petite pièce avec leur aide ou celle de la galerie. C’était il y a plus de trente ans et, petit à petit, nous nous sommes constitué comme une collection, même si nous n’ai-mons pas ce mot. Disons que nous sommes des collectionneurs non boulimiques. L’art, et surtout la connaissance des artistes m’aident à concevoir et à trouver l’énergie. Les artistes ont pour moi une valeur d’exemple. Quand je vois la compétence, la force créative, le courage, le culot, l’audace que peuvent avoir certains artistes à se re-mettre en cause et à être jugés sur un travail gardé chez eux pendant des années et enfin montré au public, cela m’émeut et me sert de guide. Le cuisinier que je suis doit avoir la capacité de se poser les bonnes questions et de se remettre en cause.

comment ces œuvres contribuent-elles à la mise en scène de vos mets ou de vos assiettes ?Il est arrivé, par accident, une occurrence avec une œuvre et un artiste. Je suis dingue du lait frais, j’aime ce goût. J’apprécie la texture et le goût très particulier de la peau du lait qui chauffe. Avec mon copain Hervé Mons, M.O.F fromager affineur à Ambierle, j’ai essayé de concevoir un caillé aussi fin que la peau du lait. Le travail du lait a été peu à peu assimilé, j’ai tenté de le mettre à plat plutôt que dans une forme – forma, fromage. C’était en hiver, j’avais de la truffe fraîche. J’apprécie cette puissance, la cou-leur noire, son côté noble et rustique, son esprit terreux de champignon. L’association de la terre et du lait, la pâture, la campagne, l’esprit maternel, la douceur, la blancheur, le confort, le bien-être me sont venus ins-tantanément. J’ai fait tout simplement un caillé de lait et des truffes pilées au mortier avec un peu d’huile d’olive et de sel. Un pesto de truffes tiède, recouvert d’une peau de lait. Ensuite la question s’est posée de savoir ce que je faisais de ce plat. Un hors-d’œuvre, le servir au milieu du repas, avant le dessert ? Du lait mais aussi de la truffe, c’est puis-sant ! J’avais quatre copains à table. Dans leur menu dégustation, je glisse le plat en envoyant la quatrième assiette. La peau de lait, si fragile, se casse au milieu et, sous mes yeux, laisse apparaître la substance noire… Je suis attentif et embêté. Après le repas, les quatre copains me disent que l’assiette qui est arrivée ouverte au centre était géniale. J’ai cogité et me suis dit : il faut la cisailler devant les clients. Le maître d’hôtel pose l’assiette et avec une lame de couteau, il ouvre la peau de lait. Le lait se dilate légère-ment et l’ouverture se fait béance.Je pratique ainsi en cuisine et me dis : je fais du Lucio Fontana sans m’en rendre compte. Le rapport aux œuvres surgit de l’incons-cient, reste infusé en moi. Cette œuvre de l’artiste italien Lucio Fontana existe, elle se nomme Concerto, une toile blanche lacérée d’incisions laissant apparaître le vide, le noir. En toute conscience, je me suis attaché à refaire du Lucio Fontana par la déclinaison de couleurs et de supports. Mais je me suis vite rendu compte que ce chantier ne m’inté-ressait plus. Mes influences artistiques sont donc induites et jamais calculées ou déri-vées. Ah oui ! Le plat en question se nomme « plat blanc de lait et noir de truffe » et je l’aime beaucoup !

L’HOMME EST D’UNE RéSERVE ATTENTIVE, RESPECTUEUSE DE SON INTERLOCUTEUR. IL POSE DES qUESTIONS, S’INTERROGE ET INTERROGE, DANS UNE fRANCHISE DES RAPPORTS ET UNE GéNéROSITé DU SOURIRE. C’EST PEU DIRE qUE MICHEL TROISGROS POSSÈDE UNE PRéSENCE RâbLéE, ENTIÈRE, IMPRESSIONNANTE. LE REGARD SONDE AU PLUS LOIN, LES MAINS D’UNE DESCENDANCE ITALIENNE DESSINENT, APPUIENT, PRéCISENT DES PROPOS AffûTéS AU COUTEAU ET à L’ExPéRIENCE. LA DyNASTIE TROISGROS qUI RÈGNE SUR LA fRANCE CULINAIRE – ET AU -DELà – DEPUIS LA DEUxIÈME MOITIé DU VINGTIÈME SIÈCLE, PARTIE PRENANTE DE LA NOUVELLE CUISINE ET DE L’ESSOR TRICOLORE DANS LE MONDE ENTIER, NE S’EST jAMAIS AUSSI bIEN INCARNéE qUE DANS CE fILS-CRéATEUR. TRENTE ANS ExACTEMENT qUE MICHEL ET MARIE-PIERRE ONT REjOINT LA MyTHOLOGIE ROANNAISE TAILLéE PAR jEAN ET PIERRE. TRENTE ANS D’UN PROfOND TRAVAIL DE RECONNAISSANCE ET DE SINGULARITé. DEPUIS LA fIN DES ANNéES 90, LE fILS N’EST PLUS LE fILS, IL A DéfINITIVEMENT IMPRIMé SA MARqUE ET SA CUISINE, IMAGINANT UN UNIVERS à LA fOIS SINGULIER ET MULTIPLE  : CRéATION AU RASOIR DE L’ACIDITé POUR LA «  GRANDE  » MAISON DE  ROANNE, REGISTRE AUbERGE POUR LA COLLINE DU COLOMbIER INAUGURéE EN 2008, bISTROT D’ExPLORATION POUR LE « CENTRAL » VOISIN SURbOOké DE LA GARE DE ROANNE. CHAqUE fOIS LA MêME jUSTESSE, LA MêME CLAIRVOyANCE. AUTANT DE qUALITéS qUI fAISAIENT RéCEMMENT DIRE à DEUx GRANDS CHEfS DE LA jEUNE CUISINE – jEAN-fRANçOIS PIÈGE ET wILLIAM LEDEUIL, ExCUSEz DU PEU : «  S’IL y A UNE PERSONNE qUE jE VOUDRAIS RENCONTRER, MIEUx LA CONNAîTRE, C’EST MICHEL TROISGROS ». EntrEtiEnbrunoVerjus//Photos pauLbowyer

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Quelle est votre perception de la cui-sine contemporaine, de votre cuisine dans l’époque ? Quel est votre avis sur ce que véhicule le patrimoine français ?Je ne comprends pas très bien le sens de cette question. pour ma part, je fais une cuisine au présent. Si contemporaine signifie être en phase avec l’époque et avec sa sincérité, alors oui, ma cuisine est contemporaine. Dans le même temps, elle est tellement personnelle, que j’ai du mal à répondre. Ma cuisine est sobre, elle prend en compte, par goût et peut-être par réflexion, les goûts d’une époque. J’entends, par là, qu’elle est métissée parce que je me suis approprié jus-tement d’autres sources que mes sources familiales, même si elles restent très fortes. Ma cuisine tient dans cette oscillation savante entre reprise et modernité, entre solidité des bases et percée vers le dépaysement. Je crois que je prends beaucoup d’accents, je suis cu-rieux de toutes les expressions artistiques, des voyages et des cultures étrangères. J’aime à m’imprégner, guettant l’insolite. Roanne est au croisement des influences du Lyonnais, du beaujolais, de l’Auvergne et du bourbonnais, de quoi perdre son terroir ou plutôt de quoi congédier l’ethnocentrisme par le brassage culturel.à titre d’exemple, le travail sur l’acidité est vous le savez omniprésent dans tous mes plats. Il souligne et donne la lumière dans la cuisine. Le goût de l’acidité est un héri-tage. La bourgogne et l’Italie, le Japon, le répertoire familial. Le saumon à l’oseille ? Le besoin d’avoir une bouche fraîche après avoir mangé un saumon un peu gras. La révolution, c’était la crème fraîche de la laiterie Marot. Faite uniquement pour les frères Troisgros. La crème chauffait à peine, elle était prête aussi vite tant elle était grasse. Elle n’avait pas fait sa fermentation

acide et c’est par évidence que la poignée d’oseille est arrivée dans la sauce – un peu aussi parce que ma grand-mère avait semé trop de graines d’oseille et que nous en mangions à tous les plats. Ce plat est pro-bablement pour moi un référent. Mon père m’a transmis ce bout d’ADN acide. Mou-tarde, cornichons, filets d’anchois, vinaigre sur la table à tous les repas. Cela devient coutume et tu l’assimiles. Je ne me rendais pas compte que je développais un goût pour l’acide. C’est lorsque mon père s’est retiré de la cuisine qu’il a fallu, au pied du mur, savoir que faire. S’inscrire dans la continuité ou balayer tout. Marie-pierre m’a beaucoup aidé en me proposant de tout balayer. Alors je me suis rendu compte de mon récurrent acide. L’ami, le critique et écrivain bénédict beaugé m’a fait réaliser une véritable intros-pection sur l’acidité par un travail d’écriture qui a donné lieu à la naissance du livre : La cuisine acidulée(1). Il traite des nuances de l’acidité dans ma cuisine. Ce livre a été pour moi une découverte de ma propre cuisine. J’ai retrouvé là le côté familial bourguignon pour les vinaigres et le côté italien et japonais pour le goût des agrumes et de la tomate.

notre époque s’inscrit dans la séduction avant tout autre chose. Pouvez-vous évo-quer la séduction en cuisine, celle des clients, celle des palais ?J’ai un devoir de séduction, mais je ne m’ins-cris pas dans la démonstration. Aucun de mes plats n’est le fruit d’une mode. Je suis mon chemin avec mes convictions. Ma cuisine ne ressemble à aucune autre. Je ne cherche jamais à démontrer. La création est un uni-vers laborieux, épuisant. Elle vient vraiment de mon ventre. Je me donne à ce chantier, tout entier, pas à pas, avec hésitations, incer-titudes, échecs et rebondissements. Je peux dire qu’à aucun moment dans ce chemine-ment je ne pense à séduire, pas plus les palais que les clients. En revanche, j’ai des certi-tudes. pour avoir des certitudes, il faut passer par des phases collectives. Nous travaillons en commun avec mon fils aîné, César, 25 ans, et mon chef de cuisine. Je donne l’impulsion, je suis le guide, j’insuffle la dynamique.

LA COLLINE DU COLOMbIER« MARIE-pIERRE ET MICHEL TROISGROS » : LES DEUX pRÉNOMS FIGURENT EN COUvERTURE. ÉpOUX pOUR LE MEILLEUR ET pOUR LE pLUS COMpLIQUÉ D’UNE AvENTURE DE pLUS DE TRENTE ANS. MARIE-pIERRE TROISGROS A AIDÉ MICHEL A ACCOUCHÉ D’UNE CUISINE pERSONNELLE, LONG TRAvAIL DÉMIURGIQUE ET bEAUCOUp pLUS COMpLIQUÉ QU’IL N’y pARAîT. ENSEMbLE, ILS ONT TRANSFORMÉ LA GRANDE MAISON DE ROANNE, bATAILLÉ DUR pOUR S’IMpOSER. LE pROJET D’IGUERANDE, CETTE FERME pERDUE DANS LA CAMpAGNE à UNE CINQUANTAINE DE kILOMÈTRES DE ROANNE, EST SANS DOUTE L’AbOUTISSEMENT DE LEUR HISTOIRE COMMUNE. C’EST CETTE HISTOIRE, LA RENCONTRE AvEC pATRICk bOUCHAIN, LE RITUEL DE LA FAMILLE DANS UNE RÉGION Où CASSE-CROûTE ET GRANDES TAbLÉES SONT ENCORE SACRÉS, QUE LE FIDÈLE bÉNÉDICT bEAUGÉ RACONTE. Où COMMENT UNE TAbLÉE DE CAMpAGNE ENTRE pLAN D’EAU ET pâTURAGES DEvIENT UN LIEU SINGULIER, MARQUEUR D’UN pATRIMOINE SANS REMORDS NI NOSTALGIE. COMMENT AUSSI UNE OMELETTE AUX pOMMES DE TERRE ET pISSENLIT, UN bROCHET RÔTI OU UN SIMpLE bOUDIN NOIR DONNENT CORpS AU 21E SIÈCLE. La coLLine Du coLombier, textes De bénéDict beaugé, Photos De marie-Pierre moreL, 32 €, 240 P., éD. Du rouergue, 2012.

à ce moment, je ne pense pas encore au client. Ma cuisine est une cuisine « à étage-ments » comme une culture en terrasses qui progresserait par paliers. Dans ma cuisine, un plat doit avoir du relief, c’est le détail visible ou invisible qui fait réfléchir. La sé-duction du client arrive bien plus tard. Les détails pratiques ou élégants surgissent après. Ils sont l’étui, l’emballage exquis de la création.

Que vous ont apporté La colline du colom-bier, à iguerande, et la rencontre avec Pa-trick bouchain ?C’est l’aspect paisible, hors du temps, véri-tablement calme qui nous a séduit Marie-pierre et moi. Cette ferme abandonnée avec son grand couvert - grande étable couverte - posée sur la colline, près d’un vieux colom-bier. Elle nous offrait la possibilité de voir défiler les saisons et d’y projeter nos rêves.La rencontre avec patrick bouchain est racontée dans le livre (voir encadré) consa-cré à la Colline du Colombier et qui vient de paraître au Rouergue. En quelques mots : nous avons découvert le travail de l’architecte patrick bouchain lors d’une exposition qui lui était consacrée à la villa Noailles à Hyères. Ensuite, et après avoir visité quelques unes de ses réalisations – Nantes, Évian et d’autres – nous avons eu la certitude dans le choix de patrick bouchain. Mais il a fallu l’apprivoiser. S’apprivoiser, même ! Les êtres, les choses, les matières, l’air, la lumière, le vivant. Le mot d’ordre réciproque était : « Tout changer pour que rien ne change ». Respecter le lieu, son âme, son histoire, son écriture. Consa-crer l’évident : terre battue, pisé, poutres en bois, et aussi accepter les injures, fruits de la fausse modernité des années 70, comme les tuiles mécaniques sur les toi-tures. Cette campagne, notre campagne nous infuse Marie-pierre et moi. Modestie, modernité et tradition, c’est l’histoire de la maison Troisgros depuis sa création, en 1930 en bordure de N7. (1) La cuisine acidulée de Michel Troisgros avec bénédict beaugé, Éditions du Cherche-Midi, 2002.

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HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTREALC’est la ville qu’on n’attendait pas. Oubliée des radars, de Facebook, des blogs, des guides – pas de Michelin, pas de 50 best, comment vivre hein ? – et des gastronomes, rabaissée au folklorisme de son hiver aussi tranchant que l’accent, condamnée à vie à manger de la poutine(1) dont on ne savait au juste pas tellement de quoi elle était faite mais qui nous dégoûtait pourtant de sa monstrueuse plastique. bien sûr, il y avait la filiation lointaine, l’accent, toujours, le Français en langue première, la chanson aussi, Felix Leclerc, Gilles vigneau, Robert Charlebois et leurs avatars contemporains - en beaucoup moins bien – Garou, Linda Lemay, les clichés lalala… tout un univers de connivence avec la France, attraction de la douceur d’y vivre, fantasme des cousins d’Amérique sans les désavantages de l’Amérique. D’ailleurs ils fantasmaient tellement les Français, qu’ils s’y précipitaient, toujours plus nombreux : 5 000 immigrants hexagonaux en 2002, plus de 15 000 en 2011 ! Si ce n’était pas de l’amour, ça y ressemblait. Mais de là à imaginer qu’on pouvait aussi bien y manger, Canada, province de Québec, ville de Montréal, on n’aurait pas parié le moindre orignal. Et pourtant.

Montréal 29 septembre 2011. Comme les clichetons ont la vie dure, Isabelle boulay chante "Il venait d'avoir 18 ans" sur un étrange remix qui permet au taxi de se faufiler dans les embouteillages. Il pleut. vue d'en haut tout à l'heure, la plus grosse ville du Québec ressemblait pourtant à une mosaïque de piscines scintillantes autour du Saint-Laurent. Ça sentait bon l’été indien, le rêve canadien. Mais la nuit est tombée sur la ville. La tempête de pluie redouble. On se précipite sous le porche de Chasse et pêche dans ce vieux quartier à l’architecture mixant Chicago à Rouen – immeubles en pierre cossus mais échelle européenne. Le dépaysement a déjà fait son chemin, le charme a eu malgré tout le temps d’opérer. Chasse et pêche ressemble à un club de mangeurs, décor de taverne chic, chaleur immédiate. « C’est l’un des lieux où tout à commencé », explique Frédéric Gauthier,

éditeur(2) de bD indépendant mais surtout chargé depuis 2010 de piloter le Foodlab, mi restaurant, mi laboratoire de la SAT, la Société des Arts et Technologie avant-gardiste dans l’image et le goût. « Le chef Claude pelletier l’a crée en 2004 après avoir passé six ans dans un autre restaurant Mediteranneo. Il fait parti des fondateurs de la cuisine québécoise. » presque un mythe. La salle est bondée, la carte des vins aussi longue que l'avenue René Lévesque. Les mets, eux, jouent les associations étranges pieuvre et boulgour, crabe et foie gras. On sent que la cuisine n’a pas de mal à troubler la bonne société qui s’y presse, mais ce soir-là ne parvient pas tout à fait à mettre le dîneur français en émoi. Manque d’amplitude, d’accents toniques alors que justement on recherchait ce tranchant-là. N’empêche, Chasse et pêche fait partie de l’ADN montréalais. En fait, ils sont trois « fondateurs », trois incontournables à avoir depuis les années 90 creusé le sillon d’une cuisine qui était entièrement à inventer. C’est tout d’abord Normand Laprise et son

ET SI LA NOUVELLE VAGUE CULINAIRE VENAIT DU SAINT-LAURENT ? COMME UN RETOUR LOGIqUE SUR LE VIEUx CONTINENT ? DEPUIS qUELqUES ANNéES, UNE NOUVELLE GéNéRATION DE CHEfS éMERGE à MONTRéAL. EN qUELqUES VISITES ET UN fESTIVAL, OMNIVORE L’A RENCONTRéE. tExtE Et Photos LucDubanchet

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« Toqué » fondé en 1993 qui a posé la première pierre. Formé par des Français, le chef a tracé la route sur des produits d’exception, une veine tricolore bon ton. Sa médiatisation a fait le reste. Il est pour le Canada dans la catégorie Relais&Chateaux ce qu’un Alain Ducasse représente pour la France, multinationale et étoiles en moins. Son livre, qui vient de paraître(3), joue ainsi ingénieusement des plats High school et des recettes comfort, du tradi toqué au ménager réinventé. Avec Laprise et pelletier, David McMillan représente le main stream de la « bonne bouffe » façon québécoise. Son « Joe beef » née dans les années 2000 est devenu le rendez-vous des goinfres de tout l’hémisphère nord américain. La star maison est une sorte de Smörgåsbord revu et corrigé : un pain toasté de 60 cm de long arrive sur une planche de bois. Il est recouvert de clams, d’huîtres, de saumon, maquereau fumé… et tout un tas d’autres coquillages non identifiés. Sa dégustation requiert quatre fourchettes ou un appétit de mammouth et force « C'est écœurant comme c'est bon », expression québécoise en guise de compliment dont l’ambivalence laisse encore songeur plusieurs mois après. Chez Joe beef, le pavé de viande de 500 grammes est une norme, la prodigalité faite loi. Les vins natures (l’une des très belles surprises de Montréal, il faudrait y consacrer un article entier) coulant à flot pour venir à bout de ces montagnes d’aliments. « Le Québécois mange », résume stoïquement Gauthier. C’est même sur cet appétit qu’a éclos le plus gros succès culinaire des années 2000 au Canada. Le pied de Cochon et son pantagruélique patron Martin picard ont écrit une grosse – dans tous les sens du terme – page d’histoire et posé un marqueur sur la ville francophone. picard, venu de chez Normand Laprise, a (res)suscité le « good old time » des pionniers du Québec et ses ingrédients imaginaires. En l’occurrence, le foie gras et le boudin devenus les rois d’un pays qui n’en finit pas de manger. En cromesquis, en tarte, en terrine… par demi-livre entière à ingurgiter sans siller avant de commander le graal, le temple vivant de la renommée du lieu : la poutine au foie gras, où ledit foie s’additionne – avantageusement ? – aux œufs, cheddar, montagne de pommes de terre frites et « sauce à poutine ». Ce pourrait être mortel. C’est en tout cas caricatural. Mais le pied de Cochon, pendant dix ans, fut bien la référence ultime de la gastronomie montréalaise et picard, le seul chef invité un peu partout pour venir livrer sa

lourde doctrine. pour être honnête, on s’en était arrêté là de Montréal. Encore une fois la douce connivence française, le rapport hystérique à l’appétit démesuré. Montréal pesait décidément bien lourd en ce mois de septembre.

