INNOVATIONS, INTERMÉDIATION
FINANCIÈRE ET CRISE
Michel Aglietta
Université Paris 10 Nanterre et Cepii
L’hypothèse d’instabilité financière
• Crises comme moments critiques de cycles financiers endogènes:
– Pourquoi les acteurs de la finance sont-ils emportés par l’anticipation de gains de + en
+ élevés, sans que le fonctionnement des marchés vienne réguler ces comportements
en engendrant des processus auto stabilisants?
• L’imbrication des banques et des marchés de capitaux:
– Finance de marché: faire de l’argent avec l’argent en postulant la liquidité des
marchés d’actifs. Le désir d’argent pour lui-même n’a pas de limite
– Crédit contre collatéral: amplificateur du « momentum » des prix d’actifs parce que
l’offre et la demande de crédit dépendent d’une anticipation conjointe d’appréciation
de la valeur des actifs
– Il en résulte un auto renforcement des processus d’expansion financière en
dissimulant le risque lorsque l’anticipation est une hausse illimitée des prix d’actifs
• Importance de l’innovation financière:
– Transformer le crédit en actifs postulés liquides (titrisation et « mark-to-market »)
– Complexifier les chaînes d’intermédiation financière
– Accroître le levier d’endettement (produits dérivés)2
Le régime du crédit se transforme radicalement aux Etats-
Unis
• La dette totale brute aux US a un lien étroit avec le PIB pendant 30 ans. Hormis la courte
période (1983-87) elle diverge à partir de 1997 (crise asiatique) avec l’extension rapide de
l’usage des dérivés de crédit, puis de la titrisation des crédits
3
4
Modèle Wall Street: une part énorme du crédit
n’est plus à l ’actif des banques
20
40
60
80
100
120
140
99 00 01 02 03 04 05 06 07 08
20
40
60
80
100
120
140(1)
(2)
Ratio (en%) (1)/(2)
Sources : Datastream, NATIXIS
(1) Encours de crédit à l'actif des banques commerciales (en % du PIB)
(2) Encours de crédit au passif des ménages, entrepreneurs individuels, des
entreprises non financières et des APU (en % du PIB)
La liquidité et les jeux de l’argent
• Ambivalence de la liquidité: le désir d’argent:
– Liquidité: à la fois protection contre l’incertitude et désir illimité d’enrichissement:
l’argent qui fait de l’argent → pour l’acteur financier la richesse est le rapport
quantitatif de la monnaie à elle-même. Il s’ensuit que le désir d’argent est sans limite
– Paradoxe de la liquidité: le désir d’argent est le moteur du capitalisme. Mais si tout le
monde a soif d’argent immédiat, plus personne ne veut immobiliser du capital: myopie
au désastre par fuite généralisée vers la liquidité dans les crises
• Les jeux de l’argent:
– Acheter des actifs financiers pour les revendre avec plus-value suppose de pouvoir
trouver des contreparties acceptant la transaction au prix espéré. Il faut donc anticiper
ce que vont penser les autres qui sont dans le même état d’esprit → complémentarité
stratégique des acheteurs pouvant dégénérer en mimétisme généralisé.
– Les marché financiers sont mus par des mouvements collectifs: phase d’essor/
euphorie/ retournement/ panique formant des cycles financiers
– Dans des marchés soumis à la logique auto référentielle, les fluctuations de prix ne
sont pas bornées, elles sont fractales: indétermination a priori de la durée des phases
haussières et baissières→ possibilités de pertes énormes qui peuvent devenir
systémiques lorsque la spéculation a été financée avec de l’argent emprunté.5
Le marché du crédit pour financer la spéculation ne
s’auto régule pas
• L’offre et la demande de crédit sont fonction ↑de l’anticipation de hausse du prix d’actif
et sont donc corrélées +.
