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Presses Universitaires du Mirail

Le Père Bernabé Cobo et la nomenclature botaniqueAuthor(s): Emmanuelle MOREAUSource: Caravelle (1988-), No. 82 (Juin 2004), pp. 195-204Published by: Presses Universitaires du MirailStable URL: http://www.jstor.org/stable/40854124 .

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CM.H.LB. Caravelle n° 82, p. 195-204, Toulouse, 2004

Variétés

Le Père Bernabé Cobo et la nomenclature botanique

Emmanuelle MOREAU Université de Montpellier

Dans les premières années qui suivent la Découverte, les connaissances géographiques et physiques des Indes ne suscitent que peu de curiosité auprès des gouvernements d'Espagne. Les souverains ne commencent à s'intéresser aux possibilités économiques du Nouveau Monde qu'à partir du quatrième voyage de Colomb1. Et ce n'est en fait qu'après Gonzalo Fernandez de Oviedo que prédomine la volonté d'individualiser et de définir chacun des éléments de la nature américaine. De là la nécessité de baptiser la flore si diverse du Nouveau Monde de façon à mieux la décrire, à «captar la nueva realidad, dominaria y encuadrarla en la mente»2.

Dans son Historia del Nuevo Mundo (H.N.M.)3, le père Bernabé Cobo s'attache non seulement à l'histoire politique et religieuse des Indes, mais aussi et surtout à son histoire naturelle. Terminée en 1653, la H. N.M. consacre trois livres, sur les neuf de la partie dédiée aux choses naturelles, au règne végétal américain. Dans cette œuvre encyclopédique, Cobo réunit toutes les informations qu'il trouve sur la flore américaine. Reconnu pour son travail scientifique exemplaire et surtout pour ses

1 Antonello Gerbi, La naturaleza de las índias nuevas: de Cristobal Colon a Gonzalo Fernandez de Oviedo, Mexico, Fondo de Cultura Económica, 1992 [1ère éd. : Milan, 1975], P. 140. 2 Ibid, p. 20. 3 Bernabé COBO, Historia del Nuevo Mundo [1653], Madrid, BAE 91, 1956.

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minutieuses descriptions de plantes, le père Cobo sera finalement publié pour la première fois par Marcos Jimenez de la Espada en 1890-1895.

Cobo fait mention d'un peu plus de 350 espèces américaines. Il est le premier naturaliste espagnol à offrir autant de noms différents, soit en langue castillane, soit en langages indiens, pour une seule plante. Pour lui, l'origine géographique des plantes est essentielle pour la classification : «una dificultad bien grande [...] es el haber de distinguir las plantas que se hallaron en este Nuevo Mundo de las que los espanoles han traído a él»4. L'importation de plantes européennes ou d'autres régions du monde pose en effet un problème : les plantes transposées se sont tellement développées et multipliées sur l'ensemble du continent que l'on pourrait aisément croire qu'elles soient indigènes. De plus, parfois, une même plante existait spontanément sur les deux continents. Pour éviter toute erreur, Cobo propose donc une solution de type linguistique car il avait pu constater que rares étaient les espèces indigènes dépourvues de nom spécifique :

Porque siendo ellos [los naturales] tan curiosos e inteligentes en la agricultura y conocimiento de plantas, que no hay yerbecita, por pequena y desechada que parezca, a quien no tengan puesto nombre^.

Selon la logique de Cobo, si une plante porte un nom indien, cela prouve qu'elle est autochtone ; en revanche, si elle n'a pas de nom, cela induit à penser qu'elle n'est pas naturelle des Indes. Cela nous permet de comprendre pourquoi Cobo utilise la plupart du temps les noms indiens des plantes. Malheureusement, cette règle n'est pas infaillible car les Espagnols transportèrent tellement de choses à l'intérieur même du continent américain que certaines plantes étaient dépourvues de noms dans les idiomes locaux pour la simple raison qu'elles provenaient d'autres provinces. En outre, les Indiens attribuèrent parfois des noms indigènes à des plantes importées d'Europe. Il convenait donc de vérifier si l'espèce végétale en question avait un nom dans la langue indigène de chaque circonscription^.

