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Article extrait du numéro 12, troisième série (octobre 1956), des cahiers trimestriels « INCONNUES »

Direction Pierre Génillard, éditeur Président de la Société vaudoise d’études psychiques

2 chemin des Allinges Lausanne – Suisse

N.-B. : À toutes fins utiles, prière aux éventuels ayants-droit de bien vouloir se manifester.

Musique sacrée et musique céleste

FABRE D’OLIVET (1768-1825) consacra sa vie à l’étude de l’antiquité, et spécialement des sciences enseignées dans les sanctuaires de l’Inde et de l’Égypte d’où nous est venue la plus haute sagesse. Il connaissait presque toutes les langues parlées en Europe et ses études comparées de l’hébreu avec le chaldaïque, le syriaque, l’arabe, le grec et le chinois nous rem-plissent encore d’admiration.

Actuellement introuvables, les fragments qui suivent ont paru dans la « France musicale »

puis furent réunis en une brochure (Chamuel 1896) et enfin complétés et publiés par J. Pinasseau (1928). Certains passages figurent également dans le « Dictionnaire de musique » d’Escudier (directeur de la « France musicale »).

Fabre d’Olivet projetait de publier un travail, dont ces pages font partie, sous le titre de :

La Musique expliquée comme science et comme art,

et considérée dans ses rapports analogiques avec les mystères religieux, la mythologie ancienne et

l’histoire de la Terre.

Il voulait faire sortir de ses recherches un système théorique et pratique fondé sur la Nature, et réunissant les principes trouvés par les anciens avec les connaissances acquises par les modernes.

Idées des anciens sur la musique

La musique, envisagée dans sa partie spéculative, est, comme la définissaient les anciens, la connaissance de l’ordre de toutes choses, la science des rapports harmoniques de l’univers ; elle repose sur des principes immuables auxquels rien ne peut porter atteinte.

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Platon avait reconnu en cet art une influence irrésistible sur la forme du gouvernement, et n’avait pas craint de dire qu’on ne pouvait faire aucun changement dans la musique sans en

effectuer un correspondant dans la constitution de l’État. Dans la musique, dit-il, sont enfermées toutes les parties de l’éducation :

« L’homme de bien est le seul excellent musicien, parce qu’il rend une harmonie parfaite, non pas avec une lyre ou avec d’autres instruments, mais avec le total de sa vie. »

Ce philosophe se garde bien, comme le vulgaire commençait à le faire de son temps, de placer la perfection de la musique dans la faculté qu’elle a d’affecter agréablement l’âme ; il assure au contraire que rien n’est plus éloigné de la droite raison et de la vérité, La beauté de la musique consiste, selon lui, dans la beauté même de la vertu qu’elle inspire. Il pense qu’on peut reconnaître les inclinations des hommes par l’espèce de musique qu’ils aiment ou qu’ils louent, et veut qu’on forme de bonne heure leur goût sur cette science,

Lettré jouant de la flûte, D’après « Portraits des fameux personnages »

(Musée Cernuschi)

en la faisant entrer dans l’éducation des jeunes gens, d’après un système fixe et bien ordonné. « Un État gouverné par de bonnes lois, dit-il, ne laisse jamais au caprice des poètes et des musiciens ce qui concerne les bases de l’éducation de la musique ; il règle ces choses ainsi qu’on les pratique en Égypte, où la jeunesse est accoutumée à suivre ce qu’il y a de plus parfait, tant dans la mélodie que dans la mesure et la forme du mode. »

Le système musical que Platon avait en vue dans ce passage était originaire d’Égypte ; porté d’abord en Grèce par Orphée, quant à sa partie pratique, il fut ensuite développé par Pythagore, qui en explique la partie théorique assez ouvertement, cachant seulement le principe fondamental de la science, dont il réserve la connaissance aux seuls initiés, ainsi qu’il en avait pris l’engagement dans les sanctuaires.

C’est ce même système que Timée de Locres, regardait comme institué par les dieux pour le perfectionnement de l’âme, et dans lequel il voyait cette musique céleste qui, dirigée par la philosophie, peut facilement habituer, persuader, forcer la partie sensible de l’âme d’obéir à

l’intellectuelle, adoucir sa partie irascible, calmer sa partie concupiscible, et les empêcher toutes deux de se mouvoir contre la raison ou de rester oisives quand la raison les appelle.

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L’antiquité de ce système musical en laisse inférer l’universalité. Aussi le trouve-t-on, avec des modifications diverses, répandu sur tous les lieux de la terre qu’habitent encore ou qu’ont habités les nations civilisées : l’Arabie, la Perse, l’Inde entière, la Chine n’en ont pas d’autre.

