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LE JOURNAL INTIME DE KAEL

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PREMIERE PARTIE : L’AGE TENDRE

CHAPITRE 1 : LISE

J’avais bien peu d’amis en rentrant en première, à vrai dire aucun. Je laissais une classe qui ne m’avait offerte aucun camarade pour en aborder une toute nouvelle. Mettons dès maintenant les points sur les i : j’étais plutôt asocial. Dans ce genre de cas, il faut souvent s’en remettre à la chance, au destin diront d’autres, pour rencontrer quelqu’un et faire des connaissances. J’abordais cette nouvelle année les yeux rivés dehors. Je me connaissais déjà assez pour savoir que mon mutisme et l’exigence dont je faisais preuve à l’encontre d’éventuels amis m’interdirait la fréquentation des gens de ma future classe. Je songeais de la sorte, en regardant s’envoler les oiseaux dans le ciel, que dans une classe standard d’une première d’un lycée banal, je ne pouvais croiser la route que de jeunes ordinaires, donc médiocres, qu’il me faudrait bien peu de temps pour mépriser. Déjà, je ne les regardais pas, assis tout au fond... A quoi bon…

Le prof poussa la porte, un vieux chnoque aigri à la mine décrépite. Inutile de préciser à quel point cette vision excita ma verve estudiantine : courage, plus qu’une année ! Tandis que la fatigue d’un réveil trop matinal ankylosais mon attention, le prof commença l’appel, que j’entendais à peine, assis tout au fond…

Lorsqu’on frappa à la porte avec empressement : une élève retardataire qui commençait bien l’année. Je jetais juste un regard en sa direction, une espèce de punk, enfin plutôt néo-hippie, coiffée à l’arrache, habillée en couleurs et dans du large. Elle ne fit ni une ni deux, et plutôt que de s’asseoir seule au premier rang, elle vint trouver le fond de la classe. Il restait juste une place à côté de moi, que personne n’avait daigné occuper, certainement par la faute de ma mine renfrognée. Elle s’assis tranquillement, c’était justement son tour de répondre, avec à propos, qu’elle était présente. Elle se nommait Lise. Puisque les places s’attribuaient en début d’année, j’allais être contraint de faire connaissance. Assez stressé, j’étais néanmoins heureusement comblé d’une présence féminine à mes côtés. Non que j’envisageais à moyen terme d’en finir avec le célibat (qui ne me causait aucun soucis) mais plutôt parce que si les relations que j’entretenais avec l’autre sexe me paralysaient, je les préférais, en raison de l’aspect de séduction qui pouvait alors naître. Non que je fusse un séducteur, seulement j’aimais sentir ce charme me calciner les os, ces regards angéliques ondoyer sur ma peau et cramer mon cœur froid.

Lise me demanda mon nom, je répondis « Kaël » mais au lieu de me faire remarquer que c’était là un nom étrange, elle se contenta de me sourire, timidement et avec gentillesse. Elle remontait un peu dans mon estime de ne pas m’obliger à expliquer pour la énième fois que Kaël était uniquement la contraction d’un prénom des plus courant : Mickaël. Mes parents aimaient se croire originaux, voilà tout.

Je prenais enfin le loisir de l’observer, du coin de l’œil et par petites touches. Mon cœur comme copie blanche, chaque regard, vif et affûté composait une œuvre impressionniste, point par point, en s’inspirant du plus beau des paysages qui soit : une créature féminine. J’ignorais alors totalement le cours pour me livrer à l’une de mes grandes

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passions : décortiquer les charmes d’une femme. Car malgré son jeune âge elle faisait déjà femme.

Ses ongles de panthère ne portaient qu’un fin filet brillant. Parfaitement ciselés, certains courts (elle devait se les ronger, sûrement souffrait-elle d’anxiété) les autres, plutôt longs, rendaient assez sensuelles des mains un peu trop épaisses. Des tas de bracelets confectionnés à la main de toutes couleurs et formes, selon les coutumes néo-hippie, ornaient son poignet droit. Elle devait s’ennuyer suffisamment pour tenir ainsi à jour toute cette petite armada colorée, heureusement relativement discrète et à peine audible lorsqu’elle remuait les bras. Ceux-ci, bronzés par le soleil d’août, relativement charnus, donnaient l’impérieuse envie d’y poser les lèvres. Une poitrine pulpeuse tendait son tee-shirt (avec inscription bien placée), comme désireuse de se libérer de ce joug vestimentaire. Ses long cheveux fins se déversaient jusque sur ses épaules en quelques torrents d’un rouge acajou fougueux et révolté. Une ou deux petites tresses y voguaient nonchalamment. Je cherchais rapidement ses oreilles sans pouvoir les distinguer à travers l’opacité de ses cascades capillaires. Enfin, avec minutie autant qu’avec discrétion, je disséquais son visage, ce joyaux dont le reste du corps n’était rien que l’écrin. Ses joues, parfaites grâce à un surpoids assez subtil, promettaient à qui la bisait les délices d’un moelleux incomparable. Son nez était réussi également : on ne le remarquait pas. Il prenait sa place comme un élément central d’une œuvre d’art, dont le moindre défaut en serait toute la souillure et dont la perfection est la condition de la beauté du tout. Quelque chose qui n’est beau en lui-même mais dont la beauté du tout dépend au plus haut point. De même que son front, ses traits fins mettaient mieux en valeur les armes dévastatrices de son superbe visage : d’abord sa bouche, deux lèvres juste rosées dont la douceur charnelle tient de la sensualité de l’adolescence. Pulpeuses comme un fruit rouge, mûr, doux et chaud, qu’on laisse courir sur notre bouche, à la fin de l’été, rien que pour en savourer l’érotique onctuosité. Et puis deux beaux yeux marrons, à la couleur uniforme et pleine, profonds, teintés d’une fine rosée chocolatée. Des paupières à la forme ensorcelante d’où émanait un regard timide et vrai, séducteur et sensuel sans même chercher à l’être, achevaient cette première esquisse, aux couleurs d’une fin d’été, contre mon cœur déjà attiédi.

Notre amitié fut longue à naître. Lise me ressemblait beaucoup, elle passait un temps certain à regarder par la fenêtre. Souvent je me demandais ce qu’elle observait exactement et je cherchais des yeux le point qu’elle fixait, comme s’il eut été capable de me transmettre ce qu’elle pensait. Je rêvais d’une sorte de rapport télépathique entre nous deux par l’entremise d’un objet quelconque qu’on admirerait au même instant, par la fenêtre, par lequel nous pourrions échanger nos pensées. Aller plus loin que des mots, cette traduction normalisatrice de sentiments, d’émotions et d’images qu’ils ne peuvent que retranscrire avec plus ou moins de bonheur, avec une distorsion plus ou moins grande. Je rêvais d’une vraie télépathie et que m’apparaisse, comme elle pouvait l’éprouver, ses images mentales, ses impressions émotionnelles, et vivre ses ressentis plutôt que de voir apparaître leur retranscription en mots.

Elle parlait assez peu, aussi, je lui imaginais une vie intérieure riche et luxuriante. Comme je me serais plût dans les dédales de ses mondes imaginaires ! Je me les figurais comme des labyrinthes d’Alice au pays des merveilles, dans des contrées de chansons, ou rien n’est fiable, pas même le décor, le banc sur lequel on est assis, ni même notre propre corps, modelable selon la pluviométrie lacrymale du moment, ou selon la température de l’air. Nous serions parti en elle les fois où elle se serait sentie mieux, et je l’aurais invité chez moi en retour, mes jours avec, une poignée dans l’année. Mais alors j’aurais mis les petits plats dans les grands : je lui aurais confectionné un fauteuil en pelouse chaude et douce au sommet d’une colline. J’aurais convié le soleil et la lune à disserter avec nous. Un brin de vent soufflerait

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dans nos veines la musique douce et tranquille du bien être. Je ferais pleuvoir les étincelles bleues qu’allument contre notre chair, les frottements des mots d’amour des gens qu’on aime. De quoi aurions-nous discuté alors ? Nous aurions créé les premiers poèmes sensitifs pour télépathes : adieu les mots, voilà que nous sauterions un vil intermédiaire pour tailler dans le brut : la roche des couleurs des sons, le clapotis de l’eau des parfums imagés, nous aurions tout à reconstruire, et le terme même de beau à recréer. Nous n’aurions pas agit pour un dieu, avec un nom et des concepts. Nous aurions créé comme jouent les enfants : poussés par un simple plaisir naturel, en laissant nos âmes s’ébattre comme les gamins expérimentent le plaisir d’avoir un corps en courant sans raison, ni but, ni direction. D’une certaine façon nous aurions fusionné, en une œuvre, comme une chimère bicolore, élaborée de nos deux couleurs complexes et sentimentales, que nous aurions lâché à la vie, à d’autres consciences. La communion avec Dieu à côté de cela ne deviendrait plus qu’une grotesque simagrée, et l’acte sexuel, un rite animal, rudimentaire. Lise gonfla légèrement les joues et son petit rot étouffé m’extirpa des abysses d’une énième rêverie. Son Coca Light venait de passer.

Je jetais un coup d’œil au tableau pour tenter de me rappeler dans quel cours nous étions : pleine après midi. Dehors il pleuvait presque du temps perdu, à grosses gouttes.

Notre amitié naquit réellement lorsqu’elle choppa la crève. Mademoiselle aimait marcher seule, parfois tard le soir, et ne s’encombrait pas de manteau. J’appris ses habitudes quelques temps après. Puisqu’elle se trouvait contrainte de manquer des cours, je lui apportais ses devoirs. On ne m’aura plus jamais vu aussi sérieux qu’alors : je notais absolument tout, me livrant à des efforts d’application et de concentration considérable, afin de ne pas l’handicaper. J’espérais glaner sa considération. J’obtint même son affection : contraint de parler des cours, des profs, nous nous rapprochions, nous faisions connaissance. Sa timidité n’était qu’un masque trop étroit pour elle, il vola rapidement en éclat sous l’effet de ma gentillesse. Je la découvrais fantaisiste et plutôt active derrière l’aspect nonchalant et détaché qu’elle se donnait. Nous nous trouvâmes de nombreux points communs qui égayaient nos discussions. Et si les premiers soirs je quittais sa chambre assez tôt, après avoir donné ses cours à une grippée intimidée, les derniers soirs nous restions la soirée entière à bavarder, et je quittais à regret une amie en pleine santé, qui simulait une interminable fin de grippe. Nous causions littérature, art ou philosophie. De la société ou du monde en général. Elle m’écoutait très attentivement, les yeux grand ouverts comme si de leur écarquillement dépendait son pouvoir de compréhension. Elle apportait souvent certaines précisions fort à propos, mais ne me contredisait presque jamais. Où qu’elle fût toujours de mon avis, ou qu’elle n’osait polémiquer avec un orateur assez gauche, mais néanmoins passionné. Comme pour raffermir notre amitié naissante, nous ré abordions souvent les sujets qui nous rapprochaient le plus. Au premier chef, la télévision, la radio, les médias, que nous dénoncions à tour de rôle, face à face, excités comme deux jeunes gens naïfs qui croyaient ce qu’on leur répétait, que le monde leur appartenait, et qui, fort de cette certitude, se préparaient à l’assaut, à la révolution. A l’assaut de quoi, de qui ? A quelle révolution ? Elle, elle méprisait la classe politique, moi je ne ressentais pas la moindre aversion à leur encontre. Ils m’amusaient essentiellement lorsqu’ils ne m’indifféraient pas. C’est qu’ils me paraissent si peu réel ! Je pouvais bien haïr mon père ou bien ma mère, mais ces gens me semblaient hors de mon existence quotidienne. L’écran de télévision n’était pas qu’une petite pellicule cathodique : un gouffre insurmontable séparait réel et virtuel. Derrière cette frontière, rien n’avait le même sens que dans nos vies. Il suffisait de presser l’interrupteur, et ce virtuel n’était plus ! Ainsi, de temps à autre, j’aimais passer devant la télévision, laissée allumée, pour le simple plaisir de faire disparaître une présentatrice liftée du journal télévisé, ou une actrice siliconée insignifiante qui officiait dans une publicité : il me suffisait de presser « off » pour désagréger cet univers impalpable, pour

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faire disparaître ces individus, ces mirages sans intérêt, sans signification réelle. Ah, si davantage avaient eu le bonheur de m’imiter ! Je rêvais d’une hécatombe, d’un génocide, à l’encontre de ce monde virtuel. Ne rallumez pas le poste, c’est profaner les tombes que nous avions scellées et enterrées ! Je souriais de devenir un vrai criminel de guerre, contre une humanité virtuelle. Je jubilais de devenir la terreur du peuple de l’illusion. De le contraindre, d’un coup de télécommande, à s’exiler vers le néant, pour le néant. Voilà la terre d’accueil que je leur souhaitais !

Lise, bien loin de partager ce genre de considérations, m’écoutait toutefois attentivement, et souriait, pour me témoigner sa sympathie et que je la transmette à mes idées, à mes élucubrations. J’avais conscience alors de vivre des moments volés au désœuvrement d’une vie estudiantine routinière et abêtissante.

Avec Lise quand nous ne discutions pas en cours, je la laissais dormir. Elle avait ses horaires : les premiers cours de la journée restaient très dur pour elle, elle finissait souvent ses nuits. Je devais parfois la chahuter discrètement lorsqu’elle ronflôtait. Elle ne manquait jamais la sieste de la première heure de cours de l’après-midi. Elle me laissait veiller à ce que le prof ne vienne pas se pointer vers les derniers rangs. Et elle somnolait, jusqu’à dormir en pointillés. Je dormais assez aussi, mais toujours l’air éveillé : je projetais mes songes contre le dehors, par delà la fenêtre, les oiseaux et les feuilles jaunies qui tombaient sur le bitume de la cour. Parfois, du coin de l’œil, je l’admirais dormir. Avachie, toujours d’un calme olympique quelque fût le ton de voix de l’enseignant, ses cheveux répandu sur la table comme une fiole de passion rouge pure, brisée, qui coulait et recouvrait ses cahiers et sa trousse. Je prêtais l’oreille pour discerner sa respiration et la voûte de ses épaules s’élevait et redescendait lentement, au rythme de son souffle. Je m’imaginais souvent profiter de cet instant pour lui adresser un bisou dans le cou, comme un tout petit quelque chose, pour bénir son sommeil, m’en faire le garant, adoucir ses périples oniriques et lui témoigner toute mon affection. Mais je n’osais, par peur qu’elle me trouve trop cavalier, trop intime compte tenu de nos rapports. Paralysé à l’idée de l’importuner d’une manière ou d’une autre, je me contentais de l’honorer par la pensée, de lui rendre hommage virtuellement. On s’étonnera peut être de l’importance qu’en si peu de temps je lui consacrais déjà. C’est qu’elle possédait déjà une certaine emprise sur mon cœur. Car en plus de me trouver timide, je me sentais assez sensible et émotif.

Les matins, à peine réveillé, j’aimais me délecter des deux bises chaudes qu’elle posait

gauchement sur mes joues. Ses yeux papillotaient à la lumière des couloirs, comme des papillons en chocolat, effarouchés. Sa bouche était encore toute attendrie des baisers dont elle avait gratifié les amants de ses songes, que je jalousais déjà un peu, et sa joue sentait l’oreiller moelleux et réconfortant. Ses cheveux brillaient encore des paillettes narcotiques du marchand de sable. Parfois emmêlés, ils laissaient imaginer que les amants de ses rêves avaient bénéficiés de ses plus tendres faveurs. Je désirais alors me réincarner en un esprit nocturne, un incube angélique aux chastes caresses. Que ses draps puissent devenir mes bras, mes mains, mes doigts. Que je puisse la border de baisers et, vaporeux, que je puisse me coucher contre son corps et savourer un repos paradisiaque.

J’avais d’autant plus de goût pour elle que je fréquentais très peu de monde. Moins par misanthropie que par timidité. Mes complexes me terrassaient. Malgré mon peu d’amour pour l’humanité, je me sentais très attiré par certaines personnes et je prenais plaisir à leur créer des mondes imaginaires, à les vêtir de défauts et de qualités qu’ils m’inspiraient. Mais j’en restais à ce stade. Grâce à Lise, je me voyais passer de la position du type qui brûle de manger du chocolat à celui qui le tenait entre ses mains. Il ne fondait pas, mais je m’y brûlais les doigts,

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les yeux fermés, tout à fait plongé dans un état second. Je jouissais de mon bonheur, les sens exacerbés par l’excitation, aiguisés par tant de chimères. Voilà que j’en côtoyais une. Et, au lieu de détruire mes fantasmes sentimentaux, en changeant la chimère, l’idéalisé, en un misérable être humain, elle les incarnait et occultait le reste. Je n’avais plus un monde chimérique hors de ma portée, mais je fréquentais un être supra terrestre, transcendé par la grâce, une espèce de grâce divine dont je l’affublais sans vraiment m’en rendre compte. J’imagine que mon état frôlait la crise amoureuse, que je couvais quelque chose. Mais je ne lui avouais pas l’ampleur de mes sentiments. Par peur qu’elle ne songe à s’éloigner de moi, mais également parce que je ne me trouvais pas amoureux. J’ignore ce qu’il me manquait pour contracter un pareil état. Peut-être est-ce qu’elle m’apparaissait encore trop mystérieuse, que son portrait moral incomplet ne me permettait guère de lui accorder le titre de « parfaite » ou d’ « idéale ».

L’amitié que j’éprouvais pour elle s’apparentait à une sorte d’ « amitié sentimentale ». Je respectais scrupuleusement les règles de la plus normale des amitiés avec elle, tout en gardant en moi une certaine quantité de sentiments, qui parfois me déséquilibraient lorsqu’elle appuyait son regard sur moi. Je menaçais de chavirer, en projetant de m’échouer sur ses côtes au cas où, quitte à me voir repoussé en mer. Mais la question ne se posa jamais. Ma pusillanimité, qui me faisait dériver au gré des vents que soufflait mon destin, m’apprenait à contempler ma vie comme celle d’un autre : je ne tenais pas la barre. Je n’étais pas en mesure d’y changer quoi que ce soit. Je dérivais perpétuellement, inlassablement, et j’avais pris l’habitude, au lieu de déplorer mon incapacité à influer sur le gouvernail, de m’émerveiller des paysages que les courants me faisaient rencontrer. Inactif en ce qui concernait la destination et la succession des étapes, je me montrais excellent touriste, me délectant de ces instants non sollicités. Du reste, cette conduite me sauvait d’un éventuel état de déprime continuelle. Car la constatation de mon impuissance alliée à celle de la laideur de ma vie m’aurait rapidement entraîné vers les plus noirs écueils. Or je trouvais du charme à mon existence. Avec le temps elle devenait aussi chimérique qu’une bête farouche dont je goûtais les ruades, enivré par un rodéo trépidant. Qu’elle devienne folle, qu’elle tente de m’éjecter à tout prix, je ne lui trouvais que davantage de beauté. Je ne me trouvais qu’un cow-boy plus valeureux. Les rares instants de calme m’étaient exquis. Je retrouvais ma respiration, l’air redevenait doux, les paysages retrouvaient formes et couleurs rassurantes. Je me sentais fier d’exister, prisonnier volontaire d’un étalon fougueux, d’un pur sang intenable et noble, caractériel et grandi par ses révoltes, et ses aspirations libertaires et indépendantistes.

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CHAPITRE 2 : ANNABELLE

Mon amitié avec Lise n’en entraîna pas d’autres. On aurait pu imaginer qu’une si jolie jeune fille, un peu timide mais aucunement coincée, posséderait une tripotée de suiveurs et d’amis en tout genre. Il n’en était rien. Lise aimait son indépendance, sa solitude. Elle fréquentait bien quelques personnes mais toujours d’assez loin, comme détachée. Je lui connu bientôt quelques connaissances, mais aucun ami. Si nous ne nous étions pas fréquenté, aurait-elle traînée seule ? Elle me raconta plus tard qu’elle avait plus ou moins laissé ses amis du collège, désireuse de tourner une page peut être trop longue et lourde pour elle. Je n’en su jamais davantage. De ce fait, en plus d’être toujours placés côte à côte, nous restions tout les deux à discuter à la récré. J’en profitais, principalement les jours ou elle se montrait peu loquace, pour me livrer à ces éternelles observations de la nature et des comportements humains, deux objets finalement assez semblable, tout du moins de la même famille.

La cour ressemblait à n’importe quelle autre cour, vraisemblablement : un préau, trop petit pour contenir tout le monde, sous lesquels tout ceux qui ont peur de la pluie se réfugiaient, liait les deux énormes bâtiments principaux. Un sol tout en bitume, quelques arbres pour pasticher un lieu agréable, une étendue de sable au dessus de laquelle on pouvait imaginer un filet de volley-ball, qu’on avait jamais dû déployer. Et enfin, des bâtiments repeints à l’occasion, de couleurs si insignifiantes qu’on s’habitue à ne pas les voir. Nous nous tenions souvent à proximité du préau et de l’entrée du bâtiment. Un peu à l’endroit d’où l’on peut apercevoir tout le monde : les gens qui déambulent à perte de vue en face, et ceux sous le préau à fumer, lorsqu’on tournait la tête.

J’aimais la pluie. Même sous de grosse gouttes, j’aimais ne pas m’abriter. Lise aussi l’aimait, mais moins. Elle courait comme les autres pour éviter d’être mouillée, ne comprenant pas, elle non plus, qu’elle courrait toujours moins vite que la pluie. Par gentillesse, je me calais sous le préau à côté d’elle. Et puis aussi parce qu’on était serré côte à côte, et j’aimais bien ça. Ses cheveux dégoulinait langoureusement, ils sentaient bon la pluie. Elle répétait au moins dix fois à la suite qu’elle était toute mouillée, comme une petite fille qui expérimenterait une grosse saucée pour la première fois de sa vie, partagée entre le déplaisir de l’humidité qui plaquait ses vêtements froids contre sa peau, et l’amusement de cette incongruité qui vient dépoussiérer les convenances. Ce phénomène qui pousse les gens sérieux à se hâter, et qui rend moins présentable les bien habillés. Hélas, on a inventé le parapluie, je m’amuse moins souvent que je ne le désirerais des gens qui courent. Ils se cachent à présent, on ne distingue plus leur visage. Finalement ils méritaient si peu mon attention… Qu’ils restent incognito ! Lise me ramenait à elle en me répétant qu’elle avait froid. Ses chaussures prenaient l’eau aussi. Ca fait « frouick » si je marche constata-t-elle, enfantine, en me souriant. La buée de ses respirations m’attaquais de baisers de poussières. Je m’attachais à m’en figurer de vrais, chaque fois qu’ils m’entouraient le visage de leur douceur volatile. Je lui rendais ses sourires, pour certifier que je partageais son amusement à entendre les « frouick » de ses pieds, et sa peine de savoir ses petites chaussettes inondées.

Le faible que je pouvais avoir pour elle se trouvais sublimé de la voir à l’état mouillée. Ses cheveux ruisselants et brunis se collaient sur son visage et quelques gouttes tombaient par intermittence de son bout de nez, de son menton. Comme je me sentais goutte ! Je dévorais du regard les perles aquatiques qui la paraient d’un éclat nouveau, comme si ainsi, il me fut possible de me rapprocher de leur état, et de connaître la joie de caresser son nez et de rouler

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le long de ses joues chaudes et charnues, indéfiniment. Sans ma timidité, peut-être lui aurais-je proposé de panser chaque goutte une à une, de les prendre contre mon doigt, de les remonter contre son visage, pour panser aussi leurs traces. Je me voyais les saisir comme on amadoue des oiseaux, en distillant quelques caresses à leur maîtresses au passage. J’essuyais ainsi lentement sa figure. Il me paraissait qu’en contre-partie des oiseaux de pluie que je lui dérobais, il me fallait la dédommager en baisers. Je me rappelle encore le jour ou elle m’autorisa, pour je ne sais plus quelle bricole, à lui embrasser l’oreille, un jour de pluie. Mes lèvres s’appesantirent tendrement contre ses cheveux séchés par le soleil de la journée. Il ne restait plus rien de l’humidité pluvieuse, mais son parfum se mélangeait encore avec celui de Lise. Je croyais m’être tout entier allongé dans des draps soyeux et juste lavés, qui sentaient un quelque chose, un quelque chose de profond, comme une ancienne odeur qui appelle à elle les souvenirs heureux et paisible de l’enfance. Revenu au stade enfantin, considérant comme une apparition féerique et maternante la fille qui avait capturé tendrement, l’espace d’une bise, ma bouche dans ses cheveux, une boule chaude me brûlait le corps. Tout le plaisir de cet instant extatique s’agglutinait en moi, étincelait, et portait en lui les lueurs les plus innocentes et pures. Du concentré de plaisir me transportait très loin, dans les bras d’un univers quasiment inaccessible et trop inespéré pour que quiconque ose courir après. Cet instant subjuguait tout le reste et s’étirait immodérément en une sorte d’hallucination sensorielle générale. J’étais absolument perdu aux confins d’un univers secret, blottit dans l’alcôve paradisiaque d’une planète encore vierge. Une goutte d’éternité venait de s’immiscer en moi, et colorait l’intérieur de mon corps des chaleurs les plus délicieusement pures. Lise répéta, aussi naturellement que si ce fût la première fois : «Oh, je suis toute mouillée ». Et son sourire radieux explosait les digues de mon cœur, et transperçait les barrages colossaux et glacés que ma solitude établissait. Tout volait en éclat comme on souffle un château de carte : c’était un jeu d’enfant. Son jeu d’enfant.

Par une de ces matinées brumeuses ou le lycée semblait plongé dans le même état comateux que celui qui m’entourait de ses vapeurs chaudes, au milieu d’une fraîcheur automnale, Lise repéra quelque chose. Elle déclencha, comme toujours, la conversation par quelques onomatopées. Sa fonction phatique consistait en ce petit prélude monosyllabique, comparable à un oiseau qui s’échaufferait la voix, avant de chanter. Je tournais mes regards vers elle, qu’elle abrège ses petites inflexions de voix. Elle m’observa finalement, vraisemblablement amusée de son petit jeu. Puis, satisfaite, elle m’indiqua, d’un geste de tête, un grand et beau peuplier qui comme chaque jour poireautait au milieu de la cour. Je connaissais son affection pour la nature, aussi j’observais ce peuplier de plus près, prêt à répondre à la moindre de ses questions. Elle pouvait m’interroger sur leurs modes de vies, leurs coutumes, leurs modes de reproductions, et on en nous en aurait entendu parler comme d’un véritable être vivant humanisé. Nous commencions donc à disserter tranquillement, tout en observant les déplacements des lycéens les plus nomades, à droite, à gauche, à la recherche d’un sujet d’amusement un peu plus insolite, un peu moins quotidien.

Elle échappa d’abord à mes repérages, trop proche, presque dans un angle mort. Et puis mon attention s’arrêta sur une adorable demoiselle, très triste. Son visage me disait quelque chose. Mon cœur, serré, m’incita à communiquer ma découverte à mon acolyte, qui commençait déjà sa thèse à propos des différences de débronzage entre les différentes parties du peuplier, en fonction de l’inclinaison du soleil depuis la fin août, de la nébulosité du ciel et d’autres paramètres cruciaux et fort intéressant qui m’avaient échappés, malencontreusement. Lise s’intéressa immédiatement à ladite jolie blonde. « Elle est toute seule tu as vu ? On dirait qu’elle pleure… »lâcha-t-elle discrètement, l’air émue à son tour. Je lui expliquais qu’il me semblait l’avoir déjà vu quelque part. Elle se moqua de moi. « Bah normal, elle est dans notre

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classe ». Et un petit sourire supérieur, de satisfaction, pointa le bout de son nez au coin de sa bouche. Cet air lui allait drôlement bien.

Lise grâce à la liste d’appel, se rappelait son prénom : « Elle s’appelle Annabelle » affirma-t-elle avec malice.

Malgré ses yeux rougis par quelques sanglots, Annabelle se tenait droite, adossée contre le mur extérieur du préau, et cachait sa peine avec une dignité fort élégante. Ce mélange de tristesse et de fierté forçait le respect. A la regarder attentivement, j’en venais à me demander pourquoi elle n’avait jamais attiré mon attention. Une douceur angélique illuminait ses traits fins. Excepté ses petits yeux bleus, des yeux de myopes, il était impossible de lui trouver le moindre défaut. Lise remarqua vite mon goût pour elle, et autant par curiosité que pour piquer ma timidité, m’engagea à l’aborder. Tandis que je suivais Lise, partie en éclaireuse, je ne lâchais pas ma découverte du regard. Vêtue d’un jean bleu moulant ainsi que d’un K-way de fortune, elle fixait un point dans le vide, absorbée par une pensée bien triste. Sa bouche, assez fine pour être élégante et assez pulpeuse pour être voluptueuse, semblait tendue, bien qu’immobile, dans une rêverie amère. Ses joues, charnues et rondes sans être grosses, couvertes d’un infime filet de duvet blond, rappelaient ces pêches jaunes mûres et fondantes qu’on savoure en plein été. Son nez était un modèle d’harmonie, qui prenait soin de ne pas attirer l’attention, en même temps que ses courbes fines permettaient à la douceur de rayonner sur ce visage d’ange, comme le soleil sur un fruit appétissant. Ses cheveux mi long, d’un blond mielleux, cachaient des oreilles à l’exquise pâleur, méticuleusement dessinées, comme l’aurait fait le casque d’une belle déesse pacifique. Je ne me figurais pas Artémis, ma déesse favorite, plus jolie que ma petite trouvaille.

Lise se planta devant elle, ce qui la fit tressaillit un instant. Effarouchée, reprenant ses esprits, ma découverte la dévisagea furtivement, un peu gênée. « Ca va ? » fit Lise, d’une voix douce et posée, presque attendrie, que je ne lui connaissais pas. Annabelle esquissa un sourire qui me laissa entrevoir de petites dents blanches, discrètes et raffinées. Lise nous présenta. Mon cœur s’emballait à chaque fois que son regard bleu se posait sur moi, toujours emplit de gentillesse et de bonté, ce qui suffisait à me chambouler totalement. Il fallait tout repeindre en moi, en feux d’artifices bleus et blond. Tout jusqu’à mes anticorps avait cessé le travail et se tenait à la fenêtre de mes yeux, subjugués. J’aurais même hésité avant de répondre, si elle m’avait demandé mon propre prénom, bafouillant pour gagner du temps, pour parvenir à percevoir la question au-delà de l’extatique contemplation de deux magnifiques lèvres rouges, pour calculer la réponse, une fois retrouvée quelque part au fond d’une cellule neuronale intimidée qui avait trouvé refuge tout au fond de moi, et enfin la prononcer, distinctement, sans déraper sur la première syllabe ni me ramasser sur la dernière, le souffle manquant. Vieil exercice d’équilibriste, qui provoque toujours le rire, comme s’il s’agissait de quelques clowneries.

Depuis ce jour, Annabelle qui traînait seule auparavant, se joignit à nous, mise en confiance par nos preuves de sympathie, nos efforts de timides, ces attachantes velléités d’échange qui ne la laissèrent pas insensible, à une époque de douloureuse solitude pour elle. Contrairement à ma camarade timide aux cheveux rouges acajou et à moi-même, Annabelle ne souffrait nullement de timidité. Bien sur, elle connaissait cette réserve attentive et prudente qu’on expérimente en face d’un inconnu, mais chez elle, cet état se doublait d’une bienveillance et d’une confiance relativement vite accordée. Un inconnu qui lui souriait, lui rendait une pointe d’humour ou juste un regard honnête et aimable, l’encourageait immédiatement à prolonger l’échange, à faire connaissance. Ces peu de chose la grisaient et,

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une fois assuré de la bienveillance de l’inconnu, Annabelle perdait tout à fait son apparente réserve distinguée pour devenir affable, bavarde, et particulièrement expressive. Comme naturellement douée pour le théâtre, elle improvisait alors rires, grimaces, gestes, avec autant de facilité et de naturel que seule devant sa glace, ou comme on s’amuse avec son ombre avec sa lampe de chevet. On pourra s’étonner alors que malgré sa facilité à nouer contact, à aborder les gens, nous l’ayons rencontré empreinte de tristesse. Mais elle venait de subir deux ruptures majeures dans sa vie et se trouvait à une intersection, envahie par les plus noires idées suite à, coup sur coup, une rupture et un déménagement.

Elle avait laissé ses amis à plus de six cent kilomètres d’ici et sans eux, désemparée comme une reine hors de son royaume, loin de sa cour, il ne lui restait plus rien de son prestige d’antan. Son assurance, restée là bas, devait errer comme une âme en peine, à poursuivre l’ombre de celui qu’elle aimait. Leur union, qui fêtait ses deux ans, venait de voler en éclat. Un mois à peine après la reprise des cours, il l’avait remplacée et venait de le lui annoncer par téléphone. Certaines amours sont comme des colosses aux pieds d’argile, la première embûche suffit à mettre à genou une œuvre qu’on pensait invincible, qu’on se jurait éternelle. Mais le temps, sans cesse, sape ce qu’on croit solide et ce qu’on ne fortifie dépérira. Une tierce personnelle ramassera les vestiges de ce colosse abattu, cueilli comme une fleur par les murmures d’un nouveau matin, d’une autre voix. C’était l’histoire qu’Annabelle rappelait à sa conscience, en pleurant en silence. Elle s’en piquait à n’en pouvoir garder ses larmes puis respirait, tenter de retrouver ses esprits et recommençais, jusqu’à l’épuisement. Mais, digne, elle le cachait. Pas un sanglot ne s’échappait de son corps, et ses doigts fébriles laissaient couler amèrement un brin de ces souvenirs froid qui restaient à la lisière de son œil ou plus rarement qui prenaient la fuite, pour se laisser choir au sol.

En pleine période de crise économique, de concurrence chinoise déloyale, l’entreprise du père d’Annabelle se devait de réagir. Licenciements, exploitation d’une main d’œuvre non déclarée et autres restructurations diverses rythmaient le quotidien de son entreprise. Cadre important, rappelé par la maison mère, il avait dû quitter son ancien poste, son ancienne ville, avec sa famille. En échange, l’entreprise lui avait promis d’octroyer un nouveau job à son épouse. Annabelle déménagea.

Une fois sa timidité vaincue et son amitié glanée, elle se révéla une camarade particulière. Autant avec Lise nous pouvions extrapoler la vie des bêtes sur une longueur d’onde semblable, du moins proche, autant Annabelle se sentait alors peu à son aise. Comme si ce ne fût son élément, ses contributions à nos trips restaient timorées, frileuses, lacunaires. Elle s’esclaffa toutefois de bon cœur lorsque nous vîmes une dame avec un chien ressemblant à Milou, et que nous imaginâmes que sous sa robe se travestissait Tintin, et qu’une caméra filmait, quelque part, non loin d’ici, la prochaine Bande dessinée du détective privée à la houppette. « Il faudra acheter le prochain tintin, si ça se trouve on sera dedans ! » et Lise me rendait la pareille, après un sourire malicieux : « Tu crois qu’on peut aller lui demander un autographe, ou bien est-ce qu’ils tournent là ? » d’un air naturel et détaché. On entendais alors sourire Annabelle, qui ne savais intervenir ni prendre le relais.

