AVERTISSEMENT
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Nancy Universit Institut National de la Nancy-II Recherche Agronomique Campus Lettres et Sciences Humaines Dpartement Sciences pour lAction Ecole Doctorale Langage, Temps, Socit et le Dveloppement U.F.R. des Sciences Historiques Centre de Nancy et Gographiques Station de Mirecourt, Domaine du Joly 662, avenue Louis Joseph Buffet 23 boulevard Albert Ier 88 500 Mirecourt 54 000 Nancy
THESE
prsente en vue de lobtention du titre de
DOCTEUR de lUniversit de Nancy-II Spcialit : Histoire moderne
par
Fabien KNITTEL
Mathieu de Dombasle Agronomie et innovation
1750-1850
Soutenue publiquement le 4 juillet 2007
Devant un jury compos de :
Mme Simone MAZAURIC, Professeur dpistmologie et dhistoire des sciences lUniversit de Nancy-II, directeur de thse M. Jean-Pierre JESSENNE, Professeur dhistoire moderne lUniversit de Lille-III, co-directeur de thse M. Marc BENOIT, Directeur de recherches lINRA, station SAD, Mirecourt, rapporteur M. Peter JONES, Professeur dhistoire de la France lUniversit de Birmingham (UK) M. Jean EL GAMMAL, Professeur dhistoire contemporaine lUniversit de Nancy-II, rapporteur
ABREVIATIONS UTILISEES A. A. R. : Annales Agricoles de Roville A. E. : Annales de lEst A. H. E. A. : Annales dHistoire des Enseignements Agricoles A. H. R. F. : Annales Historiques de la Rvolution Franaise Annales H. E. S. : Annales dHistoire Economique et Sociale, puis Annales E. S. C. : Annales. Economies, Socits, Civilisations, enfin Annales H. S. S. : Annales. Histoire, Sciences Sociales A. D. M. M. : Archives Dpartementales de Meurthe-et-Moselle A. D. Mo. : Archives Dpartementales de Moselle A. D. V. : Archives Dpartementales des Vosges A. M. N. : Archives Municipales de Nancy A. N. : Archives Nationales B. M. N. : Bibliothque Municipale de Nancy Cahiers E. S. R. : Cahiers dEconomie et de Sociologie Rurale CR. Acad. Agric. Fr. : Comptes rendus de lAcadmie dAgriculture de France E. G. S. : Etude et Gestion des Sols H. E. S. : Histoire, Economie, Socit H. S. R. : Histoire et Socits Rurales I. N. R. A. : Institut National de la Recherche Agronomique J. A. T. B. A : Journal dAgriculture Tropicale et de Botanique Applique R. H. M. C : Revue dHistoire Moderne et Contemporaine N. S. S. : Natures, Sciences, Socits
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REMERCIEMENTS
Cette thse est le fruit dune rflexion pluridisciplinaire, et si jai pu la mener son
terme cest grce lcoute attentive et laide prodigue par mes trois co-directeurs. Je tiens
remercier madame le professeur Simone Mazauric qui ma fait partager sa connaissance de
lpistmologie et de la philosophie des sciences me permettant denrichir mes rflexions sur
le plan thorique. Marc Benot, directeur de recherche lINRA ma ouvert les portes de la
station de recherche de Mirecourt ds mes premiers pas de chercheur, il y a maintenant
presque 10 ans. Je lui dois une infinie reconnaissance pour mavoir accompagn de sa
bienveillance durant ces annes : cest ses cts que je suis devenu, peu peu, chercheur.
Mes remerciements sont aussi adresss Jean-Pierre Jessenne qui, en quelques rencontres,
trs denses et fructueuses, ma permis de renforcer mes comptences dhistorien.
Que les membres du jury, outre les trois co-directeurs, premiers lecteurs de ces pages,
soient remercis davoir accept de juger ce travail : jadresse donc toute ma gratitude
monsieur le professeur Peter Jones et monsieur le professeur Jean El Gammal.
Dautres ont aussi manifest de lintrt pour mes travaux de recherche. Georges Viard
et Franois Roth ont soutenus les prmisses de mes rflexions dhistorien en acceptant de
diriger ma Matrise et mon DEA : jespre que le prsent travail saura trouver grce leurs
yeux et que je me suis rendu digne de leurs enseignements en rdigeant les pages qui suivent.
Paul Robin, sest, lui aussi, tt intress mes travaux et a su morienter vers des pistes
fcondes auxquelles je navais pas song : merci lui davoir jou le rle dveilleur.
Plusieurs ont su me faire confiance lorsquil sest agit pour moi dexposer mes ides,
oralement dans le cadre de colloques ou par crit dans des articles destins des revues
scientifiques. L encore Paul Robin ma facilit la tche ainsi que Christian Feller ou encore
Jean-Paul Legros, que je remercie au mme titre que Philippe Martin, Grard Bod, Michelle
Cussenot, Andr Blouet, Franois Gaudin, Ren Bourrigaud, Franois Sigaut et Michel
Sebillotte. Ils mont tous permis dexposer, sous quelque forme que se soit, les premiers
rsultats de mes recherches.
Je ne saurais aussi quel point estimer la dette que jai auprs de celles et ceux qui
mont apport leur aide lors de mes recherches. Je pense tout particulirement ici Corine
Poinsot, documentaliste la station INRA de Mirecourt, qui a toujours rpondu avec
gentillesse et efficacit mes demandes de complments bibliographiques. De mme, des
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remerciements particulier Liliane Og qui ma toujours facilit les dmarches
administratives.
Je ne dois pas oublier aussi ceux, parmi mes collgues et amis, avec qui jai chang
de manire informelle mais souvent productive. Un grand merci Catherine Mignolet et
Pierre-Yves Bernard, qui se sont sans cesse proccups de lavancement de mes travaux
tandis que je me suis intress aux leurs. Mes remerciements doivent aussi aller Claude
Bazard, Catherine Chadefaud, Claude Mazauric, Franoise Delfour ou encore Laurence
Heydel pour leurs conseils et autres coups de pouce prcieux. Je noublie pas non plus mes
collgues de lenseignement secondaire, Alexandre Laumont, Jean-Philippe Thomas, Pascal
Raggi et David Ruffy, que je remercie pour leur soutien au quotidien. Jadresse un
remerciement particulier ceux qui ont pris de leur temps pour relire et critiquer, tout ou
partie, de mon travail. Une mention particulire Nicola et Stphanie pour leur aide la
rdaction en anglais de mes rsums et articles.
Que mes parents et mes proches soient remercis pour leur patience et leur soutien
moral. Que Stphanie et Alos me pardonnent le temps prcieux que je ne leur ai pas consacr
alors que je rdigeais ces pages. Une pense dj pour la petite merveille qui illuminera notre
quotidien partir du mois doctobre 2007
Enfin, puisse cette thse tre un hommage respectueux deux agronomes de grande
valeur qui nous ont, malheureusement, quitt il y a peu : Stphane Hnin et Jean-Pierre
Deffontaines.
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INTRODUCTION
Une biographie dagronome
Il est aussi difficile de dire quand une science devient conjecturale que de dire quand un amas de grains de bl forme un tas.
Cest une question de point de vue . S. Hnin, De la mthode en agronomie, Paris, LHarmattan,
1999, coll. Ecologie et agronomie appliques , p. 133.
Mathieu de Dombasle (1777-1843) est un agronome lorrain qui jouit dune grande
renomme : sa statue se dresse au centre de la place Dombasle Nancy, sculpte par David
dAngers en 1845. Dtruite lors des deux Guerres mondiales elle a t restaure lidentique.
Mathieu de Dombasle vot, une plume la main se tient debout, une charrue sans avant-train
ses pieds1. En 1895, cest Ernest Bussire qui ralise un monument en son honneur : le
buste de Mathieu de Dombasle est toujours au centre de la place du village de Roville-devant-
Bayon, contempl par un paysan maniant la charrue, qui complte le monument2. Plus
rcemment, le muse Mathieu de Dombasle et de lenseignement agricole3, inaugur en mai
1999, est un signe de la reconnaissance du monde agricole pour lun de ses agronomes les
plus illustres. A partir de l, il nest pas tonnant que de nombreux travaux biographiques lui
aient t consacrs, peu aprs sa mort, durant toute la seconde moiti du XIXe sicle, et
ensuite, de faon plus intermittente tout au long du XXe sicle4. Ce nest certes pas
lagronome le plus tudi. Pourtant un grand nombre de travaux, plus ou moins importants,
lui ont dj t consacrs : Mathieu de Dombasle nest pas un inconnu, sa vie et son uvre,
notamment ce qui apparat comme son invention majeure et sur laquelle nous reviendrons de
manire critique tout au long de cette thse, la charrue sans avant-train dite charrue
Dombasle , sont connus des historiens ruralistes et des agronomes qui sintressent
lhistoire de leur discipline.
Aussi, au seuil de notre tude, se pose la question de la pertinence dune biographie
supplmentaire. Nous rpondons cette question en suivant largumentation propose par
Serge Berstein dans lintroduction de son Lon Blum, qui explique, en bon pistmologue de
lhistoire, que les questionnements fluctuent avec le contexte historiographique et quil est
possible de rouvrir les dossiers darchives pour les soumettre des questionnements
nouveaux : les archives ne parlent pas par elles-mmes et ne rpondent quaux questions
que leur pose lhistorien 5. Mathieu de Dombasle, dans les biographies qui lui ont t
consacres, est souvent tudi pour lui-mme et son action est peu mise en perspective avec le
contexte plus global dans lequel il a vcu, soit la premire phase dinstitutionnalisation, qui
est aussi une phase de transition, dune nouvelle discipline scientifique, lagronomie, qui
1 Cf. E. Luis, Les monuments Mathieu de Dombasle ou la reprsentation dun agronome du XIXe sicle , Annales de lEst, 2006-1, C. J. A. Mathieu de Dombasle (1777-1843) et lagronomie en Lorraine, Actes du colloque Mathieu de Dombasle , CTHS, Nancy, 15-20 avril 2002, p. 131-148. 2 Cf. lannexe 15. 3 LEGTA de Nancy-Pixrcourt. 4 Lensemble des crits biographiques consacrs Mathieu de Dombasle sont rpertoris infra dans la bibliographie : la liste dresse vocation lexhaustivit mais il est fort possible que quelques notules aient t oublies 5 S. Berstein, Lon Blum, Paris, Fayard, 2006, p. 9.
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passe du statut dagronomie art celui de science agronomique6. Cette mise en contexte, ou
plutt en configuration au sens de Norbert Elias7, est ncessaire et elle doit aussi permettre un
changement de point de vue pour montrer la place quy a occup Mathieu de Dombasle et
comment son action dagronome ordinaire a interagi avec lensemble de la configuration
dune agronomie en constitution8.
