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Moyen-Orient 08 • Octobre - Décembre 2010 17

D O S S I E R

PÉTROLEGéopolitique et stratégies énergétiques

© Shell

Avec près de 60 % des réserves prouvées de pétrole et 40 % de celles en gaz, le Moyen-Orient demeu-rera, pendant plusieurs décennies encore, le cœur pétrolier du monde (p. 18). Toutefois, le secteur des hydrocarbures connaît des évolutions internes en ce qui concerne les relations entre les pays produc-teurs du golfe Persique et les compagnies pétrolières étrangères (p. 26), la production gazière (p. 32), la diversification économique (p. 38) et le développement des énergies renouvelables (p. 44). Comme le montre l’incidence de la rente pétrolière sur les sociétés (p. 50), les pays de la région maintiennent une forte dépendance aux hydrocarbures.

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R EPÈR E S • Pétrole et société

Depuis quelques années, journalistes, écrivains et chercheurs s’interrogent sur l’influence que l’exploitation des hydrocar-bures peut exercer sur le développement de certains comportements sociaux en Arabie saoudite. Quel rôle l’État rentier, la rente ou le pétrole jouent-ils dans la création d’une mentalité spécifique chez les jeunes Saou-diens ?� Le pays étant aujourd’hui confronté à un nombre élevé de sans-emploi, il paraît pertinent de se demander comment cette situation du chômage peut être influencée par la création d’une identité spécifique.

• Peut-on parler de « mentalité rentière » ?

On peut penser qu’un lien existe entre la formation des mentalités au sein de la jeunesse saoudienne et le type de déve-loppement économique, voire le mode d’organisation du pouvoir dans le royaume. La politologue Fatiha Dazi-Héni exprime cette idée en parlant des « habitudes en-tretenues par l’économie rentière » (1). Avec l’impact de la distribution de la rente sur la société saoudienne, il est possible de pousser cette idée plus loin. S’il existe un système économique rentier et un État rentier (système politique), il y a donc une répercussion sociale de ces deux sys-tèmes, appelée par l’économiste égyptien Hazem Beblawi « mentalité rentière ». Ce concept est basé sur la prémisse qu’un sys-tème économique génère un état d’esprit chez les gens qui y vivent. Contrairement à une économie traditionnelle, l’État ren-tier engendre une mentalité qui incarne une rupture dans ce que Beblawi nomme le « work-reward » (2), le « travail-récom-pense », c’est-à-dire la « rémunération due au travail », selon l’idée que pour bénéfi-cier d’un revenu, il faut travailler ; l’opposé étant la rente. À titre d’exemple, une rente d’invalidité évacue la notion du travail rat-tachée à la récompense ou au revenu, si bien que la récompense, en d’autres termes le revenu, devient un gain attribuable au

destin (windfall). Une portion des bénéfi-ces n’est donc plus en rapport avec le travail ou l’effort. Dans ce contexte, la citoyenneté d’un État rentier devient elle-même une source de bénéfices économiques, toujours selon Beblawi.

• Des « jours de l’abondance » à la montée alarmante du chômage

En 1973, l’Occident est confronté à son premier choc pétrolier. Période noire pour les puissances économiques européennes et nord-américaines, il permet aux pays ex-portateurs de pétrole d’émerger. À partir de cette date et jusqu’à la fin des années 1980, l’Arabie saoudite connaît une période de développement fulgurant, appelée de nos jours par les Saoudiens « asr al-tafra » (« les jours de l’abondance »). La distribu-tion de la rente pétrolière s’opère alors au sein de la société, avec la mise en place de l’État-providence. Le système d’éducation public scolarise plusieurs générations de Saoudiens qui se voient offrir de très bons emplois dans la fonction publique ou bien des postes importants dans des entrepri-ses d’État. « Les journées commençaient à 10 heures pour finir vers 14 heures. […] Les familles et surtout l’État assuraient plus que le nécessaire. Chaque étudiant touchait environ 1 500 francs [230 € envi-ron] par mois » (3). Bien que le royaume ne dispose pas d’une politique officielle de plein emploi, chaque étudiant obtient ce-pendant instantanément, durant presque

