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mars-avril 2012 - N° 383 / URBANISME / 41

DOSSIER

éditorialModèles urbainsL emot“modèle”vient de l’italienmodello, qui désigne

une“figure à reproduire”.C’est unmot du vocabulairedes artistes, que l'on retrouve dans le sens d’une per-

sonnequi pose pour unpeintre ouun sculpteur.Au XIXe siècle,un“modèle”est un“type de fabrication”que l’industrialisa-tionpermet de reproduire enplusieurs exemplaires.Plus tard,dans les sciences humaines et sociales (en économie, toutparticulièrement),un“modèle”consiste en la représentationschématique d’une réalité observée. Bien qu’artificiel, le“modèle” permet alors de tester des hypothèses, il sert enquelque sorte de laboratoire. L’importation à l’identiqued’un“objet architectural” traduit cette circulation d’un modèle.En urbanisme, à la suite de son usage en architecture, un“modèle” est une réalisation, ou une procédure, que l’onreproduit dans un autre contexte que celui qui lui a donnénaissance et sens.C’est unphénomèneassez banal et ancien,qui accompagne diverses relations entre États, cultures ousociétés. Par exemple, la France a exporté son “modèle” dedécentralisation dans la plupart des États africains, ancien-nement colonisés par elle. Se pose alors la question de laréception et de l’acclimation dumodèle.Autant il est aisé deconstater le transfert d’un “modèle urbain” (la tour, l’auto-route, le centre commercial, l’aérogare, le musée, la gare, legrand magasin, le square, etc.), autant il est difficile de sai-sir l’ensemble des effets induits par sa réception. Parfois lagreffe prend,dans d’autres cas elle provoqueun rejet.Parfoisl’on croit que lemodèle s’acclimate alors qu’il subit de nom-breuses transformations plus oumoins visibles qui l’altèrenttout en lui impulsant une autre destinée, comme le “grandensemble”en Corée,par exemple,qui est prisé par lamiddleclass et ne s’apparente aucunement au“logement social”…Cedossier s’intéresse à la circulationdesmodèlesurbains/1.Il rassemble plus particulièrement des travaux portant surl’histoire, lamobilité et la réception demodèles de politique

Parfois la greffe prend,

dans d’autres cas elle provoque un rejet.

Parfois l’on croit que le modèle s’acclimate

alors qu’il subit de nombreuses

transformations plus ou moins visibles.

1/

Ce dossier trouve sonorigine dans un séminairesur les villes modèleset la construction deleur exemplarité,organisé en mai 2011 àl’université de Neuchâtelpar Laurence Crot,Francisco Klauseret Ola Söderström.

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Les villes sont faites de relations avec l’extérieur. L’échange économique est à leur origineet au cœur de leur développement historique /1. Plus généralement, les réseaux de villes ontorganisé les sociétés humaines et leurs rapports de forces au cours du temps bien davantageque les États-nations,dont l’influence n’est devenue prépondérante qu’après le traité deWestphalie(1648) /2. Toutefois, les villes ont longtemps été abordées par les sciences humaines et socialesdans une optique territoriale, c’est-à-dire comme des ensembles clos, cernés de frontières etessentiellement organisés par une logique interne. Analyse d’Ola Söderström, professeur de géo-graphie sociale et culturelle (université de Neuchâtel, Suisse).

Des modèles urbains“mobiles”

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1/

J. Jacobs, The Economyof Cities, New York,Vintage, 1969 ; J. Jacobs,Cities and theWealth ofNations, New York,Vintage, 1984.

2/

P. J. Taylor,World CityNetwork: A Global UrbanAnalysis, Londres,Routledge, 2004.

3/

www.lboro.ac.uk/gawc/

4/

F. Choay, La Règle etle Modèle. Sur la théoriede l’architecture et del’urbanisme, Seuil, 1981.

Depuis quelques années, face à l’évidence de l’intensitéet de l’impact des échanges et des connections entrevilles, l’approche territoriale cède le pas à une approcherelationnelle, autant dans les travaux de recherche quedans l’action politique. Le développement des réseauxdevilles tels queCités et gouvernements locauxunis,quiregroupe 1000 villes dans 95 pays, ou les travaux sur lesujet du réseau de recherche Globalisation andWorldCities /3 en sont des témoignages parmi les plus élo-quents.Les étudesportant sur la circulationdesmodèlesurbainss’intéressent à l’un des aspects de ces relations inter-urbaines.Afind’introduirecedossieretd’éclairer lesenjeuxde ces recherches, cet article développe trois points : lepremier concerne lanotiondemodèleurbain,ledeuxièmece que l’on entend lorsque l’on parle de leur “mobilité”,et le troisième l’intérêt scientifique et politique de cesanalyses.

Qu’est-ce qu’un modèle urbain ?Techniquement,dans la théoriede l’architectureetde l’ur-banisme, la notion demodèle renvoie,pour faire simple,àunesolution idéalequ’il s’agirait d’appliquer fidèlement.Dans la notice “type” de son Dictionnaired’Architecture (publiéentre 1788et 1828),Quatremèrede Quincy oppose ainsi de façon bien connue le“type”– leprincipeet l’origined’une formeadaptéeàunusage–au“modèle”–une formequ’il s’agit dereproduire.Dans unedistinction sémantiquementproche et non moins célèbre, Françoise Choayoppose, elle, dans le domaine de l’urbanisme, la“règle”au“modèle”/4. La règle renvoie à des prin-cipes génératifs fournissant des solutions urbainesqui s’adaptent à des situations territoriales etsociales spécifiques, alors que le modèle désignedes solutions toutes faites dont la validité est uni-

verselle et qui peuvent dès lors être copiées sans se sou-cier du contexte. Elle voyait dans ces deux concepts unefaçonde caractériser les deuxprincipauxgenres qui onttraversé l’histoire des théories de l’urbanisme.L’analysestructuraliste des théories de l’urbanisme effectuée parFrançoiseChoayportait essentiellement sur desdiscours(des traités).Les recherches contemporainesportent biendavantage sur des pratiques d’acteurs et desmédiationsmatérielles (textes, images, plans, diagrammes, etc.) oùsont appelés “modèles”des éléments et des façons defairebeaucoupplusvariableset flousquene levoudraientces distinctions techniques.Ces dernières peuventmal-gré tout garder une certaineutilité pour distinguer dansles échanges entre villes ce qui procèdeplutôt d’une imi-tation fidèle – et donc où l’on s’inspire d’un véritablemodèle – et ce qui procède d’emprunts et d’une inspira-tion plus libre.Dans les études de cas,nombreuses aujourd’hui sur cesphénomènes,c’est ce second typequi est le plus courant.Autrement dit,ce qui s’échangedans les réseauxdevillesou d’acteurs urbains, ce sont, plutôt que des politiquesentières, des “morceaux choisis” : des éléments de poli-tiques, des principes, des procédures, voire simplement

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urbaine.Depuis quelques années,cette question est au cœur d’un champde recherche très dynamique enGrande-Bretagne et en Amérique du Nord /2. Nous présentons ici des textes écrits par certains de ses principaux pro-tagonistes. En France, de très intéressantes recherches ont porté ces dernières années sur des processus d’expor-tationet d’importationdemodèlesurbains/3,ainsi que sur les relations inter-municipales dans une perspectivehistorique /4, mais plus rarement sur des situations contemporaines /5. L’objectif de ce dossier est de mieuxfaire connaître dans lemonde francophone des recherches portant sur lamobilité desmodèles urbains dans lesvilles contemporaines, ainsi que les débats théoriques et méthodologiques dans lesquels elles s’inscrivent.Dans son texte introductif,Ola Söderströmmontre que ce sont généralement des aspects particuliers d’une poli-tique, plutôt que sa totalité, qui circulent ; cela par des moyens autant matériels qu’immatériels et suivant destrajectoires souvent tortueuses. Il identifie aussi brièvement les enjeux politiques de ces recherches. Le texte deShane Ewen met ensuite ce phénomène en perspective historique en s’intéressant aux réseaux municipauxtransnationaux en Europe depuis 1870. Il distingue trois phases principales : la première,de 1870 à 1913,est carac-térisée par des visites de délégations dans d’autres villes pour s’inspirer de leurs solutions en matière d’infra-structures ; la seconde, de 1913 à 1970, pendant laquelle des pratiques administratives sont échangées par l’in-termédiaire d’associations comme l’Union internationale des autorités locales ; et la dernière, depuis 1970, quivoit le retour aupremier plan desmunicipalités elles-mêmes,actives dans différents réseaux thématiques (autourde l’énergie, du développement durable, etc.). La contribution de Jennifer Robinson aborde, à travers l’exemplede la stratégie de développement urbain de Johannesburg entre 1999 et 2011, des questions méthodologiques.Elle fait part de l’avantage qu’il y a à renverser la question habituellement posée dans l’étude de lamobilité despolitiques urbaines – “Comment des politiques partent-elles d’un lieu et arrivent-elles dans un autre ?” – parcelle-ci : “Comment arrive-t-on finalement, dans une ville, à définir une politique ?”, ce qui permet de mieuxprendre en considération les aspects immatériels des échanges enmatière de politiques urbaines. Les deux textessuivants,écrits par AndyThornley et Laurence Crot,portent sur des“villes exemplaires”: respectivement Barceloneet Masdar. Le premier propose une analyse critique de la façon sélective par laquelle l’urbanisme de la capitalecatalane a étémobilisé commemodèle pour la ville de Londres, notamment dans le cadre de la préparation desjeux Olympiques de 2012. Laurence Crot propose pour sa part une analyse critique du cas très particulier deMasdar, une ville dont l’exemplarité a été construite dans le discours avant même que la ville ne le soit dans laréalité, et qui aspire à correspondre aumodèle circulant de la ville durable telle que l’envisage leWWF. La contri-bution de Francisco Klauser cerne les conditions dans lesquelles unmodèle urbain est mis en circulation. Il ana-lyse en effet,à propos de l’Eurofoot organisé en Suisse et enAutriche en 2008,à travers quelsmécanismes légauxet très pratiques une politique de sécurité – celle des fan zones – a été élaborée et négociée entre l’UEFA et lesvilles hôtes. Enfin, les articles de KevinWard et Ian Cook et d’Emeline Bailly traitent des logiques de réception demodèles urbains, respectivement dans les villes de Cleveland et deTéhéran.Ward et Cookmontrent,à propos duredéveloppement du front d’eau à Cleveland, comment les conditions et demandes locales peuvent être oblité-rées lorsqu’unemunicipalité s’efforce de s’inspirer de différents modèles et de les comparer. Ils soulignent éga-lement les conséquencesméthodologiques d’une prise au sérieux de lamobilité des politiques pour la rechercheurbaine.Emeline Bailly étudie ce qu’elle nommeun“urbanismede composition”,en explicitant comment un pro-jet emblématique de la politique urbaine de la République islamique a agencé des modèles urbains importésavec des références vernaculaires.Ce dossier propose un parcours à travers les lieux, les chaînons et lesméthodes d’une analyse de lamobilité desmodèles urbains contemporains telle qu’elle se développe depuis quelques années dans la recherche urbaineanglophone.Enfin, deux textes ont été ajoutés par la rédaction, l’un de Nick Roberts, sur troismodèles de gestion urbaine del’eau,qui, à partir d’une étude comparative,montre que tout ce qui est semblable n’est pas identique, comme ledisaient déjà les Grecs… Et une analyse deThierry Paquot portant sur lamondialisation de certains“objets archi-tecturaux et urbanistiques”, qui change la donne de l’habituel import-export des modèles. lOla Söderström etThierry Paquot

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2/

Pour une bonneintroduction,cf. E. McCann et K.Ward,Mobile Urbanism: Citiesand Policymaking in theGlobal Age, Universityof Minnesota Press,Minneapolis, 2011.

3/

Cf. en particulier le travailde Mercedes Volait,notamment dans J. Nasret M. Volait, UrbanismImported or Exported?Native Aspirations andForeign Plans, JohnWiley,Londres, 2003.

4/

Cf. les travaux dePierre-Yves Saunier,notamment P.-Y. Saunier,“La toile municipale auxXIXe et XXe siècles : unpanorama transnationalvu d’Europe”, UrbanHistory Review/Revued’histoire urbaine,vol. XXXIV, n° 2, 2006,pp. 163-176.

5/

Cf. toutefois à ce sujet lerécent n° 14 (nov. 2011)des cahiers du LAUA,Lieux communs, intitulé“Les modèles urbainsentre courants, référenceset performances”.

La revue remercie toutparticulièrement Ola Söderström,pour sa riche contribution et sadisponibilité, et Annie Zimmermann,qui a traduit les articles de l’anglais.

Transport en commun à Curitiba.

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11/

A. Roy, “The 21st centurymetropolis: newgeographies of theory”,Regional Studies, 43,2009, pp. 819-830.

12/

A. Roy et A. Ong,Worlding Cities: AsianExperiments and the Artof Being Global, Oxford,Wiley-Blackwell, 2011.

13/

Ce que nous montronsà propos de la miseen place d’une politiquedes espaces publicsà Hanoi, in O. Söderströmet S. Geertman(à paraître), “Loosethreads. The translocalmaking of public spacepolicy in Hanoi”,International Journalof Urban and RegionalResearch (soumis àpublication).

14/

Cf. sur ce pointC. McFarlane, Learningthe City. Knowledge andTranslocal Assemblage,Oxford,Wiley-Blackwell,2011.

15/

A. Malpass, P. Cloke,C. Barnett et N. Clarke,“Fairtrade urbanism?The politics of placebeyond place in theBristol Fairtrade Citycampaign”, InternationalJournal of Urban andRegional Research,31, 2007, pp. 633-645.

dignes de circuler et pourquoi ? Par quels intermédiaires(conférences, revues, classements, contacts informels,etc.) sont-elles rendues attractives et mises en circula-tion ? Et dequellemanière et en fonctiondequelles rela-tions de pouvoir et d’intérêts sont-elles reçues dans unautre lieu ? À quelles formes d’hybridation avec desmodèles locaux, comme le montre Emeline Bailly dansce dossier à propos deTéhéran,donnent-elles lieu ?Ces recherchesportent donc surdesaspects très concretsdont l’étude permet de mieux comprendre de quellemanière les politiquesurbaines locales s’élaborent àpré-sentdansunearènemondiale.Mais ellesparticipent éga-lement à un débat théorique et méthodologique plusgénéral dans les études urbaines,que je ne peux ici quetrès brièvement esquisser. Plusieurs auteurs dans cechamp inscrivent ainsi leur travail dans une perspectivepost-coloniale. S’intéresser aux échanges entre villes àuneéchellemondiale conduit eneffet à revisiternos caté-gories d’analyse du phénomène urbain à la lumière descaractéristiques et de l’histoire des villes duSud,àdépas-ser les clivagesNord-Suddans la rechercheurbaine com-parative et à s’intéresser davantage aux échanges depolitiques Sud-Sud et Sud-Nord /11. Sur un plan plusméthodologique, différents travaux dans ce champ derecherche ont récemment visé à affiner l’étude des tra-jectoires géographiques des politiques urbaines. Dansce dossier, comme dans d’autres publications, JenniferRobinson s’intéresse ainsi au transfert des politiquesurbaines par des moyens immatériels, dont la traçabi-lité est peu aisée,mais qui n’en sont pasmoins efficaces :des bribes de conversation entre décideurs,des images,des idées qui rendent l’ailleurs présent dans l’élabora-tion de politiques urbaines.Dans lemêmeordre d’idées,Ananya Roy et AiwahOngont étudié l’impact de l’“inter-référence” (inter-referencing), c’est-à-dire le fait dedéclencher par la citation de villes – ou d’opérationsmodèles – un travail productif d’imagination /12.Comme lorsque des élus de Hanoi imaginent leur villedevenir dans vingt ans une sorte de nouveau Singapourou de nouveau Séoul. Ces réflexions, plus théoriquesmais nourries d’études de cas, permettent d’envisagerles registres très variés dans lesquels les politiquesurbaines sont mises enmouvement (et qui en pratiquesouvent se complètent)/13.Lesmodèles sont doncdits“mobiles”en cequ’ils suiventdes trajectoires géographiques souvent tortueuses etcaractériséespar des relationsdepouvoir ouqu’ils“voya-gent” par desmoyens plus immatériels.

Quels sont les enjeux de ces analyses ?Nous avons vu que, d’un point de vue scientifique, cestravaux apportent denouvelles perspectives enmatièrede rechercheurbaine : ils développent uneapproche rela-tionnelle des villes et participent à une décolonisation

des étudesurbaines.De façonplusgénérale, ilsmontrentaussi que les villes sont devenuesdes systèmesd’appren-tissage complexes,animés par toute une série d’acteursinterconnectés :des élus,desprofessionnels,des groupesd’intérêts ou des citoyens ordinaires /14. Certes, ceséchanges de bonnes pratiques n’ont rien de nouveau,comme lemontre Shane Ewen,qui identifie dans cedos-sier les différentes phases des réseaux intermunicipauxenEuropedepuis le XIXe siècle,mais ils se sont clairementintensifiés et accélérés ces dernières années.Une brèvevisite de la ville de Shenzhen, où un vaste district cultu-rel a été créé en l’espace dequelques années,suffit pours’en convaincre.De telles recherchesont également uneportéepolitique.Ledémontagede cesprocessuspermet eneffet demieuxsaisir desmotivations,des jeuxdepouvoir,mais aussi desalternatives aumainstream enmatière de politiques dedéveloppementurbain.Les étudesportant sur lamiseencirculationdepolitiquescommelesbusiness improvementdistrictsou les villes créativesmontrent par exemple trèsconcrètement comment,et auprofit dequi,des agendasmunicipauxnéo-libéraux s’imposent àuneéchelle inter-nationale.Des étudesà l’autrebout de la chaînedemobi-lité, comme celle, dans ce dossier, de Laurence Crot surMasdar,montrent pour leur part l’écart qui souvent secreuse entre la rhétorique vertueuse du modèle et sesactualisations sur le terrain. Plus globalement, ces tra-vauxpermettent demettre en lumière la généralisation,depuis quelques années, de systèmes d’émulation enmatière de politique urbaine, qui reposent sur des élé-ments récurrents, voire répétitifs : le pouvoir croissantdes classements de villes, lamise enœuvredepolitiques(généralement de croissance) ayant assuré le succès devillesmodèles et la réalisationd’opérations types,commeles fronts d’eau ou les districts culturels. Ces systèmesd’émulation font en sorte, ironiquement, que des cen-taines de villes de par lemonde croient (ou fontminedecroire) aux mêmes moyens de se doter d’un avantagecomparatif ouqu’elles vont toutes rejoindre Londres,NewYork et Hong Kong aux sommets des rankings. Un peucomme des touristes cherchant dans le Lonely Planet laplage où ils seront certains de passer des vacances par-faitement seuls…Surunversant pluspositif,éclairer les relationspolitiquesinterurbaines permet de repérer des réseaux et desformes d’émulation plus hétérodoxes, en matière parexemple de commerce équitable /15 ou d’intégrationsociale desmigrants.L’analysede ces liens, lorsqu’ils sontobservés en train de se nouer, permet aussi demontrerqu’ils sont généralementmultiples et contiennent poten-tiellement différentes orientations politiques,même sila voie qui est en définitive choisie est souvent ortho-doxe. Autrement dit,elle peutmontrer qued’autres villes(ou d’autresmondes) sont possibles… lOla Söderström

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5/

S. González, “Bilbao andBarcelona ‘in motion’.How urban regeneration‘models’ travel andmutate in the globalflows of policy tourism”,Urban Studies, 48, 2011,pp. 1397-1418.

6/

Cf. notamment K.Ward,“Business improvementdistricts: policy origins,mobile policies andurban liveability”,Geography Compass,1, 2007, pp. 657-672.

