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Yohan Radomski ~~~

Mystères de Shanghai (nouvelles)

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Ces nouvelles ont été écrites à Shanghai en 2011 et 2012.

Dessins de l’auteur.

yohanradomski.blogspot.com

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Les Passantes ~

Shanghai Lily ~

Le Moustique ~

La Fille-forêt ~

Les Bottes en Cuir ~

Le Tourne-vices ~

La Femme sur le Sofa ~

La Langue au Chat ~

La Cage aux Fantasmes ~

Les Voleurs

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Les Passantes

Ceci est une mise en garde aux voyageurs imprudents. Il leur est en effet conseillé de sortir de l’Illusion. Chose peu aisée, tant les charmes de l’Illusion surpassent infiniment ceux de la Réalité.

Ces derniers temps à Shanghai, le nombre de belles filles que l’on croise dans les rues a atteint une proportion considérable. Malheur alors au voyageur qui se laisserait effleurer par leurs robes légères, fasciner par leurs regards méprisants et qui défaillirait devant leurs longues jambes. Il serait pris dans leurs rets et entrerait dans une autre dimension, faite de soupirs, de susurrements, de fantasmes et d’étranges langueurs. Mais ces créatures de rêves s’éloignent déjà, hautaines et impassibles, laissant notre voyageur à son amertume et à sa mélancolie.

Or, ces beautés qui ont toute l’apparence de Shanghaiennes sont en réalité des fantômes, esprits perdus entre la vie et la mort qui ne peuvent sortir de leur triste condition, et se vengent en séduisant des mortels. Bénéficiant d’un entraînement perfectionné, ces fantômes savent mieux que quiconque susciter le désir. Et rien n’est plus terrible que d’être tourmenté sans cesse par un désir qu’on ne peut assouvir ! Le cœur blessé, le

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voyageur naïf risquerait de dépérir, voire même de mettre fin à ses jours pour faire cesser ses souffrances.

Il ne faut donc pas se fier à ces passantes défuntes, qui sont et doivent demeurer fantasmes. Mieux vaut simplement feindre de ne pas les avoir vues, et passer son chemin. Voyageurs, méfiez-vous des apparences trompeuses : c’est la Mort qui passe !

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Shanghai Lily

Shanghai Lily se prélasse lascivement sur une chaise longue dépliée au coin d’une rue, à l’ombre lourde d’un immeuble poussiéreux. Elle porte des chaussures noires à talons hauts et lanières qui montent à l’assaut de la cheville, couvertes de dizaines de faux brillants aux teintes pastel. C’est l’après-midi en été, l’air est épais et moite, le tee-shirt de Lily aux aisselles s’est paré d’auréoles. Elle frotte ses cuisses l’une contre l’autre, déplie un bras, change de position, et s’assoupit enfin, laissant son imagination vagabonder.

Quand elle était petite fille, Lily culotte fendue aimait

pisser sur le trottoir devant les passants. Elle aimait prendre une douche, que l’eau coule sur sa peau, que le soleil la sèche et que le vent la dore. A l’adolescence, elle adorait les regards des hommes qui se posaient sur elle, l’enveloppaient, la caressaient. Elle se sentait en confiance, c’était comme un massage, une douceur, elle évoluait avec grâce sous leurs regards. Plus tard, parfois, un ami l’emportait sur une bicyclette rouillée ou un scouteur défoncé parcourir les rues du quartier. Elle s’asseyait à la cavalière, exhibant ses jambes longues et fines, ses bas mi-cuisses, aux regards blasés des

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automobilistes. Maintenant, Lily se promène le soir main dans la main avec son petit ami. Ils portent tous les deux des pyjamas assortis, saluent le voisinage, et parfois mangent des brochettes dans la rue. Son petit ami est parfaitement ennuyeux et Lily songe à en changer.

Comme lancinemment Lily se laisse aller à ses songes,

un spasme soudain vient la faire frémir des pieds à la tête, un inquiétude presque, signe certain qu’elle a passé la première porte, avant que de nouveau son corps ne s’apaise, que ses muscles ne se relâchent, et que sa rêverie ne reprenne son cours, sans que la réalité ne vienne l’interrompre. Depuis quelques temps, ces spasmes au moment de l’assoupissement se sont fait violents et Lily s’en inquiète, car elle ne parvient pas à évacuer son trop-plein de tension nerveuse. C’est que sa vie s’avère frustrante, elle a parfois l’impression que ceux qu’elle connaît sont autant d’araignées, et qu’elle avance entourée de toiles qui se collent à sa peau, brident ses mouvements, l’empêchent d’évoluer. Alors, il ne reste qu’un échappatoire : entrer dans les ruelles obscures du désir.

La chaleur moite couvre sa peau de gouttelettes et

elle n’entend bientôt plus les bruits de la circulation, elle ne perçoit plus les passants qui la frôlent. Dans son corps pourrissant naissent des rues et des immeubles poussent

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tendrement en elle. Les platanes de la Concession française s’élèvent le long de ses flancs, des persistantes d’un vert sombre et des orchidées envahissent sa chevelure étale, et les plantes aquatiques qui prolifèrent au bord du Huangpu se glissent sous son dos et la soutiennent dans sa dérive. Elle arpente langoureusement le Bund en jupe très courte et talons hauts, sans culotte, et se dévoile parfois aux hommes qui la suivent. Elle est hôtesse d’un bar japonais et griffe le visage de clients qui rient et commandent encore à boire. De ses cuisses écartées naît le fleuve Huangpu, où se mélangent l’huile des petits restaurants, le parfum des femmes entre deux âges, la bile des fêtards qui vomissent, la sueur des honnêtes gens, le sperme des jouisseurs, les larmes des adolescentes, le sang des travailleurs, la pisse et la merde de millions de Shanghaïens.

Elle songe à se suicider, elle se laisserait couler là

dans le fleuve Huangpu et son corps changé en algues lentement rejoindrait l’océan. Cette mort inattendue ferait souffrir son ami, il pleurerait peut-être, il aurait mauvaise conscience, et cette pensée la fait frémir de ravissement. Cependant, quelque chose la retient dans son geste : elle n’est pas sûre que son esprit errant passe encore dans les rues de Shanghaï, elle n’est pas sûre d’être là pour assister au spectacle. Des marins japonais repêcheraient son corps, et l’étaleraient nu sur le pont de leur navire. Le jeune médecin du bord se pencherait sur

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elle, collerait son oreille contre son coeur, lui ferait du bouche-à-bouche sans succès et déclarerait son décès.

Soudain, le corps de Lily serait agitée de spasmes et le

médecin aurait un espoir vite déçu. Cependant, posant sa main sur elle, il percevrait un flux, une tension sourde, un battement qui irait peu à peu en s’atténuant. Ainsi, après ce qu’il est convenu de nommer mort physique, arrêt du coeur, de l’activité du cerveau, se manifeste parfois un flux de vie qui dépasse l’entendement scientifique. Battement d’ailes de papillon, déploiement de bourgeon, frémissement de paupières, il semble que les frontières entre la vie et la mort ne soient pas encore tracées avec certitude.

Elle s’ouvrirait entièrement, et le plaisir monterait en

elle, un plaisir contre lequel elle ne pourrait pas résister. Elle prendrait conscience de sa respiration, tout en sentant la vague aller et venir, de plus en plus puissante, le corps agité de spasmes, ne penserait plus, et entrerait dans un espace lumineux où son nom aurait été effacé. Puis, il ne serait plus possible de mesurer espace et temps, et son esprit quitterait son corps, à peine encore relié par un fil ténu, et elle s’oublierait totalement. Peu à peu, elle reviendrait à elle, ouvrirait les yeux, mettant un instant à intégrer la situation dans laquelle elle se trouvait, qu’il convenait de nommer « sa vie ».

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Une pluie bienfaisante vient la tirer de ses songes, une des ces averses abondantes et communes à la fin de l’été, qui ne durent pas. Elle replie sa chaise longue et s’abrite sous la devanture de l’épicerie ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à côté des joueurs d’échecs.

Le regard absent, Shanghaï Lily observe les gouttes

qui tombent sans but, et de nouveau plonge en elle.