deux décennies, un emploi à la fin de ses études. Parallèlement à ce phénomène, un besoin important de main-d’œuvre engen-dre l’arrivée d’une quantité considérable de travailleurs étrangers, et ce, d’autant que la majorité des travailleurs nationaux est presque complètement monopolisée par le secteur public, lui aussi en pleine expansion. En juillet 2007, on dénombrait ainsi 5,6 millions d’étrangers en Arabie saoudite. Ils sont essentiellement indiens, égyptiens, pakistanais, philippins, bangla-dais et yéménites. Pas exclusivement, mais en majorité des hommes, ils travaillent dans le secteur privé et dans le domaine pétrolier. Ces travailleurs s’étant exilés dans le but de subvenir aux besoins de leur famille, ils investissent donc très peu dans l’économie locale.Aujourd’hui, l’époque des « jours de l’abondance » est bel et bien révolue. L’augmentation des revenus du pétrole n’a pas suivi le boom démographique. En-tre 1990 et 2005, la croissance annuelle de la population est deux fois supérieure à la croissance moyenne du PIB. Le sous-emploi s’installe alors peu à peu. Or, entre 2006 et 2008, le déséquilibre entre le taux de croissance de la population et celui du PIB se renverse. Ce répit est de courte durée car en 2009, le PIB affichait un taux compris entre - 0,6 % et 0,1 % contre 1,85 % pour la population (4). Même si la population s’accroît moins rapidement qu’il y a dix ans, le taux de chômage en Arabie saoudite est donc élevé. Selon Fatiha Dazi-Héni, cela

Les hydrocarbures jouent un rôle considérable tant à l’échelle de l’économie internationale qu’au niveau social. Ainsi, en Arabie saoudite, l’exploitation et l’importation du pétrole a non seulement façonné l’économie nationale, mais aussi la société entourant cette production.

Les jeunes saoudiens et Le marché du travaiLPar Olivier ArvisaisUniversité du Québec à Montréal, collaborateur de l’Observatoire sur le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (OMAN) de la Chaire Raoul-Dandurand

1. Proportion d’hommes saoudiens inactifs (âgés de 12 ans et plus)

priNcipaLes réGioNs

iNactifs ayaNt déjà travaiLLé

iNactifs N’ayaNt jaMais travaiLLé

totaL

Riyad 14 113 44 560 58 673

La Mecque 27 564 78 318 105 882

Al-Sharqiya 10 187 40 199 50 386

Total 51 864 163 077 214 941

Source : Ministère des Finances et de la Planification, 2000

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risque de prendre encore environ vingt ans avant que le royaume n’arrive à satisfaire la demande, estimant que, chaque année, 200 000 jeunes Saoudiens sont prêts à en-trer sur le marché du travail qui, lui, n’est en mesure d’en absorber que 30 %. Afin d’avoir un portrait juste de la situation du chômage en Arabie saoudite, nous nous devons de considérer toutes les données disponibles. Cette tâche n’est cependant pas facile en raison de l’inaccessibilité des données et de l’écart important, autant au niveau des résultats que des époques, entre les diffé-rentes sources. Le taux de chômage actuel serait de 11,7 % (5), mais certaines études affirment qu’il pourrait en réalité osciller autour de 25 % à 30 %. Il faut aussi savoir que le taux de chômage officiel du royaume ne prend en compte que les hommes. Les femmes n’ont officiellement toujours pas le droit de travailler, même si beaucoup le font depuis de nombreuses années et que la pra-tique est de plus en plus acceptée. Plusieurs analyses font même des projections d’un taux de chômage actuel qui aurait dépassé la barre des 55 % (6). Selon les données officielles fournies par le ministère des Fi-nances et de la Planification, près de 10 % des jeunes hommes saoudiens âgés de 15 à 24 ans seraient aujourd’hui inactifs. Ils ne sont ni travailleurs, ni étudiants, ni dans l’incapacité d’être actifs et ils n’appartien-nent pas non plus à la catégorie des jeunes hommes aisés qui, du fait de leur statut financier, ne sont pas dans l’obligation d’être actifs sur le marché du travail. La proportion de ces inactifs est beaucoup plus élevée en région urbaine qu’en région ru-rale (cf. tableau 1).Les données officielles fournies par le mi-nistère des Finances et de la Planification nous permettent de relever une différence entre le nombre de chômeurs chez les jeu-nes hommes saoudiens âgés de 15 à 24 ans et le nombre de personnes inactives pour le même échantillon. Selon ce ministère, les chômeurs pour cette tranche d’âge sont au nombre de 136 429 contre 151 777 jeunes hommes inactifs. Le graphique 2 montre la proportion de Saoudiens âgés de 15 à 54 ans sur et hors du marché du travail, à l’exclu-sion des travailleurs étrangers qui ne sont pas pris en compte dans les échantillons présentés. Il permet de constater qu’une large majorité de la population saoudienne n’est pas sur le marché du travail.

