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MA CABANEAU PIED

DES TOURS

REPORTAGE

Le magazine indépendant du 13e arrondissement

N° 05 — Mars 2011 | www.le13dumois.fr | En vente le 13 de chaque mois3,90 !

ÉDUCATIONCES CLASSES QUI FERMENT

PORTRAIT LE ROBUCHON CHINOIS

INSOLITELE BUSINESS DES MORDUS DE REPTILES

DIX ANS APRÈS TOUBONLA DROITE EST-ELLE MORTE ?

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ENTRETIEN P.20

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S’il était devant la mer, il n’aurait besoin de rien. C’est Ahmed qui le dit, recroquevillé sur une chaise

de récupération dans sa petite « maison » encombrée d’une quantité ahurissante d’objets soigneusement rangés. Bâtie de ses mains, sa cahute est lovée dans un recoin de béton non loin de l’entrée du parking souterrain d’un immense ensemble HLM de l’arrondissement - le site dit « Watteau-Rubens-Banquier-Hôpital », qui compte près de 500 logements. À bientôt 60 ans, ce Marocain occupe sans titre un local inutilisé de Paris Habitat, l’offi ce en charge des logements sociaux de la Ville, qui menace de l’en expulser.

Ahmed a débusqué l’endroit voilà quatre ans, alors qu’il était sous une tente sur le quai d’Austerlitz. Le sans-abri découvre un espace à claire-voie jonché de déchets et de déjections fréquenté par des revendeurs de haschich et des clochards de passage. Il y voit aussitôt un toit à se mettre sur la tête et se retrousse les manches.

FACE AU RISQUE D’EXPULSION, LES VOISINS SE MOBILISENTBientôt, il dresse une fi ne cloison de bois pour fermer cette enceinte triangulaire de sept à huit mètres carrés, qui se rétrécit à l’endroit où se situe désormais son lit. À l’extérieur, une « terrasse » décorée d’une multitude de plantes et de bibelots en tous genres – maquettes de bateau, marionnettes... – et d’une toile striée de noir pour le protéger de la pluie. « Je fais collection de choses qui me plaisent et je les expose », confi e Ahmed, qui a gagné l’estime de ses voisins en veillant à la propreté de son environnement. Suprême réalisation du monsieur, un étroit jardin en terrasses accolé

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TOURS

13e ŒIL REPORTAGE —

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Par Jérémie PotéePhotographies Mathieu Génon

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Tranches de vie d’un homme de la rue qui s’est construit un abri au pied des HLM.

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La terrasse aménagée par Ahmed.

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à son domaine, où il cultive épinards, lentilles, fèves, haricots et fl eurs. Un vrai « paradis » en été, même si à l’issue d’un rude hiver, ses plantes sont « foutues », regrette-t-il.

Sa conduite exemplaire a conduit l’Amicale des locataires du site et son président Henri Carloni, 40 ans de grands ensembles à son actif, à rédiger un courrier de protestation contre la menace qui pèse sur les épaules d’Ahmed. L’année dernière, une visite de la gérante du site, en la présence d’Henri Carloni, les conduit devant la porte du « squatteur ». Ahmed est alors informé du risque d’en être évincé à l’issue de la trêve hivernale. Or, pour le président de l’Amicale, « il s’agit d’un voisin, peu m’importe sa nationalité ou sa situation juridique. C’est avant tout quelqu’un qui se raccroche à la vie de façon remarquable, qui a la volonté de vivre comme les autres ». Il interroge : est-ce vraiment le rôle d’un offi ce HLM que de renvoyer les gens à la rue ?

Henri Carloni concède cependant que Paris Habitat – qui nous a simplement indiqué que l’affaire est « en cours d’étude » – a tous les droits pour procéder à l’expulsion. Ne serait-ce que pour des raisons de sécurité : Ahmed s’éclaire la plupart du temps à la bougie et lui-même confi e qu’il doit rester en permanence sur ses gardes pour éviter un départ de feu.

Chez lui pourtant, nous constatons avec étonnement qu’il dispose de l’électricité une fois le soir venu. Cela lui permet de faire fonctionner son radiateur, ses lampes et ses trois télévisions. Une intervention « magique », due à un bon samaritain des environs qui lui prête un branchement, preuve supplémentaire de sa complète intégration dans le paysage local.

LE PARCOURS SINGULIER D’UN EXILÉÀ la lueur de cette clarté retrouvée, la vie d’Ahmed se dévoile un peu mieux. Le poste de radio distille des actualités toute entière occupées par les révolutions arabes en cours. L’occasion pour le Marocain de se rappeler ses états de service en tant que maître d’hôtel de la résidence de Mouammar Kadhafi . Doté d’une expérience de 25 ans dans la

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Vers 18 heures, quand arrive l’électricité.

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restauration, ce père de quatre enfants n’a eu de cesse depuis très jeune de quitter Agadir et le foyer familial pour voir du pays, au Maroc d’abord puis à l’étranger. Ahmed a vécu la dernière décennie du 20e siècle dans de nombreux États du Maghreb et des Proche et Moyen-Orient, au gré des contrats conclus par l’intermédiaire de l’offi ce du tourisme marocain.