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Le Moustique « Ô moustique, ennemi de mes nuits, me laisseras-tu

jamais en paix ? » songe Renoir en maugréant et en se retournant dans son grand lit moite.

Mais impossible de fermer l’œil. Les nuits de Shanghai sont humides. La ville,

construite sur des marais, est peuplée de moustiques qui ont mis en place une formidable organisation. Chaque soir, cette armée miniature se partage les appartements. Un combattant par dormeur et la messe est dite.

Bien sûr, il y a des moustiques qui meurent au combat, réduits en bouillie sanglante sur un mur ou un plafond par une paume excédée ou un coup de serviette bien appliquée. Ceux-là sont en général les sots, qui se font repérer en début de soirée.

D’autres, plus malins, attendent planqués la faveur de la nuit. Alors, ils sortent de leur tanière, pratiquent le vol plané jusqu’au visage du dormeur. Ils testent ses réactions en effectuant quelques vrombissements en rase-mottes. S’il ne bronche pas, l’insecte se pose pépère sur un coin de peau de préférence tendre et propre, et vas-y que je pompe, que je pompe : il se bourre l’abdomen d’un beau sang bien gras.

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A force d’expériences, Renoir avait mis au point plusieurs techniques pour venir à bout de ces satanées bestioles.

La plus spectaculaire consistait à écraser en vol la bête d’une seule paume se repliant sur elle-même. Cela lui avait demandé des semaines d’entraînement aux castagnettes.

Une autre technique avait nécessité de repeindre en blanc murs et plafond. Le terrain ainsi préparé laissait peu d’espoir de cachette à l’insecte intrusif qui finissait toujours par être à découvert. Noir sur blanc : la cible était facile. L’inconvénient était que cela laissait des traces noires et rouges qui n’étaient pas du meilleur goût.

Dans une technique plus périlleuse, on retrouvait Renoir nu, debout sur le lit, armé d’un oreiller, d’un tee-shirt ou d’un livre, affichant un regard de tueur. C’est quand sa patience était vraiment à bout et que le moustique l’avait nargué pendant une bonne heure alors qu’il cherchait vainement le sommeil que Renoir en venait à cette extrémité. Il attendait que le moustique attaque en piqué, grognant et gesticulant, faisant songer à King Kong en haut de l’Empire State Building. Et parfois, d’un geste vif, il l’abattait en plein vol, et le moustique aux ailes froissées tombait en vrille sur les draps immaculés avant d’être achevé d’un pincement rageur du pouce et de l’index.

Une technique qui marchait bien de jour demandait du sang-froid et des nerfs d’acier. Il fallait laisser le moustique se poser, sans remuer d’un cil, stoïque comme

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une pierre sous une cascade glacée, et le surveiller impassiblement du coin de l’oeil. Quand il avait dardé sa trompe et piqué, il fallait serrer les dents. C’était le passage délicat : supporter la piqure et observer le sang qui montait dans la trompe et commençait à emplir l’abdomen. Ensuite, le moustique entrait dans un état second, comme un buveur abruti d’alcool, et il était facile de l’assommer d’un coup de paluche. Malheureusement, cette technique ne fonctionnait pas bien de nuit. Car il fallait alors estimer où le moustique s’était posé (le plus souvent sur le visage ou le cou) et mesurer la force de la frappe. Au final, l’insecte s’envolait souvent et Renoir se donnait de bonnes baffes pour rien.

Enfin, une technique inspirée du bouddhisme consistait à s’endormir avant que le moustique n’attaque et à se laisser piquer avec compassion dans un sommeil bienheureux.

Confronté chaque soir à ces attaques inéluctables, Renoir avait fini par développer un système de croyances. Ainsi croyait-il qu’à chaque dormeur était destiné un moustique qui le harcèlerait sa vie durant pour l’inciter à l’humilité. Que l’insecte soit tué ne changeait rien au processus : il réapparaitrait le lendemain, ou même quelques heures, quelques minutes plus tard, réincarné et triomphant, prêt de nouveau à l’humilier.

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Une nuit, alors que Renoir dort profondément, il se réveille avec au creux de la poitrine une douleur sourde. Les rideaux dansent sous la lune et Renoir ouvre les yeux. Un moustique énorme, qui doit bien peser dans les vingt kilos, s’active sur lui. La trompe de l’insecte est fichée dans son cœur. Repu, le moustique à l’abdomen quasi-plein semble en transe. Renoir comprend tout de suite qu’un mouvement brusque de sa part, et c’est la mort assurée. Lentement, il glisse la main droite sous les draps vers la table de chevet et entrouvre le tiroir. Le moustique l’observe sans réaction, de ses grands yeux vides. Du bout des doigts, Renoir parvient à saisir son revolver et à le ramener sous les draps. Il affermit sa prise autour de la crosse en bois d’amour, vise...

Et paf, une partie de la tronche du moustique s’envole vers le plafond.

La bête est morte. Le reste du corps n’a pas bougé, les pattes de l’insecte

enserrent toujours le torse de Renoir, et il sent toujours la trompe plantée dans son coeur. Alors il presse les flancs du moustique et les litres de sang refluent en lui et il se sent revivre et il tousse, reconnaissant.

Maintenant, que faire de la dépouille ? Si les femmes de ménage découvrent le cadavre dans

sa poubelle, elles vont se poser des questions sur son compte et Renoir n’aime pas faire jaser. Finalement, la solution la plus raisonnable est sans doute de s’en débarrasser maintenant. De toute façon, il serait bien

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incapable de se rendormir tout de suite après ce qu’il vient de vivre.

Renoir enfile un survêtement, prend un sac poubelle

en plastique gris, y glisse ce qui reste du moustique et claque la porte de son appartement. Au rez-de-chaussée, dans la cour de l’immeuble, il y a des poubelles collectives. Renoir y jette le sac bien fermé, le recouvre de quelques déchets, et pousse un soupir de soulagement.

A cette heure-là de la nuit, c’est vraiment agréable. Renoir lève les yeux au ciel. Cette bonne vieille Voie Lactée bave là-haut. Tiens, la voisine de Renoir ne dort pas... En tous les cas, des lueurs émanent de sa chambre. Renoir aime bien cette grande brune qui le bat froid à chaque fois qu’il la croise dans l’escalier.

Contemplant la fenêtre, Renoir ressent soudain une douleur vive au niveau des omoplates. Et avant de comprendre ce qui lui arrive, il s’élève dans les airs. Il se dit que voler est vraiment simple. Il suffit de désirer aller quelque part pour y être. L’effort n’est pas grand, on s’appuie sur l’air et on y est.

Renoir arrive à hauteur de l’appartement de sa voisine, pénètre par la fenêtre entrouverte et s’aventure dans la chambre.

La belle est endormie, roulée nue dans les draps défaits qui lui recouvrent en partie le haut du corps. Un

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roman policier a glissé de sa main droite et la lampe est encore allumée. Avec précaution, Renoir se pose sur elle et cherche un coin de peau tendre où la piquer.

Là, à l’intérieur de la cuisse, là où la peau est la plus

douce, lentement, Renoir s’emplit de sang.

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La Fille-forêt

Rendez-vous dans un parc de Shanghai est pris. En homme galant, Renoir arrive avant l’heure et s’assied sur un banc. C’est bientôt l’été et une chaleur moite envahit tout. Des plantes exubérantes à la vivacité qui semble éternelle emplissent son champ de vision de toutes les nuances de vert. Ça et là, des tâches de couleur éclatent, fleurs impudiques, tels des sexes de femmes ouvertement exhibés.

Renoir s’essuie le front. Ces derniers temps, ses pensées ne sont pas très claires. A vrai dire, il ne se souvient pas de l’enchaînement de circonstances qui l’a mené à cette heure précise dans ce parc. Un échange de textos l’a poussé là, mais il n’a pas le souvenir d’être intervenu en aucune manière. De fait, il se sent curieusement détaché de la situation.