Toujours selon les données du minis-tère, 2,5 millions d’hommes sont consi-dérés comme étant hors du marché du travail. Le graphique 3 dresse un portrait de cette partie de la population qui n’oc-cupe pas d’emploi. Il révèle que 11 % des 2,5 millions d’hommes sont inactifs, et ce, sans raison apparente. Ce qui corres-pond au taux de chômage le plus récent mentionné précédemment.Maintenant, si l’on compare la situation du chômage en Arabie saoudite à l’échelle mondiale, le royaume occupe le 127e rang sur 199 pays relevés par le World Factbook de 2010. Cette situation est particulière-ment inquiétante par rapport à certains autres pays du Golfe comme le Qatar, le Koweït et les Émirats arabes unis (ÉAU) qui affichent tous des taux de chômage très bas (7). En revanche, le taux de sans-emploi observé en Arabie n’est que légè-rement supérieur à la plupart des taux des pays occidentaux qui oscillent tous autour de 10 % (8). Cependant, le taux de chô-mage des jeunes est alarmant. Les données fournies par le ministère révèlent que parmi les jeunes hommes qui ne sont pas dans la catégorie « hors du marché du travail » et qui sont donc censés être actifs, se trouve une forte proportion de chômeurs. Comme les graphiques 4 le montrent, on constate un taux de chômage de 34 % pour la tran-che des 15 à 19 ans et de 23 % pour les 20 à 24 ans.

• La « saoudisation » des emplois

Face au chômage élevé, le roi et ses conseillers ont fait inclure dans le plan de développement de 2000-2004 une politi-que de préférence nationale à l’embauche. Cette politique visait tout d’abord à limiter à 51 % maximum les travailleurs non saou-diens dans le secteur privé. Comme l’indi-que David Rigoulet-Roze au sujet du plan de développement 2000-2004 : « Il avait prévu que les Saoudiens, employés à plus de 80 % dans la fonction publique, devraient constituer, dès 2001, au moins 30 % des ef-fectifs des entreprises de plus de 20 salariés et ce quota était censé augmenter de 5 % par an afin de parvenir au remplacement de 466 600 travailleurs étrangers par des actifs saoudiens à l’horizon 2005 » (9). Les objectifs de ce plan ne sont toujours pas atteints et la « saoudisation » des emplois

0 200 400 600 800 1 000

Source : Ministère des Finances et de la Plani�cation, 2000Moyen-Orient nº 8 © Areion/Capri

hors du marché du travail (total : 1 783 579)

sur le marché du travail(total : 3 185 262)

