LES LIENS DE LA MÉMOIRE
Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit deNanterre
Margot Delon
Presses Universitaires de France | « Sociologie »
2017/1 Vol. 8 | pages 23 à 38 ISSN 2108-8845ISBN 9782130788591DOI 10.3917/socio.081.0023
Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-sociologie-2017-1-page-23.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
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Les liens de la mémoire Sociabilité et visibilité à travers un blog d’anciens habitants des cités de transit de Nanterre
Memory links Sociabilities and mobilizations through a blog created by slum children in Nanterre (France)
par Margot Delon*
Enquêtes
* Doctorante en sociologie, Observatoire sociologique du changement (Sciences Po/CNRS, Paris) ; boursière Marie Curie, ITN INTEGRIM, Instituto de Geografia e de Ordonamento do Territorio (Universidade de Lisboa, Portugal)
OSC, Sciences Po, 98 rue de l’université, 75007 Paris, [email protected]
R É S U M É
À partir d’une enquête de terrain multi‑méthodes sur
un blog de souvenirs des bidonvilles et cités de tran‑
sit de Nanterre de l’après‑guerre en France, cet article
décrit les différentes dynamiques constitutives d’une
entreprise de mémoire en ligne et hors ligne. Support
de légitimation de trajectoires d’ascension sociale pour
ses initiateurs, ce dispositif numérique favorise la re‑
constitution d’un groupe plus large d’anciens habitants
des cités de transit nanterriennes. Alors qu’ils avaient
été dispersés lors de la résorption des cités de tran‑
sit, les anciens habitants qui s’impliquent dans le blog
accèdent à un espace collectif de remémoration qui
réactive les sociabilités. Cette structuration des liens
est également le produit de la façon dont le blog a été
administré. Les pratiques de gestion, d’animation et de
modération du site ont favorisé l’unification des récits
autour de l’hommage à un jeune habitant de la cité de
transit assassiné dans les années 1980, ainsi que la
construction d’un public prêt à se mobiliser pour dé‑
fendre cette cause auprès de la Ville de Nanterre. Cohé‑
sion et consensus ne doivent cependant pas être sures‑
timés : en fonction de leur trajectoire, ces enfants des
bidonvilles et cités de transit, tous immigrés et enfants
d’immigrés originaires d’Algérie et du Maroc, n’ont pas
la même capacité et le même intérêt à se mobiliser pour
rendre cette histoire plus légitime à l’échelle locale.
A B S T R A C T
Based on a multi‑methods investigation, this article fo‑cuses on a blog dedicated to the memories of slums and transit camps in Nanterre in post‑war France. The article deals with the various dynamics constitutive of memory crusades. While the digital device was initially built to support the legitimization of the upwardly mobile trajectories of its administrators, it also helped a larger group of inhabitants to reconstitute itself and overcome the physical dispersion brought on by rehousing proce‑dures. By engaging themselves in the blog, the former inhabitants access a space in which it is possible to remember and reconnect with each other. The man‑aging practices of the webmasters have also built and organized bloggers’ relationships: They contributed to the unification of narratives around a tribute to a young inhabitant murdered in the 1980s and to the mobiliza‑tion of a public ready to lobby the City Hall of Nanterre to gain recognition. However, internal group cohesion and consensus should not be overestimated. Accord‑ing to their trajectories, these slum children –migrants from Algeria and Morocco and their descendants– do not have the same capacities and interests to mobilize to make this past more legitimate at the local level.
MOTS‑CLÉS : mémoire, blog, liens sociaux, bidonvilles, immigration
KEYWORDS: Memory, blog, social ties, slums, immigration
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« Ouvrez le grand livre de vos souvenirs ! » En avril 20121,
deux frères, Karim et Ali, créent un espace en ligne
consacré à la mémoire de la cité de transit dans laquelle ils
ont grandi, la cité du Viaduc2 à Nanterre (voir Encadré 1).
Tous deux ont eu l’idée de ce projet après l’anniversaire de
leur mère, au cours duquel ils disent s’être rendus compte que
leurs enfants « n’avaient peut‑être pas un dixième de l’histoire
de leurs grands‑pères et grands‑mères » (Karim). Ils pensent
initialement écrire un livre, avant de songer à la forme du blog
qui leur permettrait de disposer d’un « outil commun à tous » et
de « partager » leurs souvenirs avec d’autres anciens habitants
âgés, comme eux, de 40 ans à 60 ans.
Ce blog connaît dans les deux années qui suivent3 un succès
important. D’avril 2012 à décembre 2014, ce sont plus de
5 700 commentaires qui sont rédigés pour environ 200 articles4.
Avec l’aide d’un comité qui se constitue rapidement autour
d’eux (une dizaine de blogueurs), les deux frères organisent
1. Je tiens à remercier Yannick Savina pour son aide précieuse dans l’ex‑traction des données du blog. Je remercie également pour leurs relectures les évaluateurs de ce numéro ainsi que Lorraine Bozouls, Louise Caron, Clémentine Gaide, Gaspard Lion et Alice Olivier.
2. Le nom de la cité (et donc du site), ainsi que des enquêtés, a été changé.
une petite dizaine d’événements à Nanterre, réunissant jusqu’à
plusieurs centaines de personnes. Une mobilisation d’anciens
habitants se constitue également à partir du blog afin d’obtenir
de la municipalité qu’elle nomme un bâtiment ou une artère
en hommage à un jeune tué par un voisin de la cité en 1982,
Abdenbi Guemiah.
À plusieurs égards, ce dispositif numérique en ligne présente
des particularités intéressantes. Ni blog affinitaire, politique
ou de spécialistes, ni journal intime, « Cite‑du‑viaduc.com »
occupe déjà une place relativement à part dans la blogosphère
étudiée (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006). Recouvrant dif‑
férentes formes d’énonciation, il comporte très peu de liens
externes vers le web et repose sur un ancrage hors ligne et
local. Tout en s’organisant de manière très classique selon la
loi de puissance (un très grand nombre d’articles et de com‑
mentaires est publié par un très petit nombre d’auteurs), il per‑
met la participation de profils d’usagers ordinairement très peu
3. Cette période correspond à celle pendant laquelle l’enquête a été menée (voir Encadré 2).
4. Annexe électronique, Graphiques 1 et 2 : https://sociologie.revues.org/2990.
5. Pour une revue des études sur Nanterre, voir par exemple l’annexe de la thèse de Victor Collet (2013, p. 877) « l’ascension de la nanterrologie ».
ENCADRÉ 1. LES BIDONVILLES ET CITÉS DE TRANSIT À NANTERRE, UN ENJEU DE MAÎTRISE DU TERRITOIRE ET DU PEUPLEMENT
Le cas de Nanterre occupe une place singulière parmi les municipalités qui ont dû faire face à l’arrivée des bidonvilles et de leurs habitants. Il s’agit en effet d’une ville très étudiée5 et très visible à l’échelle nationale, du fait des événements historiques qui s’y sont déroulés et de sa position importante dans la métropole parisienne. Gérée depuis 1935 par des maires communistes et de différents partis de gauche, la ville compte en 2015 plus de 90 000 habitants (80 000 personnes en 1962). Dès le début des années 1950, de nombreux bidonvilles, peuplés prin‑cipalement de travailleurs et de familles d’origine algérienne, marocaine et portugaise, se constituent sur le territoire de la ville, comme ailleurs en France (Gastaut, 2004 ; Sayad, 1995). À la fin des années 1960, les baraques sont détruites et les habitants relogés dans plusieurs cités de transit, construites dans l’urgence, comme dans celle du Viaduc, qui a accueilli de 1971 à 1985 près de 200 familles issues des bidonvilles de Nanterre. Gérées par des bailleurs spécialisés, ces cités étaient censées favoriser l’« assimilation » de leurs habitants par le logement (Cohen, 2013). Ces ensembles de bâtiments préfabriqués se dégradent cependant rapidement et perpétuent une forte ségrégation aux marges de la ville jusqu’au milieu des années 1980. Comme dans le cas des bidonvilles, les procédures de relogement sont ralenties par un conflit important entre la municipalité, la préfecture et différents bailleurs sociaux autour de la responsabilité de ces populations et de leur « juste » répartition entre plusieurs communes (Blanc‑Chaléard, 2012 ; De Barros, 2005). Par ailleurs, certains des habitants des cités de transit se politisent et militent pour obtenir un relogement. En 1982, un voisin de la cité du Viaduc tire sur Abdenbi Guemiah, un jeune habitant qui succombe quelques jours plus tard à ses blessures. L’événement, relayé par la presse nationale, entraîne une très forte mobilisation des habitants et accélère le processus de relogement, à Nanterre ou dans des logements sociaux d’autres villes de la région parisienne.