Un bruit de talons hauts lui fait lever la tête. Une silhouette s’avance. Sans doute est-ce elle. Renoir se met debout et cherche à distinguer celle qui s’approche. C’est une jeune femme vêtue d’une jupe verte et d’un chemisier bleu clair. Ses cheveux sont défaits et tombent sur ses

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épaules. Elle porte des lunettes rouges qui semblent agrandir ses yeux. Elle lui fait un signe de la main.

Ils avancent en silence jusqu’à trouver un banc à l’ombre en échangeant des sourires. Il y a une timidité presque adolescente chez eux. Cependant la conscience de leur âge les pousse à conserver un maintien raisonnablement adulte. Ils échangent des banalités. Rapidement, dans ce joli jardin à la française de mots polis apparaissent quelques arbustes sauvages, pousses délirantes, bourgeons rétifs. Des créatures de désir les épient à travers les feuillages et leurs yeux rouges envoient des signaux magnétiques. Le décor finit par tomber et ne reste que le silence entre eux, et le désir qu’ils ne peuvent dire, embarrassés.

Une vieille femme passe et les observe. Ils attendent qu’elle s’éloigne, puis se lèvent, décidés. Un chemin qui serpente les accueille, il sera sans doute moins fréquenté. Ce n’est pas qu’il y ait grand-monde dans le parc : à cette heure de la journée, les Shanghaïens font la sieste. La jeune femme s’immobilise, s’appuie contre un arbre. Renoir s’avance, pose ses paumes à plat sur le tronc de l’arbre et ressent son énergie. Il se sent bien, il est content d’être là. Habitué des rues et des bureaux, des centres commerciaux et du métro, il a perdu tout contact avec la nature. Il s’éveille.

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- Avez-vous peur ? dit la fille-forêt. Elle se saisit des mains de Renoir. - Posez-les plutôt ici. Les mains sur la taille de la fille-forêt, sentant les

côtes s’ouvrir lentement au rythme de la respiration, Renoir perd brièvement toute notion du temps et de l’espace. Elle pose les mains sur ses épaules et le baise dans le cou. Il ferme les yeux. Les ongles de la fille-forêt s’enfoncent dans sa peau, se dirigeant inexorablement vers ses organes. Sa longue langue lui fouille la bouche, lui lèche le nez, les yeux et les oreilles, puis se fraie un chemin jusque sous la voûte de son crâne, et suit les circonvolutions des lobes de son cerveau. Ses jambes se tordent et le ceinturent, s’enroulent autour de lui, et l’attirent vers le tronc de l’arbre.

- Il n’y a pas de raison d’avoir peur.

Ils glissent au sol. En raison des pluies de mousson, fréquentes à cette période de l’année à Shanghaï, la terre est perpétuellement humide. Continuant à s’embrasser, s’entrechoquant maladroitement les dents, ils entreprennent de se déshabiller. La fille-forêt griffe tendrement le torse velu et le dos musclé de Renoir, tandis qu’il s’émerveille de la rondeur de ses seins, de leur légère lourdeur très sensuelle. Frémissant, ils se cognent les genoux, jouent de leurs cuisses comme des étaux, puis finissent par trouver une position commode.

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L’humus se fait accueillant, les senteurs lourdes qui en émanent après l’averse leur tournent la tête.

La fille-forêt prend Renoir par la main et ils pénètrent dans une jeune forêt de pins au sol moussu. Une brise se lève et l’odeur de résine emplit les poumons de Renoir. Malgré lui, sans y penser, un sourire s’est dessiné sur son visage et ne veut pas s’en aller.

- La Voie de la Nature est le Tao parfait, dit-il. - Vous vous trompez, dit-elle. Le Tao crée sans opérer

de distinctions. Si les arbres, les pierres et le vent sont les enfants du Tao, les cités le sont aussi.

Ils gravissent une colline. Renoir s’émerveille du lieu, retrouvant des émotions d’enfance, tout à la joie de la découverte. Sentir la chaleur de la fille-forêt près de la sienne le rassure aussi. Ainsi, malgré les vicissitudes de l’existence, malgré la décrépitude du corps physique, il était possible de retrouver pour un instant l’innocence de l’âme.

- D’en haut, nous aurons une belle vue sur Shanghai, dit-elle.

Arrivés au sommet, ils contemplent une magnifique forêt. Des arbres majestueux s’élèvent à une hauteur vertigineuse, et semblent se poser en gardiens hardis

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d’un foisonnement d’arbres plus petits. Tout d’abord, Renoir n’en croit pas ses yeux : il ne peut s’agir de la ville qu’il connaît. Cependant, à bien y réfléchir, il comprend qu’il s’est trompé jusqu’alors : Shanghai est une jeune forêt et les tours qui l’ont envahie au cours des trente dernières années sont un témoignage de sa vitalité. Ces tours sont en réalité des arbres gigantesques que les humains ont taillés pour les transformer en habitat.

- Avançons vers cet arbre, indique la fille-forêt. - Celui qui est le plus grand ? - Ha ha, oui. N’ayons pas peur d’être ambitieux !

Arrivés au pied de l’arbre-tour, ils s’arrêtent un instant pour le contempler. Le soleil a tourné et ils se trouvent maintenant dans son ombre.

- C’est très beau, mais c’est trop grand, songe Renoir à voix haute. Pourquoi ne pas plutôt construire des édifices à taille humaine ? Vivre dans les cités serait bien plus agréable. L’homme se promènerait sans souci, maître du lieu, ne se sentant pas écrasé par ces masses énormes.

- Encore une fois, vous vous trompez, dit la fille-forêt en lui souriant. Ce que vous appelez taille humaine, c’est le ras des paquerettes. Les racines de l’homme plongent jusqu’aux profondeurs de l’océan et ses cheveux sont branchés sur les étoiles.

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Ils pénètrent dans le hall de la tour-arbre. Des hommes fument, d’autres sont affairés à réparer des machines. Des enfants jouent au loup et au voleur, des adolescents écoutent du jazzou et s’embrassent. Des personnes âgées dansent la valse, des chats et des chiens jouent aux échecs. Des femmes s’amusent de la situation.

- Grimpons ! C’est très beau de là-haut, dit la fille-forêt.

- J’hésite, dit Renoir. Je souffre du vertige. Si vous saviez comme le vide m’attire... C’est vraiment effrayant !

- Ha ha, oui. L’homme ne peut pas voler de la même manière que les oiseaux ! N’ayez pas peur, venez.

- Mais... il n’y pas d’ascenseur ? - Non. On dirait qu’il est en panne. - Ce n’est pas possible. C’est... trop haut ! - Il y a l’escalier. - Vous n’y pensez pas ! Vous avez vu la hauteur de cet

arbre ? - Oui. Et j’ai entendu dire qu’il y en avait même de

plus grands... Commençons simplement par grimper ces marches, elles ne sont pas bien hautes.

- C’est de la folie ! Nous serons morts de fatigue avant

d’y arriver ! - Ha ha, nous verrons bien...

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Les Bottes en Cuir

Assise sur le lit de sa chambre de bonne, Lily enfile

ses bottes en cuir. Elle porte des collants gris souris, un short moulant, un haut froufroutant. Elle entoure sa nuque d’ivoire d’un foulard rouge, et adopte une veste d’aviateur marron. Ses cheveux sont naturellement auburn et tombent en boucles serrées sur le trapèze acrobatique de ses épaules. Son corps est un mobile aux équilibres délicats. Dans le lit encore tiède gît la dépouille d’un homme aimé une nuit, que ses deux chats blancs aux longs poils soyeux goûteront plus tard, quand elle sera sortie.

Elle se regarde dans son miroir de poche : elle est plus belle qu’hier, moins que demain. Satisfaite, elle se lance des œillades, s’envoie des baisers. A travers le pâle tissu soyeux de son haut, elle se caresse les seins. Elle se mord la lèvre inférieure jusqu’au sang, puis sort la pointe de la langue et dessine au rouge ses lèvres pulpeuses. Elle s’excite seule.

Elle défait le bouton de son short trop serré, se dézippe suffisamment pour glisser une main fine jusqu’à son sexe qu’elle caresse, laissant aller ses doigts à l’envie, cherchant le plaisir tapi là quelque part. Elle retire sa main, goûte l’eau de sa source, claque de la langue, définit le contour de ses oreilles, en frotte le lobe afin que

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sa propre liqueur la pare mieux que ne saurait le faire aucun parfum. Elle sait d’expérience qu’aucun homme ne résiste à cela.