Lobjectif de notre recherche est de montrer que Mathieu de Dombasle, pour clbre et
reconnu quil soit, ne dtonne pas, cest--dire que sa dmarche dagronome sinscrit dans la
continuit des agronomes des Lumires9. Il nempche que, suivant ses ans, il adopte une
dmarche innovante mais notre objectif est aussi de dmontrer que celle-ci ne se trouve pas
essentiellement, comme nous lexposerons dans le chapitre III, dans la pseudo-invention de la
charrue Dombasle , mais bien plus dans lensemble de ses initiatives concernant la
diffusion de ses ides et ralisations. Laction de Mathieu de Dombasle doit tre comprise
comme le passage dune innovation technique une innovation institutionnelle et
organisationnelle.
Lenseignement de lagriculture, le dveloppement des Socits dagriculture des
dpartements de la Meurthe et des Vosges, laire dinfluence directe de lagronome de
Roville, la mise en place des concours de labour, runions et autres comices agricoles sont au
cur de notre tude : cest une mise en configuration ncessaire la comprhension dune
trajectoire de vie individuelle qui entre en relation avec tout ce qui lentoure et qui slabore
partir des liens construits avec des composantes de lenvironnement social10. Toutefois, tant
donn limportance de la charrue Dombasle dans le cheminement intellectuel de son
concepteur, et mme si lon montre que ce nest pas laspect le plus innovant de son action,
une grande partie de notre travail est obligatoirement oriente vers lanalyse des techniques de
6 Gilles Denis expose clairement le processus dinstitutionnalisation par phases de lagronomie depuis les dbuts de lpoque moderne : G. Denis, Agronomie , in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire dhistoire et philosophie des sciences, P. U. F., 1999, p. 24-29. On y revient dans le chapitre I. Cf. aussi A. J. Bourde, Agronomie et agronomes au XVIIIe sicle, Paris, SEVPEN, 1967, 3 vol. et G. Denis, Elments pour une histoire de lagronomie , lHistoire rurale en France, Actes du colloque de Rennes (6-8 octobre 1994), Histoire et Socits Rurales, 1995-3, p. 231-241. Sur le processus de transition par phases, cf. Cl. Mazauric, Le temps de la Rvolution : transitions de phase, phase de transition , A. H. R. F., 2004-4, p. 137-154. 7 N. Elias, Quest-ce que la sociologie ?, La Tour dAigues, d. de lAube, 1991 (1er d. allemande 1970), p. 14. 8 Mme si le projet apparat fort ambitieux, cest modestement que nous souhaitons suivre Lucien Febvre lorsquil explique que la biographie consiste recomposer laide de tous les documents conservs la figure matrielle, intellectuelle et morale dun homme () mesurer sa juste valeur le rle du personnage ainsi dfini ; lui attribuer sa place exacte dans lhistoire . L. Febvre, A propos dune tude de psychologie historique , Revue de synthse historique, 1913, 27, p. 272-278. Sur la biographie historique et nos partis pris ce sujet cf. infra Chapitre I. 9 Sur ltonnant et le dtonnant cf. J. P. Azma, Jean Moulin, Paris, Perrin, 2003, p. 33 et s. 10 N. Elias, Quest-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 13-15 et p. 39.
8
travail du sol11. Le labour est laction la plus commune de ce travail du sol qui consiste
retourner la bande de terre travaille ou, pour reprendre les mots de labb Rozier, couper,
diviser, renverser et ameublir la terre 12. La charrue, instrument aratoire quip dun
coutre, dun soc et dun versoir qui, respectivement, coupe verticalement, puis
horizontalement la bande de terre travaille, avant de la retourner, est un symbole de
lagriculture 13. Pourtant, aujourdhui, dans le monde, cette technique est de nouveau mise
en question par certains agronomes14. Dans loptique de lagriculture durable15, le labourage,
trop intensif parfois il est vrai, est jug nfaste pour les sols16. Nombreux sont alors les
agriculteurs qui adoptent le semis-direct ou technique dite du non-labour17. Ce nest pas une
technique nouvelle apparue avec la notion dagriculture durable mais une pratique mise en
uvre ds les annes 1930 aux Etats-Unis dAmrique et qui consiste cultiver les parcelles
sans jamais retourner le sol. Les rsidus des rcoltes sont abandonns sur le champ, se
dcomposant progressivement, en attendant les nouveaux semis. Cette technique permet de
prserver les sols en prvenant une rosion trop intense et les problmes de ravinement, mais
elle est loin dtre une panace. En effet, les adventices se multiplient sur les champs non
labours et le problme du dsherbage se pose. La productivit du sol est alors menace si
lon na pas recours au dsherbage chimique, avec des quantits dautant plus fortes et une
frquence importante puisque aucune mauvaise herbe na t dtruite par un travail du sol. Si
11 Dans cette histoire dun homme quest la biographie il est impossible de prendre en considration tous les aspects de sa vie : on se doit de problmatiser ltude. Ici, cest la carrire dagronome qui est centrale et qui nous permet de raliser un portrait de lagronome Mathieu de Dombasle. Franois Dosse a raison de prciser que la vie elle-mme est un tissage constant de mmoire et doubli. Penser tout ramener la lumire est () la fois lambition qui guide le biographe et une aporie qui le condamne lchec . F. Dosse, Le pari biographique. Ecrire une vie, Paris, La Dcouverte, 2005, p. 57. 12 Abb Rozier, Cous complet dagriculture, 1783, t. 3, p. 53. 13 S. Hnin, les techniques de culture sans labour et les problmes poss aux chercheurs , Simplification du travail du sol en production cralire, Actes du colloque ITCF, 7-8 dcembre 1976, p. 301-305, p. 301. Pour les termes concernant la composition de la charrue et les techniques de travail du sol, voir le lexique sommaire en annexe ainsi que le dictionnaire, fondamental pour qui tudie lhistoire du monde rural au sens large : M. Lachiver, Dictionnaire du monde rural : les mots du pass, Paris, Fayard, 1997. 14 S. Hnin, les techniques de culture sans labour et les problmes poss aux chercheurs , Simplification du travail du sol, op. cit. 15 B. Briel, L. Vilain, Vers l'agriculture durable, Dijon, Educagri, 1999 ; P. Robin, Dfinitions et concepts sur les agricultures biologique, intgre, raisonne, durable, Sminaire SPDFL-CIRAD-INRA, Montpellier, 1999 ; I. Stengers, le dveloppement durable, une nouvelle approche ? , Alliages, n40, 1999, repris in Le courrier de lenvironnement de lINRA, n44, octobre 2001, p. 3-12 ; F. Prvanchon, A. Blouet, lexique des qualificatifs de lagriculture , Le courrier de lenvironnement de lINRA, n45, fv. 2002, p. 117-137 ( durable , p. 122-123). 16 Le sol est ici considr dans sa dfinition la plus simple et la plus communment admise, soit la partie superficielle de lcorce terrestre soumise lrosion et laction humaine, et plus particulirement au travail agricole pour ce qui nous concerne. 17 W. G. Sturny, Le travail du sol : une synthse , Revue suisse dagriculture, 25-3, 1993, p. 154-168. Cf. aussi, A. Vez, dix ans dexprience de culture sans labour , Revue suisse dagriculture, 9-2, 1977, p. 59-70 ; P. Vullioud et al., le dsherbage des cultures semes sans labour , Revue suisse dagriculture, 20-4, 1988, p. 225-227 et A. Maillard et al., Rsultats dun essai de culture sans labour depuis plus de 20 ans Changins , Revue suisse dagriculture, 29-5, 1997, p. 225-230.
9
lon abandonne le labourage, la lutte contre livraie risque dtre exclusivement la mise en
uvre de protocoles de dsherbage fonds sur lapport de produits chimiques. Des solutions
alternatives existent mais elles sont encore peu rpandues : le nettoyage du sol seffectue
principalement grce au labour ou lapport de dsherbant chimiques. Lutilisation
simultane des deux techniques semblerait une approche modre sintgrant dans une
dmarche de durabilit . Llimination pure et simple du labourage, technique
plurisculaire et emblmatique de lagriculture, interroge et nous amne nous questionner
sur les motivations relles de cet abandon tant il nous semble vident que le rejet dune
technique entrane le recours plus ou moins intensif une autre ou, si ce nest pas le cas et si
labandon du labour nest pas suivi dune augmentation du dsherbage chimique, le risque est
pris de faire diminuer la production et de mettre ainsi en pril la survie conomique de
lexploitation agricole et, plus globalement, lapprovisionnement alimentaire.
Si le labourage est aujourdhui parfois dcri, ainsi que la mcanisation (excessive ?)
de lagriculture, la technique de labour, quelle soit bras, tracte ou mcanise, reste
cependant la plus usite par des milliards dagriculteurs travers le monde et ce depuis les
origines de lagriculture18. Alors quactuellement les agronomes sinterrogent surtout sur
les techniques de simplification de travail du sol, ce travail du sol tait dj central dans les
proccupations des agronomes de lpoque pr-industrielle19. Les techniques de labour ne
font pas partie des proccupations au cur des travaux rcents des agronomes et les
recherches agronomiques concernant le travail du sol sont assez souvent anciennes20. Pourtant
cest un aspect du questionnement dordre agronomique qui tend revenir au centre des
proccupations de certains agronomes, notamment lorsquil sagit dagriculture biologique.
Retracer lhistoire de lagronomie du travail du sol et expliquer le passage dune
proccupation constante la recherche dalternatives nouvelles est un projet bien vaste auquel
il faudrait consacrer beaucoup de temps et, sans doute, plusieurs ouvrages. Aussi, face la
gageure qui consiste sinterroger sur le passage dune phase dintrt des agronomes pour ce
18 A.G. Haudricourt, M. Jean-Brunhes Delamarre, LHomme et la charrue travers le monde, Paris, Gallimard, 1955, coll. Gographie humaine , rd. Renaissance du livre, 2000 et M. Mazoyer, L. Roudart, Histoire des agricultures du monde, du nolithique la crise contemporaine, Paris, Le Seuil, 1997, rd. Coll. Point histoire , 2002. 19 Et encore aujourdhui : le labour reste en Europe, malgr son cot, une opration cl dans litinraire technique (destruction des adventices, incorporation de matires organiques, dilution des pesticides phytotoxiques, amlioration de ltat physique [du sol]). J. Caneill, Du champ cultiv au bassin dapprovisionnement ; contributions mthodologiques une ingnirie agronomique, Thse INA-PG, 1993, dactylographie, t. I, p. 22. 20 S. Hnin (S.), Gras (R.), Monnier (G.), Le profil cultural. Ltat physique du sol et ses consquences agronomiques, Paris, Masson, 1969, 2e d. Cf. aussi Dalleine (E.), Les faons en travail du sol, Etudes du CNEEMA, 5 tomes, 1977-1980
10
travail du sol et de promotion de celui-ci une phase de critique et de mise en cause des
techniques culturales de travail du sol nous avons choisi ici dtudier un moment de la
premire phase o les agronomes promeuvent le travail intensif du sol, via lamlioration du
labour, entre 1750 et 1850, sicle dmergence dune science agronomique21.
