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Page 1: Molière Et Shakespeare

MOLIÈRE ET SHAKESPEAREPAR

PAUL STAPFER

Doyen de le Faculté des lettres de Bordeaux

Ouvrage couronné par l'Académie française

QUATRIÈME ÉDITION

PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

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1899

Table des matières

AVANT-PROPOS DE LA DEUXIÈME ÉDITION

L'ouvrage en deux volumes in-8°, Shakespeare et l'Antiquité, que l'Académie française a couronné en 1880, était suivi d'un opuscule intitulé Molière, Shakespeare et la Critique allemande.

C'est cet opuscule que nous réimprimons aujourd'hui, après y avoir fait certaines additions et des changements sensibles qui s'étendent jusqu'au titre lui-même.

Les rares lecteurs qui se souviennent encore d'un volume publié en 1866, Petite comédie de la Critique littéraire ou Molière selon trois écoles philosophiques , reconnaîtront dans la publication présente quelques débris sauvés du naufrage de ce premier essai.

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MOLIÈRE ET SHAKESPEARE

INTRODUCTION

Un apologiste allemand de Molière.—Des comédies de Shakespeare en général.—Universalité de Molière.—Les disputes de goût.—Shakespeare et Aristophane.—Shakespeare et Plante.—Shakespeare et Molière.

Molière, Shakespeare und die deutsche Kritik[1]: tel est le titre d'un volume in-octavo de cinq cents et quelques pages publié en 1869 à Leipzig par le docteur G. Humbert.—M. Rümelin, chef de la réaction anti-shakespearienne en Allemagne, avait opposé et préféré Schiller et Gœthe à Shakespeare; M. Humbert lui oppose[Pg 2] et lui préfère Molière, pour lequel il professe un culte enthousiaste.

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Comment n'aimerions-nous pas un si brave homme? Qui, en France, aurait le cœur assez dur pour lui dire que son livre est long, diffus, mal composé? Et, si l'on se croyait permis de critiquer la forme, oserait-on sans rougir faire des réserves sur le fond, avertir l'auteur qu'en prouvant trop il risque de prouver moins, qu'en attribuant à Molière toutes les perfections il tombe dans l'excès même reproché par lui aux shakespearomanes, et qu'il eût agi plus habilement dans l'intérêt de la cause s'il avait dédaigneusement laissé à l'adversaire quelques os à ronger?

Tout! M. Humbert admire tout,—jusqu'au discours de l'exempt à la fin du Tartuffe, jusqu'à la dissertation du frère d'Argan sur la vanité de la médecine, jusqu'aux sermons du sage Cléante en faveur de la modération! Il y a quelque chose de touchant dans son dévouement absolu à Molière. «Notre amour pour Molière, écrit-il dans sa préface, s'est renouvelé à chaque lecture que nous avons faite de ses œuvres; et cet amour (nous osons ajouter: notre amour pour la littérature française en général) pourrait malaisément nous être reproché, puisque nous le partageons avec Gœthe et plusieurs autres grands esprits de notre nation. Mais ce sentiment [Pg 3] nous autorisait-il à parler avec irritation des contempteurs de Molière et de la littérature française? Non, sans doute, si ces derniers par leur conduite ne nous avaient provoqué à prendre un ton pareil; or c'est ce qu'ils ont fait, à tel point que nous aurions pu donner pour épigraphe à notre livre le mot fameux de Juvénal: «L'indignation fait ... le critique».On excusera sans peine quelques vivacités d'expression dans l'ouvrage du docteur Humbert, si l'on veut tenir compte de l'agacement bien légitime que devait causer à un si chaud partisan de Molière la manie des critiques de son pays de lui préférer Shakespeare sur tous les points. La patience, la subtilité allemande s'appliquant avec piété à ce grand sujet, l'analyse du génie de Molière, devait trouver et mettre au jour une quantité de jolies idées, fraîches et neuves, qui ne sont pas encore tombées dans le domaine de la critique banale. Par exemple, M. Humbert ne consacre pas moins de cinquante-neuf grandes pages à cette question: convient-il d'appeler prosaïque le genre de Molière, par opposition au genre de la comédie shakespearienne qui serait seul poétique? Nous n'avons rien d'analogue en France, où l'on a renoncé depuis longtemps, comme à un sujet complètement épuisé, à toute étude esthétique des comédies de Molière, et où ce grand[Pg 4] homme n'est plus, comme Shakespeare pour les Anglais, que l'objet d'une érudition aride et d'une curiosité purement matérielle. Dans l'ordre des recherches historiques, biographiques, philologiques, M. Humbert n'a pas la prétention d'apprendre la moindre chose à son lecteur; mais il nous fait assister à une grande bataille rangée d'idées et de doctrines. Comme il ne manque jamais de citer très au long les opinions qu'il combat, et comme il s'efface lui-même avec un empressement modeste derrière tous les maîtres dont la pensée est en harmonie avec la sienne, son livre est un répertoire commode de ce qui a été écrit en Allemagne de plus curieux et de plus profond sur Molière. Je compte mettre largement à contribution le volume de M. Humbert dans l'étude qui va suivre, et je commence le pillage en volant à l'auteur la meilleure moitié de son titre: «Molière et Shakespeare».