Aucun d’homme, dont elle s’approche et murmure au creux de l’oreille une incantation dans un sabir oriental, dont elle seule connaît le secret et que l’homme ne comprend pas, qui d’ailleurs ne signifie rien d’autre que ce que l’homme veut bien s’imaginer, ne saurait résister à cette senteur sauvage qui le ramène à l’innocence des premiers émois. Médusé, l’homme ne saisit pas tout de suite qu’il est déjà entouré de fils d’araignée invisibles, et il suit Lily pas à pas, comme un petit enfant, comme un vieux chien las.

Lily est sortie. Elle a laissé la porte de l’immeuble claquer derrière elle. Là-haut sous les toits, deux chats angoras reniflent avec hésitation la dépouille, dardent une langue râpeuse, et la goûtent avec précaution. Puis ils grignotent la mue et s’en lèchent les babines. Bientôt, l’homme n’est plus qu’un souvenir, une volute de cigarette, et les deux chats repus s’endorment en plissant les yeux et en ronronnant.

C’est l’heure entre chienne et louve où les habitants du quartier rentrent du travail. Des hommes aux yeux soudain vides, s’immobilisent sur le trottoir quand passe l’apparition, se figent la clé à la main, tenant encore la porte de leur véhicule entrouverte. Lily défile altière, ne se souciant pas des détritus qui jonchent le macadam près

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des caniveaux et des poubelles publiques. Elle marche au milieu de la rue car ses talons hauts supportent mal les pavés du trottoir. Elle affiche un mince sourire ironique et les femmes qui la croisent n’osent pas la regarder dans les yeux.

Elle pénètre dans un café à l’angle de la rue Huaihai et de la rue qui mène aux Halles. De vieux clients finissent leur apéritif et vont bientôt partir. Elle boit lentement au comptoir un verre de vin blanc. Elle supprime de son portable les messages de la veille.

Le café est désert maintenant. Il n’y a plus là que

deux clients, un homme et une femme, qui se tiennent la main à travers la table et se parlent à mi-voix. Le serveur à la moustache naissante est le fils du patron, monté à l’étage dîner avec son épouse. Lily craque une allumette et allume une cigarette au goût violet.

Elle traverse nonchalamment la salle, se poste devant le juke-box, et fait défiler sous l’ongle long de son index la liste des titres, en fumant de la main gauche. Elle glisse une pièce dans la fente de la machine, compose le numéro du morceau qu’elle a choisi, se retourne et observe le couple en soufflant des ronds de fumée. Quand la rumba commence, elle se déhanche et danse, en souriant à la femme amusée et à l’homme intriguée. La musique enfle et emplit l’espace. Le garçon essuie des verres à bière en ne la quittant pas du regard.

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La femme s’est levée et a disparu au fond du café. Lily s’avance devant l’homme et écrase sa cigarette dans le cendrier posé devant lui. Elle passe derrière lui, frôle des doigts sa nuque et ses cheveux et, avant qu’il n’ait eu le temps de rien dire, s’enfonce dans le couloir qui mène aux toilettes. Elle pousse une porte qui ferme mal, et la femme assise qui pisse referme le ciseau de ses cuisses avec des yeux de biche. Lily s’excuse et tire la porte qu’elle laisse entrouverte. Elle s’appuie sur le lavabo et se regarde dans le miroir.

Quand l’autre sort et veut se laver les mains, elle reste là dans le passage étroit et se frotte à elle. Et quand l’autre tend vers elle une bouche entrouverte, elle se laisse à peine embrasser, avant de la gifler d’un geste sec et précis. La femme porte la main à sa joue qui rougit, lève les yeux, et comme elle esquisse un sourire, Lily entre à son tour dans le cabinet.

Plus tard, elle se lave les mains à l’eau froide et elle

entend l’homme qui urine à côté. Elle l’attend et quand il sort, elle lui saisit la main. Ils quittent le café par la porte de derrière.

Il fait nuit. C’est-à-dire qu’avec l’éclairage public, on

ne distingue aucune étoile au ciel, simplement des zébrures vertes, orange et mauves, et des halos laiteux se massent au coin des rues sous les réverbères, comme si

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l’air était en putréfaction. Ils marchent et comme ils marchent, bientôt n’existent plus ni chaussée ni trottoir, et les immeubles deviennent un décor de théâtre, les rares passants des fantômes.

L’homme suit Lily, qui emprunte une ruelle menant aux Halles, encombrée de cartons d’où sortent des mains se tendant à son passage, n’osant pourtant pas la toucher.

Sur la scène, des hommes ahanent en déchargeant des palettes où des fruits s’entassent dans des cageots bien rangés. Ce sont des hommes rudes aux mains comme des tranchoirs de boucher, aux petits yeux de fouine, à la peau grise de ciment, bien plantés sur des jambes musculeuses. Ils ne prennent pas garde aux deux visiteurs.

Un cheval caracole puis s’arrête devant Lily, frappe du sabot sur le béton, puis s’immobilise tout à fait, les muscles cependant parcourus de spasmes nerveux. Elle lui flatte l’encolure, laisse aller ses doigts dans la lourde crinière. Puis s’écarte et observe attentivement un homme lourd qui s’avance et touche à peine l’animal entre les deux yeux. Le cheval bascule, s’écroule comme un château de cartes, plombé par la décharge électrique avant même d’avoir touché le sol.

Plus loin, un homme vide des sacs de glace sur des étals. Lily y plonge ses bras jusqu’aux coudes, fouille, et en retire un poisson bleu qui lui échappe, rebondit sur le sol, et file dans une bouche d’égout. Le sol est humide et

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glissant, parsemé d’écailles qui le font luire. Des anguilles vont et viennent dans des aquariums.

L’homme recule, et la paroi se dérobe derrière lui. Dehors, c’est l’heure bleue : la lumière du soleil que l’on n’aperçoit pas encore emplit les rues. Lasse, Lily pose sa tête sur l’épaule de l’homme qui lui caresse les cheveux. Alors, elle lui murmure quelque chose à l’oreille et il s’absente.

L’homme penche la tête sous le plafond oblique de la

chambre de bonne. Deux chats lui sourient, mais quand il s’approche pour les caresser, ils s’éloignent. Lily nue est à quatre pattes, n’ayant gardé que ses bottes.

Elle ouvre sa braguette et le caresse. Puis elle le pousse et, empêtré dans son jean, il tombe sur le lit. Elle le suce et le regarde dans les yeux. Il la repousse et se déshabille tout à fait. Il la chatouille et elle rit. Il lui retire ses bottes, et elle vient se blottir contre lui. Elle est mouillée.

Il glisse deux doigts dans son sexe. Puis lui caresse les cuisses, là où la peau est la plus douce. La peau est comme un chewing-gum très mou et rose et il en a plein les doigts. Il éclate de rire, lui mord le ventre et fait des bulles qui crèvent en atteignant le plafond. Ils s’embrassent et se mordent le cou. Il pince la pointe de ses seins comme elle s’assoie sur lui et guide son sexe en elle.

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Ils sont lents, ils ne bougent presque pas, ils attendent, ferment les yeux et respirent, et se perdent dans ce nouveau corps immense. La lumière doucereuse du matin inonde par les vasistas. Les murs et le plafond sont couverts de miroirs qui se renvoient rapidement les rayons lumineux jusqu’à tout faire disparaître. Alors, ils peuvent embrasser du regard l’immensité de la ville qui s’étale à leurs pieds.

L’homme frémit car les chats ont sauté sur le lit et frottent leurs fronts et leurs nez froids contre son cou en ronronnant. Il les chasse.

Il mange les boucles des cheveux de Lily et elle murmure à son oreille et donne de forts coups de reins. Elle jouit et il s’agrippe à elle en baissant la tête. De nouveau, elle s’allonge et soupire quand il goûte son sexe, et l’amène au plaisir.