Comme souvent en histoire des sciences, les premiers travaux historiques sont surtout
luvre des scientifiques, ici les agronomes eux-mmes22, hormis la remarquable thse dEtat
de lhistorien Andr-Jean Bourde qui a paru la fin des annes 1960, et qui dresse un
magistral tableau de lagronomie au XVIIIe sicle23. Cependant cette uvre, pour
remarquable quelle soit, reste exceptionnelle, bien entendu de par sa porte scientifique, mais
aussi par le fait quil existe peu dautres travaux dhistoire de lagronomie : lhistoire de
lagronomie na suscit en France quun intrt fort ingal. Certes, les historiens du monde
rural ont toujours utilis les crits agronomiques des poques sur lesquelles ils travaillaient.
Mais les traditions agronomiques proprement dites, cest--dire les connaissances elles-
mmes, leur statut, leur laboration et leur transmission, ont t relativement peu tudies 24.
Champ dtude nouveau, peu peu tudi par les historiens, lhistoire de lagronomie est un
domaine de lhistoriographie qui rclame une approche transversale associant plusieurs
disciplines : histoire, essentiellement rurale mais aussi histoire des sciences et des techniques,
agronomie, pistmologie, philosophie des sciences et, enfin, sociologie des sciences25. Il est
vain de vouloir prtendre atteindre une matrise de spcialiste dans tous ces domaines du
savoir. Nanmoins, des connaissances modestes et assures dans ces disciplines sont
indispensables lhistorien qui souhaite traiter de manire approfondie la constitution dune
science indissociable de lvolution des techniques agraires et des pratiques paysannes. Il ne
sagit pas dabolir les frontires disciplinaires mais de saffranchir dun certain
hermtisme pour aborder un sujet dtude historique avec un questionnement transversal
renouvel, qui repose sur des fondements thoriques parfois emprunts des disciplines
21 G. Denis, Elments pour une histoire de lagronomie , lHistoire rurale en France, Actes du colloque de Rennes (6-8 octobre 1994), Histoire et Socits Rurales, 1995-3, p. 231-241. 22 Principalement : J. Boulaine, Histoire de lagronomie en France, Paris, Lavoisier, 1992 et J. Boulaine , J. P. Legros, DO. de Serres R. Dumont : portraits dagronomes, Paris, Lavoisier, 1998. 23 A. J. Bourde, Agronomie et agronomes au XVIIIe sicle, Paris, SEVPEN, 1967, 3 vol. 24 M.-C Amouretti, F. Sigaut, Avant-propos , in M.-C. Amouretti, F. Sigaut (dir.), Traditions agronomiques europennes. Elaboration et transmission depuis lAntiquit, Paris, C.T.H.S., 1998. 25 Sans tre agronome, des rudiments gnraux dagronomie nous semblent ncessaires pour apprhender efficacement notre sujet. Cela vaut aussi bien sr pour les autres disciplines mobilises. Toutefois, notre tude est avant tout une recherche historique et si dautres disciplines sont convoques cest en appui ou en complment thorique une dmarche et une problmatique dhistorien. Cf. F. Kourilsky (dir.), Ingnirie de linterdisciplinarit. Un nouvel esprit scientifique, Paris, LHarmattan, 2002, coll. Ingnium , p. 17-23 et p. 25-36. Sur lapproche pluridisciplinaire en histoire rurale : G. Brunel, J. M. Moriceau, Un renouveau pour lhistoire rurale , H. S. R., 1994-1, p. 7-10, p. 8.
11
voisines, et viter les erreurs dinterprtation. Maxime Rodinson indique raison, mme sil
occulte les raisons historiques de la formation des disciplines, que toutes les frontires entre
les spcialits sont artificielles, au moins lintrieur de vastes ensembles comme les sciences
humaines et sociales 26. Par exemple, les apports de la nouvelle sociologie des sciences
nous offrent un cadre thorique et une mthodologie renouvels trs fconds pour
linvestigation historique des sciences27. Le principe de symtrie, issu du programme fort
de D. Bloor, dans ltude historique des sciences, et de la science agronomique en particulier,
a facilit la comprhension du processus dinstitutionnalisation : mme les thories fausses,
comme celle de lhumus de Thar et diffuse par Mathieu de Dombasle, sont des tapes
importantes dans le processus scientifique28. Nanmoins, nous nous gardons bien de nous
limiter lapproche socio-constructiviste, la sociologie des sciences est partage entre
plusieurs courants et le recours dautres approches ou mthodes nest pas exclure29. La
pense de Pierre Bourdieu (souvent critique lgard de la nouvelle sociologie de la
science ) est riche de ressources pour qui veut comprendre les liens entre divers groupes
sociaux30. Mme si les catgories sociales sont diffrentes selon les poques, lapport
thorique de la notion de champ et de celle de capital symbolique est indniablement utile
lhistorien31.
Lhistoire rurale, notamment les aspects agraires de cette histoire, a t en vogue dans
les annes 1945-197032. A cette poque plusieurs grandes thses ont paru, monographies
rgionales le plus souvent, assurant le prestige dune discipline noble au sein de
lhistoriographie franaise, sinscrivant dans le courant de lcole des Annales la suite de 26 M. Rodinson, De Pythagore Lnine. Des activismes idologiques, Paris, Fayard, 1993, p. 8. 27 M. Dubois, La nouvelle sociologie des sciences, Paris, PUF, 2001, coll. Sociologies ; cf. N. Jas, Au carrefour de la chimie et de lagriculture, les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, EAC, 2001 qui utilise cette approche pour son tude de la conqute de lagronomie par la chimie dans la seconde moiti du XIXe sicle et la plupart des travaux de Bruno Latour, comme B. Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, Paris, Mtaili, 1984, rd. La Dcouverte, 2001. 28 Sur la thorie de lhumus cf. Ch. Feller, La matire organique des sols. Questions, concepts et mthodologie , C. R. Acad. Agric. Fr., 1997, 83, n 6, p. 83-98. 29 Cf. Th. Bnatoul, Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture , Annales H. S. S., mars-avril 1999, n2, p. 281-317. 30 P. Bourdieu, Science de la science et rflexivit, Paris, Raisons dagir, 2001, coll. cours et travaux , p. 41-47 ; Id., Mditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, coll. Liber , p. 133-134. 31 Concernant la sociologie de P. Bourdieu, le travail de traduction a dj t effectu par nombre dhistoriens, parmi lesquels, par exemple, Christophe Charle ou G. Noiriel : Ch. Charle, Les lites en France, 1880-1900, Paris, Fayard, 1987 ; Id., Naissance des intellectuels , 1880-1900, Editions de Minuit, 1990 ; Id., La Rpublique des universitaires, 1870-1940, Paris, Le Seuil, 1995 ; Id., Les rfrences trangres des universitaires. Essai de comparaison entre la France et lAllemagne, 1870-1970 , Actes de la recherche en sciences sociales, n148, juin 2003, p. 8-19 G. Noiriel, Penser avec, penser contre. Itinraire dun historien, Paris, Belin, 2003, p. 147-170. 32 J. L. Mayaud, Une histoire rurale clate (1945-1993). La France au XIXe sicle , La Terre et la cit, Mlanges offerts Ph. Vigier (textes runis par A. Faure, A. Plessis, J. Cl. Farcy), Paris, Craphis, 1994, p. 21-31.
12
luvre pionnire de Marc Bloch33. A la mme poque, lintrt des chercheurs des autres
sciences humaines, comme la sociologie ou lethnologie, redouble pour les tudes rurales.
Cest dailleurs ce moment (en 1961) quest fonde, sous lautorit conjointe de lhistorien
mdiviste Georges Duby et du gographe Daniel Faucher, la revue pluridisciplinaire Etudes
rurales, puis quelques annes plus tard, en 1974, lAssociation des Ruralistes franais34. Au
sein de cette histoire rurale, vritable courant de lhistoriographie franaise, lhistoire de
lagronomie ne bnficie que de la portion congrue. A tel point que certains avancent lide
que la thse dA. J. Bourde, si complte mais nanmoins point de dpart, aurait inhib, du fait
de son ampleur (plus de 1 700 pages), la recherche historique dans ce domaine. Cela revient
donner beaucoup dinfluence un seul ouvrage et nous semble illustrer un refus didentifier
les causes dune telle situation, sans doute plutt rechercher dans la difficult de saffronter
un sujet dtude peu en vogue une poque o les coles historiques, celles des Annales,
puis la nouvelle histoire, mettent en avant lapproche quantitative pour tudier les masses
paysannes, relguant quelque peu lhistoire non srielle la marge . Lhistoire de
lagronomie est avant tout lhistoire des agronomes, de leurs travaux de recherches, de leurs
dcouvertes, de leurs checs et des institutions au sein desquelles ils uvrent. La srie, certes
parfois utile en ce domaine aussi, nest pas au cur de la dmarche de lhistorien de
lagronomie. Le phnomne de mode ou d cole nexplique pas tout mais apparat
parfois comme un des facteurs dterminants35. On peut encore souligner le handicap pour
lhistoire des sciences que reprsente la ncessaire familiarisation (sans aller jusqu voquer
une double comptence) de lhistorien avec la science quil tudie. Ce dernier point explique
pourquoi, pendant longtemps, lenseignement et la recherche en histoire des sciences ont t
effectus par des spcialistes de la discipline scientifique tudie, frquemment retraits ou en
fin de carrire, lhistoire de la discipline ntant pas juge (malheureusement) comme une
33 M. Bloch, Les Caractres originaux de lhistoire rurale franaise, Oslo, 1931, rd., Paris, A. Colin, 1999, prface P. Toubert. Entre autres, P. Goubert, Beauvais et le beauvaisis de 1600 1730. Contribution lhistoire sociale de la France du XVIIe sicle, Paris, E.H.E.S.S., 1960, 2 vol. ; A. Poitrineau, La vie rurale en Basse-Auvergne au XVIIIe sicle (1726-1789), Paris, P.U.F., 1965 ; E. Le Roy Ladurie, Les paysans de Languedoc, Paris-La Haye, SEVPEN, 1966, 2 vol. ; A.J. Bourde, Agronomie et agronomes au XVIIIe sicle, op. cit. ; R. Hubscher, Lagriculture et la socit rurale dans le Pas-de-Calais, du milieu du XIXe sicle 1914, Arras, Mmoire de la commission dpartementale des monuments historiques du Pas-de-Calais, t. XX, 1979, 2 vol. Bibliographie plus complte in J. M. Moriceau, La Terre et les paysans aux XVIIe et XVIIIe sicles, Guide dhistoire agraire, Rennes, P.U.R., Association dhistoire des socits rurales, bibliothque dhistoire rurale, 3 , 1999, p. 70-87 et G. Pcout, Les campagnes dans lvolution socio-politique de lEurope (1830-fin des annes 1920), H. S. R., 2005-23, p. 11-64, 2e partie, H. S. R., 2005-24, p. 123-170. 34 J. L. Mayaud, Une histoire rurale clate (1945-1993) , op. cit., p. 24. 35 Par exemple, lors des annes 1960 lorsque le structuralisme dominait , la philosophie des sciences telle quenvisage par Georges Canguilhem, soit une approche plus qualitative centre sur lindividu, ntait pas en vogue Cf. J. Lautman, Un stocien chaleureux , Georges Canguilhem en son temps, Revue dhistoire des sciences, 53-1, 2000, p. 27-45.