DNA, POINT DE DéPARTMais il n’a pas fallu longtemps pour changer d’ère et d’avis. En quelques tables et quelques rencontres c’est tout un paysage qui se redessinait pour la ville. Le premier choc eut lieu au Lawrence, corner de Fairmount et de Saint-Laurent. On ne sait plus au juste ce qui nous y avait poussé mais on se retrouvait pourtant attablé dans ce qui pouvait être un Chateaubriand montréalais. Ambiance bistrote trans-générationnelle, tablées attentives au bien manger. Et cochon… là encore. Choisi sur pied par le chef pour des petites déjeuners à l’anglaise à se damner. Marc Cohen, justement, est anglais. Grand escogriffe de 27 ans, débarqué ici par amour et heureux chef/partner de cette boutique ouverte en 2010. Il lui suffit de trois plats pour nous exécuter. Loin du cochon, un poisson chat laqué servi avec un céleri rémoulade, des pommes, quelques lardons (quand même) et une vinaigrette moutarde. Immédiatement très bon, très juste, la même percussion qu’un Davy Schellemans à Anvers. Idem pour la langue de bœuf grillée puis coupée en fines lamelles relevées de moutarde sur un lit d’épinards, de navets confits développant un brin d’amertume. Le soleil était revenu sur la ville, la pluie avait cessé. L’atmosphère de Lawrence et le pudding avaient un sérieux goût de reviens-y, des airs de promesse. Tenues, largement pour la suite. « En fait tout à commencé avec un autre anglais, expliquerait plus tard Gita Seaton, chef du Nouveau palais (patience, nous n’y sommes pas encore). C’est Derek Dammann et son DNA qui ont tout changé. » Compliment de chef à chef ou réalité ? Dammann, nous l’avons rencontré bizarrement en nous promenant le long du Saint-Laurent. « vous êtes Luc Dubanchet d’Omnivore ? » On se retournait pour voir d’où venait l’accent. Deux gars étaient en train de fumer consciencieusement des cigares en contemplant la vue. Il était 17h30, l’heure

d’aller diner et l’on se dirigeait justement vers ce DNA dont l’équipe dirigeante prenait sa pose syndicale et amicale. L’interpellation venait d’un petit homme brun à la peau mate. Ce n’était pas non plus la première fois qu’on entendait parler d’Alex Cruz, partenaire de Dammann. « C’est un pionnier, un chercheur de trésors, avait prévenu Frédéric Gauthier. Il passe son temps en Gaspésie pour identifier des produits québécois. » Jusqu’ici, à part le sirop d’érable et la fameuse poutine, on n’avait pas idée de ce que cela pouvait bien être. C’est après DNA qu’on a compris la rareté de la poutargue d’oursins, des pommes gelées, du caviar de lump, des câpres de genièvre immature – « Il faut 8 heures pour en récolter un kilo » – et de la berce. La chef de Nouveau palais avait dit vrai : Dammann et Cruz sont des défricheurs. Ancien second de Jamie Oliver à Londres, le cuisinier barbu et tatoué ouvre depuis 2006 les portes de la jeune cuisine québécoise. Et comme chaque fois que la modernité l’emporte sur la lourdeur, des produits venus d’une zone géographique connexe apparaissent sur les tables. Apportant avec eux, par nécessité, nouvelles techniques et nouvelle philosophie. Cette proximité de territoire à cuisiner a rapproché Montréal de la cuisine moderne. Au DNA, entre un pain maison au miel, moutarde et avoine, sur un pinot noir de la péninsule du Niagara, on découvrait émerveillé un omble de l’arctique cuit entier et farci… de homard. Le froid, le Canada, les grands espaces et l’inattendu d’un poisson servi entier, à la française… tout y était. Depuis, en septembre 2012, Derek a déménagé pour ouvrir un nouveau lieu « Maison publique », beaucoup plus roots que DNA sur le populaire « plateau » de Montréal. Jamie Olivier est associé. Et Alex Cruz est toujours là, en complice, fouineur invétéré et réel promoteur des produits québécois qui ne tarderont pas à déferler sur la vieille Europe. « Notre agriculture s'inscrit dans le patrimoine social et culturel, explique Alex. Nous sommes tombés en amour avec ces gens de cœur que sont les agriculteurs. Cela devient pour nous une réalité sociale et artistique. »

LE GOûT DESCEND DANS LA RUELa rue. Les « Food Trucks ». Autour de la SAT, ils sont trois à se partager le pavé autour d’un marché improvisé. Il n’y a pas grand monde mais ce n’est pas l’habitude. Car depuis deux ans, ces « camion-cuisine » ont fait une percée remarquée dans le paysage urbain montréalais. Dans les limites

SAmUel PINARD (la Salle à manger, montréal)

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de la loi – comme à paris, ils doivent s’associer à des événements pour pouvoir occuper la chaussée –, ils apportent avec eux beaucoup plus que des burgers. Une certaine idée du goût, de la précision des cuissons, de la sélection des ingrédients. En bon européo-centriste, on avait oublié que le territoire grand comme pfiou des dizaines de fois la France, regorgeait de produits et de variétés insensées. L’hiver, bien sûr, pèse lourd. Mais en saison, les raretés fleurissent sur les étales des marchés Jean Talon et Atwater(4), magnifiques lieux où déambuler durant des heures, panier en main. Salicorne, cornmilk, fraises vertes, baies en tout genre… De quoi susciter l’inspiration des jeunes chefs. Marc André Leclerc et Gaëlle Cerf sont deux anciens piliers du pied de Cochon, Gaëlle en fut même la gérante. Un camion de pompier a transformé leur vie. Réhabilité en camion de tacos, il fait désormais la pluie et le bon goût sur toutes les manifestations montréalaises. « Tu fais la cuisine et tu te retrouves soudain à changer une roue, ça fait bizarre tout de même », rigole Marc André. Mais Grumman fait plus de cuisine que de mécanique. De la haute précision niveau tacos. La langue de veau se cuit au thermo plongeur, le risotto devient une boulette pannée – « quand tu pannes pendant douze heures d’affilée, ça n’a pas la même saveur » – pour un risotto arancini au caractère affirmé. Le maïs bouilli puis parsemé de sauce fromage, de provolone et d’herbes s’écoule parfois jusqu’à 500 exemplaires jour. « Ce n’est qu’un début, nous sommes encore loin de portland et de ses 700 camions pour 500 000 habitants ! ». En attendant, grâce à Grumman, le goût descend dans la rue. Les queues se forment et un sentiment d’appétit permanent plane sur les rues de la ville.Son Food truck, Gita Seaton l’a imaginé avec un amour immodéré. Jaune et rouge, il délivre désormais les meilleurs burgers de Montréal. Mais il n’est que le périscope d’un bâtiment naviguant dans des eaux complexes. Gita ne fait rien à moitié. Originaire de l’Ontario, persuadée depuis ses neuf ans qu’elle est faite pour la cuisine, elle a gravi un à un tous les échelons des brigades. Elle est passée par Réservoir, une micro brasserie qui a elle aussi compté pour l’épanouissement gustatif de Montréal. Mais elle voulait plus. Après plusieurs mois de voyages en Espagne – barcelone et son remarquable bar à tapas Comerç 24, le Shunkotei de Tokyo et sa brigade constituée d’ancien d’El bulli –, un retour à Chasse et pêche où Claude pelletier

lui a « appris à faire tourner une cuisine », elle aurait pu largement prétendre à une carrière de chef star internationale mais « je m’étais transformée en machine à cuisiner, je n’étais plus humaine. » Alors elle est partie, a travaillé sur quelques projets avant qu’on vienne lui parler d’un « diner » à reprendre dans le quartier alternatif de Mile End. Ni le mieux placé, ni le plus en état. « Il avait été tenu par trois familles venant toutes de la même île grecque. Mais quand je suis entrée, j’ai immédiatement su qu’on ne toucherait à rien ! » Le bar, les boiseries, les murs défraîchis et leurs drôles de peintures accrochées sont donc restés telles qu’ils étaient. Tout le reste a changé. Quoique, en apparence, la philosophie du « diner » à l’américaine soir totalement respectée. Lieu ouvert à tous sur une grande amplitude horaire, il mixe les générations et les populations tout en mixant le meilleur de la musique montréalaise. On peut y déjeuner d’une soupe « Matzo ball » pour 4,95 dollars – « c’est une recette juive de ma grand-mère, c’est ma culture, mon histoire » – d’un bLT ou d’un poulet frit. On y dîne de beignets de maïs sauce Habanero, de poisson grillé aux betteraves et raifort et d’une sublime tarte à la patate douce. Mine de rien, c’est beaucoup plus qu’un quotidien, une envie réelle de rassembler autour de ce Nouveau palais une communauté de gens, de valeurs, d’humanisme. « I totally believe that what I do is important to the fabric of our society and our city ». Gita est une passionaria de la cuisine montréalaise, une rassembleuse et une (jeune) mère poule pour toute une génération de cuisiniers en devenir. Avec Derek, Alex, Gaëlle, Marc-André, Marc et quelques autres, ils œuvrent aujourd’hui pour une cuisine en mouvement, qui investit tous les espaces publics, réconcilie les uns et les autres, trouve des solutions dans l’époque, la crise, la rue. Un magnifique programme culinaire et politique à l’heure où les étudiants, ce printemps, faisaient leur « révolution des casseroles » dans les rues de Montréal pour un système scolaire équitable et une prise en compte de la jeunesse. Montréal en cuisine n’a pas fini de grandir et d’épater.

À lire : www.omnivore.com/categorie/world-tour/montreal(1) Apparue dans les années cinquante, une recette à base de fromage en grains, de pommes de terre coupées en frites et de jus de viande. Roboratif. (2) www.lapasteque.com(3) Toqué. Les artisans d’une gastronomie québécoise, Les Éditions du passage (4) Ne ratez pas à Atwater le formidable travail des « Satay brothers » autour des spécialités du sud-est asiatique (www.sataybrothers.com)

MONTRéALLES ADRESSES Le cLub chasse et Pêche423 rue Saint-Claudewww.leclubchasseetpeche.com

café sarDineUn tout nouveau gastro/pub mouchoir de poche encore en rodage mais prometteur, à deux pas de Lawrence. 9 Fairmount Est, Mile-Endwww.cafesardine.com

gruman 78QG : 630 de Courcellewww.grumman78.blogspot.fr

mas3779 Wellingtonwww.mascuisine.com

maison PubLiQue4720 rue Marquette, Montréal(514) 507-0555

nouveau PaLais281 rue bernard Ouestwww.nouveaupalais.com

Le PieD De cochon536 Duluth Estwww.restaurantaupieddecochon.ca

satMichelle Marek et Seth Gabrielse (ancien chef de Laloux) ont pris les rênes du labo culinaire de la Société des Arts et Techniques pour un « menu bouffe » tout en délicatesse et une terrasse magique.1201 boul. Saint-Laurentwww.sat.qc.ca

toQué900 place Jean-paul-Riopellewww.restaurant-toque.com

P. 192012_volume 04P. 18 2012_volume 03

VOLAILLES EN VOIE DE

RéAPPARITION

Depuis la ville de beaune en bourgogne, les lacets de la D970 ceinturent sereinement la Montagne de beaune, puis l’asphalte s’étire d’un trait à travers champs et bois. Sur un chemin sentimental et éthique, sans retour possible. Direction bligny-sur-Ouche et la ferme auberge de La Ruchotte d’Eva et Fred Ménager. Trois grands corps de ferme bâtis de pierres dorées enlacent une cour gravil-lonnée où s’ébattent et picorent quelques jeunes gallinacés mouchetés et noirs. barbe-zieux, La Flèche, Le Mans, Marans, Coucou de Rennes, Gauloise Dorée, des noms inconnus ou croisés pour la première fois au cours de lectures chez Alexandre Dumas ou dans la physiologie du Goût d’Anthelme brillat- Savarin : « On servit entre autres choses un énorme coq vierge de barbezieux truffé à tout rompre. » Frédéric Ménager, lui, a fait ses classes en cuisine chez Alain Chapel à Mionnay. « J’avais une vingtaine d’années. Dans les cuisines dirigées par philippe Jousse, je voyais défiler les plus beaux produits des terroirs français et italiens. Des pou-lardes dodues aux reflets nacrés, des truffes blanches par dizaines de kilos, des poissons

de mer encore vivants... » De cette expérience ultime, il retient le goût des ingrédients : « la cuisine c’est la parfaite expression des pro-duits, leur mise en bouche. »Quelques années plus tard, en 1995, après un passage comme saucier chez pierre Ga-gnaire à Saint-Etienne, le voilà chef de cui-sine au restaurant le Castel De Très Girard à Morey-Saint-Denis. Cuisine classique à l’égal de celle de son maître Chapel. Un habitué du lieu, Henri Jayer, vigneron de légende en bourgogne – le fameux Cros parantoux, 1,01 hectare arraché aux pierres et aux ronces à vosne-Romanée – ne s’y trompe pas. Il lui confie retrouver dans ses mets, la cuisine de son regretté Chapel, décédé le 10 juillet 1990, en Avignon.Incidemment la maman de Frédéric Ména-ger lui donne le goût des poules. Elles dé-barquent de Louhans un beau matin sous la forme de quelques volailles rousses. La maison d’Epernay-sous-Gevrey abrite un petit poulailler, cela tombe bien. Les poules rousses, de souche industrielle, reconnais-sables à leurs pattes jaunes, ne feront pas long feu. La quête d’un coq va conduire Fred sur la piste des variétés oubliées... en voie de réapparition. Dans cette quête de l’essen-tiel, il croise et se lie avec les hommes qui lui ouvrent la voie de la sagesse. Gérard Anost, Jean-paul prat puis Guy Moret à Sagy et sa ferme pilote « Les animaux des p’tits bois » à Louhans. En un an, voilà Eva et Fred à la tête de plus de cent volailles et de quelques

poulaillers. Très vite le chef Fred devient pay-san aviculteur et la maison d’Epernay-sous Gevrey cernée par les voisins mécontents.

bRESSE GAULOIS CLUb En 2001, la ferme de la Ruchotte - du vieux français « roche, vieille pierre » -, s’offre en refuge pour cette nouvelle vie. Elle s’initie au-tour de la nature, inspirante et inspirée avec l’encyclopédie en 37 volumes, Histoire Natu-relle de pline L’ Ancien et particulièrement de son livre X, traitant des oiseaux et du Théâtre de l’agriculture et du mesnage des champs théorisé par Olivier de Serres.pragmatique et curieux, Ménager adhère au bresse-Gauloise Club. Au sein de cette asso-ciation, il apprivoise le docteur Roland Dams, 65 ans, un excentrique, cultivé, latiniste, reli-gieux. Un docteur vétérinaire qui n’a jamais exercé. Il se contente de donner quelques cours de génétique à l'École d’Infirmières de bourg-en-bresse, enseigne à l'École vétéri-naire de Lyon et à l'École de Médecine. Sa passion : la génétique et plus particulière-ment celle des volailles. Un mutuel respect et des affinités électives accomplissent l’in-défectible relation des deux hommes : « ce qu’il aimait en moi, c’était que je mangeais mes volailles » confie Fred.

CUISINIER fORMé PAR CHAPEL, fRéDéRIC MéNAGER A PRIS DEPUIS UNE qUINzAINE D’ANNéES LE PARTI DE LA VOLAILLE. éLEVEUR RAffINé DE VARIéTéS RARES, IL COMbAT

POUR LE GOûT DE L’œUf ET DU POULET. RENCONTRE AVEC UN ORIGINEL.tExtE Et PhotosbrunoVerjus

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bELLE bRESSE COMME bbIL ExISTE qUATRE SOUCHES GéNéTIqUES POUR LA VOLAILLE DE bRESSE : b55 LA PONDEUSE, b11 LA LOURDE, b22 LA LENTE ET GROSSE ET ENfIN b99 LA RUSTIqUE. POUR ObTENIR UNE VOLAILLE SOLIDE, LOURDE ET PONDEUSE, ON fAIT SE RENCONTRER UN COq b11 ET UNE POULE b55. LE POUSSIN S’APPELLE b15. LE b11, DéCIDéMENT TRÈS OCCUPé, VA ENSUITE S’ACCOUPLER AVEC b99 POUR DONNER NAISSANCE à b19. LA POULE b19 ET LE COq b15 DONNENT NAISSANCE AU POUSSIN b19-15 (qUI éTAIT DONC LA RéPONSE à TROUVER). CE CROISEMENT à TROIS VOIES CONSTITUE LA MAjORITé DES POULETS DE bRESSE. SAUf PENDANT LES fêTES Où ON TROUVE PLUS DE b25, C’EST-à-DIRE LE RéSULTAT DU MARIAGE COq b22 ET POULE b55. qUANT AU POULET DU fUTUR, IL S’AGIT DE b29-15, qUI EST LE DOUbLE fRUIT DE L’UNION D’AbORD DU COq b22 ET DE LA POULE b99, LEUR PROGéNITURE MâLE b29 S’ACCOUPLANT AVEC LA POULE b15, POUR DONNER b29-15.