Chaque fois que nos délires requéraient beaucoup d’imaginaire pour être intelligible, Annabelle décrochait mais tentait de suivre, le regard curieux et intéressé. Quelquefois elle intervenait, mais trop souvent de façon conventionnelle, entendue, et elle simplifiait alors un monde imaginaire qu’avec Lise nous voulions le plus détaché possible des contingences quotidiennes. A l’écriture de ces lignes, je me demande si cela ne tenait pas d’une incomplétude quelconque de ses capacités créatrices, inhibées par un rapport à la solitude trop

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fruste. Comme si le social tuait nos capacités de fuite du réel. Comme si la créativité naissait de la solitude, d’une solitude active et non oisive cela dit.

Car Annabelle pouvait se joindre à nos discussions, mais il fallait qu’elles soient assez réalistes, ou bien que l’imaginaire invoqué reste « cliché », véhiculé par la société. En cela, le social était une béquille, une aide, une possibilité d’insertion en forme de passe partout pour les individus en mal d’originalité. Annabelle se retrouvait dans nos jeux grâce à cela et par elle-même. Je regrettais qu’elle ait trop peu connu la solitude active pour être en mesure d’enrichir nos mondes.

Il faut rajouter que Lise comme moi-même étions en décalage certain avec le principe de réalité, et, globalement plutôt des éléments égocentrés. Annabelle nous était extrêmement précieuse car sa compagnie remettait un certain ordre. Elle faisait office de moteur par ses capacités à aller vers les autres, et de guidon par sa « maturité » réaliste, relationnelle, et son aptitude à prendre des décisions sages, sérieuses et cohérentes. Lise et moi nous étions davantage les cahots de la route, le chahut des enfants à l’arrière qui font pression sur le conducteur pour prendre telle ou telle route, pour s’arrêter ou accélérer au gré de leurs adorables caprices. C’est parce que nous étions ensemble elle et moi que nous nous permettions de tant influer sur les choix d’Annabelle, nous nous savions soutenu mutuellement, ce qui nous enhardissait. Sans cela, seuls avec Annabelle, nos facéties devenaient respectueuses et obéissantes, sagement sous l’égide de son esprit rationnel, sage et conventionnel. Mais nous apprécions aussi Annabelle car elle savait se mettre au diapason, et en de nombreuses circonstances, se dépareillant de sa tenue de « fille sérieuse » pour se vêtir d’un accoutrement de clown : elle se sublimait toujours lorsqu’il s’agissait de mettre quelqu’un dans sa poche. Car alors elle souriait, riait, plaisantait et charmait pour trois, lorsque la timidité nous changeait, Lise et moi, en statues de sel, gauches et empruntées, maladroites, gaffeuses et fébriles.

Aussi, Annabelle trouva très vite sa place avec nous et se sentit vite à son aise.

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CHAPITRES 3 ET 4 : CLERINE

Il nous était malaisé de bavarder en cours avec Annabelle. Elle se tenait quelques rangs un peu plus devant, plutôt attentive, lorsqu’elle ne somnolait pas à son tour. Aussi, lorsque mon acolyte aux cheveux rouges acajou s’offrait sa sieste quotidienne, j’avais toute latitude pour observer les gens de ma classe. Je ne tardais d’ailleurs pas à remarquer une jolie brune, qui répondait au nom surprenant de « Clérine ». Assez solitaire, assise vers l’autre bout de la classe, je parvenais cependant à disséquer ses mœurs, lorsque les personnes dans mon champ de vision s’affalaient de fatigue et d’ennui sur leur table.

Clérine me surprenait régulièrement. La plupart du temps attentive, davantage par curiosité que par réel intérêt d’ailleurs, elle n’échangeait jamais un mot avec son voisin. Parfois elle s’allongeait sur sa table pour se redresser immédiatement, jetait quelques coups d’œil de-ci de-là, comme agitée. De long cheveux noirs majestueux cernaient son visage quotidiennement marqué par la fatigue. De petites tâches de rousseurs discrètes doraient un nez gracieux et enfantin. Ses yeux ronds et multicolores, bleu, gris, vert (pareils au « Ciel Brouillé » baudelairien) exprimaient une indicible mélancolie, quand leur contour, noircit et gonflé par le manque de sommeil, donnait à son regard un air farouche, rebelle, et à sa physionomie, un tempérament tumultueux. Certains jours, ses traits de caractère se trouvaient confirmés, lorsque son agitation tendait à un énervement visible : elle mordillait son crayon ostensiblement (celui ci craquait même régulièrement sous ses petites dents), elle griffonnait quelques mots dans son agenda qu’elle refermait bruyamment, rebouchait son stylo rageusement, ou semblait passablement agacée. D’autres fois il était infirmé par un calme studieux. Dans ces moments là, elle se caressait la lèvre inférieure, comme une petite fille, du bout de ses petits doigts arrondis et rougis.

Ma curiosité à son égard se changea brusquement en fascination une matinée de décembre, en cours de français. J’avais pris l’habitude, depuis quelques temps, de la regarder de plus en plus fréquemment. Aussi, lorsque le prof nous récita « Elévation » (« Au dessus des étangs, au dessus des vallées… »)mes yeux ne la quittèrent pas. Et elle, elle ferma les siens, s’envola au gré des sons, et un sourire d’initiée se forma sur son visage.

J’eus un choc : elle connaissais Baudelaire, l’aimait, et comprenait ce poème comme si c’était le sien !

Soudain, tous les individus de ma classe ne me paraissaient plus superficiels, vulgaires et médiocres. Clérine était différente. Une foule d’impressions envahit ma tête, chacune luttant pour le pouvoir. Elle me fascinait tant qu’une fois rentré chez moi, installé sur ce même bureau, je réécrivis en hâte ce moment, de peur qu’il ne s’échappe, puis je la décrivit elle, la romançant comme je l’idéalisait, poétesse, artiste, marginale, intellectuelle, tempétueuse, incomprise et géniale. Elle le devint totalement pour moi suite à ces écrits. La fiction se greffait sur son petit corps comme un gant, elle incarnait mon personnage si parfaitement que je ne pouvais plus faire la différence. Je m’éprenais aussi violemment de lui que s’il s’agissait d’un être de chair. Non, c’était plutôt l’inverse : j’adorais Clérine comme on idolâtre une icône idéalisée, imaginaire. Pendant quelques jours, mon trouble ne me quitta pas. Rien ne pouvait tempérer mon agitation. J’éprouvais le perpétuel besoin de penser à elle, comme si cela m’apaisait. Mais là aussi, c’était l’inverse.

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Plutôt timide en société, voire carrément « éteint » (dixit une prof), je ne m’embarrassais jamais de faire connaissance avec les gens de ma classe. Je les appréhendais de loin, ils me servaient de sujet d’étude et de réflexion. Je ne les connaissais vite que trop : je décodais ce qu’ils faisaient, qui ils étaient, je ne connaissais d’eux que leur « être social » et cela me suffisait amplement pour m’en dégoûter. Leur affligeante banalité, leur stupide superficialité me répugnaient. Je les méprisais, eux et leur abjecte médiocrité d’êtres stupidement corrompus, pervertis, niés. Au milieu de ce néant humain, j’incarnais un trou noir. Je m’intéressais à leur vacuité, l’avalais pour en exprimer, en extraire un sens. Pendant ce temps, ils se figuraient juste que je n’existais à peu près pas, ce qui au fond, m’amusait plus qu’autre chose. Oui, ce clin d’œil ironique de la vie en ma direction me plaisait.

De ce fait, les années passant, je m’imaginais ne jamais former un jour le désir de connaître quelqu’un. En cela, Clérine fut une révolution. Je songeais aux dizaines d’êtres humains dont j’avais brièvement croisé la route sans sourciller ni leur accorder le moindre intérêt. Je n’avais jamais connu le regret de ne pas avoir pu faire connaissance avec quelqu’un qui m’attirait. Avec Clérine, c’est précisément ce qui m’attendait, mon intérêt (d’autres filles avaient déjà suscité en moi un tel sentiment) s’étant changé en fascination, voire en adoration : il me fallait la connaître. Elle excitait mon imagination comme la muse d’un artiste. Je ressentais que quelque chose d’important se passait là, qu’elle allait et venait par éclairs dans ma vie, sous différentes formes féminines depuis mon enfance (j’avais l’impression de l’avoir déjà croisé enfant, et puis qu’une fille au collège lui correspondait entièrement), et qu’elle allait disparaître. J’ignorais où je pourrais la recroiser un jour, sous quelle forme, s’il me serait donné alors de la reconnaître. Et si je ne la recroisait justement plus jamais ? Elle était devenue substance, une substance sacrée.

Certains jours elle me hantait, j’en rêvais le jour ou bien la nuit. Le jour je l’apercevais parfois, à la terrasse d’un café. Je m’y arrêtais, et, assis, il m’était impossible de ne pas la suivre du regard. C’était elle. Non pas elle mais son esprit, le même sang courait dans leurs veines. Elle et son double. Provocantes de discrétion, élégantes de naturel, raffinées de simplicité, elles pouvaient paraître maladroite à l’œil le plus affûté, elles exerçaient seulement leurs dons innés pour la manipulation. Paraître naturelle, empruntée ou gauche faisait la noblesse de leur charme. Comme des actrices qui se font passer pour des êtres innocents et naïfs, elles occupaient l’attention sans le moindre bruit, et régnaient sur des royaumes qui ne soupçonnaient pas une seconde leur état. Seul l’infériorité de son double à exceller dans cet art qui les caractérisait si bien me permis de réaliser l’ampleur du jeu qui se déroulait devant moi : elle allait puis venait, de la terrasse au comptoir, récoltait les regards, distillait quelques courtoisies à des connaissances.

Un soir, j’avais reconnu son double dans un bar. C’était une soirée d’été ou les plus éméchés chantent déjà. Ceux qui vomiront dans l’heure pour la plupart. Il était suffisamment tard pour qu’elle aussi se laisse griser par l’alcool et qu’elle se perde à son tour dans la vulgarité et la laideur d’un état d’ébriété avancé. Il n’en était rien. Je pouvais à peine définir si ses agaceries étaient le fait des premières chaleurs d’un début d’ivresse ou si elle le simulait comme un prétexte pour être si charmeuse et caressante. Elle s’adressait particulièrement aux videurs, comme par ruse. Je lisais dans leurs yeux l’étendue de leur trouble et je les haïssais pour leur faiblesse. J’étais jaloux. Je voulais être le patron de l’endroit, renvoyer ces hideux gorilles et m’asseoir seul avec elle, lui offrir un verre en lui laissant imaginer que je pourrais lui en offrir bien d’autres. Je rêvais de ses regards de chatte, je brûlais de me sentir succomber, de tutoyer mes faiblesses. Moi aussi je crevais d’envie qu’une petite créature brune au regard profond et mutin se colle à moi, qu’elle me frôle de ses longs cheveux noirs,

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qu’elle me bise avec autant d’ardeur que si elle était éméchée mais qu’elle reste assez lucide pour n’exécuter de travers qu’un geste volontaire, faisant partie intégrante de son spectacle de femme fragilisée par la boisson, quand il n’en était rien. Je la dévorais des yeux, comme un anthropophage au sortir d’un très long jeun, dont l’imagination aiguiserais l’appétit. J’oubliais totalement la vraie, son double m’obnubilait.

D’autrefois, en pleine nuit je rêvais d’elle et de son double. Assis dans une salle de cour, la porte s’ouvre et je la vois rentrer. Elle s’assoit presque à mes côtés. Et d’un air séducteur et amusé, m’apprend qu’elle n’est qu’un double. La porte s’ouvre de nouveau, et la vraie surgit, en tout point identique à sa copie, à l’exception de la tenue vestimentaire, un poil plus sage. Elle se pose juste à côté de moi et m’apprend qu’entre nous c’est impossible, d’un grand éclat de rire qui darde mon cœur d’épines délicieuses, mais sèches et coupantes comme un refus. Son double s’est approché, peut être s’assoit elle jusque sur mes genoux, et je me sens prisonnier entre deux succubes allumeuses, dont les rires, les sourires et les grâces forment un tout qui dépèce mon cœur en de fins lambeaux ardents et palpitants.

Extirpé de ces fiévreuses torpeurs, je ne pensais plus qu’à une chose : la découvrir. Je devais lui parler.

Je fis part de mes tourments à Lise et Annabelle. La première prenait les choses avec une certaine désinvolture et faisait mine, nonchalamment, d’interpréter ma passion comme une banale excentricité romantique. Je l’imaginais cultiver incognito une légère jalousie, sans toutefois me bercer d’illusions. Elle ne m’encouragerait pas. La seconde, au contraire, se montra particulièrement réceptive, m’incita à lui parler, et répondit à mes interrogations existentielles du moment. Elle me vouait un vif intérêt, ou en vouait au moins un à cette histoire. Lise, narquoise, éludait mes questions d’un air détaché et supérieur, aussi toute l’aide me vint d’Annabelle, qui trouvait l’idée d’une soirée poésie, remarquable. « Ca va lui plaire » m’assurait-elle, me cajolant de regards attendris et maternants. Pour ma protectrice aux cheveux blonds, rien de plus simple : dans la même classe l’un et l’autre, il lui semblait tout naturel que je l’aborde au détour d’un couloir, pour lui proposer une sortie, pour lier amitié. Et bien que l’idée d’un refus sans hésitation, clair et net de sa part, me terrorisait, je préférais un échec cuisant à la folie qui me gagnait de jour en jour.

Je tenais absolument à ce que ma cruelle désillusion survienne avant les vacances de noël, et il ne restait plus qu’une soirée poésie avant les congés d’hiver : le dernier mercredi soir non chômé de l’année. C’était la semaine suivante. Et quand bien même son refus me paraissait inévitable, je voulais passer pour quelqu’un de courtois qui n’invite pas à la dernière minute. Résolu ainsi à l’aborder le vendredi, ma fin de semaine, avec Annabelle, se passa en séances de motivation et de chasse au doute. Je m’imaginais l’aborder avant tout pour casser un mythe, et proposer une soirée poésie à quelqu’un avec qui l’on a jamais échangé plus qu’un regard absent et quelconque, me paraissait un chamboulement du réel plutôt intéressant. Je me figurais longuement comment rendre cet acte le plus symbolique possible. J’allais l’exécuter pour moi même, satisfait d’un échec (son refus) qui rimerait avec une victoire (sa démythification, et un geste symbolique et décalé que je trouvais beau).

Mais tout ceci s’écroula lorsque le vendredi, elle passa à l’autre bout du couloir, pour se rendre au rez-de-chaussée. L’instant d’avant, j’attendais, confiant, avec Annabelle. Mais sitôt aperçue, des frissons me prirent, mes tripes se comprimèrent dans mon ventre et ma perception du monde se mit à battre comme le sang dans mes tempes. Je prenais seulement conscience que ça y est, c’était maintenant. Et j’avais peur, j’étais terrorisé. « Je peux pas »

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avouais je à Annabelle, comme pour m’excuser, le souffle court. Elle garda tout son calme et tenta de me convaincre, d’une voix douce et posée. Mais je perdais les pédales, pris de vertiges comme quelqu’un qui n’a jamais sauté au petit plongeoir et qui se retrouve tout en haut de celui d’une piscine olympique. J’entendais à peine Annabelle m’expliquer que j’en avais vraiment envie, que c’était trop dommage. Je savais que pour sauter dans l’eau, plus on réfléchi et moins on y arrive. Je devais me lancer et ne surtout plus réfléchir, chose à peu près impossible pour un type occupé à gamberger en permanence, incapable du plus petit état d’insouciance. J’avais honte de me dégonfler ainsi devant Annabelle. Je me sentais minable, ridicule, pathétique et méprisable. Je m’entendis alors lâcher un « bon, c’est bon » et mes jambes descendirent mécaniquement les marches menant au rez-de-chaussée. Je n’avais qu’une phrase en tête, celle qui devait me sauver du blanc total. Je me voyait marcher dans ces couloirs familiers que je ne reconnaissais pas. Je ne distinguait pas ces gens que je croisais quotidiennement et soudain, juste à ma gauche, assise, elle lisait. Je me rappelle que les alentours (les murs, les gens à côté d’elle) avaient disparus, et, une fois accroupi près d’elle, elle releva la tête vers moi.

Elle était moche, il me semblait que je m’étais trompé, mais c’était trop tard, et devant une perspective à la Picasso, je prononçais comme un automate la seule phrase qu’il me restait en tête, l’ayant répété, pour ne pas l’oublier ni penser à quoi que ce soit, pendant tout le voyage. Clérine parut très surprise, décontenancée comme si j’avais fais erreur, comme si je sonnais, manifestement, au mauvais numéro. Elle ouvrit grand ses yeux globuleux, et agita imperceptiblement la tête pour trouver la réponse à une question, jamais posée de toute l’histoire de l’humanité. Des veines pleines de terre circulaient sous ses paupières, et sa bouche dévoila de petites dents en désordre, jaunies par le tabac et le café. Elle m’avais posé une question. Elle me demandait « où ». Je restais pétrifié, devant cet événement imprévu : il y avait un « après » ma question, et j’allais devoir l’affronter. La vie me prenait de court. Mes neurones tentaient de se passer le mot : elle venait de poser une question, qu’allait-il se passer maintenant ? Après un blanc étrangement long, je parvins à grommeler d’une voix éteinte d’évasives réponses hésitantes qui ressemblaient surtout à des fuites. Pressée, elle me lâcha un « pourquoi pas » avant de s’esquiver précipitamment : « j’ai pas le temps là ». Un sourire se forma sur son visage tandis qu’elle s’enfuyait prestement. Plaisir d’être draguée ou d’être parvenu à fuir un type méprisable…je penchais finalement pour ce rictus qui signifie « ouf », une fois dépêtré d’une situation gênante. Annabelle me retrouva et j’eus besoin de longues minutes à ses côtés pour retrouver mon calme, ma respiration, et cesser de trembler frénétiquement comme un camé en manque.

A l’imparable refus que j’espérais craintivement, s’était donc substitué la pire des réponses : ni un « oui », ni un « non », mais quelque chose qu’il me fallait interpréter tant bien que mal. Mes nuits restèrent agitées, et il me fallait, de surcroît, revivre un moment éprouvant : impossible en effet de soudainement l’ignorer sans qu’elle ne me prenne pour un type instable, voire dérangé, ce que je ne pouvais souffrir. Je me promis donc d’y retourner, le lundi suivant.

En arrivant ce matin là, j’aperçu Clérine en salle de permanence. Je n’attendis ni Lise ni Annabelle, et comme un animal se laisse diriger vers l’abattoir, anesthésié de fatigue, apeuré, j’avançais sans réfléchir. Elle travaillait seule, relevait parfois la tête comme préoccupée par autre chose. Je tentais d’avancer jusqu’à elle, naturellement, lorsque elle jeta un coup d’œil en ma direction. Légèrement déséquilibré par cette chiquenaude divine, je me mis à marcher de travers, bien trop vite, et la seconde d’après, bien trop lentement. Mes pieds ripaient contre les anfractuosités imaginaires d’un sol pourtant parfaitement lisse, mes

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respirations titubaient, et mes pulsations cardiaques chancelaient dans mes tempes. Je m’arrêtais à une distance respectable de sa chaise, comme un alpiniste qui, le sommet presque atteint, marque une pause avant de le rallier solennellement. Elle se tourna en ma direction. Son regard froid, dédaigneux, la rendait fière comme une chatte. De sa voix grave et profonde, au pelage sombre et félin parcouru de glaciales intonations reptiliennes, elle m’accorda mon rendez-vous. Je lui devinais un cœur paré d’écailles et un caractère de panthère.

Le récit de cette « victoire » et des modalités d’obtention du rendez vous hébéta Annabelle, qui resta interdite. Lise, au contraire, semblait très amusée de la tournure des choses. « C’est pas une fille facile tu vois » me fit-elle remarquer. Je lui sourit complaisamment avant de ne regarder plus qu’Annabelle, en guise de bouderie. « Peut être es-ce qu’elle est juste timide » avança-t-elle pour me rassurer, mais sans conviction, ce qui eut l’effet inverse. Clérine me détestait, elle avait dit « oui » par pitié.

Dépité, j’envisageais de tout annuler. Mais si je me trompais ? Je m’en voudrais longtemps de faire avorter ce qui allait devenir mon premier rendez vous galant ! J’imaginais déjà la soirée.

Il faisait très froid ce mercredi en question. Lavé, rasé, peigné, épilé (de très petits poils se battaient en duel sur le bout de mon nez), parfumé, récuré (des oreilles, des yeux, du nez), j’étais fin prêt. Je ne me trouvais presque pas mal, enfin, pas trop mal disons. Ma glace me renvoyait l’image d’un type maigre, aux cernes creusées par des nuits d’insomniaque. Mon visage respirait la gentillesse, presque aussi blanc qu’une cuvette de chiotte, couvert de tâches de rousseurs excrémentielles. Je faisais à peine mon âge, la faute à deux grands yeux sombres et mélancoliques. Le froid me forçait à troquer une hypothétique chemise smart contre un épais manteau noir. Mais c’était ça ou grelotter la soirée entière, éternuer, renifler, me moucher, le nez rouge, la voix nasalisée, claquer des dents… etc etc : ingérable.

Nous avions rendez-vous à 19h30 devant le bâtiment, aussi, je décidais de prendre une marge de sûreté d’une heure et je programmais mon départ afin d’arriver à destination une heure plus tôt. J’aimais agir de la sorte, la devancer si elle décidait d’arriver en avance, ou bien respirer les lieux si elle n’en avait pas l’idée. J’aimais m’imprégner de l’endroit, comme s’il recelait quelques vérités, quelques indices. Comme si de ma capacité à entrer en symbiose avec le lieux dépendait la réussite de ma future sortie. J’observais, je respirais l’air ambiant et je songeais : dans quelques minutes ces lieux brilleront de sa présence, ici se passera quelque chose. J’envisageais l’endroit, sublimé par Clérine, comme un architecte voit, d’un terrain abandonné aux détritus, s’élever dans sa tête un magnifique château rutilant. Je me perdais à concevoir l’orientation des fenêtres en fonction de la luminosité que je souhaitais pour sa peau, je m’égarais à deviner les clapotis des douves, leur douce sérénade au pied de son donjon grandiose…Plus que quelques minutes à l’attendre. Et la nuit tombée, il se remit à pleuvoir.

Une petite silhouette se dessina au loin, emmitouflée dans un épais manteau clair, parmi d’iridescents voiles pluvieux qui vacillaient sous les réverbères. Elle venait, d’une petite foulée insouciante et calme, courbée en avant pour mieux affronter la pluie. Je tremblais déjà. Une fois à ma hauteur, elle captura quelques gouttes de ses petits doigts, qui s’étaient posées sur ses lèvres en une chatoyante rosée hivernale, et les y chassa. En guise de bise, ses longs cheveux crépusculaires tutoyèrent mon visage avant que sa bouche, volatile et fragile, ne frôle ma joue. Son profond regard, nocturne et envoûtant, tranchait avec la pâleur lunaire

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de son minois que tamisaient les ombres du soir. Un « ça va » chacun, un sourire gêné, et nous entrions dans la salle.

L’endroit se révélait poétique en lui même : A côté de la place du marché d’un quartier populaire, un petit portillon bleu semblait sommer au passant de continuer son chemin, l’endroit paraissant abandonné. Et en effet, en s’y aventurant, on descendait quelques marches entre deux hauts murs gris et couverts de tags, un lieu presque inquiétant de nuit. Une fois en bas, on pouvait remonter l’escalier de l’autre côté ou bien pousser une vieille porte de ferraille blanche. Le guichet se tenait immédiatement après, dans une pièce à la sordide exiguïté, aux murs gris et fatigués. Quelques secondes après, je tenais à Clérine une double porte semblable à celle des salles de cinéma. C’en était une ancienne, au succès confidentiel vraisemblablement, reconvertie en un café-concert plutôt chic. Aux murs, d’un noir des plus élégants, s’ajoutaient des tables et des sièges au look discret et moderne. Quelques volutes de fumée s’élevaient déjà d’une table, ou un homme d’une quarantaine d’années, seul, fumait une cigarette comme un intellectuel. Un autre, non loin, seul également, du même âge, avait gardé ses lunettes de soleil, et, très à son aise, semblait attendre qu’on tamise l’éclairage. Clérine, dans un magnifique jean de velours que je ne lui connaissais pas, s’assis dans un coin un peu reculé, à l’ombre de quelques regards interrogateurs. Après nous, j’estimais l’âge du plus jeune des convives à une trentaine d’années. Ils étaient peut-être quinze, presque tous seuls, quand la lecture débuta.

La lumière baissée, j’admirais Clérine du coin de l’œil, avec dévotion. Je la regardait regarder. Elle ne fermait pas les yeux. Aimait-elle malgré tout ? Sa petite main, sur l’accoudoir de son siège, se trouvait juste à ma portée. Etait-ce volontaire de sa part ? De cette façon, m’incitait-elle à poser ma main sur la sienne ? Ou bien, absorbée par la lecture de poésie, pensait-elle à autre chose ? Les dons que je lui accordais en matière de désir ne m’en laissèrent pas douter davantage : elle plaçai sa main à ma portée, délibérément. Je ne devais pas laisser passer ce qui s’apparenterait peut-être bien à ma seule opportunité. Et dans un mouvement aussi précipité que contre nature, comme un rustre, je laissais chuter ma main, alourdie par mes hésitations, sur la sienne. Elle sursauta, me dévisagea brusquement, avant de reprendre ce qui lui appartenait. Echaudé par cet incident impardonnable, couvert de ridicule, j’attendis la fin de la lecture, les larmes aux yeux, en m’insultant dans ma tête. Elle ne m’adressa pas un regard et nous remontâmes les escaliers tandis que j’imaginais avec soulagement qu’elle m’y pousse et que mon crâne s’y fracasse.

Ma brusquerie toujours à l’esprit, elle m’annonça qu’elle devait rentrer. Le sol tournait, et le ciel, paré de teintes écarlates, endolorissait ma tête. Pour me faire pardonner, je tentais une bise spontanée, mais je l’effectuais bien trop lentement, comme englué, tandis qu’elle pivotait la tête simultanément, que ma bise risquait de se changer en baiser, d’atterrir sur ses lèvres et non sur sa joue. Elle m’apparut alors décharnée, comme une charogne. Des vagues de cafards grouillaient sur son visage. Quelques bouffées de fumée froide dégoulinaient de ses yeux crevés. J’allais embrasser un cadavre, qui jubilait de me tenir entre ses bras de terre, dont les lèvres morbides, noires de cafés, exhalaient les plus écœurantes effluves, quand quelque chose me secoua violemment. Le sol se déroba sous moi, mon coude ripa de la table et Lise me bouscula pour me sortir d’une rêverie changée en cauchemar. « Faut dormir la nuit ! »se moqua-t-elle discrètement, que le prof ne l’entende pas. Elle venait d’achever sa propre sieste et de me réveiller à mon tour. Nous étions mardi après-midi.

Lorsque le soleil se leva, mercredi matin, je commençais déjà à me délecter de la plus belle journée de ma vie. L’air hivernal me revivifiait, me nettoyait le corps par les bronches,

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et j’humais à pleins poumons ces parfums d’infini. Ma bonne humeur, de sa douce emprise maternante, me procurait de l’énergie pour tout et des sourires pour rien. Rêver seulement d’une soirée des plus amicales me réjouissait. Elle acceptait que je tente de la posséder, et cela suffisait à mon bonheur. Je n’espérais rien d’autre.

En milieu de journée, j’hésitais même à annuler. J’avais déjà gagné. Son « oui » à la soirée certifiait ma réussite. Dans le fond, j’attendais d’elle bien plus de reconnaissance que d’affection, et si la première me grisait, je n’envisageais même pas la seconde. En annulant, je serais passé outre sans peine, sans toutefois perdre une once d’ivresse. Je me ravisais finalement, par curiosité, mais aussi parce que je vivais pour ces moments singuliers, prémisses d’histoires, petites ou grandes ; pour assister au déploiement du beau, de l’imprévu, du poétique, émergeant, comme par enchantement, d’un réel si laid, si prévisible, si insensible : bourgeon de vie naissant des ruines d’un monde devenu insensé.

Tandis que je me préparais, mon portable vibra. Aussitôt, par pessimisme, je pressentis le pire : elle avait annulé avant moi. Clérine me proposait un ciné à la place…avec un ami à elle. Quelle chance ! Avec un ami à elle ! Pour voir le plus médiocre des films pour ado ! Malheureusement, je ne pouvais même plus accepter : mon téléphone recevait, à dix huit heures, son message de quinze heures pour la séance prévue à seize. J’en voulais moins à mon portable de me forcer à m’excuser pour le cinéma que je ne la détestais elle. Rongé par la colère, je sortis précipitamment, déambulant au hasard dans les rues abandonnées de mon quartier. Je haïssais désormais la vie, et moi-même encore davantage. « Tu es trop naïf Kaël, à en être stupide ! Tu y croyais vraiment ? Quel imbécile tu peux faire ! Espèce d’abruti ! »

La vie se jouait de moi, j’enrageais. Je tombais dans le panneau comme aux premiers jours. Combien de désillusions devrais-je encore souffrir avant de grandir enfin et d’apprendre à m’en protéger ? Je me promis alors de ne plus jamais reparler à Clérine et d’éviter dorénavant tout contact nouveau avec le genre humain, que la vie ne puisse plus rire de moi, à me faire tourner en bourrique. Vexé, humilié, je réalisais tout juste que je venais, non pas de gagner, mais bien de perdre : elle ne me laissait plus tenter de la posséder. Je devenais un vulgaire « pote », éventuellement, soumis à quatre yeux scrutateurs, sous réserve que je sorte victorieux d’un tel test. Adieu reconnaissance, ma défaite était totale. Poussière, je redevenais poussière.

Pour l’oublier, je m’en remettais aux regards d’Annabelle, humides d’une vaste compassion bleu azur. Elle me vouait une attention inédite, comme si je prenais de la valeur. Elle modérait ses joies et domptait ses penchants pour le rire, aussi pudique que lorsque nous l’avions vu avec Lise le premier jour, à pleurer en silence. Cette dernière ne se moquait plus de moi, et face à mon visage fermé et obscur, sur lequel planait de drôles d’ombres, elle restait attentive et précautionneuse. Je reconnaissais son inquiétude à une petite moue enfantine, qu’esquissait délicatement sa bouille pulpeuse. Son regard sincère brillait lui aussi, et ce léger voile d’émotion sur ses pupilles chocolat fondait suffisamment pour que je m’y noie.

Je me rappelle que la veille des vacances de noël, Lise devait rentrer chez elle et nous sommes restés tout les deux avec Annabelle, à traîner dans un parc, au milieu d’arbres dénudés et frissonnants, assis sur un banc en bois recouvert de « Je t’aime » et autres messages obscènes. Devant nous passait une sorte de canal à moitié gelé, qui charriait sous un drap glacial, des coudes, des genoux d’arbustes divers, parmi des sacs poubelles et autres

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ordures. Les dignes représentants de l’espèces humaine : un sachet plastique comme symbole allégorique.

L’herbe gelée, le ciel désespérément gris, le seul élément coloré remuait juste à côté de moi. Une petite pivoine s’était, à la faveur du froid, posée sur le bout de nez d’Annabelle, et elle inclinait la tête de temps en temps, délicate petite créature innocente, agressée par l’hiver. Nous jouions avec la vapeur d’eau, comme on fume, ou comme on peut s’amuser en été, à créer des bulles de savon, à les pousser du souffle, et, parfois observer l’ascension des plus solides, jusqu’au ciel, qu’elle s’y perdent ou éclatent. Annabelle éternua avec retenue, je lui proposais un mouchoir qu’elle accepta, et je regrettais de ne pouvoir réchauffer son bout de nez écarlate à sa place ni la moucher avec tendresse. Puis, nous restâmes quelques minutes à observer les jeux pour enfants. « Il n’y a pas de balançoire » regrettait-elle souvent, dépitée et comme nostalgique : elle rêvait qu’un prince charmant l’embrasse là-dessus. Nous fixâmes l’attraction principale du lieu, un petit toboggan, comme si des enfants s’amusaient devant nous, comme si leurs cris, leurs piaillements fusaient tout autour de nous. A la place, le vent mugissait son éternelle rengaine, celle qu’il interprétera encore, lorsque sur une plaque de marbre, nos livides chrysanthèmes se courberont à l’unisson. Annabelle, en toussotant un peu, m’exhuma de mes pensées morbides et me tendit un douloureux cercueil à ensevelir, en citant l’énigmatique prénom de la mystérieuse Clérine.

Je devais l’oublier avant même de l’avoir connue. Annabelle m’observait de la plus maternelle des douceurs, prête à recueillir mes confidences, qui s’entassaient entre mes lèvres, tentant de s’en échapper, de se débattre, que je retenais, pour les enterrer vivantes. Il me suffisait de lui révéler mon trouble (qu’elle n’ignorais évidemment pas) pour me sentir affaibli, fébrile, sans protection. A nu, je n’étais pas seulement ridicule mais aussi fragilisé : comme celui qu’on a poignardé en vain, lorsque les chairs se sont refermées sur la lame. A chaque bribe articulée, comme une main tirait sur le manche de l’arme blanche pour l’extraire de mon corps, sans prêter la plus infime attention aux filets de sang que pleuraient mes plaies.

Sans en être amoureux, elle me passionnait. Ce « elle » renvoyait à un être totalement mythifié, mu par mon imagination. Je confiais finalement à Annabelle que mes transports s’apparentaient à un état maladif, malsain, à en juger l’emprise de cette chimère sur ma conscience et mon inconscient. Incapable d’aller plus loin, je cherchais, stupidement plongé dans la contemplation de mes lacets, quelque chose qui ne désirait pas être démasqué. Je tremblait bientôt de fébrilité. Annabelle veillait toujours sur moi telle une maman sur son fils alité. Son attitude maternelle me bouleversait. Les deux mains jointes entre mes genoux réunis, replié sur moi même, je redevenais enfant. J’attendais qu’elle me serre contre elle. Je désirais lui parler comme un môme et qu’elle m’adopte. Enfin, comme un chat qu’on caresse trop et qui perd le contrôle, dans un accès d’émotivité trop longtemps refoulée, d’un baiser kamikaze irréfléchi, j’embrassais violemment sa joue. Son visage s’empourpra légèrement de la couleur de son bout de nez, mais elle devais y aller et me souhaita de bonnes fêtes de noël, aussi sobrement que possible.

Mes parents ne remarquèrent rien d’anormal dans mon comportement pendant ces deux semaines de congés. Il faut savoir que si mon incommunicabilité est moindre en famille, elle m’est là encore reprochée. Mes vacances se passèrent dans le silence, un baladeur sur les oreilles, qui crachait quelques chansons suicidaires, toujours les mêmes d’ailleurs. Le regard égaré quelque part derrière la fenêtre, ou perdu dans la contemplation morbide des gouttes d’eau qui ruisselaient sur la vitre, et tout les clichés romantiques qui vont avec. Rien d’inquiétant cela dit. Mes parents se souciaient bien peu de ma figure balafrée par la peine.

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Déprimé perpétuel, le sourire et la volubilité m’étaient d’accidentels symptômes d’une amélioration de ma santé morale, qui pouvaient seul attirer leur attention. Mais rien ne les alerta cet hiver là.