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activit scientifique srieuse par les pairs36. Aujourdhui, cependant, cette situation tend
changer et cet enseignement est de plus en plus prodigu par des spcialistes de lhistoire et
de lpistmologie des sciences.
Par la suite, durant les annes 1980-1990, la place de lhistoire rurale au sein de
lhistoriographie sest normalise suivant les inflexions majeures de lcole historique
franaise 37. On a pu entendre voquer une crise de lhistoire rurale pendant les annes 1980.
Or, ce constat ne semble pas fond tant ldition en histoire rurale a conserv toute sa
vigueur38. Le sentiment de crise est sans doute li au fait que lhistoire rurale na plus le statut
privilgi qui la caractrisait dans les annes 1950-1970, o nombre de thses concernaient le
monde rural39. Cette situation est rapprocher du sentiment gnral de crise de lhistoire
qui prvaut alors : les thmatiques de recherche se sont multiplies do limpression dun
miettement du savoir historique, et pour les ruralistes, limpression que la place accorde
leur objet de recherche est de plus en plus restreinte40. En fait cest la comptition, cest--
dire la concurrence entre les thmatiques de recherche qui est devenue plus svre. Toutefois,
pour certains, contre-courant, cette situation est une preuve du dynamisme de la discipline.
On peut donc suivre Jean-Luc Mayaud qui, optimiste, note qu en dfinitive, vers 1980,
lhistoire rurale semble triompher de la crise que connat son objet, et survit la fin des
paysans 41. En effet, la recherche et ldition en histoire rurale sont bien plus florissantes que
la statistique du nombre dexploitants agricoles en France en constante diminution. Cet
optimisme est confirm actuellement par une sorte de renouveau (si lon concde une
forme de crise dans les dcennies prcdentes) depuis le milieu des annes 1990, avec la
cration de lAssociation Histoire et Socits Rurales en 1993, conjointement la naissance
dune nouvelle revue spcialise : Histoire et Socits Rurales. La multiplication des
publications, la cration dune collection, Bibliothque dhistoire rurale , par les Presses 36 C. Salomon-Bayet, Lhistoire des sciences et des techniques , F. Bdarida (dir.), LHistoire et le mtier dhistorien en France, 1945-1995, MSH, 1995. D. Lecourt, lEnseignement de la philosophie des sciences, Rapport au ministre de lducation nationale de la recherche et de la technologie, 1999. Ce rapport traite de la philosophie des sciences mais aussi de lhistoire des sciences puisque ces deux disciplines, assez proches, sont trs souvent enseignes par les mmes personnes. 37 J. L. Mayaud, Une histoire rurale clate (1945-1993) , op. cit., p. 27 et G. Brunel, J. M. Moriceau, Un renouveau pour lhistoire rurale , op. cit, p. 7. 38 J. M. Moriceau, Terres mouvantes, Les campagnes franaises du fodalisme la mondialisation, XIIe-XIXe sicles, Paris, Fayard, 2002, p. 427 : le graphique, tabli par lauteur, de la rpartition annuelle de ldition en histoire rurale, en France, entre 1851 et 2002, illustre bien la progression continue de la publication des recherches en histoire rurale. 39 Sentiment bien rel, le sentiment de crise, trs subjectif, est souvent dissocier de la crise elle-mme. Les deux ntant pas toujours corrls, limpression de crise peut exister sans que la situation ne corresponde rellement une crise. 40 G. Noiriel, Sur la crise de lhistoire, Paris, Belin, 1996, en particulier p. 9-12 et F. Dosse, Lhistoire en miettes, Paris, La dcouverte, 1987. 41 J. L. Mayaud, Une histoire rurale clate (1945-1993) , op. cit., p. 26.
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universitaires de Rennes et lAssociation Histoire et Socits Rurales, la multiplication des
colloques dhistoire rurale achvent de convaincre dun regain de vigueur42. Aujourdhui,
donc, le champ de recherche est dynamique mais aussi diversifi o sentrecroisent de
multiples thmatiques parmi lesquelles lhistoire de lagronomie qui, elle aussi, est en plein
essor. En effet depuis quelques annes des thses sont soutenues dans ce domaine et des
colloques sinterrogent sur cette histoire ncessaire la comprhension de la structuration
dans le temps de la discipline43.
Les agronomes du pass, des antiques Olivier de Serres, puis Duhamel du Monceau
entre autres, ou encore Justus von Liebig, et leurs uvres, nont pas t ignors par la
recherche historique des soixante-dix dernires annes mais ils ont t uniquement utiliss
dans le cadre de travaux dhistoire agraire plus globale44. Lagronomie de lpoque moderne a
cependant t plus tudie, sans doute du fait du dbat autour dune prtendue Rvolution
agricole au XVIIIe sicle et de la suprmatie suppose de lagriculture anglaise de lpoque
par rapport lagriculture franaise45. Pour autant, seule la thse dA. J. Bourde apparat,
42 J. M. Moriceau, Terres mouvantes, op. cit., p. 427. LHistoire rurale en France, Actes dans Histoire et Socits Rurales, 1995, 3, op. cit. ; Les enjeux de la formation des acteurs de lagriculture, 1760-1945, colloque ENESAD, 19-21 janvier 1999 (Actes : Dijon, Educagri, 2000) ; Colloque international Autour dOlivier de Serres : pratiques agricoles et pense agronomique, du nolithique aux enjeux actuels, 27-29 septembre 2000 (Actes : Comptes rendus de lAcadmie dagriculture de France, vol. 87, n 4, 2001 et Presses Universitaires de Rennes/A.H.S.R., 2002, coll. Bibliothque dhistoire rurale, 6 ). 43 G. Comet, Le paysan et son outil. Essai dhistoire technique des crales (VIIIe-XVe sicles), Paris/Rome, Ecole franaise de Rome, 1992 ; G. Denis, Les maladies des plantes de 1755 1807, controverses et dominances, Thse dhistoire des sciences et des techniques, Paris I, 1994 ; P. Reignez, Loutil agricole en France du Xe au XVIIe sicle, Thse dhistoire des sciences et des techniques, E.H.E.S.S., 1997 (d. Errance, 2002) ; N. Jas, Au carrefour de la chimie et de lagriculture, les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, EAC, 2001 M.-C. Amouretti, F. Sigaut (dir.), Traditions agronomiques europennes. Elaboration et transmission depuis lAntiquit, Paris, C.T.H.S., 1998 ; Colloque international Autour dOlivier de Serres : pratiques agricoles et pense agronomique, du nolithique aux enjeux actuels, 27-29 septembre 2000, op. cit. Enfin, P. Robin (dir.), Histoire et Agronomie : entre rupture et dure, Colloque de Montpellier, 20-22 octobre 2004, Paris, IRD d., coll. Colloques et Sminaires , sous presse. 44 Sur les Antiques, dHsiode (VIIIe sicle av. J.C.) auteur des Travaux et les Jours, Caton ( 234-149 av. J.C.), De re rustica, Varron (116-27 av. J.C.) auteur dun trait dconomie rurale, ou encore Columelle (Ier sicle apr. J.C.) qui rdigea un trait dagronomie, cf. A. J. Bourde, op. cit., p. 15, M.-C. Amouretti, La transmission des connaissances agronomiques dans lAntiquit : lexemple des crits techniques militaires , Traditions agronomiques europennes, op. cit., p. 17-26, surtout p. 17-18 et des prcisions bibliographiques et lexicales dans P. Jaillette, Les agronomes latins. Note sur une locution au dessus de tout soupon , Alain Belmont (textes runis par), Autour dOlivier de Serres. Pratiques agricoles et pense agronomique du Nolithique aux enjeux actuels. Actes du colloque du Pradel, 27-29 septembre 2000, Rennes, Presses Universitaires de Rennes/A.H.S.R., 2002, coll. Bibliothque dhistoire rurale, 6 , p. 193-202. O. de Serres, Thtre dagriculture ou mesnage des champs, 1600. Duhamel de Monceau, Trait de la culture des terres, Paris, 1753-1761, 6 volumes. J. von Liebig, Chimie applique la physiologie vgtale et lagriculture, trad. Ch. Gerhardt, Paris, 1844, 2e d. Sur J. von Liebig cf. M. Blondel-Megrelis, P. Robin, 1800-1840, Physiologie vgtale chimique et chimie agricole. Liebig, une fondation questionner , Alain Belmont (textes runis par), Autour dOlivier de Serres, op. cit., p. 275-296. 45 Sur ce thme cf., et parmi dautres, M. Morineau, Y-a-t-il eu une rvolution agricole en France au XVIIIe sicle ? , Revue Historique, 239, avril-juin 1968, p. 299-326 ; J. M. Moriceau, Les moulins de la Rvolution agricole , Revue Historique, 1997-1, p. 301-305 et J. M. Moriceau, Terres mouvantes, op. cit., p. 236-276, etc. Nous y reviendrons dans le chapitre V.
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comme on la dj crit plus haut, comme le seul vritable travail dhistoire de lagronomie
proprement dit, cest--dire, non pas une rflexion dhistoire agraire fonde sur les crits des
agronomes, mais une recherche sur les agronomes eux-mmes, sur leur discipline et la
caractrisation de celle-ci. Dmarche qui relve de lhistoire agraire mais, surtout, de
lhistoire des sciences et des techniques et, en partie, de celle des institutions.
Malheureusement, A. J. Bourde na pas t suivi et son magistral essai mrite encore dtre
approfondi, enrichi et, pour certains points, rexamin.
Si lhistoire de lagronomie a pein se dvelopper, daucun nous objectera quil
nexiste pas de rel intrt pour ce domaine de recherche. A cela nous rpondons quune
demande existe, notamment chez les agronomes, soucieux de lhistoire et de lpistmologie
de leur discipline ainsi que lon peut le constater, par exemple, la lecture des discussions
menes dans le cadre du colloque O. de Serres, en septembre 200046. A tel point que des
agronomes ont entrepris de retracer lhistoire de leur discipline, comme Jean Boulaine, dont
lHistoire de lagronomie est une premire synthse dune histoire balbutiante, qui pose de
nombreux jalons, mais qui, malheureusement, napprofondit pas les pistes ouvertes par A. J.
