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Page 1: Le Monde - 311211 La gastronomie vote à droite

Erri De Luca l’intransigeantL’écrivain italien n’a rien oublié de sa vied’ouvrier etne reniepas sonengagementà l’extrêmegauche. Il dénonce le clientélismequi domine la politiquede sonpays sousl’influencede l’« Innominato». PAGE 7

JP Géné

A vant toutegastronomie, il y a la faim.Cette faim que le genre humain doitcalmer chaque jour pour survivre.Adam et Eve avaient les crocs quandils ont croqué la pommeet, depuis, lemonde se divise en deux : ceux qui

mangent et ceux qui ont les crocs (on en compteactuellement unmilliard sur terre). L’Histoire ensei-gne – sans jamais se démentir – que les premiersappartiennent plutôt à la catégorie des riches et despuissants et les seconds à celle des pauvres et desdominés.

PasdegastronomiesansTerramadre, la terrenour-ricière dont les produits comestibles sont censéssatisfaire les besoins de l’humanité. Avant d’être unsymbole, c’est des hectares, des millions d’hectares,dont la propriété a toujours été source de pouvoir etde fortune, d’abondance ou de famine. Empereurs etesclaves, seigneurs et serfs, colons et indigènes, fer-miers et métayers, les uns la possèdent, les autrespas, et sans elle, rien dans l’assiette. Pour ses lopins,on se bat depuis Obélix. Le dernier épisode se passeenChine,dans laprovinceduGuangdong,oùdespay-sans se révoltent contre les expropriations.

La table est le théâtre ultime de cet affrontement.Le festin face à la gamelle. Rôts, rôtis et entremetspour les nantis, soupe claire et pain bis pour les gensde peu. Chasse à courre contre braconnage. Mon-sieur le marquis mange dans la porcelaine, lemanant dans son écuelle. Si l’une est trop pleine etl’autre tropvide, la révoltegronde. Lorsque, le 6octo-bre 1789, les femmes de Paris marchèrent sur Ver-sailles pour s’emparer du boulanger, de la boulangè-reetdupetitmitron, elles réclamaientdupain. Pas laRépublique.

Faut-il encore charger le dossier? Faut-il appeler àla rescousse la dîme et la gabelle, la cuisine de cour etcelle des papes pour affirmer que la gastronomie a lesang bleu?Que de (Grimodde) La Reynière àGault etMillau, ses affidésportent leurADNàdroite et quedemémoire d’homme on n’a jamais vu un socialiste setrucider– telVatel, cuisinierduroi–parceque lepois-sonétaitenretard.Pouvoir,propriété, richesse,ordre,abondanceetprivilègesont lesvaleurshistoriquesdeladroite.Lagastronomie–cet«artde labonnechère»,selon le Robert – est née et a prospéré dans cemilieu,aupointqu’aprèsenavoir tant joui il s’enconsidère ledépositaire légitime.

Commentexpliquerautrementlesuccèsduqualifi-catifde«gauchecaviar» lancépar ladroiteàceuxqui,après avoir fait leur nid dans la misère, l’injustice etl’exploitation du peuple, osent aujourd’hui mangerde lavolailledeBresse?Queleurreproche-t-onenfili-grane, sinondetrahir leurcampengoûtantàdesplai-sirs interdits, réservés à ceux d’en face? Effractiongourmandeensecteurprotégé?Comportementsacri-lège, limite renégat? L’accusation fait mouche dansles classes populaires, davantage familières des pata-tes que desœufs d’esturgeon.

Elle jouesurcetteculpabilité tacitedesgensdegau-che lorsqu’ils goûtent aux plaisirs bourgeois en sevautrantdans les délices de la chère. LaCausedupeu-ple, journal maoïste, accusa en 1972 le notaire PierreLeroy du meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay-en-Artois (Pas-de-Calais) parce qu’il mangeait «des bif-tecksde800grammes». Forcémentcoupable. J’aisou-venir qu’à Libération, au temps où le journal donnait« la parole au peuple», les rares individus qui cla-quaient une part importante de leur maigre salairedans des restaurants étoilés frisaient la dissidence.Carlo Petrini, le fondateur de Slow Food, raconte queLucioMagri, directeur d’Il Manifesto, quotidien de lagauche critique italienne, le traitait de curé lorsqu’il

vantait les joiesdelatable.«Maisàchaquevacances, ilallait en France faire une tournée discrète chez Trois-gros ou Guérard, avant de retrouver la classe ouvrièreà la rentrée. Nous avons une expression pour qualifiercela : vizi privati, pubbliche virtu, vices privés, vertupublique.» Lamorale de gauche condamnerait-elle àune gastronomie de pauvre ? Les lentilles à Saint-Denis et la truffe àNeuilly?

J’entends les protestations dans le public : «Mon-sieur, un petit salé aux lentilles appartient à la gastro-nomieautantqu’unchaussonauxtruffes.»«Onman-gemieuxàlafermequedans le16e.»«Lepouletàlacrè-medemamèrevalait toutes les chiffonnadesetautrescompressions de nos grands chefs. » Et la phrase quitue: «Vous confondez la gastronomie avec le luxe.»

Cesremarques, fortpertinentes,proviennentgéné-ralement de personnes expertes dans l’art du bien-manger,clientsassidusetéclairésdesrestaurantsgas-tronomiques. Ils confondent gastronomie et cuisine.Il existe bien une cuisine populaire, à base de pro-duits et de recettes de terroir, source de cette cuisinebourgeoise qui l’a enrichie jusqu’à en faire un exerci-ce de haut vol et de haut goût dans lequel seuls quel-ques-uns excellent. Toutes ont leurs vertus, mais lagastronomieneserésumepasàdeshistoiresdecuisi-ne, à des empilements de recettes.

Si l’on consulte l’immense majorité de ceux quin’ont jamais mangé dans un «gastro», celui-ci resteun luxe, un univers étranger dans lequel ils ne pénè-trentpas, car ilsn’ontni lesmoyensni l’audacenéces-saire pour s’y attabler. Même pas l’envie, parfois.Dans l’imaginaire collectif, la gastronomie c’est « leMichelin et les trois étoiles», « les serveurs habillés enpingouins», « les produits chers et les grands vins»,«unprivilègederiches», si cen’est«untrucdesnobs»,à l’addition toujours salée, voire indécente.

Bollywood censuréEn butte à une très sourcilleuse censureofficielle et à la pression croissantedes groupes politiques et religieux,les réalisateurs indiens s’inquiètentpour leur liberté de création. PAGE 3

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SophieCalle par Sophie CalleDepuis trente-trois ans, elle tire de sa viedes récits savoureux, en textes et en photos,selonunprotocolemillimétré. L’artistefrançaise, qui publieAveugles, a acceptéde se raconter. PAGES 4-5

Le journalmaoïste«LaCausedupeuple»

accusa en 1972lenotaire Pierre Leroy

dumeurtredeBrigitteDewèvre,àBruay-en-Artois,

parcequ’ilmangeait«des biftecks

de800grammes».Forcément coupable

CHRISTOPHEMAOUT POUR «LE MONDE»

LagastronomievoteàdroiteNédanslesmilieuxconservateurs, l’artdelabonnechèrefaitculpabiliser lesgensdegauche.

Privilègederiches?Trucdesnobs?Possible.Mais lavoguedubioetduvinnaturefait–unpeu–bougerles lignes

Cahier du «Monde »N˚ 20822 daté Samedi 31 décembre 2011 - Dimanche 1er - Lundi 2 janvier 2012 - Nepeut être vendu séparément