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CHAPITRE 5 : EMILIEN

Quelques jours à peine après la rentée de janvier, Lise aguicha ma curiosité. De paroles sibyllines, de sous-entendus abscons, elle voulait jouer avec moi, et exciter mon intérêt pour une mystérieuse intrigue. Lorsqu’elle tenait une information intéressante, de façon générale en situation de dominante, de prédatrice, embellie par les sulfureuses nippes du pouvoir, elle excellait. La petite fille gauche et plaisamment simplette, timorée et perdue, se changeait en une malicieuse ondine, un esprit diabolique qui jetait des corps à la mer, se plaisait à les entraîner au fond, pour percevoir enfin, dans leurs supplications misérables, l’ampleur de son pouvoir. Ses sourires, arrogants d’un tel plaisir, ses petites manies triomphales, ses grâces de reine, qu’un trône à sa mesure exaltait, tout alors la rendait irrésistible, car elle jouait toujours, sans jamais s’abaisser à quelques méchancetés.

Pour cette raison, lorsque naissait un désaccord entre nous, esthétique (si on devais mieux repeindre entièrement les T.G.V en bleu ou seulement par endroits), musicaux (si elle imitait mieux l’escargot que la chauve souris) ou littéraire (si Hugo était plus « classe » que Baudelaire), jamais je ne confinais mon opinion à une demi-mesure consensuelle, mais je la défendais en tout point avec mes armes. Je me délectais de la sentir sûre d’elle et de ses convictions, de titiller, de provoquer sa condescendance, pour mieux la refroidir finalement. A mon grand regret, elle me laissais presque toujours le dernier mot. Derrière ses manières parfois provocantes de supériorité, se cachait une jeune fille complexée, sans confiance en elle, et ma très apparente assurance tranquille, mon aisance à discuter, une fois en confiance, ainsi que l’air philosophe que je me donnais parfois, suffisaient à faire battre en retraite, piteusement, trébuchant sur sa robe princière trop grande pour elle, une malheureuse gamine toute crottée et peureuse.

Lorsqu’elle abandonnait sa prestance superbe et son altier caractère, Lise perdait de beaucoup en magnétisme et en pouvoir de séduction. Son intouchabilité perdue, elle s’avilissait même souvent jusqu’à une attitude molle et muette de suiveuse, se révélant presque soumise, là ou l’on percevait la plus tempétueuse et farouche des fougues à d’autres moments. En l’occurrence, nous vivions un de ces délicieux moments lorsque je parvins à pressentir que l’intrigue concernait Annabelle.

Evidemment, un garçon lui plaisait et Lise, perfidement, me garda en haleine la journée entière, refusant de me révéler le nom de l’heureux élu. A l’heure des supputations, j’examinais même et surtout les plus absurdes, à savoir, que je serais celui-ci. Evidemment absurde, puisque avec mon sex-appeal de coton tige usagé, j’avais peu de chance de susciter un quelconque plaisir visuel à la gente féminine. Absurde puisqu’ Annabelle, qui me connaissait un peu, n’ignorait ni ma marginalité ni l’absence totale chez moi d’un sens de l’humour à peu près intelligible. Dernière chose et non des moindres, je ne savais pas susciter de pitié. J’étais incapable de me faire plaindre en racontant mes malheurs, de les romancer pour m’attirer la sympathie de mon auditoire et mes traits de déprimé chronique perdaient vite de leur force pathétique avec l’habitude. Ne sachant faire ni rêver, ni rire, ni pleurer, l’idée que je puisse être à l’origine du plus quelconque des attraits devenait absolument grotesque.

Néanmoins, je dois l’avouer, j’envisageais ma candidature avec plaisir et soigneusement. Je me remémorais particulièrement cette fin d’après-midi au parc, où, m’ayant écouté avec tendresse, un simple bisou non prémédité avait suffit à ce qu’elle

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devienne écarlate, balbutiante, forcée de s’éloigner d’une trop ardente tentation pour son cœur déjà fragilisé par une rupture encore douloureuse. A me rappeler ses conseils vis-à-vis de Clérine, son soutien finalement trop modéré, ses yeux conquis par ma tristesse, son regard vaincu, entièrement acquis à ma cause, tout s’éclairait soudain d’une lueur nouvelle, et rien ne me masquait plus l’évidence même : Annabelle était amoureuse de moi. Et Lise, de mèche, désirait seulement me le faire comprendre sans l’avouer, ce pourquoi elle avait refusé de me dévoiler le nom de l’heureux élu.

Le lendemain, porté par de vastes vagues de joie, sous l’effet des réminiscences du très poétique rêve de ma nuit ( sur une plage pour nous deux, l’eau à la taille, Annabelle et moi, mains dans les mains, nous tournions, nous tournions, le bleu de ses yeux se confondait avec celui des vagues dans le flou de ma perspective et tandis que mon état se rapprochait d’une ivresse, son visage blond comme centre de gravité, comme point d’attache, je perdais conscience, en savourant son angélique beauté), je débarquais en cours le cœur tiède et vaporeux des puretés de son visage. Je l’observais, fasciné, toute la matinée, jusqu’à ce que Lise me reparle d’Annabelle. « Je sais qui c’est je crois » lâchais-je, d’un air complice qui la fit sourire jusqu’aux oreilles. Elle pressentais ce que j’allais rajouter et me coupa « C’est ça qui te rend heureux comme ça ? »J’avouais alors : « je crois que j’ai des sentiments pour elle moi aussi ». Lise, perçant ma pensée, ricana si fort que le prof dû s’interrompre et la moitié de la classe se retourna : « mais non tu l’intéresses pas toi, c’est Emilien qui lui plait ! » Et elle rajouta, comme pour me blesser davantage, une fois la classe à nouveau calme : « roooh t’es grave quand même » avant de proférer cruellement un rire moqueur et grinçant.

Je me retournais vers la vitre, meurtri, lacéré par le ridicule, dévoré par une haine aveugle contre moi-même et les autres. La récré apaisa ma colère : Annabelle n’avait pas entendu notre discussion et Lise lui expliqua que j’étais désormais au courant, sans faire la moindre allusion à nos propos de la matinée, ce qui me réconcilia avec elle et m’encouragea à abandonner mes projets belliqueux et vengeurs.

J’eus tout loisir l’après midi de m’intéresser aux raisons de ma méprise. Influencé par l’idée saugrenue qu’Annabelle s’intéresserait à moi, j’avais aveuglément ré envisagé les évènements sous cet angle. Et de ma ré interprétation qui s’articulait depuis une pensée racine, avaient grandi des fleurs, simples produits de cette même racine. J’avais simplement traduis des évènements qui pouvaient s’expliquer de multiples manières, en fonction de la conclusion que je souhaitais atteindre au fond de moi.

Annabelle nous réunis finalement pour nous parler d’Emilien. L’œil brillant, le regard rêveur, prolixe en geste pour rendre compte de ses sentiments, elle nous présenta notre mission, que nous n’avions que le « choix » d’accepter. Notre jolie bavarde déléguait à deux grands timides le terrible rôle d’entremetteur. Coquetterie, petit caprice ? Qu’importe, nous avions le devoir d’entrer en contact avec un dénommé Emilien, puis de la lui présenter. Lise, goguenarde, expliqua à Annabelle qu’avec nos tchatches respectives nous risquions plus d’anéantir son projet que de provoquer l’intérêt de son heureux élu pour nous. Mais nos arguments ne purent infléchir un cœur trop inhibé pour chasser, mais bien trop épris pour ne pas ordonner impérieusement qu’on rabatte le gibier sur ses terres.

Annabelle aimait autant la prédation, le braconnage de cœurs innocents, qu’elle ne pouvait souffrir le célibat. Et son instinct de chasseresse, ensommeillé par une relation stable puis par une douloureuse rupture, revenait dès lors au galop. Sans doute considérait-elle, certainement inconsciemment d’ailleurs, qu’une relation de couple seulement pouvait

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l’épanouir quand, seule, elle se flétrissait, dans l’attente d’une messianique rencontre. Je crois aussi qu’un besoin dévorant en elle la poussait à vouloir plaire. Elle aimait se sentir désirée, et si un seul homme lui résistait, elle devait le traquer, le pourchasser jusque dans sa tanière, et user de tout les artifices imaginables pour se procurer son cœur, et le clouer dans une arrière-cour de son cerveau, sur des murs rougis de différents exemplaires, qui, lorsqu’ils avaient rendu tout leur sang frais, et blanchissaient, se confondant aux murs, lui semblaient alors indifférent : son tableau de chasse. C’est pourquoi il importait bien peu que ses victimes possèdent un Q.I ainsi qu’un Q.E supérieur à ceux d’une palourde bretonne bio : ils devaient sembler hors d’atteinte pour attirer Annabelle. Or elle voyait régulièrement la difficulté ou un être lucide ne percevait que du stupide. Untel lui plaisait par sa froideur ou sa timidité : or, de cette manière, il s’employait seulement à camoufler sa médiocrité ou bien une vulgarité, qu’il exhibait grossièrement en privé. Et Emilien était son « untel » du moment.

L’heureux élu faisait partie de ces hommes qu’on peut raccourcir, circonscrire à l’appellation de « bite sur pattes ». Chez cette ignoble catégorie d’obsédés, le monde est unidimensionnel, ramené à une histoire d’assouvissement sexuel. Même la plus rudimentaire des éthiques leur fait défaut, comme si leur cerveau et chaque partie de leur corps, jalousant la plus puissante d’entre elles, tentaient de l’imiter en tout point, la prenant pour modèle, en un risible processus d’adoration et de copie. On conviendra rapidement des inconvénients de la chose : se prenant pour un corps caverneux, irrigué par intermittence, leur cerveau perdait rapidement de son efficacité à travailler, se ramollissant finalement dans l’effort. Leur cœur lui même, ne s’apparentait plus qu’à un froid mercenaire, à l’activité occasionnelle, chutant dans une lamentable posture d’impuissance émotionnelle le reste du temps.

Chez Emilien, notre don juan, la transformation définitive en « bite sur pattes » s’étant complètement réalisée, il devenait presque pathétique à observer, figé dans une amorphe hébétude, tout juste mu par les mouvements de l’air ambiant autour de lui (et la main de Dieu à l’occasion préciseraient les croyants les moins pudiques). Si son regard se faisait plus incisif, si tous ses muscles et toute son attention se raidissaient, nul doute qu’une demoiselle se trouvait à l’origine des stimuli provoquant une telle excitation sensorielle. Il ne tarderait alors pas à la déshabiller du regard, toutes ses pensées affluant vers la demoiselle en question, pour se répandre finalement en un poisseux fantasme, sous les saillies d’une imagination répétitive, procédant par à-coups.

Mais cet épisode trivial, banal, ne représentait guère que l’aspect pauvre et triste de l’existence d’Emilien. Cela m’importait bien peu. A l’opposé, l’atrophie de tous ses organes non reproducteurs me posait problème, à commencer par celles de son cerveau et de son cœur. Notre don juan assimilait, par exemple, une jeune fille parfaitement naïve, candide, et complètement innocente (et même amoureuse, la pauvre)à un vulgaire ustensile neuf, qu’il se devait d’étrenner. L’ayant quitté le lendemain matin comme on se défausse d’un mouchoir usagé en papier (elle, elle en aurait besoin de neufs pour pleurer), il pouvait sans sourciller s’afficher au bras d’une nouvelle l’après-midi même, poussant la cruauté jusqu’à dire bonjour le plus chastement du monde à sa victime de la nuit. Puis il repartait le cœur léger, embrassant sa nouvelle conquête, se souciant bien peu des sanglots, de l’existence d’une malheureuse qui désormais vilipenderais les hommes. Peut-être même, si le temps ne faisait pas passer la pilule, grossirait elle les rangs de mouvements féministes, ou bien son esprit faible et romantique accoucherait-il d’idées suicidaires.

Malgré cela, l’heureux élu d’Annabelle se portait fort bien et son appartenance à la catégorie de « bite sur pattes », totalement compatible avec une activité soutenue de

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séducteur, ne souillait aucunement son glorieux sex-appeal. Sa mollesse prise pour de la discrétion, son air stupide pour de la fragilité, il faisait la loi dans les cœurs féminins. Je devais bien avouer que physiquement, Emilien m’était infiniment supérieur. Plus grand, plus viril, plus costaud, plus sûr de lui, les traits plus fins, je ressemblais à un vilain gnome en comparaison, glabre et craintif. Côte-à-côte nous semblions comme à deux stades différents de l’évolution humaine. Moi plutôt Homo Habilis, lui plutôt Homo Sapiens de la séduction. Nos différences physiques servaient de prisme déformant et suffisaient à faire toute la différence. Si sa langue fourchait c’était mignon, si je bafouillais j’étais stupide. S’il fixait tant les filles c’est qu’il aimait charmer, si j’en effleurais une du regard, je dévoilais là toute ma perversité. J’acceptais cette injustice en me rappelant Darwin : je dépérirais, mal adapté aux exigences de l’existence, lorsque lui assurerait la survie de l’espèce, porteur des germes de l’homme évolué. D’ailleurs j’auscultais son cas d’un œil de scientifique, et après analyse, il paraissait évident que son rôle de géniteur lui tenait particulièrement à « cœur », et qu’il s’y employait ardemment, comme par crainte que sa répugnante espèce soit menacée. Il me semblait, bien au contraire, qu’elle pullulait.

Puisque Lise décidait de ne pas aider Annabelle, tout reposait sur mes frêles épaules. J’ignorais encore tout de la mentalité de son heureux élu et j’avais à cœur d’aider mon apprentie chasseresse.

Emilien traînait habituellement avec des potes, ou une ou deux copines. J’aimais mieux le trouver seul pour l’aborder. L’occasion se présenta un début d’après midi. Il attendait devant la salle, trifouillant son téléphone. Je tentais d’être naturel, décontracté, mais prudent. Et je me lançais : « Heu excuse moi…t’as fais ta carte pour la géo ? » Il leva les yeux nonchalamment et répondis avec désinvolture que « euh bah oui », avant de se replonger dans son portable. Décontenancé, je tentais néanmoins de faire connaissance. Sans succès. Il se faufilait entre mes questions et articulait le minimum de syllabes possible, pour me faire comprendre que je l’importunais. Jugeant toute lourdeur contre-productive, je n’insistais pas, le laissant faire joujou avec son téléphone.

Je fis part de mon désappointement à Lise qui s’en amusa. Annabelle frissonna à l’idée qu’un garçon si charmant ne pouvait être incorrect, qu’il avait une bonne raison, « sans doute attendait-il un coup de fil de sa copine ». Le désarroi qu’on lisait sur le visage d’Annabelle, comme ses petits sourcils blond, tirés et préoccupés, piquèrent ma jalousie. Pas une pensée pour moi, qui bravait ma timidité pour elle : elle aimait mieux se soucier de l’éventuelle vie sentimentale de son heureux élu. Moi, je n’avais qu’à recommencer. « Surtout sois gentil » me conseilla-t-elle, comme si j’avais fait preuve d’un manque de volonté auparavant. Agacé, je résolus de la laisser se débrouiller seule. Puisque ma bonne volonté ne suffisait pas à ses yeux, elle n’aurait qu’à faire sans. Je gardais ma résolution pour moi, trop lâche pour lui reprocher ses critiques sévères. Quelques jours plus tard, à ma grande surprise, Lise désirait me faire deviner quelque chose, fière et satisfaite.

Emilien lui avait adressé la parole. Apparemment flattée, son sourire enorgueilli redessinait sa frimousse, comme un maître peaufine de ses doigts de génie la poterie d’un élève déjà particulièrement doué. Lise, sans rien faire (pas même des petits regards timides d’après elle), s’était débrouillée pour se faire emprunter ses cours, quand je me montrais incapable d’extorquer plus de deux phrases d’affilé à l’heureux élu. Ici, une précision s’impose. Lise possédait un très bel avantage, un atout décisif qui me faisait défaut : le galbe de sa poitrine, même en hiver, se révélait particulièrement voluptueux. Très peu pouvaient rivaliser. Cet attribut permettait à Lise d’étouffer une trop plate concurrence, et, régulièrement

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abordée, elle pouvait s’abstenir d’être bavarde, ses formes la rendant toujours passionnante, cultivée et drôle.

En l’occurrence, ses charmes lui octroyaient le privilège de prêter ses cours à l’un des mecs les plus côté de la classe, et nul doute qu’elle était enviée aussi pour cela par de nombreuses filles. Lors d’une récréation un peu longue quelques jours plus tard, pendant que tout les trois nous rêvassions chacun dans notre monde, Emilien se présenta. Il cherchait Lise depuis quelques temps, pour lui rendre ses cours de géographie. En les lui transmettant, une carte s’échappa du cahier pour atterrir à côté de mon pied. J’appréciais l’à propos du hasard et Emilien me reconnut. Coulant et mielleux à mon égard, il me resitua : « Tu es le voisin de table de Lise toi… nan ? » Je remarquait son sens de l’observation intéressé. Puis, lorsqu’il s’entretint brièvement avec mes deux amies, je m’attachais à décrypter leurs regards respectifs. Annabelle, accro, posait tendrement ses pièges, appliquée et éprise. Mon acolyte aux cheveux rouge acajou, timorée, l’admirait sincèrement de ses beaux yeux marrons à l’exquise onctuosité. Emilien se sentait à l’aise mais restait distant. Et moi, aphasique, je crevais de jalousie, ravalant mes ressentiments amer.

La situation fut longue à se décanter. Emilien passait occasionnellement nous voir, puis de plus en plus fréquemment, pour s’entretenir essentiellement avec Lise. Celle ci se laissait progressivement charmer et en l’espace de quelques semaines, elle devint radieuse. Notre apprentie chasseresse le vivait difficilement et pris son temps avant de faire ce premier pas qu’elle espérait tant de lui.

Il passèrent une soirée au cinéma, un samedi soir de Mars. Le lundi suivant, elle éluda nos questions et tempéra notre joyeuse curiosité : Annabelle ne « s’attendait pas à ce que les choses se passent ainsi ». Nous n’en apprîmes jamais davantage. Indiscutablement, une certaine distance les séparait désormais. Notre apprentie chasseresse, songeuse, probablement déçue, encaissait une désillusion, silencieuse. Emilien s’en souciait peu, et s’il évitait de lui adresser la parole, il restait très aimable avec elle. Cet événement attrista Lise, qui se rapprocha d’Annabelle pour s’éloigner du don juan. Quant à moi, je commençais à voir sa présence parmi nous d’un très mauvais œil.

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CHAPITRE 6 : KAEL

De chaque côté de la rue, alignées comme des tombes, reposaient quelques habitations. Pas un bruit ne s’échappait de ces logements neufs et pimpants, comme d’un funèbre marbre gris on ne discerne le suppliant murmure des morts. J’avançais, au milieu de ce quartier désert, entre des maisons toutes identiques, comme les croix blanches des cimetières de guerre. On n’entendais pas un souffle de qui on avait enterré ici, et je progressais dans l’allée, à pas feutrés. Toisé par ces monuments regroupés et solitaires, je continuais, dans l’espoir d’être à l’heure au rendez vous. Annabelle au crochet de ses parents, Emilien avec ses potes, les congés printaniers nous laissaient seuls Lise et moi. Cet après-midi, elle m’attendait, assise sur un banc face à l’océan. Bientôt il m’apparut, au bout de la route, au loin. Je devinais déjà le roulis des vagues et la langueur martiale de l’écume projetée sur le sable, inlassablement. Derrière la route, se dévoilait l’imperturbable horizon bleu. Enfin, les propriétés se séparaient et s’écartaient sur ce vaste océan. Un petit banc de bois se tenait là. Je m’assis pour attendre ma camarade aux cheveux rouge acajou.

Qu’adviendra-t-il de ce monde amorphe ? Je me sentais comme un cierge qu’on cramerait par les deux bouts, lors d’une messe funéraire de quelqu’un d’important, d’essentiel, que personne ne connaissais pourtant. Mais toute l’humanité se pressait dans l’auguste cathédrale. Et attendait tandis que je me consumais. De blafardes faces se bousculaient et se poussaient, comme des fleurs mortuaires qu’on aurait entassé derrière la vitre de la camionnette qui ouvre le cortège funéraire. J’avais peur. Une voix me répondit « Ne t’inquiètes pas » : Lise venait de s’asseoir à son tour. « Qu’est c’qui n’va pas » articulait-t-elle avec application. Celle qu’on emploie pour s’enquérir d’un secret.

Entre temps, le ciel s’était drapé d’un linceul gris clair. On distinguait les protubérances morbides de sa vieille carcasse à la forme bosselée des nuages menaçants. Et soudain, c’était l’océan qui s’étranglait, qui toussait et expectorait sur la digue au loin, qui crachait sur un vieux phare amaigri par la solitude, comme un vieux fumeur qui s’étoufferait tout seul. « Qu’est ce qui n’va pas » répéta Lise, inquiète. Ses beaux yeux francs apaisaient mon être d’une affectueuse étreinte. Je devinais déjà la douceur de ses bras autour de moi et la chaleur sucrée de son souffle contre mon cou. Ses longs cheveux soyeux, fins et parfumés essuyaient les bosses de ma figure. Ils m’évoquaient d’onctueuses senteurs féminines, alliées à d’indiscernable chants aromatiques, de sable et d’eau de mer, de prairies enchantées et de pluie. Lise titilla du pied le coquillage qui m’avait absorbé dans cette merveilleuse rêverie, afin de renouer le contact.

« A quoi tu penses » demanda-t-elle plus tard, tandis que je ne songeais plus à rien. « J’ai peur » répondis-je enfin. « J’ai peur de ce monde angoissant…Rien ne protège plus mon corps agonisant…Je le sens faiblir de toutes parts…Rien ne protège plus mon esprit contre la folie qui s’en empare…Je crois bien que l’angoisse est la pire des tortures… » Je me surprenais à parler de cette manière tandis que Lise semblait gagnée par une invincible affliction. Je voulus chercher un point d’appui sur son épaule, mais elle se déroba sous mon crâne endolori.

Lise regardait à son tour l’océan. Je sentais qu’elle préparait une intervention. Elle se tourna vers moi lorsqu’on rayon de soleil troua et fendit la voûte nuageuse. Lise, aveuglée, plissa les yeux de son visage pulpeux baigné par le soleil d’une éclaircie fugace, et, d’un air

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complice, me signifia qu’elle venait de perdre contenance. Bientôt l’air s’opacifia pour recouvrir nos discussions d’autistes. A intervalles réguliers, quelques sons venaient mourir de sa jolie bouche hésitante, pour se jeter du haut de la falaise. Afin de stopper cette hécatombe, j’esquissait une phrase ou deux, puis me ravisait.

Bientôt quelques personnes se regroupèrent sur la plage et nous offrirent un sujet de discussion. Bientôt ils furent des dizaines. Ils se regroupaient en fonction de leur appartenance religieuse m’appris Lise, dont la physionomie enchanteresse rayonnait, quand le soleil semblait s’être déjà couché. Ils s’assirent devant l’océan pour …prier. Sur une autre plage un peu plus loin, d’autres personnes les imitaient. Bientôt le monde s’amassa devant le littoral. En tendant l’oreille, on devinait des psalmodies. On ne pouvait les reconnaître parmi ce brouhaha humain. Pris de panique devant un tel phénomène, je m’en remettais aux explications de Lise, qui restait étrangement calme et sereine. Sa petite frimousse resplendissait d’une grâce divine. Mon cœur balbutia une question puis s’arrêta quelques secondes devant sa réponse. « C’est le Jugement Dernier. La Révélation. L’Apocalypse. » Bientôt, les lames de l’océan chassèrent et repoussèrent plus loin les priants, immobilisés, à genoux. Chacun repoussé à une distance différente. « En fonction de leurs pêchés » me décrivit Lise, au regard angélique. Je me sentais parmi eux. Et bien qu’athée, je priais parmi les chrétiens, silencieux, et je louais le Seigneur. « On ne savais pas où te mettre » rajouta Lise d’un ton pur et Céleste « parce qu’entre ton matérialisme de raison et ton drôle de mysticisme de cœur… ». Et elle continua : « Voici la Fin des Temps. La Révélation. Chacun derrière sa communauté religieuse se méfiait des autres. Ils se haïssaient mutuellement parce qu’ils ne comprenaient pas. Ils sont dans le même camp. Mais les uns les autres s’effrayaient. Voilà. Maintenant ils prient. C’est mieux, nan ? »Et un sourire vint orner sa bouille d’ange d’une grâce divine. Un rictus complice et malicieux.

Le vent faisait vibrer ses cheveux rouges acajou, et son souffle entre les mèches, contre les mini tresses multicolores de Lise, interprétait quelques airs sombres et lugubres, qu’on croyait sortis d’un orgue immense et que l’écho amplifiait. Bientôt des toiles de notes brillantes, tissées finement, joyaux d’une maligne orfèvrerie, multicolores, aériennes ou terrestres, apaisantes ou diaboliques, vêtirent d’une brume ténébreuse l’invincible horizon. Ses yeux brillaient d’une ardeur nouvelle : elle jouait. Comme Moïse pour le Nil, elle coloria l’océan des teintes de ses cheveux, d’une petite voix sage qui chuchotait mélancoliquement les chansons de son enfance, accompagnée par le vent. Je jetais un œil aux priants amassés sur le littoral. La marée était montée, et le liquide rouge parfois jusqu’aux épaules, ils imploraient la mansuétude divine pour leur salut. Devais-je l’en avertir ? A sa voix de mezzo-soprano parfaitement nette, elle ajoutait maintenant les gestes et traça lentement, de ses ongles acérés, quelques signes cabalistiques. Soudain elle s’arrêta. Elle avait sommeil et bailla ostensiblement, en s’étirant comme une chatte. Lorsqu’elle me dévisagea alors, harassée de fatigue, tout avait disparu. « Tu veux qu’on y aille » demanda-elle, nonchalante. « J’ai un peu mal au dos là ». Je fis un signe. Nous nous levâmes. La journée était déjà bien entamée.

Lorsqu’elle eut « un peu mal aux pieds là », nous fîmes escale sur un autre banc de la côte. Le soir se lèverais bientôt et je devrais rentrer chez moi. Je savourais les minutes à côté d’elle ou plutôt non, je les ressentais seulement. Quand je veux profiter de l’instant, et qu’en l’expérimentant je mesure, soupèse et évalue sa préciosité, il m’échappe. J’en profite vraiment seulement lorsque je me contente de le sentir, moi qui pervertis tout à intellectualiser sans cesse. Quand je pense, je ne ressent plus ce moment heureux : je cogite et voilà tout. Aurais-je été ce type, qui le jour de son mariage, au moment de faire « oui », se serait décrit l’instant,

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l’aurait analysé, décortiqué, disséqué, pour en conclure qu’il vivait un jour important, au lieu d’être seulement paralysé d’émotions ? Sans aucun doute.

Elle me manquait. C’est drôle à dire mais parfois les gens qui nous manquent ne sont pas très loin…juste à côté de nous par exemple. Mais sont absents quand même. Elle me manquait comme je ne l’avais pourtant jamais connu qu’en songe. Je crevais de la prendre dans mes bras et puis, elle n’aurait pas compris de toute façon. Elle laissait sa main posée entre nous deux, aussi je tentais de glisser ma main juste sur la sienne, mais comme elle la retira simultanément (pour mettre deux doigts et des bouts de ses cheveux dans sa bouche), je l’effleurais seulement. « Pardon » lâcha-t-elle distraitement. Je ne répondis pas. Elle était absente, partie ailleurs, j’ignorais où. J’en profitais pour me la décrire mentalement, en la romançant assez, lorsque qu’après quelques coups d’œils furtifs en ma direction, sentant que je l’admirais, elle m’offrit l’occasion inespéré dont je n’osais même pas rêver. « Arrête de me regarder comme ça, on dirait qu’tu veux sortir avec moi là ». Elle ricana un peu, comme gênée, tandis que je parvenais à bafouiller à peu près audiblement que « ça ne me dérangerais pas ». Elle marqua d’abord un petit silence, flattée, pour prendre la mesure de quelque chose d’agréable qu’elle attendait, qu’elle venait de provoquer intentionnellement sans nul doute. Mais « c’était impossible » répondit-elle. Bien sur qu’elle m’aimait bien, « mais bon ». Et elle laissa planer son « mais bon » un certain temps, avant de conclure d’un orgueilleux sourire supérieur de satisfaction : « Enfin voilà ». Elle savait conclure avec beaucoup d’à propos, c’en était une nouvelle preuve, aussi sèche, nette et soudaine qu’une lame de guillotine qui s’abat.

Je cherchais refuge et réconfort dans la contemplation inconsciente d’un océan que des idées en grand nombre me voilaient. Je me voyais me jeter du haut de la falaise, y briser mes os en contrebas contre les impitoyables rochers saillants et succomber de mes blessures, immobile, un goût de fer liquide et grumeleux dans la bouche, pendant des heures. Je prenais plaisir à visualiser, à ressentir mes blessures béantes et leur souffrance aiguë, les cris de mes muscles déchiquetés, les hurlements de mes os brisés. Enfin l’océan salé viendrait me caresser de ses doigts glacés, ronger mes plaies ouvertes de ses dents voraces et méticuleuses, pour finalement m’étrangler, me noyer, en engouffrant sa monstrueuse langue gelée dans ma bouche, dans ma gorge, et jusque dans mon corps exsangue. Je glissais déjà, quelques cailloux me précédaient dans l’abîme, lorsqu’elle me rattrapa vivement en m’adressant la parole. « Ca va ? » s’enquérait-elle.

J’acquiesçais. J’exécutais le sourire qui va avec. Elle fit de même. Je la haïssais. Ca tombait bien. Il était l’heure.

En attendant à l’arrêt de bus, une fille arriva. Vêtue d’un jean aux poches arrières pailletées qui moulait sa taille de femme, d’un pull marine aux bandes blanches qui laissait deviner ses formes, les cheveux mi-long, elle ressemblait à Clérine. Elle s’adossa contre la vitre de l’arrêt, assez fière, avant de plier les bras devant elle, sur son sac de jeune femme. Difficile de lui donner un âge : sur un corps mûr, trônait une petite tête aux joues grossièrement rougies, des joues de petite fille. Excepté sa petite taille, c’est sa physionomie qui m’évoqua Clérine. Un visage doux pour exprimer de la froideur, et des yeux clairs et glacials. Une attitude d’acier tranchait d’un corps de petite femme fragile et triste. Un caractère impulsif sous un regard distant, presque supérieur, inaccessible. Un volcan sous la glace. C’est certainement sa petite moue triste et renfrognée qui exprimait le plus violemment un tel contraste. Sa beauté n’avait rien de plastique ni de pur. A une époque de grand ordre, ou l’esthétique de nos quartiers béatifie la ligne droite, ou la mode sanctifie la régularité comme

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la symétrie des traits, ou la radio divinise les musiques parfaitement consonantes, ses grâces se démarquaient radicalement ainsi que celles de Clérine. J’avais trouvé là un second grand exemple de charme parfaitement impur : le parfait mélange du pur et de l’impur. La création commune de Dieu et du Diable : la parfaite grâce divine idéalement alliée au sublime de la rébellion.

Pas question de faire ici dans le bordélique. Devant moi se tenait fièrement un modèle surpassant les normes, les révélant datées et rétrogrades, kitchs et ridicules, en ajoutant à leur simpliste mélodie fade et parfaite, une véritable âme musicale, piquante et nouvelle. Finie l’homophonie consonante d’un chant stéréotypé : devant moi excellait une science de la polyphonie, un magistral talent contrapuntique. Adieu l’ennui des intervalles de quinte parfaitement consonant : les harmonies les plus expressives brillaient du savant mélange des plus tendues des dissonances avec les plus apaisantes de leurs résolutions. l’Art perdait son infâme gaine, son étouffant corset, son ignoble camisole qui l’immobilisait en une expression de beauté médicamentée et siliconée. Il réapprenait enfin à se mouvoir, et promettait de découvrir la danse à l’aube de cette révolution, de cette liberté neuve. On entrevoyait là sa future renaissance.

Sur son visage, tout cette renaissance triomphait. La dureté de son front, l’agressivité de leurs contours, sublimait la douceur de ses yeux et la finesse de sa mâchoire. Enfin le beau devenait vivant, complexe et profondément paradoxal. L’Art récupérait ses lettres de noblesse, la richesse de ses sens et l’extraordinaire profondeur de ses non-dits.

Irais-je lui parler ? J’étais déjà convaincu que je répugnais ces modèles féminins qui m’exaltaient tant. Je savais tout juste les louer, comme le bouffon séduit que sa reine méprise. Je savais tout juste les désirer en secret, comme un eunuque amoureux, inutilisable et nuisible parasite pour les femmes qui l’entourent. J’hésitais, coincé entre mon attirance et ma timidité, entre ma volonté d’être et mon dégoût de moi-même. Et au beau milieu de mes atermoiements, son mec arriva.

Elle ne lui sauta pas au cou, mais son sourire la trahissais. Taquine, elle aimait lui refuser des baisers, lui échapper pour mieux qu’il la reprenne contre lui. Sûrement s’enivrait-elle de ce jeu dont elle établissait les règles. « C ’est celui qui aime qui souffre », me soufflais-je alors pour moi même, et je me réconfortais, par jalousie, de l’imaginer humilié, à ses pieds, même si j’enviais même une telle position.

Etrangement je rejetais Clérine par dépit, pour rechercher et m’enticher toujours des femmes qui lui ressemblaient. Et qui donc aurait bien pu rivaliser avec ce modèle féminin par excellence ? Je m’éprenais d’autres Clérine. Il en serait ainsi jusqu’à ce que mes goûts changent conclus-je en grimpant dans le bus. Les amoureux restèrent collés l’un contre l’autre à côté de l’arrêt aussi longtemps que je pus les apercevoir. Mais le bus accéléra finalement et je restais seul avec mon imagination. Je lui commandais tout le voyage les plus doux tableaux de son visage qui m’apparaissait presque au travers de la vitre et du paysage. Des cahots me réveillèrent. Maintenant il pleuvait.

Les goûts changent, bien sur, mais les convictions esthétiques ? M’aurait-il suffit de m’éprendre d’un autre modèle féminin pour que celles-ci se métamorphosent ? Pourtant, sur le moment, on s’imagine toujours que cette fois-ci c’est différent. Que celle-ci est spéciale, qu’il y aura un avant et un après elle, qu’on rêvera encore d’elle des années après, qu’on repensera à elle le cœur lourd et l’œil amer. Mais non. Certainement qu’elles nous marquent

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toutes tout de même, et contribuent à forger nos goûts. Qu’elles ajoutent leurs caractéristiques spéciales les plus séduisantes à la liste de nos exigences. Alors on recherche celle qui nous rappellerait à la fois toutes celles qu’on a pu adorer. Les années passent, les rencontres, et voilà qu’elle devient introuvable. Ou bien on cherche là ou l’on trouve quelque chose de neuf, pour oublier. Qui nous rappelle, toujours, mais inconsciemment. Nul doute qu’on doit pouvoir tomber amoureux encore, même après avoir étudié les mécanismes de cette maladie dont très peu veulent guérir. Après tout, on aime encore la musique même lorsqu’on sais la fabriquer et contrefaire avec, les émotions qu’elle véhicule. On aime encore lire même lorsqu’on sait écrire, et qu’on retrouve les intentions de l’auteur derrière ses tournures de phrases ou ses constructions sémantiques. Mais le plaisir doit être différent. On n’est plus vraiment dupe. Ainsi dans ma tête, aux odes à l’amour, cette cruelle déité, se substituaient déjà les plus froides des considérations esthétiques. Je devenais curieusement lucide et désabusé et cette clairvoyance nouvelle, acquise de quelques expériences, auto-analyses et lectures, me laissais déjà une drôle d’impression. La question me semblait résolue. J’aimais mieux ne plus m’y attarder.