7/

J. Peck, “Creativemoments: workingculture, throughmunicipal socialism andneoliberal urbanism”, inMobile Urbanism. Citiesand Policymaking in theGlobal Age, E. McCannet K.Ward (éd.),Minneapolis, Universityof Minnesota Press,2011, pp. 41-70.

8/

Cf. M. Guggenheimet O. Söderström,Re-shaping Cities:How Global MobilityTransforms Architectureand Urban Form,Londres, Routledge,2010.

9/

O. Söderström, “Whattraveling types do”,in Critical Mobilities(éd. O. Söderström,D. Ruedin et G. D’Amato),Londres, Routledge,2012.

10/

E. McCann, “Urbanpolicy mobilitiesand global circuitsof knowledge: towarda research agenda”,Annals of the Associationof American Geographers,101, 2011, pp. 107-130.

des slogans. Comme le montre Andy Thornley dans cedossier,Londres s’est principalement inspiré cesdernièresannéesd’unvolet spécifiquedumodèlebarcelonais :celuidudesignurbain.Lorsqu’onparle demodèles enmatièredepolitiqueurbaine, il s’agit doncdans les faits d’aspectsgénéralement très sélectifs d’une politique développéedans une ville donnée.Ces modèles ont par ailleurs des référents assez variés.J’en distinguerai trois principaux. Les modèles dont onparle sont parfois des villes dans leur ensemble,associées(à tort ouà raison) àunebonnegouvernance,que ce soitsurunplangénéral (c’est le casdeBarceloneparexemple)ou dans un domaine plus spécifique (les transports encommunàCuritiba ou à Bogota par exemple).Ces villesmodèles – Vancouver, Lyon, Singapour – font d’ailleurspour cette raison l’objet d’un “tourisme politique”quipeut prendreparfois des dimensions quasi-industrielles.Barcelone, toujours elle, a ainsi reçu entre 2001 et 2008,en moyenne, 271 visites de délégations étrangères paran.../5. Pour faire valoir leur politique et la “packager”,ces villes ont pour la plupart développédes services spé-cialisés dans le conseil, la réception de délégations et lapromotionde leurs bonnes pratiques. Le deuxième typede modèle concerne des aspects spécifiques d’une poli-tique urbaine qui ne sont pas forcément associés à unevilleparticulière.C’est le casdesbusiness improvementdis-tricts, qui sont des politiques sectorielles en faveur deszones ou rues commerçantes/6, des villes créatives /7oudes villes durables.C’est aussi le cas de politiques trèsspécifiques, comme celles liées aux grands événementssportifs, analysées dans ce dossier par Francisco Klauser.Le troisièmeetdernier typeest constituépardesmodèles

qui sont desmixtes depolitiques et de solutions formelles,et que j’appelle des“types urbains”/8. Il s’agit d’opéra-tions comme les réhabilitationsde frontsd’eau,dont trai-tent dans ce dossier KevinWard et Ian Cook avec le casde la ville de Cleveland, ou de la création de zones pié-tonnes/9.Ony trouveraainsi ces trois différentes accep-tions du terme“modèle urbain”.Pour résumer, la notion de modèle urbain, dans lecontextede l’analysedes échanges interurbains contem-porains, renvoie donc généralement à des aspects parti-culiers d’unepolitiquedont on s’inspire assez librement,plutôt qu’à une solution à reproduire.

Pourquoi parler de modèles “mobiles” ?L’analyse des échanges de politiques a longtemps étél’apanagedes sciences politiques,qui les ont principale-mentétudiés commedes“transfertsdepolitiques”(policytransfers). Les travaux anglo-américains récents sur laquestion,généralement effectués par les géographes,sesont développés sur la base d’une critique de cette tra-dition. En forçant parfois unpeu le trait, ces géographesont reproché à cette littérature de ne pas analyser avecsuffisamment d’attention les aspects transnationauxdeces transferts,de les envisager d’une façon trop élémen-taire (comme un simple phénomène de diffusion) et,notamment,de nepas s’intéresser aux transformationssubies par une politique lorsqu’elle “voyage”d’un lieu àunautre/10.D’où le fait deparler demobilitéplutôt quede transfertdes politiques urbaines.Ces travaux récentsportent donc une attention particulière aux modalitésmêmesdumouvement despolitiquesdans l’espacegéo-graphique :qui sont les acteurs qui les désignent comme

Réhabilitation des Docks Vauban dans le port du Havre.

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La mise en “réseau municipal transnational” (TMN) dans le contexte européen s’effec-tue en trois “temps”/1. D’abord, entre 1870 et 1913, environ, la période fut aux “réseaux de gou-vernance” : des délégationsmunicipales ont visité d’autres villes afin d’étudier leurs infrastruc-tures socio-technologiques et d’améliorer leur propre gouvernance urbaine. Elles l’ont égalementfait dans l’optique de conforter leur légitimitémunicipale via une visibilité internationale accrue.Ensuite, durant la période 1913-1970, ces réseaux naissants se sont fortement internationalisés,et l’“intermunicipalisme”est devenu lemot d’ordre selon lequel la pratique administrative s’estdiffusée entre pays par le biais d’associations internationales telle l’International Union of LocalAuthorities. Enfin, le foisonnement de structures, qui s’est accéléré pendant la phase de repriseéconomique des années 1980 et 1990, a fermement repositionné l’autorité et l’organisation desréseaux transnationaux au sein desmunicipalités elles-mêmes. Cela incluant Eurocities, le clubdes “métropoles de secong rang”, qui offre aux villes post-industrielles des ressources et descontacts pour s’adapter au paysage géopolitique de la nouvelle Europe. Analyse, par Shane Ewen,maître de conférences en histoire sociale et culturelle (LeedsMetropolitan University, Royaume-Uni).

Le long XXe siècle, ou les villesà l’âge des réseauxmunicipaux transnationaux

1/

Pour en savoir plus surle TMN, cf. H. Bulkeley,“Reconfiguringenvironmentalgovernance: towardsa politics of scales andnetworks”, PoliticalGeography, XXIV (8),2005, pp. 875-902 ;P.-Y. Saunier et S. Ewen(éd.), Another GlobalCity: HistoricalExplorations into theTransnational MunicipalMoment, 1850-2000,NewYork, Palgrave, 2008.

2/

L. Mumford, The Cityin History: Its Origins,its Transformations andits Prospects, New York,Harcourt, Brace andWorld, 1965, p. 508.

3/

Pour une informationplus détaillée, cf.M. Hietala, Servicesand Urbanization at theTurn of the Century: TheDiffusion of Innovations,Helsinki, FinnishHistorical Society, 1987 ;D. Rodgers, AtlanticCrossings: Social Politicsin a Progressive Age,New Haven, HarvardUniversity Press, 1996.

4/

G. F. Parker, “An objectlesson in municipalgovernment: showinghow public affairs areconducted in the City ofBirmingham”, Century,LIII (71), 1896, pp. 71-89.

5/

M. Foucault,“Governmentality’,in G. Burchell et al. (éd.),The Foucault Effect:Studies inGovernmentality,Chicago, ChicagoUniversity Press, 1991,pp. 87-104.

LewisMumfordobserveque l’“onpeut tirernombred’en-seignements de la nouvelle ville industrielle ;mais saprincipale leçon, à destination de l’urbaniste, est de luimontrer ce qu’il ne faut pas faire”/2. S’il est impossibledenier quenombre d’innovations et de services urbainset industriels du XIXe siècle ont été répartis de manièrepeu équitable parmi les populations,cela n’expliquepaspourquoi un nombre croissant d’étrangers, de l’Europeou d’ailleurs, ont visité les mêmes villes pour examinerleur système de gouvernance, dans la perspective queleur propre pays l’adopte. Les priorités socio-technolo-giques – notamment les équipements d’approvisionne-ment en gaz et en eau, les égouts et l’éclairage urbain –ont donné l’élan aux premières initiatives du “réseaumunicipal transnational”(TMN), témoignant du fait queles villes industrielles pouvaient délivrer un enseigne-ment positif enmatière de gouvernance urbaine/3.Par exemple,une vague croissantede réformateurs et dejournalistes américains ont visité les capitales euro-péennes (notamment Berlin,Londres,Paris etVienne) etles villes industrielles (en particulier Birmingham,Glasgow,Lyon etManchester) afin d’étudier le véritablecocktail de structures et de technologies qui pouvaitconstituer un“bon”gouvernement. Ils l’ont fait dans l’ob-jectif d’acquérir des connaissances susceptibles d’être

transférées dans leur administration municipale.Birmingham,parexemple,a constituéunebelle“démons-tration”enmatièredegouvernance,enaffinant constam-ment son systèmeadministratif.Des personnes compé-tentes ont été recrutées à des postes de direction dansles services du gaz, de l’eau et des tramways, sous l’au-torité de laVille. Le journalisteGeorge Parker a présentélemandat de JosephChamberlain,mairedeBirmingham(1873-1876), comme le“sauvetage d’une grande commu-nauté délivrée des incompétents”,notant que la décen-tralisation des affaires du conseil municipal vers descomités composés de personnes“hautement représen-tatives” et efficaces avait éradiqué les“trafics”et la cor-ruption /4. La ville a produit son propre gaz, réalisé sespropres tramways, assaini les quartiers taudifiés etconstruit de nouvelles voies de circulation ; des équipesde nettoyage travaillaient à partir de 5 heures dumatinpour évacuer les déchets accumulés, remettant les ruesen état pour la journée de travail. En bref, l’élite deBirminghama adopté un système de gouvernance des-tiné àmieuxgérer les rues et a ainsi fait apparaître cettecité desMidlands sur la cartemondiale des villes.En tant que technique visant à établir et à renforcer ladémocratie libérale sans qu’elle perde pour autant de salégitimité, la “gouvernementalité”/5 se compose d’un

6/

J. Ralph, “The bestgoverned city in theworld”, Harper’s NewMonthly Magazine,LXXXI, 1890, pp. 99-111.

7/

P.-Y. Saunier (éd.),Contemporary EuropeanHistory, numéro spécialsur les “Municipalconnections:co-operation, linksand transfers amongeuropean cities inthe twentieth century”,XI (4), 2002.

vaste réseau soutenupar les échangeset les études inter-nationales. Il n’y avait pas, pour une municipalité, demeilleure légitimation que les louanges d’un étrangeréclairé et respecté.Ainsi,à partir de 1890,Birminghamaconsidérablement exploité cette description faite d’elleparunautre journaliste américain :“la ville lamieuxgou-vernéeaumonde”/6. Les études étrangères, la publicité,la visibilité et la légitimité politiqueallaient alors depair.Puisque les systèmes degouvernement local différaienten fonctiondes contextes socio-politiques et historiquesnationaux, l’étude des innovations dans d’autres paysn’aboutissait pasnécessairement àdes copies conformes.Des contemporains ont mis en garde contre l’adoptiongrossièredepratiquesétrangères,sansprendreencompteles contextes variés dans lesquels lesmunicipalités opè-rent. Quand,par exemple,des réformateurs de l’habitattels J. S. Nettlefold (Birmingham) et T. C. Horsfall(Manchester) ont,dans les années 1900,visité Francfort-sur-le-Main et Dortmund – parmi d’autres villes alle-mandes–afind’examiner leursplansd’extensionurbaine,ils ont rarement proposéde reproduire ces pratiques,carla compétence et le professionnalisme des architectesmunicipaux allemands faisaient défaut chez eux. Ils ontplutôt développé des formes d’aménagement hybridescombinant certains aspects de la pratique allemandeavec les formes de mise en œuvre des programmes desanté publique du Royaume-Uni. Les autorités localesbritanniques ont adoptéunmodèlenettement différentdu système français,plus centralisé,et aussi du systèmeallemand, très professionnalisé. C’est à cette organisa-tion urbaine différenciée qu’ont été confrontés, en 1913,

les responsables qui ont cherché à créer un cadre asso-ciatif structurant le réseauTMN.

IntermunicipalismeEn1913,lacréationde l’Union internationaledesVilles (éga-lement connue depuis 1928 sous le nom d’InternationalUnion of Local Authorities, UIV/IULA) a marqué la pre-mière initiativedemiseenplaced’un cadreorganisation-nel formalisé.Endépit de ses racines socialistes, l’UIV/IULAétait résolument non partisane dans son travail, et sesactivités quotidiennes était par nature techniques etadministratives. Dirigée par le conseiller Emile Vinck(1870-1950), d’Ixelles (près de Bruxelles), ses membresont compilé les diversesméthodes d’étude disponibleset les ont restituées à l’intérieur d’un cadre“intermuni-cipaliste”, estimant que lameilleuremanière de tirer lesenseignements des expériences d’autres villes était derassembler un savoir mondial enmatière de gouverne-ment local/7.Vinck a installé à Bruxelles un centre quidisposait d’unedocumentation fournie par le Secrétariatet ses associations affilées. Des questionnaires ont étéenvoyés à sesmembres, leur demandant des feuilles deroute détaillées,des périodiques ont été collectés et desbibliographies accumulées,grâce auxquels le Secrétariatpouvait répondreauxdemandesd’informationet d’orien-tation. Aucune ville n’a fourni unmodèle de“bonnepra-tique” ; les municipalités pouvaient donc adopter unepolitique sans même visiter sa ville d’origine. Grâce àcette centralisation de la connaissance administrative,le réseauaeffectivement supplanté lamunicipalité danssa capacité d’analyse.

Birmingham : Corporation Street en 1896.

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dansunevaste reterritorialisationde l’urbanisme–àuneépoquede fluxmondialisés des populations et des capi-taux. Eurocités a été créé pour faire pression sur l’Unioneuropéenne (née communauté) afin d’obtenir des res-sources plus importantes pour soutenir la croissanceurbaineet régionale.Desgroupesde travail thématiquesse sont formés pour faire face aux défis majeursqu’avaient à relever les villesmembres ; à partir de quoison comité exécutif, basé à Bruxelles, pouvait identifierde possibles ressources et promouvoir une coopérationentremunicipalités,alors que les gouvernements natio-naux attisaient concurrence et rivalités.Cette approchecoopérative a été dûment reflétée dans les organismesappuyés par l’Union européenne. Ceux-ci incluaient :POLIS (1989),qui impulse,aunomdesmunicipalités,desaméliorations enmatière de transport durable ; Energy

Cities (1990), qui, de même, promeut les échanges entermes de gestion énergétique durable ; et INTERact(2003), qui a initié des échanges de fonctionnaires afinde favoriser la coopération territoriale.Connaissance,res-sources et contacts ont ainsi été partagés entre les villesmembres, à travers un réseau régional dense de confé-rences, correspondances,échangesde visites et debasesde données. Plutôt que de centraliser les connaissancesau sein d’un seul organisme, chaque réseau se consacreà un thème spécifique ; ce qui garantit l’autonomie desvilles participantes, qui ont ainsi la possibilité d’aller etvenir entre elles.L’objectif duTMNaainsi été redéfini,passant d’une ten-tative de gouverner les villes comme un tout complexeà celle degérer desquestionsprécisesdansdes contexteslocaux spécifiques. Cela consisterait à promouvoir uneplus forte participation citoyenneauxpolitiques locales,à encourager l’investissement international et le tou-risme d’affaires,à adopter de nouvelles technologies del’information ou à interconnecter les gouvernementslocaux à une échelle européenne oumondiale ; chaqueobjectif semodifiant en fonctiondes intérêts et des res-sources de chaque réseau.

Réseaux résilients ?Les coketownsdeLewisMumfordsesont révélées remar-quablement résilientes face aux importantes transfor-mations socio-économiques et politiques et à la régres-sionde leurs performances dans le classement des villesglobales.Cela est notablement lié aupotentiel commer-ciald’uneville internationale :Birminghamestpasséede“ville lamieuxgouvernéeaumonde”en 1890àune“Villeeuropéenne”qui se pense dans l’avenir et se positionnesur le marché du tourisme d’affaires international ; lesautorités de Barcelone,Glasgow et Lyon ont égalementretravaillé l’imagede leurvilledanscesens.Car leurchutedans les classementsglobaux lesasansdoute fortementsensibilisées à l’importance d’une communicationmar-ketingpour conserver leur visibilité internationale.J’ai abordé ici la longuepériodedegestationduTMN,quiva à l’encontre des horizons étroits des décideurs poli-tiques. LeTMNaunevisionplus largeque les seuls trans-ferts depolitiques et les échangesdiplomatiques prônéspar le acteurs nationaux, il se réfère à la fois à une pra-tique culturelle et à un exercice du pouvoir et de la gou-vernance.D’unemanièreplusgénérale, leTMNs’est déve-loppé autour de différentes motivations et logiques aucours du XXe siècle : il s’agissait d’améliorer la“gouverna-bilité” des villes, de les légitimer, et de se préoccuper dela Culture et de la bureaucratisation.Ce qui prouve que,nonobstant les gesticulations politiciennes, la coopéra-tion internationale a une histoire plus longue que celledes États-nations. l Shane EwenTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

8/

G. M. Harris,Westwardto the East: The recordof a world tour in searchof local government,Bruxelles, UIV/IULA,1935, pp. 143-145.

9/

S. Humes et E. M. Martin,The Structure of LocalGovernmentsThroughout theWorld,La Haye, MartinusNijhoff, 1961.

L’UIV/IULA illustre donc l’internationalisation et l’homo-généisation des approches administratives en matièred’étudedes ville au cours du XXe siècle.Ses activités reflè-tent la prise de conscience croissante, chez les adminis-trateurs de l’urbain et les chercheurs, du fait que la vieurbaine peut être dépersonnalisée et traitée commeunchamp d’étude scientifique ; c’est-à-dire soumise à uneanalyse systématiquevisant àaméliorer l’efficacitémuni-cipale. Un ethosprofessionnalisant a transformé l’auto-ritémunicipale,qui a évolué d’une activité politique tra-ditionnelle versun“management”administratif, révélantpar là même un renforcement et une formalisation duprojet gouvernemental qui a débuté lors de la premièrephase duTMN.En lienavec ses compétences administratives, l’UIV/IULAa également promu l’analyse comparative commeméthode d’étude des villes. L’une des premières tenta-tives de synthétisation de l’approche comparative futWestward to the East:The record of aworld tour in searchof local government,parGeorgeMontaguHarris – publiépar l’UIV/IULA en 1935 –, qui a examiné des modes degouvernance locale aux États-Unis et en Inde, et a éga-lement séjournéen Jamaïqueet au Japon.Avec sa longueexpérience enmatière de gouvernance locale anglaise,Harris (1868-1951) fut, en tant que secrétaire honoraireduBritish StandingCommitee de l’UIV/IULA, l’“interna-tionalistemunicipal”de laGrande-Bretagne. Il a été unefigure emblématiquedans les associations d’urbanismeet des cités-jardins,et il fut le président de l’UIV/IULAde1936à 1948. Il a aussi dirigé leMinistry ofHealth’s ForeignIntelligence pendant l’entre-deuxguerres,et édité LocalGovernment Abroad (1927-1930) et Local GovernmentAdministration (1935-1939),deux journauxde l’UIV/IULAdont la vie a été brève.Mais,surtout,Harris a établi la valeurde laméthode com-parative pour le TMN.Au cours de son voyage d’un an, ila donnéune série de conférences sur ce thèmedans desuniversités indiennes et nord-américaines, des fédéra-tions nationales de villes, et il a discuté avec les maireset les officiels des villes, en même temps qu’il était unobservateur impliqué.Si son livre lui-mêmen’est pasbâtisur ces thèmes comparatifs, il met toutefois en lumièreles contextes historiques spécifiques dans lesquels évo-luent les associations d’autorités locales. Ses études decas (de la League of Municipalities de Floride au LocalSelf-Government Institute à Bombay) pointent uneconvergence croissante des expériences municipales,tout particulièrement dans la vision des anciens et nou-veaux empires. Harris constate bien le manque de“recherche municipale” systématique en Grande-Bretagne, comparant cette situation à celle des États-Unis, pays qui prouve que de telles études offrent desenseignements appréciables aux décideurs politiques,et remet enquestion les présomptions de“ceuxqui pen-

sentencore [...] quenotre systèmedegouvernement localest lemeilleur aumonde”/8.Après 1945, les dirigeants de l’UIV/IULA se sont davan-tageorientés versdesapproches socio-scentifiques,reflé-tant la tendancemondiale à la coopérationmunicipale,ce qui a contribué à inciter les pays nonoccidentaux à seréformer.Par exemple, l’étude comparative deHumes etMartin sur la structure des gouvernements locaux à tra-vers le monde a participé à la propagation de la démo-cratie locale et de la citoyenneté, grâce au double inté-rêt que lui ont porté l’Unesco et l’UIV/IULA. L’étudeinterrogeait les différentes manières dont les systèmeslocaux avaient été imposés, adoptés ou assimilés àl’échellemondiale,ce qui explicitait l’influencehégémo-nique des systèmes gouvernementaux occidentaux surles colonies anciennesounouvelles,ainsi que leurs zonesd’influence /9. Cela donna également à l’UIV/IULA desarmespourdevenir uneentité supranationale,qui a ainsifait un travail depionnier dans le champde l’étude scien-tifique et dans la circulationdes référencesmunicipales,symbolisant ce changementdumilieuduXXe siècle,quandles municipalités ont été perçues comme des acteurs àpart entièred’un systèmedeprocéduresprofessionnelleset bureaucratiques.