En Chine, selon le Li-Ki, la musique est l’expression et l’image de l’union du ciel et de la terre ; ses principes sont immuables ; elle fixe l’état de toutes choses ; elle agit directement sur l’âme et fait entrer l’homme en commerce avec les esprits célestes. Sa fin principale est de régler les passions. Le sage trouve dans ses accords une source inépuisable d’instruction et de plaisirs, avec des règles invariables de conduite.

Kouei était le nom d’un sage dont l’histoire raconte que – deux mille ans avant l’apparition de l’Orphée grec – il savait adoucir les hommes les plus féroces et, au moyen de son art, animant la pierre sonore des instruments, attirer les animaux et les faire tressaillir d’aise autour de lui.

Les poètes et les orateurs la définissent l’écho de la sagesse, la maîtresse et la mère de la vertu, le messager de l’Être Suprême ; la science qui dévoile cet être ineffable et ramène l’homme vers lui. Les écrivains de tous les âges lui attribuent la puissance de faire descendre sur terre les esprits supérieurs, d’évoquer les mânes des ancêtres, d’inspirer aux hommes l’amour de la vertu et de les porter à la pratique de leurs devoirs. « Veut-on savoir, disent-ils, si un royaume est bien gouverné, si les mœurs des habitants sont bonnes ou mauvaises ? Qu’on examine la musique qui y a cours. »

En réfléchissant sur ces idées que des hommes, tels que Pythagore et Koung-Tsé ont également adoptées en des contrées si éloignées, après les avoir puisées dans les livres sacrés des deux plus anciennes nations du monde, il est difficile de les croire dépourvues de tout fondement et d’attribuer au hasard seul leur singulière coïncidence.

Véritable cause des effets moraux de la musique

Sans chercher à nier une chose aussi bien démontrée que la puissance morale de la musique

chez les anciens, cherchons plutôt à découvrir les causes de cette puissance, et perdons, s’il se peut, la mauvaise habitude que l’ignorance et la paresse nous ont fait contracter de nier effrontément ce qui sort de la sphère de nos connaissances, et de traiter de visionnaires ou d’imposteurs ceux qui ont vu dans la nature des choses ce que nous n’y voyons pas.

Tâchons de nous persuader que la vue intellectuelle de l’homme peut s’étendre ou se

raccourcir comme sa vue physique, pénétrer avec plus ou moins de justesse et de force dans l’essence des choses comme dans l’espace, et embrasser à la fois dans l’une ou l’autre sphère un nombre plus ou moins considérable de rapports, suivant que les circonstances la favorisent ou qu’elle s’est exercée à les saisir…

Les sciences physiques, dont nous avons allumé les flambeaux, nous ont bien servis, mais quelque brillant qu’ait été leur éclat, il n’a pu nous montrer que la forme extérieure des choses.

* Ce n’est jamais par ses formes extérieures que la musique exerce sa véritable puissance ; ce

n’est pas même au moyen des éléments qui servent à développer ces formes ; c’est au moyen des

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principes qui les constituent. Toutes les fois qu’on s’est imaginé que les anciens faisaient dépendre d’une mélodie ou d’une harmonie quelconque, abstraction faite de toute autre chose, les merveilles qu’ils attribuaient à la musique on s’est trompé. Cette mélodie, cette harmonie n’étaient que l’enveloppe physique d’un principe intellectuel connu, dont la présence éveillait dans l’âme une pensée analogue ; et produisait par son moyen, non seulement le plaisir des sens dépendant de la forme, mais l’affection morale dépendant du principe. Cette affection morale ne pouvait jamais manquer son effet tant que la pensée qui la faisait naître s’enchaînait, par l’éducation, au principe musical, et le plaisir lui-même la suivait toujours lorsque la forme donnée par un homme de génie rappelait le principe et lui était inhérente, de manière à ne pouvoir s’en détacher.

* La musique peut être envisagée sous plusieurs rapports : parmi les modernes, on ne la connaît

guère que comme théorique ou pratique ; chez les anciens, on la considérait comme spéculative, intellectuelle ou céleste.

Les modernes ont à peine entrevu la musique spéculative dont les anciens faisaient une étude assidue, et qu’ils regardaient avec raison comme la seule digne d’être appelée une science. Cette partie de la musique servait d’une sorte de lien ou de passage entre ce qui était physique ou moral, et traitant particulièrement des principes qu’elle distinguait des formes et des éléments.