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La première édition complète des œuvres de Shakespeare, l'in-folio de 1623, donne à quatorze pièces de son théâtre le nom decomédies. Les voici dans leur ordre: la Tempête, les Deux Amis de Vérone, les Joyeuses Bourgeoises de Windsor, Mesure pour mesure, la Comédie des méprises, Beaucoup de bruit pour rien, Peines d'amour perdues, le Songe dune nuit d'été, le Marchand de Venise, Comme il vous plaira, la[Pg 5] Méchante Femme mise à la raison, Tout est bien qui finit bien, le Soir des Bois ou Ce que vous voudrez, le Conte d'hiver. Ce serait une naïveté d'avoir le moindre égard à cette classification; elle a été faite sans aucune critique. Qui ne sait que le mot comédie a souvent servi autrefois pour désigner indistinctement toute espèce de pièce de théâtre? C'était l'usage en Espagne au XVIe siècle, et encore au XVIIe en France. Aussi les commentateurs de Shakespeare ne se sont-ils point gênés pour refaire à leur idée la classification de 1623.Gervinus réduit le nombre des comédies proprement dites à onze, par l'élimination du Marchand de Venise, de la Tempête et deMesure pour mesure. Ulrici, au contraire, le porte jusqu'à seize, en y ajoutant deux pièces: Cymbeline et Troïlus et Cressida. M. Kreyssig, avec un discernement judicieux, sépare nettement du groupe des comédies cinq pièces qu'il appelle des drames, parce que ce sont de véritables tragédies dont le dénouement seul est heureux: ces cinq pièces sont les trois déjà retranchées par Gervinus, et en outre Cymbeline et le Conte d'hiver. M. Kreyssig aurait bien pu ranger parmi les drames au moins deux pièces encore: Tout est bien qui finit bien et les Deux Amis de Vérone, et, s'il lui avait plu de débaptiser aussi Beaucoup de bruit pour rien, ni le rôle brillant de Béatrice[Pg 6] et de Benedict, ni les personnages grotesques de Dogberry et de la garde ne me feraient réclamer en faveur de cette pièce, assez tragique au fond, le nom de comédie.D'ailleurs, toutes ces classifications relèvent du goût, c'est-à-dire de l'arbitraire. Pour qu'elles pussent être rigoureuses, il faudrait avoir d'abord défini avec certitude ce qu'est la comédie en soi; mais l'espoir de trouver une telle définition, comme je me propose de le démontrer plus loin, n'est qu'un leurre. Les poètes dramatiques font des ouvrages pour le théâtre, et ils se moquent bien de savoir dans quelle catégorie esthétique ces ouvrages doivent rentrer! Si l'on avait dit à Molière que ses deux chefs-d'œuvre, le Misanthrope et le Tartuffe, sortaient du domaine de la comédie pure et empiétaient sur celui de la tragédie, j'imagine que cette révélation l'aurait peu troublé; et Shakespeare a raillé la manie des classificateurs, lorsqu'il a fait dire au pédant Polonius présentant au prince Hamlet une troupe de comédiens: «Monseigneur, ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comico-historique, les pièces avec unité et les poèmes sans règles».

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Il n'est guère possible d'analyser aucune pure[Pg 7] comédie de Shakespeare, la plus grande valeur de ces œuvres légères consistant en général dans le charme poétique de la forme, c'est-à-dire dans un élément qui se dérobe au commentaire comme à la traduction. Ce sont, pour la plupart, moins des comédies de caractère ou meme d'intrigue que des comédies fantastiques, des féeries, dont le nœud est naturellement assez faible et où la psychologie est superficielle, comme il convient aux productions de ce genre. Le narré pur et simple de ces sortes de fables, tel que l'ont fait Charles Lamb et sa sœur dans leurs jolis Contes tirés de Shakespeare, ne peut intéresser que l'enfance. Commenter ces poèmes gracieux, où le génie glisse et se joue sans appuyer ni creuser jamais, serait une entreprise imprudente qui risquerait de faire rire à nos dépens les gens d'esprit, comme Henri Heine riait du docteur Samuel Johnson: «Le docteur Johnson, cette énorme cruche de porter, ce John Huit de l'érudition, ne savait pas pourquoi il éprouvait, en commentant le Songe d'une nuit d'été, tant de démangeaisons aux narines et une si forte envie d'éternuer; c'est que, pendant ce temps, la reine Mab exécutait sur son nez les plus drôles de cabrioles».Des œuvres si délicates occupent je ne sais quelle région intermédiaire entre la poésie et la musique; elles n'ont pas été faites pour être[Pg 8]profondément étudiées; et elles doivent être lues dans ces heures de rêverie où l'imagination se laisse aller au charme du vague, où sommeillent les facultés de l'esprit qui raisonnent et qui jugent.