Réseaux post-industriels :un retour aux sources du TMNDes décennies 1970 à 1990, la transition qui s’est opéréeentre une société industrielle et une société post-indus-trielle a transformé la fonctionnalité des villes au coursd’unâgede l’informationplanétaire.Devieillesvilles indus-trielles – ces coketowns telles Birmingham, Lyon etBarcelone–ont subi les transformations lesplus radicalesen raisonde leur démantèlement.Ces changements ontinduitunerestructurationverticaleethorizontaleduTMN.Les municipalités ont alors refait surface en tant qu’ac-teurs principaux au sein du TMN. Bien qu’elles soientdemeurées très bureaucratiques, le contrôle du réseaus’est décentralisé, passant auxmains d’acteurs munici-paux ou extra-municipaux, tandis que le cadre institu-tionnel basculait vers l’échelon régional.Ceque confirmele réseau Eurocités, fondé officiellement à Barcelone en1989,mais fonctionnant sur des contacts préexistants,qui avaient été établis à l’occasionde jumelages de villesdans l’après-guerre. Les “métropoles de second rang”d’Europe–Barcelone,Birmingham,Francfort,Lyon,Milanet Rotterdam – se sont fédérées, d’une manière assezsouple, dans leur quête de visibilité internationale, deressources et de statuts,améliorant ainsi leur capacité às’auto-gouverner.Dans le contexte européen,cette restructurationduTMNfut principalement déterminée,à partir des années 1970,par l’européanisation du gouvernement local et par lamutation de l’économie, qui s’inscrivaient également

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Birmingham : sculpture pylone lors du Festival du changement climatiqueet le centre commercial Bull Ring.

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6/

Entretien avec un anciensenior city official,Johannesburg, mai 2002.

7/

Entretien avec uncity strategy author,Johannesburg, juillet2009.

8/

Entretien avecun senior city official,Johannesburg, sept.2011.

9/

A. Mbembe et S. Nuttall,“Writing the world froman African metropolis”,Public Culture, 16.3,2004, p. 348.

10/

Cf. E. McCann, “Pointsof reference: knowledgeof elsewhere in thepolitics of urban drugpolicy”, in E. McCannet K.Ward (éd.),MobileUrbanism: Cities andPolicy Making in a GlobalAge, 2011, op. cit.,pp. 97-122.

Avec mes remerciementsà Ola Söderströmet à ses collègues del’Institut de géographie del’université de Neuchâtelpour le passionnantenvironnementintellectuel dont j’aibénéficié lors de montravail sur ce thème entant que swiss professorof Mobility Studies, 2011.

de l’Alliance des Villes.“Ils [la Banquemondiale] discu-taient de ce qu’est une stratégie de développementurbain, et nous leur avons donné un cas d’étude, quasi-ment aumêmemoment. J’ai présenté ce que nous fai-sions à Johannesburg à... leur Forum urbain, je ne saisplus quand, il y a environdeuxans.Et ils ont dit ‘c’est unestratégie de développement urbain’, et j’ai dit ‘oui ? c’enest une ?Oh,d’accord !’[rire].Mais eux, ils avaient en têteune sorte de cadred’analysebasique,qui consiste essen-tiellement à tenter d’appréhender la ville dans sonensemble,demanière globale.”/6La preuve la plus convaincante de l’existence de ces“spa-tialités topologiques”est peut-être donnée par les prin-cipaux artisans des stratégies. Leur idée sur la manièredont s’élabore une politique globale met l’accent surl’indiscernabilité des origines ou trajectoires de savoir-faire et l’entrelacement de différents “ailleurs” avec lacréativité locale :“Lamanière dont ça fonctionne,en réa-lité, c’est qu’on a une petite équipe de gens et, presquetoujours, une ou deux personnes de cette équipe s’en-gagent dans des débats plus généraux, lisent énormé-ment sur toutes sortes de questions, ce qui devient unepartie de la masse enfouie de leur réflexion. Ensuite,quand ils s’intéressent à ce que disent les gens dans laville, qu’ils dialoguent avec les acteurs, les communau-tés, unprocessus de synthèse s’opère,par lequel ces pen-sées se transforment en énoncé d’une politique parti-culière, ou d’un programme d’action particulier ; maissi vous deviez alors dire d’où vient cette idée,vous diriez,‘eh bien, elle vient du travail que nous avons fait dansce département spécifique,mais,en fait, cette idée vientprobablement d’ailleurs’.”/7En ce sens, les analyses et les idéespolitiquesqui seraient“en mouvement”dans la perspective d’une analyse detrajectoire sont déjà là. Elle n’“arrivent”pas. Bien qu’in-ternationales sous certains registres (et il se peut bienqu’elles aient été formuléesavec l’AfriqueduSuden tête),elles sont déjà locales quandelles sont lues et comprisesdans le contexte d’une relation très spécifique avec la

ville concernée.Comme l’undesofficiels l’anoté,“puisquenotre travail consiste en politique et stratégie, les idéessont notre affaire quotidienne et, vous savez, avec lesidées, vous n’avez souvent aucune notion de l’endroitd’où elles viennent,vous savez juste qu’elles ont fait leurchemin”./8Dans ce contexte, il est extrêmement diffi-cile de définir la provenance“topographique”des idées– et, à mon avis, ce n’est peut-être pas la dynamique laplus intéressanteàétudier,en termesdepolitiquecommeen termes de compréhension des spatialités des villesqui se globalisent.Le transfert et l’adaptation d’une politique dépendentalorsdes formesdeproximité et deprésence,qui nepeu-ventpasaisément se réduireàdes fluxphysiques suscep-tibles d’être suivis sur une carte. Les circulations de poli-tiques ne consistent pas tellement en parcours dedistances physiques ou en connexions traçables, ellespourraient souvent être mieux comprises en usant duconcept d’“espace topologique”, celui de spatialités spé-cifiquespermettant de rassembler,ounon,desgens,desidées et des activités dans une plus grande proximité eten relation plus étroite. L’“implication dans demultiplesailleurs”/9devilles tellesque Johannesburg :c’est àpar-tir de cetteexpression inspiréepar les citésd’Afrique,sou-ventécartéesdes scriptsdemondialisationdesvilles,quenous pourrions envisager de considérer les nombreuseset différentesmanièresdont cesailleurs sont à la foispré-sentset oubliés,si tenacement entremêlésaux influencespolitiques nationales qu’ils ne peuvent être tracés ; ouqu’ils hantent lesdécideurs sansque ceux-ci puissent lesnommer/10.Ces apories dans le répertoire apparemment continu ettraçable d’une politique à effet rapide sont, pensons-nous,ce qui requiert le plus notre attention si nous vou-lons réfléchir demanière critique,et avec efficacité ana-lytique, au phénomène de circulation des modèles dedéveloppement urbain. l Jennifer RobinsonTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

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1/

P. Healey, Urbancomplexity and spatialstrategies: towardsa relational planningfor our times, Londres,Routledge, 2007.Pour des stratégiesplus récentes, cf. Cityof Johannesburg, “Growthand DevelopmentStrategy”, 2006,http://www.joburg.org.za/2006/may/budget.stm#growth ; et City ofJohannesburg, GDS2040,2011, http://www.joburg.org.za/gds2040/intro.php

2/

J. Jacobs, “A geographyof big things”, CulturalGeographies, 13, 1, 2006,pp. 1-27.

3/

Cities Alliance, Guideto City DevelopmentStrategies: ImprovingUrban Performance,Washington, The CitiesAlliance, 2006.

4/

J. Robinson,“The spaces ofcirculating knowledge:city strategies and globalurban governmentality”,in E. McCann et K.Ward(éd.),Mobile Urbanism:Cities and Policy Makingin a Global Age,Minneapolis, MinnesotaUniversity Press, 2011.

5/

Cf. S. Parnellet J. Robinson,“Development and urbanpolicy: Johannesburg’scity developmentstrategy”, Urban Studies,43, 2, 2006, pp. 337-355.

Le développement et lamise enœuvre d’uneplani-fication stratégique sur l’ensemble de la ville deJohannesburg constituent uneplate-formepropiceà la réflexion sur les“spatialités”dans lesquelles s’ef-fectuent les circulationsdepolitiques.Les différentsdocuments de planification produits à cette occa-sion prennent la totalité de la ville comme enjeupour une stratégie de long terme,accompagnés del’énoncé énergiquede vastes ambitionsdedévelop-pementurbain – les planificateurs et hommespoli-tiques de Johannesburg sont soucieux de promou-voir leur ville comme une (ou, peut-être, la) “villeafricaine de rang mondial”. Mais les stratégiesurbaines sont bienplusquedes slogans et des ambitionsde positionnement ; elles exigent des propositionsdétaillées et complexes, permettant d’aligner les pra-tiquesordinairesdegouvernancede la ville surdesobjec-tifs de long terme, incluant la croissance économique, ladurabilitéurbaineet laqualitédevie/1.Ces trois thèmesfaçonnent les stratégies des villes, de Kuala Lumpur àRecife et Melbourne, constituant un très bon exempledes étonnamment mêmes-mais-pourtant-différentescaractéristiques de beaucoupdepolitiques urbaines (etd’autres productions telles que bâtiments et designurbain) à travers lemonde/2.Depar leur champd’action, les stratégies s’insèrent dansdemultiples circuitsdepolitiqueurbaine,et leurspromo-teurs visent à les lancer les unes après les autres,commeautantd’exemplesà l’échelleplanétaire.Grâceauxeffortsde l’Alliance desVilles,soucieuse depromouvoir unepla-nification stratégiquequi dote les villes pauvresde capa-cités degouvernance, il existeunmodèle systématisédela manière dont on fabrique une stratégie urbaine sus-ceptible de circuler mondialement /3. Ces stratégiesurbaines elles-mêmes sont de bons exemples de“modèles”, qui circulent demanière informelle, ou, plusformellement,dansdes réseaux internationauxet natio-

naux, ou, demanière très stricte, sous forme de législa-tion. Avecpour résultat de fortes ressemblancesdans lesstratégies urbaines appliquées à différents contextes etvilles ;mais il n’est pas besoin de creuser beaucoup pourconstater que les“ailleurs”des stratégies urbaines sontconsidérablement recomposésquand lespolitiques sontadaptées à des lieux particuliers/4.Il est possible de suivre demanière assez juste et précisel’imbricationd’idées locales et internationales dans l’éla-boration d’une stratégie urbaine (cf. encadré)/5.Toutefois, un examen plus approfondi des dynamiquesspécifiques et propres à obtenir de ces politiques desrésultats fait apparaître la complexité des “spatialitéstopologiques”à l’œuvre. L’enjeu est la question des ori-gines. Plutôt que de voir la création d’une stratégieurbaine comme une technologie de gouvernance qui“arrive”d’ailleurs, on peut remarquer que ses originessont déterminées par des facteurs multiples, et émer-gent du lieu spécifique. En fait, les décideurs deJohannesburg ont fortement tendance à penser qu’ilsont eux-mêmes inventé l’idée d’une stratégie urbainede long terme pour eux-mêmes – et estiment avoir étéimpliqués dans l’élaborationd’un concept destiné àunevaste circulation, par le biais de la Banquemondiale et

Plutôt que de repérer des réseaux de connexion et de suivre leurs tracés – ce qui sembleêtre la méthode de travail privilégiée dans l’étude des transferts de politiques urbaines –,Jennifer Robinson, professeur au département de géographie de l’University College (Londres),réfléchit à la manière dont ces politiques circulent également de façon nonmatérielle. L’auteurexplore et analyse ces “spatialités topologiques”qui rendent l’ailleurs présent dans la formula-tion locale des politiques et mélangent ainsi l’extérieur et l’intérieur. En prenant pour exemplel’Afrique du Sud et la ville de Johannesburg.

Johannesburgmade in Johannesburg

Stratégie de la ville de JohannesburgÀ Johannesburg, les initiateurs du processus de planification stratégique ont un ancrage solide dans les politiques locales,aussi furent-ils incités à utiliser certains styles et formes spécifiques dans la préparation de cette stratégie – uneconsultation quasi corporatiste avec les principaux acteurs (patronat, communautés, syndicats, gouvernement),un sens aigu de lamission post-apartheid du gouvernement ; et, en parallèle à leur engagement d’innover en réponseaux demandes de la ville, une série de liens explicites avec d’autres contextes porteurs de bonnes idées. Bien quel’essentiel des stratégies concerne clairement la ville de Johannesburg elle-même – avec l’exposé prudent d’exigenceslégislatives particulières, du contexte politique plus vaste, des données et résultats de la politique précédente –, ony constate cependant des liens explicites avec d’autres lieux et d’autres idées, afin d’en tirer des conclusions et desvisions pertinentes. Globalement, les projets visent à établir un équilibre entre la connaissance et la compréhension desprocessus urbains de Johannesburg, et leur position dans un champ de connaissancemondial de l’urbain. Johannesburga commandité une étude sur le processus d’élaboration d’une stratégie urbaine, à des fins demarketing, et elle estdésireuse de promouvoir le fait qu’elle a participé à inventer unmodèle désormais diffusé par l’Alliance des Villes dansd’autres contextes de villes pauvres. Johannesburg a certainement pris une part active aux réseaux nationaux etinternationaux, favorisant le développement de ces idées en Afrique du Sud et au-delà. l J. R.

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Le“modèle barcelonais”est sans doute l’exemple le plus célèbre de transfert global d’unepolitique urbaine. Il est largement reconnu comme une illustration parfaite de“bonne pratique”.Néanmoins, le point de vue soutenu ici est que cela est dû à d’autres raisons que son excellenceen soi. Pour certains, le modèle barcelonais manque de clarté, et il a été contesté. Alors, pour-quoi sa grande notoriété se perpétue-t-elle ? Analyse et réserves, par AndyThornley, professeurémérite d’urban planning à la London School of Economics and Political Science (LSE).

Exporter le “modèle barcelonais”à Londres : le rôle “formateur”des architectes

1/

E. McCann, “Urban policymobilities and globalcircuits of knowledge:toward a researchagenda”, Annals of theAssociation of AmericanGeographers, 101-1, 2011,pp. 107-130.

2/

S. González, “Bilbao andBarcelona ‘in motion’.How urban regeneration‘models’ travel andmutate in the globalflows of policy tourism”,Urban Studies, 48 (7),2011, pp. 1397-1418.Un de ces réseaux – leCentro iberoamericanode desarrolloestratégico urbano(CIDEU) – a été créé àBarcelone, où se trouveson siège permanent,en tant que Réseau desvilles latino-américainesvisant à promouvoirles procédés de laplanification stratégique.Ce sont ainsi plus desoixante-dix villesadhérentes qui appliquentla méthodologiebarcelonaise, avecl’assistance de la mairiede Barcelone.

3/

Le transfert des conceptsde design par l’élitearchitecturale est biensûr un phénomènemondial, cf. par exempleK. Olds, Globalizationand Urban Change,Oxford University Press,2001, pour avoir unaperçu des activitésde Richard Rogersà Shanghai.

4/

Par exemple :F. J. Monclús, “TheBarcelona model:an original formula?”,Planning Perspectives,18, 2003, pp. 399-421 ;T. Marshall, “Urbanplanning andgovernance: is therea Barcelona model?”,International PlanningStudies, 5 (3), 2000,pp. 299-319 ;M. D. Garcia-Ramonet A. Albet, “Commentary.Pre-Olympics andpost-Olympics Barcelona,a ‘model’ for urbanregeneration today?”,Environment andPlanning A, 32, 2000,pp. 1331-1334.

À la suitedeMcCannet d’autres,nousestimonsqu’un teltransfert depratique requiert uneanalysedétailléeàplu-sieurs niveaux, allant des forces socio-économiques etpolitiques à l’œuvre au rôle des acteurs individuels/1.Àl’unde ces niveaux, le“succès”de la diffusiondumodèlebarcelonais est lié à la vigoureuse stratégiemarketingdela ville. Celle-ci s’affiche comme centre de tourisme etd’affaires européen,“capitale de la Méditerranée”, encompétition avec Madrid pour le titre de ville-mondeespagnole. Dans sa communication, Barcelone se pré-sente elle-mêmecomme lemeilleur choixpour les entre-prises européennes, en raison de sa “qualité de vie”. Lemodèle barcelonais correspond bien à cette stratégievisant à fabriquer une image de ville au design urbainremarquable, à la gouvernance claire, dans un cadre deplanification stratégique cohérent. S. González explorelamanière dont le“tourisme politique”, sous forme d’ex-pertsvisitantBarcelone,acontribuéà ladiffusion interna-tionale dumodèle, et montre que, en 2008, la ville étaitactivedansvingt-huit réseauxurbains internationaux/2.La stratégie city marketing barcelonaise se doit d’êtreaccompagnéepar des acteurs qui adoptent et transmet-tent lesmessages dumodèle./3

Qu’est-ce que le “modèle barcelonais” ?Beaucoupd’auteurs ont pointé le fait que lemodèlen’estpas une construction claire et qu’il se compose d’élé-mentsdivers/4.Selon certains,cesderniers peuvent êtrerépartis en trois catégories :designurbain,gouvernanceet planification.Le volet designurbain consiste en interventions à petiteéchelle destinées à améliorer les quartiers et l’image dela ville.Ceprogramme,lancédans les années 1980,a sus-cité nombred’éloges de la part de la communauté archi-tecturale internationale,ceux-ci ayant culminé avec l’at-

tribution de lamédaille d’or du Royal Institute of BritishArchitects en 1999.Lesarchitectesderrière ceprogrammede designurbain, tel Oriol Bohigas,étaient très critiquesenvers cette stratégie deplanificationqui soutenait quel’approche projet par projet était la bonne manière dedévelopper une ville. Étant donné qu’un autre volet dumodèle concerne laplanification stratégique,on constateclairement une tension à l’intérieur dumodèlemême.Ledeuxièmevolet se concentre sur la gouvernance et lesmérites d’unmaire puissant.Undirigeant fort peut pro-mouvoir l’image d’une ville et également susciter unecoalition d’intérêts soutenant ses actions à différentsniveauxdugouvernement,dumondedes affaires et descitoyens.Le troisième volet concerne la planification stratégique,avec pour axe de réflexion : comment utiliser les jeuxOlympiques pour atteindre les objectifs d’une politique

5/

Par exemple :M. D. Garcia-Ramonet A. Albet, 2000, op. cit. ;P. Zusman, “Activismas a collective culturalpraxis: challenging theBarcelona urban model”,in D. Fuller et R. Kitchin(éd.), RadicalTheory/Critical Praxis.Making a Differencebeyond the Academy,Praxis (e)Press, 2004 ;C. Gdaniec, “Culturalindustries, informationtechnology and theregeneration of post-industrial urbanlandscapes. Poblenouin Barcelona – a virtualcity?”, Geojournal, 50,2000, pp. 379-387 ;I. Blanco, “Does a‘Barcelona Model’really exist?”, LocalGovernment Studies,35 (3), 2009, pp. 355-369.Une grande partie del’opposition est néedu constat de l’échecde la politique olympiqueen matière d’offre delogement social, celle-cin’ayant pas répondu auxattentes, et des effets dela privatisation et de lagentrification.

plus large et d’un legs urbain durable – incluant denou-velles autoroutesurbaineset l’ouverturede sites audéve-loppement. C’est ce dont les planifications précédentesavaient été incapables, en raison d’une opposition poli-tique et de l’inertie de la bureaucratie.Lamise enœuvredumodèle a toutefois suscité denom-breuses critiques, à l’intérieur de la ville de Barcelone etau-delà/5.Leprincipal reprocheportait sur la tropgrandeimportance accordée au designurbain,qui,en dépit deséloges d’architectes internationaux, n’a pas été perçucommeunecontribution capablede satisfaire lesbesoinssociaux des communautés locales. La gentrification etl’évidenteprimautéaccordéeaux intérêtsprivésont aussiparticipé à renforcer l’opposition.Le conseilmunicipal deBarcelone, déterminé à poursuivre la planification stra-tégiqueolympiqueet l’approcheévénementielle,a conçuun autre événement – le Forum universel des cultures2004 –, soutenu par l’Unesco. Cela afin de régénérer unautre secteur de la ville,Poblenou,en le transformant enquartier de la culture et de la connaissance. Ce projet atoutefois été controversé et a suscité des conflits avec leshabitants. Cette nouvelle application du modèle s’estproduite dans des contextes politique et économiquedifférents de ceux existant lors de la planification desjeuxOlympiques,dans les années 1980.Cequimontre lasensibilité de tout modèle de politique urbaine à sonenvironnement contextuel, ainsi que ses problèmes de“transférabilité”, à la fois temporelle et spatiale.Examinonsmaintenant le transfert à Londres.