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Roland Dams, disparu en mars 2012, habitait une vieille ferme à Saint-Laurent d’Agny. Hauts murs, greniers vertigineux, poussins dans la baignoire, innombrables chiens épagneuls bretons semblant agités par le bout de leurs queues, et des volailles à tous les étages. Celui qui ne dînait qu’accompagné de cristal, argenteries et vaisselles Moustier du XIXe siècle, travaillait à la re-création de la variété barbezieux : « Les œufs de barbezieux, si on peut en mettre plus de trois dans la main, ce ne sont pas de vrais barbezieux ». Très rapidement, voilà La Ruchotte sous le charme de ces volailles de jais à reflets verts. « Tout est grand chez le barbezieux, explique Frédéric. Sa tête forte et longue avec un bec de couleur de corne foncée. L’œil grand et bordé de paupières brunes. Un iris roux foncé et une pupille noire. La tête surmontée d’une crête droite et dentelée d’un rouge volcanique. barbil-lons ovales et grands, d’un rouge tout aussi cinglant. Oreillons en forme d’amande, d’un blanc lisse. Jambes hautes et cuisses fortes. Corps volumineux et d’attitude presque verticale ». Le barbezieux du Docteur Dams, fruit du croisement de volailles de bresse noire - étrangement seule la bresse blanche à une AOC - et du Grand Combattant du Nord - pour donner de la masse - et d’autres races. Il s’inspire de gravures du XvIIIe siècle et bénéficie des hasards heureux de la géné-tique. « Les mâles donnent les gros œufs, je l’ai découvert par hasard, j’allais à la pêche aux gènes...».Frédéric Ménager devient champion de France 2000 en… Gauloise Dorée – le coq symbole de la France, cité par Jules César, et pourtant en voie d’extinction. pas peu fier de cette distinction, il n’a qu’une idée en tête : organiser un concours d’un autre genre de beauté, une dégustation de volailles an-ciennes dont 45 races perdurent en France sur les 50 jadis existantes. La première dégustation réunit entre autres, Jacques Lameloise, pierre Troisgros, Henri Jayer… vingt volailles passent à la rôtissoire, notées selon des critères objectifs et subjectifs.

barbezieux, La Flèche et la Gauloise avec ses chairs rouges et sauvages impressionnent les chefs.

PHyTOTHéRAPIE POUR COCOTTEObsédés par le goût, Eva et Fred Ménager convertissent très vite leur ferme de la Ruchotte au bio. Ils s’engagent pour la per-pétuation des races barbezieux, La Flèche, Le Mans. Travail rigoureux et sélection pour stabiliser ces races anciennes. Une œuvre immense attend les aviculteurs. Le chemin qui conduit l’œuf à la belle volaille s’avère long et semé d’embûches. Une croissance, en moyenne quatre fois plus lente, que celle d’une souche industrielle comme la b55 ou b99 de bresse, n’autorise aucune approximation. Après l’obtention d’œufs fécondés - ils incubent 21 jours - le poussin naît et prend la plume au bout de 8 à 10 jours. âgés d’un mois, ils se nomment poulettes et poulets. à six mois les femelles sont adultes, six mois de plus sont nécessaires aux mâles. Tout ce joli monde copule entre un an – pour les poulettes – et un an et demi – pour les coqs. Un travail de longue haleine, sujet aux conditions climatologiques, à l’instable équi-libre du respect du vivant et aux prédateurs naturels comme les buses et les pies qui aiment à se régaler de ces chairs goûteuses.Fred Ménager choie ses volailles avec la pas-

DE L’ART DE L’œUfFRÉDÉRIC MÉNAGER INSISTE SUR LE RESpECT DU vIvANT DE L’œUF à L’ASSIETTE : "L’ALIMENTATION DES pOULES pOUR LES œUFS EST TRÈS SpÉCIFIQUE. LE bLÉ NE SUFFIT pAS - MêME EN pLEIN AIR - ELLES ONT bESOIN D’OLIGOÉLÉMENTS, DE vITAMINES... LA pOULE pONDEUSE EST L’ANIMAL LE pLUS EXIGEANT EN ALIMENTATION, TU pASSES à CÔTÉ, TU LOUpES LA pONTE. à LA RUCHOTTE, NOUS FAISONS FAIRE UN ALIMENT DANS UN MOULIN bIO FAMILIAL (LE MOULIN MARION) ET NOUS MÉLANGEONS AvEC DU bLÉ AU pRINTEMpS ET EN ÉTÉ, MAIS pAS EN HIvER (SINON pAS D’œUFS). DE pLUS, ELLES ONT DES HUILES ESSENTIELLES DEUX FOIS pAR SEMAINE (LUNDI ET JEUDI) pOUR RALENTIR ET STAbILISER L’ENvAHISSEMENT pARASITAIRE (vERS ET pOUX), MAIS pAS pOUR L’ÉRADIQUER. NOUS CHERCHONS Là UN ÉQUILIbRE ENTRE LE vIvANT (LES vOLAILLES) ET LE vIvANT (LES pARASITES). OLIGOÉLÉMENT ET vITAMINES NATURELLES SONT AJOUTÉES UNE FOIS pAR MOIS. CINQ JOURS pAR MOIS, UN MÉLANGE DE pLANTES HOMÉO-DyNAMISÉ EST ÉGALEMENT DISTRIbUÉ pOUR AUGMENTER LA pRODUCTION OvARIENNE. CHEz LES ANIMAUX, SI TU MAîTRISES LES INTESTINS (pARASITES), TU MAîTRISES 50 % DE TA pRODUCTION. SI TU MAîTRISES EN pLUS L’ALIMENTATION ; TU T’ASSURES 100 % DE LA pRODUCTION. »

sion du gourmand. Céréales variées et bio, travaillées en flocons, crues ou cuites - pour la finition des volatiles -, et même phytothé-rapie au menu quotidien. De vastes parcs offrant une végétation endémique, sauvage et variée, abritent les pondeuses, les repro-ducteurs, les poulettes et poulets et d’autres variétés comme les dindes Rouges des Ardennes et les pintades.Rendant hommage à brillat-Savarin, il élève aussi quelques raretés comme les coqs vierges. « Ce bel adolescent qui n’est pas encore adulte », ceux que les bonnes sœurs, fines commerçantes et fines gueules élevaient seules, à l’écart du monde, « au sé-minaire » disaient-elles ! « Les plus renom-més après ceux de Caudebec sont les coqs vierges de barbezieux : on les mange cuits à la broche et bien farcis de truffes [...] Il y a des hommes, a dit M. brillat-Savarin et des hommes dont l’avis peut faire doctrine, qui m’ont affirmé que la chair de coq vierge est, sinon plus tendre, du moins certainement plus savoureuse que celle du chapon ».La ferme de la Ruchotte façonne l’élevage en idéal. Les volailles sélectionnées pérennisent des races oubliées et fragiles, tout en offrant le meilleur d’elles-mêmes, c’est-à-dire leurs chairs à déguster. Chaque week-end, on peut réserver un déjeuner ou un dîner à la ferme et savourer des œufs, des poulettes et pou-lets rôtis, des terrines, des pâtés et autres frivolités. Frédéric Ménager retrouve alors les accents de son maître Chapel, pour ma-gnifier les produits de sa ferme et de ceux de ses voisins et amis maraîchers. Une expérience inoubliable autour du vivant retrouvé.

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bLANCA CUISINE bACkyARD

CARLO MIRARCHI A OUVERT CET éTé EN fOND DE COUR DE RObERTA’S L’UNE DES PLUS PETITES TAbLES DE NEw yORk. bLANCA COMPTE DOUzE COUVERTS AU COMPTOIR ET S’AVÈRE AUSSI ESSENTIELLE qU’UNE LEçON DE CUISINE. tExtEs Et PhotograPhiEs LucDubanchet

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Ce jour-là, le rendez-vous se tient à 17h45 pétante devant Roberta’s, « sans cela vous ne pourrez pas rentrer, bill et Hilary Clinton sont invités à un mariage qui a lieu dans la cour. Tout le resto a été réservé. » Oui cette même cour qui, il y a quelques mois, ser-vait de dance floor au tout brooklyn – et où nous avons passé quelques moments arro-sés mémorables – est désormais un point d’attraction pour le tout Manhattan, en droite ligne de la gentrification de bushwick. Les lofts ont fleuri dans le quartier malfamé. La façade de Roberta’s, elle, n’a pas changé, jouant subtilement la déglingue pour mieux protéger l’esprit. L’hôte nous attend sur le trottoir, à côté d’un agent de la CIA, souriant mais lourdement armé. Une série de gros vans a pris possession du croisement Moore Street et bogart, comme si l’on redoutait une prise d’assaut de la meilleure des pizzerias de New york et de l’un de ses désormais plus fameux restaurants. pris d’assaut, blanca l’est depuis son ouver-ture en été. « J’ai tenté à 40 reprises d’y ré-server une table mais je suis tombé chaque fois sur le répondeur, me laissant largement le temps de me demander à quoi bon écrire sur un restaurant qui reçoit 12 convives par soir, 60 dans la semaine », écrivait dans son introduction interrogative le critique du New york Times, pete Wells avant de livrer un papier dithyrambique sur le restaurant sur-mesure de Carlo Mirarchi. De la frustration nait parfois le sublime. Dans cet espace dépouillé, tout n’est pensé que pour la cuisine. On lui fait d’ailleurs face, accoudé au comptoir, avec tout le loisir d’y suivre le balai moderne d’une toute petite brigade (Carlo en personne, Megan, sa sous-chef fidèle, un ou deux commis et la pâtis-sière en fin de service) s’activant pour livrer 25 plats d’une grande pureté esthétique. Une fois un 78 tours de pop très 80 posé sur la platine, le set de quatre heures peut commencer : granité de betterave et caviar en amuse bouche terreux/aigre et profond avant l’acidité floral d’une eau de concombre submergeant des lamelles de saint-pierre cru. Durant une demi-douzaine de plats, systématiquement accompagnés de blancs autrichiens, de bière, de saké, une montée chromatique toute en douceur, apaisante, très loin du show-off d’une cuisine contem-poraine qui confond parfois la puissance à l’élégance. Mirarchi à blanca impose mais ne surdose pas, tisse au contraire un dialogue

subtil avec les hôtes et les mets. Comme une leçon initiatique qui couvrirait les zones géographiques de l’Umami (céleri, manda-rine, bonite) à l’Orient (minuscule aubergine confite sur un labné au sésame), de l’Italie (agnolotti intensément viandard) aux mers chaudes (crabe à la plancha, jus de tête servi à même la carapace comme une cérémonie du thé). Aucune boursoufflure, aucune autre prétention que de donner à manger du bon, de l’intègre touchant souvent à la justesse sublime. Et peu à peu, on se laisse gagner par l’émotion, le développement d’une cui-sine incubée, universelle, au spectre large tout en étant incarné. Cela faisait longtemps qu’on savait Mirarchi intelligent. Il prouve avec blanca que la sen-sibilité est le meilleur moteur de la cuisine.

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Angle de la rue Sainte-Marthe et de la rue du Chalet. Angle de la rue Oberkampf et de la rue Gambey. Angle de la rue d’Eupatoria et de la rue Julien Lacroix. Ce ne sont pas les énigmes d’un jeu de piste sur Google Earth mais la localisation exacte et topographi-quement similaire de trois établissements parisiens qui bouillent à 90°. Dans l’ordre d’apparition de l’article : « Le Galopin », « pierre-Sang in Oberkampf » et « Roseval ». Situés dans trois arrondissements différents, 10e, 11e et 20e, ils sont distants d’à peine 2 km les uns des autres. Mêmes rues en pente, mêmes ambiances mi-populaires mi-bobos, mais aussi mêmes façades brutes, mono-chromes, discrètes, même espace confiné avec bar et cuisine accessible (carrément ouverte pour les deux premiers, un peu moins pour le troisième), pour trois vigies postées à la perpendiculaire. Trois restos du coin, au sens propre comme au sens figuré, qui reluquent depuis leur trottoir la tradition bistronomique. Sans œillères. Ils font déjà partie du décor, malgré leur jeunesse. Le Ga-lopin a soufflé sa première bougie le 22 sep-tembre dernier, pierre-Sang in Oberkampf a allumé le poste juste avant l’été ; Roseval grésille depuis début juillet. à la tête de ces tables juvéniles, des gamins dont les âges s’échelonnent entre 24 et 32 ans. La « jeune cuisine » au pied de la lettre. Le galopin

s’appelle Romain Tischenko, 26 ans. pierre-Sang, 32 ans, se nomme boyer. Roseval est l’œuvre commune de Simone Tondo, 24 ans, et de Michael Greenwold, 28 ans. Depuis une bonne année, les ouvertures parisiennes se suivent et se ressemblent parfois. Une frénésie dont on ne mesure pas toujours la richesse, un buzz chassant l’autre. Raison de plus pour s’arrêter sur ces trois-là, comme les trois pointes d’un triangle d’or au milieu d’un territoire dont les « caïds » s’appellent Iñaki Aizpitarte (Le Chateaubriand), patrice Gelbart (youpi & voilà), néo-parisien mais quadra bon teint, Fabrizio Ferrara (Caffé dei Cioppi), pierre Jancou (vivant), et, en glissant un peu plus vers la bastille, petter Nilsson (La Gazzetta) et Giovanni passerini (Rino).

LES AffRANCHISSimone Tondo et Michael Greenwold, ce sont un peu les affranchis. Si l’on excepte Gelbart et Jancou, ils ont traîné à eux deux dans les jupes de tous les capés du quartier. La ren-contre entre l’ado rebelle Sarde, programmé pour les études d’architecture par sa mère, et le rosbif d’Oxford aux parents américains, a eu lieu chez petter Nilsson. Simone, fondu de produits depuis une enfance entre nonna et zia, venait de quitter Giovanni passerini, ancien second du chef suédois. Michael Greenwold, brillant étudiant en littérature anglaise parti chercher son éventuelle voca-tion de cuisinier en France, avec le petit pé-cule laissé par granny, arrivait de chez Iñaki Aizpitarte, son tout premier stage (« j’avais vu un article du Thuriès sur lui dans lequel il y avait des gens qui ressemblaient à mes potes »).« Ça arrange les journalistes de dire que je sors du Châteaubriand parce que c’est plus connu, s’agace Michael. Mais je n’y suis pas-sé que trois mois alors que je suis resté deux ans et demi à la Gazzetta. C’est un manque de respect pour petter. bien sûr, j’ai vu des choses incroyables chez Iñaki, des plats super bons pensés en fonction de la couleur, du foie gras au congélateur pour voir ce que ça donne. Mais petter, c’est sans doute le plus grand cuisinier de sa génération. Si je dois appeler quelqu’un « chef », c’est lui. Il a une technique énorme. Il demande systéma-tiquement à son équipe si chacun a bien

LES KIDS VONT BIENILS SONT qUATRE POUR TROIS RESTAURANTS. TROIS NOUVELLES ADRESSES PARISIENNES, VOISINES à VOL D’OISEAU, ET DANS L’ESPRIT AUSSI. qUOIqUE. NOUS AVONS RENCONTRé ROMAIN TISCHENkO, PIERRE-SANG bOyER, SIMONE TONDO ET MICHAEL GREENwOLD, POUR TIRER LE PORTRAIT D’UNE CERTAINE jEUNE CUISINE.tExtE stéphaneMéjanèsPhotos LucDubanchet

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compris ce qu’il fait. Il y a toujours une explication. C’est très formateur. Certains pensent qu’il aurait pu avoir trois étoiles faci-lement, que c’est du gâchis. Mais il a choisi une autre vie, il a choisi sa famille. Il est heu-reux et moi je suis super content pour lui. »

SIMONE, fAIS LES VALISESEn charge de la mie, de la croûte (petter Nilsson fait le meilleur pain de paris), et de la pâtisserie, comme à ses débuts chez Cristiano Andreini, à Alghero, Simone a été moins patient. Huit mois rue de Cotte et puis s’en va. Il a toujours eu la bougeotte. « Je suis curieux, j’ai envie d’aller voir ailleurs ce qui se passe, sourit-il. Dès l’âge de 14 ans, j’ai quitté ma mère pour une école hôtelière. J’habitais seul. L’endroit où je suis resté le plus longtemps, c’est chez Andreini. Deux ans et demi en stage pendant des études où je n’apprenais rien. Cinq ans d’école, c’est comme deux mois en cuisine. Avec Cristiano, j’ai compris la cuisine moderne. Il faisait déjà la cuisson sous-vide, il avait un thermo plon-geur, un pacojet. C’est là que j’ai rencontré Giovanni, qui travaillait à Rome. Il est arrivé un jour avec son sac à dos. On est resté en contact jusqu’au jour où j’ai lu un article sur son restaurant parisien dans Gambero Rosso, alors que j’étais chez Cracco, à Milan. Je lui ai envoyé un email, il m’a dit viens. » Aussi simple que ça. Là encore, Simone n’a pour-tant pas tenu plus d’un an. « C’est peut-être une connerie, admet-il. Rester trois ans, cela aurait été bien. Mais j’aime changer pour changer. Malgré tout, « Gio » a modifié ma façon de travailler, l’idée de ce que doit être la cuisine, de ce qu’il faut donner. Il a une cui-sine généreuse dans un registre libre. Il peut faire des tripes un jour et le lendemain cabil-laud/huître/émulsion menthe. » Une inven-tivité que Simone avait déjà approchée chez Roberto petza (S’Apposentu di Casa puddu), le passard sarde, installé à Siddi, près de Cagliari. Mais aussi chez Mauro Colagreco (Mirazur) où il a découvert que l’on pouvait cuire un pigeon entier sur la plancha. Une incongruité chez lui, sauf peut-être en Tos-cane ou dans le piémont.

Si Roseval a pu voir le jour, c’est beau-coup grâce à un autre Italien, Fabrizio Fer-rara, chef de l’épatant Caffé dei Cioppi, qui a accompagné les gars de Ménilmontant à chaque étape de leur installation. Cette can-tine de poche est en tout cas le résultat d’une cordiale entente nord-sud pour une cuisine, bien évidemment, de « contrastes » (dixit

Simone). Mais sans frontières. Michael aime autant façonner les ravioles que Simone, et ce dernier n’a aucun mal à pousser auprès du premier les accords terre-mer de son île natale. Il n’y a qu’une chose qui peut les oppo-ser vraiment : qu’Aston villa rencontre un jour l’Inter de Milan en Ligue des Champions, ce qui n’est pas demain la veille, Michael nous pardonnera. Dans un office minuscule, les plats sont construits en complémentarité. La plus grande partie est vraiment élaborée à deux même si chacun peut un jour avan-cer une idée plus personnelle. « Ce n’est pas toujours intelligent de vouloir absolu-ment mettre quelque chose dans le plat de l’autre, explique Simone. C’est souvent du pur narcissisme. » Du coup, sans que l’on sache qui fait quoi, et l’on s’en moque pas mal, les ravioles ventrues se remplissent de pommes de terre et d’oignon brûlé puis se cachent sous la poutargue ou le pecorino, le rouget fait la planche avec du pomelos dans une crème de fenouil, le colvert s’encanaille avec l’anchois et la carotte. passionné de photographie, Simone tient à des dressages soignés mais pas ampoulés. Il est encore sous le choc des assiettes d’Alexandre bour-das (Sa.Qua.Na) et voue une admiration sans borne à Olivier Roellinger.