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présents sur Internet (Granjon, 2011), relativement âgés, peu
diplômés et féminisés.
Le blog « Cite‑du‑viaduc.com » est également singulier
lorsqu’on le compare aux « entreprises de mémoire » (Pollak,
1993) constituées en ligne et hors ligne autour de l’histoire
de l’immigration et plus particulièrement des bidonvilles et
cités de transit. Aux échelles nationales et locales, on observe
depuis le début des années 2000 la tenue de débats autour de
la guerre d’Algérie (House & MacMaster, 2008), la publication
de témoignages, documentaires et films de fiction, le dévelop‑
pement de pages web qui lui sont consacrées (Gebeil, 2014)
ou encore l’ouverture de musées, comme celui de l’Histoire de
l’Immigration en 2007. Tout en s’inscrivant dans la continuité
de ce mouvement d’ouverture, le blog présente la particularité
intéressante de constituer une tentative de conversion de l’his‑
toire passée en ressource politique directement mobilisable
par ses auteurs6. De fait, il aborde frontalement certains des
aspects les plus conflictuels de cette histoire, à l’opposé de
la municipalité nanterrienne qui a eu tendance à porter un
récit très partiel, ne mentionnant jamais le fait que les habi‑
tants algériens et marocains des bidonvilles et cités de transit
ont longtemps fait figure d’« indésirables » (Steiner, 2004).
Distants des équipes municipales, Karim et Ali bénéficient en
outre d’un soutien important des anciens habitants qui assure
à leur entreprise un certain succès.
Ces particularités invitent à interroger la façon dont un dispositif
numérique tel que le blog peut façonner différents types de
liens sociaux et comment ces liens, en retour, font évoluer le
dispositif en fonction des rapports de pouvoir qui le traversent.
En effet, tous les acteurs ne participent pas à cette entreprise
de la même manière et tous n’en tirent pas les mêmes profits.
Ces usages différenciés du dispositif numérique dépendent
pour beaucoup des trajectoires socio‑résidentielles et des
« rapports sociaux de production et de reproduction dans
lesquels la construction des histoires […] est prise » (Billaud
et al., 2015, p. 8).
Dans cet article, j’analyse l’articulation entre trois types de liens :
quête de reconnaissance, reconstruction d’une interconnais‑
sance autour de sociabilités passées et mobilisation politique.
6. Ce dispositif en ligne se rapproche de la sorte des entreprises mémo‑rielles hors ligne décrites par Victor Collet (2011) à Nanterre au sujet
Après avoir exposé les modalités de l’enquête (Encadré 2), je
décris le projet initial des créateurs du blog, Karim et Ali, en
soulignant le poids de leurs propres trajectoires d’ascension
sociale dans la forme et l’orientation données au dispositif. Je
montre ensuite comment ce projet est investi par les autres
anciens habitants qui saisissent cette occasion pour renouer
des liens détruits par la procédure de relogement de la cité
de transit. Enfin, j’explique comment un consensus émerge et
unifie temporairement ces deux catégories d’usagers autour de
la mobilisation face à la municipalité.
Des mobiles ascendants en quête de légitimité
Pour les groupes issus des pays colonisés ou anciennement
colonisés, stigmatisation et discrimination constituent des élé‑
ments structurants du monde social (Kokoreff & Lapeyronnie,
2013 ; Simon, 2010) et des aspects centraux de l’engagement
dans les entreprises de mémoire (Hourcade, 2015). À l’exclu‑
sion autrefois subie dans les bidonvilles et cités de transit qui
a marqué les mémoires ont succédé d’autres formes d’altéri‑
sation ethno‑raciale, territoriale, mais aussi religieuse. Centrale
dans l’histoire des périphéries urbaines et de dizaines de mil‑
liers de travailleurs et de familles d’origine immigrée, cette his‑
toire est en outre restée longtemps « indicible » (Pollak, 1990)
pour de nombreuses familles et effacée du paysage urbain
(Delon, 2014).
C’est une situation particulièrement problématique pour les
anciens enfants de bidonvilles qui, comme Karim et Ali, ont
connu une mobilité sociale ascendante. Le blog est initié dans
la perspective de combattre ce stigmate toujours persistant
du passé et d’y puiser des ressources valorisantes pour mieux
transmettre le récit qu’ils font d’eux‑mêmes à leurs environ‑
nements familiaux et professionnels. Cette entreprise exige
cependant un travail actif de constitution d’un public qui puisse
valider leur entreprise et lui donner une légitimité.
L u t t e r c o n t r e l e s t i g m a t e à t r a v e r s l e b l o g
À 51 ans, Karim occupe une position de cadre supérieur dans
un établissement d’hébergement pour personnes âgées. Ali,
d’Abdelmalek Sayad et par Renaud Hourcade (2015) à Nantes et Bordeaux sur le thème de l’esclavage.
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ENCADRÉ 2. L’ENQUÊTE SUR LE BLOG
Cette enquête s’inscrit dans le cadre d’une thèse portant sur les incidences biographiques de l’expérience des bidonvilles et cités de transit de Nanterre et Champigny‑sur‑Marne (Delon, 2017). Plusieurs méthodes ont été mises en œuvre dans la collecte de matériaux pour cet article : des observations des commémorations et de leurs coulisses ; un travail d’aspiration et d’analyse du texte de tous les articles (n = 206) et commen‑taires (n = 5 750) publiés de 2012 à 2014 sur le blog ; des entretiens avec les administrateurs et les blogueurs (n = 10).En parallèle de mon terrain « hors ligne » (Pastinelli, 2011), je me suis rendue pendant cette période plusieurs fois par semaine sur le site pour prendre connaissance des nouveaux articles et commentaires, et j’ai consigné de façon régulière des remarques sur l’évolution du design et sur les interactions en ligne. J’ai également appliqué plusieurs analyses de statistique textuelle à un corpus constitué par les articles et les commen‑taires, à l’aide des logiciels R.TeMiS et Iramuteq : une analyse de classification descendante hiérarchique, des statistiques descriptives et des calculs de spécificités*. Grâce à ces données, j’ai pu cerner les contours des différents usages du blog et des formes prises par la mémoire de ce passé des bidonvilles et des cités de transit. La CDH a notamment permis d’identifier quatre grands registres de narration et d’interaction en ligne7 : Le récit distancié du passé (Classe 4, 27,8 % des segments), L’hommage municipal (Classe 3, 15,8 %), Les retrouvailles des anciens
habitants (Classe 2, 26,1 %) et Le récit collectif du quotidien (Classe 1, 30,3 %). Des analyses de statistiques descriptives et des calculs de spécificité ont ensuite servi à identifier les dynamiques d’évolution temporelle de ces usages ainsi que les lignes de fracture qui les séparent. En étudiant les écarts entre les registres, j’ai pu saisir des différences de contexte temporel (les premiers mois suivant la création du blog, la mobilisation, la période postérieure au vote du conseil municipal sur le baptême des rues), de contexte de rédaction (article ou commentaire) et de profil des blogueurs (sexe, trajectoire socio‑résidentielle et intensité de la participation). Cette phase d’observation et d’analyse des articles et commentaires a été déterminante dans la construction de l’argumentaire de cet article. Elle m’a également permis de repérer et de contacter différents profils de participants. J’ai conduit avec eux des entretiens très peu directifs, abordant à la fois leur parcours, leur rapport à la mémoire et leur implication dans le blog8. Six hommes et quatre femmes ont été rencontrés, tous nés entre 1958 et 1968. Majoritairement originaire d’Algérie, le groupe de ces enquêtés est constitué à la fois d’immigrés et d’enfants d’immigrés (pour plus de la moitié d’entre eux, ils sont nés en France). La plupart de leurs pères étaient ouvriers, aucune mère n’a travaillé. Les fratries sont de taille relativement grande (rarement moins de cinq enfants). Si les deux créateurs du blog ont connu une très forte ascension sociale (après des études dans le supérieur, ils ont atteint des positions d’encadrement dans le privé et le public), les autres blogueurs occupent une diversité de professions : agent de nettoyage, assistante maternelle, conducteur de travaux, secrétaire, agent administratif à la retraite, travailleur social, chauffeur‑livreur… Plusieurs d’entre eux, notamment ceux qui s’impliquent le plus dans la mobilisation, ont des capitaux militants importants, acquis au cours d’expériences syndicales, associatives et politiques. Enfin, ces enquêtés ont tous passé entre quinze et vingt‑cinq années dans les bidonvilles et cités de transit de Nanterre, et notamment à la Cité du Viaduc. Aujourd’hui, ils sont locataires dans des ensembles HLM de différentes communes de la banlieue ouest de Paris et trois d’entre eux sont restés à Nanterre9.Se concentrer sur un seul blog restreint sans doute la portée « représentative » de l’enquête, mais ce choix densifie considérablement l’analyse (Small, 2009). Il préserve l’unité de contexte d’énonciation, tout en étant attentif aux liens potentiels avec d’autres espaces numériques ainsi qu’aux pratiques hors ligne. En combinant plusieurs méthodes d’enquête et d’analyse et en adoptant une approche localisée des faits sociaux (Briquet & Sawicki, 1989 ; Laferté, 2014), l’étude d’un espace numérique en particulier permet de tenir compte de la pluralité des usages du dispositif ainsi que de ses dynamiques d’insertion dans des configurations socio‑politiques particulières.