Elle lui demande de décharger en elle. Ses hanches chaloupent et l’homme sent le plaisir monter jusqu’au sommet de son crâne. Il franchit la ligne d’horizon et accède au point où il n’y a plus ni sommeil ni rêve, mais un immense oubli de soi. Lily s’endort, en serrant l’homme dans ses bras.

C’est la fin de l’après-midi. Les chats miaulent dans

la cuisine. Lily se lève, traverse la chambre, ouvre le frigo et leur verse une soucoupe de lait.

Elle prend une douche brûlante. Elle met un soutien-gorge et une culotte en dentelle noire. Elle

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déroule lentement des collants lys d’eau et ajuste une jupe verte mi-cuisse. Elle choisit un tee-shirt noir parsemé de paillettes argentées.

Lily s’assied sur le bord de son lit et enfile ses bottes

en cuir d’homme.

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Le Tourne-vices Chers amis consommateurs, chers futurs clients, le prospectus que vous tenez entre les mains vous invite à découvrir une merveille technologique récemment lancée sur le marché : le Tourne-vices ! Bonnet métallique s’adaptant automatiquement à votre crâne, le Tourne-vices vous procurera instantanément ces sentiments que nos Anciens nommaient « vices ». Vous en aviez entendu parler, mais vous n’aviez jamais osé en savoir plus ? Et bien, avec le Tourne-vices, c’est désormais chose possible ! Et ce pour la modique somme de 299 yuans ! Avouez-le, votre vie à Shanghai est bien monotone. Vous êtes un adulte sérieux, vous vous acquittez de vos tâches quotidiennes avec un sentiment d’estime personnelle, vous vous êtes engagé auprès d’une femme et vous offrez à votre progéniture tout ce qui lui permettra de trouver une place dans la société. De plus, votre pratique assidue de la méditation a fait de votre esprit un espace harmonieux d’où sont bannis toutes émotions par trop violentes, toutes pensées par trop affirmées, tous désirs par trop perturbateurs. Vous êtes donc pleinement reconnaissant à la ville de Shanghai de vous offrir cette

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monotonie harmonieuse, signe indéniable d’un haut degré de civilisation. Et bien, c’est là où le Tourne-vices peut vous rendre d’utiles services ! Elaboré dans un laboratoire prestigieux, d’abord testé sur des rats, des singes, puis sur des campagnards, le Tourne-vices vous offre un aperçu fascinant de la vie tourmentée que pouvait avoir nos Anciens. Coiffez-vous du Tourne-vices, laissez-le s’adapter automatiquement à votre crâne, puis agissez de la même manière qu’auparavant. La seule petite différence, c’est que le Tourne-vices va envoyer à votre esprit des désordres neuronaux que vous pensiez perdus à jamais. Imaginez un instant ressentir ces vices perdus : Avarice, Egoïsme, Hypocrisie, Jalousie, Paresse, Orgueil, Vanité, Intempérance, Colère, Envie, Gourmandise, Imposture, Luxure, Vol, Meurtre... qui vont se mettre à danser au gré des jours dans votre esprit fasciné.

Apprenez à déjouer les pièges du quotidien en dépit des troubles répétés que le Tourne-vices ne manquera pas de vous envoyer ! Plongez plus avant dans les tréfonds de l’âme ! Comprenez enfin ce que pouvaient éprouver les Anciens ! En un mot, devenez plus humains que jamais !

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La Femme sur le Sofa La femme d’âge moyen était allongée sur le sofa, endormie. Obèse presque, le visage bouffi, elle respirait avec peine. Silencieusement, le professeur Renoir et son assistante Lily la contemplaient depuis plusieurs minutes.

- Cela fait combien de temps ?, finit par murmurer Renoir.

- Voilà trois mois qu’elle dort. Elle aurait succombé si un de ses amis ne nous avait prévenus.

- La malheureuse... - Professeur, que pouvons-nous faire ? - Dans ce genre de cas, la médecine moderne est

inefficace. Il faut recourir aux pratiques magiques. - Allons-y alors. Le plus tôt sera le mieux... Son ami

vous connaît de réputation et vous fait pleinement confiance.

- Sortez la cage, Lily. Et enfilez vos gants de cuir. Si c’est ce que je crains, vous en aurez besoin.

- Bien, professeur... Mais... j’ai peur... je ne sais pas. - Calmez-vous. Regardez-moi dans les yeux. La clarté granitique des yeux de Renoir, le calme

absolu qui y régnait... tranquillisèrent immédiatement Lily.

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- J’espère que je ne vous ai pas payé ce stage de trois mois auprès des moines guerriers du Mont Rouge en vain ? On m’a dit que vos progrès dans les neuf arts de combat les avaient impressionnés.

Au souvenir de l’entraînement intensif qu’elle avait subi lors de ce stage, des scènes ressurgirent qui firent rougir Lily. Son trouble passa rapidement.

- Je suis prête, dit-elle. Cette scène se passait à Shanghai, dans l’ancienne

concession française, connue pour ses rues étroites et tortueuses bordées de platanes. Le professeur et son assistante avaient trouvés avec peine l’adresse du vieux pavillon au crépis défraîchi. L’atmosphère qui régnait à l’intérieur les avait surpris. Depuis les années vingt, le mobilier et la décoration ne semblaient pas avoir changés. Jusqu’aux vêtements de cette femme et à sa coiffure à la garçonne, tout respirait le passé.

Tandis que Renoir se frottait les mains l’une contre l’autre pour y faire venir une énergie bienfaisante, Lily sortait cinq fines aiguilles en or d’une boîte en bois de santal où elles étaient soigneusement rangées. La malade n’émit pas une plainte quand Renoir mit les aiguilles en place, sur les index, les poignets et la gorge. Puis il découvrit le ventre de la femme, toujours endormie.

- Elle réagit bien, dit Renoir. Allons-y. Lily lui tendit un scalpel. Renoir posa la lame sur le

ventre de la femme et y traca un sourire à plusieurs

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reprises. Il incisa, et fendit la peau sur toute la largeur. Ses mains nues pénétrèrent doucement le ventre. Puis ressortirent rapidement, tenant fermement une petite forme poisseuse. Lily s’en empara : il s’agissait d’un homuncule qui émit une faible plainte, ouvrit grand la bouche sur des crocs acérés, et chercha à mordre la main de Lily. Les gants de cuir étaient une sage précaution. L’homuncule fut jeté sans ménagement dans une cage métallique entourée de bois de buis frais. Les senteurs du bois firent presque s’évanouir la créature, qui se retira sans force dans un coin de la cage.

Renoir enfonça de nouveau ses mains dans le ventre de la femme et opéra de même. Rapidement, une douzaine d’homuncules furent retirés et jetés dans la cage par Lily. Après un moment de prostration, ils semblaient reprendre des forces à grouiller les uns sur les autres, et se mettaient à gémir de plus en plus fort.

- Est-ce tout ?, demanda Lily. J’ai peur que le parfum du buis ne s’évanouisse, et qu’ils se mettent à hurler.

Renoir ne répondit rien. Il restait parfaitement immobile. Puis il sortit sa main gauche de la plaie, la posa sur la zone du foie qu’il pressa gentiment. La femme endormie tressaillit. Déjà, la main droite de Renoir serrait fortement le dernier des homuncules, qui rejoignit sans ménagements ses semblables.

- C’est fini. L’aiguille blanche... le fil d’oubli..., dit Renoir.

Lily boucla la cage, puis lui tendit les outils demandés. Renoir opéra rapidement et recousit le ventre.

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Puis retira les aiguilles d’acupuncture. La respiration de la femme était régulière. Elle semblait épuisée.

- Sortons d’ici, dit Renoir.

Ils visitèrent la maison qui semblait tout droit venue des années vingt. Un jardin d’hiver retint leur attention. La pièce était assez grande et le sol recouvert de carrelage. Toutes les plantes qui y poussaient autrefois étaient depuis longtemps mortes et leurs feuilles sèches retombaient tristement des pots.

- Ici, cela fera l’affaire, je pense, dit Renoir. - Oui, je me disais la même chose, finit par dire Lily

qui inspectait la véranda pour vérifier si elle était bien close.