Mais tout cela ne fait pas forcément une famille. « C’est bien, ça bouge, il y a des gens nouveaux, on se voit, professionnelle-ment, on a souvent les mêmes fournisseurs, mais on n’est pas forcément potes, résume Michael. Il y a Giovanni, Fabrizio, James Henry, aussi (l’ancien chef du passage ouvre dans quelques semaines pas très loin), que je vois une fois par mois, petter, quand il est là, mais mes amis sont plutôt dans la mode. » « Il n’y a pas de différence en français entre un ami et quelqu’un que l’on connaît, ren-chérit Simone. Dans la restauration, tout le monde est pote mais il y a beaucoup de jalousie. Nous, on fait ce qu’on a à faire. Giovanni est comme un frère, Fabrizio comme un père, je suis proche d’Alice Di Cagna (Chatomat), de bertrand Grébaut (Septime) et de Sven Chartier (Saturne). pas parce qu’ils sont cuisiniers, parce que ce sont de belles personnes. Ça, c’est la famille. »

tExtE stéphaneMéjanèsPhotos XX

LE GRAND DUDUCHERomain Tischenko ne fait pas encore partie du premier cercle de Roseval. En voisin, il est quand même venu à l’ouverture du restau-rant, avec une bouteille. Mais jamais depuis. Et réciproquement. Les cuisiniers ont sou-vent les mêmes horaires. Et pas les budgets de certains mangeurs compulsifs. Compli-qué d’aller manger les uns chez les autres. Et puis, pour Romain, tout est allé très vite. « Trop vite, corrige-t-il. Les premiers jours, j’avais envie de faire 15 couverts tranquille-ment, pour les amis. Mais c’était plein tout de suite. Je n’ai pas eu le temps de lever la tête. » Il faut dire qu’avec un gyrophare de premier Top Chef français (en 2010) vissé sur le crâne, le Normand mâtiné slave aux allures de Grand Duduche était attendu au coin du fourneau. Sans cracher dans la soupe (un comble pour un cuisinier), il ne s’est pourtant pas précipité. « Après l’émission, je me suis dit : “qu’est-ce que je fais avec ça ?”, se souvient-il. Je n’avais pas envie d’être dans la catégorie « vu à la télé ». Je faisais de la cuisine depuis 10 ans déjà. à la question “votre vie a-t-elle changé ?”, je réponds tou-jours : “avant je faisais de la cuisine, main-tenant je fais de la cuisine”. J’ai décidé de me faire un peu oublier. » Il a même presque trop tardé à faire fructifier son triomphe. En tout cas aux yeux en forme de tiroir-caisse de certains banquiers. Malgré un bel apport personnel de 100 000 €, son gain dans l’émis-sion, on lui objectait qu’il n’était déjà plus suffisamment dans la lumière. Sic transit gloria mundi, au pays de la crise et des mé-dias dominants. Le bon côté, c’est qu’il est aujourd’hui totalement indépendant, associé avec son frère Maxime, et personne d’autre. Il a pu s’installer rue Sainte-Marthe, devenu un spot incontournable grâce aux mousque-taires Cédric Casanova (La Tête dans les Olives), Christophe Guitard (La Contre-Éti-quette) et Carlos Guttierez (spécialiste des salaisons ibériques). Mais pas par opportu-nisme. parce qu’il vit là depuis plus de quatre ans. « C’est l’endroit rêvé, dans un quartier que j’aime vraiment, confirme-t-il. On voulait un bar, une cuisine ouverte, 20 à 25 couverts, on les a. C’est un lieu à notre image, on n’a quasiment rien touché. »

Dans ce bistrot perché, il y a surtout une lourde porte façon saloon entre la salle et la cuisine. Une madeleine de proust pour l’enfant de Trouville. « Mon oncle avait un restaurant, raconte-t-il. Il y avait une porte battante. Ce qui se passait derrière m’intri-guait. » Tel Toto le Héros dans le film de Jaco van Dormael, s’imaginant que son père travaille juste derrière la porte de l’apparte-ment qu’il ferme derrière lui le matin

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et qu’il rouvre le soir, le jeune Romain fantasmait sur ce qui sortait de cette cuisine mystérieuse. Une saison estivale de plonge chez tonton, dès l’âge de 14 ans, n’entame en rien sa fascination. « J’aimais autant le pen-dant que l’après, précise-t-il. Le rapport à une équipe, une vraie cohésion même si tout le monde en chiait et qu’il y avait des coups de gueule. » L’ado calme et réservé observe et, point commun avec Simone Tondo, apprend beaucoup plus le week-end que la semaine au lycée hôtelier du coin. « Dans ces écoles, il manque des moyens, se désole-t-il. On a un poulet pour quatre, un saumon pour six, on touche très peu au produit. En cuisine, si on te met une volaille dans les mains, tu n’as pas le temps d’ouvrir un bouquin. » CAp, bEp, bac pro raté d’un rien par dilettantisme, il est mûr pour le grand saut. Direction Nice, au palais de la Méditerranée sous les ordres de bruno Sohn. Du personnel, une DRH, des RTT, un restaurant, un room service, et sur-tout plage l’été et montagne l’hiver. Deux ans de dolce vita avant une saison à Megève, au Mont d’Arbois, ambiance brasserie, puis une autre à Saint-Jean-de-Luz, chez Nicolas Mas. Ce dernier l’aurait bien gardé mais Romain a peur des hivers basques et rêve de paris. Mas lui suggère d’aller éprouver son goût pour l’ Asie chez William Ledeuil (ze kitchen Galerie). bien vu. Un repas, un Cv et voilà une affaire qui roule.

LyNCHAGE MéDIATIqUE« Avec William, j’en ai pris plein les yeux, reconnaît-il. Des produits incroyables, des poissons, des légumes, des herbes, je dé-couvrais chaque jour quelque chose. Il m’a aussi emmené partout avec lui. Un matin, j’ai atterri à Tokyo et le soir, je me suis retrouvé à manger des sushis à côté de pierre Gagnaire et d’Hervé This. William m’a apporté énor-mément, pas seulement en cuisine mais aussi comme chef d’entreprise. C’est un grand manager. » La maison est belle mais le rythme est éprouvant. Au bout de deux ans, la fatigue arrive en même temps que l’email de la production de « Top Chef », pour lequel

William Ledeuil est lui-même pressenti un temps comme juré. « Il m’a mis en garde… tu es sûr, attention, c’est de la télé », se rap-pelle Romain. Mais je me foutais de ce qui se passerait. J’avais 24 ans. bon, si j’avais su, je ne l’aurais pas fait. On s’en prend plein la gueule, des lynchages devant des mil-lions de personnes. Ca peut être très dur pour démarrer une carrière. parmi tous les cuisiniers qui se moquent, la moitié n’irait pas. Moi, je faisais très attention, suivant les conseils de Grégory Cuilleron (qui sortait de deux émissions de « Un Dîner presque parfait », en 2008 et 2009, ndlr). Les jurés n’étaient pas pour moi, je faisais une cuisine trop peu classique. Mais si j’avais un truc à dire en privé, je mettais la main sur le micro. Ca m’a fait grandir, mûrir. J’ai pris confiance en moi. »On connaît la suite, avec une ouverture en fanfare pour une cuisine qui lorgne encore un peu vers celle de William Ledeuil, avec ces condiments punchy, mais s’affirme dans la prédominance du végétal et du pois-son, traités tout en délicatesse dans des assiettes aériennes. Le menu est pensé la veille mais peut encore bouger avant le service. Les étals des marchands thaï, les plats des cantines cambodgiennes, voire les conversations nocturnes, après le service, au Carillon, son bar fétiche, plus bas dans la rue Alibert, sont autant d’occasions de stimuler sa créativité. Si quelque chose le relie aux autres jeunes cuisiniers c’est, selon lui, une sensibilité aux produits, à la saison. « Chez certains dinosaures, il n’y a parfois plus de saison, déplore-t-il. Les plats phares doivent rester. Notre génération a envie d’une cuisine instinctive, d’une ambiance, d’un partage, mais aussi de lieux simples où l’on n’est pas obligé de s’endimancher et où la bouffe reste abordable. C’est quand même un comble de se priver pour aller manger. »

LE PROVINCIAL« J’aimerais que pierre-Sang gagne Top Chef ». Dans une interview à Télé Loisirs, Romain Tischenko avait clairement affiché sa préférence pour un cuisinier « plus dé-tendu », qui donnait l’impression d’être « là pour s’amuser ». Son vœu n’a pas été exaucé. pierre-Sang boyer a été éliminé aux portes de la finale remportée en 2011 par la talentueuse et sérieuse Stéphanie Le Quellec, devenue directrice de la restauration de l’hôtel prince de Galles, mythique palace parisien qui doit rouvrir au printemps 2013 après un lifting complet. C’est dire s’il y a une vie après « Top Chef ». Il y a surtout une vie avant. pierre-Sang est peut-être l’aîné de nos quatre « kids » mais il est aussi resté le gamin de 7 ans déraciné de sa Corée du sud natale. Certes, elle ne le hante plus. « Mes parents savaient que j’avais toujours eu le projet de retourner là-bas, raconte-t-il. La cuisine était pour moi une façon de me reconstruire et un moyen de retrouver mon pays natal après avoir atteint une certaine réussite. J’étais chef en Angleterre quand j’y suis parti, à l’âge de 21 ans. à cette époque, je me po-sais des questions : qui suis-je, ai-je toujours de la famille là-bas, des souvenirs, l’envie de rester, est-ce que je suis heureux, mal-heureux ? J’ai trouvé toutes les réponses. » Il n’en dira pas beaucoup plus. pourtant. « Après mon adoption, ce retour a été un second choc dans ma vie, souffle-t-il. personnel et identitaire. En France, j’étais dif-férent, là-bas aussi. Je ne me suis pas senti chez moi en Corée. Je ne parle quasiment pas la langue. Mais pas mal de choses sont reve-nues. Des odeurs, des goûts. Les premiers sens qui se développent chez un enfant. » Les premiers liens avec la mère. Le but, aussi, de tous ses voyages, lorsqu’il va sys-tématiquement à la rencontre des produits, des restaurants, du vin. La page coréenne a été tournée d’une façon presque inattendue, pour mieux s’ouvrir sur une autre. De Séoul, il est rentré avec une Coréenne, sa femme, la mère de ses jumeaux, un garçon et une fille de 5 ans. Mais c’est avec l’accent auver-gnat de ses parents adoptifs qu’il se raconte sans jamais totalement se dévoiler. « Ça les gêne parfois quand je dis ça mais, sans eux, aujourd’hui, je pourrais être dans la rue, ou même mort, insiste-t-il. Je leur en serai tou-jours redevable. » Ses premières émotions liées à la nourriture, c’est à sa mère et à sa grand-mère qu’il les doit, lorsqu’ils partaient ramasser les mûres pour les associer avec le lait des faisselles achetées à la ferme. à son grand-père aussi, avec qui il le suivait à la pêche ou à la cueillette des champignons.

L’enfant « rock » et turbulent du petit vil-lage de Lantriac, toujours prêt à faire les 400 coups, apprend une certaine sagesse avec les artisans modestes de sa Haute-Loire. Comme ce gendre à qui son père le confie pour lui « botter les fesses ». « C’était un boulanger à l’ancienne, avec la gitane maïs, le t-shirt dégueulasse, le pantalon qui tombe, les bourrelets, le cul à l’air, s’amuse-t-il. J’en chiais et mon père se marrait. Mais ça m’a canalisé, m’a permis de me concen-trer. Ces gens-là sont dans leur monde, en décalage. C’est ce que j’aime. Se sentir différent, exprimer sa personnalité. » De la plonge aux corvées (vider les grenouilles, par exemple), du LEp Jean-Monnet du puy-en-velay jusqu’aux apprentissages avec levers à 6 h du matin avant la montée de la sève, il est confronté à la rigueur et aux contraintes d’un « métier de chien ». Il en tire une admiration sans borne pour tous ces cuisiniers qui font sans doute de lui le plus provincial des nou-veaux chefs de la capitale. peu importe qu’il ait beaucoup voyagé, qu’il soit resté sept ans à Londres dans les différents établissements des Gascons vincent Labeyrie et pascal Aus-signac, c’est vers ces racines là qu’il revient toujours.

L’AIR DU TEMPS Au retour de Corée, c’est à Lyon qu’il choisit de se poser pour se rapprocher de sa famille. Son passage chez Nicolas Le bec ne répond pas à ses attentes. Cela se passe mieux à l’Opéra de Lyon avec philippe Chavent, avant d’être poussé vers l’aventure télévisuelle à l’insu de son plein gré, inscrit aux sélections de « Top Chef » par sa femme et son ami d’enfance. « Je ne regardais pas l’émission car je travaillais le lundi, raconte-t-il. Mais j’étais assez d’accord avec l’ancienne géné-ration qui trouvait qu’on ne montrait pas toute la réalité du métier. » Il se laisse malgré tout convaincre par Guy Legay, meilleur ouvrier de France et ancien chef du Ritz, respon-sable du casting. « Il a bien vu que je n’étais pas trop fait pour les concours, s’amuse-t-il. Mais il m’a dit de me donner à 100 % pour ne pas avoir de regret. Je n’avais rien à perdre, j’ai signé. Je suis parti sans pression mais elle est venue très vite. Je me suis pris au jeu. J’ai pu montrer dans mes assiettes mon histoire, mes origines, ma personnalité. Ces influences asiatiques dans le terroir auver-gnat. » On l’a aussi découvert souvent à la bourre, presque dilettante. « C’est le mon-tage qui fait ça, sourit-il. C’est vrai que je

prends beaucoup de temps pour réfléchir, et que, dans ces phases de création, je suis un peu dans la lune. Mais c’est parce que je ne reproduis pas des recettes que j’ai vues ailleurs. »

C’est tout cet univers que l’on retrouve au-jourd’hui rue Oberkampf. En compagnie de son associé, Maxime Guignard, ancien (à 24 ans !) du Meurice et du Sketch, le restau-rant de pierre Gagnaire à Londres, qui lui compose une carte des vins très réjouissante. pierre-Sang prépare sur sa plancha, derrière le bar, en rang d’oignon avec toute l’équipe, sans hiérarchie apparente, des tapas ou des plats colorés, vifs, généreux. En quatre mots : il fait à manger. Ce restaurant, c’est un peu sa scène à lui, mais plutôt comme Mathias Malzieu, en se donnant à fond, que comme « ben Harper, assis sur sa chaise à faire toujours les mêmes mimiques ». Après une ouverture toute en discrétion, au début de l’été, et une, plus officielle, à la rentrée, il a déjà trouvé une forme de sérénité. Au prix d’un gros travail qui ne lui a pas encore permis d’aller tester les belles tables dont il a entendu parler, comme le Châteaubriand ou Septime (il dit « Septaïme », à l’anglaise), dont il se sent instinctivement proche. « Il y a un réel mouvement, affirme-t-il. Il y a une nouvelle génération qui a envie de démocrati-ser la cuisine, de la désenclaver. Ce qui nous lie, c’est la volonté de se donner à 100 %, pour le restaurant et pour la cuisine, de partager. » Mais très vite, la mémoire du petit provincial formé à la dure revient au galop. « Après tout, nous ne sommes pas si différents de l’ancienne génération, nuance-t-il. C’est le même métier. Une cuisson reste une cuis-son, un assaisonnement reste un assaison-nement. On est dans l’air du temps. Mais si ces gens-là avaient vécu à notre époque, ils auraient fait comme nous. » Oui décidément, les kids ont des épaules, une tête, une mé-moire. Et merci, ils vont bien.

rosevaL1 RUE D’EUpATORIA, 75020 pARISTÉL. : 09 53 56 24 14OUvERT LE SOIR DU LUNDI AU vENDREDI

Le gaLoPin34 RUE SAINTE-MARTHE, 75010 pARISTÉL. : 01 42 06 05 03OUvERT DU MARDI AU SAMEDI

Pierre sang in oberkamPf55 RUE ObERkAMpF, 75011 pARISOUvERT LE SOIR DU MARDI AU SAMEDI(pAS DE RÉSERvATION)

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bEN SHEwRy

Oubliez la carte postale. Là d’où il vient, un coin isolé de l’île du Nord, en Nouvelle-zélande, à des heures de toute ville digne de ce nom, on ne fait pas dans le bucolique. plages de sable noir désertiques, falaises escarpées, bush ténébreux dessinent un paysage évo-cateur, mais hostile. Les cinéphiles auront reconnu le lieu de tournage du film de Jane Campion, La Leçon de piano, réalisé à quelques encablures de Waitara, là où est né ben Shewry. Sauf que vivre à Waitara, ce n’est pas du cinéma. Grandir dans ce paysage hors du temps, c’est une expérience de vie fondatrice. « Mon père, un éleveur de moutons et de bétail, avait le whenua, un terme maori qui désigne un lien ombilical avec la terre. Il nous a enseigné, à mes sœurs et à moi, à ne pas la craindre et comment l’utiliser, sans trop prendre, ni toucher à certaines choses. ». Et de se remémorer d’incroyables escapades entre enfants dans le bush, où le soir au coin du feu on améliore l’ordinaire avec une anguille les bons jours, un peu de mousse amère les moins bons… Naturellement forager (cueil-leur) ; mais ça, « pas de quoi en faire toute une histoire », dit-il en pointant les jour-nalistes en mal d’inspiration qui lui collent systématiquement cette étiquette.Faut-il y voir l’origine de sa vocation précoce pour la cuisine ? Dès 5 ans, ben Shewry sait qu’il veut être chef. à 10 ans, il postule déjà dans un restaurant et c’est avec deux ans d’avance qu’il entre, sur lettre de motivation, en école de cuisine. à 35 ans, à la tête d’Attica,

à Melbourne, il est aujourd’hui le chef de file de la cuisine australienne. C’est ce qu’il raconte dans Origin, un ouvrage somptueux qui a nécessité trois ans de travail. « C’est plus un livre d’histoires et d’images qu’un recueil de recettes », précise ben Shewry, qui a écrit lui-même les textes, portés par les photos de Colin page, photographe naturaliste. Son fil directeur : expliquer pour chaque plat, la source d’inspiration, l’origine, le commencement. Tout revient toujours à la Nouvelle-zélande, terre nourricière à plus d’un titre. « Les leçons que j’ai tirées de la ferme, du bush et de l’océan ont été les plus formatrices de ma vie. Et ces souvenirs, une source d’inspiration constante. ». à l’image du « terroir », dont il utilise le mot français pour baptiser une des ses créations, il aime parler de dish of the land, c’est-à-dire un plat qui vient d’une région, mais qui aussi lui ressemble physiquement et intrinsèquement dans ses aspérités et sa complexité.