Mais comme les principes d’aucune science n’étaient dévoilés qu’aux seuls initiés, il s’ensuivait que les principes sur lesquels reposait le système musical des nations anciennes, n’étaient jamais exposés en public qu’à la faveur des symboles et des voiles allégoriques.

Enfin la musique intellectuelle ou céleste était l’application des principes donnés par la musique spéculative, non plus à la théorie ou à la pratique de l’art pur et simple, mais à cette partie sublime de la science qui avait pour objet la contemplation de la nature et la connaissance des lois immuables de l’Univers. Parvenue alors à son plus haut degré de perfection, elle formait une sorte de lien analogique entre le sensible et l’intelligible, et présentait ainsi un moyen facile de communication entre les deux mondes.

C’était une langue intellectuelle qui s’appliquait aux abstractions métaphysiques et en faisait connaître les lois harmoniques.

* À l’heure actuelle il n’y a pas un commis marchand, un présomptueux écolier qui ne se croie

très compétent à prononcer sur les productions du génie, et qui, jugeant de la musique par le plus ou moins de plaisir qu’elle lui cause, ne prenne ses sensations désordonnées pour la mesure de la perfection dans cet art.

Il n’y a pas un croque-notes, un musicien d’orchestre et même de bal, qui, consultant son oreille dont l’habitude et la routine ont été les seuls guides, ne se donne hardiment pour juge irrécusable, non seulement des modes et des tons, mais encore des nombres et de la justesse des intervalles admissibles dans les modes.

Cette singulière anarchie n’existait pas dans les temps reculés, où la musique, forte de l’immutabilité de ses principes, produisait les plus grandes merveilles.

Cette science était regardée d’une si haute importance en Chine, que le gouvernement s’en réservait la direction exclusive et en prescrivait les règles par des lois générales. Le son

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fondamental, Koung, était fixé par lui, et les dimensions du tuyau qui le donnait, gravées sur les monuments publics, servaient de type métrique universel.

En Égypte, les lois régulatrices de la musique étaient gravées dans les temples. Platon, qui nous a conservé le souvenir de cette institution admirable, en tira la preuve qu’il est possible de déterminer par des lois quels sont les chants, beaux par leur nature, et d’en prescrire avec confiance l’observation. Plusieurs siècles avant Platon, Pythagore, imbu de la doctrine égyptienne, recommandait à ses disciples de rejeter le jugement de leur oreille, comme susceptible d’erreur et de variation dans ce qui concernait les principes harmoniques. Il voulait qu’ils ne réglassent ces principes immuables que sur l’harmonie analogique et proportionnelle des nombres.

C’était d’après ces idées et le soin que les législateurs apportaient à maintenir la musique dans sa pureté que la plupart des cantiques prenaient le nom de nomes, c’est-à-dire lois ou modèles. Platon n’hésite pas à dire que la corruption des Athéniens remonte jusqu’à l’époque où ils ont abandonné ces anciennes lois musicales.

Les poètes et les musiciens, mal instruits du véritable but de la science qui est moins de flatter les passions des hommes que de les tempérer, avaient donné lieu à ce désordre, en en voulant secouer certaines règles qui les gênaient dans leur fougue ; mais la punition avait suivi de près la faute, car au lieu de se rendre libres, comme ils le croyaient, ils étaient devenus les derniers des esclaves en se soumettant au caprice d’un maître aussi volage dans ses goûts que le peuple.

On sait, par exemple, que les Athéniens, voulant agir envers Euripide comme ils agissaient envers beaucoup d’autres et le forcer à retrancher quelque chose d’une de ses pièces pour l’accommoder à leur goût, ce poète se présenta sur le théâtre, et dit aux spectateurs : « Je ne compose pas mes ouvrages pour apprendre de vous ; mais au contraire pour que vous appreniez de moi. »

* À l’époque où la musique exerçait sa plus grande puissance, soit en Grèce, soit en Égypte, soit

en Chine ou ailleurs, le vulgaire, loin de s’en être constitué le juge, la recevait avec respect des mains de ses chefs, en révérait les lois comme l’ouvrage de ses ancêtres et l’aimait, comme une production de sa patrie et un présent des dieux ; il en ignorait les principes constitutifs confiés au sacerdoce et connus des seuls initiés ; mais ces principes agissaient sur lui à son insu et par instinct, de la même manière que les principes de la politique ou ceux de la religion. Ce n’était assurément pas l’Athénien qui connaissait en détail les dogmes divins qui respectait le plus la divinité, puisque Anitus demanda bien l’empoisonnement de Socrate !