* Ces analyses et leurs résultats sont présentés de façon détaillée en annexe électronique (https://sociologie.revues.org/2990).
48 ans, a pour sa part créé sa propre entreprise de conseil. Tous
deux ont obtenu un baccalauréat général et ont poursuivi leurs
études supérieures jusqu’au niveau de la maîtrise. Ils résident
aujourd’hui dans les Hauts‑de‑Seine, l’un comme locataire en
7. Annexe électronique, Figure 1 : https://sociologie.revues.org/2990.
8. À l’exception d’Ali, l’un des deux frères, rencontré une première fois en 2013, les entretiens avec les blogueurs ont tous été réalisés en 2015‑2016, soit après le pic d’activité le plus important du blog.
voie d’accession à la propriété, l’autre comme propriétaire,
non loin de leur famille et de l’ancien emplacement du bidon‑
ville et de la cité dans lesquels ils ont passé leurs enfance
et adolescence.
9. Ces caractéristiques sont globalement similaires à mes autres interviewés de Nanterre (n = 20), si ce n’est que ces derniers sont un peu plus âgés et qu’ils ont connu des trajectoires résidentielles plus diversifiées.
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Karim, Ali et d’autres font depuis longtemps face à une « ten‑
sion » propre à leur trajectoire de mobilité (Naudet, 2012) :
comment concilier leur enfance et les expériences de mar‑
ginalisation qui la composent, avec leur position actuelle ?
Interpellés par leurs entourages familiaux et professionnels
souvent incrédules, ils ressentent des difficultés pour produire
un récit cohérent sur leur parcours. Ainsi Samir (49 ans, travail‑
leur social, hébergé par son employeur) me décrit‑il la réaction
d’un de ses collègues, qui a habité dans un bâtiment proche de
la cité du Viaduc, lorsqu’il apprend où il vivait :
J’ai dit : « Oui. On fouillait vos poubelles pour prendre les jouets dont
vous n’aviez plus besoin. Et on avait peur de se faire attraper ». Et je
lui ai dit : « Tu sais, Sylvain là maintenant… », il en revenait pas, j’ai
dit : « T’es dans mon bureau ». [Rires] Ça, c’est une petite anecdote.
Et il n’en revenait pas, et il disait : « Non, mais t’étais à la Cité du
Viaduc ? » Je lui ai dit : « Ben oui, tu vois la Cité du Viaduc. Moi, j’ai
mordu personne, j’ai tué personne ». Et je lui ai dit : « Puis tu vois,
t’es assis dans mon bureau ».
À l’instar de cette stratégie de retournement du stigmate
(Goffman, 1975), l’engagement dans une démarche mémo‑
rielle permet d’utiliser l’histoire comme ressource pour rendre
sa trajectoire plus légitime (Frigoli & Rinaudo, 2009). C’est
ce qu’ont fait Karim et Ali en construisant le blog comme un
espace de production et de publicisation d’un récit valorisable
sur leur passé. Ce blog devait initialement permettre de « chan‑
ger les idées que les gens pouvaient avoir sur nous, pour mon‑
trer que les enfants des bidonvilles ont pu devenir des avocats,
écrivains, politiciens, artistes… » (Ali, notes de terrain, réunion
de préparation d’une soirée, printemps 2014). Et à la différence
de la plupart des stratégies déployées lors des interactions quo‑
tidiennes pour contrer le stigmate, il permet une accessibilité
immédiate à un nombre important d’informations écrites et
audiovisuelles. Il suffit en effet de « faire un clic [en disant]
voilà, vous avez ma vie en quelque sorte là [sur le blog] »
(Karim). Partagé, reconnu, le récit du passé est vécu comme
plus légitime qu’auparavant : « bibliothèque ouverte pour les
nouvelles générations » (Samir), le blog permet de se représen‑
ter concrètement l’expérience qu’a pu constituer le fait de vivre
dans un bidonville ou une cité de transit.
Contrairement à des supports plus élitistes comme le livre ou
le documentaire, le blog souffre cependant d’un déficit de
10. Annexe électronique, Figure 1, Classe 4, 27,8 % des segments : https://sociologie.revues.org/2990.
légitimité culturelle. Dès le début de l’entreprise, ses auteurs
s’attachent donc à produire un dispositif rendant crédible son
« sérieux », ce qui est une démarche commune à de nombreux
concepteurs de sites (Bergström, 2011 ; Brossard, 2013). Cet
effort se lit dans les entretiens avec cette catégorie de partici‑
pants et dans les articles du blog. On y trouve une tendance
à raconter le passé d’une manière qui se veut objectif, ce qui
rapproche le site du modèle d’« énonciation citoyenne » décrit
par Dominique Cardon et Hélène Delaunay‑Teterel (2006). Le
contenu de la classe Le récit distancié du passé10 illustre bien
cette forme narrative particulière, avec la présence de noms
communs et de noms propres liés à ce passé résidentiel et
migratoire (France, bidonville, pays, vie, origine, transit, parent,
peuple, terrain...), de nombreux articles définis et indéfinis
ainsi que l’absence significative de pronoms personnels, des
prénoms des blogueurs et du terme même de blog. Karim a
notamment tendance à produire un récit impersonnel à portée
générale qui le place en position d’expert sur son propre passé.
Traitant de thèmes variés (les conditions de vie dans la cité
et dans les bidonvilles, les évolutions du territoire nanterrien,
le rappel de figures importantes de la cité, les expériences de
l’école ou d’autres institutions, etc.), il prend également garde
dans ses textes, et notamment dans les articles, à éviter une
tonalité trop revendicative, même lorsqu’il rappelle les dérives
du gestionnaire de la cité de transit ou de la municipalité. Le
récit qu’il produit reste ainsi relativement consensuel, valorisant
le courage et les sacrifices consentis par les parents immigrés
pour que leurs enfants aient une vie meilleure, la bienveillance
des bénévoles et d’une partie des enseignants de l’école « de
la République ».
Cette posture objectivante est renforcée par les nombreuses
recherches qu’il mène avec Ali dans différents centres d’ar‑
chives afin de mieux documenter et illustrer les articles publiés.
Au fil de son investissement dans l’entreprise, Karim devient
progressivement aux yeux d’autres blogueurs un véritable
« livre d’histoire » (Samir) et n’hésite pas à s’appuyer sur son
expertise dans des interactions hors ligne, comme lors de l’en‑
tretien que je mène avec lui et Ali en 2015 :
Je vous invite à revoir un peu l’article que j’avais écrit dans le blog sur,
alors je sais plus quel est le titre, mais sur l’école du petit Nanterre,
où j’avais dit qu’on concentrait dans cette école uniquement les
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enfants des cités de transit, et que c’était une volonté municipale,
puisque j’avais retrouvé un ancien numéro de Nanterre‑Info où Yves
Saudmont, qui était maire à cette époque, où il parlait de quota, que
ce soit dans les HLM, dans les écoles, etc. (Karim).