CUISINE NARRATIVEIl y a d’ailleurs une approche onomastique de la cuisine de ben Shewry, qui titre chaque plat. Sea tastes (crème de palourdes, écume d’oursin, gelée de crevettes, poudre d’algue, concombre) évoque ce jour, où à l’âge de 10 ans, il a failli se noyer ; il en a gardé un

profond respect pour l’océan. Snow crab (huile de raifort, verjus glacé, riz soufflé, crabe, blanc d’œuf) rappelle celui où il pra-tiquait le snowboard sur le Mont Taranaki, un volcan brusquement entré en irruption. « L’expérience m’a transformé à jamais. Je ne considérerai plus jamais la nature de la même façon ». On pourrait aussi disserter sur l’un de ses plats emblématiques, A simple dish of potato cooked in the earth it was grown*. Trivial, s’il n’était un hommage au hangi, une technique de cuisson ancestrale maori, réin-venté après des mois d’essais au restaurant. « Ma cuisine est souvent décrite comme narrative. Et c’est vrai que tous mes plats sont inspirés par un souvenir important ». L’histoire continue avec ses propres enfants. La naissance de Ruby, sa petite dernière, est à l’origine d’un joli dessert (Ruby’s rhubarbe). « Mais il ne sera jamais aussi beau qu’elle », souligne-t-il. Car la nature, toujours, reprend le dessus...

* Un simple plat de pommes de terre cuites dans la terre dans laquelle elles ont poussé.

Né qUELqUE PARTPLUS qU’UN LIVRE DE CHEf, ORIGIN, THE fOOD Of bEN SHEwRy – ATTICA, MELbOURNE –, RACONTE LA GENÈSE D’UNE CUISINE. UN RéCIT DES ORIGINES, qUI ExPLORE LES RéMINISCENCES D’UNE ENfANCE PASSéE SUR UN MORCEAU DE TERRE EN NOUVELLE-zéLANDE, PARADIS PERDU ET INéPUISAbLE SOURCE D’INSPIRATION.

origin, bEN SHEWRy, ED. MURDOCH bOOkS (EN ANGLAIS)

tExtE Marie-LaureFréchet

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Il n’a pas les mots. Il est cuisinier, pas boulanger. Il n’est pas non plus corpora-tiste, mais pour parler de boulangerie, il dit « nous », invoquant sans le nommer le « monde » de la restauration. De la première après-midi passée, il y a huit ans, avec le boulanger Alex Croquet venu de Wattignies jusqu’à la Madeleine-sous-Montreuil lui prodiguer des conseils, Alexandre Gauthier garde le souvenir d’une longue discussion. Avant toute chose, il fallait, pour comprendre ce qu’est le pain, revenir à la base, détailler l’influence des rencontres entre l’eau, la farine et les levains, saisir la fermentation. Gauthier voulait mettre sur table à l’auberge de La Grenouillère un pain qui ressemble à

sa cuisine - « dur et gourmand ». Croquet lui a donné les codes pour cuire deux miches, une blanche et une seigle. L’année d’après, ce fut la faluche, le pain du nord, pour le pe-tit-déjeuner, un « pain école », qui rappelle, explique Croquet, que « la farine, ce n’est pas acide, c’est doux ». pour la fin de l’année, le cuisinier planche sur une recette de pain fumé au-dessus de la cheminée car le pain, désormais, fait partie du lieu.pour accéder à la demande expresse de jeunes chefs comme Alexandre Gauthier, Sébastien de La borde à La cour de Rémi ou Emmanuel Renaut au Flocon de sel, qui tous veulent apprendre le pain, Alex Croquet insiste pour venir dans les cuisines. « Le pain est une éponge, il absorbe son environ-nement. Il faut être sur place pour faire le pain d’un restaurant. » Il revient, de temps en temps, ajuster, rectifier une recette, peut-être parce qu’en boulangerie plus qu’ailleurs, le quantifiable ne fonctionne pas. « La cuisine, c’est l’instinct, la pâtisserie, la précision, et la boulangerie, c’est la sensibilité, résume Croquet. Dans chaque domaine, il faut un peu des trois pour être bon, mais il y a tou-jours une prédominance ».La sensibilité passe par des fermentations longues, des ajustements quotidiens, la tenta-tive démiurgique de capter, littéralement, l’air du temps qui un jour est humide, l’autre plus sec. Ce prix du temps, reste à la charge d’une certaine boulangerie, affranchie du couperet économique, qui tombait deux fois par an pour corriger l’inflation. Quand René Monory, ministre de l’économie qui se revendiquait du « bon sens » plus que d’aucune école, décrète en 1978, la désindexation (effective en 1987)

du prix de la baguette sur le SMIG, l’artisa-nat a acquis la liberté de se donner un prix. à l’échelle de la France, on a pressenti, deux cents ans après la révolution, le danger en-fanté – pour l’artisan et le mangeur – par le ménage du pain et de la raison d'État.« On a vu depuis la profession renaître de ses cendres. Il n’y a plus cette contingence coût-matière qui obligeait les boulangers à des astuces de gestion pas très saines », analyse Thierry Marx, le chef du Mandarin Oriental. pour sortir enfin des ornières institution-nelles et faire éclater le carcan, il a donc aussi fallu se dépêtrer d’une sale image, qui confine fatalement à la négligence et à l’indi-gence. La Confédération nationale de la

AU NOM DE PAINPEU DE MONDE ENTRE AUjOURD’HUI DANS UNE bOULANGERIE COMME IL ENTRE DANS UN RESTAURANT OU CHEz UN CAVISTE. VINGT-CINq ANS APRÈS LA LIbéRATION DU PRIx DE LA bAGUETTE, qUI A bOULEVERSé LES ENjEUx DE LA PROfESSION, LA jEUNE bOULANGERIE bRANDIT POURTANT SON PROGRAMME POLITIqUE  : REMETTRE LE PAIN AU CENTRE DES TAbLES POUR LE DéGUSTER COMME ON DéGUSTE LA CUISINE ET LE VIN, AVEC PASSION.

tExtE kiMLeVy

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LE DOUTEà CEUX QUI SE DEMANDERAIENT ENCORE à QUOI SERT OMNIvORE, ON pOURRAIT

RÉpONDRE D'UN MOT EN bRANDISSANT CE NUMÉRO : AU DOUTE. pARCE QUE LA

CUISINE pOSSÈDE CETTE FACULTÉ TOUTE pARTICULIÈRE DE SE METTRE TRÈS

vITE EN MODE SÉCURITÉ. pARCE QUE L'AUTOSATISFACTION N'EST JAMAIS TRÈS

LOIN DE LA RÉUSSITE SURCHAUFFÉE AUX RÉSEAUX SOCIAUX. C'EST pOURTANT

DANS CES MOMENTS-Là QUE TOUT DÉGRINGOLE, bEAUCOUp pLUS vITE QU'ON

NE L'IMAGINE. ALORS CE NUMÉRO FAIT OFFICE DE vIGIE : QUOI DE NEUF EN

CUISINE ? vERS QUEL CÔTÉ REGARDER ?

LIRE LES INTERROGATIONS CONSTRUCTIvES D'UN MICHEL TROISGROS,

ASSISTER EN LIvE AUX ÉLUCUbRATIONS GÉNIALES D'UN pAUL pAIRET,

pLONGER DANS L'œUF MATRICIEL EN TRAIN DE SE pONDRE, TOUCHER

DU DOIGT LA vIOLENTE ET pARFOIS DISSONANTE ÉNERGIE D'UNE GÉNÉRATION

QUI DÉFERLE SUR LA pRÉCÉDENTE SONT LES pLAISIRS UTILES D'UN MAGAzINE

AUSSI NATURE - ET pARFOIS AUSSI INSTAbLE - QUE LES vINS DE SATURNE. MAIS

SOyEz SûRS QUE LE DOUTE EST FÉCOND, OMNIvORE LE COUvE SANS RELâCHE

DEpUIS 10 ANNÉES. LucDubanchet

RéDACTIONDIRECTEUR DE LA RÉDACTION Luc DubanchetDIRECTION ARTISTIQUE Dimitri maj COORDINATION esteLLe haLaDjianRÉDACTION ET pHOTOS PauL bowyer, Luc Dubanchet, sébastien DemoranD, marie-Laure fréchet, kim Levy, stéPhane méjanès, marc schwartz, bruno verjus, scott wrightpHOTO DE COUvERTURE couteau À Pain (saturne, Paris) © omnivorewww.omnivore.com

mARkeTINg & COmmeRCIAlDIRECTEUR DU DÉvELOppEMENT omar aboDiDTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]É D’AFFAIRES guiLhem carLe-rouxTél. : 01 44 31 52 18 • [email protected]

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Omnivore Magazine est édité par SARL Omnivore au capital de 486,40 euros • RCS paris b 450 370 929 Directeur de la publication : Luc Dubanchet

SOMMAIRE

P.04 MICHEL TROISGROIS ENTRETIEN

P.10 HISTOIRE(S) DE CUISINE(S) à MONTRéAL

P.18 VOLAILLES EN VOIE DE RéAPPARITION

P.24 bLANCA

P.28 LES kIDS VONT bIEN

P.34 bEN SHEwRy Né qUELqUE PART

P.40 IVRE DE PAIN

P.44 ULTRAVIOLET LA DOUCE VIOLENCE DU PSyCHO-GOûT

P.50 COMPENDIUM IRRéDUCTIbLE DES USTENSILES DE CUISINE

P.58 bRUT DE CAMPAGNE

P.60 LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE (SATURNE)

MAGAZINE 54 • SPPPR • 230 x 300 mm • Visuel : ART • Parution : • Remise : 9mai THY • BAT

LA TABLE EST UN ART

EVIA_1204281_MAG54_230x300.indd 1 09/05/12 08:39

MAGAZINE 54 • SPPPR • 230 x 300 mm • Visuel : ART • Parution : • Remise : 9mai THY • BAT

LA TABLE EST UN ART

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Page 21: OMNIVORE MAGAZINE VOL 4

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boulangerie a multiplié les campagnes de communication autour de l’artisanat et, pour distinguer les 33 000 artisans boulan-gers français des industriels, a inventé un logo. Il représentait d’abord un boulanger penché sur son fournil, courbant le dos, puis on y a vu le reflet trop clair de la « pénibilité au travail ». L’artisan boulanger se distingue, depuis 2010, par un gros b jaune et ventru accompagné d’une mention explicite, telle-ment explicite qu’elle en devient équivoque : « boulanger, c’est un métier ».

MOMENT TROUbLEAu moment où cuisine et pâtisserie s’af-fichent sous les projecteurs des plateaux télé et des cinémas, où les émissions de radio et les rubriques de journaux gastronomiques sont légion, où l’on n’aurait pas idée d’appeler les cuisiniers des artisans tant c’est une évi-dence, la boulangerie commence tout juste à participer à la fête et à être reconnue comme un corps de métier moteur pour la gastro-nomie. Le moment un peu trouble où, sans transition, le pain a été propulsé au rang de mets gastronomique, semble révolu. Il fallait apaiser le coup asséné par un déclassement injuste dans le patrimoine culinaire mondial, à un produit de première nécessité, aliment de lest, dégradé. Dans le dédale de cet entretemps même Thierry Marx, enfant du fournil (il a contracté le virus de la cuisine en regardant travailler bernard Ganachaud, le boulanger du quartier de Ménilmontant),

Thierry Marx. Mais ce qu’il faut surtout rete-nir, c’est que le pain interpelle maintenant en matière de nutrition. » à côté de la miche de campagne, le chef a mis sur la table des petits pains à la farine de châtaigne, pour réconcilier les mangeurs sensibles au glu-ten avec le pain. En parallèle, Marx prévoit d’ouvrir une nouvelle école, où les fonda-mentaux de la boulangerie seront enseignés, après le restaurant solidaire à blanquefort et Cuisine, mode d’emploi(s) en 2011. En cui-sine, les fondamentaux, ce sont par exemple les fonds, en boulangerie, où les ingrédients se comptent sur les doigts d’une main, les fondamentaux sont d’autant plus exigeants et demandent une connaissance intime des produits.pour Roland Feuillas, paysan boulanger et exploitant d’une centaine d’hectares de champs dans l’Aude, « l’avenir du pain sera grand. On peut faire du pain comme du vin, avec des cultures d’exception ». Quand il dé-cide en 2005 de se consacrer à plein temps à sa passion du pain, après une carrière d’ingénieur en sciences cognitives, il veut moudre sa propre farine. « Mais quand j’ai cherché du grain, j’ai compris que les agri-culteurs auxquels je m’adressais ne connais-saient pas leur blé et s’étaient abandonnés à un travail systémique ». Il vient d’acqué-rir huit hectares de terres alluvionnaires, « proches dans leur composition de celles qui bordaient le Nil avant la construiction du barrage d’Assouan ». Le pain du XXIe siècle sera – peut-être – nature.

un temps boulanger à pauillac, reconnaît s’être un peu perdu en tentatives pour re-mettre le pain sur la table. Multiplier les pains « à quelque-chose » au restaurant, symp-tôme couru des années 2000, Thierry Marx « l’a fait, [il] ne le fait plus ». En abandonnant le « côté show off du pain » pour un « pain de référence », une miche de pain de campagne - la recette est signée Ganachaud - pour les tables du Sur mesure et du Camélia, les deux restaurants du Mandarin oriental à paris, le célèbre chef rend son hommage à un « emblème de la boulangerie ».D’emblème il est aussi question pour Chris-tophe vasseur, ancien vRp reconverti dans le pétrin depuis 2002 et sacré cette année meilleur boulanger du monde par le grand quotidien espagnol El Mundo. Depuis un an et demi, son pain des amis, un pain massif à l’épaisse croûte sombre et aux accents torréfiés, a achevé d’éjecter la baguette parisienne des étals en cuivre de sa bou-tique Second Empire, Du pain et des Idées, à deux pas de la République à paris. De l’air du temps acquis à la miche, l’image d’Épinal de la boulangerie intemporelle (la sienne est classée et se visitait l’année dernière pour les journées du patrimoine) sort requalifiée à l’aune d’un « symbole de partage et d’ora-lité », nourri toujours de romans de Giono et du fameux film inspiré à pagnol, La femme du boulanger. La boucle est bouclée. Sans renier les petits pains aux lardons fermiers ou au reblochon, le pain des amis, « c’est l’âme, c’est le cœur de Christophe vasseur ». Depuis 2010, son pain phare s’offre l’écrin de la cuisine d’Alain Ducasse, au restaurant éponyme du plaza Athénée. Cette année-là, le lieu fêtait ses dix ans et le chef moné-gasque avait conjugué pour l’occasion le luxe à l’ascèse au cours d’un dîner sur le thème du « retour à l’essentiel ».

MISE EN jACHÈREAu vu et au su de tous, le palace porte les couleurs de la boulangerie de quartier et vice et versa, et au-delà, le message d’une mise en jachère des certitudes, qui contribue à faire tomber les barrières entre l’assiette et le pain. « Le pain en France est devenu un modèle de dynamisme. Chacun revendique une personnalité, une signature, poursuit

“LA CUISINE, C’EST L’INSTINCT, LA PâTISSERIE, LA PRéCISION, ET LA bOULANGERIE, C’EST LA SENSIbILITé.”

ALEx CROqUET, bOULANGER

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« Le fou », « L’ami du pain », « Le génie du pétrin », « Le Chamane », « Le professeur Nimbus de la boulangerie », et même « Le Dieu boulanger ». Sur les blogs et dans la presse, les sobriquets fusent, année après année toujours plus puissants, pour tenter de croquer Croquet. Lui assume et renché-rit, jusqu’à choisir pour sa nouvelle boutique, dans le vieux Lille, le nom d’ « Alex Croquet, fou de pain ». Au-delà du côté décalé et du jusqu’au-boutisme affichés qui font parler du métier sur un autre ton, Alex Croquet s’illustre en inépuisable chercheur de trouvailles bou-langères.Il promet qu’il se calme (« à 47 ans, je me calme »), mais chez Alex Croquet, le pain soulève un enjeu vital et une obsession qui ne le laisse jamais seul. « Quand Alex part en vacances, il emmène sa femme, ses enfants et ses levains, c’est comme un Tamogotchi », témoigne Alexandre Gauthier. C’était au Ma-roc, il y a trois ans. En aoûtien décontracté, Alex Croquet cuisait pour toute une maison-née un pain fermenté avec ses levains embar-qués dans l’avion. pour le moment, le quoti-dien d’Alex Croquet est ponctué de dimanches soirs studieux à l’atelier à cultiver ses levains, et de nuits blanches passées en réflexions et en lectures autour des « facteurs de la fermentation ». « pasteur a un peu cassé la magie pour les boulangers. Mais il reste des phénomènes mystérieux. La recherche et l’industrie n’arrivent toujours pas à tout expli-quer. La fermentation, on la constate, mais on ne la voit pas arriver. »Formé aux deux métiers, Alex Croquet a long-temps préféré la pâtisserie à la boulangerie. Quand il ouvre sa boutique à Wattignies, « A Croquet » (chercher le jeu de mot), il y a vingt-deux ans, il embauche d’ailleurs un boulanger et ne songe à investir l’atelier qu’à son départ. « C’est à ce moment, en manipulant farine,

eau et un facteur abstrait, le temps, que j’ai percuté : le levain crée la vie. » L’épiphanie est tardive. Il avait bien travaillé pour le compte d’une petite maison, mais avait pu y constater, comme d’autres avant lui, l’état de décadence de la boulangerie : fours rotatifs et pétris-sage intensifiés, plutôt loin de sa vision de la chose. « De fait, je suis autodidacte dans ma démarche ».

LA MéMOIRE DU MOUVEMENTAlex Croquet teste loin, jusqu’à pétrir du pain à l’eau de pluie, ou avec l’eau bénite de Sainte-Hélène que sa mère conserve. « Mais le pain avait un goût d’estragon, il y avait eu une dérive végétale, due à un manque d’hygiène. En menant ces expériences, j’ai compris ce qu’il est bon de faire et de ne pas faire. » Et le couche-tard s’est aussi levé tôt pour se lancer dans le bio (il s’y met en 1991 « sans le dire » et obtient le label en 1996). Il a commencé, « comme tout le monde, avec des farines dites classiques, bourrées d’additifs ». « Je ne suis pas un dogmatique du bio, mais un jour, je me suis dit : on ne veut pas supprimer la richesse bactérienne du blé, et donc on ne veut pas re-pousser les insectes. Aujourd’hui, c’est peut-être une réflexion grossière, mais à l’époque, ce n’était pas évident. » Deux ans après, en pleine démarche pour obtenir le label « cer-tifié biologique », il invite l’inspecteur venu prélever des échantillons à goûter ses pains. Quelle preuve est plus irréfutable ? L’inspec-teur décline. « J’étais très déçu, il y avait une obligation de moyen et pas de résultat ».Quinze ans après, Alex Croquet travaille « en biodynamique », en lien avec une agriculture et une meunerie qui s’efforce de conserver le vivant dans les cultures au-delà des délais et des cadres qu’impose la loi. Mais il est

en fait difficile d’enfermer Croquet dans un quelconque concept et on pourrait aussi bien parler de boulangerie cosmico-artologique. « La plus belle signature éthique et esthé-tique du pain, c’est pour moi la mémoire du mouvement. Il y a un esthétisme particulier dans l’expression libre de la matière ». Après s’être équipé d’un osmoseur pour filtrer l’eau courante, « chlorée donc morte », il pousse jusqu’à convoquer un sculpteur fontai-nier dans son atelier. Il se passe du confort moderne d’un robinet, son nouvel eldorado s’incarne dans une « rivière », un système de gouttières communicantes, où coule « l’eau dynamisée, adolescente, à l’état de pluie ». L’eau suit un circuit, une boucle. Alex Croquet s’installe devant sa « rivière », en regarde les vortex. « Tout est rond dans la nature, le rond n’a aucune direction. Et en boulangerie, ce doit être la même chose. Le pétrissage est rond, on n’impose rien à la pâte ». Et les babas (« les bôbôs ») n’y trouvent rien à redire non plus. Soit, aujourd’hui, il n’est pas très content du pain à l’huile mais « on n’a jamais fini de progresser ». Il aurait pu être copain avec Marguerite yourcenar, qui mettait à fermenter l’écriture et réciproquement. « Une fois que j’ai travaillé le levain, je tourne en roue libre et je suis malheureux ; comme un écrivain insatisfait qui chiffonne du papier, j’ai besoin de chiffonner de la farine. Je monte une nou-velle recette, je la perfectionne, mais un jour ou l’autre l’habitude prend. Il faut être hon-nête : ce n’est pas l’excellence tous les jours. » La demie heure journalière de débriefing à l’atelier a pu effrayer quelques uns de ses collaborateurs, certains ont dit qu’il allait trop loin. Alex Croquet admet ne pas se faire prier pour parler de pain, il a toujours un bon mot, une histoire marrante ou poétique, un allant mystique sous le coude. Écrire sur Alex Croquet, c’est du pain béni. (www.alexcroquet.fr)

IVRE DE MIE EN VINGT ANS, ALEx CROqUET A fAIT DE SA bOULANGERIE DE wATTIGNIES DANS LE NORD LA RéféRENCE AbSOLUE EN MATIÈRE DE PANIfICATION. CROqUIS D’UN bOULANGER CRAqUANT.