Le lendemain je cherchais par ma fenêtre, dans la contemplation du paysage printanier, un motif de satisfaction, de réconfort et d’apprentissage. Chose étrange pour mes parents, je me passionnais pour la vie des bêtes. Je passais ainsi le plus clair de mon temps les yeux rivés dehors. Je m’éprenais d’une coccinelle au point de lui sourire tendrement ou de lui causer. Le décès d’un papillon que je ne connaissais même pas suffisait à faire monter mes larmes. Une affection irrésistible me tenaillait pour certains animaux en particulier. J’aimais les croassements des corbeaux, ces vrais solitaires qui ne se ridiculisent pas à de pitoyables parades nuptiales. Eux dont les chants, qu’on prend pour macabres, sont des exclamations libertaires. Eux qu’on ne voit pas s’avilir à manger dans la main de l’homme, ni finir en cage. Je pouvais, des heures entières, les observer passer d’un arbre à un autre, se bagarrer pour une place ou fuir l’adversité, par lassitude, lorsque se battre devient trop épuisant. Mais j’aimais aussi les abeilles, et leur dévouement aveugle et désintéressé au service de la communauté. J’appréciais leur pacifisme (obligatoire puisqu’elles ne piquent qu’une fois avant de rendre l’âme) comme leur sens du sacrifice, à la manière kamikaze, pour sauver les leurs en cas de danger. La bonhomie franchouillarde du bourdon m’amusait aussi. Parmi les petits oiseaux, je haïssais les crâneurs, qui chantent plus haut et plus fort que les autres. Je me délectais d’en voir, hésitants, s’approcher de la vitre pour chercher de la nourriture, intimidés malgré mes regards protecteurs. J’étais en peine de ne pas appartenir à leur monde. Nous ne pouvions pas échanger. Nous restions chacun de notre côté de la vitre.

C’était comme aimer des morts.

Le reste du temps, je m’ensevelissais silencieusement sous mes draps, et, prostré, je reposais sous mon plafond blanc, après toute une cérémonie ritualisée : musique d’église, chants religieux et funèbre, démarche mystique et solennelle. Il manquait tout de même des cierges.

Des frissons sillonnaient mon corps, et grouillaient, frénétiques, comme une armée de vers s’attaque à de la chair tout juste en terre. Un rythme sourd, morne et lancinant frappait dans ma poitrine, et rien ne lui répondait, sinon une respiration fébrile et voilée d’un linceul douloureux. Je scellais mon regard du ténébreux couvercle de mes paupières, comme on dalle d’une lourde plaque de marbre à l’endroit de la tombe. Il n’y a plus personne ici, veuillez passer votre chemin, indiquais-je ainsi à mes pulsations cardiaques. Mais elles cognaient encore au réveil, et la chaleur comme la lumière de ma chambre, qui m’exhumaient d’une nuit

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cauchemardesque, hantée par les fantômes et les ombres, me faisaient envier l’humide obscurité du sépulcre.

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PARTIE 2 : L’AGE D’OR

CHAPITRE 1

C’est au cours d’une de ces nuits d’été si tièdes, lorsqu’un ciel d’étoiles compatissantes et que l’étrangement paisible moiteur de l’air nocturne aident à l’épanchement, comme une nature redevenue humaine et indulgente, que j’avouais à Lise, m’abandonnant à son jugement que j’espérais miséricordieux, les capricieux sévices que m’infligeaient ma tête.

Les premiers symptômes de mon dérèglement mental surgirent au début de l’été précédent. Je lisais alors un roman des plus tristes. L’héroïne, une jeune femme complexée et très instable, suite aux affres de plusieurs déceptions sentimentales, professionnelles et familiales, glissait peu à peu, pareille à une larme stupéfiante à l’éclat d’ébène sur une peau de marbre, et rejoignait, fataliste, les plus obscurs tréfonds de l’existence en une longue et impitoyable descente aux enfers. Si ses pleurs continuels lui laissaient quelques forces, elle les dépensait en se donnant à quiconque voudrait bien de son corps, ou bien les fumait, placide et intérieurement dévastée par l’énergie que lui arrachait un joint, qui lorsqu’elle ne parvenait plus à le porter à ses lèvres grises, se consumait seul, rejoignant le ciel, en de souples volutes dansantes de fumée parfumée. Bientôt l’héroïne succomba, torturée et nerveusement déchirée, sous les coups d’un cerveau qui ne lui appartenait plus totalement, et qui, diabolique, la poussa un beau matin par la fenêtre, tandis que les oiseaux s’ébattaient joyeusement et que toute la nature souriait, insouciante.

Quelques jours après que l’héroïne, éprouvant ses premiers sentiments angoissant, me décrivit à quel point la peur de la mort est une frousse ridiculement anecdotique à côté des angoissantes terrifiantes d’une vie torturée, je me découvris des craintes nouvelles. A nouveau je craignais l’obscurité, comme un enfant. Je devinais que des formes savaient s’y cacher. Je longeais fébrilement, le cœur battant, les lumières éteintes, le mur en face de l’escalier, de peur qu’une force invisible, si j’avais le malheur d’y passer trop près, m’y pousse brusquement. Je ne concevais plus le vide que comme un prétexte à ma mort. Je me méfiais de ce qui en moi m’y poussait, comme si regarder en bas suffirait à enhardir assez une partie de moi-même qui ne m’appartenait plus, pour qu’elle prenne le dessus sur ma volonté, et que d’un geste assuré, elle me pousse à sauter malgré moi, pour m’écraser quelques mètres plus bas, m’entraînant avec elle en une funeste pulsion.

D’autres fois, je n’osais plus regarder autour de moi dans la pénombre. Ils seraient là. Ils viendraient me chercher, me terrasser de peur. A quoi ressemblent-ils ? Je ne puis le dire. Mais lorsque l’obscurité remplit les pièces autour de moi, il me semble toujours que quelque part, dans un coin, ils attendent le bon moment, pour me surprendre et me faire mourir d’effroi.

Mon état empira moins vite que celui de l’héroïne de mon roman. Quelques temps après l’avoir pleuré une dernière fois et m’être promis de ne jamais plus me laisser aller à ce genre de simagrées, commencèrent mes premiers vrai cauchemars. Je me réveillais parfois en pleine nuit et ma terreur était telle que je ne pouvais me rendormir sans avoir tout allumé et

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sans m’être laissé une bonne heure de retour au calme. Je sursautais au moindre craquement, d’étonnant frissons moites et fiévreux, de panique, se répandaient alors en moi et le danger restait là, indiscernable. Je serais attaqué et mon cœur, devant la plus terrifiante des apparitions imaginable se soulèverait, mes yeux se révulseraient et tout entier, je me sentais déjà lâcher prise et tomber raide mort, les cheveux blanchit l’espace d’une seconde, mes chairs sitôt gelées comme sous le souffle machiavélique de l’angoisse incarnée.

D’autres fois je faisais des sortes de crises dans les transports en commun. Il me semblait toujours que je sentais mon cœur, qu’il allait lâcher, et plus j’y pensais plus je le ressentais soudain se révolter contre un tempo trop lent et monotone, qu’on lui imposait déjà depuis tant d’années ! Alors je respirait bruyamment pour me calmer, je bougeais sur place comme pour vérifier la bonne marche du reste de mon corps, plutôt pour briser cette dynamique morbide de la peur qui amène le trouble qui la provoque en retour, et aussi pour ressentir mon cœur différemment, lui donner du travail. Il m’arrivait d’hésiter à demander du secours. Mais je me sentais bien trop ridicule à me faire croire tout seul que j’agonisais déjà.

Certains jours, le moindre stimulus auditif ou visuel brusque et inopiné me faisait faire un bond. J’étais la risée d’éventuels témoins. Régulièrement, dans un mouvement de défense instinctif et involontaire, pour éviter la charge d’un insecte dont le bourdonnement surprenait mes oreilles, je repliais ma tête d’un geste si violent vers mon corps que je souffrais de la nuque le restant de la journée et le lendemain j’étais bloqué du cou comme après un choc violent.

Quelques temps auparavant j’appris le décès d’un cousin très éloigné, d’une rupture d’anévrisme durant son sommeil. Il avait justement mon âge. Les premières nuits, je m’empêchais de m’endormir à l’idée que j’allais sûrement ne plus me réveiller. Mais je savais aussi que plusieurs nuits blanches m’auraient achevées à coup sûr, aussi j’acceptais de fermer les paupières et d’encourir le risque que ce soit pour l’éternité. Depuis, rares furent les nuits à attendre calmement le sommeil. Presque chaque soir j’envisageais mon décès dans la nuit.

Lise ne sut quoi répondre à ces sinistres aveux. J’en arrivais parfois à la haïr violemment de ne pas savoir dire les mots, rien que des mots un peu moins convenus qu’un air de façade, affligé et passe partout. Mais il me semble que l’entendre discourir dans ce genre d’occasion me l’aurait rendu haïssable au plus haut point également. Elle me laissais seul tandis que je la snobais. Bientôt un long silence gênant s’installa que nous ne savions pas briser. Alors nous profitions du roulis des vagues amères ou de la rengaine salée du vent.

Certains matins de réveils trop brutaux, de nuits beaucoup trop courtes, les yeux encore mi-clos, mes regards cotonneux flottaient le long du radiateur, admiratifs devant un spectacle remarquable et pourtant quotidien : une araignée tissant sa toile. On croirait alors les voir danser. Je retrouvais la même de temps en temps, non loin de quelques moutons poussiéreux, refaisant inlassablement le travail que les femmes de ménage détruisaient méthodiquement.

Un de ces matins où elle est si absente, Lise sollicita mon attention en sortant de son sac rose et couvert d’inscriptions anarchistes, une espèce de vieux bouquin, qu’elle posa gauchement sur ses cuisses, sous la table. « Regarde » me murmura-t-elle. Et elle tourna quelques pages jaunies et durcies par le temps, comme un enfant devant un jouet nouveau. Les pages craquaient un peu, aussi elle ne pouvait effeuiller ce qui s’apparentait à un ancien recueil lorsque le prof se taisait. Par chance, celui-ci, bavard et un peu sourd ne nous

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interrompis pas dans notre découverte. Lise avait trouvé la veille, dans un recoin de la bibliothèque de sa mère, entre un bouquin bouddhiste et un autre libertin, une espèce de vieux grimoire, un recueil d’inscriptions mystérieuses. Lise m’avoua qu’elle cherchait un ouvrage sur le cannabis, qu’elle croyait avoir aperçu un jour sur l’étagère soixante-huitarde de sa mère, et qu’au lieu de ça, elle avait trouvé « ce truc » : Je reconnus une sorte de manuel satanique, ce qui laissa Lise perplexe. « Regarde ce chapitre : ---pour exorciser vos démons— Je pensais que ça pourrait t’aider. » Son initiative me toucha et je pris connaissance des pages en question. Selon elles, ma paranoïa s’expliquait par un sort maléfique dont j’étais la victime, qu’il me fallait exorciser. Je tournais quelques pages. L’ouvrage semblait sérieux : quelques dessins effroyables, quelques psaumes en latin. Pas de stupides incantations à proférer, pas de chaudrons ni de bave de crapaud séchée. En général, les opérations d’exorcisme consistaient en des auto-saignements ainsi qu’en quelques rituels de recueillement, selon différentes cérémonies précisément codifiées. Néanmoins, on n’échappait pas aux sempiternels pentacles et autres bougies. Lise insistait pour qu’on essaie. Quelque chose là-dedans la fascinait. Elle fut si pressante que j’acceptais. Mais j’étais sceptique.

Je ne croyais vraiment en rien. Pourtant je ne pouvais affirmer que ces histoires me laissaient indifférent. Je rêvais de découvrir un sens caché, une vérité inaccessible au plus grand nombre, je m’imaginais parfois la débusquer derrière des histoires aussi incroyables que celles des religions, catholicisme ou satanisme. Je déplorais la vacuité de ces mondes parallèles en espérant secrètement un jour y découvrir quelque chose. J’acceptais de jouer à y croire, je comptais sur le pouvoir d’autosuggestion de telles pratiques. Qui sait, peut-être réussiraient-elles à me persuader que mes cauchemars reculent enfin sous les assauts d’un exorcisme ? Peut-être était-ce aussi l’ennui qui me faisait accepter. La perspective de traîner avec Lise en dehors du bahut s’y ajouta également. Je me rappelais sa semaine de grippe et nos soirées ensemble, avec tant d’envie ! Pourtant je n’osais pas lui proposer de contracter la grippe à nouveau.

Malheureusement, nous ne pouvions organiser cette soirée curative chez moi. Mes parents passaient leurs soirées du week-end côte à côte mais devant le poste de télévision. Ils voudraient savoir et sauraient ce que je manigance. Lise ne pouvait pas non plus m’accueillir chez elle : nous devions convaincre Annabelle.

Ma camarade sataniste projetait d’y parvenir à l’aide du vieux grimoire. Elle le lui soumis et notre camarade aux regards angéliques sourcilla d’abord un peu. Nous lui laissâmes l’ouvrage afin qu’elle en lise plus, persuadés qu’elle se laisserait influencer. Mais tout ceci lui faisait peur. Elle prenait ça trop au sérieux et refusa de nous aider. Elle aimait mieux ne pas jouer avec ce genre de choses. Lise commençait à bouder tandis que je ruminais ma déception : à force d’y penser, ce projet avait pris forme et sa non-réalisation était une vraie frustration. Adieu soirée tripante, bel accro à l’ennui, d’un scalpel jubilatoire. Adieu soirée si douce autour d’augustes chandelles, à disserter de tout en tête-à-tête avec Lise, ses cheveux diaboliques et ses yeux ensorcelants.

Emilien arriva soudain, salua chacun et demanda à Lise quel était « ce vieux truc » qu’elle tenait dans ses mains et s’apprêtait à ranger, animé d’une curiosité vraisemblablement mal placée. Elle lui répondit timidement qu’il s’agissait d’un recueil de rituels noirs, dont l’un d’eux permettait d’exorciser ses démons. Emilien se montra tout de suite emballé, il expliqua à Lise qu’il serait prêt à tout pour l’aider, qu’il trouvait cette idée de rituel « vraiment trop cool » et l’invita séance tenante, sans qu’elle n’ait pu caser le moindre son, le week-end même, « essayer tout ça » chez lui. Je jubilais intérieurement d’une telle méprise, et lorsque

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mon acolyte sataniste lui expliqua que c’était pour moi surtout, je me régalais de voir Emilien tomber de si haut. Je lui souriait narquoisement, exactement comme on écrase sans pitié un malheureux insecte trop prétentieux sous sa chaussure. Lise rajouta que si elle aurait bien aussi quelques démons à exorciser, c’était très important pour moi, et elle demanda à Emilien si nous pouvions venir tout les deux ce week-end. Je sentis notre don juan ridicule grimacer intérieurement, avant d’accepter, en improvisant le type le plus naturel possible.

Annabelle, qui n’avait rien dit jusqu’alors, sentit brusquement le vent tourner. Resterait-elle à l’écart puisque Emilien s’associait à nous ? En quelques grands sourires, elle expliqua qu’elle se joindrait à nous, que « ça serait sûrement très drôle ». Lise et moi savions qu’elle n’en pensais pas un traître mot mais nous nous tûmes, après avoir échangé un regard amusé et complice : nous étions ses amis.

Nous prîmes le bus pour arriver chez Emilien, lieu de vie qui rappelle à mes yeux de si nombreux souvenirs, qui furent autant d’éclairages sur un monde extérieur malade et contagieux. Souvent assis au fond, avec ceux en rupture, comme en mémoire de l’apartheid américain, j’étais non loin de ces gosses sortis de l’école primaire, qui s’échangeaient des couteaux, volés dans leurs cuisines. Je profitait du bruit répétitif du briquet, de celui d’une feuille qu’on roule et parfois jusqu’à mes narines flottaient ces volutes d’herbe coupée au pneu ou à d’autres poisons. J’apercevais un type tirer sur un stick ridicule, mais qui se recroquevilla totalement, comme une plante verte, en quelques lattes, comme si le soleil venait de plonger derrière l’horizon et d’annoncer le coma des végétaux. D’autres fois une petite frappe tentait d’ouvrir mon sac sans que je ne m’en aperçoive, juste par défi, à moins qu’il n’escomptait me dérober un manuel scolaire ou, encore plus incongru, un poème. Parfois un fou ou un ivrogne, qui haranguais un auditoire imaginaire de propos nationaliste, suscitait quelques rires grinçants et nerveux, étouffés, mais que même le chauffeur percevait. Certains jours, par chance, une jolie demoiselle venait s’asseoir à côté de moi, par dépit, dernière place assise restante. Jamais je ne me tournais vers elle : trop impoli. Je devinais son parfum, je fantasmais son être en admirant son profil la nuit tombée, dans le reflet de la vitre. Je regardais la route en face, et en tournant la tête elle m’apparaissait un peu plus. Parfois je surprenais sa main sur le dossier du siège de devant, ses ongles brillants et ses mains au dessin féminin, chaotique et singulier. Certaines fois elle lisait. Un roman sentimental un peu corné ou un manuel scolaire. D’autre fois, le baladeur sur les oreilles, j’écoutais avec elle son disque préféré du moment, ses écouteurs à fond. Du R’N’B, parfois de l’électro. Mais le plus souvent, elle aimait jouer avec son téléphone. J’avais tout loisir de décrypter sa façon de taper, parfois un peu nerveuse, plus rarement empruntée.

Et puis je devais descendre. Je posais mon sac sur mes genoux et enfin je me retournais vers elle. Et alors je découvrais pour qui, depuis dix minutes, mon cœur battait plus tendrement, précautionneusement. Certaines filles au visage disgracieux pouvaient m’avoir fait passer un voyage des plus doux. Elles n’avaient pas d’handicap en cette discipline. J’appuyais sur le bouton pour expliquer sans prononcer une parole, que j’allais descendre, en répondant à un protocole très précis. Le bouton du signal d’arrêt se trouvait derrière ma voisine, côté couloir lorsque je m’asseyais toujours côté fenêtre. Il me fallait donc tendre le bras derrière elle, en un geste similaire à celui de l’amoureux qui va poser sa main sur l’épaule de sa dulcinée. J’aimais cet instant presque ambigu ou elle devinait mon bras se détendre autour d’elle. Je n’osais trop longtemps m’attarder dans une telle position, de peur de gâter quoi que ce soit. Le plus délicieux ingrédient d’un plat, saupoudré en trop grande quantité menace l’équilibre du met à coup sur. Et puis, une fois l’aller effectué, le bouton pressé, il ne fallait pas bâcler l’exécution du geste du retour. Elle restait immobile, patiente

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(impatiente peut-être) quand un geste trop brusque pouvait me voir percuter sa tête de mon coude, ce qui m’aurait difficilement attiré sa gentillesse. Grâce à sa prévoyante immobilité, je ne gaffais jamais.

Et puis ses yeux dessinés grossièrement me regardaient d’un air inexpressif. D’autre fois un souffle naissait de ses lèvres brillantes et rouges, avant de retomber quelque part entre nous. Elle se dégageait gauchement, je passais et un virage un peu prononcé nous rapprochait soudain, quelques secondes, je devinais la senteur de ses cheveux, avant ce coup de frein qui me déportait jusque dehors. J’étais arrivé.

Ce soir là, la chauffeuse ressemblait à une vieille sorcière, le rouge à lèvres en plus. Elle mâchait un chewing-gum machinalement, d’un air désabusé, branchée sur une radio de vieilleries des années soixante-dix. Elle jeta un œil dans le grand rétroviseur central, avant de démarrer et d’effectuer ces gestes qui égayaient sa vie depuis une vingtaine d’années sans doute : Accélérateur, volant, frein, accélérateur, embrayage, accélérateur, volant, embrayage, frein, feu rouge. Feu vert, accélérateur, embrayage et ainsi de suite. J’imaginais son mari comme un alcoolique notoire qui la battait, un peu comme ce type au fond qui parlait seul, dont les effluves puantes de flageolet pourri nous entouraient déjà, alcooliques et poisseuses.

Soudain à ma gauche, je crus apercevoir Clérine. Ses longs cheveux noirs me masquaient son visage, mais ses frêles épaules m’étaient si familières. Elle tourna la tête en ma direction et je la reconnu, avant que son visage ne s’estompe dans les traits d’une jeune femme à la figure banalement commune et laide. Non qu’elle s’avérait dépourvue d’attraits, il lui manquait « seulement » la richesse inouïe des traits lumineux du visage de Clérine. Il lui manquait le caractère, le grain de génie qui différencie le chef d’œuvre du reste des productions artistiques. Ce n’est pas qu’elle fut moche : elle ne ressemblait à rien d’exaltant et inspirait la fade banalité d’une journée ordinaire. Elle n’émergeait pas du décor et se noyait déjà parmi les millions d’autres visages que renfermait ma mémoire. Elle venait de rouvrir une plaie et, les yeux brûlés d’amertume, je me retournais brusquement vers la fenêtre, quelques fragments de souvenirs se consumant doucement dans mes chairs.

Dehors, les lotissements cossus, trop spacieux pour leurs habitants, dont l’aménagement s’avérait un vrai casse-tête pour leurs occupants (comment aménager la pièce sise à coté du salon) laissaient la place à de tristes tours bétonnées, ghettoïsées, ou toute la famille dormait souvent dans la même pièce. Emilien habitait une maison un peu après, une sorte de bâtisse vieillotte et ridicule ou il vivait seul avec son père. Celui-ci était sorti, et après quelques apéros au rez-de-chaussée, nous montâmes dans sa chambre. Une vraie piaule de jeune, avec un P.C branché en permanence sur le net pour pirater non-stop, une collection de disques, éparpillés un peu partout, assez hétéroclite, des fringues un peu n’importe et évidemment, un bureau surchargé et inutilisable.

Emilien fit de la place au sol et avec la craie que nous avions emprunté discrètement la veille dans le dos du prof, nous traçâmes ce qui devait être un pentacle. Annabelle nous fit douter de ses capacités en géométrie mais comme elle nous l’expliqua avec beaucoup d’emphase, en s’affalant maladroitement sur le lit (ce qui nous fit tous rire), les démons ne se formaliseraient pas pour si peu.

Il fallait allumer quelques cierges. Emilien n’avait plus que des bougies d’anniversaire et à l’initiative de Lise, que j’appuyais, nous plaçâmes côte à côte les trois bougies en forme de six. Je passais à Emilien un disque de darkwave de ma collection, et Annabelle tamisa la

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lumière comme elle put, après quelques pitreries. Nous nous assîmes enfin en cercle, à l’intérieur de la forme géométrique censée être un pentacle, et après avoir fini la vodka, nous décidâmes de procéder enfin au rituel : sa mère bossant à l’hôpital, Lise s’était procurée un scalpel.

Nous devions chacun à notre tour citer ce que nous désirions chasser, en même temps que nous nous entaillions le bras sur quelques centimètres. A voix basse, je décrivais sommairement les tares les plus avouables dont je souhaitais me purger. Ma peau résista peu de temps à l’étreinte solennelle de la lame. Elle pénétra mon épiderme et le sang coula tellement que nous pansâmes ma plaie dans la salle de bain. Je me croyais me vider de mon sang, heureusement l’hémorragie cessa. Lise puis Emilien puis Annabelle s’entaillèrent à leur tour, plus modérément toutefois. La fille aux cheveux de sang souffrait de sa timidité, Notre don juan était phobique des guêpes. Notre apprentie chasseresse vivait encore mal sa rupture. Nous finîmes par tous nous consoler, nous étreignant à tour de rôle. Durkheim craignait l’anomie plus que tout et dans un monde épuré de rites, où les humains n’ont plus le loisir de se rencontrer, de se lier par accident, heureusement pour lui, il restait l’alcool.

Annabelle m’affirma le surlendemain que durant la soirée, au milieu de nos embrassades, nous avions conclut un pacte d’assistance, de secours, sur le modèle des Treize de Balzac avais-je même précisé, paraît-il. Nous nous engagions à résoudre tous ensemble les problèmes de l’un de nous, quelle que fut leur nature. Nous étions désormais comme un clan, m’avait-elle fait remarquer le surlendemain matin, tandis que je ne me rappelais plus cette partie de la soirée, à mon grand désarroi. J’en parlais à Lise, qui écarquilla les yeux remarquablement bien avant de s’en rappeler. Moi, je me remémorais seulement ses timides refus qui disaient oui aux avances pressantes d’Emilien, en fin de soirée. Pour le reste, une marque sur le bras attestait de ma signature au bas du contrat oral que nous avions passé ce soir là : nous serions unis face à l’adversité désormais.

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CHAPITRE 2

Comme soudés par cette première soirée marquante, liés par une force nouvelle, nous prîmes l’habitude de nous voir les week-end. Emilien ne manquait pas l’occasion de nous inviter chez lui lorsque son père s’absentait et nous, nous ne manquions pas celle d’accepter.

Un jour ou nous nous promenions tout les quatre, en quête d’un supermarché, en prévision d’une nouvelle soirée, nous aperçûmes, tranquillement allongé sur un bout de pelouse, à profiter de la douceur de la journée, ce qu’on appelle un « S.D.F », en fait, un vieux monsieur barbu, sans famille ni logement, sans ami ni revenu, qui tente chaque jour d’en vivre un de plus, d’accéder au suivant, avant d’être dévoré par la faim ou refroidi par une nuit d’hiver glaciale. Annabelle attira notre attention sur ce vieux monsieur, et, pleine de compassion, nous entraîna vers lui, qu’on discute et qu’on lui donne une pièce. Mais Lise nous arrêta vite : elle aimait mieux que nous n’arrivions pas les mains vide et que nous lui fassions la surprise de lui apporter de quoi survivre un jour ou deux de plus. « Comme un jour de noël qui tomberait à une date aléatoire et qui, spontanément, couvrirait les pieds de sapins de cadeaux ». « Etonnamment » Emilien agréa, et seul notre humaniste aux cheveux blonds se montra un peu rétive, parce qu’on annihilait son initiative, et peut-être aussi par jalousie, régulièrement désavouée au profit de sa rivale. Nous décidâmes donc de passer d’abord au supermarché, combler de cadeaux notre ami sans domicile.

Tous assez fier de notre future bonne action (sauf Emilien qui peut-être s’en foutait), nous rentrâmes finalement dans le magasin, et à la faveur d’un break que s’offrait le vigile (en pleine conversation avec une charmante amie à lui) nous passâmes avec nos sacs à dos.

A l’intérieur, on entendait en fond sonore un chanteur pour ado, le fils ou le neveu d’un directeur de major, bêler consensuellement sa feinte tristesse. Il décrivait sa génération comme « perdue » ou « ratée », ce qui assurément, plaisait à un public assez large, qui aimait à être plaint. Me trouvais-je perdu ou raté moi aussi ? Et mes camarades, en excursion avec moi dans ce supermarché, étaient-ils aussi perdus ou ratés ? Je concluais vite que si notre génération aime à s’entendre appeler « perdue » ou « ratée », c’était pour se déculpabiliser de sa lâcheté, de sa laideur, du manque d’amour qu’elle a pour elle-même, et à juste titre, cette génération vendue. Comme il est plus doux d’être victimisé que de le reconnaître : je croisais quotidiennement la route de jeunes de mon âge pour qui la moindre valeur anti-capitaliste était une grotesque lubie d’utopiste, de type qui n’a pas encore grandi, c’est à dire, de débile naïf et immature.

Un jour je fis passer dans ma classe, un manifeste anti-capitaliste. Un fan de rap ainsi qu’un type néo-hippie lurent le début, avant de se moquer de moi et de me le rendre, un sourire de supériorité aux lèvres. Pourtant j’imaginais qu’un type sensible aux récits de banlieusards en rupture se montrerait intéressé : mais il se moquait de moi, et écouter le témoignage de victimes du système s’avérait être uniquement un passe-temps agréable à ses oreilles. Je croyais dur comme fer qu’un type qui reprenait les codes vestimentaires modernisé de la génération baba-cool se montrerait ouvert à une critique du capitalisme : mais les tenues vestimentaires de notre génération vendue sont dépouillées de leur sens, et faire rebelle c’est juste « tendance ». Le signe anarchie, la tête du Che, galvaudés, ne signifient plus rien : on ouvrirait un fast-food avec la trombine de Guevara comme icône, on ferait recette. Les jeunes

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de ma génération s’y bousculeraient pour le nouvel anar-cheeseburger avec deux fois plus de fromage…

Combien de ceux de mon âge, qui portaient l’étoile rouge ou le A d’anarchie, comprenaient leurs significations ? Et qui parmi eux aurait su en dire davantage qu’ un « bah j’sais pas mais j’aime bien quoi ! » Et combien parmi eux vivaient en concordance avec les idéologies qu’ils se vantaient publiquement de représenter ? « Génération vendue » ça ne rentrerait pas dans le top 50 songeais-je amèrement…Ca vendrait nettement moins que « Génération perdue »…Pas perdu pour tout le monde justement…

D’étranges formes roses s’animaient peu à peu devant moi, bientôt je distinguais des symboles et j’émergeais enfin de mes songes, les yeux scotchés au sac à dos bariolé d’inscriptions rebelles de ma camarade révolutionnaire. Chacun se disputait déjà un peu pour déterminer ce qu’on devait acheter à notre ami sans logis. Nous naviguions à l’aveuglette, parmi les rayons qu’on avait encore déplacé, et les dizaines d’autres individus parmi lesquels nous nous faufilions ne semblaient pas plus renseignées. Savaient-ils ce qu’ils cherchaient ou déambulaient-ils à l’aveuglette parmi les dizaines de pancartes de promo différentes, tels des moucherons, d’ampoules en ampoules, butinant un grand lustre glacé ? Finalement, une fois arrivé au rayon des confiseries, Lise préconisa des Kinder « parce que c’est trop bon » et qu’elle « aimerait trop qu’on lui en offre si » elle « se trouvait à la rue ». Annabelle rétorqua que « ça serait mauvais pour son cholestérol », et parti chercher quelque chose au rayon diététique. Emilien expliqua qu’une « bonne bouteille de vin c’est ce qu’il boivent tous et certainement pas sans raison ».

Je commençais à me demander si son amour-propre ne le prendrais pas mal lorsqu’il nous verrait arriver avec de la bouffe pour lui. Finalement chacun refusa de céder et tous décrétèrent qu’on prendrait le produit qu’il venait d’aller chercher, aussi nous aurions tout acheté si en calculant l’argent dont nous disposions, nous ne nous étions par rendu compte qu’il nous en manquait. Lise affirma qu’on avait qu’à voler, qu’elle savait le faire, d’un air faussement blasé qui m’amusa assez. Annabelle émis quelques réserves, hésita, jusqu’à ce que Emilien soutienne l’idée d’un vol. Le risque me plaisait, et imposer un grand centre de nourriture pour dédommager un vieil homme que le système expropriait et privait de toute ressource, pour quelque raison fallacieuse que ce fut, me semblait un acte juste. Aussi la décision fut arrêtée, restait à bien s’organiser.

L’esprit d’aventure excita nos méninges et nous ne tardâmes guère à trouver un plan : nous remplirions nos sacs de nos « achats » (on rajouta au passage quelques produits, puisque nous n’avions plus de contrainte budgétaire) et nous nous avancerions avec quelques produits-leurre à la caisse, que nous laisserions sur le tapis, pour courir comme des dératés, nos sacs pleins sur le dos, une fois la voie libre.

Il restait le vigile à neutraliser. S’il nous courait après, nous risquions d’être rattrapés à la course. Je proposais qu’on se disperse, en courant chacun de notre côté une fois sur le parking, mais le moins rapide serait pourchassé et le problème restait entier. Emilien suggéra que comme le vigile ne nous avait pas vu ensemble, il suffisait que nous courions tout les trois tandis qu’il resterait devant l’entrée du magasin et surgirait devant sa course, armé de son caddie, mimant le client maladroit qui gène involontairement les efforts de poursuiteur du vigile. Lise le regarda, admirative, comme un caporal que les valeurs de l’armée passionnent, impressionné par l’audace et le courage de son valeureux général, qualités qui le couvraient immédiatement du nimbe de l’héroïsme et de la bravoure à ses yeux. Sa suggestion rassurait

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un peu ma couardise, aussi je ne réalisais pas vraiment à quel point cet acte était intéressé. Annabelle, au garde à vous aussi, ne broncha point. Tout était près. La mission pouvait commencer.

Emilien sortit discrètement, et au bout de cinq minutes, Annabelle nous conduisis vers la caisse. Mon cœur tambourinait et Lise avalait sa salive nerveusement aussi. Je marchais précautionneusement, car équipé du sac des bouteilles d’alcool, le moindre geste brusque les faisait s’entrechoquer en un bruit effroyablement louche. Je baissais fébrilement les yeux devant chaque client qui me regardait de travers. Nous attendions dans la file d’attente, j’essayais de ne pas prêter attention aux regards soupçonneux des gens autour de nous, en cherchant le vigile des yeux : par chance il discutait encore, d’humeur badine vraisemblablement. J’implorais déjà sa clémence au cas ou nous nous ferrions chopper. Annabelle posa ses produits-leurre sur le tapis roulant (salade et carottes). La voie serait bientôt libre. Par malheur la dame juste devant nous avait acheté un produit dont la machine de la caisse ne daignait pas reconnaître la référence. La caissière appela une employée pour effectuer la vérification routinière du prix, tandis qu’une goutte de sueur roulait bientôt le long de mon dos : je respirais de moins en moins. Enfin le produit louche de la dame devant nous passa brillamment le test devant la caissière qui le relâcha en le déposant de l’autre côté de la machine inquisitrice, aux bips rouges agressifs. La dame s’en saisit, paya et libéra la voie. Annabelle nous jeta le regard convenu qui signifiait « à vos marques…prêt ? » pour les sprinters improvisés d’un bon quatre cent mètres minimum. Je pris une dernière bouffée d’oxygène. Lise m’imita. La caissière baissa les yeux sur les carottes et s’en empara. Ca, ça signifiait « Partez !».

Annabelle s’échappa des starting-blocks en faisant hurler tout le magasin suivie de près par Lise que je manquais de bousculer en un départ assez chaotique car nous manquions d’entraînement mais je doublais rapidement Lise pour arriver au contact d’Annabelle nos pas claquaient au sol tout le monde nous regardait détaler juste avant de nous trouver dehors, enfin dehors je tournais sur la gauche comme convenu pour me retourner au moment ou le vigile heurta le caddie d’Emilien malheureusement il fut à peine ralenti et poursuivit Lise, qui courait le moins vite, ayant mangé des chocolats tout l’été, et qui fonçait tout droit, avec sur son dos le sac bourré de Kinder.

Elle perdit très vite du terrain et se dirigeait droit vers la voie rapide. Elle allait se trouver bloquée par le trafic automobile ! Mais, poussée par la peur d’être attrapée plus que par le courage je crois, dans une sorte de fuite en avant irréfléchie, elle pris des risques inconsidérés en traversant la route. Les voitures klaxonnèrent, deux ou trois freinèrent brutalement et elle se planqua une fois hors du champ de vision du vigile, dans une petite chapelle un peu plus loin. Qu’on s’imagine la surprise des gens qui priaient, lorsque la lourde porte se referma brusquement et qu’une ado en sueur, à bout de souffle, à la mine bouffie et rougeaude s’appuyait à une colonne du bâtiment, pour retrouver sa respiration ! Elle alla même s’asseoir sur un banc, y posa son chargement de sucrerie, pour finalement s’y vautrer tout à fait. Par chance, le seigneur pardonna ses blasphèmes et son sacrilège, en l’abritant consciencieusement. Nous la retrouvâmes, encore toute rouge et exténuée, à l’endroit convenu à l’heure indiquée. Elle nous expliqua alors toute cette petite poursuite, et comment Dieu n’était pas rancunier.