Les noms espagnols

A leur arrivée au Nouveau Monde, les Espagnols, inconsciemment et nécessairement, comparèrent le paysage américain et les paysages européens qu'ils connaissaient. Au fur et à mesure de leurs découvertes, ils baptisèrent l'espace américain. De la même façon, ils rapprochèrent la flore américaine de la flore européenne, et plus particulièrement de la

4 Cobo, op. cit., p. 154a. 5 Ibid. 6 Ibid., p. 154b- 155a.

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flore du bassin méditerranéen. Pour la péninsule ibérique, ils ne connaissaient que les descriptions des plantes des auteurs de l'Antiquité, dont les écrits connurent un nouveau retentissement après la découverte de l'Amérique?. Lorsqu'ils baptisèrent dans leur langue les plantes américaines, les Espagnols utilisèrent donc bien souvent des mots espagnols dérivés du latin, mais également des termes issus de l'arabe (ex. aned), du portugais (coco), du français (fresa) ou même de l'occitan (laurel). Que dans certains cas les Espagnols aient choisi de donner un nom castillan aux plantes américaines au lieu d'en conserver le nom indigène peut s'expliquer pour deux raisons : la ressemblance entre ces plantes et d'autres connues en Europe, et les propriétés de chacune d'elles.

La ressemblance avec des pL·ntes européennes

Quand ils considérèrent - bien que cela se révélât souvent erroné - qu'une plante était de la même famille qu'une autre connue d'eux, les Espagnols lui attribuèrent le nom qu'elle portait dans la Péninsule. Nous retrouvons donc les mots castillans suivants : algodón, avellano, bálsamo, cardón, drago, ébano, palma, paio, roble, sauce, verbena, etc. Parfois, c'est un diminutif qui fut utilisé, à partir du nom d'un fruit européen : cebadilla, granadilla, manzanilla, naranjilla... Mais les dénominations les plus fréquentes sont de type géographique ; le nom de la plante espagnole est alors suivi des expressions épithètes «... de las índias» ou «... de la tierra». Les berenjena de las índias, bledo de las índias, calabaza de las índias, canela de la tierra, cedro de las índias, cereza de la tierra, ne sont que quelques exemples parmi ces dénominations. Tandis que l'expression «... de las índias» nous offre une perspective européenne de la flore américaine, l'expression «... de la tierra» nous la présente sous une perspective plus américaine. Remarquons que les mêmes épithètes furent attribuées à la faune américaine quand elle rappelait des animaux européens ; le carnero de la tierra (lama) ou le conejo de índias en sont les meilleures preuves. Ces dénominations réunissent cependant plusieurs espèces, parfois très différentes, sous un même nom. José de Acosta signalait déjà ce problème dans son Historia natural y moral de Us índias :

A muchas cosas de estas índias, los primeros espanoles les pusieron nombres de Espana, tomados de otras cosas a que tienen alguna semejanza, como pinas y pepinos y ciruelas, siendo en la verdad frutas diversísimas, y que es mucho más sin comparación en lo que difieren de las que en Castilla se llaman por esos nombres**.

7 A. Gerbi, op. cit., 1992, p. 21. 8 José de ACOSTA, Historia natural y moral de las índias [1590], Madrid, Historia 16, 1987, p. 259-260.

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Le meilleur exemple du problème soulevé par Acosta est le cachun ou pepino de la tierra décrit par Cobo. Ici le nom donné par les Espagnols ne s'explique par aucune ressemblance entre les espèces : «no sé por que causa le pusieron los espanoles nombre de pepino de las índias, si no es porque no debieron de hallar otra fruta de las de Espana con quien tenga el cachun más proporción»9. Cela explique sans aucun doute pourquoi Cobo ne propose que peu de noms de ce type et préfère utiliser les vocables indigènes.

Il semble aimer davantage la précision des noms de plantes donnés en fonction de leur région d'origine : almendras de los Andes, avellanas de Chile, azafrân de los Andes, ciruelas de Tierra Firme, frutilla de Chile, hierba del Paraguay, nogal del Peru, palo del Brasil.. Bien souvent les Espagnols utilisèrent ces noms pour la raison qu'ils ne connaissaient pas le nom local 10.