Les architectes,premiers vecteurs du transfertEn raison du caractère flou et contradictoire dumodèle,il ne sera pas surprenant de constater que son transfert

relève d’une certaine sélectivité, tout particulièrements’il est utilisé à des fins rhétoriques oupolitiques. Le lienle plus fort entre le modèle barcelonais et Londres estl’élément design urbain. Comme l’a prouvé l’attributionde la médaille d’or du RIBA, les architectes de Grande-Bretagne se sont montrés très favorables à la stratégiede design urbain appliquée à Barcelone – même avantles jeuxOlympiques.Ungrandnombred’architectes bri-tanniques réputés, telNormanFoster,y ont travaillé.C’esttoutefois Richard Rogers, conseiller auprès dumaire deBarcelone,qui a été leplusardent défenseurde cette ville.Dans la mesure où il a également été influent dans lescercles du gouvernement britannique, il s’est révélé unimportant vecteur de transfert dumodèledans sonvoletdesign urbain. Nous développerons ici son influence entant qu’acteur majeur de ce transfert – bien qu’il faillesimplement le considérer comme le porte-parole le plusen vue d’une opinion très répandue dans les cercles del’architecture britannique.A

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Londres : chantier des jeux Olympiques 2012.

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La baleine du village olympique de Barcelone.

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54 / URBANISME / mars-avril 2012 - N° 383

En 1992,Rogers a rédigé avecMark Fisher,parlementairechevronné et membre du Parti travailliste, un ouvrageintitulé A New London [Penguin Books]. Ce livre débutesur l’affirmationque,dans le contexte concurrentiel entrevilles,Londres s’est fait distancer par d’autres villes euro-péennes, notamment Barcelone, et doit tirer des ensei-gnements de la manière dont ces villes créent un envi-ronnement urbain de qualité. L’approche barcelonaise,qui consiste à investir dans des projets de petite échelledestinés à améliorer les espaces publics ouverts et lesplaces,est en effet la principale stratégie proposée pourLondres. Cet ouvrage rend compte demanière détailléeduprogrammede designurbain barcelonais, incluant lapréparation des jeux Olympiques.ANew London fut une sorte demanifeste à destinationd’un large lectorat. Et Rogers a pu étendre davantageencore la zoned’influencedeses idées lorsqu’il fut recruté

par le gouvernement travailliste pour diriger uneUrbanTask Force portant sur la revitalisation des villes britan-niques. Le rapport qui en a résulté, publié en 2000 sousle titre Towards an Urban Renaissance, a eu un impactconsidérable sur les politiquesgouvernementales,natio-nale et locales. Ce rapport a été préfacé par le maire deBarcelone et mentionne constamment l’approche bar-celonaise comme“bonne pratique”. Le résultat le plusattendu de cette politique était d’augmenter les densi-tésà l’intérieurdesvilles,demieuxy satisfaire lademandede logements et d’initier un design urbain susceptibled’améliorer la qualité de vie urbaine, avec notammentpour objectif de rendre les villes plus attrayantes pour laclassemoyenne,qui serait ainsimoins encline à s’instal-ler dans les banlieues ou à la campagne.Mais un autreaspect de cette approche était sa vision non critique de

la gentrification.CommeàBarcelone, la réflexion a tropporté sur l’environnement physique et a ignoré les pro-cessus de transformation sociale et économique.PourRogers, l’opportunité suivanted’élargir son influences’est présentée en 2000, quand Ken Livingstone fut élumairedeLondresausuffragedirect.LivingstoneanomméRogers au poste de conseiller en chef pour l’architectureet l’urbanisme [Architecture and Urbanism Unit]. L’unedes premières actions de Rogers fut d’inviter les princi-pauxarchitectes deBarceloneà Londres afinqu’ils y pré-sentent leurs idées sur la manière de revitaliser la capi-tale, sous forme de plans d’actions concernant certainsespaces publics. Cela démontre l’importance de la rela-tionentre les architectesbarcelonais et londoniens.Mais,à plus long terme, l’Architecture and UrbanismUnit n’apasétéunorganismepuissantdans l’élaborationdesplansde Livingstonepour Londres – lemaire ayant adoptéune

approche large et plus stratégique.LaUnit perdit alorsde son influenceet fut restructurée, sans Rogers, en2007.Une nouvelle vague d’intérêt pourBarcelone se souleva après queLondres, en 2005, eut été sélec-tionné pour accueillir les jeuxOlympiquesde 2012.Ce fut alors unautre aspect dumodèlebarcelonaisqui attira le plus l’attention : lamanière dont la démarche planifi-catrice avait relié l’installation desjeux Olympiques à la régénérationet au legsurbaindurable.Toutefois,l’élément design urbain a, lui aussi,continué à jouer un rôle, et Rogers,une fois de plus, a écrit dans lesmédias, vantant la grande réussitedu modèle barcelonais. Cetteinfluence de la “Barcelona connec-

tion” est apparuedans toute son évidence lors de la pre-mière phase de la planification olympique, réalisée enliaison avec l’architecte DavidMackay,basé à Barceloneet qui avait été largement impliqué dans l’élaborationdes jeux Olympiques. D’autres plans ont ensuite rem-placé ce premiermaster plan,mais Richard Rogers et sescollègues n’en ont pas moins continué d’être lesconseillers en architecture pour l’aménagement olym-pique.Lesprofessionnelsde l’architectureont ainsi dominécettepolitique de transfert, enmettant l’accent sur l’environ-nement physique et en prenant peu en compte les phé-nomènes sociaux,économiques et politiques.Avec pourrésultat une adoption dumodèle très sélective et man-quant de distance critique. l Andy ThornleyTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

mars-avril 2012- N°383 / URBANISME / 55

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1/

Citation disponible surhttp://wwf.panda.org/index.cfm?uNewsID=121361

2/

“Desert state channelsoil wealth into world’sfirst sustainable city”,The Guardian,21 janvier 2008.

3/

“Masdar: Abu Dhabi’scarbon-neutral city”,BBC News, 28 mars 2010.

4/

“Car-free, solar cityin Gulf could set anew standard for greendesign”, The New YorkTimes, 5 février 2008.

5/

Cf. par exemple G. Lowryet E. McCann, “Asiain the mix: urban formand global mobilities.Hong Kong, Vancouver,Dubai”, inWorldingCities: Asian Experimentsand the Art of BeingGlobal (éd. A. Royet A. Ong), Oxford,Royaume-Uni,Wiley-Blackwell, 2011 ;S. González, “Bilbao andBarcelona ‘in motion’:how urban regeneration‘models’ travel andmutate in the global flowof policy tourism”, UrbanStudies, 48 (7), 2001,pp. 1397-1418 ;J. Salomon Cavinet D. Bourg, “Deuxconceptionsde la durabilité urbaine :ville prométhéenneversus ville orphique”,in Philosophie del’environnement etmilieux urbains,Th. Paquot et Ch. Younès(dir.), La Découverte,2010, pp.117-136.

Qui n’a pas déjà entenduparler deMasdar City,qualifiéetour à tour par la presse internationale de“première villedurable dumonde”/2,de“première ville neutre en car-bone”/3 et de“ville solaire qui pourrait établir de nou-veaux standards pour l’urbanisme écologique” /4 ?Faisant écho aux déclarations duWWF, ces articles depresse ont accrédité l’idée que la principale vertu deMasdarCity,au-delàdumérited’offrir un laboratoired’in-novation urbanistique, serait de servir de modèle àd’autres villes auniveau régional etmondial.Cette ambi-tion de“faire exemple”enmatière d’urbanismedurables’affiched’ailleurs sans équivoquedans le sloganpromo-tionnel deMasdar qui affirme :“Un jour, toutes les villesseront construites comme celle-ci”.Le phénomène de la “ville modèle ”a pris au cours desvingt-cinq dernières années une ampleur croissanteauprès des décideurs politiques et des professionnels delaville (urbanistes,architectes,technocratesmunicipaux).Cettemontée en puissance du phénomène s’est accom-pagnéed’un intérêt accrudeschercheurs,avecunnombretoujoursplus important depublications scientifiques surle thème /5. Lorsque l’on parle de “ville modèle ”, il nes’agit bien sûr jamais d’une ville comprise dans sa tota-litéphysiqueou institutionnelle,maisde certainsaspectsprécisdeson fonctionnementperçus commedes facteursde succès susceptibles d’être exportés vers (ou importéspar) d’autres localitésdésireusesd’atteindredes résultatssimilaires. Il est souvent fait référence aux“modèles”deBarcelone,PortoAlegre,Singapour,Curitiba,Vancouver…En réalité, chacun de ces modèles concerne certainesdimensions spécifiques des évolutions de la ville dont ilporte le nom, touchant à des questions aussi diversesque la gouvernance urbaine, les politiques de transportou la réhabilitationdequartiers défavorisés.Les élémentsqui définissent réellement la villemodèle sont en sommeles composantes du développement qui sont extraites

de leur contexted’originepour voyager vers d’autresdes-tinations; il peut s’agir d’idées, de savoir-faire, de pra-tiques, de règles institutionnelles et de politiquespubliques.Dans ce contexte,Masdar City constitue un cas particu-lier puisqu’il s’agit d’une ville qui,avantmêmed’exister,affiche d’emblée son ambition de donner l’exemple.Quasiment tous les aspects de sondéveloppement sonten effet censés œuvrer à la construction de son exem-plarité dans le secteur de niche qu’elle est destinée àoccuper : l’urbanisme durable. Et pour ce faire,Masdarétant une création entièrement planifiée,sa conceptionrepose à son tour sur un modèle de développementurbain durable “venu d’ailleurs”. Il s’agit d’un label inti-tulé One Planet Living (OPL), né d’une alliance entre leWWF et la société britannique de conseil en environne-mentBioRegional/6. Les principes dumodèleOPL repo-sent sur l’expérience acquise au travers de la réalisationd’unprototypedequartier durable situéau sudde la villede Londres, connu sous le nom de BedZed /7. Le succèset la réputation de BedZed ont permis la disséminationdu modèle OPL à travers le monde, de telle sorte qu’ilexiste à présent au moins une “communauté OPL” enconstruction sur chaquecontinent.OPLne constituedoncpas àproprement parler une villemodèlemais plutôt un“label urbain”. Néanmoins, si Masdar City parvenait àréaliser unemise en application complète des principesOPL,c’est bien lemodèle de la villeOnePlanet Livingparexcellence qui verrait le jour.

Des ambitions durablesqui n’ont pas duréÀ ce jour, néanmoins, un tour d’horizon de la mise enœuvre d’OPL àMasdar City fait état de nombreuses dif-ficultés.Tout d’abord, la première phasede construction,qui devait s’achever en 2016, a pris quatre à cinq ans de

Le 13 janvier 2008, leWorldWildlife Fund (WWF) annonçait sur son site Internet la créa-tion d’un partenariat avec le gouvernement de l’émirat d’Abou Dhabi, visant àmettre enœuvre“une stratégie durable pour la création de la ville la plus verte aumonde :Masdar City”. La décla-ration précisait que le projet “surpasserait les exigences des dix principes de développementdurable du programmeOne Planet Living, une initiative globale lancée par leWWF et la sociétéde conseil en environnement BioRegional”. Ainsi,Masdar City fournirait à l’avenir “une unité demesure pour le développement urbain durable au niveau mondial” /1. Enquête et analyse parLaurence Crot.

Une “ville durable” exemplaire ?

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Le parc Poblenou à Barcelone.

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6/

Ce partenariat a étéentre-temps dissout.De façon quelque peuétrange, chacune deces deux organisationspoursuit et appliquedésormais sa propreversion du label OPL.La version à laquelle cetarticle fait référence estcelle duWWF, puisqueBioRegional n’a pasapprouvéMasdar en tantque communauté OPL.

7/

http://www.bioregional.com/what-we-do/our-work/bedzed/

8/

La société en chargede la mise en œuvredu projet.

9 /

Selon un entretien avecune collaboratricede la Masdar Initiative,le 8 février 2010.

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“UAE intensifies fightagainst pollution”,Khaleej Times, 16 mai2010.

11/

T. N.Walters, A. Kadragicet L. M.Walters, “Miracleormirage: is developmentsustainable in the UnitedArab Emirates?”,Middle East Reviewof International Affairs,10 (3), 2006, pp. 77-91.

retard. Ensuite, plusieurs des objectifs du projet enmatière d’efficience écologique et de gestion des éner-gies renouvelables ont été assouplis ou revus à la baisse.La capacité deproductiond’énergie solaire,notamment,a été abaissée de40%en raisonde la poussière de sablequi filtre le rayonnement solaire et réduit son rendementénergétique.L’autosuffisance enmatière de productiond’énergies renouvelables, un pari central du projet, a dûêtre abandonnée ; la ville devra s’approvisionner enéner-gie hors de ses frontières. Le discours officiel pour parlerdeMasdar fait d’ailleurs désormais plus volontiers réfé-rence à l’expression “neutre en carbone”qu’à l’expres-sion“zéro carbone”. La stratégie de transports“zéro voi-ture”, un autre axiome central du projet, a égalementsubi des revers, puisque les petits véhicules électriquesindividuels informatisés connus sous le nomdepersonalrapid transit semontrent insuffisants pour satisfaire lesbesoins enmobilité de la future ville.Afin de faire face à ces difficultés, les autorités d’AbouDhabi ontmandaté en février 2010 une révision en pro-fondeur du projet, de ses objectifs et de sonmode opé-ratoire. Lesdécisionsprises à l’issuede cet audit ont portéatteinte à la philosophie de développement durable quisemblait sous-tendreMasdar.Ladécisionde licencier unegrande partie des collaborateurs de l’unité dédiée auxquestionsdedurabilité au seinde laMasdar Initiative/8a notamment suscité des interrogations concernant lemaintiendesprincipes dumodèleOPL.Selonun collabo-rateur,“avec la criseéconomique,legouvernementd’AbouDhabi ne veut plus gaspiller d’argent avec la MasdarInitiative. Le projet est désormais censé voler de sespropresailes et être commercialement viable.Celagénèreun conflit (au sein de laMasdar Initiative) entre l’équipedudéveloppement durable et l’équipe commerciale”/9.De la mêmemanière, la “traduction”des objectifs OPLpar laMasdar Initiative suggère que ces derniers ont été

assouplis au point d’avoir été parfois vidés de leur sub-stance (cf.encadré). Les entretiensmenés sur place avecdes expertsmènent tous à lamêmeconclusion :en l’étatactuel du projet, il est peu probable queMasdar soit unjour enmesure d’offrir aux villes dumonde,oumêmedela région,unmodèled’urbanismedurable.Biensûr,en tantqu’incubateur d’entreprises actives dans le domaine desénergies renouvelables,Masdarpourraservirde terreauàdes innovations technologiques.Mais,dans ce cas, la villeressemblera plus à une SiliconValley des énergies renou-velablesqu’à la ville durablepromisepar sespromoteurs.En réalité, si l’idée d’une ville durable n’est pas totale-ment irréaliste dans certaines démocraties occidentales,elle relève de l’utopie dans les Émirats. Ce pays détientl’empreinte carbone la plus élevée aumonde – plus duquintuplede lamoyennemondiale.ÀAbouDhabi, la pro-duction annuelle de déchets par foyer dépasse de 30 %celle despaysde l’OCDE/10. L’émirat souffre égalementd’une pénurie aiguë d’eau potable. Plus de 90 % de sesbesoins actuels sont couverts grâce à la désalinisationde l’eau demer, un processus coûteux en énergie, et onestime que la demande devrait encore augmenter deplus de 40%d’ici à 2025/11.Si la dimension environnementale du développementdurable représente ainsi un immense défi, la dimensionsociale se révèle tout aussi problématique.Les conditionsde vie déplorables des travailleurs asiatiques immigrésàDubaï et à AbouDhabi ont été amplement dénoncéespar lesONG.L’espace réservé à cet article ne permet pasd’en détailler lesmécanismes,mais il suffira de dire quel’exclusion sociale et la ségrégation,qui touchent plus delamoitié de la population,sont renforcées par les lois dela planification territoriale et de la propriété foncière.Pour obtenir une urbanisation plus durable, les planifi-cateurs et les décideurs politiques d’AbouDhabi doivents’engager en faveur d’une géographie sociale de la ville

12/

TheWorst of theWorst:TheWorld’s MostRepressive Societies,Freedom House,Washington D.C., 2007.Selon cette étude,qui évalue les libertéspolitiques de plusieurssociétés considéréescomme répressives,les Émirats se classentderrière d’autres Étatsde la région telsle Koweït, le Qatar,Oman et Bahreïn.

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90% des réserves desÉmirats, soit environ 8%des réserves mondiales.

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Le système politiquedes Émirats estune monarchieconstitutionnelle.

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C. M. Davidson, “TheUnited Arab Emirates:prospects for politicalreforms”, Brown Journalof World Affairs, 14 (2),2009, pp. 117-127.

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Au travers de ladistribution de parcellesde terrain aux foyersémiriens, ce qui favorisel’étalement urbain.

17/

D’après un entretienavec un conseillerdu cheikh d’Abou Dhabi,14 février 2010.

beaucoup plus inclusive, par exemple en la rendant“accessible” aux classes défavorisées grâce à des loge-ments à loyermodéré.Alors que rienne signale une telleambition à Abou Dhabi,Masdar elle-même ne semblepas souhaiter relever le défi. Les collaborateurs de laMasdar Initiative interrogés à ce sujet ont réponduavecunmalaise évident que la question des loyers modérésn’avait pas été abordée dans la formulation du projet.