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Rares sont les restaurateurs qui, non contents de servir un bon pain à table, le pé-trissent de leurs mains. Alexandre Gauthier, héritier de l’auberge de La Grenouillère, cuit son pain comme le faisait son père, Roland. En fait, il en fait même cinq fois plus, pro-posant un pain blanc, un pain de seigle, un pain tourné aux céréales, une faluche et des brioches pour le petit-déjeuner. Interview.

omnivore : comment en êtes-vous arrivé à faire votre pain ?alexandre gauthier : Ma situation géogra-phique m’y encourage, car le bon pain est rare aux alentours de la Madelaine-sous-Montreuil. Quand il gérait l’auberge, mon père faisait un pain roulé aux céréales et au pavot, individuel, très apprécié. Quand j’ai repris la cuisine, on n’était pas assez précis, et on n’avait ni l’espace, ni les hommes pour continuer : une quarantaine de couverts par service chaque jour, c’est deux fournées de chaque pain. Il fallait trouver une solution, parce qu’on ne pouvait pas s’en passer, c’est un élément essentiel de notre cuisine. Je me suis fourni chez les boulangers autour du restaurant, et puis en pain semi-indus-triel, pré-poussé, qui s’est révélé plus sûr en approvisionnement et meilleur. Nous avons fonctionné comme ça le temps que la cuisine soit en place et jusqu’à ce que je réussisse à cuire mon propre pain, en 2004, après un an et demi.

Pourquoi avoir demandé l’aide d’alex croquet ?C’est un vieil ami de mon père et un vrai passionné de pain. On a eu une longue dis-cussion sur ce qu’était le pain. bien sûr au-jourd’hui, c’est plus facile avec le recul : on sait tous qu’il y a différentes levures. Mais toutes les questions autour des farines et de l’eau, c’est nouveau, surtout l’eau, on n’en

parlait pas. Une fois que j’ai compris, j’ai fait un premier pain, puis un deuxième. J’ai choisi de le cuire en miches, parce que c’est le symbole du partage et que rompre le pain est à l’origine du repas. Quand je fais du pain, c’est Alex Croquet dans mes mains, tout ce qu’il m’a appris sur ce qu’était son métier et comment obtenir des fermentations.

L’investissement en temps est énorme, avec deux fournées par jour de chaque pain. est-ce que cela a débordé sur votre cuisine ?Non, les pains ressemblent à ma cuisine. Je reste un cuisinier, et ça signifie qu’on n’est pas équipés comme des boulangers, on cuit dans le four de la cuisine, on n’a pas de chambre froide non plus, les pâtons sont dans les frigos. On doit aussi renouveler nos levains tous les quinze jours, quand cer-tains, en Italie par exemple, les conservent 80 ans ! Mais c’est vraiment trop de soucis. par contre, on ne fait pas de compromis sur les temps de fermentations, toujours autour de 48 heures.

comment réagissent les clients à table ?partager le pain est une manière de retrou-ver le symbole du partage, alors que pour beaucoup, à table, c’est chacun sa merde. Là il faut choisir, se mettre d’accord, parce que le beurre et le pain pour commercer le repas, c’est obligé, surtout dans le Nord où c’est la tradition. Ça force les gens à communiquer et à faire des concessions mutuelles autour de la table.

Qu’est-il donc arrivé au pain ?Le pain a été bafoué comme beaucoup d’autres produits en France, parce qu’on était trop sûrs de nous. On s’est simplifie la vie, on s’est passé des contraintes, et puis un jour, deux générations après, on s’est aperçu qu’on a oublié comment faire, comme frappés par une sorte d’amnésie collective.

et aujourd’hui ?Il y a quelque chose qui a changé, c’est sûr. La cuisine a fait de l’ombre au pain et les boulangers en ont beaucoup souffert. Mais aujourd’hui il y a un regain d’intérêt, on le voit même dans les foyers, les gens achètent des machines pour faire leur pain chez eux. Je pense que la boulangerie en est à l’origine, pas les restaurateurs. Il y a eu cette étape du label « Artisan boulanger » [n 1998], qui a sauvé le pain. Une démarche similaire a été tentée pour les restaurants, de mettre des astérisques sur les menus pour distinguer les produits frais et faits sur place des autres. Mais il y avait un tel lobbying des industriels que la loi n’est pas passée.

comment le pain va-t-il évoluer selon vous?Le regain d’intérêt va sûrement permettre de mieux travailler, sur le fil et sans filet, comme un retour à la vérité. On a toujours la tentation de standardiser, d’aplanir. par exemple, beaucoup de restaurateurs, quand ils ont découvert Jean-Luc poujauran [ndlr : le boulanger qui a fourni des centaines de tables pendant 30 ans], n’ont plus juré que par lui, sans chercher plus loin. Mais d’un autre côté, il y a des jeunes qui bougent, comme Christophe vasseur, et qui ont des idées, comme celle de vendre le pain au kilo. D’une manière générale, il faut que ceux qui font leur pain fassent confiance et parlent aux meuniers, ce qui les fera progresser, et nous aussi.

ALExANDRE GAUTHIER : “LE PAIN A éTé bAfOUé EN fRANCE.

à fORCE DE SE SIMPLIfIER LA VIE, DE SE PASSER DES CONTRAINTES, UN jOUR, ON S’APERçOIT

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Ultraviolet commence par un enlèvement. Il survient dans le restaurant le plus connu de Shanghai, Mr and Ms bund, sur la petite terrasse ouvrant la vue époustouflante sur les tours de poudong. Le verre de poiré gra-nité d’Éric bordelet pris à 18h45 précise n’est qu’un prétexte pour rassembler la troupe des dix dîneurs qui s’apprêtent à changer, sans le savoir, d’espace temps. Nous sommes les numéros 10 sur la courte liste des premiers dîners. 90 convives, pas un de plus, ont déjà expérimenté ce que chacun pressent comme une expérience sensorielle et culinaire du nouveau millénaire. La barre est haute, avant même d’avoir commencé. Mais le projet, dans sa douce folie et les 15 ans d’incubation qu’il a nécessité dépasse à lui seul toutes les exigences des mangeurs. « Ultraviolet est-il prétentieux ?, questionne lui même paul pairet. La prétention est mon pire ennemi et la raison qui me pousse sans doute à me justifier pour la première fois dans une bro-chure. » Ces quelques lignes suffisent pour débusquer le phénomène. pairet est parmi tous les chefs de la planète sans doute l’un des plus madré, roué, joueur qui soit. Alliant un humour dévastateur, une répartie aussi fulgurante qu’une accélération de demi d’ou-verture, il cloue le mesquin sur son fauteuil et l’imbécile – qu’il soit client ou critique –,

au pilori du décapsuleur, la plus haute tour d’Asie qui surplombe poudong. Sous la cas-quette kaki qui ne quitte plus son crâne, la fougue et l’énergie grondent. « Chers hôtes, je vous prie de bien vouloir me rejoindre à cette table. Mon nom est Fabien et j’ai le plaisir de vous accompagner ce soir. » Fabien verdier est français. Comme pairet. Il est le MC d’Ultraviolet, entre buttler tradi et pince-sans-rire, hôte mystique à la Mr Roarke de l’île fantastique et ambianceur de soirée chic, c’est lui qui impose le rythme de la soirée, distribue les menus – de petits carrés de papier de soie imprimée qui se déplient en une grande feuille translucide et fragile. Les 10 hôtes ne perdent pas une miette de ses mises en garde et conseils (« des photos oui, pas de flash, pas de film, le droit de se laisser aller et d’avoir de l’hu-mour… ») qui participent de fait à la mise en scène d’un dîner peu ordinaire.

MONDE INCONNU19h. Le soleil qui avait enfin percer la pol-lution de la mégalopole chinoise commence déjà à disparaître sur l’horizon des tours. Il est l’heure de quitter le bund pour la des-tination inconnue. « L’UvICO va venir vous chercher juste en bas. Je vous retrouve un peu plus tard. » L’ascenseur de Mr & Ms bund prend inconsciemment la forme d’une première descente en monde inconnu – une seconde, une heure plus tard marquera la

rupture définitive avec le monde des vivants. On quitte le luxe de l’avenue la plus chic de toute l’Asie pour s’engouffrer dans un Iveco customisé. Led violet, plasma diffusant le film de présentation d’Ultra-violet : mix hys-terico-rigolo (pairet ne se prend jamais tout à fait au sérieux) où, entre des séquences de Docteur Folamour, Columbo – oui l’inspec-teur – tient un rôle de premier plan. « Dans l’épisode Double Exposure, l’inspecteur doit démasquer un médecin/assassin qui a découvert le pouvoir de la « suggestion gustative ». Il se sert d’images subliminales de désert et d’eau fraîche cachées dans le montage d’un film pour suggérer une soif irrépressible à son patron et pour tuer ce dernier au moment où il se dirige vers la fon-taine à eau. » Ce sont les explications claires du chef après coup mais vous, à cet instant même, êtes encore dans l’UvICO. vous regar-dez la vidéo, n’y comprenez pas grand-chose, tentez quand même de décrypter, entre sou-rire et confusion. pairet, déjà, est en train de vous avoir. Ultraviolet est bien un projet où l’auto-suggestion tient une grande part. La puissance de l’image pour décupler celle de la cuisine. Mais vous n’en êtes pas encore là. Le bus défile pour l’instant dans les

ULTRAVIOLET LA DOUCE VIOLENCE DU PSyCHO-GOûTPRéSENTé EN 2009 EN AVANT-PREMIÈRE AU fESTIVAL OMNIVORE DE DEAUVILLE, ULTRAVIOLET IMAGINé PAR PAUL PAIRET A ENfIN VU LE jOUR EN 2012 à SHANGHAI. RéCIT D’UN DES TOUS PREMIERS REPAS.tExtE LucDubanchetPhotosscottwrightoFLiMeLightstuDio

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rues de Shanghai, s’enfonce dans les ruelles où il peine à se frayer un passage. Un moment, vous pensez reconnaître une rue de la concession française mais dix minutes de plus suffisent à vous perdre dans la ville tentaculaire. La nuit tombe sur les étales de bouffe ambulante, la fumée produite par les woks sur des feux de fortune parvient à s’immiscer dans l’habitacle, les pattes de canard pendouillent aux devantures décré-pies, la nuée de vélos kamikazes s’écarte à peine. C’est une lente plongée dans la ville qui ne s’endort jamais. Destination incon-nue. Ultraviolet doit rester secret. Une de-mi-heure plus tard – plus ou moins, on ne sait déjà plus –, le minibus longe un cours d’eau et pénètre dans un sombre garage. Ce pourrait être un guet-apens, la fin d’un voyage. Mais c’est un commencement. La petite troupe qui a fait connaissance se retrouve face à une porte de métal. Elle s’ouvre après quelques secondes laissant apparaître un sas de béton et de blancheur qui tranche dans la nuit profonde du garage. La seule issue. La porte se referme, laissant l’hôte désemparé. Car il faut quelques ins-tants avant qu’une autre ouverture laisse apparaître un bar sur lequel dix verres vides sont alignés. Dans le silence qui s’est installé depuis la sortie du bus, les regards inter-rogent : Faut-il se servir, attendre ? pour quoi faire ? On part finalement avec, poussés par l’envie d’explorer ce bâtiment qui semble l’hybride d’un Galactica et d’une villa de Frank Llyod Wright. verres vides - d’un apé-ritif avorté avant d’avoir commencé - pen-douillant à la main, on doit pourtant encore attendre que deux immenses pans de mur coulissent dans une paroi pour découvrir ce que sera la salle-à-manger d’un soir.

bLOC OPéRATOIREC’est une capsule sombre d’une cinquantaine de mètres carrés. Une longue et large table blanche trône en son centre, entourée de dix fauteuils comme autant d’assises de pilotage de Concorde. La table est éclairée d’une lu-mière blanche d’où se détachent, en lumière violette, les noms de chacun des convives. bien sûr, on sait qu’il s’agit d’un restaurant, que rien, à l’issue du repas ne sera vraiment grave. Mais on ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil intimidé au voisin qui n’en mène pas large non plus. Dans la pénombre de cette salle qui pourrait être tout aussi bien un bloc opératoire, chaque convive se retrouve face

à soi, à ses propres craintes, ses propres limites. C’est tout le rituel de l’accueil (« bonjour Madaaaame, Mooonsieur, puis-je vous accompagner à votre taaable. »), la per-ception de ce qu’est supposé être une salle-à-manger, un serveur, la mise d’un couvert, qui s’en trouve chamboulés. Et ce n’est pas le compte-à-rebours, façon décollage de fusée, qui s’échappe en anglais de hauts parleurs à l’acoustique parfaite qui va vous rassurer. Le décollage à lieu… mais à l’op-posé des étoiles. C’est le deuxième ascen-seur de la soirée. Celui-ci est virtuel. L’écran à 360° faisant office de murs s’éclaire pour laisser apparaître un monte-charge. puis c’est la descente, façon voyage au centre de la terre. physiquement l’impression étrange que la capsule/restaurant rejoint le noyau en fusion de notre planète. Le silence s’est fait parmi les hôtes. Les pupilles se dilatent, le souffle est plus court. puis c’est la plongée sans transition au beau milieu de la Galaxie, à des milliers de kilomètres de la terre, pluies de météorites, étoiles. Trou noir. C’est à ce moment là que l’une des grandes portes dissimulées dans le mur s’ouvre. Sur la psal-modie d'un chant grégorien, toute la brigade, capuche sur la tête, entre en procession, yeux baissés sur un bol tenu comme une of-frande. Les dix moines/cuisiniers se placent derrière les dix convives. Le bol est déposé sur la table, les leds du plafond font scintiller son contenu : vert fluo. Ostie. Apple et wasabi. Fraîcheur et glacé piquant sous la langue. La procession repart sans un mot. La dégusta-tion peut commencer. 22 strophes, autant de musiques, images, mises-en-scène pour les accompagner. Le second tableau libère West & smoke d’Ennio Morricone et le « Foie gras, Can’t quit », une mince cigarette friable qui croque, une fois passée dans une poudre de chou, sur un cœur de foie gras coulant. L’impres-sion mélangée de fugacité et tout à la fois de persistance en bouche comme si quelques grammes d’une mousse injectée suffisaient pourtant à produire un lob entier. puis c’est la pop Rock Oyster, tea vert et citron qui irradie le palais (en fond sonore pop-pop de Comic Strip) avant que la pluie de Londres s’abatte sans transition sur la petite salle sous-ter-raine. Ce n’est pas tea time mais « Micro Fish no chips », combinaison démoniaque autour de l’anchois et de la grosse câpre traitée en tempura. Wouah ! La pluie cesse en une seconde. Fabien, le MC, réapparaît pour pré-parer la découpe de ce qui pourrait être un boudin blanc poêlé. Sur les deux guéridons apportés par l’équipe, il officie cérémonieu-sement mais le sourire aux lèvres – l’alchi-mie prend, il le voit aux yeux des convives. Un tronçon de boudin est déposé délicatement dans chaque assiette. « Guimauve de seiche, caramel de coco, ail et olive ». La quatrième

dimension s’ouvre un peu plus dans cette mise en abîme où rien ne ressemble à rien, où tout pourrait être leurre… S’il n’y avait le goût façon pairet : « la nourriture prend sa source dans l’émotion et l’émotion va plus loin que le simple goût. L’émotion est influencée par vos souvenirs, l’ambiance, vos attentes, les personnes assises près de vous, votre chaise, votre subconscient… la lumière, la musique, tout ce qu’on appelle l’atmos-phère. Ce sont ces paramètres externes qui construisent votre idée du goût, celui que vous aller expérimenter, ce que j’appelle le « psycho- goût » - souvenez vous de l’épisode de Columbo. L’imagination, c’est ce petit plus qui transforme l’appétit en désir ».