Il est très intéressant de constater que le réfèrent linguistique change selon l'endroit où se trouvent les Espagnols et, sans doute, selon leur origine, péninsulaire ou créole. Il apparaît en effet que les Espagnols d'Amérique privilégiaient les noms qui faisaient référence à leur continent alors que les péninsulaires, qu'ils habitent dans le Nouveau ou dans le Vieux Monde, préféraient utiliser les noms de plantes déjà connus en Espagne. Le cas le plus évident est celui de la fraise : dans l'Amérique coloniale, on l'appelait généralement frutilla de Chile alors que les péninsulaires l'appelaient fresa, l'assimilant sans raison à la fraise européenne. Cela nous prouve que les Européens, en tentant trop souvent de la superposer à la flore du Vieux Monde, eurent une connaissance erronée de la flore américaine. Les Espagnols d'Amérique n'avaient cependant pas toujours une meilleure connaissance de la flore de leur continent. Cobo déplore par exemple que les Espagnols du Pérou donnent le nom de hierba del Paraguay à la plante appelée yerba mate et dont on n'importait au Pérou que la feuille. Afin de corriger l'erreur habituellement commise qu'il s'agissait d'une herbe, Cobo préfère laisser à l'arbre dont la feuille était issue son nom guarani : caáll.

Les propriétés des pfontes

Les Espagnols attribuèrent également des noms aux plantes américaines - bien que plus rarement - pour leurs propriétés médicinales. Ces noms (ârbol de calenturas, habilla purgativa, hierba de la arana, pinones de purgar, etc.) présentent une même caractéristique : il s'agit toujours d'une périphrase qui décrit l'effet bénéfique de la plante.

9 Cobo, op. cit., p. 177a. 10 Ibid., p. 257b. ^ Ibid., p. 272b.

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Ainsi, l'arbre de calenturas est utilisé contre les fièvres, la hierba de la arana contre les piqûres d'araignées venimeuses. Cobo se sert de ces périphrases pour deux raisons : d'abord, parce que ces plantes n'ont pas de nom en langue indienne et que Cobo se refuse à les assimiler à d'autres espèces américaines ; ensuite, parce que toutes ces plantes sont spécifiques au continent américain et qu'aucune d'elles ne peut être comparée à des plantes européennes.

Parfois, ce n'est pas la propriété médicinale d'une plante qui lui a donné son nom mais l'utilisation que l'on en faisait : parce qu'ils se servaient de ses graines pour en faire des rosaires pour les enfants, les Espagnols donnèrent à une plante le nom de hierba de las cuentas. Une autre fut nommée escoba parce que ses branches étaient idéales pour la confection de balais, etc.

L'aspect physique des plantes influença également les Espagnols dans le choix qu'ils firent en les baptisant. Ils s'inspirèrent de la forme ou de la couleur de certaines plantes américaines pour leur inventer un nom : la flor de corazon a effectivement une forme de cœur ; la flor de oreja, celle d'une oreille humaine ; la hierba del nudillo a une tige noueuse ; la flor terciopelada rappelle le velours cramoisi ; quant à la planta del fuego, ses feuilles, son tronc et ses branches sont de la même couleur flamboyante que le feu.

Enfin, certaines plantes reçurent des noms espagnols à forte connotation religieuse. Dans un contexte de conquête spirituelle, l'utilisation de tels noms ne signifie-t-elle pas une sorte de « prise de possession » par Dieu du territoire américain ? N'était-ce pas pour les Espagnols une façon de manifester que Dieu était présent et visible jusque dans les plantes du Nouveau Monde ? Cobo signale que les raisons qui orientèrent les Espagnols dans leur choix de noms à connotation religieuse sont encore une fois liées aux propriétés médicinales de ces plantes ou à leur forme. Ils donnèrent ainsi le nom de ρ alo santo à un arbre connu pour sa capacité à venir à bout du mal français. Ils attribuèrent le nom de la Vierge à un arbre, ârbol Maria, à cause des vertus médicinales de sa résine, el aceite de Maria, qui servait, et continue de servir aujourd'hui, pour soigner les blessures. Pour mieux vanter les vertus de cette résine, Cobo retranscrit un épisode dont il fut témoin :

Confesé yo una vez a un hombre a quien acababan de dar una punalada en el pecho, y me dijo el cirujano que era herida mortal porque salía por ella la respiración; curóla con este aceite, y a poços dias se levanto bueno y sano1 2.