Le design même de « Cite‑du‑viaduc.com » reflète cette forte
exigence de sérieux. La palette de couleurs employée est ini‑
tialement sobre (du bleu et du blanc), et le design s’affine
dans les premiers mois d’existence du blog avec la création
de rubriques, d’un logo ou encore d’un fond de page spécia‑
lement dessinée autour de l’hommage à Abdenbi Guemiah
(une rue avec une plaque à son nom). Ali soigne particuliè‑
rement l’image d’indépendance et d’objectivité de l’entreprise,
en finançant lui‑même l’hébergement du site par une plate‑
forme de blogs, pour éviter tout soupçon de « récupération
politique ». Il rachète d’ailleurs le nom de domaine afin de faire
disparaître la mention de « blog » dans l’adresse. L’affirmation
d’une expertise passe enfin par un travail d’institutionnalisation
du blog. À partir de mi‑juillet 2012, « la Rédaction » s’adresse
directement aux lecteurs pour promouvoir un certain modèle
de participation. Des élections du « meilleur blogueur » récom‑
pensant l’« assiduité et la contribution » sont organisées trois
mois de suite, un « questionnaire de satisfaction » est passé,
plusieurs articles incitent à davantage d’implication des blo‑
gueurs et une « charte de bonne conduite » est rédigée. Ces
pratiques incitent à considérer de plus près les contraintes qui
pèsent sur cet espace, du point de vue de Karim et d’Ali qui
ont besoin de recruter un public correspondant à leur quête de
reconnaissance, et du point de vue des blogueurs qui investis‑
sement progressivement cet espace.
R e c r u t e r u n p u b l i c « s é r i e u x »
Dès les premiers mois d’existence du blog, Karim et Ali sont
confrontés à la nécessité de recruter une audience afin de
donner une assise à leur entreprise. Dans un contexte où la
ressource rare est l’attention des destinataires (Beaudouin,
2009), ils ont cherché à construire un espace en ligne qui
puisse être suffisamment attractif pour que d’autres inter‑
nautes s’y investissent de façon durable. Cela s’est traduit par
un important travail d’animation nécessaire à la fidélisation
11. Il faut préciser que, contrairement à un modèle d’intercitation où les auteurs forment des « nébuleuses » de contacts possibles à travers des blo‑grolls étendues (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006, p. 35), l’ouverture sur l’extérieur du blog est très limitée.
de l’audience (avec par exemple une actualisation pluri‑
hebdomadaire du blog durant la plus grande partie de la
période étudiée) mais aussi par un effort soutenu de recru‑
tement, par le bouche‑à‑oreille, fondé sur les liens préexis‑
tants à l’entreprise (familiaux, de voisinage ou d’amitié sur
des réseaux sociaux) et par la sollicitation des habitants des
bidonvilles et cités qui se sont manifestés sur d’autres sites11.
Les premiers articles et commentaires sont ainsi porteurs de
nombreuses injonctions à participer : les lecteurs sont appelés
de manière répétée à « raviver la mémoire de la cité » (article,
juin 2012), à travers le don de photographies et surtout à tra‑
vers le récit écrit du passé.
Très inclusive, cette démarche repose sur de fortes attentes
envers les internautes qui consulteraient le blog. Dans l’esprit
de Karim et d’Ali, les participants qui sont uniformément qua‑
lifiés de « blogueurs » doivent contribuer significativement,
de manière qualitative et quantitative, à l’émergence d’un
récit collectif destiné à une plus large audience. De ce point
de vue, l’entreprise rencontre un succès qui restera toujours
mitigé aux yeux des administrateurs. Ils sont surpris et se
réjouissent de la massification rapide de la participation (dès
le mois de juillet 2012, 433 commentaires sont publiés12),
mais ils regrettent sa forme restreinte et le fait que, malgré
leurs encouragements, très peu d’auteurs de commentaires
rédigent des articles13.
Le maintien d’une distinction forte entre auteurs d’articles et de
commentaires, entre Karim, Ali et les autres, n’est pas anodin.
Il fait intervenir plusieurs types de « rapports sociaux de pro‑
duction et de reproduction » d’histoires sur le passé et de récit
de soi en ligne. Comme l’a montré Baptiste Brossard (2013,
p. 193) en se référant aux travaux de Claude Poliak sur les
manières profane de se raconter, la « perception de sa propre
légitimité à écrire “quelque chose d’intéressant” » n’est pas
uniformément répartie dans la population. Karim et Ali inter‑
disent en outre l’anonymat dans les commentaires, ce qui a pu
accroître les réticences à parler de soi en ligne. L’investissement
dans le blog et plus largement dans l’entreprise mémorielle dont
il est le support dépend ainsi de trajectoires et de compétences
12. Annexe électronique, Graphique 1 : https://sociologie.revues.org/2990.
13. Annexe électronique, Tableaux 2 et 3 : https://sociologie.revues.org/2990.
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particulières14. La majeure partie des articles, d’un niveau de
langage élevé, sans fautes d’orthographe ou presque15, est
rédigée par des auteurs masculins, diplômés du supérieur, qui
occupent des positions d’encadrement. Dans l’espace même
des commentaires, leurs textes sont sensiblement plus fournis
et ils intègrent davantage de mots longs et très longs16.
Si Karim et Ali deviennent de la sorte des « porte‑paroles »
des anciens habitants des bidonvilles et cités de transit de
Nanterre17, ce n’est cependant pas seulement du fait de leurs
études supérieures. À l’instar des membres du comité qui se
constitue autour d’eux pour négocier avec la municipalité, ils
ont connu des expériences associatives, professionnelles ou
politiques au cours desquelles ils ont acquis des dispositions
susceptibles d’être « réactualisées » dans l’action militante
(Lahire, 1998). Ali, qui a créé sa propre entreprise, adopte par
exemple une posture de chef de projet : il s’agit d’établir un
« plan de route », de mettre en place un « comité de travail »,
de ne pas laisser d’autres personnes « prendre le lead » ou
encore de bien évaluer « l’envergure des travaux ». Il prend
cependant assez peu la parole publiquement et s’investit moins
dans le récit généralisant du passé que Karim, son frère. Cadre
supérieur, ancien soutien d’un candidat d’opposition aux élec‑
tions municipales, ce dernier fait montre de véritables capa‑
cités d’écriture et d’animation, s’exprimant sans embarras au
micro et rédigeant rapidement articles sur le blog et discours
pour les cérémonies.
La plupart des anciens habitants des bidonvilles et cités de
transit ne disposent pas d’autant de dispositions favorables à un
tel investissement. Confrontés à ce public, Karim et Ali tentent
donc de le transformer, tout en reconsidérant leurs aspirations
initiales. Ils instaurent dès le mois de juillet une « charte de
bonne conduite » : « 1/ Un principe fondamental : pensez à
ceux qui vous lisent ; 2/ Évitez les commentaires anonymes ;
3/ Privilégiez la bonne humeur et la pertinence des commen‑
taires ! ; 4/ Ne postez pas un commentaire sans aucun rapport
14. Un certain nombre de personnes a ainsi participé au blog tout en ayant très peu de ressources culturelles et informatiques (Rabia n’a par exemple pas d’adresse électronique). De ce fait, l’espace des commentaires se trans‑forme souvent en espace de formation et de résolution des problèmes tech‑niques par les modérateurs.
15. Annexe électronique, Tableau 1 : https://sociologie.revues.org/2990.
avec le sujet ; 5/ Évitez les discussions de type « MSN » ;
« 6/ Ne donnez pas de fausses informations délibérément ! ;
7/ N’écrivez pas de propos à caractère discriminatoire ! […] ».
Pour promouvoir un tel modèle de débat public civique, imper‑
sonnel et universel, Karim et Ali ont aussi gardé la main sur
l’administration du blog. Ils sont maîtres du design du site, du
rythme de publications des articles et surtout de la modération
des commentaires, qui s’effectue a priori. Ainsi, les auteurs qui
ne répondraient pas à l’objectif de sérieux et de « pertinence »
sont : ou censurés (ce qui se produit également dans le cas où
des « concurrents » mémoriels rédigent des commentaires) ;
ou ignorés, les administrateurs s’investissant prioritairement
dans des fils de commentaires où la forme de l’échange argu‑
menté d’idées prédomine ; ou réprimandés par Karim ou Ali
qui rappellent, sous le titre de modérateur, les règles définies
par la charte. Des tensions se cristallisent ainsi autour des
plaisanteries : agacée par les rappels à l’ordre incessants et
la suppression de plusieurs de ses commentaires, une blo‑
gueuse s’insurge « Relax, Monsieur le Modérateur, cela est
juste un blog. Vous ne dirigez pas la NASA ». Ce à quoi le
modérateur répond :
Je suis au regret de vous informer que ce blog n’est pas un lieu
d’amusement ou de divertissement. Il est au contraire un lieu
d’échange et d’information. Il a pour but de rassembler des souvenirs
et témoignages des habitants des bidonvilles et des cités de transit
de Nanterre.