Bourde, et qui doit tre regarde comme un point de dpart. Lhistoire de lagronomie est
donc un champ de recherche ouvert, encore peu explor par les historiens, longtemps inclus et
quelque peu dilue dans lhistoire rurale, qui tend sautonomiser et devenir un
domaine de recherche part entire47. Aussi, nous positionnons-nous dans ce champ de
recherche neuf. Avant denvisager une synthse globale, lhistoire de lagronomie a besoin
dtre patiemment crite et de se construire grce la multiplication de travaux, pointus et
restreints, non pas dans le temps puisque, depuis Fernand Braudel, lhistoire scrit souvent
sur la longue dure, ou la moyenne dure de lordre du sicle, afin de saisir les permanences,
les changements lents et de mieux comprendre et interprter les soubresauts de lvnement48,
mais dans lespace et la thmatique. Le temps des grandes synthses, comme celles proposes
par G. Duby et A. Wallon pour lhistoire rurale dans les annes 1970 ou encore Annie Moulin
46 Dialogues entre agronomes et historiens : une rencontre pour des chantiers de recherche construire , Colloque Autour dOlivier de Serres : pratiques agricoles et pense agronomique, 28-30 septembre 2000, Comptes rendus de lAcadmie dagriculture de France, vol. 87, n 4, 2001, p. 291-310. Cf. aussi la conclusion de M. Blondel-Megrelis, P. Robin, 1800-1840, Physiologie vgtale chimique et chimie agricole. Liebig, une fondation questionner , op. cit., p.293-294. 47 F. Sigaut, un cadre gnral de rflexion , lHistoire rurale en France, Actes du colloque de Rennes (6-8 octobre 1994), Histoire et Socits Rurales, 1995-3, p. 203-214 et G. Denis, Elments pour une histoire de lagronomie , op. cit., p. 231-241. 48 F. Braudel, La Mditerrane et le monde mditerranen lpoque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949, 3 vol., 1990, 9e d., Prface, p. 11-19 ; reprise in Ecrits sur lhistoire, Paris, Flammarion, 1969, p. 11-13.
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plus rcemment, nest pas encore venu, et comme une cathdrale au chantier interminable,
ldifice nest pas encore termin 49.
Cest pourquoi nous consacrons nos recherches ce territoire encore peu explor
des historiens, et plus prcisment en choisissant Mathieu de Dombasle pour porter une
attention particulire au travail dagronome sur le travail du sol. Ce choix, dun amliorateur
de charrue, est dautant plus confort que lapproche historique de la modernisation des
techniques de labour est, daprs Franois Sigaut, un thme de recherche ouvert et fort
important pour la connaissance des pratiques culturales et des systmes de culture au XIXe
sicle50.
Cest partir des annes 1750 que rflexions et tudes sur lagronomie se multiplient.
On assiste un vritable engouement ditorial : Musset-Pathay, en 1810, dans sa
Bibliographie agronomique (rpertoire de 2078 titres concernant lagronomie entre le XVe et
le XVIIIe sicle), rpertorie 130 ouvrages dagronomie pour le XVIIe sicle et 1214 pour le
XVIIIe sicle, dont la majeure partie est dite aprs 175051. Une large part est consacre la
charrue et aux techniques de labour. On constate un regain dintrt avec luvre de Duhamel
du Monceau52, largissant les thories de lagronome anglais Jethro Tull, qui fait du labour le
pivot de l agriculture nouvelle 53 : une agriculture rationnelle scientifique et
systmatique qui repose sur la culture des lgumineuses (pois, vesce) et prairies
artificielles (trfle, sainfoin) en substitution la jachre morte 54. Duhamel du Monceau
prolonge ce systme et cre la nouvelle culture fonde sur le frquent usage des labours
et lpargne de la semence 55. Lintrt pour les techniques de labour nest cependant pas n
avec cette agriculture nouvelle , le travail de la terre est au centre des proccupations
agronomiques depuis les origines, mais celui-ci sest renouvel. Lagriculture de Norfolk
(Sud-Est de lAngleterre)56, dcrite par J. Tull, ds 1731, dans son ouvrage Horse-hoeing
49 G. Duby, A. Wallon, Histoire de la France rurale, 4 t., Paris, Le Seuil, 1976, rd. 1992, coll. point histoire . A. Moulin, Les paysans dans la socit franaise : de la Rvolution nos jours, Paris, Le Seuil, 1988, coll. point histoire . Citation dans L. Wirth, Un quilibre perdu. Evolution dmographique, conomique et sociale du monde paysan dans le Cantal au XIXe sicle, Clermont-Ferrand, Publications de lInstitut dEtudes du Massif central, 1996, p. 1. 50 F. Sigaut, Addenda : propos dOlivier Diouron, paysan trgorrois , Histoire et Socits Rurales, n18, 2002, p. 187-189. 51 J. M. Moriceau, Agronomie , L. Bly (dir.), Dictionnaire de lAncien Rgime, Paris, PUF, 1996, p. 44-45. 52 Henri-Louis Duhamel du Monceau (1700-1782), cf. Infra chapitre IV et J. de Pelet, H. L. Duhamel du Monceau, agronome et savant universel (1700-1782) ou un encyclopdiste au sicle de Diderot , Culture technique, juillet 1986, n 16, p. 236-245. 53 H. L Duhamel du Monceau, Trait de la culture des terres, Paris, 1753-1761, 6 vol. 54 A. J. Bourde, op. cit., p. 208. 55 H. L. Duhamel du Monceau, Elmens dagriculture, Paris, 1762, 2 tomes, tome 1, p. 440. 56 Inspire de lagriculture de Flandres : J. Beauroy, Les Coke de Holkham Hall et lessor du Norfolk system of husbandry , Histoire et Socits Rurales, n 10, 1998, p. 9-45.
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husbandry, dont les premiers volumes du Trait dagriculture de Duhamel du Monceau sont
la traduction, devient rapidement le modle dune agriculture moderne suivie par les grands
propritaires en France et en Europe57. Ces apports provoquent un formidable intrt pour les
techniques de labour, cest--dire pour les instruments de labour eux-mmes, charrue et araire,
mais aussi pour les pratiques du labour, et plus gnralement du travail du sol. Un processus
de rflexion et de tentative damlioration des techniques est alors engag.
Le travail du sol ne se rsume pas au labourage, celui-ci nen reprsentant quune
partie. Le but du labour est de diminuer le tassement, daugmenter la proportion des vides,
de sparer les lments les uns des autres et de changer leur position respective dans le
profil , mais ce nest quun aspect du travail du sol58. Une histoire de lagronomie du travail
du sol ne peut tre restreinte seulement au travail du sol lui-mme et aux consquences
pdologiques des techniques utilises pour cultiver le sol. Lagronomie du travail du sol est
bien plus large et tient compte des techniques mais aussi des outils, de la trace quils laissent
sur le sol ainsi que des hommes et des animaux qui travaillent ce sol, de lorganisation du
travail au sein de lexploitation agricole et, enfin, de la transmission et de lamlioration des
connaissances et savoir-faire dans ce domaine. Le hersage est une autre technique, et non des
moindres, du travail de la terre. Il est difficile disoler le labourage des autres travaux du sol,
et mme si lon insistera plus sur les techniques de labour, qui proccupent davantage les
agronomes des XVIIIe et XIXe sicles, nous souscrivons totalement lide dA. G.
Haudricourt et de M. Jean-Brunhes Delamarre pour qui ltude dun seul instrument se
trouve donc lie celle de toutes les techniques et habitudes agricoles. Mais aussi celle de
tout lenvironnement de loutil et donc de lhomme 59. Les techniques de labour sont
intgres dans des itinraires techniques qui ne sexpliquent que globalement60. Seules les
techniques mettant en uvre des instruments de labour tracts seront ici prises en compte (les
techniques de labours bras sont donc exclues). Notre propos nest pas dcrire une histoire
technique des techniques, nanmoins, nous aurons frquemment recours au vocabulaire
technique relatif au travail du sol et, surtout, au labour61. On ne traitera pas des techniques de
57 L agriculture nouvelle senrichit par la suite des rflexions dautres agronomes tels que Buffon ou le Marquis de Turbilly (A. J. Bourde, op. cit., p. 238-253). 58 J. Boulaine, cit par G. Comet, op. cit., p. 37. Sur le profil cultural cf. Infra chapitre III. 59 A. G.Haudricourt, M. Jean-Brunhes Delamarre, LHomme et la charrue, op. cit., p. 55-56. 60 Sur le concept ditinraire technique cf. infra chapitre VIII. Voir aussi M. Sebillotte, Analysing farming and cropping systems and their effects. Some operative concepts , J. Brossier et al. (dir.), Systems studies in agriculture and rural development. Paris, INRA d., 1993, p. 273-290 et R. Gras, M. Benot, et al., Le fait technique en agronomie. Activit agricole, concepts et mthodes dtude, Paris, LHarmattan / INRA d., 1989, p. 54-55. 61 Cette histoire technique, concernant la charrue, est dj, en partie comme pour la plupart des objets dinvestigation historique, crite : cf., entre autres, A. G. Haudricourt, M. Jean-Brunhes Delamarre, LHomme et
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labour en elles-mmes, dj tudies par ailleurs, mais de llaboration et de lvolution des
rflexions que Mathieu de Dombasle a men sur le travail du sol, perptuant, dune part, la
tradition du XVIIIe sicle et devenant, dautre part, initiateur dexpriences nouvelles. La
rflexion autour de ce travail du sol permet de montrer les mcanismes de lmergence de
nouveauts techniques (terme pris ici dans un sens large et regroupant autant les
techniques culturales nouvelles que les instruments aratoires perfectionns et les innovations
structurelles), de prciser selon quelles conditions les modifications techniques deviennent
des innovations pour les acteurs62 (les agronomes eux-mmes et, plus largement, les
praticiens de lagriculture), puis de sinterroger sur limportance de ces innovations dans le
processus dinstitutionnalisation de la science agronomique la fin du XVIIIe sicle et dans la
premire moiti du XIXe sicle. Le comparatisme est de rigueur afin de bien comprendre les
particularits ou les similarits de linstitutionnalisation, qui est un processus long et
erratique, certainement pas linaire, de lagronomie par rapport aux autres sciences, par
exemple la gographie qui est aussi une science naissante cette poque63. Suivant Pierre
Bourdieu, on peut formuler lhypothse que les innovations techniques entranent un surcrot
de notorit pour leur concepteur, donc renforcent la position (de pouvoir) de ce dernier
lintrieur du champ dans lequel il est impliqu64.