Elle regrettait d’avoir amoché deux ou trois boîtes de Kinder dans la course, espérant que les petits gadgets à l’intérieur « resteraient utilisable au moins ». Emilien pouvait être fier d’elle. J’avoue que ma compère voleuse brillait à mes yeux d’un éclat renaissant. Je lui voyais

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les stigmates de la révoltée, comme ses cheveux collés par la sueur ceignaient son front d’une couronne rouge des ardentes épines de la bravoure. Annabelle la charia à propos de ses facultés à passer au travers des voitures, ce à quoi elle répondit, interprétant la blasée, que ce n’était qu’une question d’entraînement, et qu’à force c’était « aussi bateau que de marcher sur l’eau ». Elle esquissa quelques pas en guise de démonstration et nous montra ces baskets qu’elle avait bien failli perdre en route. On lisait une nette fierté dans ses façons d’être. Toutes nos remarques et nos éloges la grisaient. L’air supérieur que je lui connaissais parfois laissait un peu de place à une paisible sérénité, et ses regards brillaient d’une force tranquille que je ne lui connaissais pas. Elle pris le temps, devant nous, comme une déesse après la bataille, de réarranger tranquillement ses mèches rebelles. Elle s’étira, bailla un peu, s’éclaircit la voix deux ou trois fois, avant que nous puissions refaire encore et encore l’histoire de ce mémorable événement, jamais lassé de revivre un film, sous quatre angles différents, dont nous étions, chose exceptionnelle, les héros. Mais l’heure tournait et nous avions un miracle à achever, aussi nous partîmes en direction de celui pour lequel nous nous étions surpassé.

Il nous apparut finalement non loin de là ou nous l’avions laissé (il s’était déplacé pour rester au soleil) et il discutait déjà avec de nouveaux amis : deux types en uniformes, dans la force de l’âge, taillaient une bavette avec lui. Nous crûmes d’abord que la présence de deux agents non loin du supermarché, que nous venions d’imposer en faveur du vieil homme, pouvait nous concerner.

L’uniforme m’effrayait, carnavalesque et sinistre accoutrement, ainsi que cet attirail dissuasif sans lequel ils ne paradent jamais : matraque, menottes et revolver. Mais c’est à notre ami paisiblement allongé qu’ils cherchaient des ennuis. Squattait-il leur lieu de bronzette quotidien ? Les deux agents de la paix, aveuglés par le soleil sans doute, titillèrent de leurs épaisses Rangers le sans logis à terre et son visage usé et travaillé par l’errance. Bientôt un coup de pied fusa, et bientôt deux, puis trois. « Dégage d’ici, parasite ! » Pouvait-on les entendre proférer d’où nous nous cachions. Le vieux monsieur, l’arcade ouverte, se protégeait tant bien que mal des coups en essayant de ranger ses affaires pour pouvoir déguerpir. Mais l’un des deux flics envoya bouler son sac d’un violent coup de pied, en le traitant de « bon à rien ». Le vieil homme abandonné se mit à gémir sous les coups répétés des agents de la paix, le visage couvert de sang, demandant grâce. Les deux policiers ne se donnèrent pas la peine de salir leur matraque mais lui assénèrent une nouvelle bordée d’insultes. Je réalisais soudain, à leur accent particulier, qu’ils étaient ivres. L’un d’eux se tourna vers nous brusquement, comme un assassin pour repérer les témoins de son meurtre, et nous aperçu. « Et vous là-bas, qu’est ce que vous regardez ? Venez un peu par ici ! » Nous déguerpîmes aussitôt.

Mon cœur étouffait de rage devant une telle barbarie et ma pitoyable fuite. Aujourd’hui encore, je ne peux oublier ce moment révoltant.

Nous ne recroisâmes plus jamais la route de ce vieillard solitaire que les forces de l’ordre avaient peut-être nettoyé impunément ce jour là. Le soir même, il nous fallait liquider nos cargaisons de Kinder, de produits diététiques et d’alcool. Rien ne passait, ces courses nous rappelaient les évènements de la journée et ce malheureux clochard tabassé. Il nous paraissait de surcroît difficile d’aller porter plainte sans s’attirer de gros ennuis et être inquiétés pour « outrage à agents ».

Depuis ce jour, nous évitâmes radicalement d’avoir affaire à cette poisseuse profession.

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CHAPITRE 3

Dans les yeux de certains profs une laideur éteinte remuait, rampait, bassesse des instincts les plus vils, et je ne pouvais soutenir leurs regards. La répugnance qu’ils me transmettaient s’exprimait par le moindre de leurs geste et se traînait jusque dans le son nasillard de leur voix. Ils m’apparaissaient comme la proie de quelqu’un d’autre, d’un individu abjecte, ou seulement comme la proie d’eux même. Ma répugnance, mâtinée de crainte, me poussait à la fuite. J’esquivais la route qu’ils gribouillaient devant eux, qui menait à mon attention, malgré les bifurcations et les déviations qu’ils grommelaient de la craie, pour m’atteindre. Ils n’étaient pas réel, ils incarnaient un principe jadis vivant, désormais vidé de sa substance. Ils existaient seulement par habitude et parce que la vie ne les avait pas emporté. Leur quotidien me semblait une longue errance, entre un principe aigre qui guidait leurs gestes et des désirs morbides dont ils étaient l’objet. Déjà redevenus poussières, ils semblaient attendre une hypothétique renaissance, ou plus sûrement qu’on les balayent.

En cette année de terminale je rencontrais le plus caractéristique d’entre eux. Son visage vieilli prématurément exprimait la pathétique lassitude de Sisyphe, poussant devant lui la lourde pierre de son être moribond, le faisant chuter de la falaise, sans jamais réussir à briser enfin ce roc malheureusement immortel pour celui qui n’a pas la force de se laisser glisser dessous et de s’y broyer les os et les chairs. Au sommet de son crâne, une peau salie, grise et humide, soutenait quelques cheveux, qui semblaient les mauvaises herbes d’un paysage rocailleux et désertique. Grand, comme si la vie avait voulu qu’il puisse être aperçu et raillé de loin, il se tenait un peu voûté et traînait des pieds davantage qu’il ne marchait. Sa voix, au diapason de son allure monocorde, rampait comme une mouche agonisante au début de l’hiver et tel un bourdonnement misérable, ne savait pas hausser le ton. Ses cordes vocales expulsaient machinalement des intonations amères, usées et visqueuses. Ses yeux exprimaient un total abandon de sa vitalité et ses regards ployaient pitoyablement sous l’acceptation pure et simple du non sens de la vie, du non sens de la sienne, et de la répugnante laideur d’un quotidien qui, à défaut de ne lui être qu’insipide, devait le rendre aussi nauséeux que son aspect à nos yeux.

Si je me rappelle si nettement les pensées qui naquirent en moi les fois ou j’extrapolais mentalement son existence, l’anecdote qui suit n’y est certainement pas pour rien.

Devant Lise et moi-même, s’asseyaient deux types que je méprisais : toujours à discuter lorsque je tentais d’écouter un peu ce que déblatérait le prof, toujours à me masquer le tableau lorsqu’il y avait quelque chose à y lire, toujours à se taire lorsque je voulais répondre à Lise sans être entendu, toujours à se baisser lorsque j’aurais voulu moi-même m’affaler sur ma table pour y goûter un repos mérité. Lors, leur existence me devint très vite hautement pénible.

Le plus désagréable des deux se nommait Sébastien. Un type bizarre, aux cheveux qui avaient tendance à friser, mal rasé, qui en cours aimait distraire son voisin tout en restant assez désinvolte. Je haïssais son style je m’en foutiste, ses manières négligées et fausses. Il mâchait son chewing-gum d’un air détaché, quasiment supérieur.

Les radiateurs dans la salle étaient de vieux modèles qui prenaient vite la poussière. Tandis que les préposées au ménage détruisaient les premières velléités arachnides, elles ne

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s’occupaient guère des moutons qui s’entassaient par la grille de nos chauffe salle vétustes. Celui du fond de la classe, à côté de la fenêtre, situé à mi-chemin entre Lise et moi et Sébastien et son pote était de ces vieux radiateurs, qui font seulement l’appoint, quand le reste de la classe se chauffait aux imposants exemplaires en fontes, difficilement destructibles et souvent peint de la couleur du mur, couleur des plus laides choisie au hasard, orange, mauve ou bien jaune, en tout cas une teinte passée, qui sur les engins en fonte formaient de drôles d’irrégularités crépeuses ou bosselées.

Le prof s’absenta pour faire des photocopies (après avoir demandé de rester sage pendant son absence, ce qui signifiait qu’il ne pourrait s’assurer que nous l’étions, ce qui permettait impunément de ne pas l’être et nous donnait l’ordre d’en profiter, car son retour serait imminent) toute la classe chahuta assez, conformément à ces conditions. Sébastien et son pote aussi : ce dernier le poussa un peu, celui-ci se dégagea et son pied cogna contre le petit radiateur plein de poussière. Le bruit l’amusa. Aussi, pour faire partager son jeu (fort musical au demeurant) à son compère, il sollicita son attention, l’invitant à évaluer ses talents de compositeur. Il envoya quelques coups de pied contre la petite chose métallique et fragile et aux bruits de sa chaussure contre la paroi, bientôt résonna en point d’orgue le son brutal et tout aussi mélodieux d’une boite de ferraille qui s’écroule lamentablement au sol. Les deux mélomanes avertis se regardèrent et explosèrent de rire. Personne n’avait entendu, nous quatre mis à part, en raison du bruit de fond d’une classe sans prof (ça ressemble à un bourdonnement continu et perpétuellement changeant de bribes de mots modulantes, mais dont les mêmes reviennent souvent vrombir contre notre tympan, comme une cacophonie d’insectes humanoïdes, influencé par le mouvement free-jazz). J’avais profondément pitié d’eux. Je me tournais vers Lise qui leur sourit, jusqu’à ce qu’elle aperçoive ma mine méprisante. Alors elle m’imita.

Bientôt le prof revint, distribua mollement ses photocopies et, à notre hauteur, s’arrêta. D’un air benêt, stupide et blasé, il articula alors : « Bah qu’est ce que c’est que ça ? » Personne ne lui fit l’affront de lui enseigner qu’on appelle ça un « radiateur tombé avec poussière dedans », pour s’éviter une méchanceté, voire une pitoyable bassesse en retour, car le bonhomme n’en était guère avare.

Sébastien pris la parole et avant que je ne puisse me réjouir qu’un garçon de son espèce soit en mesure d’assumer ses actes, il déclara que le « truc là » venait de tomber tout seul (avait-il la moindre idée de ce dont il s’agissait ? Difficile à dire).Le prof annonça juste qu’ « on devait ramasser ». Je pressentis immédiatement que le préposé à cette tâche, notre ami « on », tarderait à arriver (manque de motivation ?) et que son rôle nous échoirait bientôt. Restait à connaître les modalités de son remplacement. Le prof glissa des pieds jusqu’à la corbeille et nous l’apporta servilement. Sébastien et son complice refusèrent catégoriquement d’y mettre la poussière éparpillée sous nos tables, en se la jouant « petits caïds ». Le prof, par peur, décréta donc que « eux » s’en chargeraient, en nous désignant d’un signe de tête Lise et moi. Nous râlâmes et ma voisine ayant des atouts autrement plus persuasifs que les miens, le pathétique individu décréta que je devais m’y coller. Sébastien ricanait déjà, et je m’imaginais la lui faire mordre sa foutue poussière. Mais je ne délattait pas : j’avais en horreur ce genre de pratique. Je considérais la délation comme une ignominie, et je craignais les conflits. Je regardais Sébastien, qui restait de marbre, quoiqu’un petit sourire sardonique poussait maintenant sur sa gueule, comme une pustule immonde que j’aurais volontiers crevé.

Seul Lise m’aida et s’agenouilla, lorsque le prof intervint : « Non, j’ai dis que ce serait à lui de le faire, je ne veux pas qu’on l’aide ». Voilà comment je me retrouvais à entasser, les

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larmes aux yeux, frappé par l’injustice et par un coup à mon amour-propre, en public, devant une trentaine de jeunes de mon âge, devant Clérine même, voilà comme je me retrouvais à faire la poussière à genou, devant tout le monde, comme expiant mon méfait, mes vices. Puni de ne pas savoir balancer, de trop souvent fuir les conflits et d’avoir cette gueule qui donne envie qu’on la punisse. Je me promis de me venger et déjà, avant d’avoir remboursé ma dette à la société, je me voyais saigner les coupables. Les égorger, taillader leurs chairs, sectionner leur carotides et en faire gicler le sang chaud de ma rage et puis poignarder leurs cadavres encore tiède, jusqu’à me vider de mes forces.

La poussière qui me brûlait les yeux me lacérait encore plus profondément. Mon amour-propre, blessé de porter les traits du coupable, saignait qu’on me voit en souffrir. Ma souffrance exposée aux regards des autres m’était insupportable. Plus que fautif, je devenais faible, plaintif et ridicule. Finalement, je méritais ma peine et je souhaitais qu’on me voit ramper en public et qu’on m’humilie. Pour me soulager, je les imaginais tous médire, rire de moi, et prendre plaisir à me rabaisser. Je voulais qu’ils me traînent par terre, et qu’ils me demandent de faire la poussière de tout le bahut, en me suivant de couloir en couloir et en riant de ma gueuserie. Avili à ce point, je me sentais moins mal, et j’acceptais enfin mes douleurs comme le juste châtiment de mon infériorité naturelle. Ce sentiment allait parfois jusqu’au souhait ils finissent par me tuer, de fatigue ou en me rouant de coups, et cela devenait la fin la plus juste et désirable à mes yeux. Malheureusement, une fois la poussière ramassée, la corbeille pleine rendue, la tête baissée, et une fois rassis, il ne se passa rien. Personne ne se préoccupait de moi. Même Lise écoutait un peu le cours, et cette indifférence fit éclore en moi les ressentiments les plus amers. Ils naissaient pareils à des fleurs maladives, qui s’étirent depuis le sol pour tendre vers des ciels orageux et noirs d’illusions mortes. Ils tentaient de chatouiller, du bout de leurs pétales noueux et froid, la voûte opaque de sang noir séché, de cendre liquide qui tombait en flocons d’images suicidaires, abreuvant la terre épaisse de mon mal être. Je me voyais mourir sans cesse, de mille morts différents, masques sous laquelle s’incarnait toujours la même. Je me représentais le néant ou bien je jubilais d’imaginer le chaos de l’humanité. Ce qui existait me semblait devoir dépérir au plus vite et, ne pouvant éradiquer la totalité de l’humanité autrement qu’en m’achevant, je concevais cette lueur réconfortante comme d’une réelle beauté : achever un « étant » déjà en grande partie putréfié me semblait un acte salutaire, teinté d’héroïsme. Qui aurais-je pu désirer sauver du massacre éclair que je cogitais, qui voulais-je garder près de moi, comme repère pour me diriger au milieu du néant ? Quelqu’un qui me comprenne, assurément. Mais personne ne répond à cet unique critère. Ils pourront tous crever avec ma propre mort, sans regret.

J’éprouvais par la suite comme un malaise, un froid entre mon être et le reste du monde, mes amis compris, ceux qui se tenaient derrière les parois qui m’excluaient d’eux. Ceci laissa place à une vaste honte lorsque Emilien m’en parla le lendemain. Annabelle, très remontée, me réconfortais en rabaissant le prof comme j’aurais aimé me le permettre en public. Lise restait muette, les yeux ouvert d’une compassion béante. J’évitais de m’y hasarder, gêné, comme si je ne méritais pas qu’on me plaigne à ce point.

Et puis après avoir rit, emportés par nos imaginations et par le plaisir de surenchérir sur les délires des autres, nous imaginâmes un tas de vengeances possibles. Je leur proposais en blaguant de n’en retenir qu’une seule, et tous me donnèrent leur favorite : Lise suggéra qu’on tag un peut partout qu’il était cocu. Annabelle préférait qu’on récupère son numéro et qu’on joigne sa femme en se faisant passer pour la maîtresse de son mari, qui par dépit, balancerais tout. Elle serait prête à jouer le rôle elle-même m’assura-t-elle. J’optais plutôt pour la vengeance d’Emilien : mettre sa voiture en pièce. Il rajouta qu’il savait où habitait le

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prof. J’hésitais à partir à l’aventure. Lise aimait mieux que ça ne reste qu’un trip, Annabelle attendait, curieuse, ma décision, et Emilien parvint à me convaincre. Mais nous devions agir un soir de semaine, c’était plus prudent, on croiserait moins de monde dans les rues, et on saurait que le prof n’est pas parti en week-end avec son auto. Rien ne nous empêchait de frapper le soir même, aussi nous en convînmes. Emilien nous expliqua le lieu du rendez-vous mais il restait un soucis de taille : nous devions faire le mur de chez nous. Annabelle nous expliqua que ça lui était impossible. Lise, assez casse-cou, s’en sortirait. Ca ne posait pas de problème pour son prétendant et j’escomptais y parvenir sans encombres également. Nous n’avions plus l’intention de reculer et notre apprentie chasseresse aux yeux de biche nous promis de se faire pardonner ultérieurement.

Je faisais peu le mur de chez mes parents car je ne sortais qu’exceptionnellement. Cela ne demandait que peu d’effort, une fois qu’on connaissais bien le chemin et ses pièges. D’abord, de l’étage, je devais descendre les marches sans bruit. La cage d’escalier faisait face à la chambre de mes parents, elle amplifiait lâchement le moindre craquement, qui devenait un effrayant grincement boisé. Heureusement, je savais parfaitement ou les escaliers de bois étaient sensibles au poids de mon corps, et comment me faufiler jusqu’au rez-de-chaussée. Là, il me restait à décrocher méticuleusement mon manteau dans la penderie (les cintres s’entrechoquaient à l’occasion en un bruit métallique suspect), à enfiler mes chaussures, et, clou du spectacle, à ouvrir la porte. La poignée grinçait atrocement lorsqu’on l’abaissait avec soin et m’aurait balancé, sans scrupule. A la fin de ce parcours délicat et fragile, je devais ce coup-ci y aller franchement, sans toutefois être trop brusque. Tout était question de dosage, et je m’appliquais si bien que j’en éprouvais une sorte de fierté. Cet instant critique décidait de mon sort. Tout habillé, en pleine nuit, déjà à moitié dehors, j’arrêtais tout, je respirais même au ralenti, pour percevoir un éventuel bruit ou la plus légère agitation dans la chambre parentale. S’ils se levaient maintenant, je devais vite trouver un mensonge. Mais je n’entendais rien d’autre que le ronflement monotone de mon père. Je refermais derrière moi, et d’un ultime tour de clé, se produisait le dernier cliquetis susceptible de me trahir.

L’air frais souffla dans mon manteau, que je n’avais pas fermé à l’intérieur à cause de sa fermeture bruyante, et je respirais ma liberté. Je m’éloignais de chez moi d’un pas souple, en évitant de marcher sur les graviers, avant de me rendre au rendez-vous convenu, le cœur battant, excité par ce prélude à notre drôle d’aventure nocturne.

J’arrivais en avance, comme toujours. Je profitais de cette atmosphère rafraîchissante et nourrissante, qui stimule l’imagination après un peu de marche, pour contempler l’immensité stellaire, et me perdre dans quelques considérations métaphysiques. Enfin, j’aperçu au bout de la route deux petites masses s’avancer en ma direction. Un grand type qui se tenait tout à côté d’une petite demoiselle au léger embonpoint.

Emilien nous mena jusqu’au portail de l’habitation du prof. Pas de panneau d’ « attention au chien », les volets fermé, pas même une ombre de vie. Un petit portillon de fer nous séparait d’une voiture française neuve, sorte de berline ridicule dont je ne notais ni le modèle ni même la marque, trop obnubilé par le stress qui commençait à poindre et à contrarier le bon fonctionnement de mes muscles. Nous chuchotions un peu pour définir comment enjamber le portillon. Emilien voulait passer en éclaireur avant que je ne suggère qu’on tente d’abord de tourner la poignée : je l’ouvris sans effort, et un léger grincement se fit entendre. Lise me souriait, affectueuse, et ils pénétrèrent à leur tour dans l’enceinte de la petite maison bourgeoise. Elle ressemblait à n’importe quelle maison d’un quartier résidentiel de classe moyenne. J’admirais la sobre méticulosité de l’ordonnancement du jardin. Sa

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voiture nous attendait sagement devant la porte du garage, dans lequel l’automobile de sa compagne devait se trouver. Je l’imaginais totalement soumis, aux ordres de son épouse, et cette pensée me réjouissait.

Mes deux camarades casseurs, me voyant observer l’endroit et tergiverser dangereusement m’armèrent aussitôt d’un couteau. Je devais d’abord m’occuper des pneus. J’amusais mes compères car j’échouais systématiquement. Le pneu m’opposais résistance et je tentais d’enfoncer la lame beaucoup trop gentiment. Emilien m’aida pour le premier, et je fis le plaisir à Lise de lui laisser en crever un. A la regarder, on ne pouvait douter qu’elle ne regrettait plus d’être venue. Les pneus se dégonflèrent pathétiquement comme le remord s’immisçait au plaisir dans ma conscience. Nous rayâmes ensuite la carrosserie, avec les clés de nos logements respectifs. Je craignais de plus en plus qu’on nous surprenne, je regardais autour de moi avec inquiétude. Mais nous nous trouvions, à trois heure du matin, dans la très paisible impasse d’un quartier tranquille, que même les petits casseurs désœuvrés ne fréquentaient pas. Mais je voulais qu’on rentre. Mes camarades insistèrent pour qu’on finisse le travail : il suffisait d’exploser les vitres du malheureux véhicule. Nous n’aurions ensuite qu’à fuir à toutes jambes le lieu de nos méfaits. L’alarme éventuelle de la caisse les réveillerait, mais bien avant qu’ils ne comprennent et qu’ils n’ouvrent les volets pour constater les dégâts, nous serions déjà loin. Nous ramassâmes chacun quelques pierres ici et là, suffisamment grosses pour l’utilisation que nous comptions en faire, avant de nous poster de chaque côté de la voiture, prêt à faire feu. Lise s’amusait comme une folle, ses yeux étincelaient de plaisir et d’excitation. Un rien l’amusait, et sa volubilité me charmait, inconsciemment séductrice dans ce genre de situation. Emilien me surprenait beaucoup à m’aider et plus que cela, à trouver du plaisir à ce petit jeu. Je comptais bientôt jusqu’à trois.

Les projectiles heurtèrent les vitres et les fracassèrent en un tonnerre de grêlons assourdissant. Le véhicule ameuta tout le quartier et les pas de ma fuite effrénée qui résonnaient sur les pavés me semblaient être ceux des riverains à ma poursuite. Chacun détalait en direction de son chez lui et au bout de longues secondes d’effort, je me retournais pour remarquer le silence des rues désertes derrière moi. En nage, je tentais de retrouver enfin mon souffle, sans jamais m’arrêter.

Je ne serais plus en sécurité avant d’avoir enfin atteint mon lit et de m’être glissé sous ma lourde couette protectrice et aimante, cette épaisse chape ouatée qui me ferait disparaître aux yeux du monde et me confondrait avec l’insondable obscurité. Enfin me soustraire aux contraintes d’une vie qui semble tant se plaire à me persécuter !

Je faisais souvent ce cauchemar lorsque j’étais enfant : des gens que je ne connaissais pas me poursuivaient chez moi. Je les fuyais car sans les connaître je savais qu’ils me voulaient du mal. C’est moi qu’ils recherchaient. Mes parents refusaient de révéler ma cachette et je me camouflais derrière un canapé, toujours le même. Je me roulais en boule et je serrais les paupières, pour vite m’endormir avant qu’ils ne viennent m’y rechercher. Bientôt j’entendais leurs pas pressants se rapprocher de mon abri et je voulais m’endormir car alors je m’évaporais du cauchemar, ils ne trouvaient personne et je me réveillais. Parfois, je parvenais à m’endormir lorsque je sentais le souffle du canapé qu’on tire, que la lumière du salon s’engouffrait jusqu’à moi, que l’intérieur de mes paupières de noir devenait rouge, et que le bruit violent de leurs talons agités m’oppressait. Après m’être glissé sous mes draps cette nuit là, je me rappelais ceci, je déplorais qu’une telle issue n’existe qu’en rêve et je mesurais déjà les conséquences de nos actes. Arriverais-je malgré tout à trouver le sommeil ? J’espérais,

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d’ici le lendemain, imaginer le moyen de ne plus avoir à recroiser ce prof, de toute mon existence.

Le lendemain matin, nous avions de nouveau cours avec lui. Il arriva un peu en retard, le regard vague. Je tentais de rester suffisamment immobile pour qu’il ne puisse me détecter, comme s’il n’était qu’un vieil animal, qui repère sa proie grâce aux mouvements de celle-ci. La fatigue marquait de son empire irrésistible sa face aigre encore plus violemment qu’à l’accoutumée. A l’endroit de ses rétines, on entrevoyait comme deux profondes cavités sombres et terrifiantes. Il fit l’appel et buta sur mon nom. Je sursautais puis je levais le doigt en tremblant, sans pouvoir le dévisager. L’atmosphère de la salle s’alourdi et un flottement de quelque seconde me bâillonnait les tripes. Ma respiration et mon cœur stoppèrent durant ces secondes suspendues au dessus du vide, qui menaçaient de s’écrouler telles l’épée de Damoclès. Enfin il acheva l’appel.

J’eus du mal à le regarder en face les semaines qui suivirent et à pouvoir soutenir le poids de ma culpabilité. Je ne devais pas regretter mon acte. Il n’eut plus l’occasion de m’humilier en public en tout cas.

En rentrant chez moi ce soir là, le ciel menaçait. Bas et pressant, on pouvait sentir la fureur des bataillons de nuages qui se bousculaient, s’entrechoquaient et s’enroulaient, au son de pas réguliers et imaginaires. Les plus sombres pressaient les plus clairs, ceux qui soufflaient des rais de lumière grise et opaque et semblaient étouffés sous la densité d’une telle armée. Jusqu’à l’horizon, tout se trouvait compressé, sous des bottes grises, de coton terne et lumineux. De majestueuses lueurs guerrières éclaboussaient la terre de leurs teintes blafardes. Les humains marchaient sans rien voir. Ce spectacle n’était que pour moi. Rasséréné par ce privilège, apaisé par cette éclairage martial, et ces rayons de nuages qui rendaient le reste si futile, je parvins enfin à sourire.

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CHAPITRE 4

Pour se faire pardonner, Annabelle m’invita chez elle un mercredi après-midi. Prétextant un exposé à finir dans l’urgence, je m’évadais de la maison parentale pour gagner celle de notre apprentie chasseresse aux yeux de biche. Ce sont souvent dans les moments arrachés à la routine, parallèles au quotidien, lorsque le carcan des habitudes vole en éclat, que quelque chose se retrouve, soupçon de vie ou zeste de sens, et que renaît une amitié, autrefois corrompue par la sécheresse d’existences socialement ordonnées, désormais revivifiée par l’ombre rafraîchissante d’une certaine intimité humaine. Avec Annabelle, ces instants s’exprimaient des couleurs émotionnelles les plus douces.

Sur un petit banc de bois de son jardin, protégés par un grand arbre, nous mangions du chocolat. Malgré ses théories sur les régimes, elle faiblissait comme tout le monde devant la tentation, et surtout devant son péché mignon : une tablette de chocolat. Je le savais et j’en profitais, investissant, le cœur léger, dans du chocolat haut –de-gamme, pour la faire craquer. Je l’admirais, du coin de l’œil, s’en délecter en silence. J’aimais la faire céder, lui proposer une nouvelle barre et qu’elle refuse un peu, invoquant ses kilos (imaginaires) en trop, et puis j’insistais, et en rougissant un peu elle acceptait, timide et comme heureuse que je sois parvenu à la faire fondre en insistant. Elle me devais sa victoire sur ses scrupules et je crois qu’elle ne m’en estimait que davantage. Moi, je crevais d’envie qu’elle les prenne ces quelques kilos, et que ses joues pâles et tendres, auréolées d’un infime duvet blond parfumé, s’arrondissent en de jolis oreillons délicieux, en un galbe fruité. Chaque carré qui passait de mes doigts aux siens représentait aussi un bout de mon cœur, qui fondait dans sa bouche, qui collait ses doigts et sucrait ses lèvres onctueuses de ma passion muette. Lorsqu’elle avait fini, elle me regardait de ses petits yeux bleus, à la douceur maternelle, tendres comme les baisers pudique des amoureux, qui, collés l’un contre l’autre contre la vitre du bus, ne se lâchent pas des yeux et se promettent tendrement, et en silence, un amour éternel. Ils exprimaient une sorte de gratitude, mais gratuitement, et, désintéressés, m’entouraient de leur douce sollicitude.

Alors nous discutions. J’aimais chez elle cette intelligence émotionnelle et sensitive, qui magnifiait ses paroles et ses gestes d’une affection paisible à mon égard. J’aimais la franchise et la sincérité de ses confidences, la pudeur dont elle couvrait les sujets les plus triviaux. J’aimais son émotivité devant les thèmes les plus graves, car elle n’était pas feinte, mais libre, émancipée de toute théâtralisation sociale et normée. Lorsque nous discutions tout les deux, il me semblait la ressentir par delà ses paroles, par delà ses gestes, ses intonations, ses soupirs, ses sourires, ses silences. Sous l’image qu’elle me transmettait d’elle, je percevais son cœur, il battait en moi, tour à tour caressant ou peiné, effrayé ou léger. Ses sensations s’inscrivaient dans mes chairs et dessinaient ses grâces, de courbes nobles et pures, contre mon cœur fébrile et subjugué. Ses sourires m’extasiaient, ses peines me terrassaient. De fils sensoriels invisibles, elle animait mon être émotionnel, tel un pantin, sans même le soupçonner. Moi, je me noyais dans la contemplation béate du flot de ses cheveux d’or, je reprenais un peu d’oxygène avant de parcourir attentivement les courbes merveilleuses de son visage d’ange, pour enfin me consumer passionnément au contact de ses yeux azurés. Alors, même sa respiration ruisselait de pépites incandescentes, flux laiteux d’une rivière nuageuses et chaude, bienveillante étreinte maternelle. Mais je ne pus jamais la tenir contre moi.

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Bientôt la fraîcheur de notre abri se fit incisive, et comme le fait aussi la peur, la peau de ses bras blancs et nus s’hérissa de cils blonds. Son attention devint nuageuse, sa voix s’obscurcit et ses lèvres tremblaient, d’une couleur morbide. En balbutiant quelques pas nous nous levâmes, pour éviter la pluie. En vain. Elle enflammait ses joues de teintes sanguines tandis que nous fuyions son jardin paradisiaque et son grand arbre, chassés par les lames d’eau qui scindaient l’air et cognaient la vitre, pareilles à de flamboyantes épées divines. Son cœur s’épancha jusqu’à l’épuisement.

Enfin un arc en ciel timide et hésitant s’étira par la fenêtre. La journée déclinait et lorsque le père d’Annabelle rentra, le crépuscule engloutit ses couleurs. Il faisait nuit. Je devais rentrer.

Il m’aperçut la biser. Je sursautais, avant de bafouiller quelque pas vers la sortie. Je le méprisais. Sa lippe pendait, dégoulinante et lubrique, comme celle qu’un publicitaire exhibe à la face de ses collègues, lorsqu’une idée nouvelle viens de gicler de son cerveau machiavélique. Il laissait glisser ses doigts épais et poilus le long du rebord du meuble de leur hall d’entrée, pour se donner une contenance sans doute. Je lui trouvais le blanc de l’œil grumeleux. Ses pupilles m’esquivaient ostensiblement et je ne me sentais pas plus considéré qu’une vulgaire mouche entrée ici par erreur, qui venait d’importuner sa fille et tentait désormais de quitter les lieux indemne. Après quelques secondes silencieuses, ponctuées par nos pas contre le carrelage, Annabelle me présenta. Son père me toisa alors, l’air de rien, vicieusement, comme il dénouait sa cravate de son cou veineux, gonflé par le labeur. Il ne m’adressa pas un mot et se contenta d’avertir sa fille avec solennité : « bien…Je crois que nous reparlerons de tout ça au dîner ». Sa voix veule palpait nerveusement les syllabes. Il malaxa ensuite, de ses mains, son visage terne et flétri par une grosse quarantaine d’année. Ses cheveux gras luisaient sous l’éclairage peu flatteur du lampadaire, et plusieurs tics de visages attestaient du stress quotidien qui le rongeait jour après jour. Ses ongles démesurément courts, ses dents jaunies par plusieurs cafés journaliers, et des poches poisseuses sous les yeux confirmaient avec une quasi certitude mon diagnostic : j’avais en face de moi un spécimen caractéristique de ce qu’on nomme vulgairement l’homme post-moderne. C’est l’être du capitalisme débridé et décérébré, de la fin de l’Histoire. L’Homme est né nu, enchaîné et bien voyant, et il se voit finir en costard cravate, à l’âge scientiste de la course pathologique à la croissance. Deux mille ans auparavant, la civilisation occidentale, s’émancipant des polythéismes de l’antiquité, condamnait la richesse, de la bouche de son brave rédempteur : « il sera plus facile pour un chameau de passer dans le chas d’une aiguille que pour un riche d’accéder au paradis ». Et ce messie partait, sur les routes poussiéreuses du Proche-Orient, errant comme un mendiant, propager ce message, l’échanger contre un bout de pain. Comment les choses ont-elles put tant s’inverser ? Aujourd’hui la richesse est le signe du soutient de la Providence. Seul les riches sont les élus, et les pauvres croupiront en enfer, portant leur lourde croix jusqu’aux pieds meurtris de l’Homme à la couronne d’épines, crucifié par ses fils, ceux-là même qui portent ses gourmettes et ses chaînes en or crucifères, comme le père d’Annabelle, ceux-là même qui brassent les coupures sur lesquelles ils écrivirent : « nous croyons en Dieu », légende accompagnant le portrait divin : le signe $ de dollars. Le père d’Annabelle déposait quelques coupures sur le meubles et y mesurait son importance. Puis il avala une poignée de médicaments contre ses diverses névroses, et déjà il tremblait moins. Tandis que je restais immobile, il ôta sa veste et découvrit une chemise blanche, souillée par la sueur au niveau des aisselles. Il la déboutonna juste assez pour afficher indécemment sa virilité par quelques poils obscènes qui en dépassaient.

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Je l’imaginais baiser sa femme comme on remplit sa feuille d’impôt, aussi expéditivement qu’on mise et remise en bourse, pour en jouir comme on apprend la hausse du CAC40. Mais je savais qu’il ne la baisais plus. Il aimait mieux la chair fraîche.

S’il râlait parfois, devant son poste de télévision lorsqu’on annonçait une hausse de l’immigration (commentée comme une hausse de chômage ou comme le médecin annonce une hausse de fièvre), il louait la mondialisation d’amener de jeunes prostituées de l’est dans nos quartiers, employées par la mafia, rendues dépendantes par leurs employeurs. Un jour il irait en Thaïlande se disait-il, c’est un beau pays m’ont dit mes collègues, le touriste est roi. Mais rien ne l’excitait autant que de passer ses doigts répugnants contre des peau pré-nubiles. En tout cas, il en gardait de bon souvenirs. Annabelle, nettement moins.