• Les deux côtés du marché du crédit progressent de concert, valident la hausse du
prix d’actif et neutralisent l’augmentation du coût du crédit
D1
D2 S1
S2
D1
D2
S1
S2
Taux
d’intérêt
Trajectoire
d’expansion
du crédit
Volume du
crédit
6
Titrisation et effet de levier
7
8
Le modèle du crédit est devenu fortement pro cyclique
• Deux modèles du crédit :
• La titrisation provoque une explosion des crédits hypothécaires hors garantie
des agences publiques et une sous-évaluation massive du risque
Initier les crédits et porter le risque Initier et vendre les crédits (ou garder les
crédits mais vendre le risque)
Le profit du prêteur est fonction croissante
du risque pris
Incitation à évaluer la solvabilité de
l’emprunteur
Asymétrie d’info réduite par la proximité
de l’emprunteur et du prêteur qui fait le
monitoring pendant la vie du prêt
Offre de crédit par des banques munies
d’une capacité à évaluer des crédits
Contrôle prudentiel : provision en capital
en face ducrédit
Aléa moral contenu
Le profit du prêteur est fonction croissante
du volume des crédits vendus
Incitation au crédit contre collatéral : la
hausse anticipée de la valeur du bien
Asymétrie d’info accrue par la faible
incitation à considérer le profil de risque
du débiteur
Offre de crédit par les banques et par une
variété d’officines non bancaires
Aucun contrôle prudentiel, aucune
provision en capital
Aléa moral maximisé
La faible qualité intrinsèque des crédits « subprime »
• Les facteurs de risque des subprime
Les contraintes de paiements sur les emprunteurs
Crédits subprime % total des subprime au pic des prix immo
Intérêts seulement 37%
Pas d’apport personnel 38%
Pas de doc sur revenu de l’emprunteur 43%
Taux d’intérêt bas d’amorce et “reset”à 2 ans 80%
Risque combiné 26%Source Deutsche bank
Impact du « reset » sur le paiement mensuel d’un prêt subprime 2/28 de £200.000
Taux d’accroche sur
24 mois
Reset avec plafond Taux plein sans
plafond ou expiration
plafond
Taux d’intérêt hyp 7,03% 9,45% 10,85%
Paiement mensuel $1347 $1661 $1882
Choc paiement (%) +23% +40%
9
1010
La dynamique déséquilibrante est amplifiée par les brokers
dealers qui ne supportent pas de capital réglementaire
• Le cercle infernal de l’emballement euphorique :
• Caractéristiques de la fragilité financière: spreads écrasés, dette/revenu emprunteurs ↑,
alors que dette/valeur d’actif ↓ en mark-to-market.
• La VaR des crédits ↓ avec ↑ prix immo, alors que la prob de défaut des crédits individuels↑
avec l’accession au crédit d’emprunteurs de – en - solvables→ les pools de crédit sont
vulnérables au retournement des prix immo et à la corrélation entre les défauts individuels
• Les signaux faibles de fragilité financière sont niés par le discours de légitimation des
participants de marché (« this time is different ») et ignorés des superviseurs
Prix des
actifs
croissants
Richesse
nette/dette
croissante
Prob de défaut
décroissante selon
modèles en valeur de marché
Levier
croissant
Shadow banking: hedge funds et prime brokers
• Concentration de l’industrie des hedge funds:
– Industrie des HFs très concentrée : les 200 + gros HFs avaient sous gestion les ¾ des
actifs globaux en 2006.
– Les + gros HFs sont possédés ou sponsorisés par des banques d’investissement qui
sont aussi leurs prime brokers et « service providers ».
• L’endogamie des hedge funds et des banques d’investissement:
– Les banques d’investissement créent et possèdent les hedge funds, y investissent en
position minoritaire, en font la promotion
– Les banques d’investissement offrent une foule de service en tant que prime brokers,
surtout le levier d’endettement. La concentration des relations de contreparties est
extrême : en 2007, 7 banques d’investissement faisaient 81% du marché de prime
brokerage (Morgan Stanley et Goldman Sachs en captaient 42%). Avec la disparition
de Bear Stearns et Lehman Brothers, l’industrie s’est encore plus concentrée.
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Le rôle de l’effet de levier
• Le levier permet aux hedge funds d’investir plus que le capital apporté par leurs
investisseurs : pour 1 de capital, un HF peut investir sur un montant X, soit
$500m avec un levier de 5 pour un capital de $100m.
• Le levier améliore la rentabilité financière tant que le rendement de l’actif investi
dépasse le coût de l’emprunt. Plus le levier est élevé, plus le montant de capital à
rémunérer est faible pour un même montant d’actifs sous gestion, plus le
rendement de ce capital est haut.
• Mais, si le coût de l’endettement augmente ou si le rendement des actifs sous
gestion se dégrade, les pertes sont multipliées par l’effet de levier; ce qui
déclenche des ventes de détresse d’actifs qui déstabilisent les marchés.
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Les formes du levier des hedge funds
• Le levier d’endettement (effet de levier direct)
→ Emprunt de cash auprès des prime brokers qui accordent des lignes de crédit afin d’augmenter l’exposition.
• Le levier financier (effet de levier indirect)
Un hedge fund peut accroître son exposition sans pour autant accroître le « funding » au même degré.
Il est créé à partir :
→ Des produits dérivés qui permettent d’augmenter la participation du hedge fund avec un investissement initial faible. C’est la « marge » pour les produits à terme et la « prime » pour les options.
→ Des opérations de repurchase agreement qui consistent en la mise en pension de titres contre du cash.