En créant le blog, Karim et Ali ont construit un espace où ils
espéraient puiser des ressources en termes de légitimité pour
conforter leur trajectoire d’ascension sociale. Si la rencontre
avec le public des blogueurs qu’ils parviennent à recruter modi‑
fie pour partie ce projet et provoque des conflits, il n’en reste
pas moins que le récit qu’ils livrent dans les articles et dans les
photographies mis en ligne influence durablement les narra‑
tions d’un nombre important d’anciens habitants des bidon‑
villes et cités de transit.
16. Annexe électronique, Tableau 5 : https://sociologie.revues.org/2990.
17. Sur les mobilisations des descendants d’immigrés en quartier popu‑laire, voir les travaux d’Abdellali Hajjat (2013) et de Samir Hadj Belgacem (2016).
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Reconstituer des sociabilités perdues
« Oublier une période de sa vie, c’est perdre contact avec ceux
qui nous entouraient alors », écrivait Maurice Halbwachs dans
La Mémoire collective (1997 [1950], p. 60). Cette citation
décrit particulièrement bien la situation des anciens habitants
des bidonvilles et cités de transit lorsqu’ils découvrent le blog.
Alors qu’ils disposaient de peu d’occasions d’évoquer cette
partie de leur passé, ils font tout à coup face à un espace où
ils retrouvent des personnes avec lesquelles ils ont grandi et
qu’ils avaient perdues de vue depuis des années.
Ce dispositif numérique permet donc une communication
jusqu’alors empêchée, qui prend un sens fort pour les anciens
habitants. Dans cette partie, je montre comment l’espace des
commentaires de « Cite‑du‑viaduc.com » est investi comme un
espace de retrouvailles et comment la reconstitution de cette
interconnaissance perdue conduit les habitants à se lancer
dans des formes partielles de récit de soi en ligne.
R e c o n s t i t u e r l e g r o u p e , r é p a r e r l e t r a u m a t i s m e d e l a d i s p e r s i o n
En 1985, la résorption de la cité du Viaduc est achevée : les
dernières familles ont été relogées et les bâtiments sont détruits
à la tractopelle. La procédure a cependant laissé un goût amer
aux habitants. Alors que beaucoup auraient souhaité rester à
Nanterre afin d’y maintenir les sociabilités formées au fil des
années, la plupart ont été dispersés dans la région parisienne.
Cette absence de maîtrise sur la procédure, décrite par Colette
Pétonnet (1979) pour d’autres bidonvilles et cités, a occa‑
sionné de nombreux refus des propositions de relogement.
« Coupure », « déchirure » (Hakim, 53 ans, ouvrier qualifié,
HLM) : la perte brutale des liens a pour beaucoup (et notam‑
ment pour les parents) été difficile à supporter et nourrit, trente
ans plus tard, des discours très nostalgiques sur Nanterre.
Plusieurs enquêtés ont effectué, sans succès pour la plupart,
des demandes de logements sociaux dans la ville. D’autres,
qui cherchaient à acheter en région parisienne, ont été frei‑
nés par la montée importante des prix de l’immobilier dans ce
18. Ils ont ainsi compensé la « dispersion spatiale » du groupe (Carmagnat et al., 2004, p. 178).
territoire devenu attractif du fait de sa proximité avec le quartier
d’affaires de la Défense.
Dans ce contexte, on peut comprendre que la découverte
du blog ait suscité autant d’enthousiasme. En créant un site
consacré exclusivement aux souvenirs des bidonvilles et cités
de transit de Nanterre, les administrateurs ont ouvert un véri‑
table espace de retrouvailles18. S’il semble difficile d’évaluer
la proportion d’anciens habitants qui se connectent et com‑
mentent les photographies et articles publiés par Karim et Ali,
il est indéniable que les premiers mois sont marqués par une
fréquentation assidue du blog. Les échanges sont plutôt brefs,
mais quotidiens. Pour les auteurs de commentaires, il s’agit de
se retrouver, de se reconnaître, et ce faisant de réaffirmer leur
appartenance commune à un groupe de pairs ayant joué un
rôle socialisateur central. « Salam, Super l’idée du blog sa fais
plaisirs de rencontrer des gens de la cité deviner qui [c’est] !19 »
écrit par exemple un commentateur début juillet 2012. Cet
enthousiasme est redoublé lorsque sont organisés des événe‑
ments à Nanterre :
On a revu pas mal de monde qui était éparpillé, et quand on
les a revus, on s’est serrés comme… comme si on… quand on les
serrait, on s’imaginait comment ils étaient petits et là comment ils
ont maintenant tous 50 ans. Enfin on avait les larmes, on pleurait,
on pleurait. On se serrait contre nous. On se rappelait des souvenirs
qu’on a passés ensemble (Rabia, 58 ans, agent d’entretien à la
retraite, HLM).
Cet aspect rappelle que la mémoire est d’abord un « fait de
communication » (Bloch, 1925). Elle s’insère jusque dans
les moments de sociabilité les plus banals (Degnen, 2007),
comme en témoigne la part importante des échanges de nou‑
velles, des interpellations, des plaisanteries ou encore des
condoléances dans les commentaires. Ce mode de partici‑
pation – qui a pu être qualifié de « conversation continue »
(Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006) – est caractérisé par la
classe Les retrouvailles des anciens habitants20 : y sont sur‑
représentés les prénoms des commentateurs, des pronoms
personnels (tu, toi, je) ainsi que des formes lexicales liées à
l’univers du dialogue interpersonnel (salam, bientôt, souhaiter,
merci, bonjour, cher). Le dispositif numérique permet à ces
19. Les extraits de commentaires du blog sont ici reproduits sans modifica‑tion de leur orthographe.
20. Annexe électronique, Figure 1, Classe 2, 26,1 % des segments : https://sociologie.revues.org/2990.
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sociabilités de se structurer : les commentateurs se répondent,
parfois d’une page à l’autre, s’excusent quand ils s’absentent
pour une période prolongée. Ainsi, l’espace des commentaires
fortement investi vient participer à l’entrelacement d’autres
formes de communication qui se déploient dans le voisinage21
ou dans les réunions familiales, au téléphone, sur les réseaux
sociaux ou plus rarement par courrier électronique (Cardon
et al., 2005).
Peu de blogueurs semblent cependant avoir pris l’habitude
de se revoir en dehors des cérémonies et réunions organisées
autour du blog, hormis ceux qui entretenaient déjà des rela‑
tions. Il faut également préciser que si les espaces numériques
contribuent parfois à la déségrégation des sociabilités résiden‑
tielles, en faisant se rencontrer des personnes issues d’univers
hétérogènes (Oppenchaim, 2011), le blog peine à recruter
au‑delà des frontières de l’expérience partagée et parfois même
de la Cité du Viaduc.
En fin de compte, c’est un petit noyau de commentateurs qui
s’investit dans la vie du blog. Alors que l’aspiration des don‑
nées fait apparaître plus de 500 auteurs différents, le recodage
et l’analyse montrent que les commentateurs uniques repré‑
sentent une très faible part des commentaires (moins de 4 %),
et que 65 % des commentaires ont été rédigés par quinze
auteurs seulement22. À la différence du groupe des auteurs
d’articles, les femmes sont bien plus présentes (6 sur 15) et les
profils socio‑économiques plus diversifiés.
Pour ces participants, le blog se charge de significations
davantage liées à la force protectrice d’un groupe construit
sur le modèle familial, qui permet de se protéger d’un monde
extérieur hostile. Cette densité des liens (affirmer la cohésion
du groupe, le défendre lorsqu’il est attaqué) crée des condi‑
tions particulièrement favorables à la réussite de l’entreprise
de mémoire. Elle encourage d’autres habitants à s’exprimer
et à se lancer, eux aussi, dans le récit des bidonvilles et cités
de transit.