Les limites de la mobilitédes modèles urbainsNous touchons ici à la question des limites de la“mobi-lité” desmodèles d’urbanisme,particulièrement dans lesecteur du développement durable. Si la notion de la“transférabilité”des idées,despratiques et despolitiquesurbainesest bienétablie, la compatibilitéde ceséléments“venus d’ailleurs”avec le contexte des villes receveusessoulève des interrogations. Le discours sur le développe-ment durable s’est imposé de façon quasi hégémoniqueà travers lemonde,à telpointquedes régimesnondémo-cratiquessemblentdésormaisdésireuxdes’engagerdanscettedirection.Celaposenéanmoins laquestionde lacom-patibilitéet,pluspragmatiquement,de la faisabilitédeceparadigme dans des contextes autoritaires. L’argumenttraditionnel toucheà l’obligationfaiteauxgouvernementsdémocratiquesde rendredescomptesà leursadministrés(accountability, en anglais). L’accountability vise notam-ment à garantir la mise en œuvre et le suivi des pro-grammes politiques sur lesquels les gouvernementsdémocratiques se sont engagés. Pourtant, dans la pra-tique, force est de constater que les politiques de déve-loppement durable ne donnent pas nécessairement demeilleurs résultats dans les démocraties, où elles finis-sent souvent par être fortement édulcorées.Si une incompatibilité entre le régime politique d’AbouDhabi et le paradigmedudéveloppement durable“façon

OPL”existe bel et bien, elle touche en réalité aux basesmêmes de la légitimité du pouvoir en place. Les Émiratsconstituent l’undes systèmespolitiques offrant lemoinsde libertés aumonde/12. Cela étant, depuis la décou-verte de vastes réserves depétrole àAbouDhabi/13, lalégitimitédu cheikhest assise surun contrat social fondésur la rente“qui a permis auxmonarques/14d’offrir unpaquet de bénéfices économiques […] en échange del’approbation de la population nationale” /15.Consumérisme débridé et modes de vie extravagantssont ainsi devenus synonymes d’une vie“décente”pourla population émirienne d’Abou Dhabi. Cette situationa des conséquences particulièrement néfastes dans ledomaine environnemental. Alors que la plupart desdémocraties occidentales cherchent à responsabiliserleurs citoyens en matière d’écologie, le gouvernementd’Abou Dhabi subventionne lourdement la consomma-tionpar lapopulationnationaledes ressources tellesquel’eau, l’électricité et la terre /16. En dépit du discours“durabiliste” tenu par AbouDhabi sur la scène interna-tionale, il semble peu probable que le pouvoir en placemette en œuvre un programme politique en profondecontradiction avec le modèle de société dont il tire salégitimité. Selon un proche conseiller de la famillerégnante,“les Émiriens sont très reconnaissants enversles cheikhs de partager les revenus du pétrole avec lapopulationet degarantir unbonniveaude vie.Remettreen question lesmodes de vie et les comportements desÉmiriens n’est pas une option pour les cheikhs”/17.Àmoins d’une profonde réorientation duprojetMasdaret d’unevéritable volontéde transformationdes rapportsentre la société émirienne et l’environnement, la quêtede la ville durable“modèle”ne s’arrêtera pas aux portesdeMasdar City,mais continuera d’occuper intensémentchercheurs et décideurs politiques au cours des pro-chaines années. l Laurence Crot

One Planet Living made in MasdarAlors que la version dumodèle OPLpourMasdar City avait déjà été adaptée aux spécificités du contexte local,desmodifications supplémentaires lui ont été apportées sur place. Au début 2010, une version revisitée dumodèlefigurait ainsi sur la brochure de laMasdar Initiative intitulée “Why isMasdar City Sustainable ?”. Une comparaisonavec la version originale révèle que la plupart des objectifs chiffrés ont été remplacés par des formulations vagueset sans substance. Sous la rubrique “zéro carbone”, par exemple, l’objectif d’une ville alimentée à 100% par desénergies renouvelables est devenu celui plusmodeste de “contrôler la demande en énergie et développer dessources d’énergies renouvelables”. Dans le même esprit, la rubrique consacrée à l’eau est passée d’une volontéde diminuer la consommation de 50% par rapport à la moyenne nationale à une simple promesse d’”explorertoutes les avenues possibles afin de garantir un approvisionnement en eau durable”. Concernant l’exigence desalaires équitables pour tous les travailleurs et du respect des conventions internationales du travail, elle a toutsimplement été abandonnée et remplacée par l’affirmation de l’engagement deMasdar à “aider la communautéd’Abou Dhabi, les Émirats arabes unis, la région et le monde”. Cette réinterprétation des principes OPLmetl’accent sur un thème très présent dans les travaux sur la circulation desmodèles de politiques publiques :celui des transformations subies “en chemin” par cesmodèles lorsqu’ils voyagent d’un lieu vers un autre. Il s’agitde reconnaître que cesmodèles sortent rarement intacts de leurs déplacements vers d’autres villes et d’autrescontextes, et que l’”économie politique” de leurs transformations demande à être analysée en détail.

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Le Masdar Institute of Technology : la première construction achevée à Masdar City.

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mars-avril 2012- N°383 / URBANISME / 5958 / URBANISME / mars-avril 2012 - N° 383

Le champ de la sécurité des méga-événements offre des conditions idéales d’étude desprocessus,mécanismes et relations quimodèlent les circulations des politiques urbaines contem-poraines. Pour au moins trois raisons. Premièrement, les méga-événements sportifs voyagentgénéralement de ville en ville, ce qui, en soi, favorise la circulation transnationale des modèlesde politique événementielle. Deuxièmement, les professionnels de la sécurité, qui travaillentavec des entreprises technologiques, des organisateurs d’événements et des organismes trans-nationaux, se déplacent d’événement en événement, divulguant des plans et des concepts quiont déjà été appliqués et font ainsi référence /1. Troisièmement, un certain nombre de méca-nismes plus oumoins coercitifs sont mis en place, visant à assurer et à faciliter la circulation, lareproduction et la standardisation des politiques (de sécurité) relatives aux événements. Enquêteet analyse, par Francisco Klauser, professeur assistant en géographie politique (université deNeuchâtel, Suisse), à partir d’une étude de l’Euro 2008.

Zones pour fansdans les “cités événement” 1/

M. Samatas, “Securityand surveillance in theAthens 2004 Olympics”,International CriminalJustice Review, 17 (3),2007, pp. 220-238 ;P. Boyle, “Knowledgenetworks: mega-eventsand security expertise”,in C. Bennett et K. D.Haggerty (éd.), SecurityGames. Surveillanceand Control at Mega-Events, Londres,Routledge, 2011,pp. 169-184. ; F. Klauser,“Commonalities andspecificities in mega-event securitisation: theexample of Euro 2008 inAustria and Switzerland”,in C. Bennett etK. D. Haggerty (éd.),2011, op. cit., pp. 120-136.

2/

J. Peck et N. Theodore,“Exporting workfare/importing welfare-to-work: exploring thepolitics of ThirdWaypolicy transfer”,Political Geography,20 (4), 2001, pp. 427-460.

3/

H.-J. Schulke, Fanund Flaneur: PublicViewing bei der FIFA-Weltmeisterschaft 2006,http://www.hjschulke.de/documents/public_viewing_muenster.pdf

4/

W. Larner et R. Le Heron,“The spaces andsubjects of a globalizingeconomy: a situatedexploration of method”,Environment andPlanning, Society andSpace, 20 (6), 2002,pp. 753-774 ; J. Pecket N. Theodore,“Mobilizing policy:Models, methods, andmutations”, Geoforum,41, 2010, pp. 169-174 ;E. McCann, “Urbanpolicy mobilities andglobal circuits ofknowledge: towarda research agenda”,Annals of Association ofAmerican Geographers,2011, http://pdfserve.informaworld.com/968765_751306515_928821899.pdf

5/

E. McCann, 2011, op. cit.

La reproduction de politiques de sécurité fait l’objet derecueils et de directives (tel le 2004 EU Handbook, por-tant sur la prévention des actes terroristes lors d’impor-tantesmanifestations sportives),de normes standard etde procédures – de l’appel d’offres à la tenue de l’événe-ment et au suivi effectué par les organisateurs –,maisaussi d’un éventail demécanismes plus informels favo-risant la“formation institutionnelle”et un“transfert depolitiques rapide”/2 via les salons technologiques, lesexercices de formation et les conférences d’experts.Bienque le rôle de l’organisateur local, sa motivation et sonexpertiseenmatièrede sécuriténedoivent pasêtrenégli-gés, il y a toutefois de bonnes raisons de penser que lesformes de sécurisation d’unméga-événement sont fer-mement ancrées dans des circuits internationauxd’imi-tation et d’exemplarité.

Le déplacement d’une politique urbaineLemodèle de la“zone pour fans”a fait sa percée lors dela Coupe dumonde FIFA 2006 enAllemagne,qui amar-quéune importante évolution dans la structuration desévénements urbains temporaires de grande échelle/3.Depuis, l’organisation de ces zones est devenue obliga-toire pour obtenir à la fois des Coupes dumonde FIFA etdes championnats de football européens.Les interventions de Larner et Le Heron, de Peck etTheodore et deMcCann/4ontmis l’accent sur la néces-sité d’une recherche qui dote d’une profondeur empi-rique et d’unenuance théorique notre approche dupro-cessus de la“circulation d’une politique”en elle-même,attirant l’attention sur les “micro-espaces de persua-

sion”/5au traversdesquels est canalisé etmis enœuvrece déplacement.Inspirépar cette lignedepensée,monarticle vise à suivrela reproductiondumodèle de la zonepour fans à ses dif-férents stades,depuis la soumission de candidature ini-tiale pour accueillir l’événement Euro 2008 jusqu’à sondéroulement dans les villes.

Mécanismes juridiquesEn 2002déjà,commepré-condition à leur candidature àl’Euro 2008, les gouvernements et associations de foot-ball autrichiens et suisses devaient fournir à l’UEFA unesérie de garanties couvrant le large éventail des chal-lenges, incluant la sécurisationde l’événement et la pro-tectiondesdroits commerciauxde l’UEFA.Bienqu’il n’aitpas été fait mention dans ces garanties des zones pourfans, les principes directeurs les concernant y figuraientdéjà (sécurité, et exclusivité des droits de marque pourl’UEFA).À la suite de la décision de l’UEFA d’accorder lamanifes-tation Euro 2008 à la Suisse et à l’Autriche, le cadre degaranties initial établi pour la présélection a été affiné,et,en janvier 2007,un recueil demodalités détaillées inti-tulé Host City Charter a été élaboré conjointement parl’UEFAet les huit villes d’accueil.Cette charte spécifie lesdroits et devoirs mutuels des principaux acteurs, ainsique les infrastructures àmettre enplace (telles les zonespour fans). À ce stade, l’organisation de ces zones ainsique les droits demarque des sponsors afférents ont étéjuridiquement validés. Toutefois, si la Host City Charterimposait un système référentiel juridiquement contrai-

gnant,elle nedonnait pasdedirectivesdétaillées concer-nant la reproductiondes infrastructures et despolitiquesprescrites.Mais, dans le cas qui nous intéresse, l’UEFA aégalement fourni unedocumentation écrite concernantla gestion de la zone pour fans.À cepoint, l’UEFAsembleêtrepratiquement la seuleauto-rité responsable en matière d’organisation de la zonepour fans dans les villes d’accueil. En gardant cela pré-sent à l’esprit, il convient d’expliciter les circonstancesquelque peu inhabituelles des déplacements de poli-tiques dans le contexte des grands événements sportifs.Il incombe à l’organisateur (dans ce cas l’UEFA) d’impo-

serunensemblede conditionspréétablies auxvilles d’ac-cueil potentielles. Contrairement à d’autres formes detransfert de politique urbaine, l’accueil deméga-événe-ments implique une série demesures imposées de l’ex-térieur, qui favorisent la reproductiondemodèles éprou-vés. Toutefois, et fait très important, les négociations àpartir desquelles a été rédigée laHost City Chartern’ontpas seulement abouti à une confirmation juridiquecontractuelle –et ainsi une reproduction–des zonespourfans, elles ont aussi influencé le modèle lui-même. À ladifférence d’avec la Coupe du monde FIFA 2006 enAllemagne, par exemple, il a été accordé aux villes d’ac-cueil de l’Euro 2008 ledroit denégocier des contrats avecunmaximumde quatre sponsors locaux pour les zonespour fans, venant en complément (mais pas en concur-rence) des sponsors officiels de l’UEFA.

Mécanismes pratiquesPeu après que l’événement Euro 2008 échut à l’Autricheet à la Suisse,diversmécanismepratiques furentmis enplace afin de former les acteurs concernés par la sécuri-sationde l’événement quant à la significationet au fonc-tionnementdes zonespour fans. Il importedenoterqu’ungrand nombre des acteurs de la sécurité de l’Euro 2008avaient déjà été impliqués – ou du moins étaient pré-sents – lors de la Coupe du monde FIFA allemande de2006.Après une sensibilisation au thème,unepremièresérie d’enseignements ont pu être tirés et intégrés dansla planification duprojet Euro 2008.Les zones pour fans

n’ont donc pas seulement étéimposées par voie juridique, leurtransfert a également été abordédans sa pratique. En effet, les pro-cédures de formation portant surl’organisation de ces zones ontdébutébienavant la parutionde laHost City Charter.De ces échanges et expériences enamont sontnéesdes collaborationsentre les professionnels de la sécu-rité chargés des différents événe-ments. Dans la foulée et pas à passe sont manifestées des opportu-nités, pour les divers acteurs,de serencontrer et d’interagir – parexemple au cours deworkshops,deconférencesd’experts et autres ras-semblements –, ce qui a constituéunenouvelle sériedesmomentsdemédiation dans le transfert dumodèle.Si ces réunionsont permis l’établis-sement des réseaux d’expertisesous-tendant le transfert de poli-tique, les pratiques spécifiques

issues dumodèle devaient aussi se voir exercées et ins-titutionnalisées. En Suisse et enAutriche,un large éven-tail de sessions de formation et d’exercices ont ainsi étéorganisés avant l’Euro 2008 (portant également sur l’or-ganisation des zones pour fans). Au moins trois pointsclés sont à expliciter, eu égard à l’importance des pra-tiques de transfert et de“remontage”dumodèle.Premièrement, le rôle des exercices de transposition decemodèle au niveau de la morphologie urbainemérited’être souligné. À cette étape, l’environnement urbainchoisi, dans samatérialité, sa socialité et sa fonctionna-lité, a un rôle demédiateur dans lamise en forme et enordre du processus de remontage du modèle.Deuxièmement,s’appuyant sur des scénarios prédéfiniset des performances théâtrales, les exercices ont offertaux organisateurs de la sécurité l’opportunité précieuse

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d’être en contact avec le modèle, et par conséquent del’aborder demanière anticipée,à la fois dans sa formeetdans son lieu. Ce modèle a été conçu pour être gérableet contrôlable en tant qu’ensemble d’unités pré-visuali-sables et pré-ordonnées. Troisièmement, les exercicesconstituent également une suite de moments privilé-giés pour les représentants desmédias et autres specta-teurs (experts externes par exemple), leur permettantde commenter et d’évaluer la reproduction dumodèle.Les politiques de sécurité spécifiques ne sont pas seule-ment l’objet d’obligations juridiqueset de transfertmaté-riel de lieu en lieu et d’événement en événement, ellessont aussi suivies,commentées et évaluées,sur unmodeà la fois formel et informel,par ungrandnombredepres-tataires externes et d’institutions. Une étude du trans-fert des zones pour fans doit également prendre encompte ces commentaires, jugements et expertises, etles considérer commeunautre ensembledemécanismesdemédiation intégrant et impliquant dans le processusdes groupes, intérêts et besoins disparates en rapportavec la sécurité duméga-événement.

Trois enseignementsLes zones pour fans ont été étudiées ici sous les anglesde l’obligation juridique, de l’enseignement à tirer deséchanges et de la collaborationenamont desméga-évé-nements, et en tant qu’objets d’un grand nombre deconférences,exercices et expertises externes ouvrant lavoie à l’Euro 2008. Cette étude ne présente rien de plusqu’une première esquisse d’une partie desmécanismesde médiation dans le transfert de cette politique. Biend’autresmécanismes,des sessionsdedébriefingaux rap-ports d’évaluation ou salons technologiques internes etexternes, devraient être pris en compte afin d’enrichirl’imagequi sedessine ici.Néanmoins,au regarddespubli-cations existantes sur les déplacements de politiqueurbaine, on relève aumoins trois enseignements clés àsouligner.Premièrement,ces“modèlesdepolitiqueenmouvement”ne relèvent pas d’une successionmécanique de proces-sus et d’étapes distincts, mais doivent être compriscommeunensemble de processus et de cheminementsenméandres et se recouvrant.Par exemple,commemon-tré précédemment, lesmécanismespratiquesmodelantle transfert et la reproduction des zones pour fans ontétéenclenchésbienavant quenesoit accordéeaumodèlesa reconnaissance juridique formelle à travers la HostCity Charter.Deuxièmement, lesmodèles depolitique eux-mêmes sevoient transformés au longdes processus de formationsconnectéeset d’échangeson themove. Les exemplesdon-nés vont de la proposition spécifiquede zones pour fansélaborée dans laHost City Charter (autorisant les entre-prises locales à faire leur promotiondans lesdites zones)

au lieu sur lequelportent lesexercicespratiquesenamontde l’événement,mettant en relief l’importancedes carac-téristiques propres à chaque ville d’accueil dans la repro-duction dumodèle.Troisièmement, les politiques transportées sont souventconsidérées commedes corps de connaissance abstraitset des “manières de faire les choses”. La présente étudemontre que le transfert des zones pour fans repose surun large éventail de pratiques et de relations, de sites,moments et objets. Sous cet éclairage, lemodèle trans-féré n’est pas simplement une forme de connaissance,ou un ensemble de stipulations plus ou moins institu-tionnalisées, mais un rassemblement dynamique d’in-dividus, d’idées et de choses (recueils, directives, docu-ments juridiques,plans, etc.) dont l’assimilation s’opèreet se reproduit viades canauxmultiples et dansdes sitesmultiples.Certains d’entre eux sont identifiés et étudiésdans ce texte,qui brosse ainsi unportrait exploratoire etcomposite des processus d’“exemplification”de la ges-tion de la sécurité dans, et par, les grands événementssportifs. l Francisco KlauserTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

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1/

A. Amin et N. Thrift, inCities: Reimagining theUrban, Cambridge,Polity Press, 2002.

2/

E. McCann et K.Ward,Mobile Urbanism: Citiesand Policymaking in theGlobal Age, Minneapolis,University of MinnesotaPress, 2001.

3/

K.Ward, “Towards arelational comparativeapproach to the studyof cities”, Progress inHuman Geography,vol. 34, 2010,pp. 471-487.

Si jamais il a suffi par le passé d’appréhender une trans-formation urbaine sur la base d’une analyse issue uni-quement des villes et pays où elle se produit, ce tempsest bien révolu.Dans la conditionurbaineglobaleactuelle,il semble que les relations entre villes soient en voie dereconfiguration,dans lamesureoùdeplus enplusde ter-ritoires à travers le monde se construisent qualitative-ment en fonction de ce qui se produit dans et entre lesvilles.Sous cet éclairage,des travaux récentsmenésdansle champdes sciences sociales ont soutenuuneapprocheconceptuelle des espaces, à la fois relationnelle et terri-toriale/1. Dans un plus large programmede recherchea été soulignée l’existence de configurations de plus enplusouvertes et poreuses,faitesd’interconnections entredes entités territoriales et des circuits et réseaux danslesquels, et à travers lesquels, les politiques et modèlessont transférés/2.Ces études ont tentéd’élucider com-mentet grâceàquellespratiques,où,quandet parqui lespolitiquesurbainessont construitesen tantque“modèles”produits dans un contexte relationnel global,modèlesqui sont ensuite mis à disposition pour un transfert etune reproduction de lieu en lieu, contestés et négociésdans différents territoires.