Un moyen facile de rendre piquante l'analyse des comédies de Shakespeare serait d'en faire une critique rationnelle, en montrant sur combien de points elles choquent cet esprit raisonneur, auquel précisément nous refusons le droit de donner ici son avis et qui doit dormir pendant leur lecture: mais à quoi bon prouver que le poète n'a pas su atteindre un certain idéal de perfection qu'il ne s'est jamais proposé? Il ne voulait, avec ces charmants ouvrages, qu'amuser la fantaisie; il ne prétendait point satisfaire la raison. Un homme qui portait dans son cerveau le poids de tant de grandes tragédies pouvait apparemment, sans le congé de la critique, se délasser l'esprit à des œuvres moins fortes, et ce serait manquer lourdement de tact que de venir reprocher à l'auteur de Macbeth d'avoir négligé dans ses comédies les caractères et l'intrigue. Il faut, au contraire, s'émerveiller de ce que ces jeux du génie ont encore de puissant et d'original, de ce que ces productions moindres,

De toute autre valeur éternels monuments,Ne sont d'Achille oisif que les amusements.

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M. Humbert a fait, il est vrai, des comédies de Shakespeare une critique sévère qui, à la réserve de quelques excès de langage, est juste, spirituelle et utile; mais M. Humbert se trouvait placé dans de tout autres conditions que nous. Il avait à redresser le jugement de ses compatriotes égaré par les incroyables aberrations des Gervinus et des Ulrici. Ces critiques trop pénétrants avaient découvert dans les comédies du grand tragique de profondes intentions morales, des idées, comme ils disaient, dont le germe même n'a jamais existé que dans leur propre cerveau; ils

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considéraient son théâtre comique comme réunissant toutes les perfections, et au lieu de prendre leSonge d'une nuit d'été simplement pour ce qu'il est, c'est-à-dire pour un charmant libretto d'opéra fantastique, ils prétendaient y voir le chef-d'œuvre de la comédie de caractère! M. Humbert a donc bien fait de montrer aux Allemands qu'il n'y a point de caractères dans le Songe d'une nuit d'été, non plus que dans les autres comédies féeriques de Shakespeare; qu'un solide aliment pour l'esprit, semblable à celui qu'offre le théâtre de Molière, manque en général aux productions de sa veine comique; que ses meilleures pièces en ce genre sont des fantaisies pures, et que le poète n'a jamais eu d'autre idée que d'amuser l'imagination des spectateurs par des[Pg 10]aventures romanesques. En principe, ce n'est point Shakespeare que M. Humbert attaque dans son livre, c'est la superstition absurde des shakespearomanes; mais, comme il arrive inévitablement en pareil cas, le respect pour le dieu lui-même ne laisse pas de souffrir un peu des railleries lancées contre ses adorateurs indiscrets.Semblable critique serait superflue et même tout à fait déplacée en France, où les comédies de Shakespeare ne sont point surfaites. Jamais les divagations d'outre-Rhin n'ont altéré la santé du goût français en matière de comédie. Nous qui avons l'honneur de compter dans notre littérature le plus grand de tous les poètes comiques, nous aurions mauvaise grâce à nous montrer avares d'éloges pour ceux des autres nations, et nous devons au contraire nous piquer de rendre à Shakespeare sur ce point quelque chose de mieux que la stricte justice.

Une pièce de son théâtre répond assez à l'idée que nous nous faisons en France de la comédie: c'est la Méchante Femme mise à la raison[2]. Ici l'élément fantastique est nul; l'action, pleine de verve et de gaieté naturelle, se développe raisonnablement et logiquement, et une idée morale d'une clarté parfaite s'en dégage à la fin. Par[Pg 11] malheur, cette farce excellente ne saurait être comptée au nombre des richesses vraiment personnelles de Shakespeare sans injustice pour le poète antérieur qui lui en a fourni non seulement le sujet, mais presque toute l'ébauche et la première façon; elle n'est qu'un rifacimento. La Méchante Femme mise à la raison, par l'imitation des réalités de la vie bourgeoise, constitue une exception dans le théâtre comique de Shakespeare, ainsi que les Joyeuses Bourgeoises de Windsor. Ces deux pièces, les plus franchement comiques que le poète ait signées de son nom, sont aussi les moins propres à caractériser son génie. D'après une tradition qu'on a tout lieu de croire vraie, la farce des Joyeuses Bourgeoises de Windsor fut écrite en quinze jours, sur un ordre de la reine Élisabeth, qui voulait rire aux dépens de Falstaff amoureux; elle est presque tout entière en prose, contrairement à l'usage de Shakespeare, et, par une dérogation plus grave aux habitudes du grand poète, le fond en est presque aussi prosaïque que le style. Jamais personnage de théâtre n'a subi une dégénération plus complète que Falstaff, en tombant du drame historique de Henry IV sur la nouvelle scène où Shakespeare le replaçait pour le divertissement d'u