Dans tous les pays du monde, le vulgaire est fait pour sentir et agir et non pas pour juger et connaître ; ses supérieurs, de tous les ordres, doivent juger et connaître pour lui, et ne lui laisser présenter rien qui puisse lui nuire, quand même il pourrait en être d’abord physiquement flatté. Facile à émouvoir et prompt à se laisser entraîner, c’est du bon choix que font ses supérieurs que résultent ses bonnes ou mauvaises émotions, son entraînement vers le bien ou vers le mal.

Les anciens législateurs, qui savaient ces choses et qui connaissaient l’influence que peut avoir la musique, s’en servaient avec un art plein de sagesse, mais tellement ignoré aujourd’hui qu’on n’en parle que comme d’une folie bonne à reléguer au pays des chimères.

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Origine de la musique

Tous les personnages nommés pour avoir été les inventeurs de la musique – Joubal, Osiris, Hermès, Olen, Apollon ou Mercure – sont non pas des hommes mais des êtres métaphysiques, à la nature intelligible desquels les différents peuples rapportaient l’idée plus ou moins élevée qu’ils se formaient de l’art musical. Qu’on ouvre et qu’on interroge les annales de quelque antique nation que ce soit, on y verra, sans exception, que la musique accordée aux hommes comme une faveur divine, a été portée du ciel sur la terre par quelque dieu ou quelque être surnaturel.

Tant dans la version des Septante que dans celle de saint Jérôme1, le principe générateur (le père) des sciences et des beaux-arts ou si l’on veut le mot à mot, le père de toutes les conceptions lumineuses et dignes d’amour, Joubal, est représenté comme un homme existant en chair et en os dans un certain pays, à une certaine époque, et jouant ou chantant réellement sur la guitare, tandis que c’est un être métaphysique universel, un personnage cosmogonique, à l’influence et à l’inspiration auquel sont dus, parmi les hommes de tous les temps et de toutes les nations, les développements de toutes les sciences aimables et brillantes, en général, et en particulier la musique. Joubal ne diffère point, sous ce rapport d’Anubis et l’on sait assez qu’Anubis ne diffère pas de Toth, d’Hermès et de Mercure.

La manière dont les anciens écrivaient l’histoire ne ressemblait nullement à la nôtre. Ils considéraient les choses en général et sous leurs rapports métaphysiques. Nous notons avec une exactitude scrupuleuse les dates et les faits ; nous suivons pas à pas la vie des individus dont ils ne s’occupent nullement. Leur histoire, confiée à la mémoire des hommes, ou conservée parmi les archives sacerdotales des temples, en morceaux détachés de poésie, était toute allégorique ; les hommes en particulier n’étaient rien pour elle ; elle voyait partout l’esprit universel qui les mouvait, en personnifiait toutes les facultés, les opposait entre elles, et s’appliquait à décrire leur naissance, leur marche et leurs développements. C’est en transformant ces facultés spirituelles, ou, si l’on veut, ces êtres moraux en autant d’individus humains, qu’on est tombé dans des contradictions si choquantes à l’égard de Moïse par exemple, et qu’on a défiguré la cosmogonie de cet homme divin au point de la rendre méconnaissable2

. Une des plus lourdes bévues a été, après avoir vu des hommes là où étaient des êtres moraux,

de voir des années humaines où étaient des révolutions morales. En sorte que, quelque longue qu’on ait fait la vie de ces prétendus patriarches, on n’a pas pu, à cause de leur petit nombre, éviter de donner à la terre une origine extrêmement récente. Ce qui nous a mis en opposition, non seulement avec les traditions des autres peuples, mais encore avec les caractères de vieillesse que le temps, de ses mains puissantes, a partout imprimés sur notre globe. Les dix mille ans d’antiquité que les Juifs scripturaires donnent à notre globe, ne sont qu’un jour dans la période de sa longue existence.

La musique ne doit donc pas être considérée comme l’invention d’un homme, car il n’a jamais existé d’homme sur la terre capable d’inventer une science et il n’en existera jamais. Une science quelconque ne s’invente pas. C’est un présent que l’esprit humain fait à l’humanité au moyen de

1 Un fils de Lamech, appelé Joubal fut le père de ceux qui jouent du psaltérion et de la guitare. 2 Voir : Favre d’Olivet, La Langue hébraïque restituée.

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ses facultés inspiratrices. Aussi lorsqu’un homme de génie écrit sur la science qu’il a illustrée, c’est toujours à l’Être universel, à Dieu même ou à l’une de ses facultés qu’il en rapporte la création et l’invention.