Lagronome lorrain Mathieu de Dombasle a jou un rle important dans lhistoire de
la recherche agronomique sur le travail du sol, sur les instruments de labour et, plus encore,
dans le dveloppement de la transmission des savoirs et savoir-faire grce un Institut qui la charrue travers le monde, op. cit. ; F. Sigaut, Les conditions dapparition de la charrue , Journal dagriculture tropicale et de botanique applique, t. XIX, 1972, 10-11, p. 442-478 ; F. Sigaut (dir.), Les hommes et leurs sols, Les techniques de prparation du champ dans le fonctionnement et lhistoire des systmes de culture, Actes des journes dtude Agronomie-Sciences humaines (5 et 6 juillet 1976), Journal dagriculture traditionnelle et de botanique applique, n spcial, vol. 24, 1977, 2-3, p. 67-281 ; G. Comet, Le paysan et son outil. Essai dhistoire technique des crales (VIIIe-XVe sicles), Paris/Rome, Ecole franaise de Rome, 1992 La liste nest pas exhaustive, nous navons slectionn que quelques publications parmi une multitude quil est inutile de citer compltement ici. 62 Question qui intresse aussi aujourdhui les agronomes. Cf. J. Caneill, Du champ cultiv au bassin dapprovisionnement, op. cit., p. 24. 63 I. Laboulais-Lesage, Lectures et pratiques de lespace. Litinraire de Coquebert de Montbret, savant et grand commis dEtat (1755-1831), Paris, Champion, 1999. I. Laboulais-Lesage (dir.), Combler les blancs de la carte. Modalits et enjeux de la construction des savoirs gographiques (XVIe-XXe sicles), Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2004. J. L. Maigrot, Au tournant des XVIIIe et XIXe sicles, un anctre du dveloppement agricole en Haute-Marne, Nicolas Douette Richardot, agriculteur Langres , Colloque de lAssociation bourguignonne des socits savantes, 55e congrs (1-3 juin 1984), Langres, 1986, p. 205-219. 64 La notion de champ est emprunte la sociologie de Pierre Bourdieu qui la dfinit ainsi : univers sociaux relativement autonomes () o des professionnels de la production symbolique saffrontent, dans des luttes ayant pour enjeu limposition de principes lgitimes de vision et de division du monde naturel et du monde social. , P. Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la thorie de laction, Paris, Le Seuil, 1994, coll. points essais , p. 91 ; P. Bourdieu, La spcificit du champ scientifique et les conditions sociales du progrs de la raison , Sociologie et socits, VII, 1, mai 1975, p. 91-118 ; Id., Le champ scientifique , Actes de la recherche en sciences sociales, n 2-3, juin 1976, p. 88-104 ; Id., Les usages sociaux de la science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA d., 1997, coll. sciences en question , p. 12-36.
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compte parmi les premires expriences franaise et europenne denseignement agricole65.
En effet, la charrue quil a labore, les ouvrages quil a rdigs sur la charrue66, le labour, et
plus gnralement sur lagriculture67, la fabrique dinstruments aratoires et lInstitut de
formation agricole quil a crs dans sa ferme-exemplaire de Roville-devant-Bayon sont
autant dinnovations, ou prsents comme telles, dont nous ferons une tude privilgie tant
Mathieu de Dombasle occupe une place importante, mais non suffisante et non exceptionnelle
(lagronomie nest pas lie un seul homme) dans cette premire phase
dinstitutionnalisation de lagronomie.
Que les agronomes sintressent au travail du sol, aux diverses manires de labourer,
aux instruments aratoires et quils tentent damliorer techniques et outils, nest pas une
dmarche gratuite de leur part. Il existe une forme de demande qui mane des diffrents
corps de la socit68. Lesquels et sous quelles formes cette ou ces demande(s) ont t
formule(s) sont des questions auxquelles nous nous efforcerons de donner rponses. Mais
sil est bien lgitime de sinterroger sur les moteurs (sociaux, techniques et conomiques)
qui influencent les choix de travaux des agronomes, il est non moins lgitime de se demander
comment leurs travaux sont reus, utiliss, voire critiqus ou rejets, et par qui69. Ces
interactions socio-conomiques, volontaires parfois, implicites la plupart du temps, doivent
tre analyses70. Cette question des liens entre science agronomique et pratiques paysannes,
pose depuis le XVIIIe sicle, intresse lhistorien qui cherche prciser limpact entre
monde rural, monde politique et monde scientifique, lhistorien qui cherche tablir et
comprendre les regards et les attitudes les uns des autres 71. Lhistoire des rapports entre les
diffrentes catgories culturelles de la socit est ncessaire. En choisissant lagronomie
65 M. Benot, F. Knittel, M. Cussenot, Trois moments-cls de lagronomie en Lorraine au XIXe sicle , J. F. Clment, F. Le Tacon (dir.), Sciences et techniques en Lorraine lpoque de lEcole de Nancy, Actes des confrences donnes du 4 mars au 28 avril 1999 la M.J.C. Pichon de Nancy, Nancy, M.J.C. Pichon d., 2001, p. 225-239. 66 C. J. A. Mathieu de Dombasle, Mmoire sur la charrue considre principalement sous le rapport de la prsence ou de labsence de lavant-train , extrait des Mmoires de la Socit Royale et Centrale dagriculture, Paris, Mme Huzard, 1821. 67 Principalement, C. J. A. Mathieu de Dombasle, Annales agricoles de Roville (A.A.R.), 9 tomes, 1824-1837. 68 B. Latour, S. Woolgar, La vie de laboratoire, la production des faits scientifiques, 1er d. 1979, trad. franaise, Paris, La dcouverte, 1988. 69 P. Bourdieu, Les usages sociaux de la science..., op. cit. et B. Latour, Le mtier de chercheur, regard dun anthropologue, Paris, INRA d., 1995, coll. sciences en question , p. 47-61. 70 Le principe de laction nest donc ni un sujet qui saffronterait au monde comme un objet dans un rapport de pure connaissance ni davantage un milieu qui exercerait sur lagent une forme de causalit mcanique ; il nest ni dans la fin matrielle ou symbolique de laction ni dans les contraintes du champ. Il rside dans la complicit entre deux tats du social . P. Bourdieu, Mditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, coll. Liber , p. 179. 71 G. Denis, Pratiques paysannes et thories savantes pragronomiques au XVIIIe sicle : le cas des dbats sur la transmission des maladies des grains de bl , Revue dhistoire des sciences, 54-4, oct.-dc. 2001, p. 451-494, p. 453.
20
comme sujet dinvestigations lon est face un champ de rencontre entre une demande
sociale, conomique, politique, une pratique, un savoir paysan et des propositions
scientifiques 72. Les paysans sont au cur des proccupations de lhistoire de lagronomie. Il
nexiste pas de dichotomie simpliste opposant lagronome, savant thoricien, au paysan,
praticien de lagriculture. Agronomie et agriculture sont intrinsquement lies aussi bien que
agronome et paysan, dont les relations complexes sont un lment cl de la comprhension de
la structuration de la discipline agronomique. En mme temps que lon tudie les aspects
techniques de lagronomie du travail du sol, les liens, plus ou moins troits, entre les
mondes rural et scientifique sont examins73. Mais Pour lhistorien de lagronomie, le rle
des paysans est uniquement tudi par le prisme des relations quils entretiennent avec les
agronomes.
Afin de saisir la configuration dans laquelle sinscrit la dmarche de Mathieu de
Dombasle, nous dveloppons ltude de lmergence de lintrt des agronomes pour le
travail du sol partir des annes 1750 mais nous montrons aussi comment, pendant un sicle
environ, le travail du sol conserve une place essentielle et, travers lexemple de ce thme de
recherche, comment les agronomes entendent rpondre aux impratifs de progrs et
damlioration dune agriculture qui nest pas encore en mesure de pourvoir aux besoins
alimentaires de la population. Il nous faut alors essayer dvaluer si, pendant la priode 1750-
1850, sicle o les problmes de subsistances tendent devenir de plus en plus rares et o la
population augmente, les propositions des agronomes en matire de travail du sol ont eu un
impact bnfique sur les progrs agricoles ou nont jou quun rle mineur, voire aucun. Les
dterminants des recherches et, de lautre ct, la rception de ces dernires par ceux qui sont
les plus mme de les faire fonctionner74, sont les deux ples principaux de notre rflexion
qui nous amnent, par consquent, rflchir la place des innovations agronomiques
comme facteurs de progrs. Le dbat sur une ventuelle Rvolution agricole nest pas
totalement clos75. Si tout le monde admet les progrs indniables de lagriculture aux XVIIIe
et XIXe sicles, les discussions portent encore sur lampleur des progrs, sur leur soudainet
et sur la chronologie de ces progrs. Loin de vouloir rgler une telle question, nous souhaitons
toutefois apporter des clairages prcis de manire nourrir le dbat historiographique. Aussi,
allons-nous essayer de dterminer si lagronomie du travail du sol a engendr des progrs
72 G. Denis, Elments pour une histoire de lagronomie , op. cit. 73 La dimension politique, certes importante, ne sera queffleure ici car dbordant lobjet que lon se propose dtudier. Cf. la fin du chapitre XII. 74 J. M. Moriceau, Terres mouvantes, op. cit., p. 251-260. 75 Cf. supra note 45.
21
significatifs pour les paysans. Ltude de la pntration des nouveauts proposes par les
agronomes aux praticiens et les moyens de diffusion de ces nouveauts permet de mesurer ces
ventuels progrs. Cest un dcryptage des mcanismes de diffusion dun progrs technique
du (des) concepteur(s) (aux) lutilisateur(s). Il faut en prciser les vecteurs, les modalits de
passage (la nouvelle technique arrive-t-elle telle quelle jusqu lutilisateur ou a-t-elle subi des
modifications ?) et la temporalit de la diffusion de linnovation ; ou, linverse, mesurer les
facteurs de blocage qui gnent ou empchent cette diffusion. Lexemple de Mathieu
de Dombasle est un point danalyse privilgi. Lorsquil affirme que lInstitut [agricole de
la ferme-exemplaire de Roville-devant-Bayon, fond en 1826] et la fabrique dinstruments
aratoires [fonde en 1823 au sein de la ferme-exemplaire] taient les deux principaux moyens
par lesquels devaient se propager les amliorations que ltablissement pourrait introduire
dans les pratiques agricoles 76, il sinscrit dans une dmarche de promotion des innovations
techniques en direction des praticiens77. Toutefois, lorsque lon se place du point de vue des
praticiens on na souvent pas la possibilit dtablir avec prcision les usages des techniques
proposes78. Il est plus ais danalyser les mcanismes du travail agronomique, de la mise au
point des techniques nouvelles, den apprhender les voies de diffusion que danalyser les
canaux de rception, surtout lorsque le public concern correspond aux masses paysannes,
souvent illettres79. Or, la France du Nord-Est est un observatoire privilgi tant donn le
fort taux dalphabtisation des populations paysannes la fin de lAncien Rgime80. Cela
signifie des potentialits de diffusion plus large de lcrit, donc de linformation, mme
relaye par la culture orale. Dans tous les cas, il nous incombe aussi de nous interroger sur les
positions sociales (et culturelles), au sein de la paysannerie, de ceux qui ont t les plus
rceptifs, et, loppos, de ceux qui lont t le moins, en passant peut-tre par un groupe
76 Mathieu de Dombasle, A.A.R., t. IX, 1837, p. 31. 77 Il nous faudra prendre garde aux mots utiliss et veiller au sens que les agronomes leur donnaient, notamment pour les termes praticien ou cultivateur par exemple. Cf. infra, chapitre I. 78 J. M. Moriceau, Terres mouvantes, op. cit., p. 239. 79 R. Chartier, Lectures et lecteurs dans la France dAncien Rgime, Paris, 1982 ; J.M. Chevet, Les transmissions des savoirs agricoles dans les processus de croissance agronomique et conomique, 1650-1850, lexemple de la rgion parisienne , Traditions agronomiques europennes : laboration et transmission depuis lAntiquit, 120e congrs des socits historiques et scientifiques, 23-29 octobre 1995, Aix-en-Provence, 1998. 80 L. Maggiolo, De la condition de linstruction primaire et du matre dcole en Lorraine avant 1789, Paris, 1869 ; F. Furet, J. Ozouf, Lire et crire, lalphabtisation des Franais de Calvin Jules Ferry, Paris, d. de Minuit, 1977, 2 tomes ; Id. , Lalphabtisation des Franais : trois sicles de mtissage culturel , Annales E.S.C., 1977, p. 488-502 ; R. Grevet, Alphabtisation et instruction des populations rurales du nord de la France (milieu XVIIIe-dbut XIXe sicles) , La culture paysanne (1750-1830), Colloque du centre dhistoire culturelle et religieuse (24-26 mai 1993), Annales de Bretagne et des pays de lOuest, 1993, t. 100, 4, p. 441-453. Cf. infra, le chapitre VI o cet aspect est dvelopp.