Sur le chemin du retour, mes pas s’enlisaient dans de bourbeux souvenirs. Ils se mélangeaient, se confondaient les uns les autres, jusqu’à rendre perceptible à ma mémoire cette étrange réminiscence, cet enfant seul, sur un banc d’un square. Un petit oiseau blanc qu’il venait de ramasser souffrait sur ses genoux. L’enfant auscultait la petite bête blessée au plumage immaculé, sans la moindre pudeur. Il caressait ses ailes tendrement et l’innocent volatile frémit. Il activa le mouvement. Bientôt il déshabilla la bête effarouchée de ses voiles célestes, jusqu’à mettre à jour le lieu de ses douleurs futures. Une plaie sèche fendait le corps frissonnant de l’oiseau pétrifié. L’enfant y appliqua le doigt. Il tâta cette chair que les souffrances avaient fatigué avant de couvrir l’endroit de sa salive. Son index passait, d’un geste répétitif et presque inhumain, de sa bouche baveuse à la fragilité du volatile apeuré, apeuré mais immobilisé. Le jeu l’amusa à tel point que ses ongles fouillaient maintenant le ventre de la créature captive, qui commençait à s’agiter dans la mesure de ses faibles forces. Sa petite tête immobilisée en arrière, son œil effrayé me fixait, orbite sale et vitreuse qui implorait grâce : son bourreau pénétrait finalement sa chair ouverte de son doigt baveux, allait et venait, fouillant méthodiquement l’intérieur de la victime, qui rendit un peu de sang. Cela ne le découragea nullement à poursuivre l’exploration et à goûter la sensation tactile de la moelleuse moiteur tiède des boyaux de l’oiseau mourant contre son doigt qui s’animait maintenant avec frénésie. Le regard de l’enfant témoignait de sa fascination morbide devant ce désir glauque qu’il assouvissait. Au bout de quelques instants, il extirpa son doigt de la plaie béante et l’admira. Ses deux premières phalanges étaient recouvertes d’un capuchon de sang un peu caillé. Il renifla d’abord son instrument de torture, avant de l’introduire dans sa propre bouche et d’évaluer le goût du sang d’un volatile. Visiblement un peu déçu, il le réintroduisit dans la plaie, pour en extraire le contenu. Sa victime tressaillit un instant avant qu’il ne sorte de son ventre quelques filaments écarlates et poisseux, et qu’il ne se mette à jouer avec ses boyaux. Il essuya enfin ses mains rougies sur son pantalon, laissa son jouet sur le banc, s’en désintéressa totalement et quitta les lieux en chantant une comptine enfantine, insouciant. Je regardais ce cadavre d’oiseau, perlé de sang. Une goutte glissa du banc jusqu’au sol. Je songeais que l’enfance est bien le temps merveilleux de l’innocence. Il se remit à pleuvoir.

Emilien et Lise, envieux, réclamèrent aussi d’être invités chez Annabelle. Elle sourit et promis. Quelques jours plus tard, son père s’absenta sous prétexte d’un voyage d’affaire, et sa mère rentrait tard. Nous fûmes donc invités à une soirée crêpe exceptionnelle. Chacun apporta son coup de main à la soirée : Annabelle confectionnait la pâte et maniait les poêles avec dextérité, Lise déchirait des lambeaux de crêpes qu’elle engloutissait discrètement, Emilien ouvrait les bouteilles de cidre, tandis que je supervisait la bonne coordination de l’ensemble, fier de la petite équipe que nous formions. Après le repas, l’ambiance retomba un peu, mes

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yeux se noyaient en surfant sur les courbes alcoolisées et hésitantes des visages de Lise et d’Annabelle.

La première remarqua finalement une photo insolite dans un coin de la cuisine, dans un cadre très classe, la photo d’un chat qui l’amusait. Elle lui trouvait « trop une vieille tête » et bientôt, chacun à notre tour, nous assenâmes une méchanceté sur l’apparence ridicule de cet animal qui posait fièrement, comme un roi de France. C’était le chat de la maison, attifé d’un nom ridicule d’un ministre de droite. Je demandais des explications et j’en obtenais : son père votait de ce côté-ci, et il aimait tant son matou que celui-ci portait un nom de noble, celui de l’homme politique en vue de l’époque (depuis tombé dans les bas fond de la corruption, mais qui tente son come-back, pariant, à raison, sur la stupidité de l’électorat). Nous n’avions rien de mieux à faire que de rendre visite à cette bestiole anoblie d’un nom humain, qui, à notre arrivée, déféquait gracieusement, conformément à son rang, dans la litière. La fille du maître de maison l’appela pour nous le présenter plus personnellement, mais le pacha crotteux n’obéissait qu’à la voix de son maître, aussi il traversa la pièce en de rapides foulées, l’air snob et hautain, nous montrant orgueilleusement son derrière crasseux. Son attitude nous agaça rapidement. Et tandis que mes camarades cherchaient une idée de représailles, je songeais que même l’émasculation ne tempérait la vanité de ces bestioles, et que le vétérinaire n’aurait pas du oublier de la pratiquer aussi sur le propriétaire de la boule de poil puante au nom aristocratique, qui nous miaulait après avec mépris. Lise et Emilien tentèrent de le poursuivre et de l’attraper, mais son altesse boudait. Il trônait désormais au sommet d’une petite étagère, tel un lâche. Alors Emilien aperçu le jeu de fléchettes, posé pas très loin. Il demanda s’il pouvait à Annabelle, elle ne lui aurait rien refusé, parmi les vapeurs de l’alcool, et en quelques pas hasardeux elle arma son preux chevalier. « On va voir comme il réagit » déclara-t-il, et sans le moindre ultimatum, il tira sur la bête aristocratique. La flèche siffla un bref instant dans l’air avant que sa pointe métallique ne s’encastre bruyamment dans le mur, assez au dessus de sa cible. Celle-ci compris le danger et décampa, fulminante de peur. Lise voulait essayer : « Celui qui l’atteint se fait payer l’apéro par les autres ! » cria-t-elle, avant de viser la bête couronnée à son tour : mais la lame n’effleura pas même son cou, et percuta le mur sans s’y planter. Puis ce fut à Annabelle et à sa fléchette, qui effleurèrent la queue de l’animal, d’un souffle sec, crispé et tendu. « A moi maintenant ! » Et je hurlais le prénom de son père, précédé d’un « prend ça » qui fit rire tout le monde. La bête courait, crachait, enfermée dans cette petite pièce bien pauvre en cachettes. Les scènes qui suivirent restent brouillées à ma mémoire, de vapeurs troubles et alcoolisées. Je criais beaucoup, je me voyais poursuivre la boule de poil furieuse, nous n’attendions plus nos tours, et bientôt notre bouc émissaire du soir agonisait, étendu sur le parquet, se vidant de son sang, criblé de fléchettes d’un jeu qui traînait innocemment dans la pièce quelques minutes auparavant. Nous avions castré son père, sa chose se morfondait péniblement dans sa propre hémoglobine, j’étais fier, mais je gardais tout ça pour moi. Et eux, pour quelles raisons célébraient-ils ce sacrifice, en offrant quelques gouttes de vodka à la bête mourante ? La chaleur et l’ivresse m’assirent au sol, puis m’y étendirent, et j’aurais cuvé toute la nuit si mes compagnons ne m’avaient pas secoué : la mère d’Annabelle allait rentrer d’ici une heure. Il fallait tout ranger. Et vite.

L’odeur des crêpes dans la cuisine dérangerait moins la propriétaire des lieux que celle du sang de l’animal mort à l’étage. Nous retirâmes les fléchettes du cadavre attiédi pour les nettoyer. Et dans un sac poubelle, il restait à faire glisser la boule poil, au pelage luisant et poisseux, parcourut de nervures sanguinolentes. Nous amenâmes finalement, sans bruit pour ne pas éveiller l’attention du voisinage, le mort dans sa bière en forme de sac poubelle, jusqu’à sa dernière demeure avant crémation : un fossé de cailloux et d’autres gravats, un peu plus loin. Chacun interpréta un petit bout de son oraison funèbre. Emilien s’en amusa, Lise

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sur-joua le chagrin volontairement, Annabelle resta trop sobre, tandis que je me trouvais juste et sincère, vrai dans l’émotion. « Prêt pour enterrer quelqu’un » affirmèrent-ils, amusés. Je tenais à ce que ce soit Annabelle qui laisse tomber l’allumette sur le sac arrosé de vodka. Bizarrement Emilien aussi.

Les longs doigts blancs et fins de notre camarade aux yeux de biche se saisirent du brin de bois. Le vent se prenait dans la mince flamme et éclairait nos visages défaits à tour de rôle, projetant sur nos faces les ombres cauchemardesques de nos vies décimées par la mort. Pulsions, obsessions fébriles, angoisses qui souillent nos chairs et nos pensées. Et sans fin je nous vois perpétrer les souffrances que nous avons subies et peindre de teintes morbides la vie des autres, comme ils couvrirent la notre de leurs noirceurs pathologiques. Cette nuit là était de celles dont l’épaisseur brumeuse résulte de l’addition des exhalaisons noires et lacustres de nos hantises, lorsque l’épouvante froide flotte et se niche dans nos cou, celle-là même que nous expirions en nuages de vapeur d’eau, qui tressaillaient, obsédants, à la lueur de la flamme macabre.

Maintenant l’odeur fauve empestait l’air de la purulence de la charogne féline. Cette puanteur annonça l’arrivée de sa mère et notre départ précipité. Ces exhalaisons d’un corps brûlé semblable au leur n’empêchèrent nullement les chats du quartier de pulluler, et nous pouvions saisir, par intermittence, ces cris qu’on prend parfois pour des lamentations de jeunes enfants, les pleurs de ces chattes violées.

Les jours qui suivirent, Annabelle manifesta le besoin d’être seule. Sa mère s’étonnant de l’absence du chat adoré de son mari, elle lui expliqua qu’elle l’avait entendu sortir, et en effet, ses parents trouvèrent dans un trou à quelques mètres de là, des os calcinés qui pouvaient avoir été ceux d’un chat. Son père frôla l’infarctus, sa femme dû appeler les urgences, terrifiée par ses gestes ulcérés et muet, et sa face blafarde. Leur fille raconta que ce soir là, elle avait cru entendre le voisin rôder, et son père se rappela bien qu’en effet, il n’aimait pas trop son chat, cet abruti de voisin. Quelques jours plus tard, le chien de ce dernier fut retrouvé mort, mystérieusement empoisonné. Le coupable ne fut jamais démasqué. Nous aurions pu le dénoncer à la police si nous ne nous étions pas promis d’éviter les flics en toute circonstance, et si nous n’avions pas craint que les évènements ne retombent sur la malheureuse Annabelle en définitive, d’autant qu’avec son aide, son père aurait fini en taule. Elle, je crois qu’elle culpabilisait. Ce sentiment, comme une faiblesse, une faille psychologique creusée par une éducation néfaste, culpabilisante, judéo-chrétienne, l’empêchait de mener à bien une vengeance juste sans en souffrir presque aussi violemment que sa victime, dans l’après-coup. Elle avait seulement appris l’obéissance, et à supporter les monstruosités, à baisser la tête, à encaisser, et à laisser macérer en elle, comme un poison, la nocivité de ses fardeaux. Toute rébellion amenait avec elle les affres de la culpabilité. Elle encaissait ce qu’elle considérait comme ses fautes aussi servilement que mon masochisme me faisait ramper au sol en public pour ramasser la poussière sans m’insurger. Son mutisme me rapprochait d’elle, nous partagions un peu les mêmes souffrances et il me semblait qu’elle pouvait me comprendre mieux que personne. Mais nos peines nous séparaient. Les points communs assemblent les gens, sauf si c’est l’incommunicabilité. Dans ce cas, la solitude et ses douleurs sont irrémédiables.

Lise faisait attention à mes défaillances de moral, elle déploya une bonne partie de son talent à l’époque pour me divertir. Elle s’intéressait aux faits divers des journaux depuis que la mort d’un chat par carbonisation et d’un chien par empoisonnement donnèrent une réalité tangible pour nous à cette rubrique incongrue. Elle ne me la lisait pas, cela ne risquait pas de

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m’amuser beaucoup, mais elle les déformait à sa sauce et en inventait. De là, elle extrapolait des petites histoires qui se pliaient à mon goût. Je lui demandais de les introduire par la formule magique du conte « il était une fois » et elle s’y formalisait d’un sourire lumineux. « Il était une fois un garçon qui aimait très tendrement une femme. Mais elle, elle ne l’aimait pas. Mais bon, elle l’invitait chez elle, parce qu’elle était cool. Elle lui dit : ce soir je t’invite à manger des crêpes ! Sonne à 20h, je reconnaîtrais que c’est toi et je t’ouvrirais. Le garçon avait hyper hâte, alors une fois trop bien sapé, en chemisette et tout, il est parti, en plus il aimait bien arriver en avance. Résultat, il était devant sa porte vachement trop tôt. Et il n’osait pas ouvrir, de peur de déranger celle qu’il aimait. Alors il est resté dehors, et le froid passait sous ses vêtements et il frissonnait. Lorsque la fille de son cœur lui a ouvert, elle a rit qu’il était dehors, il lui a dit pourtant qu’il voulait pas la déranger et elle a cru qu’il se moquait alors elle l’a charrié. Lorsqu’ils se sont quittés, il était trop triste et s’est allongé sur son paillasson, en espérant qu’elle le retrouve mort de froid le lendemain en sortant de chez elle acheter son pain et qu’elle comprenne à quel point il l’aimait. » Et il l’a fait ? Demandais-je ? « T’es fou ! » Eclata-t-elle. « Au bout d’une heure il avait tellement froid qu’il est rentré chez lui en quatrième vitesse ! » Je riais à mon tour. Nous en conclûmes joyeusement que l’amour ne résiste pas aux frimas de nos contrées tempérées. D’autres fois nous tentions d’interpréter un comportement irrationnel par une cause qui l’explique. Par exemple, un type s’était immolé chez lui. Nous supputions qu’il se prenait pour un phénix. Que la fille qu’il aimait en vain lui promettait un baiser s’il lui prouvait qu’il en était réellement un, certaine qu’elle ne s’engageait pas beaucoup. Mais son prétendant échangea la vie contre un baiser posthume de sa bien-aimée. « Elle devait avoir des cendres plein la bouche » ricana Lise, et nous dûmes étouffer nos éclats de rire. Enfin elle ajoutait : « Tu as entendu parler de la manif de l’autre jour ? Oh, c’était trois fois rien, des gens qui manifestaient contre l’effet de gravité, c’est vrai, c’est pas cool de pas pouvoir planer comme on veut! » Et qu’à fait l’Etat ? Demandais-je, interloqué. « Ils ont promis qu’ils allaient s’en occuper, ce qui a rassuré les manifestants, qui sont rentrés chez eux ». « Bien joué », soufflais-je en réponse au sourire grandiose de ma blagueuse préférée.

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CHAPITRE 5

Pendant ce temps, Clérine restait sérieuse. Je la regardais encore, mordiller son bic ou rêvasser. J’éprouvais à distance la douceur de son écharpe rose, et j’imaginais respirer cette matière cotonneuse, embaumée de son délicieux parfum féminin, comme une peau, comme le prolongement de la sienne, comme une partie d’elle-même. Clérine devenait tout ce qu’elle touchait. Jusqu’à son bic et son embout mordillé de son haleine caféinée de fumeuse, tout acquérait à son contact des propriétés supérieures, prenait du relief, devenait sujets d’adoration, objets de culte. Posséder un bic écrasé sous ses dents, c’était détenir une partie de son monde, un grain de son être, une poussière de sa splendeur surnaturelle et quasi divine. Parfois ses petits doigts gracieux scindaient les flots de ses longs cheveux nocturnes. Elle les réunissait derrière sa tête et soulevait cette onde brune qui, comme lorsque l’océan se retire, découvrait une nuque élégante aux courbes fragiles, couleur coquillage, dont la fraîcheur majestueuse semblait n’attendre que la timide moiteur d’une bouche pour frissonner. Ses doigts s’activaient ensuite avec tant d’agilité pour réunir ses mèches éparses, plongeant à contre courant pour regagner la surface victorieusement, qu’en les séparant du reste de son corps, je visualisais ses mains telles deux créatures fantastiques, bienveillantes araignées roses à cinq pattes, au service de leur maîtresse toute puissante. L’une s’empara d’une pince et par ce travail d’équipe, les deux créatures mythologiques venaient d’attacher, sur son ordre muet, ses longs cheveux. Mon attention se perdait alors dans le dédale du dessin labyrinthique de ses oreilles timides. Elles ne m’apparaissaient à découvert que lorsque les cascades capillaires de Clérine se retiraient, liées à une pince, derrière sa tête. Je ressentais alors ce qu’éprouve le héros d’un roman d’aventures, lorsque déboussolé, poursuivit par le mal, il se retrouve acculé, et que les nappes d’eaux bouillonnantes d’une cascade lui laissent soudain un passage derrière elles. Le héros se glisse alors à travers ces trombes diluviennes, à la faveur de la clémence divine, et devant lui, la trace fossilisée d’un coquillage resplendit. Son tracé, la pureté de ses courbes semblent être la solution d’une énigme, révéler un secret. Ses rainures précisément ciselées, sa texture expressive, chaude et caressante en fait un chef d’œuvre, l’expression du beau, l’expression de Dieu. Mais son sens reste obscur. Je suis ses lignes des yeux, j’escalade le lobe avant d’attaquer la descente de l’autre côté, je me perd dans les plus subtiles sinuosités de son oreille, sans en trouver la solution. Le mystère reste entier, quand bien même j’entreprend le périple en tout sens et à de multiples reprises. Il me semble alors que la solution est ailleurs. Qu’il me faudrait effectuer le voyage avec ma bouche, ou lire dans son regard, entendre le son de sa voix pour glaner quelques indices, ou même une clé de lecture.

Lueurs inaccessibles, signification à jamais perdue. Nous serions pour toujours des étrangers. Elle possédait une partie de moi qu’elle ne me rendrait pas. Je mourrais encore un peu plus lorsque le bouche à oreille m’appris qu’elle aimait mieux m’éviter. Son cœur ne battait pas pour moi, je lui faisais horreur. Son palpitant s’enflammait pour un autre appris-je alors. Un dénommé…Sébastien.

Je ne savais que trop bien ce que ce triste individu qui m’avait fait mordre la poussière à sa place avait de plus que moi : il était quelqu’un, lui.

Sûr de lui, on lisait sur sa physionomie la confiance que d’autres lui accordaient. On l’aimait, pour qu’il soit si fier, et juste en montrant inconsciemment qu’il était apprécié, par sa démarche sûre, on pouvait le désirer, certain qu’il valait l’amour qu’on mettait en lui, certain qu’il nous le rendrait, comme il le rendait à ses nombreux amis qui lui donnaient confiance,

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grâce auxquels son assurance s’étalait nonchalamment aux yeux de tous et toutes. Aux yeux de Clérine. A côté, je représentais la maladie. Je marchais toujours gauchement, voûté comme un esclave qui supporte le poids de ses tares sur ses épaules. Je bégayais plus que je ne m’exprimais, et mes regards fuyaient obstinément ceux de mes camarades. J’avais peur, tout le temps, assailli de pensées morbides. Mes joues creusées, mes cernes et ma peau couverte de tâches irrégulières laissaient croire que je sortais d’une étrange maladie, qu’un virus souillait mon sang, que des microbes rongeaient mon âme amorphe. Jamais guéri, je peinais à respirer correctement chaque jour. Cette infection terrible, cette bactérie que je traînais en moi en permanence, c’était moi-même. La maladie s’incarnait en moi au point que nous nous confondions en une entité absurde, l’affirmation et sa négation, le soleil et son éclipse, le mouvement par delà la mort. Mes actes ressemblaient au crachat d’un serpent déjà mort, lorsqu’on déclenche une réaction de son système nerveux en s’approchant trop de sa dépouille, infâme animal trépassé mais pas encore totalement hors d’état de nuire. Son poison depuis mes paupières farouches vociférait, sifflant de froides farandoles funèbres, s’immisçant, malsain, sous ces silences ou ces questions que sous mes cils, deux pupilles sombres rendaient à qui se hasardait à m’apercevoir. Ce état me vieillissait, et le miroir me montrait mes petites ridules. Je ne reconnaissais plus ma peau. Tâchée et puante, j’espérais muer à mon tour, et parvenir à reconnaître quelqu’un dans ma glace. Mais rien ne m’apparaissait d’autre qu’un cadavre pas encore mûr, qu’un cadavre imparfait. Que pouvais-je inspirer d’autre que du dégoût ou bien de la pitié ? Clérine ne se trompait pas en me préférant Sébastien : elle optait pour l’individu sain, parfaitement équilibré, par qui passait l’avenir de l’homme, quand mon existence trahissais son déclin, sa chute prochaine, sa déchéance, sa damnation. Je ne pouvais lui en vouloir d’avoir fait le bon choix. Je les haïssais tout les deux néanmoins. Rien d’autre ne pouvait m’apaiser que d’imaginer faire gicler leur sang et bientôt la vision des plus barbares scènes de sauvagerie apaisa les effroyables pulsions qui déchaînaient mon cœur.

Ils ne laissaient rien paraître de leur idylle en s’ignorant mutuellement. Comment leur histoire était-elle née ? Je l’imaginais, lui tenant la main brillamment et exceller dans l’art qui consistait à la faire rire. Je visualisais la scène, les sourires qu’elle lui offrait en échange de sa discussion passionnante. De nous deux, lui seul pouvait la rendre heureuse. Je ne pouvais déplorer aucune injustice.

Emilien connaissait un peu Sébastien. Il le fréquentait occasionnellement avant de faire notre connaissance au cours de l’an dernier, et il discutait encore un peu avec lui à l’occasion. Il me confirma la véracité des insistantes rumeurs qui galopaient en classe, discrètes comme la course d’un cheval entre les rangées de tables. Sébastien se vantait. Attitude primitive qui témoignait admirablement bien du stade de l’évolution humaine qu’il avait péniblement atteint. Il trouvait quelque gloire à étaler sa conquête, sa possession, comme on exhibe ses trophées sportifs, comme on montre ses muscles, comme, quelques années auparavant, il devait se flatter d’être celui qui pissait le plus loin. Nous étions censé y voir là le symbole de sa réussite. Comme si ce terme s’incarnait bêtement en une réalité matérielle, en une preuve. Ainsi il s’estimait supérieur. Il m’était inférieur. Il ne savait pas encore que son besoin de se sentir supérieur résultait de son sentiment d’infériorité. Son arrogance illustrait la relativité de son bonheur. Je ne crois pas que quelqu’un d’heureux se soucie d’étaler sa supériorité. Il n’est plus dans la lutte pour le prestige. Le bien-être l’élève au dessus de ces considérations puériles. Il se contente d’en jouir sereinement. Sébastien expérimentait à son insu des plaisirs de vaniteux. Il oubliait que la joie n’est que cet instant d’insouciance et d’oubli qui nous sépare de la souffrance, seule vraie réalité de l’existence, lorsque nous redevenons lucide et conscient de nous-même. Cette quête de l’état de bonheur, le voilà ce

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mensonge odieux et collectif d’une société dépravée, survivance inconsciemment enfouie par chacun de l’attente messianique en un paradis eschatologique, l’état de bonheur, cette illusion divinisée par nos âmes perverties, un énième dernier repaire de Dieu, que nous avons décidément bien de la peine à enterrer. Bref.

Sébastien se vanta si fort qu’arriva à mes oreilles la date, le lieu et l’heure à laquelle il comptait parvenir à ses fins. Aussi indécemment que possible, il se racontait déjà souillant de son sperme ma belle déesse déchue, profanant son sanctuaire à coup de bêche, couvrant de sueur et de bave mon idole, saccageant le chef d’œuvre de mon existence, prostituant mon paradis. Il la croyait vierge et s’en réjouissait, Christophe Colomb d’une nouvelle Amérique, « a land flowing with milk and honey » comme on dit, enculée de terre promise oui ! Je n’aurais pas souffert davantage devant la crucifixion d’un innocent que j’aimais que je morflais à l’imaginer violer ma sainte. Je me voulais pirate et plastiquer ses caravelles, vendeur d’armes et équiper les indiens de Kalachnikovs, savant et ravager les conquistadors d’un virus bactériologique qui n’agirait que sur eux. En contemplant la belle lame effilée de la hache de guerre déterrée pour l’occasion, je cherchait le moyen d’éviter un génocide, après m’être de facto octroyé le droit d’ingérence, au nom de la lutte pour ma survie, et pour celle de mes valeurs.

Résolu à agir, j’organisais un colloque éclair avec mes camarades. Emilien me donna l’idée Providentielle lorsqu’il m’appris qu’il connaissait la maison de Sébastien, pour y être déjà allé. Annabelle demanda, anxieuse, si on devrais encore démolir une voiture. Lise s’enthousiasma des connaissances incroyables d’ Emilien, incalable sur la géographie de notre chère petite ville.

Nous arrivâmes donc tout les quatre, une petit demi-heure avant l’heure de son rendez-vous avec Clérine, et je sonnais. Sébastien devait être fier à s’imaginer qu’il plaisait tellement à Clérine qu’elle arrivait une demi-heure en avance (trop impatiente pour attendre plus longtemps) elle qui se pointait toujours à la dernière minute en cours. Il m’ouvrit et son visage radieux s’obscurcit soudain. Il venait (à en juger l’odeur) de sortir d’un flacon de parfum, ayant juste eut le temps de se fringuer jeune, mais classe. Emilien me passa devant, conformément à la tactique que nous avions minutieusement élaboré au préalable, et expliqua naturellement (il s’en sortait moyennement) ou presque que nous passions tranquillement devant chez lui, flânant paisiblement entre amis au beau milieu du plus ennuyeux des quartiers, lorsque, oh, soudain nous avions aperçu son habitation, et, oh, nous aurions bien discuté un peu et pris un rafraîchissement. Sébastien, vraisemblablement n’était pas dupe, sa crédulité avait des bornes. Il attendait « du monde » et ceci « d’une minute à l’autre », ce pourquoi nous ne pouvions entrer, lui même devant encore se préparer. Annabelle le flatta comme il faut, « impeccable comme ça » le décrit-elle, comment espérait-il donc améliorer encore son allure ? Emilien rajouta qu’on ne serait pas long, je m’empêchais de sourire jusqu’aux oreilles et Lise peaufinait notre argumentaire de ses regards doux, timides et capricieux, qui valent bien un argument massue. L’imprudent céda, dans l’espoir que nous partions plus vite. Je jubilais intérieurement, considérant son incroyable naïveté et l’erreur qu’il venait de commettre.

Sébastien nous servit un verre avant de repartir dans sa cuisine, chercher des glaçons. Lise s’empressa de laisser Annabelle dissoudre la solution, subtilisée sur l’étagère à pharmacie de sa mère, dans le verre de Sébastien. Ca marchait mal. Le liquide s’agglomérait un peu en tâche d’huile à la surface. Celui que nous comptions plonger dans un sommeil imperturbable s’assis. Annabelle proposa qu’on trinque, nous bûmes tous mais Sébastien posa

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le verre sans y toucher. Et l’heure passait. Quelques secondes après, il porta le verre à ses lèvres dans le plus profond des silences. Il s’en étonna et ria. Puis reposa son verre, sans l’avoir entamé. Finalement ses yeux fixèrent la surface huileuse de ce qu’il comptait ingurgiter. « C’est space ça » s’extasia-t-il. Et il nous montra son verre. Annabelle devint étonnement rouge et Lise avalait sa salive avec peine. Le stratagème venait d’échouer. Il ne boirait pas. Nous devrions bientôt partir. Il pourrait passer la soirée avec Clérine. Je me mis à le haïr. Je ne voulais plus reculer. Je me sentais près, au moment de partir, à me ruer sur lui, à le plaquer au sol, à le balafrer à coups de couteau. Clérine l’aimerait-elle toujours, le visage couvert de cicatrices ? Sa concurrence serait moins déloyale si je l’amochais. Jouerait-il encore le caïd, la face tuméfiée ? Je m’imaginais déjà la meilleure façon de réparer l’injustice qu’avait commise la nature en nous dotant lui et moi de pouvoirs de séduction si différent, lorsqu’il pris son verre pour le vider dans l’évier. A ma grande surprise, il le porta à ses lèvres. Il le bu. « Ca reste de l’alcool, faut pas gâcher » lança-t-il et il dû être très étonné de nous entendre rire de si bon cœur à sa réflexion des plus convenues. Nous n’attendîmes pas longtemps avant qu’il ne se plaigne d’un coup de fatigue et qu’il ne s’affale sur le canapé. Nous n’avions plus qu’à foutre sa soirée en l’air.

Clérine allait arriver. Tandis que les filles papotaient au rez-de-chaussée en attendant la suite, nous visitâmes avec Emilien l’habitation de Sébastien. Je vidais son aspirateur et j’en répandis le contenu au premier étage. C’était la fête de la poussière ! Dans sa chambre, je fouillais ses tiroirs. Entre divers magazines qui plurent beaucoup à Emilien, je trouvais un petit carnet : son journal intime. L’aubaine ! Des tas de pages inintéressantes parmi lesquelles traînaient un paragraphe à propos de l’hypocrisie d’une de ses amitiés, un autre à propos d’une fille, et puis un à propos de Clérine. Rapidement je trouvais de quoi le faire chanter. Il n’était pas célibataire, Clérine ne ressemblait qu’à un pari avec un de ses potes. Il se félicitait d’être à deux doigts de l’emporter, d’être capable de « troncher » si facilement même une fille distante et froide. Je pouvais, si ce cahier circulait dans la classe, définitivement ruiner sa réputation. Je le conservais donc précieusement, à tout hasard. Je descendis lorsque Clérine sonna. Nous nous cachâmes et nous fîmes silence, laissant Annabelle, seule, ouvrir. La voix de Clérine la salua poliment, et demanda Sébastien. Annabelle, qui s’était légèrement dévêtue pour faire croire qu’elle venait de se fringuer en hâte répondis que c’était impossible : il était sous la douche. D’après elle, Clérine devint très pâle, et d’une voix blanche et éteinte, fit glisser un « connard » de ses lèvres, lorsqu’elle compris qu’il venait, à l’heure de leur rendez-vous, de finir de se taper une autre « meuf ». Annabelle m’expliqua que ses yeux s’embuèrent et que, manifestement bouleversée, elle articula quelques phonèmes inaudibles avant de tourner les talons.

Mon cœur se serrait à l’imaginer si triste. Je ne saurais jamais la rendre heureuse et de surcroît je la faisais souffrir. Je pris conscience alors de sa sensibilité, de la vulnérabilité de cet être innocent, blessé par ma faute. Lorsqu’elle m’apparaissait la nuit, elle pleurait. Je ne pouvais pas embrasser son visage inconsolable. Je pensais à sa peine, j’imaginais son minois meurtris sans cesse. Finalement, l’idée que mon plan avait empêché une souffrance encore plus grande de l’atteindre (s’il l’avait plaqué au petit matin). Mais peut-être aussi ce seraient-ils aimés, de fil en aiguille ? Et si Clérine l’aimait, sûrement jugeait-elle mieux que personne ce qui pouvait la rendre heureuse. Mes souvenirs m’aveuglaient-ils ? Venais-je de me venger d’un type qui aurait su féconder la figure de ma petite fée, des formes de la félicité ? Mais je rouvrais son journal. Pourquoi avait-je des remords ? Il la méprisait, pour oser s’amuser d’elle ! Mes remords d’avoir brisé cette histoire naissante se changèrent en regret de ne pas l’avoir tué. Je me suggestionnais pour parvenir à assumer.

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Je préférais dorénavant éviter Sébastien tant que possible. J’imagine qu’il se sentait ridicule, piégé, et que son orgueil incontrôlable et blessé aspirait à la vengeance, susceptible de se cabrer à ma seule vue. Je ne me trompais pas. Il parvint à patienter jusqu’à la fin des cours puis il me traîna, tétanisé par la peur, et me coinça contre un mur dans les toilettes. Plaqué contre un tuyau de canalisation, sa main encerclait mon cou et ses regards rageur me transperçaient. Je ne bougeais pas. Ces souvenirs sont si flou que je me demande encore s’il m’a réellement craché dessus à ce moment et pourquoi sinon le mot de « crachat » flotte sur cet événement. D’abord il m’insulta, les yeux injectés de rage. Un peu calmé, il voulait des explications, des excuses, et ma soumission. Il savait que je tenais à Clérine commença-t-il. Il ne pouvait rien savoir. Il n’y avait rien à savoir. Clérine m’apparaissait comme une personne insignifiante. Je niais. Je me foutais de sa gueule, je me foutais de sa gueule, je me foutais de sa gueule répéta-t-il. Je ne niais pas. Je restais coi. J’attendais que cet instant pénible passe. Je contemplais le blanc de son œil (le blanc de son œil est l’image la plus nette qu’il me reste de ce moment) et je ne l’écoutais pas. Sa bouche se serra et, imitant grossièrement un geste anal, expulsa un peu d’humidité sur mon visage. Non. Maintenant je me rappelle. Ses lèvres constipées tentèrent de m’arroser sans y parvenir. Mes yeux clignèrent de peur. Je les rouvrais dans la seconde. Une fine diarrhée lubrifiait son orifice buccal. Il la ravala et ma peur s’estompa un peu. Il ne me cracherait pas dessus. Après une pause, il me menaça de nouveau. Je n’avais pas intérêt à divulguer le moindre élément de son journal intime. Sinon il me buterais, sinon il me buterais, oui oui, j’entendais, pas si fort, pas si fort. Il relâcha la pression de sa main autour de mon cou. Il était tout rouge à présent. Mes paupières se crispaient lorsqu’il criait, comme pour me protéger de lui, et rentrer en moi-même. Il n’eut que le temps de reprendre son souffle et deux profs firent irruption dans les toilettes, alertés par les propos pétaradants de mon agresseur. Ils nous séparèrent, Sébastien essaya de se débattre, sans succès. Ils trouvèrent un couteau sur lui. Peut-être que j’avais eu chaud.

Cet incident impressionna beaucoup mon petit auditoire, mes trois complices, excepté Emilien qui jouait le blasé, fierté oblige. A mon tour je prenais du galon : Annabelle me considérait comme un rescapé et les yeux de Lise semblaient subjugués par le courage qu’elle m’imaginait. Je me sentais un peu moins faible grâce à elles, alors que rien n’avais changé. L’histoire passa devant le conseil de discipline et Sébastien fut renvoyé de l’établissement. Des rumeurs prétendirent qu’il fondit en larmes. Je tentais de les occulter mais elles rallumèrent mon remord. Je les trouvais crédibles. Les super-héros n’existent pas. Même le comportement de la pire des brutes peut n’être que sa réponse à une blessure, blessure qui atteste de sa vulnérabilité, de sa sensibilité. Il cache ses sentiments aussi rageusement que son orgueil le fait ployer sous son poids. La peau de l’âme des durs n’est parfois qu’une addition de cicatrices. Elle semble épaisse or elle fut percée de toute part, et ce sont les coups et les douleurs qui la forgèrent. La fierté n’est souvent qu’une bulle prétentieuse qui éclate si généreusement en larmes qu’elle se prétendait supérieure, toute puissante, invincible. Sébastien m’apparaissait comme un type comme les autres. Je ne le plaignais plus que de supporter les fardeaux de sa condition d’être humain.