Coup d’œil sur la musique sacrée

Le nombre 12 formé du ternaire et du quaternaire est le symbole de l’univers et la mesure du son. Ce n’est point une opinion admise par un certain peuple dans un certain temps, au sein d’une contrée particulière de la terre ; c’est un dogme scientifique et sacré, reçu dans tous les siècles et chez toutes les nations, depuis le nord de l’Europe jusqu’aux parties les plus orientales de l’Asie. Pythagore, Timée de Locres, Platon, en donnant le dodécaèdre pour symbole à l’univers, exposaient les idées des Égyptiens, des Chaldéens et des Grecs. Ces peuples avaient dès longtemps attribué à douze dieux principaux le gouvernement de la nature.

Les Persans suivaient à cet égard la doctrine des Chaldéens, et les Romains avaient adopté celle des Grecs. Jusqu’aux extrémités de l’Europe, les Scandinaves, en admettant la division duodécimale, comptaient aussi douze régulateurs de l’Univers qu’ils nommaient Ases.

Il n’y a pas longtemps qu’un théosophe allemand, un cordonnier nommé Boehme, homme d’un gênie extraordinaire, mais privé d’érudition et de culture dans l’esprit, examinant à part lui la nature élémentaire et le système de l’univers, fut forcé, comme par un instinct irrésistible, à prendre le nombre Zodiacal pour constituer le régime du monde. Il fit plus, il vit dans ce nombre ce que je ne sache pas que personne y ait vu depuis l’extinction des mystères antiques, un double régime : un régime céleste et un terrestre ; l’un spirituel, intelligible et ascendant, l’autre créaturel, sensible et descendant.

L’institution du zodiaque est due à l’application du nombre 12 à la Sphère suprême. Les temples antiques considérés comme des images de l’Univers où régnait l’être immuable auquel ils étaient dédiés, portaient tous le même nombre et les mêmes divisions. Les architectes péruviens n’avaient pas eu à cet égard d’autres idées que celles des Égyptiens, des Persans, des Romains et même des Hébreux. Le nombre 12 en s’appliquant ainsi à l’Univers et à tout ce qui le représentait, était toujours la manifestation harmonique des principes de la nature 1 et 2, et le mode sous lequel se coordonnaient leurs éléments. Aussi était-il en même temps le symbole de la coordination des sons, et comme tel appliqué à la lyre d’Hermès.

Après le nombre 12, production de 3 et 4 multipliés l’un par l’autre, le nombre le plus généralement révéré était le nombre 7 formé de 3 et 4 réunis. On le considérait comme le symbole de l’âme du monde se déployant au sein de l’Univers et lui donnant la vie. Macrobe, qui nous a transmis beaucoup de mystères antiques, nous apprend que cette âme distribue dans les sept sphères du monde qu’elle meut et qu’elle anime, et dont elle produit les sons harmoniques, était désignée emblématiquement par le nombre 7, et figurativement par la flûte à sept tuyaux mise entre les mains de Pan, le dieu de l’Univers. Ce nombre révéré par tous les peuples était spécialement consacré au dieu de la Lumière. Les Brahmes enseignent que le soleil est composé de 7 rayons ; leurs livres sacrés en représentent le génie nommé Sourya porté sur un char attelé de 7 chevaux. Les anciens Égyptiens, au lieu d’un char, imaginaient un vaisseau conduit par 7 génies ; et Martianus Capella, qui se rend leur interprète, place le dieu du Soleil au milieu de ce vaisseau, tenant en ses mains 7 sphères, qui comme autant de miroirs concaves réfléchissent la

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lumière qu’il verse à grands flots. Un des livres chinois dit que le nombre sept est un nombre merveilleux et qui embarrasse. Enfin, les premiers chrétiens eux-mêmes, quoiqu’ils prissent à tâche de s’éloigner en tout des idées antiques, n’en divisèrent pas moins en sept dons l’influence de l’Esprit Saint.

Il est inutile d’entasser davantage les citations pour prouver l’accord unanime des peuples sur l’influence reconnue des nombres 7 et 12, production des nombres 3 et 4, soit par simple addition, soit par multiplication.

Les principes fondamentaux si et fa produisent, en se développant d’une ma-nière inverse, par quartes ou par quintes, c’est-à-dire en procédant de 4 à 3 et de 3 à 2, sept sons exactement semblables. C’est cette identité qui constitue le septénaire musical, et qui fait appeler ces sons diatoniques, pour les distinguer de tous les autres sons qui peuvent naître encore des deux principes fondamentaux, mais qui ne se ressemblent plus, sortant de l’ordre diatonique pour entrer dans le chromatique ou l’enharmonique.

