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Page 1: N'oublie pas que tu vas mourir

N’oublie pas que tu vas mourir Xavier Beauvois

Synopsis :

Étudiant en histoire de l’art, Benoît doit partir pour le service militaire. Afin de préserver une vie déjà planifiée, il risque un geste désespéré qui lui apprendra qu’il y a bien pire et définitif que l’incorporation. Les médecins militaires sont formels : les résultats du test sont positifs…Benoît veut vivre quand même et s’aperçoit qu’il ne sera plus jamais le même.

Mots clés : [jeunesse ; SIDA ; service militaire ; drogue ; voyage initiatique ; destin]

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Un héros romantique

Référence :

– La Mort de Sardanapale de Eugène Delacroix.

Sardanapale est un roi légendaire de Ninive en Assyrie qui aurait vécu de 661 à 631 av. J.-C. Assiégé dans son palais par ses ennemis, Sardanapale se donne la mort ; Delacroix imagine qu’il sacrifie avec lui, par le feu, ce qui lui appartient et sert ses plaisirs : femmes, pages, chevaux, chiens et trésors.

« La composition, violente comme l’événement, est proche des tableaux des peintres anglais Turner, William Etty ou John Martin par le sujet, le décor architectural, la facture et la tension dramatiques, l’effet de lumière théâtral et les gestes d’effroi. Elle étonne aussi par l’audace du plan tronqué vu en contre-plongée, l’effet de lumière et de notes claires et fraîches qui exhaussent le cœur de l’action. Le faisceau des flammes du bûcher la traverse en diagonale du bas à droite vers le haut à gauche, modèle les corps en proie à un spasme sensuel en passant graduellement des rouges profonds aux roses nacrés sur lesquels se détachent la chair laiteuse des torses et le blanc cru du drapé du roi.La ville brûle au loin et le palais semble emporté dans un flot furieux où se perd toute notion de hiérarchie, de genre, d’espèce et de rang. N’obéissant plus à aucune logique, maîtres, soldats, esclaves, femmes, hommes, animaux, corps, objets, attitudes, mouvements, matières, la vie, la mort, s’enchevêtrent dans un magma pathétique. Ces êtres que le refus orgueilleux du reniement jette brutalement dans la fournaise, rappellent certains personnages bibliques, les groupes de figures de La Vie d’Alexandre de Charles le Brun ou le massacre des princes dans Les funérailles de Patrocle de Jacques Louis David. » (http://www.louvre.fr/oeuvre-notices/la-mort-de-sardanapale)

Comme l’œuvre de Delacroix, évoquée dans le film à travers une analyse faite par Benoit, étudiant en histoire de l'art, le film de Beauvois est romantique. S'il ne veut pas que sa vie soit vraiment gâchée, il lui faut refuser son destin de victime et transformer son existence en exaltation renouvelée de tous ses sens... Comme chez Delacroix, la linéarité du dessin scénaristique importe moins que les grands blocs colorés juxtaposés.

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Audace et radicalité de Beauvois

Les cahiers du cinéma

Critique à l'occasion de la sortie du DVD coédité par les Cahiers du cinéma et Why Not Productions, comprenant deux films de Xavier Beauvois : Nord et N'oublie pas que tu vas mourir.

Par Emmanuel Burdeau.

Comment tourner en phrases ce qui a force d’évidence ? Nommer les puissances de Nord et de N’oublie pas que tu vas mourir est facile. Audace, réalisme sans apprêt, art brut d’auteur-acteur. Mais retracer le chemin, le travail de cette évidence ? Il faut décrire la stratégie narrative et la morale de la mise en scène à l’œuvre dans ces deux films.

Beauvois lui-même a évoqué à propos de Nord une manière d’Œdipe à l’envers. Bertrand veut coucher avec sa mère ? D’elle-même elle vient le masturber dans son lit. Il s’avance pour tuer son père ? Celui-ci s’empare du fusil et se donne la mort. L’inversion commande une ironique logique du pire : martyre de celui à qui le tragique lui-même est refusé. N’oublie pas que tu vas mourir en aiguise le procédé. Sur le formulaire de la caserne, Benoît coche les cases « homosexuel » et « toxicomane » pour augmenter ses chances d’être réformé. Même motif, même punition : l’étudiant en histoire de l’art ignore que par ce geste il anticipe ce qu’il deviendra plus tard, une fois connue sa séropositivité.

L’inversion a fonction d’embrayeur. Elle libère un point de vue neuf sur les archétypes. Dans Nord : chronique tout à coup inédite de l’habituelle horreur familiale. Dans N’oublie pas que tu vas mourir : regard sans folklore sur le sida, non par oubli des déterminations et représentations qui l’entourent : par disjonction au contraire de la maladie et de son « profil ». Ainsi se propose une première définition du cinéma de Beauvois, singulier parce qu’il croise frontalité (le cliché) et ruse élémentaire (son inversion).

Y frappe simultanément un talent extraordinaire de « faiseur de plans ». Chacun apporte invention et surprise. Par quel miracle ? Il s’agit moins de l’autorité souveraine d’un cadre ou d’une disposition des corps et décors dans l’espace que d’un équilibre entre polarités. Un seul exemple : la grande scène de shoot dans N’oublie pas que tu vas mourir. L’admirable est qu’elle appelle sans préférence deux regards opposés. Filmage en direct, vérité des gestes, précision extrême de la « leçon » : c’est un pur document. Numéro grandiose de Roschdy Zem, gag du pain grillé, grimaces de Benoît sur le canapé : c’est stricte comédie - du bluff. Telle est la morale : chez Beauvois, capture sur le vif et composition réglée, cru et cuit ne cessent de se tenir la main. Une vibration de nudité et de masque y secoue chaque plan. Dans Nord : décentrement léger des vignettes familiales, rythme cassé de l’affrontement père / fils. Dans N’oublie pas que tu vas mourir : errance autour de l’objectif du regard de Chiara Mastroianni parmi les tournesols, fin dérisoire de Benoît en petit soldat, tournée pour de vrai à Sarajevo. Deuxième définition de ce cinéma : réaliste, non par élection de sujets chauds (alcoolisme, sida), ou fébrilité obligatoire du style. Par égalité plutôt du « document » et du « film ».

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La somme de tout ça est une cuisine unique d’audace et de retrait. Voyez Beauvois lui-même à l’écran. Il a la qualité d’absence et le burlesque discret propres aux grands auteurs-acteurs. Il diffuse un comique minimal - une sorte d’understatement, mot chéri d’Hitch, champion et théoricien de la neutralisation des clichés par inversion. Ce comique-là n’est pas drôle, il fait juste montage cruel d’une pâleur et d’un monde aux teintes nombreuses (maladie, drogue, prostitution, guerre). Face à l’imminence de la mort, il ajuste sa résistance : une mesure d’ingénuité, une autre de défi.

De Nord à N’oublie pas que tu vas mourir, Beauvois a bien sûr précisé, enrichi son art. Mais il a tout de suite compté parmi les rares cinéastes d’importance issus du « jeune cinéma français » des années 90. Et tout de suite lui a offert le plus précieux : une radicalité.