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CHAPITRE 6

Trop occupé par Sébastien et Clérine, je ne voyais pas Lise, dont la mine s’obscurcissait pourtant significativement. Nous nous étions égaré à discuter de tout et rien et le soleil déclinait avec notre inventivité. Toujours le silence reprenait le dessus, maître de nos actes volatiles, de nos paroles évanescentes. Nous étudiions en français, un livre qui traitait du rapport à la mère. Nous nous trouvâmes à parler de la sienne. Imprégnée, par la révolution baba-cool, de la plus grande des permissivités, elle avait raté l’éducation de sa fille unique. Celle-ci s’en sortait bien d’ailleurs. Son désœuvrement ne s’alliait pas à une stupidité commune à la majeure partie de notre génération vendue. Mais sa vie lui échappait. Ce n’était pas un cadre extérieur qui lui manquait, ni une autorité quelconque, c’était cette force intérieure qui émancipe prématurément un individu, qui se démarque de ses contemporains pour vivre sa vie, et non une vie trop commune, d’abrutissement général, par la télévision, la drogue, et n’importe quel autre succédané de bonheur, plaisirs qu’on paie de sa propre personnalité. Education ratée, parce qu’au lieu d’entamer sur sa propre personne de profondes réflexions, au lieu de fomenter sa révolte intérieure et de cracher sur son funeste mode d’existence, elle se laissait porter, au gré des situations. Il lui manquait la force, de se chercher, de se trouver, se contentant de donner à sa vie le sens le plus vulgaire qui soit : la recherche du bonheur. Cette quête se muait rapidement en une recherche du plaisir (qu’on considérait comme l’ingrédient du bonheur, état d’être imaginaire et idéal qu’on poursuit sa vie durant sans pouvoir davantage le palper qu’une idée, qu’un mirage). Cette recherche du plaisir expliquait la décadence de ma génération. Ce qui comptait, c’était « kiffer » et tout les week-ends, nous « kiffions », à vomir partout, à cracher du sang à force de fumer, en attendant le bonheur. Mais, fugitif, il s’envolait sitôt la nuit écoulée. Le bonheur, c’était ne plus sentir son corps, comater dans un canapé, les paupières qui se ferment et s’ouvrent frénétiquement, et tout oublier. Mode d’existence zombique, triste idéal de vie de mes contemporains, qui atteignaient l’extase à se nier eux-même. Etre ou ne pas être. Ils préféraient tous la seconde solution : simple, efficace, facile. Et si tout le monde « kiffait »ainsi, n’était-ce pas parce qu’il n’y avait que ça à faire ? Vivre mort et mourir jeune ?

Elle ne s’en doutait pas mais je souffrais de sa mort. Les autres pouvaient bien crever, mais pourquoi elle ? Sous son immaturité, et, toujours vivace, remuait sa vie, sa personnalité. elle percevait le monde avec une plus grande acuité que d’autres et cette acuité s’enrichissait des couleurs de son âme, comme le flux blanc d’un rayon de soleil se teinte d’une multitude de couleur au travers d’un vitrail, et projette de magnifiques dessins à l’intérieur de l’édifice catholique. Quelque chose déjà, avait commencé en elle ce travail d’individuation, qu’elle se refusait inconsciemment à poursuivre. Elle était pourtant consciente que l’imagination famélique des gens de notre classe n’était en rien comparable à la sienne. Elle percevait qu’elle cherchait autre chose dans cette vie de turpitudes, parmi ces êtres qui dérivaient, à l’abandon, qui laissaient flotter leurs corps, en attendant de s’échouer et de respirer une dernière fois. Cet autre chose qu’elle percevait sans poursuivre, ce n’était pas le bonheur anesthésique des drogues de nos soirées, mais elle-même. Il se trouve qu’abandonner l’illusion du bonheur pour se tourner vers soi, en quête d’un amour de soi, d’une éthique personnelle, ressemblait à un changement périlleux. La route du sens de l’existence est aussi celle des tortures, quand celle de la mort est douce comme l’oubli. Je la voyais décliner, j’en était malade.

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Elle, sa mère la minait. Celle-ci se faisait belle à nouveau, et séduisante, s’absentait désormais très souvent : elle refaisait sa vie. Lise, derrière l’apparente nonchalance qu’elle manifestait en public, le vivait assez mal. Sa mère trahissait l’union qu’elle avait conservé jusque là avec son ancien mari en l’aimant. Le couple idéal parental, que même la mort ne peut détruire, c’est de refaire sa vie qui l’esquinte, et Lise l’expérimentait. Elle savait pourtant comme il est dur d’aimer toute sa vie fidèlement la même personne, mais ce n’était pas une raison ! Sa mère pouvait bien prendre sur elle ! L’amour qu’elle mettait en eux n’était-il pas plus fort que tout ? Qui pouvais vaincre cet idéal ? Disparaissait alors un modèle pour Lise, même inavoué, même si ses parents et leur amour était resté quelque chose de dérisoire. Dérisoire de la même façon qu’un homme en bonne santé ne s’en soucie pas, jusqu’à une détérioration et qu’alors, par ses souffrances, il réalise l’importance de son corps et de son bon fonctionnement. Lise voulait qu’on agisse. Je lui fis part de ma perplexité. J’en avais marre des conneries, et peut-être que les derniers incidents m’avaient fait changer. Ou bien percevais-je seulement maintenant la résultante des multiples évènements vécu jusqu’alors. Néanmoins pour soulager Lise, nous imaginions le moyen de la dissuader de fréquenter d’autres hommes. Et si nous récupérions l’imagerie du mariage et du lancer de riz sur les mariés, pour réutiliser la technique en surprenant le nouveau couple en position inconvenante ? Il nous suffirait de sécher les cours et de guetter le moment ou elle l’inviterait chez elle et ou, se croyant seul, ils prendraient toutes leurs aises. Mais Lise pleurait presque, alors nous nous arrêtâmes. Je me sentais terriblement stupide de ne savoir quoi dire ni quoi faire, gêné à l’idée de l’importuner si je la prenais dans mes bras pour apaiser son trouble alors qu’elle désirait peut-être retrouver sa solitude originelle. Je m’espérais assez immobile et muet pour bien incarner cette solitude, et au moindre geste de sa part, en sortir et me tenir prêt à lui parler, à l’écouter, à être là. Mais je n’y pouvais rien, tant qu’elle me voyait, sa solitude n’était pas.

Je peinais à réaliser le peu que je pouvais pour elle. Je ne restais qu’un ami, lorsqu’il m’aurait fallu devenir une partie d’elle pour avoir une quelconque influence sur Lise. Il me semblait alors que les gens changent malgré eux, malgré leur entourage, malgré tout. Que les souffrances les forgent, que leurs renoncements obligatoires et subit finissent par devenir choisis, par la force de l’habitude. Qu’ils vont où leurs maux les mènent, qu’ils subissent même leurs choix. Je concevais alors pour chacun de nous une sorte de destin, mais sans transcendance d’aucune sorte. Les « hasards » de l’existence, un traumatisme, une peur, me semblaient plus convaincants que tout les raisonnements les plus recherchés que j’étais capable d’élaborer, où qu’on pouvait trouver, chez tel ou tel auteur, que je lisais avidement à l’époque, dans le seul espoir de lui venir en aide. Méritais-je son amitié si je ne pouvais l’aider ?

Il me faut maintenant expliquer plus clairement le sens de ce début de chapitre : nos soirée chez Emilien se faisaient orgiaques. Profitant des absences répétés de son père, nous invitions de temps à autre un ami ou deux à Emilien pour boire et fumer à en vomir. Si je restais assez sobre désormais, si Emilien supportait très bien l’alcool et si Annabelle nous faisait rire plus que jamais, Lise expérimentait des produits un peu plus fort qu’elle avait ramené d’une soirée en compagnie d’un ami à Emilien, un soir de semaine ou nous étions rentrés tôt pour nous coucher de bonne heure, Annabelle et moi. Emilien et celle-ci m’assuraient que je m’inquiétais pour rien, aussi je me taisais, gardant pour moi mon malaise relatif à la conduite à risque de ma camarade aux cheveux hallucinatoires. Ils riaient de la voir se cogner aux meubles sans s’en rendre compte et comater dans un canapé le reste de la soirée, les rétines ahuries, l’air hagard. Ils essayèrent aussi. Je refusais, et seuls les parfums doux et rassérénant d’une beuh locale, garantie sans pneu, calmait mes nerfs en passant dans

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mon sang. Lise plaça son quotidien sous l’égide de cette divinité funeste. Je parvins à m’en protéger.

Mais au cours d’une de ces soirées chez Emilien, alors que nous étions tout les quatre, la porte d’entrée s’ouvrit soudain. Nous faisions tant de bruit que nous n’entendîmes pas l’homme avancer jusqu’à nous, jusqu’à ce qu’il fut dans notre champ de vision. Sa tête flétrie et rougeaude se présenta par l’entrebâillement de la porte de la cuisine qu’il venait d’entrouvrir pour lui permettre de s’y glisser un peu, et il fixa sur nous son attention bouffie. « Je vois qu’on s’amuse ici » déclara-t-il difficilement, laissant découvrir une dentition pour le moins irrégulière. Annabelle sursauta vivement, Lise le fixait de son hébétude de rigueur en soirée et Emilien s’étonna enfin : « Papa ? Qu’est-ce tu fout là ? ».

Son père, qui s’ennuyait au bistro, venait de rentrer plus tôt qu’à l’accoutumée. Il tituba jusqu’à une chaise libre et s’assis avec nous. Puis, saisissant une bouteille de Whisky, il l’agrippa virilement au goulot et vida ce qui en restait. Sa glotte exécutait ses montées-descentes avec beaucoup de métier. Enfin il reposa gauchement la bouteille, désormais vide, sur la table, en l’entrechoquant avec une autre.

Il fit donc notre connaissance comme nous fîmes la sienne. Emilien tentait désespérément de le convaincre de nous laisser, de repartir traîner dehors (il le disait avec un mépris qui me stupéfia) ou d’aller se coucher, car il avait vraiment l’air très fatigué et nous ne tarderions pas non plus (ce que je savais faux). Mais son père, trop content de trouver des camarades de boisson, s’incrusta définitivement. Emilien dû lui expliquer pourquoi nous ne l’invitions jamais à nos petites soirées et d’autres questions parfaitement surréalistes dans le genre. Emilien prononçait le minimum de mots possible en guise de réponse. Je crois qu’il avait honte de son père. Souvent ses réponses au laconisme alcoolisé suscitaient un besoin d’éclaircissement de la part de celui-ci, dont la curiosité n’avait d’égal que sa difficulté à articuler. Puis il tenta de lier conversation avec les « deux jeunes filles » qui possédaient le don de faire pétiller son regard. Lise, un peu molle et absente, il s’entretint avec Annabelle. Celle-ci, en quelques pirouettes grammaticales le charma totalement, achevant ce que sa frimousse, douce et voluptueuse, n’avait eut le temps d’accomplir tout à fait. La discussion tournant court rapidement (les deux interlocuteurs se comprenaient assez mal), le père d’ Emilien déclara qu’il se coucherait, s’il parvenait à gravir les escaliers, pour atteindre sa chambre au premier étage. Emilien, trop heureux à l’idée de nous en débarrasser, s’empressa d’aller l’aider et nous l’imitâmes. Son père montait fort bien les marches, certainement l’habitude n’y était pas étrangère. Enfin, sur le palier, il proposa à Annabelle de prolonger la discussion dans sa chambre : comprenez qu’il lui proposait un peu de sa liqueur séminale en digestif, mais Annabelle préférait ne pas être bourrée. Elle lui assura qu’elle avait beaucoup discuté, qu’elle désirait maintenant un peu de repos. Le roublard sauta sur l’occasion, agrippa le poignet de sa proie, lui assurant qu’elle n’avait qu’à se reposer avec lui, et qu’il saurait ne rien lui dire. Elle tenta de récupérer la totalité de son bras, mais le père de Emilien s’y opposait férocement et commençait à l’attirer vers lui. Nous dûmes intervenir avec Emilien, ce qui rendit furieux son père. Celui-ci le menaça violemment. Parmi ses grommellements informes, je compris qu’il faisait allusion à des coups de ceinturons, et mon sang se glaça à l’idée qu’il battait peut-être Emilien. Colérique, il jeta finalement son dévolu sur Lise, restée sagement au sommet des escaliers, et qui contemplait béatement les premières marches, aussi solennellement que si elle se fut trouvé devant une apparition surnaturelle. Lise n’opposa pas réellement de résistance et nous dûmes bloquer la progression du père de Emilien devant les escaliers, afin qu’il ne puisse profiter de sa proie sans défense ou presque, en l’amenant dans sa chambre. J’attrapais Lise en lui demandant de la lâcher, en vain. Annabelle ne riait plus du

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tout et tentait d’être douce mais ferme, en vain. Emilien repoussa son père et celui-ci leva la main sur lui. Une gifle cinglante le fit reculer, le visage meurtri. Annabelle s’était arrêté et le père d’Emilien vociférait contre son fils. Il tenta le passage en force mais nous l’empêchions de gagner du terrain. Emilien frappa son père en retour, qui lâcha prise. Furieux, il se rua sur nous mais d’un coup d’épaule, je l’envoyais devant les marches. Emilien le poussa à nouveau. Son père glissa et s’accrocha de toutes ses forces aux barreaux du palier. En larmes, Emilien cria et tandis que, grâce à mon aide, les doigts de son père lâchèrent sa prise, un coup de pied de son fils le projeta en arrière. Il dévala quelques marches d’un coup et s’abattit la tête la première sur l’une d’elle en un bruit sourd. Quelques secondes s’écoulèrent. Il ne bougeait plus. Il était mort. De son crane ouvert, le sang se répandait sur la marche. « Putain merde… » Nous nous regardions, cherchant à comprendre ce qui venait de se passer : nous avions tué le père d’Emilien.

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PARTIE 3 : L’AGE DE RAISON

CHAPITRE 1

Mourir d’elle. Je ne pensais plus qu’à mourir d’elle lorsque je croisai Clérine, quelques semaines plus tard. Je me rendais chez Lise, je passai devant le bar qu’elle affectionnais. On racontais qu’ils se retrouvaient là avec Sébastien. On y récitait parfois de la poésie, des petits groupes s’y produisaient aussi. Je jetai un œil par curiosité. Quelques mètres plus loin, ayant repris ma route, je la croisai. Ses grands yeux ronds, nerveux et reptiliens, me fusillèrent. Son visage magnifique était emmitouflé par la capuche d’un manteau dont l’imitation fourrure formait une crinière blanche autour du visage. Sa mythique écharpe rose autour du cou, nous nous croisâmes comme deux étrangers. Le bruit de ses talons s’évanouissait en direction de ce bar ou sa vie continuait sans moi. La honte qu’elle m’ait vu me serra le ventre. Je voulais vomir. Je passais au rouge, pour laisser une chance aux voitures de m’écraser. La culpabilité m’empêchait de respirer. Ma vie n’avait un sens qu’à ses yeux. Les passants que je croisais, sans visage, me répugnaient. Il n’existait plus qu’un être sur terre, un seul doué de vie, différent de la stricte perception que j’en avais, et capable de me comprendre à la fois. C’était cette fille que je ne connaissais pas. Indépendamment de ce qui désormais nous séparait irrémédiablement, depuis que je savais comme elle me méprisait, apparaître à sa vue m’étais insoutenable. Et cette seule seconde ou nos regards se frôlèrent me fut insupportable. Elle revenait incessamment, et je ne désirais plus penser à rien d’autre. J’escomptais suffisamment me représenter ce moment devant moi, pour qu’il me tue, comme si elle possédait le don d’empoisonner les souvenirs qui la concernaient. Je voulais l’appeler, lui dire « je t’aime » et lui demander de m’aider. Peut m’importait le moyen, il me fallait ré exister d’une façon ou d’une autre à ses yeux. En me snobant elle me niait, et nié par elle, je l’étais par la terre entière. Partout son souvenir me suivait, œil accusateur de la conscience, qui traqua Caïn jusque dans la tombe. Il me suivait maintenant. C’était le regard glacial de Clérine qui me rappelait ma laideur. Je n’étais plus qu’errance.

L’émotion première un peu émoussée, je prenais plaisir à nous faire du mal. A quoi ressemblait-elle, avec ses talons, dans le quartier des sex-shops, ou l’odeur de foutre envahit le trottoir ? Je l’imaginais se prostituer. Mon icône innocente, l’incarnation de la beauté même, le seul être qui connaissais le sens de cette foutue vie, était regardé, caressé, déshabillé, peloté, sodomisé et souillé par le reste de la crapuleuse humanité, barbare parce qu’ils n’allaient pas au bout en l’assassinant, en se masturbant sur son cadavre, mais qu’au contraire, la torture continuait pour elle et pour mon imagination. J’aurais massacré la terre entière pour elle, tout m’aurait paru préférable à ma disparition de sa vie, au mépris qu’elle avait pour moi, qui me condamnait à ne jamais parvenir à me supporter, à défaut de m’aimer. Mais tout ne suffisait pas. Et, laid comme le diable qui expie, qui se repent, qui aime Dieu plus que la totalité de l’humanité réunie, ma déchéance irréversible ne connaissait aucun antidote. Même purifier l’enfer, restait à ses yeux un geste malin. La rougeur de mon front, conquérant mon corps, m’établissait en enfer, poursuivit par son mépris, ce répugnant séjour sur terre, à attendre ma mort, persécuté par son souvenir morbide. Comment supporter de vivre avec soi-même, quand c’est l’être que la seule personne dont le jugement nous importe déteste ?

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Après la mort accidentelle du père d’Emilien, il fut logé chez son oncle, et nous ne pouvions plus squatter chez lui le soir. Les absences de la mère de Lise, nous permirent de nous retrouver chez elle. Nous nous étions acheté des instruments de musique pour monter un groupe de rock quelques mois auparavant, et nous pouvions enfin répéter ensemble. Le soir ou je croisais Clérine, nous fêtions notre première semaine de répet’. Lise carburait alors à la coke et au chocolat Poulain. C’était le seul moyen, nous disait-elle, pour que ses tempos à la batterie soient un peu enlevés. Et de fait ils l’étaient. Sous son impulsion, notre rock ressemblait à quelque chose de très speed, quoique un peu désordonné. Lise aimait s’offrir des solos de batterie impromptus en plein milieu du refrain, nous devions donc improviser. Sans la technique guitaristique d’Emilien, qui apportait la petite touche mélodique du groupe, nous ressemblions à un groupe de speed free rock déjanté et déstructuré. Autant Lise aimait les contre-temps et les cadences boiteuses, autant Annabelle se voyait incapable d’exprimer la moindre mélodie de sa clarinette autrement que sur un découpage rythmique académique, et les mesures de quatre noires. Mon rôle, second guitariste du groupe, se trouvait être d’accompagner les mélodistes (Emilien et Annabelle) et de taper accord de quinte sur accord de quinte. Je ne savais pas faire beaucoup plus. Souvent, lorsque Emilien improvisait son solo et nous faisait tous voyager par delà les limites de l’instant (nous visitions les froides et sombres forêts gothiques, nous nous retrouvions sur une plage pauvre et triste du Brésil, nous escaladions les montagnes jusqu’au Tibet), je le soutenais à base de larsens, tandis qu’Annabelle s’appliquait à jouer la grille préétablie. Collé à mon ampli, je coupais régulièrement le larsen effroyable en bloquant mes cordes de la main, en cadence avec Lise, la distorsion à fond. Mais très vite Emilien s’arrêtait et je devais rejouer ma partie prévue.

Nous devions également ménager les capacités de chacun. Lise par exemple, voulait des solos pour elle, mais aussi des pauses, pour reposer ses bras, qui, meurtris les premiers jours, l’empêchaient même d’écrire en cours. Annabelle de son côté, refusait les mélodies les plus alambiquées et les harmonies les plus tendues. Elle trouvait vite que « ça sonnait faux là » de son sourire bienveillant qui nous priait de revenir sur le droit chemin des conventions. Elle acceptait pourtant certaines fantaisies. Lorsque Lise étala des miettes de chocolat sur les peaux de ses fûts, pour « triper » elle ne trouva rien à redire, et du reste, notre batteuse aux tifs de rockeuse s’amusait comme une folle, à voir sauter ces grains en cadences, public parfait, inlassablement enthousiaste et toujours en rythme.

Mon rôle posait problème. Guitariste rythmique pour eux, j’aspirais à une définition plus bruitiste de mon travail. Je me voulais voix dissidente, celle qui grince quand tout glisse, qui s’esclaffe au milieu des funérailles, qui s’exhibe quand tout est retenue, qui gémit quand on s’amuse. Je m’espérais le grain de sable dans l’œil, la poussière dans le nez qui fait éternuer, la démangeaison inopinée et indécente, l’épouvantable furoncle du rock, cadavre vendu aux médias par des pseudos artistes dont la subversion et l’immaturité sont les seuls arguments marketing. Excepté Lise, dans une certaine mesure, mes idées étaient reçues comme amusantes une minute, mais trop peu « musicales » pour convaincre. C’est qu’Annabelle rêvait de passer à la télé et qu’Emilien espérait révolutionner le rock progressif. Lise aimait seulement faire « n’importe nawak » tandis que je considérais la musique en groupe essentiellement dans une optique musicalement destructrice, voire parodique. La musique sans texte m’apparaissait comme un objet mort, à démembrer complètement, à annihiler joyeusement, comme le vestige d’une civilisation exécrable. De cet anéantissement n’émergeait du sens que par défaut, éphémère croisement inattendu, au détour d’une mesure ou de deux, du discours mélodique de nos instruments, tel parmi la morosité diurne du quotidien, ces yeux nocturnes, baignés d’amour, de cette femme dans le tram qui s’éloigne, après ce signe intangible que ses cils ont adressé aux nôtres. Au contraire, la musique à texte

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me semblait porteuse de sens, et à protéger, comme véhicule idéologique privilégié. Contrairement à ce qu’on entend parfois, si « tout le monde n’a rien à dire », nous n’étions pas tout le monde, et ce qu’on aurait refusé de nous laisser dire autrement pouvait passer en musique. Alors il fallait ciseler les formes, faire briller chaque note, gonfler l’harmonie de douceurs, les mélodies de clarté, et qu’une voix de cristal tinte et chante nos vérités. Nous rêvions naïvement, mais comme beaucoup doivent en nourrir le souhait, de pouvoir peser sur nos contemporains, d’avoir une quelconque incidence sur le déroulement des choses, de « réveiller » (nous ne savions pas encore qu’ils ne dormaient pas) notre génération, moisie par la débauche et la soumission aux idéologies dominantes. Nous étions d’accord pour le rock engagé, mais engagé comment ? En vérité, nous ne pûmes jamais nous mettre d’accord. Même nos positionnements politiques étaient différents, quoique tous penchants nettement plus à gauche qu’à droite. De ce fait, même trouver un consensus sur une certaine esthétique de l’engagement nous apparaissait comme particulièrement ardu. A défaut, et avant d’être capable de conjuguer nos différentes visions anti-capitaliste en un projet qui convienne à tous, à mon élitisme, comme au populisme d’Emilien, nous décidâmes de nous tourner vers des textes désengagés, vers des chansons sentimentales. Chacun avait donc une semaine pour préparer un petit texte lyrique. Nous retiendrons le meilleur pour le jouer.

La semaine suivante, Emilien nous annonça qu’il n’avait pas de texte. « La poésie c’est ringard, c’est pour les nazes » affirma-t-il à mots couverts, et Annabelle hésitait déjà à nous faire lire la sienne. Enfin elle se fit prier un peu et après nous avoir assuré qu’elle pouvait écrire beaucoup mieux (discours tenus par tant d’apprentis poètes, d’apprentis écrivains) nous lûmes :

Il est dur de mourirQuand on a pas ton âgeQuand on a pas cent ans

Il est dur de vieillirQuand on a pas ton visageQuand on a pas vingt ans

Arrête de sourireJ’cultive les mauvais présages

et les ressentiments

Arrête de m’détruireC’est plus d’ton âge

Laisse faire les calmants

« Il n’y a pas de titre » nous dit Annabelle timidement. Je cherchais à y lire une allusion à Emilien, sans succès. Ces vers me parurent un peu trop fade et conventionnels, quoique le jeu avec l’âge me sembla plaisant. Emilien se moqua un peu. Lise adorait. A mon tour je fis lire le mien, courageusement.

Je suisl’inhumanité comme déraison et la force à bout de nerf

Nervure cendrée et massacre humainCraquèlement sonore et proie du doute

Instinct bestial

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Black metal

On me fit remarquer que ça ne rimait pas, excepté les deux derniers vers. Emilien eut pitié sans doute, et n’osa pas se plaindre, Annabelle m’affirma qu’elle serait curieuse d’entendre du black métal, mais que c’était sympa sinon. « Ca fait vraiment peur ? » questionna-t-elle pour que je la rassure. « Non, c’est des conneries » fis-je, et Lise me regarda de ses beaux yeux brillants qui m’affirmaient que malgré tout elle m’appréciait. Enfin ce fut à son tour. C’était un très vieux poème qu’elle avait baptisé : « marée salée », certainement en clin d’œil à son ancien lieu d’habitation, les marais salants :

Le sel marinCoule sur tes joues

Comme en décembreDe pacotille

Les nuées d’étoilesCoulent dans mes yeux

Comme en octobreGercé

L’orage s’abriteA l’ombre

De mes paupièresEt aime

Tracer ton parcoursIndélébile

Contre les paroisDe mon cœur

J’appréciais particulièrement l’éclair, qu’on devinait s’extirper de l’orage, cette foudre sentimentale dont le parcours indélébile se marquait contre le cœur. Annabelle trouvais ça mignon, sauf que ça ne rimais pas. Emilien félicita l’apprentie poétesse et déclara que « marée salée » était pour lui, et de loin, le meilleur des textes. Lise rougit jusqu’aux oreilles à ce compliment qu’elle avait fini par décoder. Pour Annabelle, c’était impossible, et elle s’opposa à la décision de son don juan : comment aurait-elle pu chanter un texte qui ne rimait pas et dont il manquait manifestement, de ci de là, des syllabes ? Lise rétorqua que le sien manquait aussi de « pieds » et que ses pseudos rimes étaient à moitié « tordues ». L’amour-propre aidant, la discussion s’envenima et les deux rivales décidèrent, chacune de leur côté, de laisser tomber le groupe, « puisque c’était comme ça ». La brouille dura un petit temps, car Annabelle en colère se faisait furieux et rancunière, et que Lise, lorsqu’on l’avait à dos, était particulièrement caractérielle et boudeuse. Le temps fit oublier à chacune les raisons de sa colère et progressivement tout redevint normal. Mais il ne fut plus jamais question de groupe : chacune s’était empressée de vendre son instrument, et l’idée d’un groupe leur semblait ennuyeuse et vaine « finalement ». Je n’insistais pas et ma guitare se contenta dès lors d’accompagner les silences de ma solitude, de ses essoufflements difficiles. Emilien passa une annonce et fut engagé dans un groupe de rock progressif, conformément à ses rêves. Après cette parenthèse musicale, la vie avait repris son cours.

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CHAPITRE 2

La fin de notre petit périple musical coïncida avec celle de notre petit groupe. Lise sortait déjà sans nous et désormais Emilien fréquentait les amis de son groupe de rock progressif. L’une de nos dernières soirées tout les quatre partit même en « sucette » comme disent les jeunes de ma génération.

Pour chasser l’ennui, qui se faisait pressant ce soir là, Annabelle alluma le vieux poste de radio de la mère de Lise. Celle-ci trébucha en route et ne put nous empêcher de découvrir que sa mère écoutait de vieilles chansons sentimentales des années quatre vint dix. Des slows. Je ricanais doucement, puis me tut lorsque notre apprentie chasseresse aux yeux de biche s’extasia devant un morceau en particulier. Elle voulait danser et nous regardait langoureusement Emilien et moi. Je sentais mon aversion pour les slows fondre instantanément sous les feux bleutés de ses regards suppliants. Je me levais, pour la serrer contre moi avant qu’elle n’insiste et qu’Emilien ne se décide, résolu à assouvir son caprice du moment, en même temps que j’allais pouvoir tenir dans mes bras un petit corps blond et doux, et son visage d’ange, lorsqu’elle articula : « Tu viendrais danser avec moi, Emilien ? »Je stoppais incognito mon mouvement, faisant mine de chercher à atteindre une feuille slim et son « toncar », égarés en bout de table parmi des copeaux de tabac. Sa voix tendre et coulante fit hésiter Emilien, qui finalement céda. Je me rassis en regardant Lise qui me sourit très largement. Je croyais qu’elle avait compris, qu’elle me réconfortait ainsi. Mais autre chose tournait son attention vers moi, et ses yeux crépitants : « T’en roules un autre ? » Dépité, je m’exécutais.

J’entassais brins de tabac et boulettes, comme se manigance une ruse, à base de regard coulants. Je peaufinais sa forme, en quelques rotations du contenu dans la feuille, comme se tendent des bras autour d’un cou chéri. J’humidifiais la bande collante, comme la personne qu’on aime s’embrasse. J’étais fier de moi. « il est réussi celui-là » fis-je à Lise. Elle ne me regardait plus : Annabelle et Emilien se tenaient collés l’un à l’autre comme des amants. Par de la salive.

« Aller viens » fit ma camarade aux cheveux de braise, qui cette fois-ci avait compris. « Viens, on va le fumer dehors ».

J’observais la voûte céleste entre deux expirations. Elle m’apparaissait comme une immense, une infinie étendue amiotique. Chaude comme des larmes, et douce comme la frustration. Maternelle comme un sentiment d’abandon. Je me serais volontiers jeté dans l’espace, je m’y serais noyé si cela représentais la moindre des réalités. L’air frais devenait doux. Je me recroquevillais un peu avant de passer la petite loupiote rouge et fumante à Lise.

Elle étais belle lorsqu’elle fumait. Pensive, rêveuse, calme. Je ne me sentais plus que fumée à côté d’elle. De toutes mes forces, je me concentrais pour me sentir vapeur. J’escomptais m’éprouver réellement comme un être de fumée, si puissamment que cette réalité se puisse répandre de ma subjectivité jusqu’à la sienne. Et que, comme un être de fumée, elle pose ses lèvres sur moi. Lové dans ses poumons, je serais bien au chaud, je ne serais jamais seul, sans jamais l’importuner. Je m’alimenterais à ses bronches, de l’oxygène qu’elle inhalerais, comme un fœtus à son placenta. Tout près de son cœur, je n’attraperais jamais froid. Lise toussa et mon rêve se dissout. Elle cracha un peu, beaucoup. Du sang. Mes

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pensées avortées stagnaient maintenant sur la pelouse. L’œil presque glauque de la lune, au sommet du sapin du jardin de Lise, nous observait mélancoliquement.

« sois pas triste » dit-elle enfin. « C’est pas grave ». Je répondis d’un silence. Puis de deux. « Si c’est moi qui avait pu danser avec elle, tu crois que c’est moi qu’elle… »Lise me coupa d’un « nan »catégorique. « Elle l’aime » rajouta-t-elle. « Enfin elle pourrait l’aimer sans forcément lui faire du charme…en secret » « comment ça ? » demanda Lise interloquée. Je poursuivis avec peine. « Tu trouves pas que c’est plus beau d’aimer chastement ? Après tout, les sentiments sont toujours pervertis par le corporel…Le vrai amour, c’est celui qui est désintéressé, gratuit, et qui n’attend rien…nan ? » « Je sais pas » répondit-elle. Elle ne partageais pas mon point de vue. Elle avait la flemme de disserter. « Le seul amour vraiment pur, c’est celui qui n’attend rien, parce qu’il sais qu’il ne sera pas reçu…aimer en vain…platoniquement…c’est ça le dévouement, c’est ça aimer, c’est pas désirer et hop ! »Mon « hop » fit sourire mon interlocutrice un faible instant. « Ouais mais bon…c’est nul… »lâcha-t-elle enfin. C’était vrai : j’étais nul.

« Moi je préfère éviter de m’attacher » recommença-t-elle. Je comprenais bien ce que cela signifiait, moi qui m’attachait sans connaître, sans « vivre », si vivre est agir socialement. « L’amour est une maladie, heureusement il y a le sexe ». Sa voix s’éteignit sur la fin. Je lui rendis le briquet avec ces mots : « les deux sont des comportements névrotiques, des aliénations malsaines et maladives…je trouve » Elle tiqua : « arrête, tu me fais bader à parler comme ça ».Je continuais le dialogue en moi même. L’humain ne m’apparaissait que comme un animal pathologique, tiraillé par ses pulsions morbides. Je me le représentais comme sous l’emprise de dieux des paganismes, qui ne seraient que les allégories de nos penchants malsains. Ma misanthropie me parut soudain incurable. La mythologie nordique avait raison : vivre c’est souffrir et nous sommes prédestinés à lutter en vain. Seul l’héroïsme et le courage, la tempérance dans la douleur, nous préservent du ridicule. Je ne pleurerais plus jamais. Et j’apprendrais à souffrir en silence, fier d’en mourir dignement.

« J’ai un peu froid » dit-elle alors en me regardant, pour que je prenne la décision de nous lever. « Tu veux qu’on rentre ? » demandais-je pour la forme. Elle hocha la tête, hilare. Nous rentrâmes.

Les couleurs se mélangèrent un peu dans mes yeux. Un feu d’artifices nocturnes éclaboussait mes rétines et oblitéra ma perception du monde extérieur l’espace de quelques instants. Je m’assis devant mon verre et le repoussais pour m’affaler sur la table. Annabelle et Emilien s’embrassaient toujours, inlassablement. Le poids de leur étreinte m’écrasait à la table, sous l’effet de la pesanteur. Je scotchais pathétiquement mais irrésistiblement sur le « O » de Vodka de l’étiquette de la bouteille en face de moi. Mon regard s’élança à l’intérieur de ce cercle à la graphie russe et s’y assoupit.

Ce « O » me semblait mystérieux. Je m’imaginais dans quelles conditions les publicitaires avaient optés pour cette graphie. Je me représentais le premier homme (ou peut-être était-ce une femme ?) qui le dessina de cette façon. Puis je voyais sa fierté, son sourire. Et mon sourire se joignit bientôt au sien. Mais les couleurs ? Comment avait-il pris la décision d’opter pour une telle nuance, un tel bleu ? Et du reste, ce bleu-ci était saisissant. Certainement qu’un bleu juste un peu plus pâle ou plus sombre aurait totalement ruiné l’esthétique magistrale de cette étiquette de bouteille. Puis mon regard devint un petit bonhomme minuscule, posté au sommet du « V » de Vodka, et qui devait sortir du labyrinthe, et atteindre la fin du « A ». La descente du « V » se passa sans encombres, mais la pente à

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gravir ensuite, dantesque, m’obligeait à lui imaginer se servir d’instruments d’escalade. Puis, du sommet du « V », il fallait sauter et atteindre le « O ». Mon regard risquait de s’esquinter les chevilles ! Mais non ! Le « O » de vodka, celui à la forme si singulière, ni vraiment ronde ni vraiment ovale, était en fait un matelas d’air ! C’est pour ça que sa forme semblait si instable ! Le petit bonhomme de mon regard s’y jeta avec entrain et savoura le moelleux de cette lettre exquise. Je devais passer maintenant au « D » !