21. À l’échelle locale, ces sociabilités se sont développées autour d’espaces publics tels que les grands marchés alimentaires – pour lesquels des habi‑tants des villes voisines se déplacent souvent de façon hebdomadaire – ou encore les cafés. Pour une analyse du rapport entre trajectoires résidentielles des enfants des bidonvilles, mémoire et espace des sociabilités, voir Delon (2016, 2017).
L e s f i l s d e c o m m e n t a i r e s c o m m e e s p a c e d e d i c i b i l i t é
Ça nous permet aussi de nous retrouver quelque part, tout en restant
chacun dans son intimité si tu veux, t’es… t’es pas… Derrière un
écran, c’est sûr que c’est plus facile de… Quand t’es insomniaque,
par exemple à deux heures du matin, tu te lâches plus facilement
que si t’es devant un parterre d’anciens camarades (Samir).
Ainsi que le montre cet extrait d’entretien, les espaces
numériques peuvent favoriser l’émergence de récits de soi.
Si la littérature a mis en avant le rôle de l’anonymat dans
le fait de se livrer à une introspection en ligne (Cardon
& Delaunay‑Teterel, 2006), je voudrais ici défendre une
perspective différente : c’est parce que les auteurs de com‑
mentaires se sont trouvés dans un milieu rassurant qu’ils ont
autant investi cet espace et que certaines barrières « struc‑
turelles » (Lepoutre, 2005) à la participation des moins
diplômés d’entre eux ont pu être levées.
Ce milieu n’a pas émergé spontanément. Il est l’œuvre d’un
petit nombre de commentateurs et surtout de commentatrices
qui, comme on l’a vu, reconstruisent petit à petit un réseau
d’échange dense et familier et qui ouvrent la voie au récit
collectif du passé dans l’espace des commentaires. Dans la
classe Le récit collectif du quotidien23, on retrouve ainsi très
peu les deux administrateurs, Karim et Ali (ou leur avatar
« La Rédaction »), qui figurent dans les antiprofils. Ce sont
(à l’exception de Fred) des auteures féminines qui sont sur‑
représentées. Les textes de Latifa, par exemple, se concentrent
sur les souvenirs du quotidien, de la famille et sur la descrip‑
tion des conditions de vie matérielle, autant d’aspects repré‑
sentatifs du rapport au passé souvent dévolu aux femmes. À
l’instar des configurations familiales décrites par Sybille Gollac
et Solène Billaud (Billaud et al., 2015), l’espace numérique
du blog a aussi été construit de manière moins ostensible par
des femmes qui ont pris en charge certains aspects de la vie
collective du groupe, et notamment la création de références
communes liées au passé24.
22. Annexe électronique, Tableau 3 : https://sociologie.revues.org/2990.
23. Annexe électronique, Figure 1, Classe 1, 30,3 % des segments classés : https://sociologie.revues.org/2990.
24. Annexe électronique, Tableau 4 : https://sociologie.revues.org/2990.
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Tel qu’on le lit sur le blog et dans les termes les plus carac‑
téristiques de la classe Le récit collectif du quotidien, le récit
se fait sur une forme souvent commune (emploi privilégié du
pronom personnel « on ») et porte principalement sur des
aspects matériels ou familiaux du quotidien (surreprésen‑
tation des formes « eau », « maison », « mère », « terre »,
« manger »…). Le cadre d’échanges instauré par l’espace des
commentaires contribue à encourager et à structurer le rappel
des souvenirs. En se replaçant du « point de vue du groupe »
de référence (Halbwachs, 1994 [1925], p. 343), l’individu
est mieux à même de s’engager dans le récit du passé dans
la mesure où il sait pouvoir être compris par ses interlocu‑
teurs ayant vécu une expérience en grande partie similaire.
S’accomplit ainsi un travail de filtration et d’interprétation des
souvenirs. En s’interrogeant, en se complétant, en se contre‑
disant parfois, les anciens habitants qui se livrent à l’exercice
des commentaires participent à la construction d’un récit à
portée collective, mais sous une forme qui demeure fragmen‑
taire (Welzer et al., 2002). La mise en ligne de très nombreuses
photographies, pour beaucoup inédites, a également été un
atout important de l’entreprise. Rares, et particulièrement
recherchées par les anciens habitants, celles‑ci permettent
aux blogueurs de se reconnaître, de reconnaitre leurs proches,
et de mieux se représenter leur passé s’ils en ont gardé peu
d’images. Elles ont un rôle de réduction de la distance aux
souvenirs (Lavabre, 1994) et d’aide‑mémoire pour la reconsti‑
tution du groupe (Gobille, 1997). « Walla, sa fait un boum au
cœur », « grâce à toi, j’ai fais un bon de 35 ans en arrière »,
écrivent en réaction à des photographies des commentateurs
en juillet 2012.
Plus partiel, moins distancié que dans les articles, le récit des
bidonvilles et cités de transit livré dans l’espace des commen‑
taires comporte également une part d’onirique et de diver‑
tissement assumé par ses auteurs. Fred et Fatima ont ainsi
tendance à rédiger des commentaires plutôt longs qui parfois
sous une forme poétique, parfois sous une forme de plaisan‑
terie, partent de références communes, du passé ou qui se
sont créées sur le blog (comme des surnoms de blogueurs),
pour se mettre en scène dans des situations souvent imaginées
et interpeller d’autres blogueurs. Autour d’images récurrentes
et avec pour public les autres blogueurs, ils dialoguent longue‑
ment, dans le fil de commentaires « Petites causeries et autres
bavardages », ou dans l’espace de commentaires d’articles sur
d’autres sujets, ce qui leur vaut parfois les réprimandes des
administrateurs.
Dans l’ensemble de ces cas de figure, les récits produits
restent consensuels et positifs : des thèmes comme la délin‑
quance, la drogue et les overdoses qui l’accompagnent,
incontournables dans les entretiens, ressortent beaucoup
moins à la lecture des commentaires. Cet écart fait ressor‑
tir la nature des contraintes qui pèsent sur le récit de ce
passé en ligne : encouragés à occulter ces aspects par la
façon dont Karim et Ali ont construit dès le début du blog
des cadres de narration et de participation distanciées et
qui les valorisent, les anciens habitants‑blogueurs ont aussi
pu être réticents à livrer de manière non anonyme des épi‑
sodes douloureux et stigmatisants sur un espace accessible
par tous.
Ces aspects – dimension collective du rappel des souvenirs,
appui sur des supports photographiques, création de réfé‑
rences communes, occultation des difficultés – ne sont en rien
spécifiques aux activités de remémoration en ligne. Ils sont
cependant renforcés par le fait que, sur un espace comme le
blog, ils donnent lieu à des traces relativement figées et visibles
par le plus grand nombre, jusqu’à ce que les articles et/ou le
blog disparaissent. À l’instar des artères municipales qui ont
été nommées en référence à cette histoire, photographies et
récits livrés en ligne constituent des supports de mémoire
qui permettent de transmettre ses souvenirs à des personnes
qui n’ont pas vécu cette expérience, en particulier les enfants,
qui consultent parfois le blog.
Se mobiliser face à la municipalité
Le succès du site en termes de participation dès l’été 2012
infléchit durablement le dispositif technique et le projet des
administrateurs. Avec un tel soutien, il devient envisageable
d’élargir la portée de l’entreprise et de s’engager dans une
démarche de publicisation et de légitimation de l’histoire
des bidonvilles et cités de transit. À la rentrée 2012, Karim
et Ali proposent de rendre hommage à un adolescent de la
cité assassiné trente ans plus tôt, Abdenbi Guemiah. Cette
entreprise inaugure l’entrée dans un rapport de force avec
la municipalité et avec d’autres acteurs mémoriels locaux,
auprès desquels il s’agit d’obtenir la reconnaissance de cet
événement et, de manière plus large, de cette histoire rési‑
dentielle très conflictuelle. Pour l’occasion, le public du blog,
dont on a vu l’hétérogénéité, se mobilise fortement, mais de
façon temporaire.
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L e b l o g c o n t r e l a m a i r i e d e N a n t e r r e
Pour beaucoup d’anciens habitants des bidonvilles et cités de
transit, le rapport à Nanterre est ambivalent. L’affirmation d’un
fort enracinement local – y compris pour ceux qui sont partis
(« je suis ni Algérien, ni Français, moi. Je suis Nanterrien » dit
par exemple Hakim) – n’empêche pas la tenue d’un discours
très critique envers la façon dont la municipalité a géré cette
histoire (Masclet, 2006). Les souvenirs des injustices subies
sont nombreux : stigmatisation par certains élus, concentra‑
tion dans des écoles ségrégées, absence d’entretien par la
Ville de l’environnement des cités de transit ou encore refus
d’accès à certains équipements municipaux.