22
intermdiaire dindcis81. L aussi, a priori les paysans les plus aiss sont aussi les plus
instruits donc les mieux informs et les plus mme daccepter des nouveauts et de les
exprimenter, tandis que les plus dmunis sont en marge des circuits du savoir et de
linformation. Or, on peut se questionner sur leur attachement lhabitude, la fameuse
routine stigmatise par les agronomes des XVIIIe et XIXe sicles, et parfois mme par les
historiens leur suite, et sur leurs rticences linnovation et au changement82. Enfin, la
diffusion et la pntration des nouveauts techniques est mesurer en fonction des
diffrents systmes agraires et des structures dexploitation : les modes dappropriation des
innovations varient en fonction des systmes de culture des exploitations et des systmes
agraires dans lesquels elles sinsrent. Cette dernire approche tant croiser avec lanalyse
du cheminement de linnovation en fonction des positions sociales et culturelles. Bien
entendu nous napporterons pas de rponses de porte gnrale, notre recherche reste
circonscrite un espace donn pendant une priode de temps moyen dun sicle.
Le choix de la limite chronologique haute de notre sujet, vers 1750, ne se prte
gure au dbat, tant il a dj t question dans nombre douvrages, thses, dictionnaires ou
autres publications, de lmergence du mouvement agronomique marqu par la publication
des premiers volumes du Trait de la culture des terres de Henri Louis Duhamel du Monceau
et, ensuite, par lacclration de ldition douvrages dagronomie83. Daniel Roche voque
mme un tournant capital des annes cinquante, soixante du XVIIIe sicle 84. Lagronomie
ne nat pas au milieu du XVIIIe sicle mais cest un moment dessor sans prcdent. Cest
donc l, lors de cette rupture, que nous avons choisi de dbuter. Dailleurs, lorsquil voque la
dcennie 1750, Grard Baur insiste aussi sur le fait que cest une csure capitale dans
lhistoire des campagnes franaises 85. Cette dcennie est une poque de bouleversements
tant pour lagronomie que pour une bonne part des campagnes franaises. Dmler lcheveau
des liens possibles entre les changements survenus dans les campagnes et ceux qui touchent
lagronomie, reprer les rapports de causalit et dterminer le rle moteur ventuel de
81 P. Diederen et al., Innovation adoption in agriculture : innovators, early adopters and laggards , Cahiers E. S. R., n 67, 2003, p. 29-50 et P. Raggi, F. Knittel, Innovations la mine et au champ : agronomes et ingnieurs des mines en Lorraine, XIXe-XXe sicles , CTHS, 130e Congrs national des Socits historiques et scientifiques, Grenoble, 24-29 avril 2006, paratre. 82 J. Mulliez, Du bl mal ncessaire. Rflexion sur les progrs de lagriculture de 1750 1850 , R. H. M. C., XXVI, 1, janv.-mars 1979, p. 3-47. 83 J. M. Moriceau, Terres mouvantes..., op. cit., p. 426. 84 D. Roche, Les Rpublicains des Lettres. Gens de culture et Lumires au XVIIIe sicle, Paris, Fayard, 1988, p. 63. 85 G. Baur, Histoire agraire de la France au XVIIIe sicle. Inerties et changements dans les campagnes franaises entre 1715 et 1815, Paris, SEDES, 2000, coll. Regards sur lhistoire , p. 296. Ouvrage qui, notre sens, est bien plus quun manuel dinitiation universitaire.
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lagronomie ou, au contraire labsence dinfluence de celle-ci, sont des pistes de recherche
fcondes que lon explorera sans les puiser. Cependant, et sil en fallait, une justification
supplmentaire peut tre apporte : cest aussi cette poque, dans les annes 1750-1760, que
le sens des mots agronome et agronomie, se fixent peu peu dans la langue franaise. Autre
signe dune vigueur nouvelle dune discipline scientifique en constitution86.
Les limites chronologiques ne sont pas fixes de manire stricte car lon pense que
lhistoire des ides scientifiques ne peut tre entreprise dans un carcan temporel trop rigide,
nous posons donc comme limite des priodes dcennales, vers 1750 pour dbuter, plutt
quune anne prcise. La rupture ne se fait pas toujours sur un pas de temps bref, elle peut
aussi avoir lieu pendant une priode tendue sur quelques annes. La Rvolution franaise en
est un exemple, poque dacclration du travail des savants et de spcialisation des
savoirs 87. Le mot agronome ne sest pas impos immdiatement et il faut attendre le milieu
du XIXe sicle pour que le terme devienne rellement usuel, lorsquune lgislation a cr
() les institutions agronomiques 88, terme dune premire phase dinstitutionnalisation,
dbute au milieu du sicle prcdent. Cest aussi le terme de la prsente tude, soit vers
1850, nouvelle poque de bouleversements pour la science agronomique confronte la
concurrence de la chimie avec la mise au point des engrais chimiques89. Marika Blondel-
Megrelis et Paul Robin, mettent en cause la rupture des annes 1840 montrant quelle est le
fait dune reconstruction de Liebig lui-mme qui, dtenteur dun pouvoir trs important dans
le champ scientifique de lpoque, a russi occulter les rsultats de ses prdcesseurs,
notamment de Saussure, afin de soctroyer tous les bnfices de ses dcouvertes 90.
Nanmoins, le sentiment de rupture a exist lpoque, cest pourquoi lon continue de
penser, bien que les travaux de P. Robin et M. Blondel-Megrelis soient remarquables et
prcieux pour les nuances quils apportent, que les annes 1840-1850 reprsentent une
86 Cf. G. Denis, Du physicien agriculteur du XVIIIe sicle lagronome des XIXe et XXe sicles : mise en place dun champ de recherche et denseignement , Les entretiens du Pradel (1er dition), Actes du colloque international Autour dOlivier de Serres : pratiques agricoles et pense agronomique (28-30 septembre 2000), Comptes rendus de lAcadmie dAgriculture de France, vol. 87, n4, 2001, p. 81-103. 87 J. McClellan, En attendant Ch. Gillispie. Conclusion , Sciences et techniques autour de la Rvolution franaise, Actes des journes dtude des 10 et 11 dcembre 1999, A.H.R.F., n320, avril-juin 2000, p. 219-223, p. 220-221. 88 G. Denis, Agronomie , in D. Lecourt (dir.), Dictionnaire dhistoire et philosophie des sciences, P.U.F., 1999, p. 24-29. 89 N. Jas, Au carrefour de la chimie et de lagriculture, les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, EAC, 2001. 90 M. Blondel-Megrelis, P. Robin, 1800-1840, Physiologie vgtale chimique et chimie agricole. Liebig, une fondation questionner , op. cit. Cf. aussi, P. Robin, M. Blondel-Megrelis, Physiologie vgtale chimique et chimie agricole, 1800-1840. Saussure, une publication ressusciter , Autour dOlivier de Serres. Pratiques agricoles et pense agronomique du Nolithique aux enjeux actuels. Actes du colloque du Pradel, 27-29 septembre 2000, Comptes rendus de lAcadmie dagriculture de France, vol. 87, n4, 2001, p. 31-59.
24
rupture, plus ou moins importante, dans lhistoire de lagronomie. Sur le plan scientifique la
rupture est peu significative, et l nous rejoignons P. Robin et M. Blondel-Megrelis, mais sur
le plan des reprsentations, cette priode a t vcue comme rupture et prsente comme telle
par la suite. Notre tude biographique de Mathieu de Dombasle stend donc de c.1750
c.1850, premire phase du long processus dmergence historique 91 de lagronomie au
sein du champ scientifique de lpoque ; ce que Gilles Denis a appel le premier ge de la
recherche agronomique (1750-1960) 92, qui correspond la volont damliorer et de
dvelopper la production et la transformation des produits agricoles 93, et qui reprsente une
premire institutionnalisation de la discipline. Linfluence de Mathieu de Dombasle est
denvergure europenne, mais pour certains chapitres nos analyses ont t restreintes aux
dpartements de la Meurthe et des Vosges, espace dinfluence directe de lagronome de
Roville et observatoire dune grande richesse en raison de la diversit des systmes agraires94.
Lhistoire scrit en lien troit avec des sources (prsentes dans le chapitre I) qui sont
cites ici avec lorthographe dorigine et assez longuement car, comme Franois Sigaut, nous
pensons quil nest rien de mieux que de relire les grands anctres de lagronomie
europenne () Ces hommes taient pour la plupart de hautes intelligences, et dots dun
esprit dobservation et dun jugement srs. Aussi, plutt que den donner de douteuses
paraphrases, nous nous efforcerons de les citer aussi longuement que possible, limitant au
maximum les pertes dinformation qui accompagnent toute transposition, si honnte quelle
soit 95.
Lobjectif de cette thse est de proposer, travers une biographie dagronome, dont
nous prcisons les fondements thoriques dans le premier chapitre, lanalyse dun exemple
singulier, en lien avec la configuration dans laquelle lagronomie devient une discipline
scientifique reconnue et institutionnalise, permettant de prciser les modalits de dfinition
des tches de lagronome, en insistant particulirement sur le poids de linnovation.