- Lily, cette fois c’est vous qui agirez seule. - Que voulez-vous dire ? Vous n’allez pas m’aider ? - Je serai là pour vous soutenir et pour intervenir si

quelque chose se passe mal. Mais c’est vous qui tiendrez les armes blanches.

- Ah, je savais bien que quelque chose comme ça finirait par arriver, dit Lily en esquissant un sourire mi-résigné mi crispé.

Et encore une fois, la beauté des yeux de Renoir la frappa. Il avait des yeux de femme, d’une femme ancienne, songea-t-elle.

Elle posa la cage où les homuncules marmonnaient au centre de la pièce, puis ferma soigneusement les portes à clé. Renoir s’était assis en tailleur dans un coin

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et commençait à entrer en méditation. Lily tira de son sac un étui de cuir et en sortit un paquet soigneusement plié. Elle défit les carrés de soie pour révéler deux poignards étincelants. Elle les saisit et esquissa une arabesque dans les airs. Puis s’approcha de la cage, retira les branches de buis qu’elle jeta au plus loin, et l’ouvrit.

Soustraits à l’influence délétère du buis, les homuncules recouvrèrent un semblant de force et sortirent un à un de la cage. Lily, en garde, les attendait, parfaitement immobile. Serrés les uns contre les autres, ils discutèrent dans leur charabia incompréhensible. Puis s’avancèrent vers Renoir. Celui-ci était entré en méditation. Les yeux mi-clos, il ne perdait rien de l’avance des immondes créatures qui se heurtèrent bientôt à un champ de force, muraille invisible. Décontenancés, ils tournèrent les talons, comprenant qu’ils étaient enfermés dans la pièce, et qu’ils n’avaient d’autre échappatoire que d’affronter Lily. Alors, ils s’élancèrent sur elle, grinçant des dents et criant sur une fréquence spéciale qui empêchait certains humains de penser.

D’un oeil connaisseur, Renoir observa placidement le combat. L’entraînement de son assistante auprès des moines guerriers du Mont Rouge n’avait pas été vain. Elle l’étonna par l’économie de ses gestes, par son efficacité. Comment aurait-il pu penser à l’époque que cette fille un peu cruche, qui avait répondu à une offre d’emploi et était venu sonner à la porte de son bureau, gauche et timide, se serait métamorphosée en l’espace de trois années en redoutable guerrière ?

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En quelques secondes, les monstres furent parfaitement taillés en pièce. Le silence régna de nouveau dans le jardin d’hiver. Renoir sortit de sa méditation.

- Technique magnifique... lâcha-t-il. Lily se contenta de sourire, un peu fière, en guise de

réponse. Renoir se mit debout. - Le plus dur est fait, dit-il. Maintenant, rassemblons

les cadavres et brûlons-les.

Ils entreposèrent les morceaux des petits corps sur un bûcher composé de feuilles sèches et de branches de buis, ainsi que de divers manuscrits que Lily avait vu Renoir écrire le soir à la plume, écrits magiques destiné à lutter contre les maléfices. Renoir sortit un briquet et enflamma les feuilles. Il s’assirent à distance raisonnable et observèrent les flammes avides dévorer les offrandes.

- D’où venaient ces homuncules ? demanda Lily. - Du passé de cette malheureuse femme. Ils sont les

traces de souffrances et de peines qu’elle a connues et qu’elle ne parvenait pas à oublier.

- D’où cette atmosphère étrange, cette impression de voyager dans le temps qui nous a saisis quand nous avons pénétré dans cette demeure ?

- Oui. En fait, les hommes qui partagent le même espace ne vivent pas toujours dans le même temps. A chacun son histoire et conditionnement mental. Cette femme était restée coincée quelque part dans le passé... Concernant l’expression « partage d’espace », il est

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entendu que je ne la pose ici que pour la commodité de la chose, on pourrait évidemment en discuter.

- Est-ce elle qui les avait créés ? - Non. Ces homuncules étaient d’anciens « amis » de

cette femme. Des « amis » qui l’ont trahie, abandonnée, sont partis. Devant ces situations incompréhensibles, elle s’est rongée les sangs, s’est questionnée et tourmentée jusqu’à en perdre la tête. Mais elle n’y était pour rien. Ces anciennes connaissances, par égoïsme, limitation mentale, n’avaient pas résisté au plaisir de la faire souffrir. Bien des personnes à qui l’on décernerait des diplômes de vertu se nourrissent secrètement de ces jeux malsains. Trop émotionnelle, pas suffisamment détachée des liens sociaux, elle a laissé demeurer en elle ces monstres qui se plaisaient à se nourrir d’elle et à s’engraisser sur son dos.

Machinalement, Lily toucha son flanc gauche et resta longtemps ainsi, songeuse. Le feu s’éteignait doucement. Un tas de cendres témoignait de son action purificatrice.

- Par le fer et par le feu ! Par l’eau et par la terre !, s’exclama Renoir. Pouvez-vous ouvrir la porte qui donne sur l’extérieur ?

Lily tira la clé de sa poche et ouvrit la porte. Renoir sortit dans le jardin et revint, portant un pot de grès noir que la pluie avait empli. Ils rassemblèrent les cendres, les jetèrent dans l’eau, et mélangèrent le tout avec une baguette de buis. Puis descendirent ensemble dans le jardin.

- Choisissez vous-même l’endroit, dit Renoir.

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- Ici, cela conviendra, dit Lily en désignant un espace au fond du jardin. Cette terre jeune boira l’eau et je ne serai pas étonnée que des plantes aient poussé à cet endroit d’ici un an.

De nouveau, ils parcoururent la maison silencieuse, jusqu’à revenir à leur point de départ. Arrivés devant la pièce où se trouvait la femme sur le sofa, Renoir colla son oreille à la porte et écouta attentivement.

- Attendez-moi quelques minutes, dit-il à Lily. Ce ne sera pas long.

Elle acquiesça silencieusement. Sa tension nerveuse se relâchait, et elle se sentait lasse. Son esprit s’était embrouillé, contrecoup de son manque d’expérience.

Elle observa distraitement la rue par une fenêtre aux carreaux poussiéreux. Pas un passant, pas une voiture, un calme étrange. Se pouvait-il que cette demeure soit un piège, une machine à voyager dans le temps qui propulserait tout visiteur dans le Shanghai des années vingt ? C’était hautement improbable, mais plaisant à imaginer. Une voiture s’avancerait, et Lily sortirait de la maison, donnant le bras à Renoir. Elle porterait une robe moulante à paillettes dorées avec une rangée de perles. Renoir, un costume trois-pièces de couleur crème et un feutre. Ils se rendraient dans un dancing où le charme levantin de Renoir ferait sensation. Elle accepterait une pipe d’opium que lui tendrait une Japonaise de Taïwan,

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et observerait les simagrées du professeur, qu’elle savait être à lui. Plus tard, ils...

Des éclats de rire dans la pièce voisine attirèrent son attention. La femme était sortie de son coma et semblait même plaisanter avec Renoir. Lily s’avança vers la porte, tentant de saisir des bribes de conversation. Elle n’osait pas entrer. La porte s’ouvrit brusquement, et Renoir lui jeta un regard narquois. La femme le suivait et salua Lily d’un battement de cils. Elle avait négligemment jeté sur ses épaules une veste. Elle était ravissante, la silhouette fine. Ainsi son obésité n’était-elle qu’une illusion dûe à la présence pernicieuse des homuncules.

- Comme vous le voyez, Lily, notre patiente se porte comme un charme. Si je n’avais tant d’expérience dans les arts de guérison, je serais surpris de la rapidité avec laquelle un patient peut retrouver un mode de fonctionnement naturel et sain. Mlle Li me propose d’aller dévorer des fruits de mer. Elle a, dit-elle, une faim de loup.

Mlle Li sembla confirmer ces dires dans un dialecte shanghaïen aux accents flûtés, ce qui fit regretter à Lily de ne l’avoir pas encore étudié.

- Mlle Li se demande si vous voulez vous joindre à nous ?

La créature lui adressa un clin d’oeil qui fit rougir Lily.