35-39

40-44

45-49

50-54

15-19

20-24

25-29

30-34

Âge

En milliers

2. Population active saoudienne masculine âgée de 15 à 54 ans

3. Statut des hommes saoudiens ne faisant pas partie du marché du travail

Retraité19 %

Étudiant64 %

Autosuffisant2 %

Autres11 %

Source : Olivier Arvisais

Source : Olivier Arvisais

Inapte4 %

Chômeurs Travailleurs

23 %

77 %66 %

34 %

Moyen-Orient nº 8 © Areion/Capri

Retraité19 %

Étudiant64 %

Autosuffisant2 %

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Source : Olivier Arvisais

Source : Olivier Arvisais

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Chômeurs Travailleurs

23 %

77 %66 %

34 %

Moyen-Orient nº 8 © Areion/Capri

4. Taux de chômage chez les jeunes

Retraité19 %

Étudiant64 %

Autosuffisant2 %

Autres11 %

Source : Olivier Arvisais

Source : Olivier Arvisais

Inapte4 %

Chômeurs Travailleurs

23 %

77 %66 %

34 %

Moyen-Orient nº 8 © Areion/Capri

de 20 à 24 ansde 15 à 19 ans

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R EPÈR E S • Pétrole et société

dans certains secteurs a même été repous-sée à une date ultérieure. C’est le cas, entre autres, de la « saoudisation » des chauf-feurs de taxi qui, à l’origine, étaient le fer de lance de cette politique. Finalement, les conditions ont dû être revues pour leur em-bauche. Les entreprises craignaient en effet que les travailleurs nationaux n’exigent des salaires trop élevés, ce qui aurait pu mettre en péril le secteur. Malgré les nombreuses difficultés d’imposer une politique de pré-férence nationale à l’embauche, en 2001, le Code du travail est réformé pour y in-clure officiellement cette réglementation. Il prévoit qu’au moins 75 % des employés d’une entreprise em-bauchant 20 travailleurs et plus doivent être d’origine saoudienne. Un chiffre largement supérieur aux 49 % prévus par le plan quin-quennal de 2000-2004.

• La jeunesse saoudienne et le marché du travail

Or force est de constater que les politiques coercitives comme celles du plan de développe-ment 2000-2004 et du nouveau Code du travail cernent mal la problématique. Elles se heurtent à la réalité sociale saoudienne, voire à ce qu’on pourrait appeler la « mentalité rentière », c’est-à-dire que très peu de Saoudiens sont prêts à accepter des emplois dans le secteur privé. Ils jugent les salaires insuffisants et estiment que leurs compétences dépassent les exigences de ces emplois. De plus, la jeunesse saoudienne édu-quée par le réseau d’éducation public ne possède pas une forma-tion adaptée aux réalités du secteur privé. Le système d’éducation public saoudien est aujourd’hui désuet. Axé essentiellement sur l’enseignement religieux, il semble former des jeunes destinés au chômage. L’incom-pétence est un des problèmes importants qui contribue au taux de chômage élevé du royaume. Cependant, ce qui freine le plus les Saoudiens à prendre un emploi, ce sont les préjugés entretenus sur le travail dans le secteur privé. La plupart des jeunes préfè-rent rester sans emploi plutôt que d’en ac-cepter un dans le secteur privé ou bien dans

le domaine pétrolier. Comme l’explique Fatiha Dazi-Héni, les jeunes Saoudiens re-fusent massivement de s’abaisser à ce genre d’emploi (10). Cette attitude est ancrée dans le comportement social qui dérive, en partie, des habitudes entretenues par l’État rentier distributeur. « Chaque Saoudien se rêve en chef et répugne à occuper autre chose qu’un poste de “manager” ». (11)Les blogs et les médias foisonnent de re-marques et d’opinions concernant la situa-tion du chômage chez les jeunes hommes. Dans leur majorité, les commentaires rele-vés dans le cadre de nos recherches sur le

site Internet www.saudiidentity.com (12) montrent que les idées reçues et la pres-sion sociale qu’ils engendrent joueraient un rôle dans la situation du chômage. Par exemple, un jeune Saoudien de la région de Riyad l’indique : « J’essaie de ne pas avoir de préjugés, mais les préjugés entretenus par la société saoudienne sont profondé-ment enracinés, en particulier contre les emplois manuels. » Cette façon d’abor-der la vie d’adulte et la vie professionnelle dans la perspective d’une rupture entre le travail et la rémunération peut avoir une