Quant à la hierba de Santa Maria, c'est sa forme de cœur qui lui a valu ce nom. 'j&flor de la Trinidad vécut son nom espagnol de ses feuilles

12 Ibid., p. 273b-274a.

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et de ses boutons triples qui rappelaient la Trinité. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les Indiens de Nouvelle-Espagne, privilégiant la couleur dans le choix du nom de cette plante, l'avaient appelée oceloxochitl, c'est-à-dire, fleur de tigre. Enfin, c'est également sa forme qui valut son nom à la passiflore, puisque les filaments de sa fleur rappelaient la couronne d'épines du Christ, son pistil les trois clous de la Passion et ses feuilles effilées la lance. Son fruit était communément appelé granadilla par les Espagnols, bien qu'il ne ressemble qu'assez peu à la grenade, raison pour laquelle Cobo refuse ce nom. Chose étrange, cependant, de la part d'un jésuite, Cobo choisit ne pas lui donner son nom « religieux » et lui préfère son nom aymara, apincoya.

Il existe sans aucun doute d'autres raisons qui motivèrent les Espagnols dans le choix des noms qu'ils attribuèrent aux plantes américaines, mais il serait fastidieux de toutes les relever. Ce qu'il faut conclure de ces choix de mots espagnols, c'est que le baptême des plantes américaines fut aussi stratégique que le processus de création toponymique. Nous reprendrons les mots de Carmen Val Julian pour dire que ce fut le fruit «en su inicio de una voluntad de apropiación» 13. Les plantes, comme les lieux, furent baptisés, christianisés, de façon à légitimer la Conquête. Malgré tout, avec le temps, les Espagnols résidant en Amérique approfondirent leur contact avec la flore américaine et acquirent une meilleure connaissance de leurs possibilités d'utilisation, de leurs propriétés médicinales, de leur aspect, et des termes indigènes qui les désignaient. Ils commencèrent à adopter des referents locaux dans leur dénomination des plantes et à creuser la distance linguistique qui les séparait des péninsulaires.

Les noms indigènes

II est bien connu de tous qu'une même espèce végétale prend différentes dénominations vulgaires dans les pays dont elle est originaire ou bien où elle est cultivée. Si nous oubliions ce fait et si nous ne prenions pas en compte les différentes dénominations d'une même espèce végétale, nous pourrions alors faire de graves erreurs en cataloguant les noms indigènes, augmenter considérablement leur nombre et considérer comme des espèces différentes des noms qui correspondent à une seule et même plante.

Parmi les dénominations indigènes réunies par Cobo, il y en a de plusieurs origines, surtout quechua, aymara et nahuatl. D'autres langues ont cependant laissé des traces dans la nomenclature indigène : le

13 Carmen VAL JULIAN, «Albores de la toponímia indiana: Colon y Cortes», in Karl Kohut et Sonia Rose (éditeurs), La formation de la cultura virreinal - I. La etapa inicial, Madrid, Iberoamericana, Teci, vol. 6, 2000, p. 287.