Ces tensions au long cours ont animé plusieurs mobilisations
antérieures centrées sur la reconnaissance de la guerre d’Algé‑
rie et plus spécifiquement du 17 octobre 1961 (Collet, 2012),
sans que ce passif entre la municipalité et les habitants des
bidonvilles et cités qu’elle a refusé de reloger soit explicité. La
commémoration du trentième anniversaire de la disparition
d’Abdenbi Guemiah a ainsi pu être vécue par l’ensemble des
habitants – et non plus seulement ceux qui connaissent une
ascension sociale – comme un moyen d’obtenir la reconnais‑
sance des discriminations passées et l’intégration dans l’his‑
toire officielle locale.
L’ancrage de l’entreprise, et par là du dispositif numérique qui
la supporte, est donc résolument local. C’est par rapport à la
municipalité et à un ensemble de concurrents municipaux que
le comité de blogueurs mené par Karim et Ali se positionne. Peu
insérés dans les réseaux clientélaires traditionnels de l’équipe
municipale en place, héritière de la gestion communiste, ils
sont soupçonnés de faire le jeu des candidats de droite, d’au‑
tant que les élections municipales sont alors toutes proches25.
Conscients de ces rapports de concurrence politique et mémo‑
rielle, Karim et Ali ont, en tant qu’administrateurs, verrouillé
l’espace du blog. Certains noms, remarque un commentateur,
dans un échange aujourd’hui supprimé, sont « rayés de l’his‑
toire » portée par le blog alors qu’ils ont joué un rôle important
dans la mobilisation autour du relogement des habitants de la
25. On peut faire l’hypothèse que c’est cette posture d’« outsiders » qui favorise le recours à Internet faute d’autres moyens de se rendre visibles (Bué, 2011).
cité. Lorsque nous abordons la question de ses pratiques de
modération, Ali m’explique ne pas valider un certain nombre de
messages injurieux de personnes « jalouses ». Il a en outre fait
en sorte que le blog soit très protégé : le « clic droit » est interdit
et un copyright avec l’adresse du site est superposé au centre
de nombreuses photographies.
Lors du premier hommage à Abdenbi Guemiah commémorant
les trente ans de sa disparition, ces rapports concurrentiels
sont à leur comble : deux demi‑journées sont organisées, l’une
par le blog, l’autre par des acteurs mémoriels avec qui la muni‑
cipalité a l’habitude de travailler (l’un d’entre eux est d’ailleurs
conseiller municipal). Face au succès rencontré par le premier
hommage, le deuxième groupe s’efface néanmoins, laissant
dans les mois qui suivent le comité de blogueurs seul face à
la municipalité pour revendiquer le fait que le nom d’Abdenbi
Guemiah soit donné à une artère ou à un bâtiment de la ville.
Pendant près de six mois, le dispositif technique devient le sup‑
port d’une intense campagne de pression sur la municipalité. À
l’hiver 2012‑2013, le design du site est modifié, avec un comp‑
teur intégré sur la page d’accueil mentionnant le « nombre de
jours en attente d’un rendez‑vous avec M. Patrick JARRY, Maire
de Nanterre ». Dans les commentaires, les adresses directes
au Maire sont nombreuses : « Je vous en prie Monsieur le
maire, réfléchissez ! » (Fatima, février 2013). C’est néanmoins
dans l’espace des articles que s’incarne le plus explicitement
la mobilisation, en particulier dans les segments que regroupe
la classe L’hommage municipal 26. La mention d’Abdenbi
Guemiah est étroitement liée à cette entreprise politique locale,
en témoignent les termes « Nanterre », « maire », « munici‑
pal », « élu », « boulevard », « ville », « hommage », « cérémo‑
nie », « inscrire », « Jarry », « conseil » ou encore « initiative ».
On peut également noter qu’alors que le terme de « mémoire »
est peu présent ailleurs, il fait partie des termes qui contribuent
le plus à définir cette classe27. La mobilisation apparaît comme
essentiellement portée par « La Rédaction » qui s’attache à
promouvoir une image de neutralité politique et d’objectivité
derrière cette figure anonyme (on note aussi le sous‑emploi
des pronoms personnels, qui figurent dans les antiprofils de
la classe). « Dans un souci de transparence et de démocratie
26. Annexe électronique, Figure 1, Classe 3, 15,8 % des segments classés : https://sociologie.revues.org/2990.
27. Annexe électronique, Graphique 5 : https://sociologie.revues.org/2990.
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» (article, janvier 2013), « La Rédaction » rend également
publiques les lettres qu’elle adresse au maire et aux autres
membres du conseil municipal.
M o b i l i s a t i o n e t d é m o b i l i s a t i o n d u p u b l i c d u b l o g
Pour le comité de blogueurs, et notamment pour Karim et Ali,
l’enjeu est d’apparaître autant que possible comme une force
de pression crédible. Cela passe par un effort de mobilisation
important du public du blog, qu’il faut parvenir à faire coïncider
avec un public hors ligne, susceptible de peser sur le proces‑
sus politique municipal.
Les administrateurs travaillent d’abord à l’organisation d’évé‑
nements qui fidélisent leur public et le rendent visible dans
l’espace local, comme des journées d’hommage, des soi‑
rées‑débat, des dîners d’anniversaire et des réunions du comité
de blogueurs qui accompagne ensuite la famille Guemiah aux
rendez‑vous avec le maire. Le blog leur permet ensuite d’ampli‑
fier la participation de ce public hors ligne en la mettant en
scène dans des photographies et vidéos diffusées en ligne. De
la même manière, une campagne de courts entretiens filmés
avec des anciens habitants et des figures locales de Nanterre
expliquant leur soutien au projet est réalisée.
Mais c’est surtout à travers la figure unificatrice d’Abdenbi
Guemiah que la mobilisation du public prend réellement effet.
À travers la revendication d’inscrire le nom de cet adolescent
assassiné dans le patrimoine municipal, c’est la fonction syn‑
thétisante de la mémoire (Welzer et al., 2002) qui se donne
à voir. Pour les animateurs du blog, qui expliquent ne s’être
rendus compte de ce « hasard du calendrier » qu’assez tardi‑
vement, l’hommage à Abdenbi Guemiah a donné un « surcroît
de légitimité » (Karim) au blog. Il a également permis de for‑
maliser l’entreprise en unissant de manière temporaire récits
et participants dans une même lutte. La référence à Abdenbi
Guemiah ne doit cependant pas être résumée à une éventuelle
dimension instrumentale : son assassinat a constitué pour cette
génération d’habitants, d’un âge proche du sien, un véritable
événement traumatique, qui accélère en outre le processus
de relogement. Comme dans le cas des mouvements fémi‑
nistes étudiés par Marion Charpenel (2012, p. 92), le travail de
28. Cette unification sert également l’adoption de connaissances et de normes communes (Akrich, 2010).
« cadrage », de création d’« une interprétation de l’événement
cohérente avec le projet collectif » a permis de faire de cette
figure le symbole du groupe et d’assurer sa politisation à travers
l’espace des articles et des commentaires28. « Abdenbi, c’était
à Nanterre, c’est notre référence. Voilà quoi : la référence d’in‑
justice », souligne Hakim.
Cet effort de production d’un public uni et mobilisé s’avère
payant. Les records de participation sont atteints pendant la
période de mobilisation et le petit groupe de négociateurs avec
la mairie a pu se prévaloir d’une forte participation à l’hom‑
mage organisé et surtout d’une fréquentation importante du
blog (la 100 000e visite est atteinte et célébrée pendant cette
campagne). Lors du conseil municipal de juin 2013, le public
est fourni (une cinquantaine de personnes, à la surprise des
employés municipaux présents) pour voir et écouter neuf élus
(sur les cinquante‑trois que compte l’assemblée) prendre la
parole afin de défendre le projet de nommer non pas une, mais
deux artères en lien avec cette histoire, le boulevard Abdenbi
Guemiah et la rue de la Cité du Viaduc.