incidence sur l’avenir politique et social du pays. La jeunesse est la matière première du changement. Comme une jeune étudiante saoudienne l’écrit : « Ils préfèrent être au chômage et être dépendants de leurs pa-rents que d’avoir un emploi qu’ils estiment être sous leurs standards. Cela ne concerne pas seulement le marché du travail, mais aussi leur regard sur la vie et leur capacité à prendre leurs responsabilités. »D’après ce commentaire, ces préjugés se-raient si forts aux yeux de certains blogueurs, lecteurs ou journalistes saoudiens qu’il est mieux perçu au sein de la société d’être

chômeur plutôt que d’accepter un emploi qu’on pourrait qualifier de dégradant. Les jeunes au chômage sont bien souvent dépendants de la cellule familiale, qui leur fournit de l’argent de poche afin de mener le même train de vie que leurs amis ou collègues (13). D’autres com-mentaires permettent de constater que certains jeunes ont aussi de grandes attentes face aux emplois qu’il leur sera permis d’occuper à la sortie des bancs d’école. « Choi-sir un emploi manuel est hors de question pour la plupart de nos jeunes. Un jeune diplômé qui se présente à un entretien d’embau-che avec peu d’expérience a bien souvent des exigences particuliè-res et s’attend à être le directeur », selon les propos d’un Saoudien de quarante-cinq ans. Cette mentalité est en lien avec l’esprit entretenu par la portion distributrice de l’État rentier. Cer-tains jeunes Saoudiens cherchent à obtenir les mêmes avantages que leurs parents à l’époque des jours d’abondance, comme le souligne

ce commentaire recueilli sur un blog saou-dien très populaire, Saudi Jeans : « Beau-coup de diplômés exigent un salaire élevé et peu d’heures de travail. Ils préfèrent les em-plois de fonctionnaire, car ils garantissent un bon salaire, une faible charge de travail et un très faible risque d’être congédié. »Ces observations ne sont pas l’exclusivité des nouveaux médias et des commentaires de lecteurs. De nombreux articles publiés dans les médias traditionnels abondent aussi dans le même sens. Dans un article d’Arab News intitulé « Hey, Young men! »,

© AFP Pho

to/Hassan Ammar 

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daté du 20 mai 2009, le journaliste Saeed al-Yami écrit que « la plupart des [jeunes hommes saoudiens] sont dépendants de leurs familles. La plupart d’entre eux ne veulent pas que la situation change tant qu’ils peuvent manger, vivre librement et conduire leurs voitures – qui ont été ache-tées par leurs familles qui leur donnent aussi une allocation mensuelle. » Le journaliste attribue même aux préjugés l’insuccès des programmes du gouvernement saoudien visant à réduire le chômage chez les jeu-nes. Selon lui, « la principale raison pour laquelle le programme était impopulaire est que les jeunes estiment que ces emplois ne leur conviennent pas, car ils sont inférieurs à leurs standards ».Malgré la pression sociale, mais aussi celle provenant de la cellule familiale, les Saoudiens semblent préoccupés par le chômage. Dans deux sondages d’opinion indépendants, il arrive en tête des préoc-cupations des Saoudiens, surpassant même les autres problématiques proposées telles que le terrorisme, la corruption, la démo-cratisation, la liberté de presse et les droits de la femme. Le premier sondage réalisé en 2003 à travers tout le royaume sur un échantillon de 15 452 personnes (avec une marge d’erreur de 3 % et un taux de confiance de 19 fois sur 20) a été mis sur pied par le Saudi National Security Asses-sment Project, un groupe indépendant de 75 chercheurs, administré par la firme de sondage Gallup. Selon les résultats partiels de ce sondage publiés en 2004 dans The New York Times et The Daily Star (Liban), 79,6 % des Saoudiens considèrent le chô-mage comme la problématique qui les in-quiète le plus (14). Le deuxième sondage réalisé quant à lui auprès de 1 004 per-sonnes de 18 ans et plus par entretien téléphonique entre le 30 novembre et le 5 décembre 2007 (avec une marge d’erreur de 3 % et un taux de confiance de 19 fois sur 20) par Terror Free Tomorrow, un organisme de recherche indépendant sur l’opinion publique, s’intéresse plus parti-culièrement à l’opinion de la population des pays arabes par rapport au terrorisme et à l’extrémisme idéologique. Encore une fois, la problématique du chômage, qui est cette fois-ci jumelée à celle de l’inflation, arrive en première position des préoccu-pations des Saoudiens avec un taux d’in-quiétude de 93 %.