UNE fEMME PLEURED’où vient paul pairet ? Du sud-ouest et des voyages. Sa bio donne une première trace de lui en Australie au mi temps des années 90. Il doit quitter son restaurant de Melbourne fermé par le propriétaire. On le retrouve alors à paris, où il introduit sa vision cutting-edge de la cuisine au Café Mosaïc. C’est ici qu’on le croise pour la première fois avant de le reperdre de vue au Ritz-Carlton d’Istanbul, placé là par un Alain Ducasse admiratif de son travail conceptuel et novateur. En 2005, il ouvre Jade on 36 à Shanghai, le restau-rant du Shangri La à poudong. Et devient carrément une star de la cuisine en Chine, repérable parmi tous par sa haute silhouette, sa casquette de GI masquant presque ses yeux et son caractère détonant dans un monde plutôt lisse. Mr and Ms bund, son deuxième restaurant à Shanghai marque en avril 2009 la première étape menant à Ultraviolet. Le gastropub de plus de 200 couverts avec vue sur le bund est le théâtre des expérimen-tations du chef, très vite considéré comme l’un des meilleurs restaurants d’Asie. C’est grâce à son propriétaire, JC Chiang, ayant fait fortune dans la chaussure, que pairet

réalise enfin le rêve de quinze années : un lieu multi dimensionnel et multi sensoriel. Il le présentait en avant-première sur la scène du Omnivore Food Festival de Deau-ville en 2009 ! « Cela faisait déjà trois ans que nous le mettions au point. Il a fallu encore trois ans pour le réaliser. » Deux millions d’euros plus tard, Ultraviolet transgresse enfin les règles, réinvente le restaurant sans oublier la cuisine. Car dans les faits, c’est bien le goût que le chef restitue magnifiquement. Mise-en-scène, images, sons, tout cela pourrait tomber à plat, pire, devenir simplement ri-diculement kitsch s’il n’y avait derrière cela un travail forcené sur la matière. Imparable quand le « Lobster essential » crisse sous la dent, homard minéral, granitique, correspon-dant à la perfection au Riesling Grand Cru de Josmeyer. On échange un regard ému avec le

voisin d’en face – un chef parisien très connu, hyper exigeant, passé par l’école de cuisine la plus implacable. La curiosité et le soup-çon d’appréhension qui se mêlaient depuis le départ se transforment plat après plat en admiration. De l’hilarante bouillabaisse en-capsulée (« Ah que c’est bon la bouillabaisse, ah que c’est bon bon bon », chante Fernandel en jetlag complet d’histoire et de fuseau horaire) à la séquence de plats bourgeois revus et corrigés – bar Monte Carlo “you are not in The Louis Xv”, agneau truffé, ou simple waggyu grillé jusqu’au détonnant dessert « Ispahan dishwash » où pierre Hermé pour-rait se réincarner en plongeur d’un soir (on

vous apporte ce qui ressemble à un plateau de self sale), tout sonne juste, équilibré, sensible. Et parfois même bouleversant. Une jeune femme pleure de belles larmes, submergée par l’émotion d’un plat s’intitulant « pain », épaisse et étroite tartine croustillante sur un beurre onctueux aux truffes. Un paysage d’automne envahit alors la salle-à-manger, Debussy ou Chopin (à ce stade là, déjà, on ne sait plus) s’insinuent sous la peau et cette petite tartine déclenche ces larmes. « Après ça, on peut prendre sa retraite » balbutie le chef/hôte d’un soir. C’est magique. » Ce soir là, il y eut d’autres mets stratosphé-riques – une sublime salade patiemment construite et méthodiquement détruite à l’azote liquide pour en révéler, là encore, une incroyable dimension –, d’autres re-gards émus et même une course (oui une vraie course) autour de la table entre hôtes et équipe de cuisine. à une heure du matin, soit cinq ou six heures après son commen-cement, l’expérience prenait fin dans l’UvICO encore tout engourdi de ce travail délirant sur le rythme, l’image, l’effet de surprise, la réécriture complète de ce que peut être un accueil, un service, une cuisine du 21e siècle. Non décidément, ni arrogance, ni prétention chez pairet. Derrière le rêve fou et concep-tuel, cette volonté de maîtriser par l’illusion et la mise en scène nos émotions gustatives, le trouble de manger et vivre une immense poésie.

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C’est l’anti kit Ikea, la première vraie malle à cuisiner responsable au 21e siècle. « La Malle W. Trousseau est la somme, le compendium irréductible des ustensiles de cuisine indis-pensables à tous les amateurs éclairés. » C’est le dossier de presse qui l’écrit et c’est ma foi drôlement bien tourné. Compendium irréductible des ustensiles de cuisine ! Ce pourrait être le titre d’un nouveau roman de Houellebecq… On ne connaît pas Isabelle Mathez, la créatrice de cette malle hors norme mais elle a su en tout cas trouver le bon angle pour toucher les accros de cuisine. Elle parle d’éthique et d’achat durable, de communauté et même de

« groupe » pour s’offrir à plusieurs « ce ca-deau d’une vie, pour la vie ». Très loin donc du plastoc suédois…

ENTONNOIR à POULET Qu’y a t-il dans cette malle se présentant sous forme d’une boite de bois et de carton ? 43 objets de cuisine réunis patiemment, parfois même en exclusivité : un couteau

corse traditionnel de berger, des planches à découper en noyer et en hêtre, un tablier de cuir ou des torchons tissés. bref du haut de gamme, quasiment fait main, des produits de qualité comme les couteaux japonais Shun, une cocotte en fonte fabri-quée en Finlande, un mortier à épices de Suède… Et puis des objets plus étranges comme cette sorte d’entonnoir servant de rôtissoire à poulet, un produit venu tout droit d’Allemagne pour une « cuisson saine et savoureuse ». Le prix ? Un peu plus de 3 000 €… D’où l’utilité de l’acheter en groupe, à condition de vivre sur le même palier. On peut aussi investir boite par boite (il y en a trois) à un peu plus de 1 000 € et utiliser jusqu’à collection complète nos bons vieux ustensiles Ikea. www.mallewtrousseau.com

C’EST AINSI qUE SA CRéATRICE DéCRIT LA MALLE TOUT EN UN POUR CUISINIER MODERNE. PRéTENTIEUx MAIS bEAU !

COMPENDIUM IRRéDUCTIbLE DES USTENSILES DE CUISINEtExtE LucDubanchetPhotosMarie-pierreMoreL&ianscigLiuzzi

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omnivore au quotidien se lit sur la toile en français et souvent en anglais. récits de tables, portraits, résumés des voyages de l'omnivore World tour et réservations pour nos événements parisiens.

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La 7e édition du Carnet omnivore est disponible. Version papier ou iPad :

la même envie renouvelée de vous raconter la Jeune cuisine.

Racontez-nous votre recette à base de sorbet Mövenpick® passion Fruit & Mango ?Il n’est pas toujours facile d’associer un produit avec les fruits de la passion, en raison de leur acidité. Au départ, je suis parti sur l’idée de quelque chose de forcément cru. J’ai pensé à du veau en tartare, mais visuellement cela ne me convenait pas. Très rapidement, j’en suis arrivé à un carpaccio de Saint-Jacques pour atténuer l’acidité du fruit de la passion. Les Saint-Jacques ont un côté sucré très doux. L’association fonctionne bien, il y a un bel équilibre. J’ai ensuite décidé d’ajouter un peu de croquant avec des noix de cajou torréfiées longuement à cœur, du citron confit mais aussi du radis violet. J’ai complété avec quelques herbes parfumées et un peu de rouge métis pour apporter une pointe de légère amertume. J’aime associer des produits à l’état brut.

Dans quel état d’esprit avez-vous abordé cet exercice ?Pour être très honnête, je ne suis pas, par goût personnel, un très grand fan de glace. Mais j’ai

aimé découvrir cela il y a une dizaine d’années lors d’un passage chez Jean-Luc Tartarin, à “La Villa”, au Havre. Il y faisait un très bon sorbet de foie gras. Associer de la glace avec du salé est un exercice intéressant mais périlleux. C’est quitte ou double. J’avais déjà eu l’occasion de le faire avec la glace MÖVENPICK® Ricotta & Pink Pepper lors de l’Omnivore World Tour Paris  : en faisant un effort de créativité, on y arrive !

et qu’avez-vous pensé du sorbet Mövenpick® passion Fruit & Mango ?On retrouve vraiment le goût des fruits. C’est aussi ce que j’essaye de faire dans ma cuisine : ne surtout pas dénaturer le produit. Quand j’utilise de la glace, j’ai l’habitude de la faire moi-même mais là, j’ai tout goûté et j’ai découvert une très belle gamme. La recette que j’ai imaginée, je pourrais très bien la mettre à la carte du restaurant. Avec MÖVENPICK®, je pense que nous pourrions travailler ensemble. Nous partageons la même philosophie sur la qualité des produits.

RECETTE OLIVIER DA SILVA POUR MÖVENPICK®

cARpAcciO De SAinT-JAcQUeS De pORT-en-BeSSin AUX nOiX De cAJOU eT ciTROn cOnFiT, SORBeT Mövenpick® pASSiOn FRUiT & MAnGO

ingrédients pour 4 personnes 8 noix de Saint-Jacques de Port-en-Bessin • 100 g de noix de cajou • Sorbet MÖVENPICK® Passion Fruit & Mango • 1 citron confit • Huile d’olive • Jus de citron • Fleur de sel • Poivre du moulin • Rouge métis (feuilles de moutarde) • Huître végétale (feuilles de mertensia maritima) • Radis violet

Tailler les noix de Saint-Jacques en fines tranches régulières. Les disposer en rectangle entre deux feuilles de papier sulfurisé et réserver au congélateur une dizaines de minutes. Torréfier les noix de cajou à 140° C pendant 15 minutes.Détailler l’écorce du citron confit en fine brunoise.Sortir les noix de Saint-Jacques, détailler un rectangle bien net et retirer la feuille de papier sulfurisé du dessus avant de retourner le tout sur une assiette et de retirer la dernière feuille de papier sulfurisé.Badigeonner les Saint-Jacques d’huile d’olive et de citron à l’aide d’un pinceau.Assaisonner avec la fleur de sel et le poivre.Disposer par-dessus quelques noix de cajou, de fines tranches de radis violet, les feuilles d’huître végétale et les feuilles de rouge métis.Ajouter, juste avant de servir, 3 petites quenelles de Sorbet MÖVENPICK® Passion Fruit & Mango.

LeS JARDinS D’epicURe16 Grande Rue95710 Bray et Lu

Trois questions à Olivier Da Silva, chef de “Les Jardins d’Epicure”

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C’est un livre dont les pages bruissent du vent qui farfouille les roseaux et le riz, em-baument le bois des braseros de Jean-Guy, clapotent au rythme des vaguelettes de l’étang de vacarès. Elles offrent une plon-gée au cœur nourricier de la haute cuisine d’Armand Arnal : « Toutes mes inspirations culinaires, mes créations, mes désirs de cui-sine, sont ancrés autour de moi, dans mon environnement immédiat. » Les chapitres de l’ouvrage s’organisent en rencontres avec les artisans et l’âme de la Camargue. Au hasard des pages, on croise Robert bon, encyclopé-die vivante de la culture du riz camarguais, Nico le pêcheur d’écrevisses sauvages. Où encore boubou la sirène qui chine comme nulle autre les poissons de Méditerranée. voilà Manu et ses agneaux bios, Éric, le plon-geur, et les potes gitans. Ils ont transmis à Armand Arnal le goût de la cuisine tsigane, la philosophie du partage et l’art de mitonner des plats avec ce dont on dispose.Gitans, plongeurs, cultivateurs, cuisinières : le paysage sentimental de ces terres halophiles assaisonne les recettes d’Armand Arnal : « Je mélange, j’assaisonne, je mijote, et j’en tire une cuisine simple, au plus près du produit ». La cuisine d’Armand Arnal répond effective-ment au spontané, épouse le divers. Elle naît de ses influences locales et livre ses enthou-siasmes partagés au quotidien avec l’équipe de son restaurant. Le chef ne décide et ne cuisine rien à l’avance : « Je laisse faire le jardin, les produits... souvent je les subis ». Avec cet ouvrage, il façonne et modèle une cinquantaine de recettes pour la maison. Une cuisine en partage d’une altruiste phi-losophie : « des recettes faciles à exécuter, sans dix milliards d’ustensiles, de techniques

LES éDITIONS kERIbUS ET ACTES SUD, PUbLIENT CET AUTOMNE bRUT DE CAMARGUE, CUISINE SOUS INfLUENCE LOCALE. RéUNION DU TERROIR DE CAMARGUE ET DE LA CUISINE D’ARMAND ARNAL à LA CHASSAGNETTE.tExtE brunoVerjus

bRUT DE CAMPAGNE

ou d’ingrédients. Ce que je dévoile dans ce livre s’apparente à un carnet de notes culi-naires, sans tape-à-l’œil, qui ne nécessite pas d’indiquer systématiquement les temps de cuisson et les quantités. vous vous y re-trouverez tout seul. peut-être que vous vous tromperez la première fois, la deuxième fois encore, mais la troisième, ce sera la bonne. Ce sera votre cuisine à vous, pas la mienne, la nôtre. Suivez vos inspirations, ça n’en sera que meilleur ». Les recettes interpellent, offrent une cuisine inédite, jouant de saveurs végétales nées en terres halophiles. Armand Arnal n’utilise presque pas de sel marin. Il laisse le minéral des légumes l’exprimer naturellement. Ainsi pour le plat d’anguilles laquées aux betteraves, il apprécie les varié-tés de chioggia et crapaudines. L’assaison-nement surgit par l’anguille, laquée de jus de betterave et de queue de taureau. En contre-point, un condiment de feuilles et graines de moutarde. Le jeu de l’allègre amertume, parfaitement maîtrisée, déniaise la sucro-sité de la betterave et la propulse en bouche comme une météorite. Un livre brut à déguster l’âme au vent.

brut De camargue, cuisine sous infLuence LocaLe ARMAND ARNALpHOTOS : MARTIN bRUNOCOÉDITION ACTES SUD / ÉDITIONS kERIbUS232 pAGES - 29 €

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LA VINOTHÈqUE DE… EwEN LEMOIGNE

(SATURNE)EwEN LE MOIGNE, NéGOCIANT ET SOMMELIER DU RESTAURANT SATURNE, à PARIS, Où OffICIE LE CHEf SVEN CHARTIER, DéVOILE SES SIx bOUTEILLES DU MOMENT. HISTOIRES DE VIN ET DE VIGNERONS. tExtE stePhane méjanès // Photos marc schwartz

Depuis deux ans au restaurant Saturne (paris), avec le chef Sven Chartier, Ewen Le Moigne mène un projet global, radical, engagé, clivant, mais surtout passionnant. Cuisine et vin de saison, pas pour la galerie, mais pour redonner goût à la vie. Il parle d’accords vins-mets autant que d’accords mets-vins. Il initie ou s’adapte à l’équilibre des plats. Il associe les couleurs mentales qui jaillissent dans son esprit à la dégustation d’une quille, d’une barrique, d’une cuve ou d’une assiette. Il ne compare quasiment jamais le goût du vin à des fruits ou à des plantes (« c’est du raisin »). Il préfère filer les métaphores matérialistes ou picturales. Le même pigeon cuit dans sa plus simple expression, il le souligne

avec un vin à la manière d’un tableau très moderne, ou il l’habille avec un autre, comme une grande dame un peu bourgeoise en robe de soirée. Il joue les contrastes ou le ton sur ton. Il s’efforce de garder les vins plusieurs années en bouteille avant de les servir sous leur meilleur jour. pour lui, tout démarre chez le vigneron, il faut élever le vin comme on élève un enfant, en famille (en masse cuve ou barrique), à la maison (là où il est né, chez le vigneron), pour qu’il soit entouré quand il fait ses conneries, qu’il est malade. Mais sans le cocooner, en lui donnant aussi le droit de sortir pour voir la vie. « Le vin est la personne en qui j’ai le plus confiance », sourit-il avec malice en

rajustant ses lunettes. Il trouve ennuyeux les vins trop lisses, les vins parfaits aux yeux des œnologues. pour lui le charme n’est pas dans la perfection et, d’ailleurs, la perfection, c’est louche... Il défend les vignerons qui offrent des vins natures, non corrigés, non maquillés. Ceux qui n’ont pas à se faire pardonner si leur vin est oxydatif, réduit, perlant ou d’une aromatique sauvage. Selon lui, ils n’ont rien apporté d’autre que de la sueur, du boulot, une grande intelligence et une grande réflexion, quand d’autres continuent à élaborer des vins édulcorés, sans marque de terroir. Ewen Le Moigne dit : « le liquide est un grand œil ». Omnivore lui a demandé une sélection des six vins du moment.

jéRôME LAMbERT “COULE DE SOURCE” 2008Le vigneron« J’étais au domaine des Griottes (Saint-Lambert-du-Lattay, 49). pat et babass m’ont dit qu’il y avait un gars qui faisait un peu de vin pour lui, plus loin à Rablay-sur-Layon. C’était Jérôme Lambert, la trentaine, ouvrier agricole. Il ne possède que 80 ares, presse chez un camarade et vinifie dans le garage de sa mère, sur 10 m2, entre les conserves du jardin et le clapier à lapins. Trois barriques de chenin sec et une barrique de liquoreux par an. Il ne connaît personne dans l’univers du vin nature, il est hors circuit, mais il est arrivé aux mêmes conclusions que les autres. pas de soufre, pas de levures exogènes ni d’enzymes ou d’améliorant, des élevages doux sur lies dans une belle demeure, rien de précipité. C’est un fou de boulot, très carré, qui n’aime pas être à la bourre. Il laisse vivre la nature mais il veut que ce soit ordonné. Il a une vraie réflexion sur le végétal, ne massacre pas les sols et la vigne avec des traitements abusifs. Quatre seulement en 2012, là où d’autres en ont fait 15. Il a même tenté des expériences avec zéro traitement, comme Anne-Marie Lavaysse et bruno Schueller. La première fois, je suis tombé à la renverse. C’est tout ce que je cherche. Il fait des vins droits, cristallins, lisibles, évidents et racés. Des vins de pierre. La première cuvée que l’on a faite ensemble, on l’a appelée « Mélodie en sous-sol », à cause du garage et parce que ce vin me faisait chanter du Gainsbourg. »

La bouteiLLe« Ce sont des vignes des 40 ans, du chenin planté sur schiste. Fermentation et élevage en barrique, mise en bouteille sans filtration, sans collage, sans S02, 100 % raisin. Le chenin, ça vire très vite vers le sucre, mais Jérôme est sur l’équilibre entre gourmandise et tension, soleil et fraîcheur, avec l’élégance d’un funambule. Il fait un vin de roche, cristallin. Il cherche l’empreinte et la mémoire du terroir. Il dirige ses vins vers la longévité mais ils sont déjà accessibles au bout de deux ans. Le 2008, on l’a attendu, le vin était absent mais ça y est, il se livre, et en pleine forme. »

L’accorD« Au restaurant, j’aime bien ouvrir le bal avec ça. Je ne sais pas ce que les clients ont bu ou vécu avant, ça remet les compteurs à zéro, me redonne un palais neutre. Comme une eau de source, une eau de roche. C’est vif, croquant, pimpant, tonique. C’est un support minéral qui fonctionne bien avec des choses qui ont été cueillies proche de la terre, des herbes sauvages, plantin, rumex (oseille sauvage), achillée, cardamine (cresson sauvage), feuille de capucine, de l’amer, de l’acide. Ca va bien aussi sur des poissons crus, thon, bar, daurade. On a essayé avec de grosses asperges blanches d’Argenteuil crues et une vinaigrette miel et savagnin, c’était génial, une image de sève sur une ardoise (schiste). »

jérôme LambertpOUR EN bOIRE, ALLEz MANGER CHEz SATURNE, IL y A TROp pEU DE bOUTEILLES.