« Production interactive » (Cardon & Delaunay‑Teterel, 2006,
p. 8), la constitution de cette audience n’a cependant pas été
sans difficultés et la fin de l’entreprise mémorielle a également
été celle de ce consensus temporaire. Les « écarts d’enga‑
gement » (Beaudouin & Pasquier, 2014, p. 147) entre les
auteurs d’articles et ceux des commentaires, entre les femmes
et les hommes, qui ont eu tendance à prendre en charge les
aspects les plus politisés de l’entreprise, entre les militants et
les non‑militants se sont manifestés avec force, rendant visibles
les tensions qui étaient restées sous‑jacentes pendant la mobi‑
lisation. Il est d’ailleurs assez significatif que la participation ait
sensiblement baissé après le conseil municipal de juin29. Le
public du blog semble relativement délité, et ne se manifeste
qu’à de rares occasions, comme la publication de condoléances
lors de parutions annonçant le décès d’anciens habitants.
Quelles ont été les logiques de fractionnement de cette entre‑
prise mémorielle ? Outre les différents niveaux de ressources
déjà mentionnés, le public du blog est divisé sur le plan des
expériences militantes antérieures. Tous n’ont ni la même moti‑
vation ni la même manière de se mobiliser. Au sein même du
29. Annexe électronique, Graphique 1 : https://sociologie.revues.org/2990.
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comité de blogueurs les plus engagés, la division des tâches
est importante. Karim et Ali, qui prennent le parti d’adopter une
posture très consensuelle de manière à pouvoir entrer dans
une relation de travail avec la municipalité, sont rejoints par
d’autres blogueurs qui sont, pour certains, plus déterminés à
mettre la municipalité face à ses responsabilités. « On lâche
rien », répète l’un d’entre eux, tandis que Hakim m’explique
son engagement – qui se poursuit aujourd’hui par une aide
aux familles « roms » installées à Nanterre – par le fait qu’il
« n’aime pas l’injustice ».
La recherche du consensus trouve ses limites lorsque le sens
de l’engagement des blogueurs devient trop éclaté. Lors d’une
projection‑débat et de l’inauguration du boulevard Abdenbi
Guemiah, un membre du comité d’organisation se fait remar‑
quer par la virulence de ses propos contre la municipalité : au
micro, il entame une longue dénonciation de la façon dont la
municipalité a géré l’histoire des bidonvilles et cités de transit,
en finissant par comparer sa position à celle du Front natio‑
nal. Pour beaucoup, cette intervention – qui ne reflète pas la
tonalité des discours des autres organisateurs et notamment
de la fratrie qui anime le blog – marque une « fracture » sus‑
ceptible d’expliquer le « ralentissement » de la participation par
la suite (Samir). Plusieurs interviewés m’ont expliqué ne pas
avoir apprécié la tournure « trop politique » (Salima, 48 ans,
assistante maternelle, HLM) prise à ce moment‑là et s’être mis
en retrait de l’entreprise. S’ils avaient manifesté leur soutien
au projet de rendre hommage à Abdenbi Guemiah, ils envisa‑
geaient surtout le blog comme un lieu neutre où il était possible
de se retrouver entre pairs. Que ce comportement puisse être
interprété comme un sentiment d’illégitimité à se mobiliser ou
non, il est certain qu’il rejoint la tendance de certaines frac‑
tions des classes populaires à résister à la politisation (Collovald
& Sawicki, 1991 ; Schwartz, 1991).
La rentabilité politique de cette entreprise mémorielle s’est
également avérée différenciée. Pour l’ensemble des anciens
habitants, le fait que le thème de la mémoire des bidonvilles
et cités de transit soit parvenu à s’imposer dans le débat local
est source de bénéfices symboliques. Nombreux sont ceux qui
prennent la parole pour remercier, dans différents contextes,
Ali et Karim, d’avoir pris cette initiative, parce qu’elle a per‑
mis de renouer des liens et, pour certains, de « raconter » afin
de pouvoir « tourner la page » (Meryem, 50 ans, employée
administrative, HLM). Par opposition au caractère souvent
« fragmentaire » de la connaissance de l’histoire migratoire
(Tebbakh, 2007), les participants au blog ont acquis une
conscience de leur passé plus affirmée, qui permet d’ailleurs
d’autres formes d’appropriation du dispositif. Outre la « recon‑
naissance » de Nanterre acquise « à travers Abdenbi » (Farid,
53 ans, conducteur de travaux, propriétaire), le blog a pu agir
pour certains habitants comme support de transmission aux
enfants des valeurs de persévérance, de courage, dans l’es‑
poir que ces derniers accomplissent la mobilité sociale dont
leurs parents ont été privés. Et ces enfants, en particulier les
plus âgés, peuvent également transformer ces récits du passé
en ressources interprétatives pour faire face aux expériences
racistes qu’ils subissent (Eberhard & Rabaud, 2013).
Il ne faut toutefois pas surestimer la portée commune des pro‑
fits matériels et symboliques de l’entreprise. Tous les anciens
habitants ne peuvent se reconnaître, ni dans le récit positif porté
par le blog et la figure d’Abdenbi Guemiah, lycéen modèle, ni
dans la façon dont il a été promu, dans la mesure où il laisse
dans l’ombre plusieurs pans et protagonistes de cette histoire.
Le fait que des rues soient baptisées en souvenir de la cité de
transit dans laquelle ils ont vécu n’est pas susceptible de trans‑
former les conditions de vie de ceux dont le quotidien est mar‑
qué par des discriminations beaucoup plus directes que celles
que subissent les personnes en situation de mobilité sociale. Et
du point de vue des « rétributions personnelles du militantisme
mémoriel » (Hourcade, 2015, p. 80), tous les blogueurs n’ont
également pas tiré les mêmes avantages de la participation
au blog, en termes de capital politique. C’est en effet l’un des
frères de Karim et d’Ali qui a pu profiter de l’entreprise en étant
intégré sur la liste du maire sortant en 2014. Cela l’a conduit à
remplacer une conseillère municipale démissionnaire en 2015
et à siéger au conseil d’administration de l’office municipal
HLM, rapprochant en fin de compte la fratrie de l’endocratie
locale (Retière, 1994).
Conclusion
Cette enquête a montré l’importance de la mémoire dans les
dynamiques de construction des groupes. De manière interne,
la mémoire contribue à structurer des liens autour du rappel
d’expériences passées qui ont marqué les individus. De manière
externe, elle unifie le groupe à travers la promotion d’une inter‑
prétation du passé et d’identités collectives, qui peuvent deve‑
nir des causes à faire reconnaître. Dans ce processus, certains
groupes sont plus dominés que d’autres. Immigrés et enfants
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d’immigrés – ainsi que, plus généralement membres des
groupes dominés – tendent à être « parlés » (Bourdieu, 1977)
et à être assignés à des images sociales négatives. À cet égard,
les dispositifs numériques peuvent permettre de retrouver une
certaine maîtrise des représentations portées sur le groupe et
de s’engager dans des sociabilités sélectives. Dans le cas du
blog, ils ont rendu possible l’émergence et le succès d’une
entreprise de mémoire qui a favorisé la reconnaissance et
l’inclusion dans une citoyenneté locale des anciens habitants.
Les dispositifs en ligne comportent néanmoins des contraintes
qui contribuent à la reproduction d’inégalités entre les usagers.
L’enquête a ainsi mis en évidence le poids de différentes dispo‑
sitions sociales dans la participation au blog et à la mobilisation.
Derrière l’image consensuelle et homo généisante d’enfants des
bidonvilles et des cités de transit, les logiques d’engagement se
différencient selon les socialisations passées et selon les inté‑
rêts à se positionner dans cette lutte symbolique. Ces dyna‑
miques de redistribution symbolique laissent en outre dans
l’ombre la problématique de la lutte contre les inégalités maté‑
rielles (Hourcade, 2015). Si Karim et Ali occupent aujourd’hui
une position relativement privilégiée dans les « espaces sociaux
localisés » (Laferté, 2014), d’autres groupes, comme les
familles dites « roms » habitant en bidonville, connaissent une
expérience de marginalisation urbaine et de stigmatisation très
proche, parfois dans les mêmes espaces. Nouveaux exclus de
la citoyenneté locale, leur cas vient rappeler qu’« à trop gou‑
verner par les morts et le symbolique, on peut finir par oublier
les vivants, les luttes ou la situation de ces nouvelles popula‑
tions étrangères ou catégorisées comme telles, moins visibles
ou moins enracinées sur le territoire » (Collet, 2013, p. 624).
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Bibliographie
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