91 P. Bourdieu, Mditations pascaliennes, op. cit., p. 138. 92 G. Denis, Agronomie , op. cit. Lauteur considrant que ce que lon appelle agronomie avant 1750 doit tre considr comme le prhistoire de lagronomie. Cf. aussi, G. Denis, Elments pour une histoire de lagronomie , op. cit. 93 Ibid. 94 Pour une dfinition de cette notion, complexe et par trop importante pour ne faire lobjet que dune note de bas de page, cf. infra chapitre V. 95 F. Sigaut, Lagriculture et le feu : le rle et la place du feu dans les techniques de prparation du champ de lancienne agriculture europenne, Paris-La Haye, Mouton, 1975, p. 5-6.
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PREMIERE PARTIE
MATHIEU DE DOMBASLE
ET LA
CHARRUE SANS AVANT-TRAIN
CHAPITRE PREMIER
PROLEGOMENE
CHOIX ET PARTIS PRIS METHODOLOGIQUES Tout livre dhistoire digne de ce nom devrait comporter un chapitre ou, si lon
prfre, insre aux points tournants du dveloppement, une suite de paragraphes qui
sintituleraient peu prs : comment puis-je savoir ce que je vais dire ? Je suis persuad qu
prendre connaissance des confessions, mme les lecteurs qui ne sont pas du mtier
prouveraient un vrai plaisir intellectuel. Le spectacle de la recherche, avec ses succs et ses
traverses, est rarement ennuyeux. Cest le tout fait qui rpand la glace et lennui 1. Point de
confession ici mais une approche qui se veut conforme au souhait de Marc Bloch, cest--dire
un expos des mthodes, des dmarches et des raisonnements qui permettent daboutir la
formulation des hypothses. Cest pourquoi, nous consacrons ce chapitre des questions
pour une part thorique mais aussi trs pratique avec une rflexion sur nos sources. Ce
chapitre correspond aussi au pacte biographique que tout biographe passe avec son lecteur
dans une sorte de rite quasi oblig o le biographe fait part () de ses ambitions, de ses
sources et de sa mthode 2.
1 M. Bloch, Apologie pour lhistoire ou mtier dhistorien, Paris, A. Colin, 1949, rd. 1999, p. 23. 2 F. Dosse, Le pari biographique, op. cit., p. 101 et p. 103-107.
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I. Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle : itinraires biographiques, esquisses et hypothses
La biographie est un genre hybride, qui existe depuis lAntiquit, la frontire de
lhistoire et de la littrature3. Plutarque, avec ses Vies des hommes illustres4, est considr
comme un des pres du genre. Peru comme mineur, confus, douteux , le genre
biographique, paradoxalement, jouit depuis deux millnaires, en Occident, dun succs
toujours renouvel 5. Du grec criture dune vie , la biographie consiste analyser le
cours dune vie humaine, ce module existentiel fondamental 6. Imaginaire ou romance, la
biographie appartient la littrature mais, labore partir des sources dune vie
rigoureusement critiques, elle sinscrit pleinement dans une criture historique. Toutefois,
histoire et biographie nont pas toujours fait bon mnage . Genre florissant lpoque
romantique en France, puis en vogue durant tout le XIXe sicle7, la biographie a ensuite t
dnigre et rejete par certains historiens comme tant une approche insatisfaisante, dnue de
lgitimit dire lhistoire. On y a vu linfluence de lcole dite des Annales issue des
rflexions et travaux de Marc Bloch et Lucien Febvre8. Lostracisme du genre biographique
par lcole des Annales , trs influente dans le monde historien durant les annes 1950-
1970, notamment avec des figures comme Fernand Braudel ou Ernest Labrousse9 (qui
dveloppent les notions de longue dure et dhistoire srielle) est nuance par Christine Le
Bozec qui relve, dans lintroduction de sa thse consacre Boissy dAnglas10, que L.
3 Pourquoi crire une biographie ? Parce que lHomme. LHomme, ltre humain qui est au cur de lhistoire et des proccupations des historiens. Lieu commun de la pense historiographique certes, mais il nous semble pourtant ncessaire de le rappeler ici en tte de ce premier chapitre : le bon historien, lui, ressemble logre de la lgende. L o il flaire la chair humaine, il sait que l est son gibier (citation, M. Bloch, Apologie, op. cit., p. 51).Voir D. Madelnat, La biographie, Paris, PUF, 1984, p. 20 et F. Dosse, Le pari biographique. Ecrire une vie, Paris, La Dcouverte, 2005, p. 57 et 70. 4 Edition de la Pliade, 1951. 5 D. Madelnat, La biographie, op. cit., p. 10. Alors mme que les mots biographe et biographie apparaissent tardivement dans la langue franaise, la fin du XVIIIe sicle. 6 Ibid., p. 9 et 13. 7 B. Guene, Entre lEglise et lEtat. Quatre vies de prlats franais la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1987, p. 12 et F. Dosse, Le pari biographique, op. cit., chapitre II, p. 133 212. 8 Fondateurs en 1929 de la revue Annales dhistoire conomique et sociale. 9 F. Dosse, Lhistoire en miettes. Des Annales la nouvelle histoire , Paris, La dcouverte, 1987, rd. en poche, coll. Agora , 1997, p. 95 et s. 10 Ch. Le Bozec, Boissy dAnglas, un grand notable libral, FOL Ardche, 1995.
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Febvre, figure tutlaire des Annales, est lauteur de plusieurs biographies dont Martin Luther,
un destin (1925)11.
La rflexion historiographique ne peut donc tre simplifie lextrme et la place du
genre biographique, ou des genres, car la biographie nest pas une forme dcriture
monolithique de lhistoire, dans le courant de lcole des Annales puis de la nouvelle
histoire12 est sans doute rexaminer. Dautant plus que durant les annes 1980 nous avons
assist un renouveau du genre biographique lorigine duquel on trouve des tenants de la
nouvelle histoire comme, par exemple, Georges Duby, qui fait paratre son Guillaume le
Marchal13 en 1984 et, quelques annes plus tard, en 1996, Jacques Le Goff, chef de file de la
nouvelle histoire, publie un monumental Saint Louis14. Les rapports entre lHistoire, les
historiens et le genre biographique sont donc complexes : il ny a pas dun ct les historiens
des masses qui ont recours aux sries homognes et analyses partir des outils statistiques
adquats au service dune histoire sinscrivant dans le temps long ; et de lautre des historiens
de la particularit, de lindividu voire de lindividualit, proccups uniquement par les
soubresauts des vnements dune vie unique. La situation est plus complexe, et sest
dailleurs complexifie depuis lpoque dite de renouveau de la biographie historique15.
Aujourdhui o lon parle dune histoire en miettes 16, priode sans cole dominante et o
nombre de genres et dapproches cohabitent, la biographie historique est (re-)devenue une
manire dcrire lhistoire parmi dautres, fort potentiel ditorial (le grand public sest
toujours passionn pour cette forme dcriture de lhistoire)17 mais peut-tre pas encore
toujours considre lgal dautres approches. Le genre biographique souffre encore
actuellement de son tiquetage positiviste18 alors que les biographies crites actuellement
nont gure de similitudes avec les histoires de grands hommes rdiges au dbut de la IIIe
Rpublique19.
11 Louvrage sans doute le plus clbre de Febvre, Le problme de lincroyance au XVIe sicle. La religion de Rabelais (1942), est souvent considre aussi comme une uvre de type biographique. Cf. F. Dosse, Le pari biographique, op. cit. 12 J. Le Goff (dir.), La nouvelle histoire, Bruxelles, Complexe, 1988, 1er d. 1978. 13 G. Duby, Guillaume le Marchal ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Fayard, 1984. 14 J. Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996. 15 I. Laboulais-Lesage, Lectures et pratiques de lespace, op. cit., p. 25-46. 16 F. Dosse, Lhistoire en miettes, op. cit. 17 F. Dosse, Le pari biographique, op. cit., p. 17-55. 18 Noublions pas les trois idoles de la tribu des historiens dnonces par Franois Simiand au dbut du XXe sicle : lindividu, la politique et la chronologie ; G. Noiriel, Penser avec, penser contre, op. cit., p. 48. Cf. aussi la fausse querelle du positivisme dans G. Noiriel, Sur la crise de lhistoire, Paris, Belin, 1996, p. 111-121. 19 F. Dosse, Le pari biographique, op. cit., p. 181-200.
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N le 26 fvrier 177720 et dcd le 27 dcembre 1843 Nancy, Christophe Joseph
Alexandre Mathieu de Dombasle est connu travers lhistoriographie comme lagronome qui
a invent une charrue sans avant-train et fond le premier tablissement denseignement
agricole en France. Un certain nombre de travaux a dj t consacr en tant que tel C. J. A.
Mathieu de Dombasle, et ses ralisations : charrue sans avant-train aussi appele charrue
Dombasle , la ferme exemplaire de Roville-devant-Bayon, lInstitut agricole qui y est
annex21. Ren Cercler a consacr une courte biographie lagronome lorrain22 : rapide et
parfois inexact23, son ouvrage a t depuis complt par de multiples notices biographiques
publies de manire parse dont la plus rcente est luvre de Jean Boulaine et de Jean-Paul
Legros24. Pour autant, Mathieu de Dombasle ne nous semble connu quen apparence et il est
possible aujourdhui de rouvrir le dossier sans craindre la redite. Il nest donc nullement
superftatoire de (r)crire une biographie de Mathieu de Dombasle25. Son action et ses
ralisations, souvent voques par ailleurs26, peuvent tre rvalues travers une grille
danalyse construite autour de la question de linnovation. Notre objectif est de montrer que
Mathieu de Dombasle na rien invent stricto sensu mais quil a adopt une dmarche
innovante qui lui a permis davoir une place importante dans le milieu agricole de lpoque
mme si la pratique ne constitue pas, sauf exception, le futur comme tel, dans un projet ou
un plan poss par un acte de volont consciente et dlibre 27. Dans le mme temps, nous
allons montrer que son rle doit tre reconsidr et que la charrue Dombasle nest pas son
apport le plus important lagronomie naissante. Cest un changement de point de vue sur
lagronome Mathieu de Dombasle que nous proposons en insistant sur ses contributions en
20 Dans un faubourg de Nancy, Paroisse Saint-Roch : E. Becus, Mathieu de Dombasle. Sa vie, ses uvres, 1874, reproduit lacte de naissance/baptme de Mathieu de Dombasle, p. 12 ; A. M. N. Srie C Mathieu de Dombasle . 21 Les rfrences seront donnes dans les chapitres spcifiques et sont rpertories dans la bibliographie. 22 R. Cercler, Mathieu de Dombasle, Nancy, Berger-Levrault, 1946. 23 Cf. Les remarques de A. G Haudricourt et M. Jean Brunhes Delamarre, LHomme et la charrue travers le monde, 1955, rd. 2000, p. 456. 24 J. Boulaine, J. P. Legros, DO. de Serres R. Dumont : portraits dagronomes, Paris-New York, Tec et Doc, 1998, p. 67-87. 25 Un article rcent (L. Morando, Linst
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