→ Des opérations de vente à découvert qui consistent en un emprunt de titre contre collatéral et la vente de ces mêmes titres sur le marché à un cours élevé pour les racheter à un cours plus faible et engranger un gain avant de remettre ces titres à la partie prêteuse.
13
14
Définition de la titrisation
• Transformation de crédits en titres financiers altérant les profils de
risque de manière à disséminer le risque sur une + vaste gamme de
porteurs.
• Caractéristiques majeures :
– Pooling : gisement de crédits qui peuvent être de mêmes catégories (crédits
immo ou cartes de crédit,..) pour faire des MBS ou ABS ou qui peuvent être
hétérogènes (divers types de ABS) pour faire des CDO (titrisation au 2ème
degré).
– Offloading : les crédits mis en pool sont sortis du bilan de la banque
d’investissement assembleuse pour être logés dans des structures spéciales :
conduits et SIV sont des banques de marché non régulées
– Tranching : le conduit émet des obligations qui sont adossées au pool de crédit
selon un principe de subordination qui transforme radicalement les profils de
risque
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But de la titrisation
• Dégager un « excess spread » qui est la différence entre le rendement du pool
decrédit d’une part et les commissions (fees) + les intérêts payés sur les tranches
de titres d’autre part. Les fees arrosent tous les acteurs financiers. La
valorisation et le rehaussement des tranches super senior sont cruciaux pour
dégager le « excess spread ».
Exemple : bilan et revenu d’un CDOBilan Revenu et paiements
Encours pool(mil $) Tranches de titres(
mil$ et %)
Paiements et
commissions
Montants
(mil$)
Notation et
rendement (pb
> Libor)
720 Fee 10,8Supersenior
et senior 504 (70%) super senior
et Senior
30,24
AAA et AA
(25)
A (75)
Mezzanine 201 (28%) Mezzanine 15,3 BBB (180)
BB (475)
Equity 14 (2%) Equity 1,8 Non noté
Excess spread 3,7
720 Total 720 Revenu pool 61,9 BBB (200)
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Un processus en cascade
• Pour dégager un max de « excess spread », les banques d’invest. empilent de la
titrisation sur la titrisation dans des processus de + en + inextricables à valoriser
Pool de crédit ABS CDO CDO2 etc. !
• Ce processus provoque un dépérissement d’info sur les crédits au fur et à mesure
qu’il devient plus complexe et plus opaque. Les investisseurs qui achètent les
titres dépendent entièrement des notations.
Crédit sub-prime
Crédit aubilan des
banques
Sub-primeRMBS
Tranches equity
Tranches seniors
Titrisation
CDO mezzanine
CDO equity
CDO senior
Titrisation
La sensibilité du portefeuille titrisé au taux de défaut
moyen selon l’intensité des corrélations
• Σpertes anticipées sur tranches structurées = perte anticipée sur pool de crédits
• La simulation donne la répartition des pertes anticipées selon les tranches en fonction de
l’intensité de la corrélation entre les crédits composant le pool.
Delta des tranches sur taux de défaut moyen, par niveau de
corrélation
-0,20%
0,00%
0,20%
0,40%
0,60%
0,80%
1,00%
0-3% 3-6% 6-9% 9-12% 12-22% 22-100%
10%
20%
30%
50%
90%
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Complexité de l’intermédiation financière et effet de
levier dans le cycle financier: la montée du risque
systémique.
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Le labyrinthe de la titrisation
• Le cumul des risques cachés:
– Les véhicules du transfert de risque (SIV et conduits): énorme levier et « mismatch »
de maturités
– Les shadow banks (HFs, fonds de fonds et investment trusts) dépendent de la liquidité
des compartiments du marché monétaire (ABCP) très sensibles au taux d’intérêt court
et à la notation des tranches de crédit structuré contre lesquelles ils sont émis.