La condition urbaine globale :comparative et relationnelleDeuxaspects de ces travauxméritent unapprofondisse-ment. Lepremier concerne l’analyse comparativedespra-tiqueset stratégies employéespar ceuxqui élaborent lespolitiques et ceux qui les mettent enœuvre.De plus enplus, les professionnels chargés de la conduite deprojetsd’aménagement mettent l’accent sur l’importance d’unbenchmarking combiné de leur ville avec d’autres villes,sollicitant souvent l’intervention de consultants divers.Cesétudes comparatives impliquent la collecteet la com-pilation de différentes formes de données, plaçant les

villes en parallèle. Cela permet d’en faire apparaître cer-taines et disparaître d’autres – ce qui pourrait être consi-déré commeunematrice comparative globale/3.Le secondaspect a trait aumouvement desmodèles,avecl’émergenced’unnouveau“marché”impliquant desuni-versitaires, activistes,militants, consultants, décideurs,politiques, praticiens, des think tanks et des gouverne-ments. Lesmodèles sont construits par certains aux finsd’être adoptés et reproduits par d’autres.Contestant l’ap-préhensionde cemouvement comme irrésistible, traver-sant despaysagespolitiques stables et sans conflit,cetteétudea tentéd’expliciter comment lesmodèles se trans-forment au fil de leurs voyages.

Le waterfront de ClevelandL’histoire récente de Cleveland consiste en tentativesinfructueuses de développement du front du lac Érié. Leport duwaterfront est toujours en service.Couvrant unesurface de 44,5 ha, il dispose de huit docks internatio-naux et assure le trafic de plus de 10millions de tonnes

Vous pensez à une ville qui vous est familière et à un aspect particulier de son environ-nement construit, un parc, une esplanade, une place ou un front d’eau, par exemple. Est-ce queles décideurs politiques de votre ville ont visité d’autres villes pour en tirer des enseignements,votre ville a-t-elle été visitée par des décideurs d’autres villes ? Est-ce un“modèle”particulier quia été introduit dans votre ville, tirant parti d’expériences extérieures, et quels types d’acteursont participé au transfert du modèle ? C’est à ces questions que répondent KevinWard, profes-seur de géographie humaine (University of Manchester) et directeur de cities@manchester, etIan R.Cook, chargé de cours en sciences sociales (Northumbria University).

Cleveland Waterfront :modèles en mouvement

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Le stade et le centre scientifique des Grands Lacs.

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O. Söderström,“Viewpoint: studyingcosmopolitanlandscapes”, Progressin Human Geography,vol. 30, 2006,pp. 553-558.

de fret par an.Toutefois, il n’est plus ce qu’il était, et lesautorités de la ville ont depuis longtempsprojeté sa revi-talisation. Les maires successifs ont envisagé diversesstratégies, chacune visiblement inspirée d’exemples deréussites enregistrées ailleurs. Avec pour références lesplus constantes les villes de Baltimore et de Chicago. LeNorth Coast Harbor de Cleveland fut redéveloppé dansles années 1990. Le Rock and Roll Hall of Fame, le Centrescientifique des Grands Lacs et l’extension du stade defootball ClevelandBrown furent tous achevés.Toutefois,le réaménagement autour de ces“îles”n’a pas eu lieu.Lapopulation et les dirigeants de la ville sont restés frus-trés par l’absence d’unmaster plan de réaménagementd’ensemble duwaterfront.En2005,l’électiondeFrankJacksonà lamairiedeClevelandaétéponctuéepar la déclarationhabituelle. Il serait celuiqui entreprendrait quelque chose sur lewaterfront de laville.Làoùsesprédécesseurs JaneCampbell,MichaelWhite,GeorgeVoinovich et Dennis Kucinich avaient échoué, ilréussirait. Toutefois, ce ne fut pas avant 2008, et avecl’Autoritéportuaire–etnonpas lemaire–prenant ladirec-tion des opérations,que fut recruté le cabinet internatio-nal de consultants URS, chargé, pour un rétribution de1,3milliondedollars,d’étudierdessitespossiblespourunerelocalisation du port.Huit sites ont ainsi été considérés,et il a finalement été recommandé de déplacer le portvers la East 55th Street, juste au nord de l’aéroport BurkeLakefront.L’AutoritéportuaireaégalementcommissionnéMartin & Associates pour, d’unemanière plus générale,évaluer l’avenirdu transport enconteneurs sur lesGrandsLacs.Sur labasedecesdeux rapports,le conseilmunicipala décidé d’entreprendre l’élaboration d’un nouveau planpour lewaterfront.

Trois types d’acteurs ont été impliqués dans la concep-tion et la productionde ceplan.Premièrement, les archi-tectes Ehrenkrantz&Kuhn (EE&K) ont remporté l’appeld’offrespour lemaster plandusitedu front de lac,enpar-tie sur la base de leur contribution au réaménagementde Battery Park City à NewYork et du Inner East Harborde Baltimore. Ils apportèrent les expériences acquisessur ces deux modèles bien connus et les réinjectèrentdans leur projet pour Cleveland, lui insufflant un “sur-plusdevaleur culturelle et artistique”/4.Deuxièmement,un groupe international de sociétés de consultants – PAConsulting,RebelGroup et Kahr Real Estate – a été com-missionné par l’Autorité portuaire pour rédiger le rap-port Cleveland Waterfront Market: Demand andDevelopment Options. Dans ce rapport, Cleveland estcomparée à dix autres sites qui ont réalisé un aménage-ment de leur waterfront : Hambourg (Hafen City),Rotterdam (Kop van Zuid), Bilbao (Abandoibarra), Lille(Euralille),Baltimore (Harbor East),NewYork City (SouthStreet Seaport),WashingtonState (Bellingham),Chicago(MillenniumPark),Pittsburgh (ThreeRivers Park) et le casparticulier que constitueCapeTown,avec leVictoria andAlfredWaterfront.Ce rapport,qui a circuléparmidenom-breux acteurs,a placé Clevelanddansun réseau compa-ratif, l’évaluant par rapport à d’autres villes sur la based’une série de critères économiques et sociaux.Troisièmement,ungroupede conférenciers se sont expri-més lors d’un important forum public sur le thème“TransformingClevelandbybuildingaworldclasswater-front”. Hébergés par le conseilmunicipal, l’Autorité por-tuaire, la FondationCleveland, leUrban Land Institute etlaDowntownClevelandAlliance,les conférenciers étaientTomMurphy (précédentmaire de Pittsburg), JuanAlayo

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5/

Cleveland-CuyahogaCounty Port Authority,2009, “Cleveland-Cuyahoga County PortAuthority choosesplanning firm fordowntown waterfrontdevelopment”,Cleveland, CCCPA, p. 5.

6/

Idem, p. 3.

7/

Cleveland-CuyahogaCounty Port Authority,2010, “Investing in thePort’s Future”,Cleveland, CCCPA, p. 1.

8/

S. V.Ward, “Cities are fun!Inventing and spreadingthe Baltimore modelof cultural urbanism”,in J.-F. Monclús etM. Guardia (éd.), Culture,Urbanism and Planning.Aldershot, Ashgate,2006, pp. 271-285 ;S. Ewen, 2012.

9/

W. Larner et R. Le Heron,éditorial : “Fromeconomic globalisationto globalising economicprocesses: towards post-structural politicaleconomies”, Geoforum,vol. 33, 2002,pp. 415-419.

10/

E. McCann et K.Ward,“Assembling urbanism:following policies and‘studying through’ thesites and situationsof policy-making”,Environment andPlanning A, vol. 44,2012, pp. 42-51.

(directeur du Development Planning à Bilbao) et DavidTaylor (consultant en redéveloppementbaséauRoyaume-Uni).Chacun a fait part de son expérience de témoin duréaménagement dewaterfronts,partageant les connais-sances acquises end’autres lieuxet les introduisant dansles débats en cours sur Cleveland.À l’issue deplusieursmois demise en cohérence en cou-lisses, impliquant des échanges, visites, conférences etséminaires, en septembre 2009, lemaster plan définitifa été communiqué.En son centre était prévu unport de80 ha, déplacé du site limitrophe du stade ClevelandBrown vers la East 55th Street. Ce plan“envisage la créa-tiond’un villageurbain le longduwaterfront”/5. Il pres-

crivait un réseau de nouveaux bâtiments à usagemixteet de rues,“favorisant les espaces piétonniersmais aussipraticable par les automobiles pour tout déplacement àtravers le site”/6. L’ensemble devait être ponctué d’unesérie de “poches” vertes et de places, avec une longuepromenade sur les bords du lac Érié.Malheureusement, ce plan n’a pas été bien reçu locale-ment.Desquestionsont surgi sur les importantessommesd’argent versées à des consultants extérieurs,et sur l’ab-sence d’implication des différents groupes locaux.L’Autorité portuaire a rendu son tablier en annonçantqu’elle allait commissionnerdes consultantspour se lan-cerdansun“examenapprofondide sesactivités”/7.Unenouvelle tentative de réaménager le waterfront deCleveland qui est tombée à l’eau.

Quels modèles fluides ?Trois points ressortent. Premièrement, l’étude de réamé-nagementduwaterfrontdeClevelandaentièrementportésur le territoire,sur la recherchedes usages les plus profi-tables des terrains, et sur une large reconfiguration éco-nomique de la ville – une refonte à partir de sonpassé deproduction industrielle vers un avenirmisant sur le com-merce, l’habitat résidentieletd’autressecteursdeservices.Deuxièmement,il s’agissait aussid’un travail depolitique

relationnelle locale ; et internationale,via des comparai-sons et l’étude de modèles aptes à être transférés àCleveland.Celan’estpasunphénomèneentièrementnou-veau. Il existeuncorpusdecashistoriquesdevillesappre-nant d’autres villes, et de professionnels, tels des archi-tectes et des urbanistes, faisant leur tour de villes pourcomprendrecommentelles fonctionnent/8.Toutefois,laconditionurbaineglobaleactuelle–dans laquelle les rela-tionsentresvilles sevoient réévaluéeset reconstruites–apour spécificité,entreautres,l’implicationd’unensembled’acteurs sans précédent, localisés dans lemonde entier,œuvrant à rendre probable et possible le transfert demodèlesd’unevilleà l’autre.Dans le casdeCleveland,dif-

férents types de consul-tants–architectes,écono-mistes, ingénieurs eturbanistes–ont étéasso-ciésà lacréationdecondi-tions“locales”propices àla réception du plan duwaterfrontde2009.Ilsontparcouru lavillepourcom-muniquer sur leurs pro-jets, en faisant référenceauxautres villesdans les-quelles ilsavaient travaillé.Deplus,certainsdécideurspolitiques de Clevelandont également visité

d’autresvilles,afindevoirquelques typesdeplansyavaientétéconçuspour leswaterfronts.Leprocessuss’est alorsvutrufféd’exemplesde“tourismepolitique”.Les rapportspro-duits, qui comparaient explicitement lewaterfront deCleveland à d’autres, ont illustré comment“le global estdevenuplusappréhendableenplaçant lesexpériencesetperformances [d’autres villes] dans une proximité quan-titativement et qualitativement encodée”/9.Troisièmement,et pour finir, les étudesurbaines doiventconsidérer avec sérieux les manières dont les plans ini-tiaux, l’expertise, les idées et les connaissances,pour nepasmentionner lesmodèles finalisés,sontmobilisésdansdes circuits et des réseaux trans-locaux.Théoriquement, il est autant questionde conflit,blocageetmutationquedesurfaces lisses et fluides sur lesquelleslesmodèles sont déplacés.Méthodologiquement, il s’agitde repenser le “champ” – pour employer le langageanthropologique.Oùmenez-vous votre travail de terrainet comment suivez-vous lesmodèles,par exemple ?/10.Si nous devons continuer à étudier les politiques territo-riales des villes – ce qu’il nous semble bon de faire –, ilimporte aussi quenous réfléchissions à cequi (et enquellieu) participe de l’élaborationde l’”urbain”dans les poli-tiques urbaines. l KevinWard et Ian R. CookTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

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Le Rock and Roll Hall of Fame.

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8/

À l’occasion d’uneenquête de FaribaAdelkhah (cf. noteprécédente) sur lamodernité d’une ville,les interviewésrépondent “les parcs”,“les grandes avenuesarborées facilitant lacirculation”, “lapropreté”, “le bancpublic”, “l’éclairage”,soit des éléments urbainsissus de l’Occident.

9/

Eric Hobsbawm etTerence Ranger [1983],L’Invention de latradition, ÉditionsAmsterdam, 2006.

10/

Setha Low et Neil Smith,The Politics of PublicSpace, Routledge,New York, 2006.

11/

En référence au conceptde ville linéaire développépar Arturio Soria y Mataen 1892. Le modèle dela ville linéaire s’organiseautour d’une unique voiede circulation de 500 mde large pouvants’étendre à l’infini,avec une urbanisationrésidentielle continuele long de cette voie.Arturio Soria y Mata miten œuvre son concept en1894 avec l’aménagementde la Ciudad Lineal,au nord-est de Madrid,sur 5 km. Son projet futlargement dévoyé parrapport à l’objectif initial.

12/

Marc Augé, Les Non-lieux,introduction à uneanthropologie de lasurmodernité, Seuil, 1992.

13/

Pierre Sansot,Poétique de la ville,Petite BibliothèquePayot, 2004.

14/

Même si des mairiesd’arrondissement et desconseils de quartier ontété créés, ceux-ci restentfortement encadrés.

15/

Hannah Arendt [1956],op. cit.

Ces nouveaux espaces urbains sont le cadre d’une réin-terprétationdupassé :emprunts à la Perse traditionnelle(vision cosmogoniquedu jardin à l’imageduparadis surterre,organisationenquartiersautonomes,harim :espacede transitionentre sphèresprivée/sacréeet publique/pro-fane), réactivation de bâtiments historiques (mosquéed’Hossenieh) ou conception de lieux religieux symbo-liques (gozars à l’intersection des rues principales,où sedéroulent les célébrations religieuses).On songe ici aux“traditions inventées” telles que définies par EricHobsbawmetTerenceRanger/9,où les anciensmodèlessont réutilisés et adaptés à d’autres significations,orga-nisant ainsi la répétition du passé de manière symbo-lique pour projeter le futur.On relève également des influences iraniennes contem-poraines (tels la composition des rues,semblable à celledes récents quartiers aisés dunorddeTéhéran,ou les car-rés jardinés le long de l’autoroute évoquant ceux desensembles résidentiels desannées 1960),ainsi que lapré-sencedenombreuxouvrages techniques : tunnels,pontsou encore passerelles piétonnes avec escalators pourfranchir l’autoroute.Enfin, des initiatives vernaculaires se sont déployées,telles les placettes liées aux commerces que l’on trouvedans les quartiers populaires. Si l’enquête de J. Salimi(2005) auprèsdeshabitantsdespremières tranchesurba-nisées de Navab fait état d’une satisfaction enmatièrede logement et de confort“modernes”,elle souligneéga-lement l’insuffisance des espaces de rencontre et, plusencore, le sentiment de perte de protection, de harim.Certains résidants investissent donc les rues proches dequartiers limitrophes habités,afin de reconstruire ponc-tuellement des espaces de vie collective face aux bou-tiques, générant autant de lieux vernaculaires,créateursd’identité culturelle locale (cultural identity) et d’espacesidentitaires (place identity)/10.Ces enquêtes montrent aussi combien les ambitionssociales des professionnels n’ont pas su rejoindre lesreprésentations des habitants et leurs modes d’appro-priation des lieux publics. Navab résulte d’une hybrida-tion de références symboliques,historiques, théoriques,importées et vernaculaires, et produit un espace urbainsingulier.Les politiquesurbaines visaient la créationd’unmodèle urbain, en reconstruisant un quartier modestequi s’autofinance. Elles souhaitaient ériger un symboledemodernité (quartier résidentiel tout confort) et d’éga-lité (lien entre les quartiers riches et pauvres), voire unidéald’urbanismemoderne iranien en référence à la villelinéaire/11,à l’urbanisme fonctionnel occidental.C’estd’ailleurs au nom de cette “modernité” que des ratiosurbains dits “standards internationaux” sont définis, etque le savoir et la technicité des ingénieurs iraniens sontpromus. Plus encore, ces politiques valorisent des élé-ments du passé, symboliques ou imaginaires,pour pen-

ser le devenir urbain. Mais elles ne prennent pas encompte les attentes et références des habitants, ce quifavoriserait l’appropriation des lieux aménagés. C’estpourtant, il me semble, l’ensemble de ces référenceshybridées qui peut fonder les espaces urbains, dans lamesure où elles sont créatrices de sens,demythes com-muns /12, porteuses d’”une poétique de la ville dansson ensemble”/13.La combinaison d’une multiplicité de références, denatures différentes,a ainsi conduit àune réinventiondesespaces urbains.Des influences culturelles,desmodèlesthéoriques sontmêlésàdesempruntsétrangers.Les lieuxainsi produits créent à leur tour autant de significationssociales, culturelles, symboliques susceptibles de fabri-quer du sens commun.Traduites et matérialisées dansl’espace urbain, elles sont à même d’être lues et appro-priées. L’urbanisme peut ainsi être considéré dans sadimensionde composition et dans sa capacité à traduireles signes symboliques dans les espaces aménagés.Cet urbanisme de composition ne pourrait-il pas seconcevoir à partir de ces espaces de dialogue qui met-tent en présence des références multiples ? Si des ins-tances de gouvernance locale et de concertation avecles habitants existent dans la plupart des métropoles(dans unemoindremesure àTéhéran/14),elles restentsouvent sous le contrôle des institutions. Des compro-mis provisoires peuvent s’y élaborer. Ne faudrait-il pasrepenser ces instances pour en faire un véritable lieu deconfrontation et de compositionurbaine ? SelonHannahArendt /15, le dialogue politique est moins lié au lieuqu’àdesmomentspublics.Elle estimequec’est l’agir poli-tique qui permet la réinvention permanente et la conti-nuité d’une sphère publique,“au fait que ce sont deshommes,et nonpas l’homme,qui vivent sur terre et habi-tent le monde”. Ces espaces de dialogue visant à hybri-der les représentations urbaines de la fabrication de laville ne pourraient-ils pas dans cette perspective être lelieude compositionde significationsqui deviennent por-teuses de“sens commun”?La conception des lieux ne pourrait-elle pas, dès lors,s’ébaucher dans ces possibilités de matérialisation designes diversifiés dans l’espace urbain, de leur adapta-tion en continu ? Pour Hannah Arendt, le lieu est ce quinous est commun, c’est-à-dire cette possibilité pour tousles hommes de percevoir le monde, au-delà des diffé-rences de regards. Il est,dans cette acception,un espaceincarné matérialisant l’interprétation du monde à unmoment donné, expression de la relation des hommesaux lieux. Sa réalité apparaît évolutive dans le temps,selon les contextes culturels, les métissages. Cet urba-nismede syncrétisme,de composition,pourrait s’inven-ter dans l’hybridation de références hétérogènes et leurtraduction urbaine. l Emeline Bailly

1/

Prototype scientifiqueà visée explicativeou prescriptive, tel unmodèle de planification,ou utopique.

2/

Hannah Arendt [1956],Condition de l’hommemoderne, Calmann-Lévy,1983.

3/

Emeline Bailly, “Espacesimaginés, espaceshabités – au-delà dela mondialisation”,thèse de doctorat sousla direction deThierry Paquot,Institut d’urbanismede Paris-UPEC, 2009.

4/

Javad Salimi, “Thepublic domain as thefoundation of civic life –a systemic approach”,thèse de doctorat,School of Architecture,Edinburgh College of Art,Heriot-Watt TTUniversity, 2005.