VINISAT.COMEWEN LE MOIGNE LANCE UN SITE D’ACHAT DE vIN EN LIGNE pAS COMME LES AUTRES. DES vINS RARES, DES CUvÉES EXCLUSIvES, DE GROS CONTENANTS, MAGNUMS, JÉRObOAMS. ON pOURRA S’y pROCURER TOUTES LES RÉFÉRENCES SERvIES AU RESTAURANT SATURNE (pRÈS DE 800), ET UN pEU pLUS, LIvRÉES EN 24 H à pARIS ET EN 48 H OU 72 H pARTOUT EN FRANCE ET EN EUROpE. ON y TROUvERA DES CONSEILS pERSONNALISÉS EN FONCTION DE SES GOûTS, DES SAISONS, DES ÉvÉNEMENTS. ON pOURRA AUSSI OpTER pOUR LE GARDIENNAGE DE SES bOUTEILLES DANS LES MEILLEURES CONDITIONS, LE TOUT LIÉ à UN “LIvRE DE CAvE pERSONNEL”, CONSULTAbLE à TOUT MOMENT vIA LE NET. ON bÉNÉFICIERA DE DÉGUSTATIONS EN pRÉSENCE DE vIGNERONS, DANS UN LIEU INSOLITE à pARIS. ON DÉCOUvRIRA ENFIN LE vIN, SON HISTOIRE, MAIS AUSSI LES vIGNERONS ET LEURS MÉTHODES, AU TRAvERS DE TEXTES NON FORMATÉS, à LA EWEN, ACCOMpAGNÉS DE GRANDS REpORTAGES pHOTOS. www.vinisat.com en Ligne Le 14 novembre 2012

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PIERRE bEAUGER, “POTION MAGIqUE” 2002Le vigneron« pierre beauger vit en Auvergne. Il vient de prendre comme demeure une ancienne maison de vigneron, au flanc de la falaise de Montaigut-le-blanc, et a planté des vignes sur un plateau à Champeix, pinot gris, sauvignon, pinot noir et même de la syrah. Mais je veux parler des vins qu’il faisait auparavant sur 2 ha, au sud-ouest de Clermont-Ferrand, sur les coteaux de Gergovie, là où vercingétorix repoussa les légions de Jules César. Il y a un côté Astérix chez lui, un côté druide. J’aime bien le qualifier de magicien. La magie, c’est d’aller vendanger ’en tongs’ au mois de décembre pour cueillir un raisin couleur bronze, forgé et frappé par les éléments, ayant logé le fameux botrytis, champignon de la pourriture noble qui se nourrit de l’eau des raisins, pour n’en laisser que le sucre. pierre est un gourmand de sucre, mais tout comme lui et sa femme Fabienne, ces vins sont fins et d’une extrême élégance. La grande classe ! »

La bouteiLLe« potion Magique » n’a existé qu’en 2002. Un chardonnay ultra botrytisé, vendangé grain par grain en cinq tris, entre le 19 octobre et le 5 décembre 2002. Les raisins cueillis au fur et au mesure ont attendu dans un petit contenant en cave, puis ont été doucement pressés, et enfin logés en barrique pour une fermentation qui s’est arrêtée au bout de 18 mois. Une vendange à 350 g de sucre par litre (21 % de potentiel), une fermentation achevée à 15,5 % d’alcool, laissant 99,2 g de sucre ! C’est de la botryticine à l’état pur, des arômes d’épices, de miel, de feu, un souvenir de la cuisson d’une confiture au chaudron sous le feu de bois, mais d’une fraîcheur et d’une buvabilité incomparables. J’appelle cela un vin de médecine, une eau-sirop qui soigne les rhumatismes et tous les moments durs. »

L’accorD« Il n’y en a pas. C’est un vin de plaisir, de réflexion, de réconfort. »

fabienne et Pierre beauger3 RUE DES TEMpLIERS63320 MONTAIGUT LE bLANCTÉL. : 06 63 76 80 20EMAIL : [email protected]

bRUNO SCHUELLER, “zéRO DéfAUT” 2008Le vigneron« Le chai de bruno Schueller, c’est la caverne d’Ali baba. Il fait trente cuvées par an sur 10 ha. Il est tout le temps en train d’essayer des choses même juste dans un fût de bière ou dans une bonbonne de 10 litres. C’est un précurseur, un savant fou, l’un des plus grands vinificateurs. Il est très pointu. Il a récupéré les vignes de son père, Gérard. Dès le début des années 1990, il a fait de la macération sur des blancs, comme en Italie, qui l’inspire énormément et où il a beaucoup de copains. Comme l’Italie, l’Alsace est une mosaïque de terroirs. C’est plus fou que la bourgogne. On a beaucoup de sols (sables, loess, calcaires, granites, marnes, grès, etc.) et de cépages différents (gewurztraminer, riesling, pinot blanc, gris, noir, chasselas, muscat, etc.), d’un chemin de terre à l’autre, à l’intérieur d’une même parcelle. En cave, c’est pareil, une multitude d’expression. bruno est un gourmand de la vie. Il adore bouffer. Il repart toujours du restaurant avec une godaille de coquillages, crustacés et poissons. Il passe beaucoup de temps à table, alors il lui faut plein de vins différents, c’est une des raisons pour lesquelles il fait autant de cuvées. »

La bouteiLLe« C’est mon dernier coup de cœur en 2011. Un riesling élevé sous voile comme les vins du Jura. On pense que seuls les vignerons du Jura (Overnoy, brignot) peuvent faire des vins sous voile élégants, profonds, cristallins, équilibrés entre fruits frais et fruits secs (arômes de voile, noix, amandes), éclairés par le feu (curry, arômes de voile) d’un terroir de marnes jaunes et bleues. bruno montre que l’on peut le faire en Alsace et sur calcaire. On retrouve une sensation crayeuse (du calcaire), ce grain fin qui porte en subtilité l’organdi (voile), pour laisser rayonner la vendange, la sensation d’aspirer du miel dans les alvéoles à la ruche, au pied d’un noisetier. C’est jaune profond mais éclairé par un rayon de soleil passé entre les feuilles d’un arbre dont on ne voit pas la cime. »

L’accorD« C’est parfait sur un turbot, une huître de pleine mer et un chou primeur. On accueille la chair serrée et dense du poisson : on l’assaisonne, on citronne, on casse les fibres, le vin fait le lien avec l’iode de l’huître et le vert du chou. On a de la dynamique, du peps, du frais, de la tension. On le boirait volontiers dehors, en automne par un temps sec, frais et lumineux, au bord d’une falaise, simplement avec une bourriche d’huîtres. Le riesling, ça swingue. »

Domaine gérarD schueLLer et fiLs1 RUE DES TROIS CHâTEAUXLA DîME68420 HUSSEREN-LES-CHâTEAUXTÉL. : 03 89 49 31 54

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jEAN-MARC bRIGNOT“RAyURE” 2007Le vigneron« Son domaine, le Grand Curoulet, est l’un des plus beaux terroirs d’Arbois. Une petite combe en coteau regardant vers l’est. Il est arrivé en 2004 après un gros pétrochimiste qui lui a laissé des vignes malades, rongées et mises à mort par la bêtise de l’agrochimie. Jean-Marc, c’est un sacré bonhomme, grand, fort, imposant, un vrai ours brun mais d’une douceur et d’une générosité incroyables. C’est quelqu’un d’hyper cérébral, d’hyper sensible. Il n’a pas volé son physique à la Gainsbourg. C’est un Normand de 2 m qui dégage une énergie dingue. Il vinifie en se connectant à la matière, que ce soit à la cuve ou au pressoir. Il est capable de vinifier des raisins qu’il ne connaît pas, ce que quasiment aucun vigneron n’accepte, j’en ai fait l’expérience. J’ai fait deux vendanges avec lui. Une fois tout mis au pressoir, il a viré tout le monde. On est resté tous les deux, free jazz à fond, magnum de Jambon et tabac. Il se levait pour actionner le vieux pressoir vertical en bois, celui d’Éric Calcut, en l’occurrence, à l’ancienne, puis se rasseyait. Ça pouvait durer 36 heures. Mais c’est une vraie vinification intelligente. Si on presse trop vite, on extrait grossièrement. Les jus sont violentés, n’oublions pas que c’est une naissance. Il était connecté, les yeux exorbités, il soufflait comme un cheval de trait, mais très calme, très rythmé. Il y avait un flux entre lui et le pressoir. Moi, je n’en pouvais plus, je restais suspendu à la barre. Il y avait une intensité folle. Ses vins sont comme ça. D’une sensualité, d’une sauvagerie, hyper sexe, et en même temps d’une grande finesse et d’une grande sensibilité. Une aristocrate qui se fait trousser sur le piano par son jardinier. Aujourd’hui, il part faire du vin au Japon. »

PHILIPPE jAMbON“bALTAILLES” 2005Le vigneron« Avec philippe Jambon, installé sur 4 ha à Chasselas, en beaujolais, on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon. C’est un sacré personnage. Taquin, hyper curieux, précis, passionné, toujours à se questionner ou à questionner le vin. Le plus frustrant, c’est de ressentir de fortes émotions en cave, de penser à une mise en bouteille proche alors que, pour lui, ce n’est pas encore le moment. C’est aussi quelqu’un de très fédérateur. Il apporte sa caution à ses copains d’à côté à qui il donne foi et conseils pour élaborer des vins purs. Même à son garagiste. Avec eux, il fait un petit peu de négoce sous le nom de « Une tranche… de Jambon ». à ne pas confondre avec « La tranche… de Jambon » qui est une cuvée du domaine. Il n’est pas partisan des vinifications beaujolaises d’aujourd’hui, trop modernes, donnant des vins de surface, de plaisir immédiat mais qui ont du mal à passer les épreuves du temps. Toujours l’un des derniers à vendanger, afin de cueillir des raisins et des rafles mûres, il tient aux macérations en vendange entière. La rafle autant que le raisin sont vin. philippe et Cathy font des vins verticaux, minéraux, mais aussi gourmands, pulpeux, charnus. Imaginez un menhir taillé dans le granit et des grains de raisin qui se baladent comme de petits nichons. Des vins très intenses, très profonds, des couleurs soutenues mais lumineuses, très sobres, très classes. Certaines personnes dans le beaujolais pensent qu’il s’est « perdu ». Mais moi, j’aimerais bien habiter dans son pays imaginaire. »

La bouteiLLe« En 2006, il sortait d’une séparation amoureuse, il a eu une absence. En 2007, catastrophe, grêle. Il a décidé de tout vendanger et de tout mélanger, blanc et rouge, savagnin, trousseau, chardonnay, poulsard. Le raisin a été égrappé à la main sur un tapis de planches perforées afin de séparer les grumes des rafles sans qu’elles libèrent leur jus. Il l’a encuvé et laissé macérer quatre mois. Il ne voulait pas regarder. Quand il a ouvert la cuve, il n’y avait pas de vin. Tout était dans le raisin. Le peu de jus était remonté en haut, les raisins s’étaient habillés d’une pellicule blanche comme une petite laine pour passer l’hiver. Il a mis en bouteille en juillet après un élevage très court. Le nom « Rayure », c’est à cause des couches de différents raisins dans la cuve, que l’on retrouve dans le spectre du vin. Le savagnin doré en socle, puis le trousseau lié au chardonnay, le poulsard en effigie. C’est un vin d’une grande luminosité, quasi aveuglante, comme un blanc immaculé. pétillant, salin, animé, dynamique, stratosphérique, la vie quoi ! »

L’accorD« C’est un vin universel. Un vin de partage, de pique nique ou de coquinerie. C’est génial sur des huîtres comme peut l’être un jeune poulsard. On accueille autant le végétal, l’animal, l’iode, le sucre, l’amer, le gras. J’adore ça avec des poissons crus, des salades, un petit cochon de lait tout craquant, des légumes rôtis entier dans le feu, des pot-au-feu. C’est un vin qui remet le facteur sur le vélo. »

La bouteiLLe« C’est un OvNI, assemblage des parcelles batailles et balmont. Un gamay mûr, mûr, mûr, très mûr. Un beaujolais élevé 3 ans en cuve puis 3 ans en barrique ! Les 4 années suivant cette vendange, il a grêlé, il n’avait pas beaucoup de vin à la vente, pas un kopeck. Mais « baltailles » 2005 est resté à la maison, pas prêt, il murmurait. C’était brut, chahutant, débordant d’énergie, de folie... un orgasme au tonneau. C’est comme partir d’un chêne centenaire pour en faire un meuble. Après l’avoir abattu, il y a un peu de temps de séchage et de boulot avant de révéler l’essence et les veines du bois. Il a fallu du temps et le temps dans le vin, malheureusement, c’est une valeur primordiale oubliée, voire éradiquée aujourd’hui. à la fin de l’été 2011, ce fut la mise en bouteille ! Un monument, un vin riche, au reflet encore violet malgré ses 6 ans, volumineux, complexe, dense, frais, mentholé, une trame ligneuse, très raffinée, une vraie marqueterie de ronce de noyer, sombre mais étincelante. De l’orfèvrerie. »

L’accorD« On ne peut pas contraster. On choisira le ton sur ton. par exemple avec un pigeon cuit sous des sarments de vigne. On retrouve le côté ligneux, on accompagne la chair et le sang par la pulpe et la suavité de 2005. Une vraie caresse ! »

Domaine PhiLiPPe jambonvERS L'ÉGLISE71570 CHASSELASTÉL. : 03 85 35 17 57

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RENAISSANCE D’UNE ICÔNE

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ANNE-MARIE LAVAySSE, “ROUGE fRUIT” 2010La vigneronne« Anne-Marie Lavaysse a 60 ans, quatre enfants, mesure à peine 1,60 m et parle avec une petite voix haut perchée. Mais quelle sacrée grande dame ! Elle est d’une douceur, d’un calme, d’une simplicité, d’une gentillesse, d’une générosité et d’un courage incroyables. Elle n’a pas vécu que des choses drôles. Sa première demeure, d’où certains souhaitaient l’exproprier, a curieusement brûlé. Elle y vivait une vie de ferme, avec une vache, du foin, des chèvres, un peu de fromage, des œufs, un potager, en auto suffisance. Elle est tombée sur une propriété à Gimios, sur les hauteurs de Saint-Jean-de-Minervois. C’est la dernière maison, derrière il n’y a plus rien. Il y avait 4 ha de vignes. Elle n’avait jamais cultivé la vigne mais elle trouvait tellement jolies ces vieilles souches centenaires menacées de disparaître qu’elle a décidé de faire du vin tout en réinstallant sa ferme. à l’instinct. Elle sort 3 000 bouteilles par an, sans aucun soufre ni cuivre à la vigne, juste de l’aromathérapie en préventif, des plantes infusées, dynamisées et pulvérisées. Uniquement du végétal et un peu de minéral, ce qu’elle trouve au pied des vignes. Elle a une connaissance éblouissante de la botanique et de la nature. Les fleurs, c’est son gasoil. Elle est tout le temps dehors, a besoin de vivre la nature. Elle a des muscats remarquables et 14 cépages complantés en rouge, cinsault, aramon, grenache blanc, gris ou noir, terrets noir, gris ou blanc, œillade, etc., mais pas une goutte de syrah. En Languedoc moderne, ça fout le bordel. Un vin à faire fuir les œnologues. La preuve, c’est très bon ! »

La bouteiLLe« Ce vin, c’est une cueillette de baies dans la garrigue. Ca pète le sud ! C’est un vin esthétiquement moderne, dans la couleur, le relief, les éléments, comme on dirait d’un tableau qu’il est moderne dans les formes. Des formes très simples, pures, natures, lisibles mais très intenses, ordonnées pour que ça pète, avec une cohérence, un truc qui fonctionne juste avec trois traits. pas des droites mais des lignes qui ne s’arrêtent pas. C’est un vin très élancé, animé, lumineux, qui pousse. Quand on l’analyse, c’est un vin sauvage, un poil rustique mais pas bourru. J’ose dire que je sais reconnaître que ce vin est celui d’une femme. Du caractère et de la sagesse en même temps. Sans femme, tout s’arrête. »

L’accorD« parfait pour souligner un agneau, d’un jet, pour l’habiller quand il est à l’état brut. Ou un paleron de bœuf grillé, à peine cuit, en restant sur le côté sanguin, rassis. Il viendra assaisonner le plat, cuire les chairs, tendre les fibres. Le vin sert à cela aussi, changer la texture, le look. Dans un autre registre, au MAD (festival culinaire organisé par René Redzepi à Copenhague, ndlr), des newyorkais d’origine asiatique nous ont servi une courgette avec des graines de coriandre. En buvant juste une bière chinoise médiocre entre chaque bouchée, ça changeait tout. On n’était plus gêné par la puissance de la coriandre, un dialogue s’instaurait entre deux choses totalement opposées, une bière insipide, aqueuse, et une épice entêtante. J’aime cette idée de rafraîchir, d’assagir, de cadrer certains plats. pensez toujours à avoir un verre à table ! »

Le Petit Domaine De gimios34360 ST JEAN DE MINERvOISTÉL. : 04 67 38 26 10

M. Yamada, pouvez-vous nous décrire une gorgée d’Asahi Super Dry ?La première gorgée surprend par l’intensité de son pétillement. Le goût fait une entrée magistrale, incisive. On y retrouve l’amertume du malt d’orge, du houblon bien présent, mais aussi, et c’est la particularité d’Asahi Super Dry, la douceur des accents de maïs et de riz. Cette richesse aromatique appelle le buveur à une autre gorgée. C’est une bière de sophistication, au goût affirmé, qui se marie avec tous les aliments pendant le repas, aussi bien avec les mets subtils que les plats plus roboratifs.

comment la recette d’Asahi Super Dry a-t-elle été conçue ?L’idée était de créer une bière d’un nouveau genre, au goût sec et incisif. Nous sommes alors partis de trois hypothèses. D’abord, le

buveur perçoit une différence d’une bière à une autre. Ensuite, son goût change de génération en génération et tout au long de sa vie. Il peut aussi développer de nouveaux goûts, à nous de les lui faire connaître. Nous avons mené, dans les années 80, une enquête auprès de cinq mille Japonais, à Tokyo puis à Osaka, les deux pôles culturels et économiques du pays. L’étude a révélé que la légèreté du corps et la sophistication des arômes priment pour les consommateurs. Près de trois ans ont été nécessaires pour déterminer le ratio optimal, chercher et trouver les bons ingrédients, en Europe, notamment en Tchéquie, et surtout la levure idéale, cruciale pour brasser une bière de qualité. Pour préserver cette authenticité aujourd’hui, nous veillons à ce que nos productions soient homogènes à travers le monde.

Asahi Super Dry est une bière d’accompagnement. comment avez-vous surmonté les différences gastronomiques entre la France et le Japon ?En réalité, les goûts japonais commencent à changer, notre bière aussi. Les Japonais mangent de plus en plus de viande. Leurs goûts ne sont donc pas si différents des vôtres. S’il subsiste certaines différences, comme la culture du vin à table, Japonais et Français se rejoignent aussi sur leur peu d’appétence pour le goût de soufre, parce qu’il parasite la saveur des autres mets et particulièrement du vin. C’est ce qui nous a poussés à réduire la proportion de dérivés soufré, qui apparaissent lors de la fermentation. C’est très important par rapport à vous, Français, qui buvez indifféremment vin et bière pendant le repas. Il n’y a pas de sensation bizarre de discordance entre le vin et la bière Asahi Super Dry.

LA pReMiÈRe GORGÉe D’ASAHi...Au Japon, pays du saké depuis des millénaires, brasser de l’orge fait figure d’idée neuve. en à peine un siècle et demi, les bières de l’archipel conquièrent les cinq continents et réveillent des vocations, comme celle de Takashi Yamada. embauché par les brasseries Asahi, il décide de s’embarquer pour l’Allemagne au début des années 90 pour étudier les sciences brassicoles à l’université technique de Munich. Takashi Yamada représente aujourd’hui la technique de la marque en europe, où il veille sur la production jusqu’à sa mise sur le marché. entretien avec le Maître brasseur.

L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.

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