Crédits hyps
non
conformes
Crédits pour
LBO
BanquesSV de titri- Conduits
sation SIV
ABS
CDO
ABCP
Hedgefunds
Fonds de
fonds
Titrisationet émission
de dettes
Acquisition et
financement
Investisseurs
institutionnels
SICAV
monétaires
dynamiques
Acquisitionset placements
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Intermédiation de marché: le réseau des contreparties• Les shadow banks financent leurs acquisitions de crédits structurés avant de les revendre
aux investisseurs par des engagements très courts (repos sur la valeur des actifs, émission
de ABCP et lignes de crédit fournies par les prime brokers). Soient n « banques »:
• ei: valeur des fonds propres de i
• yi : créance de « banque » i sur emprunteurs finaux dans le pool de crédits
• xij: valeur de marché des engagements de i détenus par j
• : part des engagements de i détenus par j
• xi: valeur totale des engagements de i
• Le bilan de i s’écrit: où ai est le total des actifs au bilan
• Levier de i: λi = ai / ei = 1 + xi / ei
• la part des engagements de i détenus par le (n+1)ième créancier est:
• Π est la matrice (i,j) des engagements de contreparties dans le système d’intermédiation
• Λ est la matrice diagonale des leviers λi
• Le vecteur des créance détenues par l’ensemble des banques sur les emprunteurs finaux:
y=e+e(Λ-I)(I-Π) fonction ↑ du levier et de la valeur des fonds propres
• Le bilan agrégé du système d’intermédiation lorsque tous les engagements croisés sont
compensés:
ij
j
iijijii xexya
j
ijiz 1
n
i
n
i
n
i
iiii xzey1 1 1 20
Impact de la hausse des prix des actifs
• Les banques de marché déterminent leurs provisions en capital pour pertes non anticipées
leur leur actif total de crédits ai en calculant leur value-at-risk Vi au seuil de confiance c de
sorte que: où est la valeur faciale des crédits
• Partons d’une situation où ei = Vi et considérons une hausse du prix des actifs en collatéral
des crédits → a’i > ai et e’i > ei pour tout i → la densité de prob des pertes se déforme de
sorte que la VaR est: V’i < Vi → λi ↑ parce que les banques ont un surplus de capital
cVaa iii 1Pr ia
e'i
Vi = ei
V'i = e'i
ai a'i (Valeur
faciale)
Densité de prob
des pertes sur
actif ai
21
Levier de financement et risque de contrepartie
• Considérons le bilan agrégé du système d’intermédiation: .les actifs
détenus y et le capital e sont fonctions ↑ du prix des actifs en collatéral. Ces deux
composantes du bilan sont corrélées. Mais les engagements des banques ↑ beaucoup + vite
puisque: xi = (λi -1) et que le levier λi ↑ avec ei pour tout i.
• L’équilibre du bilan agrégé n’est donc possible que si zi ↓, c’est-à-dire si les banques de
marché augmentent leurs engagements croisés et empruntent moins aux non banques. La
hausse du levier → une structure + dense et + longue de la chaîne d’intermédiation avec
mismatch d’échéance à chaque maillon: actifs de + en + illiquides au fur et à mesure où
les prêts initiaux atteignent des catégories de ménages moins solvables, financés par des
engagements de + en + courts avec la hausse du levier pour payer un taux d’intérêt + bas
• Inversion du processus lorsque la bulle spéculative sur le collatéral explose:
– Prix collatéral↓ → ei ↓ → VaR↑ → λi ↓ (deleveraging)→ zi ↑
– La contraction des contreparties révèle les risques de liquidité dans le système de
l’intermédiation de marché. Or la baisse des valeurs bancaires (ei ↓ ) entraîne le retrait des
acheteurs non bancaires de ABCP empêchant zi ↑
• Le marché monétaire se paralyse, déclenchant la crise systémique de liquidité. Zi
ne peut ↑ que par les prêts en dernier ressort de la BC. Elle seule peut stopper
l’effondrement complet des bilans du système d’intermédiation.
n
i
n
i
n
i
iiii xzey1 1 1
22
Prévenir le risque systémique
• Modérer les fluctuations du levier et de la taille des bilans en valeur de marché
par une régulation contra cyclique du crédit aux agents non financiers via le
capital réglementaire et les provisions pour pertes non anticipées
• Introduire des exigences de maturité pour contraindre le mismatch : appliquer
une comptabilité mark-to-funding ≠ mark-to-market
• Réduire la chaîne d’intermédiation en forçant les émetteurs de dettes à émettre
des « covered bonds »: catégorie de titres finançant les prêts hypothécaires
couverts par des actifs de haute qualité gelés dans le bilan de la banque émettrice
avec séniorité de remboursement et émis pour des maturités qui correspondent à
celles des actifs (matching)
• Remplacer les chaînes de transactions de gré à gré sur les chaînes de crédits
structurés par des systèmes centralisés de compensation et de règlement avec des
chambres de compensation qui contrôlent la couverture quotidienne des positions
nettes.
23
Approche « top down » : les deux niveaux
hiérarchiques de la régulation macro prudentielle
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Mesure de la croissance agrégée
du crédit
Niveau banque centrale
Estimation de la relation de LT entre
crédit et croissance potentielle
Dans le portefeuille titriséDans le portefeuille
bancaire
Indice de la dérive
du crédit dans le
cycle financier
Montant de capital pour
corrélation levier/prix
actifs soit <0
Montant de capital
contra cyclique
Estime contribution au
risque systémique
Niveau superviseur bancaire
Estime maturité effective
Capital contra cyclique
individuel
Réserve marginale
individuelle
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