Images des dieux anciens. Lyon 1581.

Le septénaire musical diatonique, issu de la réunion des deux principes, s’applique dans l’harmonie céleste au septénaire planétaire ; non que l’on ait voulu inférer de là, dans les sanctuaires, qu’il n’y a que sept planètes primitives, identiques et réellement influentes dans notre système zodiacal, les autres ne pouvant y être que secondaires, comme le sont, dans notre système musical, les sons chromatiques ou enharmoniques.

Le son fondamental si représente Saturne, celle des planètes primitives la plus éloignée du Soleil. Le son fondamental fa représente Vénus, celle de ces mêmes planètes la plus rapprochée de cet astre3. La première a un mouvement ascendant par quartes, et la seconde un mouvement descendant par quintes, de cette manière :

Saturne Soleil Lune Mars Mercure Jupiter Vénus

SI MI LA RÉ SOL UT FA

3 Il est très utile d’observer que les anciens appelaient Vénus ou Junon la planète que nous appelons aujourd’hui Mercure ; et Mercure, Hermès ou plutôt Stilbou le resplendissant, celle que nous appelons Vénus. Ce changement de nom est indifférent en soi, mais il faut le savoir, pour entendre plusieurs passages des anciens. Ainsi quand je dis Vénus j’entends la planète qu’on appelle Mercure et quand Je dis Mercure, celle qu’on appelle Vénus. On peut dans l’astronomie ordinaire laisser les noms reçus, mais dans l’astronomie musicale cela est impossible, il faut restituer les vrais noms.

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Ce septénaire planétaire, en se mouvant dans le dodécaèdre universel représenté par le nombre radical 12, en est la mesure parfaite, et constitue l’ordre diatonique des sons et les modes musicaux qui en sont la suite.

Je vais représenter l’image de ce mouvement après avoir fait quelques observations préliminaires :

a) La première est qu’une corde mesurée par 4 pour donner les quartes, si, mi, la, ré, sol, ut, fa ne peut l’être en même temps par 3 pour donner les quintes fa, ut, sol, ré, la, mi, si et qu’il faut nécessairement deux cordes pour représenter les deux principes si et fa.

b) La seconde observation est que ces deux cordes, en les supposant égales d’ailleurs, seront inégales de longueur, attendu que le fa procédant par quinte a besoin d’un plus grand déploiement pour atteindre le si que le si n’en a besoin pour atteindre le fa en procédant par quarte.

c) En sorte, et c’est ici la troisième et la plus importante observation, qu’en supposant que ces deux cordes se courbent en arc pour représenter la sphère zodiacale 12, les deux hémisphères seront loin d’être égaux, quoiqu’ils rendent respectivement des sons identiques, car les deux cordes, incommensurables l’une par l’autre, envelopperont des aires ou des espaces qui, sans pouvoir être mesurés l’un par l’autre, ni exprimés jamais par des nombres physiques, seront néanmoins dans le rapport de la quarte à la quinte musicale.

Ceci servira à prouver que l’Univers n’est point contenu, ainsi que le vulgaire paraît le penser, dans un cercle parfait, mais dans une sorte d’ovale, que les orphiques avaient raison de peindre sous la forme d’un œuf, et que les sphères particulières des planètes conformes à celles de l’Univers, ne sont point exactement rondes, mais décrivent une ellipse plus ou moins allongée, suivant la portion de la corde harmonique qui leur sert de mesure.

Coup d’œil sur la musique céleste

Arrêtons-nous un moment sur la sphère céleste, et supposons que nous écoutons parler un des sages Eumolpides : « ... La Terre n’est pas plus au centre de l’Univers que Jupiter ou Mercure ; elle n’est qu’une planète comme eux. La Lune tient sa place dans l’ordre planétaire, et quand les initiés parlent de la Lune, ils entendent toujours la Terre, parce qu’ils savent que la Lune, la Terre et le Tartare, ou la Terre de la Terre ne sont qu’une seule et même chose sous trois noms divers. C’est pour eux la triple Hécate, Proserpine aux enfers, Diane sur la terre et Phébé dans les cieux. Si la Terre forme un centre, c’est seulement qu’on la considère comme constituant un système particulier dans le système universel et qu’on la prend pour tonique d’un mode musical.