La problématique du chômage chez les jeunes Saoudiens n’est pas seulement reliée à une faible disponibilité d’emploi, la présence de plus de 5 millions de tra-vailleurs étrangers nous le confirme. Ce n’est pas non plus uniquement un pro-blème issu du système d’éducation qui, dans le cas saoudien, valorise surtout la formation théorique et religieuse au dé-triment de la formation professionnelle et technique.En revanche, on constate que les préjugés, les idées reçues et la pression venant de la

cellule familiale et des amis jouent un rôle important dans le passage de l’école au marché du travail. Seule l’économie ba-sée sur la rente pétrolière peut supporter un taux de chômage aussi élevé au sein de sa jeunesse. La société rentière induit en effet des habitudes qui peuvent influencer le développement d’une mentalité spécifi-que et, dans le cas qui nous intéresse, peut-être même influencer la mise au travail de sa jeunesse. n

Olivier Arvisais

•••N

ot

es•••(1) F. Dazi-Héni, Monarchie et sociétés d’Arabie : Le temps des

confrontations, Les presses de Sciences Po, Paris, 2006, p. 77.

(2) H.  Beblawi  et  G.  Luciani, The Rentier State, Croom Helm, Londres, 1987, p. 88-89.

(3) D. Rigoulet-Roze, « La “Saoudisation” de l’emploi : un défi  démographique  autant  que  socioéconomique,  sinon politique », in Revue européenne des migrations internatio-nales, vol. 23, no 1, 2007, p. 6.

(4) Le taux de croissance du PIB varie d’une source à l’autre, c’est pourquoi nous parlons ici d’un intervalle.

(5) Le chiffre le plus récent est celui de 2009, avec un taux de chômage de 11,7 %, une légère progression par rapport au dernier taux de chômage évalué à 13 % en 2004.

(6) M. A. Ramady, The Saudi Arabian economy, Springer-Verlag, New York, 2005, p. 350.

(7) Qatar : 0,5 % (2009), Koweït : 2,2 % (2004), ÉAU : 2,4 % (2001), seule exception, Bahreïn avec un taux de chômage pointant à 15 % (2005).

(8) Grande-Bretagne : 7,6 %, Italie : 7,7 %, Canada : 8,3 %, France : 9,1 %, États-Unis : 9,3 % (2009).

(9) D. Rigoulet-Roze, op. cit., p. 5.

(10) F. Dazi-Héni, op. cit., p. 77.

(11) D. Rigoulet-Roze, op. cit., p. 5.

(12) Dans  le  cadre de  ses  recherches,  l’auteur  a mis  en ligne  un  site  Internet  –  www.saudiidentity.com  –  où  les Saoudiens sont invités, de façon anonyme, à donner leurs opinions  sur  la problématique du marché du  travail  et  la « mentalité rentière ». Les commentaires cités ont été obte-nus de cette façon.

(13) A. Bagader, La jeunesse saoudienne : Identité, muta-tions, défis, enjeux et perceptions à l’aube du XXIe siècle, L’Harmattan, 2010, p. 116.

(14) N. Obaid, « An unprecedented poll of Saudi opinion: Yes to bin Laden rhetoric; no to Al Qaeda violence », in The New York Times, 28 juin 2004.

© AFP Pho

to/STR