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- Navrée, mais je suis épuisée. Ce combat m’a complètement vidée. Je... ferais mieux de rentrer me reposer un peu, bredouilla-t-elle.

Renoir lui jeta un regard entendu. Ils sortirent tous trois de la demeure, Lily prenant soin de fermer la porte à clé. Un taxi passait à ce moment-là et Renoir et Mlle Li s’y engouffrèrent.

- Pas de regret ? dit Renoir au dernier moment. - Non. Bonne soirée, murmura Lily faiblement. Avant que le professeur ne disparaisse, elle surprit

son sourire éclatant de bellâtre enfariné. Sa lèvre supérieure se dressait sur ses crocs, on aurait dit un renard. Elle resta seule sur le trottoir, livrée à la colère et à la jalousie qui montaient en elle.

- Comment ? s’amusa-t-elle en souriant. Se pourrait-il que mon admiration pour le professeur se soit changé en amour, ou en désir ?

Le vent s’était levé. Une goutte de pluie s’écrasa sur son front. Lily sortit son parapluie, et s’éloigna lentement sous les platanes.

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La Langue au Chat D’abord les préliminaires, puis la pénétration et l’orgasme, enfin les calins. Cela faisait longtemps que Renoir et Lily avaient dépassé ce type de programme érotique, qui avait certes fait ces preuves, mais se révélait symptômatique d’une conception étroite de l’acte charnel, et pouvait même se révéler désastreux et destructeur pour un couple.

Mieux valait considérer que tout était « faire l’amour » : embrasser, caresser, caliner, frotter, lécher, toucher, regarder, sentir, écouter, respirer, doigter, mordre, griffer, pénétrer, remuer, être immobile, bouger, gymnastiquer... Il n’y avait pas là de différences essentielles car tout était recherche commune de plaisir et montée vers l’infini, dans l’oubli des différences et des contraires. Constuction d’un être d’amour, d’un être lumineux. Renoir aimait particulièrement glisser sa langue dans le chat de Lily. Et comme plaisir et désir sont communicatifs, elle goûtait avec volupté ces plaisirs restés jusque là pour elle plutôt anecdotiques. Question de temps et de moment, cette petite caresse pouvait

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s’avérer aussi satisfaisante qu’une grande partie de jambes en l’air. Elle s’allongeait à demi, le dos soutenu par des oreillers. Renoir glissait les mains sous ses fesses et l’amenait vers sa bouche. Ou bien parfois elle se retournait et lui offrait et ses fesses et son sexe à dévorer. Car Renoir était un carnassier et il ne se privait pas de mordiller ses cuisses, son Mont de Vénus, son ventre même. Plus précautionneux avec son sexe, il lappait, léchait, ouvrait la fleur et en lissait les pétales. Il avançait au bouton, allait tendrement, s’y attardait. Le chat est un vieux compagnon de route des humains. Animal mystique à la prunelle magique, il est connu pour sa souplesse, sa paresse et sa force. Il déroule son énergie spiralée, est le maître des gymnastes et des combattants à mains nues. Mélange de griffes et de fourrure, de gourmandise et d’ascétisme, il laisse les chiens loin derrière question sagesse et mystère. De plus, les chats miaulent et ronronnent avec une aisance déconcertante, ce que peu d’êtres humains savent faire. Que dire de la bouche, ce mot dont la prononciation est déjà comme une caresse ? La bouche a des fonctionnalités pratiques et incontestables dans les domaines de la nutrition, de la respiration et du langage. Elle est aussi une reine pleine d’attraits érotiques. La bouche est un jardin mystérieux où on pénètre avec

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délice. Les lèvres mobiles en sont les gardiennes charmantes, les dents des lys lumineux mettant en valeur la précieuse orchidée qu’est la langue. Les Anciens ont nommées lèvres les sœurs gardiennes de la bouche, lèvres aussi celles du chat qui se blottit en bas, entre les cuisses, là où la peau est la plus douce. Dans leur grande sagesse, n’est-ce pas là le signe qu’ils désiraient qu’elles s’embrassent ?

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La Cage aux Fantasmes

Le métier d’explorateur permet de vivre des expériences extraordinaires. Si mon récent Voyage dans le corps humain m’avait déjà réservé bien des surprises, ce n’était rien comparé à l’aventure qui m’attendait et que j’ai intitulée : la Cage aux Fantasmes.

Nous sommes quelques-uns à penser que science

sans conscience n’est que ruine de l’âme et que son but devrait être de favoriser le bien-être individuel. Suite à la demande d’une de mes patientes, j’avais donc finalement pris la décision de pénétrer son cerveau. D’apparence lisse et sage, cette jeune femme nourrissait secrètement des fantasmes inavouables, qui réduisaient les vidéos pornographiques abondamment diffusées sur le Réseau à d’aimables galipettes de scouts. Convaincu de la gravité de son cas, j’acceptais de mener à bien cette mission.

Grâce à une invention de mon défunt grand-oncle Tonton Loup, savant fou de renom, j’opérais donc une réduction de ma personne ainsi que de Lily, mon assistante, qui avait insisté pour m’accompagner, elle qui n’avait jamais tâté du terrain. Ainsi réduits à une taille minuscule, nous sommes parvenus à nous introduire dans l’oreille gauche de la jeune femme endormie. Je

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passerai les détails, mais il suffit de dire qu’après quelques péripéties, égarements, disputes avec Lily, nous sommes finalement arrivés au but de notre expédition.

Imaginez une salle de bal aux dimensions colossales,

telle que la folie d’aucun dictateur n’aurait osé la rêver, d’une blancheur étincelante, éclairée par des lustres scintillants suspendus cinquante mètres au-dessus d’un sol en marbre rose. Dans le fond de cet espace pur comme une abstraction, des cages immondes, aux ferrures moyenâgeuses, semblent disposées au hasard. Des cages s’échappent du fumier et des immondices, de la pisse et des excréments, qui viennent souiller le marbre.

L’odeur épouvantable qui se dégageait fit immédiatement vomir Lily. La malheureuse ne se contenta pas de se vider avec application de son déjeuner du matin, mais finit à quatre pattes, secouée de soubresauts, laissant échapper des filets de bile dont l’amertume lui brûlait la gorge. De la voir ainsi réduite à l’état d’épave, la peau d’une blancheur effrayante, tremblante, j’en avais presque pitié pour elle, mais la Gloire de la Science nous ordonne d’aller toujours de l’avant. Je lui pressais quelques points énergétiques dont les Chinois ont le secret depuis des millénaires, et lui frottais les tempes avec un élixir inventé par Tonton Loup un soir de beuverie, et elle s’en trouva assez revigorée pour se remettre debout et avancer d’une démarche

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chancelante, me suivant à une courte distance de sécurité.

Comme nous approchions des cages, nous commençâmes à percevoir des sons d’une étrangeté sans pareille. Ce n’était que râles, cris, soupirs, gémissements, feulements et brames, entremêlés de rires hystériques et de hurlements, et il nous semblait même que des insultes bien humaines se mêlaient à ce capharnaüm. Nous attendant au pire, nous pensions trouver des esclaves en ces lieux, mais les créatures qui étaient enfermées là n’avaient rien d’humain.

C’était des bêtes, mais leur aspect était tellement extraordinaire que nos cerveaux se trouvèrent dépassés par la situation et ne parvenaient tout simplement pas à définir les contours de leurs corps. Ils nous semblaient que ces bêtes glissaient l’une à travers l’autre, et finissaient par composer une masse grouillante, une sorte d’hydre poilue aux gueules de hyènes ou de poissons, s'ouvrant de temps à autre sur des crocs jaunâtres et soufflant une haleine pourrissante.

Nous nous trouvions dans un lieu formidablement obscène, et cette obscénité provenait de la juxtaposition muséale de la chair dans tous ses états et de la pureté de dessin du lieu, aux lignes presqu’abstraites. Si la Réalité consiste à identifier des objets et à établir les liens de ressemblance ou de différence qui les unissent, comment nommer l’espace-temps dans lequel nous évoluions, au-delà des notions de semblable et dissemblable ? Nous

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nous trouvions devant un abîme de perplexité et cette perspective se révélait bougrement excitante.