5/

Ancienne zone de jardinsprivés et de bourgsvillageois en limitede la ville, Navabs’est progressivementurbanisé le long desdeux routes (Gomrocket Ghazin) d’habitationsmodestes et de tout untissu d’activitéséconomiques.

6/

La ville n’ayant pasles moyens de réaliserces investissements,le projet prévoit des’autofinancer grâce auxbénéfices des ventesd’appartements avantleur construction auprèsde coopératives defonctionnaires.

7/

Fariba Adelkhah, “Quandles impôts fleurissent àTéhéran.Taxesmunicipaleset formation de l’espacepublic”, Les Cahiers duCERI, n° 12, 1995.

L’autoroute habitée Navab est un“projet emblème”durenouveau de Téhéran sous la République islamique,après la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988). SelonJavad Salimi /4, ce projet est un symbole politique dela révolution islamique et de la reconstructiond’une villemoderne selon des“standards internationaux”. L’Act onDevelopment of Roads projetait de moderniser lesroutes, l’habitat, les zones rurales, la société dans sonensemble. C’est dans cette visée politique que l’opéra-tionNavab fut programmée au début des années 1990etmise enœuvrepar lamunicipalité deTéhéranaucoursde la décennie 2000.Traversant des quartiers résidentiels /5, ce projet étaitconsensuel,représentatif de la“modernisation islamique”par l’originalité de sonprogramme :autoroute“habitée”,desserte routière entre les quartiers riches et pauvres,qui visait également à devenir une“expérience urbainerentable”/6.

Sa conception a été pensée à partir de l’autoroute, et ceen référence à celles de Los Angeles, cette mégalopolequi aaccueilli denombreuxexilés iranienset qui alimenteun imaginaire de ville“irano-américaine”…Un urbanisme moderniste dit “iranien” fonde le plan-masse surunebandede 100mde largeur.Le secteur rési-dentiel longeant l’autoroute est occupé aux trois quartspar de l’habitat, le quart restant est dédié à des bureauxet des commerces. Les voies de circulation sont stricte-ment séparées :deux fois trois voiesde circulation rapide,et des voies en bordure d’immeubles pour la dessertelocale,avec des trottoirs piétonniers.La largeur des voiesa été évaluée selon des normes dites“standards”.Si le projet Navab se déploie avec cette ambitiond’urba-nismemoderne, ses architectes se sont inspirés de réfé-rences étrangères, tels le boulevard, l’autoroute ou lesjardins publics, réinterprétés dans une version téhéra-naise. Par exemple, les jardins publics, explique Fariba

Adelkhah/7, renvoient àl’imaginaire de l’âbâdi,“l’oasis de fertilité”, à lasphère intime (prière,repos),mais aussi, de parleurs attributs occiden-taux, à de nouvelles pra-tiques collectives (sport,pique-nique, jeux)/8.

Lemodèle pur n’existe que rarement. Lemodèle combine deux dimensions, celle d’unitéde mesure (modulus) et celle d’interprétation de la réalité, soit à travers l’être dont on s’inspirepour créer une œuvre (les saints, les héros, etc.), soit à partir de constructions théoriques /1. Ilrenvoie donc à l’acte de “se référer”,mais aussi à la “création”, la “composition”. En architecture ouen urbanisme, la copie est toujours agrémentée de nouveaux attributs. Emeline Bailly, consultant-chercheur (CSTB, Paris), propose de distinguer, à la suite d’Hannah Arendt /2, ce qui relève desmodèles“fabriqués” (grandes doctrines théoriques telle la charte d’Athènes de Le Corbusier) desréférences“partagées”qui font sens à unmoment donné et qui résultent clairement d’une inter-prétation. Si une diversité d’espaces urbains se réinvente localement à partir d’une pluralité deréférences, il s’agit de comprendre comment ces espaces se pensent, se fabriquent et se recom-posent dans cet entrelacs, et ce que génèrent les hybridations en termes de formes spatiales etde manières d’habiter. Pour cela, l’auteur analyse une opération urbaine /3 en cours à Téhéran,Navab.

Urbanisme de compositionen république islamique

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L’autoroute habitée Navab.Em

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1/

Cf. WHO/Unicef, 2006,http://www.wssinfo.org

2/

Mes collègues Hadleyet Peter Arnold, duArid Lands Instituteà laWoodbury University,ont lancé l’expression“BigWater”. Je leur suisredevable de leursconnaissances surle sujet, qui m’ont aidépour la rédaction decet article. SUDS(Sustainable UrbanDrainage Systems) estun ensemble de principespromulgués par la CIRIA(Construction IndustryResearch and InformationAssociation), auRoyaume-Uni.

3/

Stockholm InternationalWater Institute,From Field to Fork,www.unwater.org/downloads/Paper_13_Field_to_Fork.pdfGlobalement, laproduction agricoleest passée d’environ1,4 tonne/ha dansles années 1960 à2,8 tonnes/ha dansles années 1990.

4/

US Department ofthe Interior, Bureauof Reclamation, http://www.usbr.gov/uc/water/crsp/cs/gcd.htmlEntre 2000 et 2004,les niveaux d’eau desretenues des barragesà l’amont du fleuveColorado ont baisséde 50% ; en novembre2011, les effets combinésd’une pluviositéexcédant la moyenneet d’une préservationde l’eau ont fait remonterles niveaux, maisseulement à hauteurde 65% de la capacitéde ces équipements.

Le déclin de San Diego, des années 1970 – quand l’eauétait “trop bonmarché pour être comptabilisée” – jus-qu’à la crise actuelle,est un excellent exemple de la crisedu premier modèle, que nous évoquerons sous le nomdeBigWater.Cemodèle,qui s’est déployé auxÉtats-Unisdurant la première moitié du XXe siècle, en Chine et enInde au cours des cinq dernières décennies, et qui estactuellement introduit en Afrique par des investisseurschinois,nécessite de grands barrages,un réseau étendude canaux et de stations de pompage destinés à trans-porter l’eau sur des centaines de kilomètres pour servirles consommateurs.

L’échec de Big WaterLemodèle BigWater/2est impérial dans ses ambitions.Caractéristiqued’administrationspuissantes,de l’Empireromain à l’Amérique de Roosevelt ou la Chine commu-niste, le succès de son installation exige un vaste Étatcentralisé ayant la capacité de gérer l’achat des terrainsnécessaireset la constructiondes infrastructures.Souvent,BigWaterplaceun territoire constituédepropriétés fami-liales et de petites fermes sous la férule du gouverne-ment central, comme cela s’était déjà produit au débutdu XXe siècle dans l’Ouest américain.Maîtriser le coursdes fleuvespar desbarragesgéants impliqueun contrôlede lanature àgrandeéchelle,qui réaffirmeainsi la domi-nationmoderniste de la nature par la technologie.Big Water a permis l’approvisionnement en eau, lecontrôle des crues et la production d’énergie pour cette

augmentation spectaculaire de la production agricoleconnue sous le nomdeGreenRevolution.Grâce à l’irriga-tion, à lamécanisation et à l’améliorationdes semences,la production mondiale de nourriture est, jusqu’à peu,restée proportionnelle à l’accroissement de la popula-tion/3. Au cours de ce processus,BigWater a engendréune explosion des villes dans les régions semi-arides dumonde :AsieduSud,Afrique subsaharienneet Sud-Ouestaméricain.Leprixàpayeraétéconsidérable :destructiondecommu-nautés indigènes,dupaysageetdepatrimoineshistoriquespar inondation,dommages causés aux écosystèmes parl’assèchement des cours d’eau en aval, impossibilité demigration des poissons, habitats inondés et possiblesrisquesde tremblementsde terre causéspar la saturationdes strates et des failles terrestres.De plus, les systèmesdeBigWatercontinuentàêtred’énormesconsommateursd’énergie et émetteurs de carbone.En Californie, 19%dubudget énergie total est consacré au déplacement et autraitementde l’eau,soit beaucoupplusquecequiest pro-duit par l’énergie hydro-électrique.Ce qui a mis beaucoup de ces systèmes Big Water àgenoux, c’est le parfait désastre de la baisse de la distri-bution, qui a résulté du changement climatique et despressions exercées sur l’environnement,ainsi que d’unedemandeaccruedueàunepopulationen constanteaug-mentation et à l’usage industriel de l’eau.Le changement climatique affecte l’approvisionnementeneaude troismanièresnotables.Premièrement,même

Unmilliard de personnes à travers le monde ne disposent pas d’eau potable, et 2,6 mil-liards n’ont pas connu d’amélioration de leurs conditions sanitaires /1. Les habitants de certainssecteurs d’Addis-Abeba (Éthiopie) n’ont de l’eau qu’une fois par semaine, et, dans les zones ruralesdu nord-ouest de l’Inde, les femmes consacrent jusqu’à quatre heures par jour à s’en procurer.Cette crise ne concerne pas que les pays en développement : des pénuries d’eau ont contraint laville de San Diego à rejoindre les rangs de villes du désert comme Dubaï et Riyad dans la désa-linisation de l’eau de la mer.Même dans les zones tempérées où la pluviométrie est suffisante,les infrastructures vieillissantes et les coûts croissants du contrôle de la pollution obligent à uneréévaluation des politiques. Après un exposé des pénuries liées aux récents modèles d’approvi-sionnement en eau,NickRoberts, professeur à laWoodbury University (Burbank, Californie), exa-mine le modèle émergent connu sous le nom d’Integrated UrbanWater Management et dis-cute la manière dont celui-ci pourrait constituer une stratégie efficace.

De Big Water à SUDSTrois modèles de gestionurbaine de l’eau

dossier

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5/

Dans la vallée centrale deCalifornie, l’EndangeredSpecies Act (loi pour laprotection des espècesmenacées) a saisi le USBureau of Reclamation,exigeant que soientréduits les débits d’eaudans une grande partiede la vallée, afin deprotéger les éco-systèmes riverains dudelta Sacramento-SanJoaquin et de restaurerles populations depoissons déclinantesdans les fleuves de lavallée centrale.Cf., par exemple, NRDC,“Restoring the SanJoaquin River”, http://www.nrdc.org/water/conservation/sanjoaquin.aspEn Inde, l’indignationpublique soulevée parles dommages sociauxet environnementauxcausés a stoppéla construction d’unbarrage géant surle fleuve Narmadaet contraint la Banquemondiale à se retirer dufinancement du projet,bien que la constructionait par la suite étéachevée. Cf. http://www.narmada.org/sardarsarovar.html#resources

6/

Dave Lesher, “Copingwith theWater Shortage:Conservation”,Los Angeles Times,24 février 1991.

7/

Les statistiques duLos Angeles DepartmentofWater&Powermontrentque la consommationd’eau en ville est passéed’environ 640 litres parpersonne et par jour audébut des années 1970à environ 450 litresaujourd’hui. Noussommes encore bien loinde la consommation enEurope et en Australie,qui avoisine 150 litres.

8/

http://www.switchurbanwater.eu/index.php

9/

Construction IndustryResearch and InformationAssociation, ciria.org.uk

10/

Paris 2007 Statement,Unesco InternationalSymposium onNew Directions in UrbanWater Management,12-14 sept. 2007.

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si les précipitations pluviales n’ont pas changé dansnombre de territoires, les sommets enneigés disparais-sent. L’eauqui jusqu’alors provenait de laneigedesmon-tagnes – fondant lentement auprintemps et en été – sedéversera désormais comme la pluie.EnCalifornie,90%de l’eau qui approvisionne les villes de Los Angeles et deSan Diego provient de barrages du nord et du centre del’État et du fleuve Colorado, ceux-ci étant tous alimen-tés par la fonte des neiges/4.Deuxièmement,en causant des phénomènes irrégulierset plus intenses, le changement climatique induiradavan-taged’inondationsgraves,davantaged’annéesde séche-resse, ce qui exigera des villes,pour leur survie,une plusgrande capacitéde stockageet deplusnombreuses infra-structures afin de contenir les inondations.Troisièmement,uneaugmentationdes températures desurface et de l’évaporationaccentuera les besoins eneaupour l’irrigation agricole.De plus, le tollé public que suscitent les dommages cau-sés à l’environnement par les projets BigWater a exigéd’importantes réductions des quantités d’eauproduites,afin de réparer les écosystèmes et de restaurer la popu-lation des poissons et la faune sauvage/5.

Préservation et économieEn réponse à la demandequi prendde l’ampleur,et sansaugmentationprévisible de la ressource en eau,nombred’autoritésdusecteur sontpasséesaudeuxièmemodèle :adopter desmesures d’économie.Des villes comme LosAngeles ont institué un premier rationnement en 1977,interdisant aux habitants d’arroser leurs pelouses et delaver leurs voitures, hormis certains jours. Une pelousejaunie est devenue un symbole de prestige social, et unautocollant populaire suggérait :“Économisez l’eau,pre-nez votre douche avec un ami”/6.Pour réduire de manière constante la consommationd’eau, les réglementations enmatière de construction,dansdenombreuxpays, imposent que les bâtimentsdis-posent d’équipements économes. Par exemple, dans laconceptionde l’habitat résidentiel, les chasses d’eaudestoilettes,pommesdedouche et robinets basse consom-mation sont obligatoires, il en vademêmepour d’autresappareils tels les lave-vaisselle et lave-linge.Dans lesbâti-mentspublics sont également prescrits des chassesd’eaubasse consommation,desminuteurs de robinet électro-niques et des systèmes de chauffage, ventilation et cli-matisation économes.Dans les régions semi-arides, l’ar-rosage des sols constitue une grande partie de laconsommation d’eau pour l’habitat et les bâtimentspublics. Pris entre la comptabilisation de la consomma-tion domestique et l’augmentation des prix de l’eau,beaucoupde résidants ont opté pour des xeriscapes ( jar-dins économes en eau) plutôt que des pelouses, et unarrosage goutte à goutte plutôt que des gicleurs/7.

SWITCH et SUDSLe troisième modèle, Integrated Urban WaterManagement (IUWM),qui inclut l’initiative SustainableWater in theCity of the Future (SWITCH)/8ainsi que lesSustainableUrbanDrainageSystems (SUDS)/9,est biendécrit dans la Déclaration du symposium internationalde l’Unesco sur les nouvelles directives de la gestion del’eau des villes /10, qui s’est tenu à Paris en 2007. Pourréduire les pénuries et les conséquences néfastes sur lasanté, la Déclaration insiste sur l’intérêt de prendre latotalité du cycle de l’eau en ville – avec toutes ses com-

posantes et interactions – comme cadre de gestion.Autrement dit, les eaux de surface, usées, de pluie, sou-terraines, et des systèmesnaturels tels leshabitats aqua-tiques doivent tous participer de l’équationde l’approvi-sionnement en eau. La Déclaration souligne aussifermement l’avantagedesprocessusdedécentralisationauprofit de l’action locale, l’importance de garantir uneégalité sociale et d’associer tous les acteurs concernésaux décisions relatives à la gestion de l’eau – tout parti-

Maquette du barrage des Trois Gorges en Chine.

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Restriction d’eau aux États-Unis.

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tement des eaux usées, collecte de l’eau de pluie et deseaux souterraines.Comme le cerisier dans Cradle to Cradle, de WilliamMcDonough /12, un des principaux attraits de ce troi-sièmemodèle émergent réside dans le plaisir visuel quipeut en découler dans l’environnement urbain. Faire del’eau et des systèmes naturels des éléments visibles dela vie quotidienne, plutôt que de tout dissimuler dansdes canalisations et égouts, pourra révéler la beauté decet élément,dans toutes sesmanifestations. lNickRobertsTraduit de l’anglais par Annie Zimmermann

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Selon le recensementaméricain de 2000,les zones enregistrantla croissance la plusrapide sont les nouvellesbanlieues à faibledensité et les zonessuburbaines nonconstituées enmunicipalités. Dansl’agglomérationparisienne, la ville centreà forte densité necompte que 2,2 millionsd’habitants tandis queles zones desservies parles transports publics,pour la plupart desbanlieues de faibledensité, en comptent10 millions.

12/

WilliamMcDonoughet Michael Braungart,Cradle to Cradle,Remaking theWayWeMake Things, NorthPoint Press, 2002.

culièrement la gestion de la demande en eau, contraire-ment ce qui se pratique traditionnellement, c’est-à-direla gestion de la distribution d’eau. L’élément essentiel àla mise en œuvre de cette transition est la collecte etl’échange de savoirs et d’informations entre la commu-nauté scientifique, les décideurs politiques et les autori-tés responsablesde l’eau.L’objectif est d’élaborer des sys-tèmesd’eaudurables et robustes,capablesde surmonterles variations inattendues causées par le changementclimatique.SWITCH est un programme de cinq ans qui a été lancépar la Commission européenne de 2006 à 2010, pourrépondre à unedemande croissance due à l’importancede l’urbanisation et pour encourager l’innovation enmatièredepratiquesdurables concernant l’eau– les scien-tifiques communiquant les données dont ils disposent.Le programme SWITCH a étudié la transition vers unegestion durable de l’eau dans des villes de quatre conti-nents se trouvant à des stades de développement diffé-rents, générant ainsi uneminededonnées sur les aspectstechniques,financiers et juridiquesdupassageà l’IUWM,organisant des conférences internationales et produi-sant unmanuel technique mis à la disposition de tousles professionnels.SUDS est unmodèle de drainage durable populaire auRoyaume-Uni et en Europe, qui utilise des techniquesnaturelles pour gérer l’écoulement des eaux de surface.L’objectif de ce systèmeest de réduire les risques d’inon-dation, de pollution et de contamination des eaux sou-terraines, qui menacent souvent les systèmes conven-tionnels. Ces techniquesnaturelles,tels toitures végétales,systèmes de drainage et autres habitats humides, sontutilisées pour stocker et traiter les eaux de surface, quipeuvent ainsi s’infiltrer dans le sol et reconstituer lesnappes phréatiques ou être déversées dans les coursd’eau. Les systèmes SUDS sont faciles à gérer et leuremploi repose surdes ressourcesd’énergienaturelle,prin-cipalement solaire.Outre cette action de préservation, IUMW propose desapproches innovantes quant aux quatre aspects de lagestion de l’eau : collecte, stockage, assainissement etrecyclage. En matière de collecte, le troisième modèleconsidère l’eaudepluie commeune ressource précieuse,qui doit être recueillie et utiliséededifférentesmanières,et non pas commeun risque devant être éliminé le plusrapidement possible. L’eau de pluie peut alimenter leschassesd’eaudes toilettes et êtreutiliséepour l’arrosage,les deuxpostes les plus importants de la consommationd’eau domestique. Dans le cadre d’équipements com-merciaux et industriels de plus grande échelle,elle peutêtre utilisée pour le chauffage, la ventilation et la clima-tisationdes tours de refroidissement,et dans les proces-sus deproduction.Pour garantir l’approvisionnement dela nappe phréatique et la collecte dans les puits et les

sources, les eauxde ruissellement peuvent être rassem-blées grâce à des barrages de retenue et dans des bas-sins de rétention, filtrées via des systèmes naturels telsdes drainages et autorisées à s’infiltrer dans les couchesaquifères souterraines,plutôt qu’être canalisées et trans-férées par pompage dans les fleuves et les océans. Pouréviter les coûtsde systèmes centrauxet d’infrastructures,SWITCH recommande des systèmes décentralisés pourle traitement et la réutilisation des eaux usées,qui peu-vent être réemployées localement pour l’arrosage ou leremplissagede lanappephréatique.Toujours localement,les eaux grises [eaux domestiques peu chargées enmatières polluantes] peuvent être utilisées en tant quecomplément d’eau douce pour l’arrosage et les chassesd’eau des toilettes.En travaillant en harmonie avec l’environnement et lescycles hydrauliques naturels plutôt qu’en tentant de lesconquérir, et en prenant bonne note des exemples his-toriques de communautés qui ont su vivre longtempsdans des régions semi-arides, IUWM a la capacité d’of-frir des solutions durables à l’approvisionnement urbainen eau.En outre, en se concentrant sur des systèmes d’eau depetite échelle, en les contrôlant à un niveau local et enles intégrant à la vie urbaine quotidienne, IUWMcontri-bue à sensibiliser les communautés à l’importance del’eau et au rôle qu’elle joue dans l’écosystème.Si l’application des procédés IUWM dans les zonesurbaines à forte densité peut se voir limitée, leur largeutilisation dans la collecte et le traitement local de l’eauest éminemment adaptéeauxzones suburbainesdeden-sité moyenne. Et c’est précisément de ce type de mor-phologie que relèvent les zones urbaines en croissancerapide aux États-Unis, en Europe et en Asie/11.