« ... Quoiqu’il soit certain que le lieu du soleil est infiniment mieux indiqué au centre de l’Univers qu’en un point quelconque de la circonférence, il n’en est pas moins vrai que cet astre vu de la terre, ne doive toujours être considéré comme une planète. Écoutez bien pourquoi, et ne rejetez pas sans un long examen ce que je vais vous dire. C’est qu’en son lieu central, il est invisible pour nous. S’il se manifeste à nos yeux, c’est par la réflexion de sa lumière. Le soleil que nous voyons n’est qu’une image sensible du soleil intelligible, imprimant du centre le mouvement à l’Univers et le remplissant de sa lumière. Ceux de ses rayons qui nous parviennent ne nous éclairent qu’à la faveur d’une sorte de miroir circonférentiel qui les corporifie et les approprie à la faiblesse de nos organes.

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« ... Qu’il vous suffise de savoir que les calculs de nos astronomes, excellents quand il s’agit des rapports physiques et des usages civils, sont vains quand on veut les appliquer à la connaissance de la vérité. Les calculs basés sur les illusions terrestres, ne sont jamais que des identités de cette base, et disparaissent dès qu’on veut les en détacher. Les mouvements des astres sont une conséquence de ceux qu’on donne à la terre et n’ont pas une autre certitude. En sorte que si la terre n’éprouve pas les mêmes mouvements que pensent les astronomes, ou qu’elle en éprouve d’autres, tout change à l’instant dans leur système universel ; ils calculent les distances par la parallaxe solaire, qui leur est entièrement inconnue, puisqu’ils cherchent le centre de cet astre là où il n’est pas ; et ils pèsent les masses par les rapports qu’ils établissent entre la Lune et la Terre, sans savoir que la Lune ne différant nullement de la Terre, ces rapports sont des identités, qui, au lieu de deux termes, comme ils le croient, ne leur en donnent jamais qu’un.

« Au reste, ces calculs, quoique nuls pour la vérité, sont pourtant très utiles quand on les applique uniquement aux besoins de la vie ; ils ne deviennent vains et dangereux que lorsqu’on veut les transporter du sensible à l’intelligible, et leur donner une existence universelle dont ils sont dépourvus. Il en serait de même si, après avoir établi comme le font nos sages initiés, un système intellectuel fondé sur la musique céleste, on prétendait en soumettre les résultats au calcul des nombres physiques.

Il faut se garder de substituer imprudemment un système à l’autre. Le système physique sert à calculer par des à peu près qui paraissent rigoureux, la marche apparente des corps célestes et à prévoir le retour du phénomène ; le système intellectuel, à connaître par des rapports constants la cause de cette marche, et à juger les illusions phénoméniques qu’elle produit. L’un est la connaissance des effets extérieurs et visibles, l’autre celle des principes intérieurs et cachés. La science consiste à réunir ces systèmes et à les employer chacun à son objet. C’est en quoi réside la vraie philosophie.

« En les contemplant l’un et l’autre, cette science enseigne que le premier de ces systèmes, toujours le même comme la cause dont il dévoile le principe, disparaît avec les lumières intellectuelles ; tandis que l’autre, asservi à la variation des formes, change suivant les temps, le peuple et le climat, afin de servir du moins à éclairer encore les hommes dans les ténèbres morales où les plongent souvent leur propre volonté et les vicissitudes de la nature. »

Après avoir un moment médité ce discours, passons au développement diatonique musical. Ce développement s’opère en opposant l’une à l’autre les cordes fondamentales qui donnent les deux sons primitifs si et fa.

si mi la ré sol ut fa

4096 3072 2304 1728 1296 972 729

fa ut sol ré la mi si

5832 3888 2592 1728 1152 768 512

On trouve dans l’opposition de ces deux cordes les rapports existant entre tous les intervalles diatoniques, et l’identité des sons y est irrésistiblement prouvée par l’unisson établi sur le ré, qui

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est le son médian des deux cordes. Dans les sphères planétaires cet unisson de ré correspond à la planète de Mars.

Si nous portons à présent les cordes si et fa à leurs octaves supérieures, et que nous les fassions toujours mouvoir par des progressions contraires qui leur sont propres, nous obtiendrons toute la suite des sons diatoniques suivant le rang qui leur est donné par la nature.

Système diatonique saturnien ♄ ♄ ♃ ♂ ☉ ♀ ☿ ☽ SI UT RÉ MI FA SOL LA

Système diatonique cyprien ♀ ♀ ☿ ☽ ♄ ♃ ♂ ☉ FA SOL LA SI UT RÉ MI

Il résulte de tout ce que j’ai dit que les sons diatoniques tels que nous les avons reçus des

Latins et des Grecs, ne sont nullement arbitraires, ni dans leurs rapports ni dans leur rang, et que les Égyptiens qui en avaient égalé le nombre à celui des planètes et qui les avaient rangés dans le même ordre, suivaient à cet égard une tradition respectable et fondée sur la vérité, ou bien étaient eux-mêmes inspirés par une sagesse profonde.