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guarani, l'arawak (plus particulièrement la langue des tainos), l'haïtien, l'antillais, l'araucan, etc. Elles étaient si nombreuses qu'il existe encore beaucoup de noms de plantes dont l'origine est incertaine. En outre, ces langues se divisaient en dialectes ou en variantes régionales. Tout au long de la H. N.M., Cobo révèle régulièrement que tel nom de plante est régional et issu de la langue des Indiens d'une province en particulier. Nous pensons que cela pourrait expliquer qu'une même plante porte autant de noms : ceux-ci seraient sans doute issus des langues que l'on parlait dans les diverses circonscriptions avant que ne s'y installent le quechua, l'aymara ou le nahuatl. Si cette hypothèse se confirmait, son étude constituerait une aide précieuse dans l'étude des sociétés péruvienne et mexicaine. La survivance de noms de plantes issus de langues minoritaires ne dépendrait-elle pas alors de l'occupation des terres au moment de la Conquête ? Ce qui est sûr, c'est que dans certains cas, les termes indigènes furent conservés dans chaque région ; dans d'autres, les mots se déplacèrent à l'intérieur même du continent et parfois jusqu'en Espagne ; certains, enfin, furent hispanisés et se modifièrent.

Les noms indigènes conservés

Rares sont les noms indigènes, d'usage fréquent en espagnol, qui furent conservés tels quels. Nous ne citerons que les plus connus d'entre eux : ají, anona, batata, caâ, cantuta, chirimoya, maíz, maní, oca, papa, tuna.

Pour certaines plantes, les Espagnols ne conservèrent cependant que le sens du nom indien en le traduisant en castillan. La hierba bolsillo, par exemple, n'est en fait que le puru-puru qui, en quechua, veut dire « poche ». De la même façon, la plante pencâcuc fut appelée vergonzosa parce que son nom provenait d'un verbe quechua qui veut dire « avoir honte ». Le sens du nom fut également conservé pour le ezpahuitl, l'arbre qui saigne, qui se transforma en espagnol en árbol drago. Dans les cas que nous venons de citer, peut-être les Espagnols ont-ils cédé à leur goût pour les termes qui rappellent les propriétés ou formes, mais en hispanisant les mots indiens.

Les noms indigènes déplacés

Au début de son livre VI, Cobo explique l'origine du nom d'une grande partie des fruits américains : les Espagnols, dit-il, adoptèrent presque tous les noms des fruits de la Hispaniola «por ser allí donde

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primero las conocieron»H Les termes suivants, en effet, sont directement issus de la langue des Indiens de Saint-Domingue : guanâbana, guayaba, hobo, mamey, mamon, papaya, tomate... et furent par la suite utilisés dans l'ensemble du continent américain et, pour certains, diffusés en Europe. Aujourd'hui, cette influence reste encore visible chez les personnes bilingues, par exemple quechua-espagnol. Selon Fortunato Herrera, les Péruviens utilisent souvent deux termes pour les mêmes plantes :

Uno de ellos lo empleamos al hablar en espafiol, persuadidos de que son voces de este idioma, siendo asi que en su mayoria son de las Antillas, Mexico u otras localidades de America y la otra al expresarnos en Keshwa!5.

Il arrive donc fréquemment qu'à l'intérieur même des limites du continent américain, le nom indigène d'une plante ne soit pas local. Le nom de la racine jtcama, par exemple, est originaire de la Hispaniola et ce sont les Espagnols qui le transportèrent en Nouvelle-Espagne ; mais, une fois arrivé au Pérou, le nom se transforma en jiquima, terme que retient Cobo, alors qu'il existait pour la même plante des dénominations locales, asipa en quechua et villu en aymara. Quant au terme qui fut utilisé en Espagne, il s'agit du premier qu'apprirent les Espagnols, celui de Saint- Domingue, jtcama. Un autre exemple, plus évident encore, est celui de la batata, nom taino (des Indiens de Saint-Domingue). En Nouvelle- Espagne, les mexicas connaissaient le tubercule sous un autre nom : camote. Les Espagnols de Nouvelle-Espagne adoptèrent le nom local, camote, et le propagèrent jusqu'au Pérou où, pourtant, il existait déjà le nom apichu en quechua et tuctuca en aymara. En Espagne, encore une fois, c'est le premier mot connu qui fut importé : batata, qui se confondit d'ailleurs avec un autre terme indigène désignant un autre tubercule, papa, et donnant naissance au terme patata.