L’eau, c’est beau !Ce n’est pas un modèle unique qui va répondre auxbesoins à venir de chacun. Bien que certains aient déjàété démolis, de grands barrages et aqueducs existeronttoujours ; la reconversion sera essentielle, ainsi que lagestionurbaine intégrée de l’eau – eauxde surface, trai-

Usages et vertus de l’eau en IndeDe retour de la CEPTUniversity d’Ahmedabad, en Inde, où j’enseigne, je souhaite vous faire part de quelques idéesque nous y avons discutées. Il me semble que celles-ci développent le thème de l’eau dans les villes dans plusieursdirections importantes.Premièrement, ce qui m’impressionne le plus dans l’histoire des communautés historiques des régions aridesde l’Inde, c’est leur culture du respect, d’une forme de révérencemême, vis-à-vis de l’eau. À Ahmedabad, villede 6millions d’habitants, l’eaumunicipale n’est fournie que pendant une ou deux heures, le matin. Les famillessont habituées à calibrer avec précision la quantité d’eau dont elles ont besoin pour la journée et à la stocker dansdes réservoirs, seaux et pots. En outre, cette eau est liée à des pratiques sociales qui déterminent des catégoriesd’usage : l’eau potable est conservée dans des pots d’argile et dans un lieu frais de lamaison, alors que l’eaudestinée au bain et au lavage des vêtements est stockée dans des réservoirs et des seaux. Bien que leur religionexige des hindous qu’ils se baignent deux fois par jour et que leurs vêtements soient d’une propreté immaculée,ils ont peaufiné leurs pratiques sur ces deux points afin d’utiliser le moins d’eau possible. Ce fut une expérienceintéressante pour nos étudiants que de se laver à l’aide d’un seau et d’une cruche en lieu et place de leur douchematinale !Dans l’ouest des États-Unis, par contraste, la population, qui est en grande partie originaire de l’Est américain,des régions tropicales de l’Amérique centrale ou de l’Europe, a toujours considéré l’eau comme un dû, disponibleen quantités massives, et toujours sous forme potable, qu’elle soit utilisée pour la cuisine ou comme boisson,pour les chasses d’eau des toilettes ou pour l’arrosage extérieur.Deuxièmement, en raison de son importancemajeure pour les communautés des régions arides de l’Inde, l’eaua été l’objet d’un entrelacs de cultes et de rituels depuis desmilliers d’années. L’eau est sanctifiée, et l’actede se baigner fait partie de la pratique d’adoration. Tous les trois ans, desmillions d’Indiens font un pèlerinageau KumbhMela afin de se baigner dans les eaux du Gange, ce qui est supposé les purifier de leurs péchés. De plus,les musulmans se lavent avant la prière – visage, bouche, mains et pieds.En Inde, le caractère sacré du bain est célébré sous forme d’architecturesmagnifiques ; partout dans le nord-ouestdu pays, des piscines et des puits à escalier, richement décorés et bordés de statues de divinités surveillant le bain,offrent la possibilité de pratiquer cette purification rituelle avant les dévotions dans le temple adjacent.Troisièmement, à la fois dans les cultures hindoue etmusulmane, et tout particulièrement dans les tombes et lesjardins du secteur deMoghul, l’eau transcende ses fonctions utilitaires, et est célébrée pour sa fonction symbolique.Dans le Chahar Bagh (ou Quatre Jardins), les quatre fleuves du paradis divisent un jardin en quatre parties, avec,au centre, un bassin réfléchissant qui amène les Cieux sur terre.Enfin, outre son importance symbolique et rituelle, l’eau est appréciée pour ses qualités purement esthétiques :des bassins d’eau calme réfléchissent les bâtiments et le ciel, l’eau vive guide l’œil à travers l’architecture et lesjardins, l’eau en cascade diffuse un son apaisant et tombe en unemyriade de gouttelettes qui scintillent au soleil.Nous tendons toujours à parler de l’eau en termes d’infrastructures, en tant que ressource purement technique.Cependant, de nombreuses politiques de gestion intégrée de l’eau urbaine visent à la faire sortir des canalisationset conduites souterraines pour l’amener en surface, à la vue de tous, dans des bassins agrémentés de plantesaquatiques, ou dévalant, ou surgissant de fontaines. Si ces politiques sont couronnées de succès, elles doiventalors reconnaître la valeur symbolique de l’eau, et célébrer sa beauté intrinsèque. Dans la situation de pénurieque connaissent actuellement des pays développés, et afin de développer des pratiques sociales de respect etde préservation de l’eau, nous avons beaucoup à apprendre des cultures anciennes des régions arides dumonde. lN.R.

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Aménagement de jardins familiauxsur le toit d’un immeuble de logements sociaux.

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Dans un parc de New Delhi.

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mars-avril 2012- N°383 / URBANISME / 71

Dès l’origine des villes,des échanges s’effectuent entre elles. Lesmatériaux, les savoir-faire,les artisans circulent, et il n’est pas rare de constater que tel temple ressemble à tel autre, quetelle architecture est importée,acclimatée,parfois hybridée,n’ayant plus nécessairement lamêmesignification. Avec la globalisation de l’économie, l’internationalisation des majors du BTP, despromoteurs et de certaines agences d’architecture et d’urbanisme,n’assistons-nous pas à d’autrestypes de circulation et de réception de certaines formes architecturales et urbaines qui font“modèle” ? Éléments de réponse et retour sur une histoire en trois temps, par Thierry Paquot.

Ce que la mondialisationfait aux lieux

1/

Cf. Thierry Paquot,“Du lu avec du vu,la méthode de RenéMaunier (1887-1951)”,Urbanisme, n° 324,mai-juin 2002.

La Terre est dorénavant entièrement cartographiée, iln’existeplus lamoindreportion terrestreouocéane inex-plorée, encore un rien“sauvage”,même les sites les plusaccidentés ou les moins hospitaliers figurent dans lesprogrammesdes tour-opérateurs sous la rubrique“tou-risme de l’extrême”… Les vues satellitaires nous mon-trent l’état d’avancement des cultures, le niveau d’inon-dationde tel deltaou lapersistancede la sécheressedanstelle régiond’un continent.Lemondeest àprésentmon-dial. Comment est-onarrivé à ce résultat ? À la suite d’unlong processus engagé depuis l'Europe au tournant desXVe et XVIe siècles, avec les“grandes découvertes”et l’ou-verturedenouvelles voiesmaritimes transcontinentales…Les colonisations qui vont suivre, en Amérique dite“latine”,en Amérique duNord,en Afrique,en Asie ou enOcéanie,sont accompagnéesde transfertsde techniques,et aussi d’exportations de “modèles”architecturaux eturbanistiques et desmodes de vie qu’ils génèrent.

La colonisation et l’exportationdes “modèles”C’est souvent par la colonisation qu’un type d’architec-ture, unmatériaude construction,une formeurbaine,unrapport à un lieu quitte sa“terre natale”pour s’acclima-ter,plusoumoinsbien,dansunpaysetuneculture récem-mentconquis.Onconnaît les travauxdeRenéMaunier/1,qui élabore un enseignement de“sociologie coloniale”,appellation non sans équivoque. Pour lui, toute cultureest vouéeàêtre tourà tourcoloniséeet colonisatrice,selonunordre temporel qui résulte denombreux facteurs dis-parates qu’aucun pouvoir ne contrôle totalement, d’oùl’historicité des colonisations… On pourrait paraphraserPaul Valéry et déclarer que“toute colonisation est mor-telle”… Enattendant,des peuples subissent humiliation,dépendance, déculturation, blocage, dévalorisation aunom d’une sous-entendue“supériorité”qui ne s’affichejamais ainsi, du reste, et qui métisse, hybride, détruit,

mélange, incorpore, rejette, sans aucune limite. RenéMaunier considère cette “loi” comme une sorte d’inva-riant d’une histoire désidéologisée. Il pensemême quecertaines cultures s’enrichissent par la colonisation,c’est-à-dire de l’apport imposé par un ailleursqui progressive-ment se fonddans l’iciaupoint d’endevenirundesesélé-ments constitutifs. Ainsi, au Maghreb, les Romainsapportent-ils dans leurs bagages l’olivier et la maison àpatio,parexemple…Celle-ci existait déjàenMésopotamie,selon les fouilles des archéologues,mais elle va trouveravec l’extensionde l’Empire romaindes conditionsexcep-tionnellesdediffusion,aupointquecertainsautochtones,plusieurs sièclesaprès,sont convaincusqu’il s’agit làd’unespécificité“locale”,d’un caractère,parmid’autres,de leur“identité”… Il serait aussi vain qu’erroné de croire en uneauthenticité territorialeouenunecultureviergede touteinfluence extérieure. Sans discuter ici la position systé-matique de René Maunier, nous pouvons néanmoinsadmettre une certaine porosité des sociétés entre elles,et constater que des échanges existent sans toujoursnécessairement être imposés par l’une d’elles,plus puis-santemilitairement ouplusagressive économiquement.Nous acceptons l’idée que la tomate, le maïs, le tourne-sol, le tabacet biend’autresplantesou fruitsproviennentd’Amérique et font dorénavant partie du quotidien, nonseulementdesEuropéens,qui longtempsne lescultivaientpas,maisde tout“consommateur”,oùqu’il résidedans lemondemondialisé.

Les trois temps de la mondialisationdu mondeC’est ce personnage – le“consommateur”– qui assure lacirculationdeces“biens”et lesacquiert comme“marchan-dises”, mais lui-même est“produit”par tout un systèmeéconomiquequi s’adresse à chacun,nonpas commeêtrevivantparticulier (“l’humain”)maiscomme“individu”dotéd’unmode de pensée – un calcul prétendument“ration-

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nel”etqui reposesur leprincipesui-vant :commentmaximiser sa satis-factionenminimisant sadépense…Un tel personnage résulte d’unelongue histoire qu’il n’est pas envi-sageablederelater ici,maisquipeutrétrospectivement être rythméeentrois“temps”.Primo, celui qui débute à la fin duXVe siècle et s’estompe trois sièclesplus tard, qui voit uneminorité decitadins (dans les villes italiennes,flamandes, hanséatiques, fran-çaises…) s’émanciper du lignage etse focaliser sur leurpropredestin,liéà celui de leur famille. Plusieurssignes témoignent de l’affirmationde cet homo urbanus : la signature,le testament,lacorrespondance,l’as-surance, l’horoscope, l’autobiogra-phie, le portrait et l’autoportrait, lafamille“nucléaire”,la séparationdulieuderésidenceetdu lieude travail,etc.C’estaussiàcetteépoqueque le“paysage”devientungenrepicturalappréciéetqu’il“artialise”le regard.Ceverbequ’utiliseMontaigneetquereprendront Charles Lalo puis AlainRoger correspondàuneculturepar-ticulière du regard ;en effet, c’est letableauquidonneàvoir lepaysage,en ce sens l’art rend visible… C’estégalement lemoment où laperspective segénéralise,oùl’horizons’élargit avec lesdécouvertesetoù l’infini l’est demoins en moins, comme l’expliqueront en leur tempsGalilée,Copernic et autres“somnambules”…Secundo, la révolution industrielle,avec lamachine-outilet d’autres énergies que les seulsmuscles,et l’extensiondu transportmécanique,permet de localiser (et donc dedélocaliser) aussi bien la main-d’œuvre que l’usine, etainsi d’attribuer tel site à telle activité et réciproquement.Les entreprises et leurs salariés deviennent ainsimobiles– ce que les économistes désignent par “division inter-nationale du travail” –, et même la production agricoleconnaît ce“découplage territorial”(remembrement,agri-culture intensive, irrigation,mécanisation, engrais chi-miques…). Avec la révolution industrielle,depuis la fin duXVIIIe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle, les flux (d’informa-tions, de production de biensmatériels, de capitaux, deconnaissances, etc.) se déconnectent des lieux qui lesfont naître tout enmaintenant curieusement des struc-turespolitiquesmarquéespar l’État-nation (mêmesi desorganisations supranationales se constituent,non sansmal, comme l’Union européenne).

Tertio,avec la révolution communicationnelle,depuisunevingtaine d’années, nous entrons dans une nouvellepériode qui voit les flux et les réseaux nés au siècle pré-cédent s’entremêler aupoint d’inventerunespace-tempsspécifiqueaux techniquesnumériques,qui imposeà cha-cun sesmodes relationnels et situationnels.Ces trois “moments” se superposent parfois et cohabi-tent, bien que le nouveau venu se subordonne progres-sivement lesprécédents.Qu’enest-il des lieux ?Avec l’éco-nomie-monde capitaliste qui se constitue au tournantdes XVe et XVIe siècles, l’économique l’emporte peu à peusur le religieux,avec lequel il reste encore en concurrence,et imprègnede ses valeurs lesmanières d’être aumondedes terriensque cette“économie-monde capitaliste”ins-crit dans sa géographie. Celle-ci ne cessera de s’étendreau point de couvrir toute la planète. Le monde devientalorsmondial. Les entreprises se sont internationalisées(onparlede“firmesmultinationales”) et leurs travailleurs(salariés ou non) migrent au fur et à mesure de la créa-tion des usines et de leur déménagement (une entre-prise qui se délocalise oblige ses salariés et égalementses sous-traitants à la suivre ou à chômer). L’industrie

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Vue sur le Strip (Las Vegas).

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triomphante s’implante sur les mines qui extraient lesmatières premières, ou à proximité des sources d’éner-gie ;ce sont alors les travailleurs qui viennent à elle et setassent dans des cités ouvrières ou s’engouffrent dansles cars de ramassagedès la nuitmatinale,pour ne reve-nir chez eux,épuisés et endormis,qu’à lanuit tombante...Avec l’actuelle révolution communicationnelle, les lieuxaussi bien virtuels que réels deviennent indistincts, etchacun (du moins la grande majorité des habitants, ycompris dans des pays “pauvres”) possède plusieursadresses et navigue d’un site à un autre, en terrainconnu…

Imitations, modes et contraintesEn simplifiant à l’extrême, nous pourrions écrire qu’aucours du premier temps, comme au cours des époquesantérieures,des ouvriers et des architectes voyageaient,transportant leur savoir-faire et leurs références.C’est cequi explique,enpartie,que l’on retrouveàdesmilliers dekilomètres des abbayes semblables, des châteaux fortsentourésdemurailles identiques avecundonjondehau-teur comparable. N’oublions pas que l’ordre cistercien,par exemple,a essaimé,depuis Cîteaux,du Portugal à laHongrie…Certes lesœuvres théologiques deBernarddeClairvaux se propageaient,mais également la concep-tion du temps propre à cemonachisme et à son organi-sation spatiale. Il en est de même pour la cathédralegothique et sonusagede l’ogive oupour l’église romaneet ses arc-boutants.Par la suite,d’autres“modèles”vontse diffuser au gré d’unemode,d’une conquête, de l’imi-tationpure et simple,comme la“placeRoyale”(l’actuelleplace desVosges,à Paris) avec ses plantations d’arbres etla statue équestre crânant en son centre, le château deVersailles qui sera copié moult fois à la demande demonarquesadmiratifsduRoi-Soleil, lesgareset lesgrandsmagasins, les gratte-ciel et les stades, le tramway et lemétropolitain, lemobilier urbain et l’éclairagepublic, leszoos et les squares,plus tard les centres commerciaux etles aérogares, lesmusées et les hôtels…On le voit, la plu-part des équipements dont se dotent les villes“modernes”reposent surdes conceptionsarchitecturaleset urbanistiques quasi identiques.Les expositions universelles, depuis celle de Londres en1851 avec l’étonnant Crystal Palacede JosephPaxton,ser-vent non seulement de vaste vitrine auxdernières inno-vations techniques,mais aussi de rampe de lancementpour des“produits”nouveaux comme l’ascenseur (l’ele-vatormis au point par Otis en 1853) ou la“cité ouvrière”(la cité ouvrière duCreusot“copie”des lotissements gal-lois….) et de surenchère dans la course aux inventions…Chaque métropole qui accueille ce genre d’expositionvoit lemonde entier venir à elle, le nombre des visiteursdépasse largement celui de la population du pays ! Cestouristes désirent à la fois de l’exotisme et du connu, ils

veulent vivre comme chez eux tout en s’encanaillantquelquepeu,d’oùunensembled’équipements et de ser-vices “sans frontières”qui leur évitent d’être dépaysés.Le tourisme, paradoxalement, joue sur deux tableauxà la fois : la découverte de l’altérité et la certitude del’inaltérable identité… Ce monde mondial génère uneuniformisation ordinaire, tant pour certains services etdistractions quepour l’organisation de la ville, lesmaté-riaux de construction, les couleurs des façades, la formedes toits, etc. Les multinationales du bâtiment et destravaux publics appliquent partout leur(s) mode(s)constructif(s) (avec un rôle accru des sous-traitants auxqualifications douteuses et au professionnalisme hési-tant….) et leur gestiondes chantiers, lesmultinationalesdes réseaux (eau, électricité, tout-à-l’égout,métropoli-tain…) équipent pareillement les villes (selon des gaba-rits et desmaillages identiques), les promoteurs immo-biliers réalisent les mêmes lotissements ici ou là, lesarchitectes proposent lesmêmesarchitectures sans tropse soucier du site (ce sont en fait des imagesnumériquesqui voyagent), les législations se ressemblent de plus enplus, les contre-pouvoirs sont contraints d’adopter unvocabulaire chaque jour plus pauvre, le local est entière-mentphagocytépar le global,des“modes”mondialiséessont décrétées par des décideurs et des élus, comme la“reconquête”des berges d'un fleuve ou de docks, aveclesmêmesgaleries d’art, lesmêmes“lieuxbranchés”, lesmêmes enseignes, les mêmes profils sociologiques, letramwaycommesignede lamodernité –bienqu’inventéau XIXe siècle (il est encore trois fois plus coûteux qu’unelignedebusensite“propre”) –, le“traitement desespacespublics” (avec un mobilier urbain standardisé et lesmêmes ambiguïtés juridiques sur ce que“public”signi-fie dans cette expression), les mêmes tours sans grâce(seule leur taille semble préoccuper leurs commandi-taires !), les mêmes “maisons individuelles” fortementconsommatrices de foncier, lesmêmes gated communi-ties au crépi ocre et aux grilles surmontées de camérasdevidéo-surveillance, lesmêmesargumentspour se faireclasser au “Patrimoine de l’humanité” en espérant lesmêmes retombées économiques, etc. En effectuant unrapide tour dumonde, le voyageur pourrait avoir l’illu-sion de n’avoir guère voyagé, tant les lieux traversés ontpossédé ce goût de déjà vu.Qu’en est-il vraiment ? Assistons-nous, contrairementauxdeux autres“moments”de l’internationalisation del’économie-monde capitaliste,qui accroissaient la circu-lation de certains“modèles”sans pour autant les érigeren références absolues, à une banalisation généralisée,non seulement des paysages mais également de cequ’habiter signifierait ? On peut le craindre. Seul le trai-tement de la question environnementale pourra redon-ner la priorité au lieu et le libérer des processus d’homo-généisation économiques et culturels à l’œuvre. l Th. P.

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