Ces sons, comme nous en sommes convaincus, résultent de la marche opposée de deux principes quant à leur identité, et du rapprochement de ces mêmes principes quant au rang qu’ils gardent entre eux. Leurs rapports sont établis sur des proportions mathématiques, d’une exactitude rigoureuse, auxquelles on ne peut rien changer sans tout jeter dans la confusion. Nous pouvons donc les admettre en toute sûreté et en faire la base inébranlable de notre système.

Système diatonique Saturnien

Corde fondamentale SI

SI UT RÉ MI FA SOL LA

de 2048 à 1944 à 1728 à 1536 à 1458 à 1296 à 1152

Page 12: Musique sacrée et musique céleste

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Système diatonique Cyprien Corde fondamentale FA

FA SOL LA SI UT RÉ MI

de 2916 à 2592 à 2304 à 2048 à 1944 à 1728 à 1536

La seule chose que nous ayons encore à remarquer sur cet ordre diatonique concerne la musique céleste.

Il faut se souvenir que les Égyptiens, ayant représenté le septénaire planétaire par la corde fondamentale si et conçu son développement ascendant selon la progression de quarte, considéraient cette progression comme divine et spirituelle, et donnaient à celle de quinte le nom de terrestre et de corporelle ; ils préféraient aussi l’ordre diatonique donné par cette corde, d’autant plus qu’il assigne aux planètes le même rang qu’elles gardent entre elles dans l’espace éthéré, de cette sorte :

♄ ♃ ♂ ☉ ♀ ☿ ☽ SI UT RÉ MI FA SOL LA

C’est aussi d’après l’idée que les Égyptiens avaient de la supériorité du principe saturnien si

sur le cyprien (vénusien) fa, qu’ils avaient réglé sur sa progression de quarte les sept jours de la semaine, et sur sa marche diatonique les vingt quatre heures du jour, ainsi que l’énonce expressément Dion Cassius dans son « Histoire Romaine ». Voici cet ordre pour les jours de la semaine :

Samedi Dimanche Lundi Mardi Mercredi Jeudi Vendredi

♄ ☉ ☽ ♂ ☿ ♃ ♀ SI MI LA RÉ SOL UT FA

Pour les heures du matin et du soir :

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Heures du

Samedi jour si ut ré mi fa sol la si ut ré mi fa matin de Saturne ⎬ sol la si ut ré mi fa sol la si ut ré ⎨ soir

Dimanche jour mi fa sol la si ut ré mi fa sol la si matin du Soleil ⎬ ut ré mi fa sol la si ut ré mi fa sol ⎨ soir

Lundi jour la si ut ré mi fa sol la si ut ré mi matin de la Lune ⎬ fa sol la si ut ré mi fa sol la si ut ⎨ soir

Mardi jour ré mi fa etc. etc. de Mars ⎬ si ut ré etc. etc.

Page 13: Musique sacrée et musique céleste

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Les Égyptiens en faisant ainsi mouvoir le septénaire musical diatonique dans le septénaire harmonique, appliqué aux sept jours de la semaine, après avoir donné à chacun de ces jours une division horale, duodécimale double, trouvèrent le moyen de distinguer les relations diverses et respectives des deux principes si et fa et virent se déployer à leurs yeux les modes musicaux dépendant de ces principes.

Ainsi les deux cordes si et fa qui avaient confondu leur action dans le nombre zodiacal douze et prouvé l’identité de leurs produits en formant une série de sons diatoniques semblables, distinguèrent alors ces sons dans le nombre horaire 24, en les coordonnant de diverses manières entre eux, en les opposant les uns aux autres selon qu’ils furent pris alternativement pour principe d’une série, ou pour parler musicalement, pour tonique d’un mode. Il résulte donc de ce nouveau mouvement qu’on pourrait reconnaître sept modes diatoniques qui en formeraient quatorze, suivant qu’on les considérerait comme primitifs ou secondaires (mais comme l’expliquera plus tard Fabre d’Olivet, ces sept modes primitifs se réduisent à cinq, puisque les principes si et fa agissant isolément, ne sauraient constituer de véritables modes dans l’acception qu’il donne à ce mot).

FABRE D’OLIVET.