J’en étais là de mes réflexions quand il se passa une

chose curieuse : Lily fascinée s’approchait comme malgré elle d’une des cages, et je vis le moment où elle serait engloutie par les bêtes qui s’y pressaient, elle-même changée en fantasme. Je tirais alors de mon sac à dos deux flingouilles surpuissants et en tendis un à mon assistante, l’incitant à ma suite à dézinguer les bêtes immondes.

Mais Lily ne bougeait pas, belle comme une statue antique.

- La Réalité que nous connaissons n’est qu’une posture, et même une imposture, dit-elle. Elle relève d’une entente planétaire, d’un système de propagande d’autant plus insoupçonné qu’il s’auto-génère et s’auto-régule.

- Il existe différents niveaux de Réalité, et l’incongruité de ce lieu qui vous fait sortir de votre cadre habituel vous en a fait entrevoir un autre, dis-je.

- Non, dit-elle, on ne peut même pas parler de plusieurs niveaux de Réalité, avec cette vieille image initiatique du disciple passant par plusieurs niveaux de compréhension. En vérité, plusieurs réalités contradictoires se juxtaposent dans le foutoir le plus complet.

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Ce disant, Lily défit le premier bouton de son chemisier, et un message limpide passa de son regard au mien. Il y avait l’appel d’une force implacable en elle, qui faisait vaciller sa raison. En fait, elle comprenait qu’elle avait Sa Réalité, qui ne consistait pas à être l’assistante Lily, mais bien une de ces bêtes. En un éclair, j’entrevis l’instant où ma langue se coulerait dans sa bouche, mes paumes envelopperaient ses seins généreux, et mon sexe entrerait dans son palais moite.

- Lily, dis-je, observons d’un œil froid la force implacable du Fantasme qui sévit en ce lieu, Fantasme concurrent de la Réalité, Fantasme ennemi de la Science. N’oublions pas le but de notre mission : si nous sommes venus jusqu’ici, c’est pour tirer d’un mauvais pas psychique une jeune femme perdue. Ne nous livrons pas à nos instincts débridés, mais agissons pour la seule cause qui vaille : la Gloire de la Science !

Ainsi, de nouveaux maîtres de nous-mêmes, nous reprîmes fermement nos flingouilles en main et nous mîmes de chœur à zigouiller ces satanées bestioles. Un sentiment de puissance nous animait, et les chants des sirènes qui emplissaient nos oreilles ne nous empêchèrent pas de nous livrer à un véritable carnage. En trois heures d’un travail acharné, harassant, confrontés aux cris désespérés des créatures impuissantes à se défendre, nous arrivions au bout de la salle.

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C’est alors que Lily fit une découverte surprenante. Caché de prime abord à notre vue par les cages s’élevait un belvédère doré, entouré de grilles en fer forgé. Et la créature qui était enfermé là, c’était moi. Un autre moi sans doute, mais indéniablement moi.

Je fus envahi d’une joie immense et d’une douce sérénité. Ainsi faisais-je partie des fantasmes de ma patiente, elle qui ne m’était pas non plus indifférente. Des images traversèrent mon esprit : son nez mutin, des mèches blondes folles sur sa nuque, sa nuque sur laquelle mes lèvres couraient, sa taille sur laquelle mes mains glissaient, le sofa et nos jambes nues, une joie d’enfant, au-delà de toutes considérations sociales, de notions de Bien et de Mal.

- Lily, dis-je, nous avons déjà détruit la quasi-totalité des créatures. Nous sommes peut-être trop extrémistes… Après tout, le fonctionnement normal de la Psyché induit la présence de fantasmes. A faire de cet espace une zone vierge, nous risquerions de gravement perturber notre patiente.

- Votre raisonnement serait juste, dit-elle, mais vous oubliez que nous avons vu sur notre route d’autres salles emplies de fantasmes, fantasmes aisément maîtrisables comparés à ceux auxquels nous faisons face maintenant. Nous nous trouvons ici au cœur du problème. Nous ne pouvons pas hésiter.

Et elle flingouilla l’immonde bête faite à mon image. Le choc causé par cette disparition soudaine me fit immédiatement m’évanouir.

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Je revins à moi quelques minutes plus tard, la tête reposant sur la douce poitrine de Lily, comme elle caressait mes tempes de ses doigts délicats qu’elle avait mouillés à l’eau de ma gourde. Ah, il est des moments où nous sommes las, et où il est légitime de nous accorder le repos du guerrier.

Nous laissâmes un peu durer ce moment, tout à la joie mélancolique d’avoir mené notre mission à bien. Puis nous nous acheminâmes lentement vers la sortie.

Nous avions pénétré des zones inconnues de l’esprit.

Et la salle aux fantasmes qui grouillaient auparavant de créatures immondes n’était plus emplie que par des lambeaux de souvenirs, doigts de brumes et de regrets qui cherchaient à nous retenir encore.

Or Lily se pressa contre moi au moment de passer le seuil.

- Je vous aime, dit-elle, depuis longtemps. - Lily, vous savez comme moi que cet amour est

impossible. Je suis marié et j’ai deux fois votre âge. - Je le sais, mais il me fallait vous le dire. - Vous avez bien fait. Identifier et nommer les objets

est l’occasion de les mettre à distance, donc de s’en détacher.

- Je suis bien consciente que la Gloire de la Science m’oblige à ce détachement. Aussi je vous demande d’agir dès que nous serons retournés au laboratoire.

- Que voulez-vous dire ?

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- Laissez-moi reprendre ma taille normale, tandis que vous resterez tel que vous êtes. Ainsi vous pourrez pénétrer dans ma Psyché et supprimer cet amour.

- Ce que vous me demandez est difficile, Lily. Après tout, nous avons encore le temps de la réflexion. Vous êtes une jeune femme, euh, et… dis-je en rougissant.

- Non. Sans votre présence, cet amour ne serait pas. Et puisque c’est vous qui avez créé cet amour, c’est à vous de le tuer maintenant.

J’acquiesçais silencieusement. Nous franchîmes le seuil et reprîmes notre route.

Ainsi, la mort dans l’âme, je me préparais à une

aventure qui s’avérerait d’une portée scientifique extraordinaire et qui sera raconté dans notre prochain épisode : Voyage au cœur de mon assistante.

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Les Voleurs

Ceci est une mise en garde aux voyageurs imprudents. Il leur est en effet conseillé de sortir de l’Illusion. Chose peu aisée, tant les charmes de l’Illusion surpassent infiniment ceux de la Réalité. Ces derniers temps à Shanghai, le nombre de voleurs que l’on croise dans les rues a atteint une proportion considérable. Malheur alors au voyageur qui se laisserait distraire un instant et évoluerait en confiance dans la foule sans rester sur ses gardes. Qu’il sache alors que toute personne qui lui adresserait la parole, et ce sous quelque prétexte que ce soit, est potentiellement dangereuse. Nous irions même jusqu’à dire qu’elle est forcément dangereuse car bien peu sont les voyageurs qui ont pu échapper à ces approches qui, sous des dehors souriants, se sont révélées presque immanquablement perfides. En effet, nous avons pu constater que ceux qui n’obéissaient pas à ces règles élémentaires de prudence s’exposaient, ni plus ni moins, à de sévères pertes d’identité ! Ces Shanghaïens que l’on croise au hasard des rues et qui viennent à vous ont subi un entraînement spécial qui leur permet de subtiliser, en tout ou en partie,

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vos précieux traits distinctifs. Et on se retrouve bien étonné de ne plus posséder la même voix, de ne plus retrouver nulle part son système de pensée vaillamment bâti au fil des années, d’avoir tout oublié de son pays d’origine. Et pire encore ! On a vu de ces voyageurs qui se retrouvaient avec une carte d’identité chinoise en poche, un corps inconnu et un visage qui ne leur disait rien. Allez ensuite expliquer cela à la police locale !

Voyageurs, refusez donc tout contact, ceci dit en toute amitié. Ne répondez pas, ignorez, ne jetez pas même un regard et passez votre chemin !

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