Quant à la raison profonde de son départ du Maroc, il commence par avancer sa curiosité pour l’Europe, dont il ne connaissait que les récits des touristes croisés dans sa profession. Avant de révéler, du bout des lèvres, un lourd secret. Il parle du suicide d’un fi ls, appris sur le tarmac d’un aéroport alors qu’il était prêt à s’embarquer pour un énième contrat en Libye. Il concède que c’est « à 50 % » ce qui lui a donné envie de partir, « pour oublier ». En 2001, il refuse une dernière mission, renonce à sa petite pension de retraite - 150 euros - et atterrit en France.

Quelques jobs au noir dans la restauration entre Nanterre, Nice et Marseille lui permettront de survivre. « S’ils m’avaient fait des contrats, j’aurais déjà des papiers », déplore-t-il. Faute de pouvoir régulariser sa situation, il n’échappe pas à la rue et se réfugie rapidement dans le 13e, à proximité des foyers et des associations d’aide aux sans-abri qui y pullulent plus qu’ailleurs à Paris. Ahmed fi nit par devenir brocanteur de rue, « biffi n », s’approvisionnant en objets de récupération qu’il revend à même le trottoir porte de Montmartre, pour des revenus mensuels de l’ordre de 200 à 300 euros. Son aménagement intérieur en témoigne. C’est une véritable caverne d’Ali Baba où l’on trouve de tout : bagages, vêtements, petit électroménager, le tout en dizaines d’exemplaires qu’il ne peut se résoudre à jeter, « ça peut toujours servir à quelqu’un ».

PROFESSION : BIFFINSa maison-entrepôt illustre une vie à peu de choses près routinière. Sur un miroir, un pense-bête indique les dates limites de renouvellement de son Pass Navigo gratuit et de son coupon alimentaire, qui lui permet

de déjeuner chaque jour à Chevaleret. Tous les soirs, il sort laver ses légumes pour le dîner du lendemain. « Je le fais la nuit pour éviter qu’on me voit pendant la journée », dit-il. Il emprunte l’eau dont il a besoin chez un garagiste dont l’atelier se situe à l’entrée du parking adjacent. Il s’efforce d’entretenir les meilleurs rapports possibles avec ce voisin immédiat. Un rétroviseur cloué sur sa porte permet à Ahmed de surveiller les allées et venues sur la rampe d’accès. Jean-Philippe, le gardien de nuit en titre du parking, passe d’ailleurs de temps en temps prendre de ses nouvelles. « Il n’emmerde personne, et si c’est propre ici, c’est grâce à lui, témoigne t-il. Si on le virait, tout redeviendrait comme avant. J’ai été dans la police, j’en ai vu des squatteurs, et, croyez moi, ils n’étaient pas comme Ahmed ! »

Ahmed a bon espoir, avec le soutien des locataires, d’obtenir un logement HLM dans ce 13e arrondissement qu’il ne veut plus quitter.

Pour parvenir à ses fi ns, l’homme compte sur une attestation de ressources promise par les associatifs en charge du « Carré des biffi ns » (voir encadré) de la porte de Montmartre. Il a en effet obtenu le droit de travailler les dimanches et lundis sur ce marché en principe réservé aux résidents des 17e et 18e arrondissements.

Chaque week-end, il traîne ses valises lourdement lestées de marchandises de seconde main à travers les couloirs et les escaliers du métro pour rejoindre le nord de Paris. Avant de commencer à travailler, il doit se rendre dans le vieux bus à impériale de l’association Aurore qui stationne à proximité des biffi ns installés sous le périphérique. Aujourd’hui samedi, il n’a en principe pas la priorité, mais une petite liste d’attente lui permet d’obtenir rapidement une bâche qui lui garantit l’accès à l’un des cent emplacements disponibles. Fouzia, salariée de l’association, lui remet justement son attestation de « travail »

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Au « Carré des biffins » de la porte de Montmartre.

Boulevard de l’Hôpital, en route pour le marché aux biffins.

32 Mars 2011 — www.le13dumois.fr

13e ŒIL REPORTAGE —

– un document sans réelle valeur juridique – sur lequel Ahmed compte tant pour trouver à se loger. Sésame en poche, il se fond dans la masse des revendeurs étroitement surveillés par les policiers municipaux et déballe son chargement de chaussures.

Les meilleurs jours, il repart avec 30 euros de bénéfi ce. Juste assez pour se nourrir et envoyer un pécule à sa fi lle, thésarde en droit au Maroc. L’éloignement lui pèse, mais il n’est pas question pour Ahmed de revenir sans argent. Il a des terres du côté d’Agadir et veut être en mesure d’en assumer l’exploitation. Pour cela, il lui faut obtenir une carte de séjour, ce qui lui est désormais possible après dix ans de présence sur le territoire français. Il parle de voyager ailleurs en Europe une fois ses papiers en main. À presque 60 ans, les rêves ne l’ont pas quitté et c’est pas à pas, comme il collectionne les objets, qu’Ahmed compte tracer sa route.

LE COMBAT DES BIFFINS

Le « Carré des biffi ns » est né de de six années d’action pour la régularisation des marchés de fortune installés aux portes de la capitale. Le site de la porte de Montmartre, autorisé en septembre 2009,

est à l’heure actuelle le seul du genre. 200 biffi ns munis d’une carte d’adhérent délivrée par l’association Aurore occupent désormais le pavé et s’engagent à n’y vendre que des objets de seconde main.