L'étude des termes indigènes, de leur évolution, des choix qui ont prévalu dans leur utilisation, nous montre que, bien souvent, les dénominations de plantes ont suivi l'itinéraire ou les itinéraires des Espagnols, entre les Antilles et l'Espagne, les Antilles et la Nouvelle- Espagne puis entre la Nouvelle-Espagne et le Pérou.

Les noms indigènes hispanisés

Beaucoup plus nombreux que les noms indigènes conservés ou déplacés sont les noms hispanisés, plus faciles à prononcer pour les

14 Cobo, op. cit., p. 239b. 15 Fortunato L. HERRERA, Nomenclatura indígena de las plantas - Flora cuzcoensis, Lima, 1923, vol. I, p. 609.

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Espagnols. A l'aymara, les Espagnols empruntèrent le mot coca (khukd) ; au nahuatl, camalote (acamalote), chayote (chayutli), zapote {tzapott), zacate(zacatt), etc. ; au quechua, caucho(cauchuc), icho{ichu)i quinua (kiuna), lúcuma (rucma) , totora {tuturdj , zapallo (zapallu) , etc., pour ne citer que quelques exemples.

En s'hispanisant, les phonèmes utilisés dans les langues indiennes changèrent de nature. C'est ainsi que la consonne occlusive [k] se sonorise en [g] et que le [r] devient [1]. Pour les voyelles, nous remarquons un phénomène général d'ouverture du [u] en [o] et du [i] en [e]. Enfin, autres accidents phonétiques, l'adjonction ou la suppression de phonèmes, en début, au milieu ou en fin de mot, pour faciliter la prononciation.

Cette hispanisation nous prouve que les langues indigènes autant que l'espagnol ont participé à la dénomination de la flore américaine. L'hispanisation des vocables indiens fut un phénomène général à tout le continent américain. Elle se base, nous l'avons vu, sur des simplifications, des déformations ou une mauvaise compréhension des termes indigènes. Elle est le reflet, tout à la fois, de l'adaptation des Espagnols à l'univers américain et de leur prise de possession de ce même continent à travers sa flore.

Si Bernabé Cobo préfère utiliser les noms de plantes indiens plutôt que les mots espagnols, il justifie ses choix à partir de deux critères : la pertinence historique et celle sémantique du nom donné. Parce qu'il ne veut pas induire son lecteur en erreur, Cobo retranscrit les différents noms connus en espagnol et dans les langues indigènes pour chaque plante de chaque circonscription. En ce sens, il est un précurseur de la géographie botanique, car, à travers la connaissance de ces noms, ne pourrait-on pas déterminer avec précision l'origine géographique de toutes ces espèces ? La rencontre entre Espagnols et Indiens a débouché sur une acculturation linguistique, évidente dans certains noms composés de plantes : bejuco de pinones ponzonosos, guarango-espino, madre del cacao, maguey amarillo, tuna de la grana, etc. Le meilleur exemple de ce métissage linguistique est sans aucun doute l'utilisation d'un terme indigène dans une expression castillane : «es duro como un guayacân», expression que l'on emploie pour vanter la force d'une personne16.

En plus de la solution de type linguistique, Cobo propose une autre méthode, plus sûre, pour éviter les erreurs quant à l'origine géographique des plantes : puisqu'il écrit 75 ans après la Découverte, il peut s'appuyer sur les témoignages des plus âgés parmi les Indiens du Pérou ou sur ceux des fils de conquistadors pour comprendre l'apparition ou la disparition de certains vocables indigènes. Il prend également soin de décrire

16 Cobo, op. cit., p. 271b.

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minutieusement chaque plante et charge le lecteur de la comparer (en s'attachant à sa description et non uniquement à son nom) aux plantes décrites par les auteurs de l'Antiquité, comme Pline ou Dioscoride, pour savoir si elle est vraiment d'origine européenne ou américaine1^. Il propose ainsi à son lecteur une brève description des qualités de chaque plante et de son fruit, de ses utilisations médicinales ou artisanales, et nous permet de comprendre les relations qui s'établissaient entre l'homme - indigène ou espagnol - et la flore américaine, la perception qu'il avait de cette nature qui le nourrissait et l'émerveillait souvent.

^ Ibid., p. 155b- 156a.

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