« Eh Kaël ! » Le visage de Lise se tenait devant moi, car il venait de m’adresser la parole. « Annabelle et Emilien vont se coucher, ils sont fatigués ». Elle sourit jusqu’aux oreilles et rajouta : « Je vais les aider à faire leur lit. Mais je vais te passer des draps pour que tu puisse aller faire ton lit quand tu seras fatigué ». Je la remerciais. Autant m’imaginer dans un lit me comblait de bonheur, autant l’idée de le faire me semblait épuisante.

Les autres « dormaient » dans la pièce d’à côté. On frappait par à coup. J’entendais Emilien frapper sur Annabelle avec un long pied de biche. Non. Ca devait être l’extrémité du lit, collé au mur, qui tapait inlassablement contre celui-ci. Les coups cessèrent puis reprirent. Je l’imaginais la cogner réellement et ces visions de tortures m’épouvantaient. Annabelle se mit à gémir. Il y avait comme une sorte de souffrance dans sa voix. Je plaquais mon oreiller sur ma tête. Aussi fort que possible pour ne plus rien entendre. Ses gémissements m’étaient si douloureux que je la voyais mourir sous ces coups acharnés. Comme ceux de son père. Enfin elle expira. Mais les coups reprirent vite. Que se passait-il ? Les soupirs de Lise m’apportèrent bientôt la réponse. Ils cassèrent quelque chose en moi. Je me mis à respirer difficilement. L’oxygène et son goût amer m’étranglaient. Je grelottais en revoyant les lignes angéliques de son minois de fée. Je songeais qu’elle était morte aussi maintenant. Plus rien ne serais plus comme avant. Je m’endormis en position fœtale.

Le cauchemar de cette nuit là acheva de me dégoûter de moi-même. Clérine m’écrasait, son corps lourd et nu, me recouvrait et m’étouffait. Elle étais morte. De mes mains, je cherchais une issue à mon étouffement en la palpant. Partout ou je tâtais, son corps enduit de sperme collait. Je n’avais plus de forces, je m’asphyxiais et soudain mes yeux s’ouvrirent et quelques contractions poisseuses de mon bas-ventre achevèrent de m’humilier à mes yeux. Je me répugnais tant que la journée qui suivit, il me fut impossible de soutenir un regard. Je me sentais trop sale pour supporter mon existence. Un mot revenait sans cesse dans ma tête, pour me qualifier : « pervers ».

Nos rapports devinrent plus froids et distants : Emilien avec les potes de son groupe, Lise avec des connaissances à elle, Annabelle et moi dans nos demeures respectives, nous n’eûmes plus réellement l’occasion de nous retrouver. Par ennui, j’essayais de composer des poèmes. Je peinais à mettre en forme mes ressentis. Je luttais vainement contre ces entités rebelles. Finalement j’abandonnais totalement. Le talent me paraissait un mythe, un mot sans réalité. Les artistes me semblaient des hypocrites, et « l’art », une construction puérile, l’adéquation approximative et involontaire d’un goût socialement dominant et d’un objet considéré comme « beau » par son degré d’adéquation avec la somme des subjectivités de son époque. L’artiste me semblait moins un créateur que quelqu’un qui montre à ses contemporains ce qu’il veulent voir. Le talentueux devient alors celui dont l’étude de marché est la plus fine et qui comprend même que, parfois, les gens veulent voir le contraire de ce qu’ils prétendent vouloir voir. L’humain ne se dit animal artistique que par vanité. C’est sa supériorité sur l’animal, sa vanité.

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Mais la fracture qui nous sépara petit à petit, n’était pas qu’une discordance de goûts ou de considérations esthétiques. Elle devint même politique.

J’eus ma dernière discussion sérieuse avec Emilien quelques jours après. Pour protester contre la casse des services publics, des élèves du lycée appelaient à manifester. Emilien, qui se tenait au courant des actualités, nous expliqua globalement les enjeux. Annabelle se rangea à lui, convaincue que nous devions manifester. Lise, graine de militante gauchiste bien avant Emilien se ralliait sans peine à ses idéaux populistes. Enfin il m’apostropha, car j’étais resté sagement muet jusqu’alors : « Et toi l’anarchiste, je suppose que tu seras des notre aussi ! » exulta-t-il amicalement, quoique le terme « d’anarchiste » renfermait sans doute une once d’ironie. Je répondis calmement : « Je ne suis plus un anarchiste. Je ne vous accompagnerais pas…je m’en fout ». Emilien pensait que je plaisantais et en rajouta une couche : « Ah ? tu es de droite maintenant ? tu cautionnes les mesures de ce gouvernement sur lequel tu as si longtemps craché ? » « Je ne cautionne rien je t’ai dis…Je m’en fout » répétais-je. Je devais m’expliquer : « Je ne suis plus anarchiste pas parce que j’ai changé de bord. L’anarchie reste le système le plus sympathique à mes yeux. Ce qui a changé, c’est que maintenant, changer le monde, je m’en fout ». « Pourquoi ? » demanda Annabelle. « Ca ne sert à rien puisque l’homme ne change pas…quelque soit le système, sa nature est de le corrompre, et de courir à sa ruine ». « Mais c’est parce que ce système est pourri que les hommes sont ainsi ! » objecta Emilien, le parfait petit rousseauiste. Cependant je ne me sentais pas dans le rôle de Voltaire. Le vieil Arouet pensait que le système permettait de rendre l’homme moins brute qu’à sa naissance, qu’il le polissait. Moi, je croyais qu’il le travestissait : « Bien sur que ce système est pourri ! Mais l’homme aussi, et de tout temps. Les humains s’assassinaient et se violaient déjà à la préhistoire. Avec les régimes, les religions, il a juste voilé son caractère barbare ». « tu ne crois pas qu’il y ait des régimes meilleurs que d’autres ? » Asséna Emilien. « si. Mais c’est une question anecdotique. Brun, bleu, rose, rouge, noir, c’est choisir la couleur du linceul de l’humanité ». J’étais fier de ma métaphore, qu’il me fallut expliciter. « Tu es nihiliste alors » fit Emilien avant de siffler dédaigneusement : « C’est vraiment une morale de petit bourgeois ». Vexé, je lui rendis coup pour coup. « Et vouloir changer le monde, et croire que les humains peuvent vivre en harmonie, tu ne crois pas que c’est une utopie de petit bourgeois ? Tu n’es qu’un produit du système ». « Connard » répondis Emilien, qui se braqua : « Tu es vraiment devenu un connard ». J’ajoutais, au risque de me prendre un coup de poing : «l’humanité peut crever…Je ne veux rien faire, ni pour, ni contre elle ». « C’est parce que tu es un pauvre type aigri…Tu refuses d’essayer de changer le monde, mais en fait c’est parce que tu comprends rien…tu es déjà mort… » conclut enfin Emilien avant de s’en aller, suivi de ses deux camarades sympathisantes gauchistes. Il ne se trompait pas totalement. Je me sentais déjà mort oui, et ça m’indifférait d’en voir beaucoup ou peu partager ma tombe. Ils m’abandonnaient comme un chien, et je ne me trompais pas tellement à souhaiter leur mort.

Ma position ne me satisfaisait pas, mais je peinais à dégager de mon existence, de cette vie, un sens, un but, une positivité. Ce « tu es déjà mort » résonnait en moi. Je me rappelais qu’à une époque je l’employais aussi, contre les imbéciles et les conservateurs en tout genre. En étais-je devenu un ?

« Tu es déjà mort »…Non, non, car la dernière question existentielle qu’il me restait à franchir concernait justement la mort, et comment supporter cette idée, et son imminence. J’allais mourir, mais je ne me sentais pas prêt. Je ne me sentais pas en mesure de l’expérimenter.

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Emilien, qui ne pensait sûrement pas à la mort, trop occupé à faire la fête, tomba amoureux. Ce sont des choses qui peuvent arriver à n’importe qui, n’importe quand. Cela eut pour effet de nettement brider sa vie sexuelle. Ses sorties en bandes se firent épisodiques puis rares. Son esprit de conquérant disparu. Il n’avait plus qu’une femme dans sa vie. Le bonheur se lisait sur son visage et je l’enviais, quelque part. C’est le cœur léger qu’il se rendit au laboratoire, faire son teste V.I.H, que sa copine lui demandait pour qu’ils puissent se dispenser de préservatif. Emilien les employait rarement, et le soulagement pour lui se mua en drame : il était séropositif. La nouvelle le cassa complètement. Annabelle et Lise, pour qui le teste s’avéra négatif, l’appelèrent souvent. Il décrocha des cours. Il refusa de se soigner et fugua. Son oncle, qui l’avait à charge, ne s’en soucia guère et nous n’eûmes plus jamais de ses nouvelles. Il doit traîner quelque part s’il est toujours vivant. Il valait mieux que cette vie de merde.

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CHAPITRE 3

Lise devait beaucoup penser à Emilien, et je lisais dans les exemples que nous devions inventer en français, certaines idées fixes. Sur sa copie étaient écrites ce genre de phrases :

Je veux que tu partes

J’entend qui est làJ’entend prendre le train

J’entend que tu te portes bienIl entend qu’il parle difficilement

Je cherche à comprendreJe cherche qui est venu

Je cherche à ce que tu partes

Je dis ce que tu veuxIl dit qu’il sait faire rire

Il dit regarder par la fenêtreIl dit qui partira

Il comprend qu’il doit partirIl comprend que tu partes

Il comprend qui nous sommes

Il essaie d’empêcher son départIl essaie que tu restes

Je tentais de noter le reste de ce qu’elle appelait un « poème », mais Lise l’ôta brusquement de ma vue, et se coucha dessus lorsqu’elle vit que je tentais de le recopier.

Annabelle séchait les cours. Elle traînait dehors des heures durant. Sa mère restait chez elle et, censée être en cours, si elle s’absentait effectivement, elle ne venait plus au lycée. J’appris plus tard qu’elle arpentait inlassablement le canal au bord duquel ils s’étaient promenés. Elle s’asseyait sur ce qu’elle nommait désormais « leur » banc. Elle se remémorait ses gestes, la feuille morte qu’il avait ramassé, mélancolique, dont elle s’était saisie, puis coiffée malicieusement, de ses regards que je devinais, pour lui, délicieusement espiègles. A la fin de la journée, harassée, elle rentrait chez elle à l’heure de la fin des cours, s’enfermait dans sa chambre et pleurait jusqu’au dîner. A tour de rôle, Lise et moi nous l’appelions tout les jours.

Un week-end Annabelle se sentit suffisamment de courage pour nous voir. Elle désirait encore marcher le long du canal. A l’ombre des chênes, nous cheminions en silence. Le mugissement sourd et monotone du vent inclinait les branches sur notre passage, comme les passants jadis qui se découvraient devant un convoi funèbre. « Ophélie, Ophélie » criait une dame au loin, qui rappelait sa fille, qui devait s’approcher dangereusement du cours d’eau, et y noyer sa robe de princesse. Annabelle restait glaciale. Ses regards s’abîmaient, se noyaient dans le néant. Peut-être dérivaient-ils parfois à des profondeurs insoupçonnables,

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dont nous ne pouvions voir le fond, comme dans ce canal ou l’hypertrophie des algues et des parasites végétaux à la surface, empêchaient la moindre lueur d’atteindre les profondeurs, et tuait à petit feu tout un écosystème.

Annabelle s’immobilisa et s’échoua sur un de ces quelques ponts qui relient les deux rives. Elle suffoqua un peu, et ses larmes perlaient. Les plus intrépides rejoignaient leurs sœurs, plongeant dans le canal. Son visage, moite, rougit, et bouffit par la peine faisait monter les miennes, qui s’écoulaient au fond de ma gorge et la remplissaient.

Enfin elle repris la parole, et d’une voix obstruée et hoquetante, décréta qu’elle n’en pouvait plus.

Elle se hissa sur la rambarde et Lise réalisa qu’elle voudrait sauter du pont et la retint et je l’imitais mais Annabelle maintenant presque debout se débattait et pleurait et son pied glissa, elle bascula de l’autre côté.

Elle hurla de peur, tenta de se raccrocher aux barres métalliques et Lise et moi la tenions comme nous pouvions, et ses vêtements lourds nous lacéraient les mains. Annabelle se mit à gémir. Elle avait peur, elle gémissait comme ces enfants qui ont peur, et je ne reconnaissais plus son visage. Ses gémissements le tordait monstrueusement, elle répétait « non…non…non… ». Je m’entendis crier, mes doigts perdaient de leur force, les yeux d’Annabelle disparurent sous ses cris et ses lamentations. Mes mains, mes bras, tout mon corps tremblait irrésistiblement. Nos forces lâchèrent et je nous entendis crier. Annabelle tomba dans le canal.

Mes souffrances me parurent devoir durer infiniment. Je ne reconnaissais plus Lise, ni tous les gens autour. Tout ceci ne pouvait pas être réel. Rien ne possédait sa consistance, tout tremblait, et ce monde instable allait me recracher, j’allais me réveiller et nous serions heureux dans le monde réel, là où Annabelle n’a rien escaladé, ou nos mains en tentant de la retenir ne l’ont pas faite se débattre, ou elle n’a pas glissé, ou elle n’est pas tombée, après que nous l’ayons retenue en vain. Tout tremblait. Je fermais les yeux et les bras sur ma tête, tout disparaissait et tout arrêterais de trembler, et j’allais me réveiller.

Le corps d’Annabelle fut transporté à l’hôpital après que les secours l’eurent repêché. Ils arrivèrent vite car nos cris alertèrent des promeneurs. Je ne bougeais plus lorsque les secours récupéraient le corps d’Annabelle et lui administraient les premiers soins. Accroupi, je cachais mon visage, immobile, seulement pris de tremblements.

Annabelle en fut quitte pour une belle frayeur. Elle resta un peu en observation puis quitta l’hôpital, choquée mais indemne.

Enfin elle retourna en cours. Jamais elle ne m’apparut plus belle, précieuse et vitale qu’alors. Je la contemplais inlassablement et le besoin de l’étreindre , de la sentir contre moi, toute vivante, de chair et de sang, m’obnubilait.

Annabelle reprit des forces et ne sécha plus les cours. Son deuil s’acheva plus paisiblement. Hormis ses parents, qui lui reprochaient sa tentative de suicide et l’obligeaient à fuir de chez elle aussi souvent que possible, tout contribuait à l’aider, à commencer par Lise et moi-même, qui n’avions jamais été si proche de notre amie aux yeux de biche. C’était Lise qui m’inquiétais désormais.

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Chaque jour elle se défonçait. Son visage blafard, ses gestes mornes, ses intonations molles et ses cernes diaphanes me la rendaient fantomatique. « Pourquoi tu te défonces autant ? Mais putain arrête ! Tu veux mourir ou quoi ? » Je crevais de la forcer à réaliser ce qu’elle devenait, mais par faiblesse, par peur d’une dispute, je me taisait. Et puis elle avait raison. Si j’étais parvenu à lui faire réaliser que son comportement à risque menaçait sa vie, ce qu’elle niait car les adolescents se croient parfois immortels dit-on, ne réalisent pas la fragilité de leur corps, ou bien le font croire, immatures, comment aurais-je pu lui prouver ses torts ? Elle n’aimait de la vie que les plaisirs. C’est tout ce après quoi elle courait. La drogue et à un degré moindre le sexe, les deux plus grandes sources de plaisirs au monde, rythmaient donc sa vie, logiquement. Si elle ne considérait son être que comme un capital à dilapider dans l’extase, pour jouir à en crever, son comportement, logique et cohérent, m’obligeait à accepter son choix de vie. A ce titre, mon malaise à la voir si souvent défoncé tenait en partie à de l’égoïsme. Sa destruction me faisait souffrir parce que je tenais à elle. A ses trips, à ses sourires, à ses joies, même à ses peines. Je jalousait la drogue comme un concurrent, un rival qui me surpasserait en tout, une entité supérieure qui l’étreignait et glanait ses soupirs de jouissance les plus passionnés, tandis que je ne décrochait un de ses sourires qu’au prix d’efforts soutenus et d’un peu de chance. Raisonnablement, elle me le préférait. Si je valais moins qu’un shoot, qu’un rail, qu’un « bonbon », qu’une bouteille d’alcool, qu’un joint, qu’une tablette de chocolat, par bonheur je valais davantage qu’un café ou qu’un thé. Si je m’étais permis d’agencer sa vie, elle n’aurait pu fréquenter que ces deux types là. Et le chocolat, car son embonpoint la rendait exquise et que cet amant ne désirait pas garder l’exclusivité des droits sur sa ravissante maîtresse joufflue.

« Comment la convaincre que cette vie vaut le coup d’être vécue, puisque je n’y crois pas moi-même… ? » Cette question, déclinée différemment, revenait chaque jour et hantait mon visage triste lorsque son fantôme s’immisçait subrepticement dans ma tête, dans mon corps, et que la souvenance de ses cheveux enflammés me consumait, comme un joint entre ses lèvres, qu’elle prenait plaisir à recharger avant de tirer dessus derechef, de sorte que mon supplice durait indéfiniment. Chaque discussion que nous pouvions entamer, lourde de cet enjeu, me pressurisait tellement que mon nouvel angle d’attaque coïncidait chaque fois à une nouvelle débâcle. Devant mon impuissance à influer sur son comportement, je trouvais de nouvelles bonnes raisons de me mépriser. Incapable d’avoir la plus infime influence sur mon entourage, j’éprouvais contre chacun de mes mouvements la vigueur implacable de ce qu’on nomme le destin. Partout cet être insensible et acéphale me contraignait à ne ressembler qu’à un pantin, mu par des fils invisibles, des émotions, des raisonnements, des nécessités, des contingences, toutes les différentes mains du destin, qui ne me destinent qu’au néant après avoir appris ici-bas le sens du mot « fatalité ». Détachée de ce carcan, ma volonté, peut-être le bras le plus habile de tous, luttait en vain contre l’extérieur même le plus palpable. Elle ressemblait à ces comateux, à l’esprit de ces personnes qui peuvent se débattre à leur guise sans jamais parvenir à animer du moindre des gestes le plus ridicule des muscles du corps dont elles sont prisonnières. Ma vie me paraissait ces tragédies, dont l’auteur laisse au héros une multitude d’indices à propos de son destin, mais que ce héros ne parvient à décrypter, ne sachant comme interroger un réel protéiforme et paradoxal. Sans doute, ma mort comme celle des êtres qui m’étaient cher se trouvait inscrite absolument partout autour de moi, si seulement j’avais su la fin, si seulement j’avais su décoder chaque signe. Car alors peut-être saurais-je comment me débattre, comment fuir le cinquième acte et empêcher mon entourage d’y sombrer aveuglément, à corps perdu, dans la plus parfaite insouciance. Seul être lucide, tous m’auraient pris pour un fou. Toute la ruse du système se trouvait là. Si je le dévoilais, s’il m’apparaissait même imparfaitement, seulement sensitivement, sous forme de prémonitions

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actives et bavardes, personne ne pouvait me croire. Au mieux on me pensait un peu marginal, au pire on m’imaginait fou. Je me sentais comme Cassandre, qui devinait qu’elle jouait un rôle au sein d’une tragédie, dont chacun raillait les prophéties, et qui se trouvait seule en face de son destin, dont elle ignorait tout. Elle sentais assez ses chaînes pour se savoir prisonnière mais ne savait qu’en conclure sinon que sa vie ne ressemblerait qu’à une tragédie risible.

Enfin, je comprenais Lise. Elle le vivait comme moi sans doute et le bras maternant qui l’étouffait, la drogue, la rassurait et l’aimait, la protégeait en même temps qu’il la tuait. Et plutôt que de mourir calciné par la sécheresse morbide de la solitude humaine, cette société d’humains puants et superficiels, elle aimait mieux mourir dans des bras frais et tendres, aimants et mythologiques, aux veines dignes du Léthé, l’oubli, ses Champs-Élysées, et puis la descente, et ses supplices, que n’envieraient ni les Danaïdes, ni Ixion, ni Tantale, ni Sisyphe. Et le cycle accéléré des saisons bousculait leur ordre d’apparition, et au vivifiant hiver succédaient les brûlures insoutenables de l’été, puis l’automne ramenait le calme, avant le printemps, saison d’abord timide puis âcre, qui réanoncerait l’été et l’avidité du manque, si on n’avait pas enfin la pluie qui irriguait, qui nettoyait, et le vent qui gorgé à notre cœur de délices extatiques, battait de larmes de paix notre corps enfin apaisé. Chaque fois que je cherchais de quoi la convaincre, sans un mot de sa part, je trouvais ses arguments à elles et ils anéantissaient les miens d’un revers de main distrait.

Lise, en cours, se mit au dessin. A la manière d’un dessinateur surréaliste, qui interrogeait son esprit devant chaque nouvelle forme, elle traçait un trait, puis deux, et comme l’inspiration lui venait, touche après touche, de grandes fresques surréalistes naissaient sous son crayon de bois et ornaient ses feuilles de cours. J’observais son regard, qui comme les papillons se posent sur chaque fleur avant de s’envoler aussitôt, êtres volages aux goûts versatiles, touchaient quelques instant un élève, un autre, le plafond, la fenêtre, avant de se projeter sur sa copie et d’exprimer son ressenti d’un bref trait de crayon. Ensuite elle fixait cette forme nouvelle, comme une mère qui admirerait un enfant qu’elle vient de découvrir, qui lui tend les bras et des sourires, au détour d’une allée. Elle ajoute alors un nouveau trait, et l’enfant disparaît, l’allée se durcit au point de se pétrifier, des remparts surgissent à gauche, à droite, et devant nous se dresse l’horrible gueule d’un dragon au sourire incertain (elle a tremblé légèrement en traçant ce trait). Enfin au moment où je m’imagine ses flammes se ruer sur nous, Lise gribouille un énorme pâté par dessus sa tête et d’un « fait chier c’est nul », décapite non seulement le monstre, mais aussi le château, et nous deux sur ses murailles. Je lui avouais mon goût pour ses dessins. Son regard paisible fit l’étonné, avant qu’elle ne me remercie d’un sourire faussement sûr de lui, et que d’un « hé » malicieux, elle ne conclue le panégyrique que je m’apprêtait à lui improviser, grisé par ses oeillades espiègles, quoiqu’un peu flottantes. Elle se coucha sur sa table et profita d’une explication du prof avec un élève du premier rang, pour débuter sa sieste. Ses cheveux rouges acajou sentaient quelque chose d’irrésistible. Je les admirait aussi intensément que la première fois. J’osais frôler une de ses mèches, qui tutoyait ma partie de table. Voilà un peu d’elle…Je tenais précieusement quelques filaments de cette étoile rouge solennellement. Etoile, étoile filante, ta douceur de l’époque s’est métamorphosée en d’insoutenables cauchemars, qui me hantent chaque nuit. Lise est décédée quelques jours plus tard, le six juin deux mille six. Depuis, pas une nuit sans réveil brusque, pas un jour sans penser la rejoindre...

Le cinq juin, Lise se rendit à une fête que ses camarades habituels donnaient. Lorsqu’elle « partit en bad », qui s’en aperçut ? Tous devaient avoisiner son état. Sauf que cette fois, son corps ne supporta pas. Overdose. Ses amis la voyaient allongée, hagarde. « Oh Lise comment t’es trop défoncée !!!». Je les imagine rire si souvent, sans jamais pouvoir leur

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faire du mal. Derniers souffles. « Oh putain, t’as l’air paisible, ca t’réussi pas ah ah ah ». Arrêt cardiaque. « Hé Lise, ça va ? Tu nous entend au moins ? Ah ah ah ah ! »

L’enquête révèle ensuite qu’ils s’amusèrent à la couvrir de chantilly et d’un tas de bouffe, « pour tripper » comme disent ces connards de jeunes. Enfin, l’un d’eux se rendit compte d’un problème. Ils lui mirent des claques sans pouvoir la réveiller et ils ne sentaient plus son pouls. Il y avait peut-être un problème oui, en effet. Ils appelèrent les secours après bien des atermoiements de stupides bourgeois immatures qui se défoncent mais n’assument pas, effrayés à l’idée que leurs parents soient aux courants, s’ils appelaient des secours. Ils arrivèrent enfin, justement il était trop tard. Le verdict tomba, sans appel : overdose. Ces fils de pute l’avaient vu mourir devant eux, et ils avaient rit de son agonie. Ils avaient humiliés son cadavre, profanés cette morte qui ne connu le repos que loin de ces babouins nauséabonds, de cette infâme vermine purulente que des lois injustes protégèrent de l’extermination, des représailles, et du sang qui aurait du couler de leurs entrailles de parasites assassins. En guise de vengeance seulement. Toute réparation s’avérait impossible, et si tout les jours je vais sur sa tombe, toutes les nuits sans dormir, c’est à profaner les leurs que j’aimerai les passer.

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CHAPITRE 4

Mes jambes lourdes et fiévreuses traînaient péniblement deux pieds qui buttaient contre le sol, entraînant un perpétuel crissement de graviers. La sueur, comme des larmes épidermiques, que mes yeux seuls, et non mon corps savaient retenir, collait mon tee-shirt à ma peau. Je ne savais plus dormir ni penser à rien d’autre, et le soleil jouait cruellement avec mes nerfs. Depuis le matin, ses cheveux rouges agressaient mes paupières endolories, et son âcre souffle brûlait ma gorge. On enterrai Lise le plus beau jour de juin, sous un soleil cruellement éclatant. Si la vie était un roman, il aurait plut et tonné du sang ce jour là. Mais ce ne fut pas le cas. Habillé de noir, les yeux mi clos à cause de la réverbération solaire sur les cailloux blancs, je suffoquais. Mes vêtements me serraient, ma peau me démangeait. Une poussière diffuse, cendrée, s’élevait de nos pas jusqu’au ciel, nuées funèbres qui nous accompagnaient jusqu’à sa tombe, guidant mes pas moribonds. Interminable exode qu’est cette putain de vie…Je fuyais obstinément la vue de sa mère, qui ne parvenait à avancer qu’avec l’aide de l’ex futur beau père de Lise. Son beau père post-mortem soutenait sa mère le plus sobrement du monde. Je laissais mes pupilles se voiler, se ternir d’une pellicule blanchâtre et vitreuse. Mon bouton de chemise m’étranglait, mais je n’y touchais pas. Cette mortification me paraissait encore bien clémente. Je fixais l’horizon, je me forçais à déployer mes regards vers le ciel pour y expier mes fautes, contre l’ardeur des rayons du soleil. Ma gorge me piquait mais je m’empêchais de tousser.

T’ai-je racheté un peu Lise, ce jour si triste, ou enfin j’enduirais toutes les souffrances avec calme et résignation, dignement, sans gémir puérilement, comme l’abruti que j’ai toujours été ? Je pensais si fort à toi que des frissons glaçaient ma colonne vertébrale et que ma sueur fiévreuse l’enlaçait, m’enlaçait comme une cabane sans occupant, réquisitionnée par le lierre, comme un nœud coulant carnivore lacé autour de mon cou. Je pensais à ce que je vivais et je me redressait dignement, j’affrontais le poids de chaque stimuli la tête droite. Je n’ai pas pleuré et tu as vu toute ma sincérité au travers mon visage, dévasté par le mal-être. Pas la moindre larme n’est venue codifier socialement ma mine, pas une seule n’est venue me soulager car de soulagement je n’en désirais aucun. Je voulais souffrir pour toi, à en mourir, mais tel ne fut pas mon destin. Je ne pleurais pour moi et tu n’avais pas besoin de mes larmes, seulement, peut-être, de me sentir braver les signes de la douleur et de la mort, pour me placer à tes côtés. Si quelque part, dans une dimension inintelligible pour l’Humain tu désirais un soutien, autre chose qu’une misérable commisération, je ne désirais qu’être digne de le représenter. J’improvisais mon cœur en un abri solide, que j’abandonnais totalement pour t’y voir t’y réfugier. Dur comme la pierre, remplit de poèmes à ton nom, pavé de fenêtres de communications avec cette vie qui te bannit trop tôt, n’était-ce pas le lieu qu’il te manquait ? Je me tenais prêt à vivre pour toi, à te guider où ta nouvelle forme me demanderais d’aller. Jamais mon cœur ne s’écroulerait, jamais plus rien ne pourrait l’ébranler. Déjà dévasté, je devenais indestructible. Et je me voulais temple à ta gloire, et bunker pour t’y conserver jusqu’à mon dernier souffle.

Annabelle arriva à ma hauteur, silencieusement. Ses cheveux sentaient l’eau, la clairière et la fontaine à la fois. Nous marchâmes collés l’un contre l’autre. Un regain de force rasséréna mes nerfs et rassasia mon corps sec et crispé.

Enfin, arrivés à la hauteur de son emplacement, nous observâmes l’ensevelissement de son cercueil pimpant. Il me semblait assez brillant, flambant neuf, pour ne pas céder au poids

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des ans avant des milliers d’années. Je gardais cette image, de son corps dans un magnifique cercueil, délicieusement molletonné, pour me dire que son intégrité physique est intacte. Chaque fois que je me rend sur sa tombe, je me la figure comme la dernière fois que j’ai pu la voir, et juste endormie, et ses cheveux amusés, et ses joues rondes et belles, et ses yeux chocolat au lait, seulement couverts de deux jolies paupières aux reflets satinés, parfois un peu pailletés. Et je la visualise ainsi, dans un coffre parfaitement lustré, très confortable, avec ses tissus rembourrés. Et pourtant cette vision est fausse. Mais c’est la seule supportable. Si le cercueil est déjà rabougri, et pire, si son corps de jeune femme a subit la moindre « fatigue », la plus infime « usure », si le masque de la mort fige irrémédiablement ses traits, comme ils le faisaient déjà, paraît-il, dans la chambre funèbre de l’hôpital, je ne peux pas l’imaginer. Des cadavres il y en a, mais ils appartiennent à des êtres imaginaires, et n’existent pour moi que comme cadavres. Lise est vivante à jamais et si son corps n’est pas plus puissant que l’effet de décomposition, si sous la dalle de marbre et le médaillon de son sourire timide, son corps n’est pas totalement indemne et irrémédiablement beau et pur, c’est qu’il n’est plus elle. Elle s’est enfuie, et ce cadavre ne renferme plus la moindre réalité, car Lise jamais n’aurait pu subir une telle contingence, elle se tenait au dessus de ça, et aujourd’hui elle est quelque part ailleurs, comme je l’ai toujours connue, absolument vivante, de chair et de sang, à mâcher son chewing-gum machinalement, à chantonner des airs enfantins, et à sourire malicieusement.

Devant la tombe, une jeune fille que nous ne connaissions pas, un peu à l’écart, pleurait amèrement. Annabelle la remarqua aussi. Sa longue robe noire d’époque lui donnait un certain prestige. Ses cheveux très noirs, assemblés derrière sa tête en un chignon éclaté, donnaient à cette toute jeune fille un maintien de dame. On eut dit une jeune princesse du moyen-âge pleurant une amie fidèle.

Quelques jours plus tard nous la croisâmes à nouveau, chez Lise. Annabelle se dirigea vers elle et l’aborda. Elle s’appelait Dolorès. La voisine de Lise avait treize ans. Elle s’entendait bien avec elle, et celle-ci l’emmenait souvent à ses soirées. Je ne me rappelais pas que Lise nous eut parlé une seule fois d’elle. Mais son visage me rappelait quelque chose et Annabelle croyait se souvenir l’avoir vue auparavant. Je remarquais maintenant l’extrême douceur de ses traits. Ses grands yeux noirs et enfantins exprimaient une sensibilité à fleur de peau. Son nez fin et pointu et sa petite bouche aux lèvres fines lui donnaient l’air d’une héroïne de manga. Quelques piercings dardaient son visage d’épines métalliques. Enfin son teint livide semblait particulièrement prédisposé à s’empourprer immodérément. Ses longs cheveux noirs ruisselaient sur sa petite robe chastement décolletée, qui laissait toutefois paraître les bretelles rouges sang dentelées de son soutien-gorge.

Dolorès désirait discuter avec nous. Elle savait que nous incarnions ses amis les plus chers, elle avait besoin de nous parler d’elle, et que nous lui parlions d’elle. Annabelle et Dolorès pleurèrent beaucoup ce jour là, tandis que je cherchais vers l’horizon la trace d’un signe du destin. Mais la nature tenait à son mutisme. Un tas de pensées absurdes m’arrachèrent au réel et j’eus soudain la prémonition que le cheminement vers une quelconque vérité est vain. Le progrès lui même ne me paraissait qu’un leurre. On n’apprenait jamais rien. On substituait des croyances par d’autres, racines stériles de nos raisonnements illusoires et vains, incapables de nous aider à supporter la vie. Le langage de la douleur restait sans rival.

Quelques jours plus tard, la mère de Dolorès m’appela. Sa fille allait mal, elle m’implorait de lui venir en aide. Elle avait besoin de parler, et puisqu’ Annabelle devait rentrer chez elle après les cours sans quoi son père, sous pression à cause de son job, piquait

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de violents colères, je promis de tenir compagnie à Dolorès après les cours, sacrifiant mes révisions du baccalauréat.

Sa mère se rendait bien compte de l’évolution de Dolorès. Petite fille sage et obéissante, naïve et candide à l’éclat de ces pures journées d’enfances, passées à lire des contes de fée ou à chanter pour la chorale de l’église, Dolorès à l’aube de l’adolescence, se « pervertissait » selon la formule de sa mère, arborant des tenues gothiques et parfois provocantes, multipliant les piercings, écoutant des « musiques monstrueuses » (il s’agissait simplement de black-métal), et fréquentant des individus peu fréquentables. Sa mère, à en juger mon look, ignorait que je faisais partie de ces personnes dont la fréquentation est aussi néfaste que celle des jeunes toxico ou dépressifs que côtoyais Dolorès. Si mon mutisme, seulement ennuyeux, poussait n’importe quel individu lucide à me fuir, ma compagnie devenait pernicieuse par mes constantes réflexions misanthropes morbides et torturées, qu’Annabelle ne supportait que par habitude. Sa mère l’envoyait depuis peu chez un psy, mais sa fille, considérant qu’il s’agissait là d’une déclaration de guerre, y allait en s’évertuant à se jouer du psy et faisait la guerre à sa mère, dépassée par l’adolescence de l’être qu’elle chérissait encore comme un bambin, comme son « petit ange ». Mais cet être sans défense et candide aux yeux de sa mère, connaissait déjà assez la vie pour l’exécrer et n’était peut-être déjà plus une jeune fille mais une femme, qui à l’insu de l’autorité maternelle se scarifiait, écrivait des poèmes morbides et suicidaires, et fumait régulièrement de ces cigarettes qui ne font pas rire tout le monde.

Par chance, chacune me considéra comme un allié. Sa mère pensait que je pourrais aider Dolorès à aller mieux, que je parviendrais à renouer le dialogue entre elles. Dolorès me considérait au contraire comme quelqu’un capable de l’écouter et de haïr sa vie et sa mère autant qu’elle. En vérité, je me savais incapable de tout cela. Je passais du temps avec Dolorès par curiosité, puis par attachement. Elle me rappelait si cruellement Clérine et son visage si doux me témoignait tant d’admiration, ses yeux si grands et si sincères exprimaient tant d’innocence persécutée, incomprise, que rapidement je m’épris d’elle.

Lorsque Dolorès découvrit que je savais un peu jouer, elle me demanda avec tant d’émotion d’amener ma guitare, que je cédais. Ses regards de femme me rappelèrent toutes celles qui me firent céder en employant le même artifice et ces mêmes yeux suppliants qui me bouleversent à chaque fois et me changent en une marionnette, ravie d’être l’objet de si délicieuses manipulatrices.

Lorsque je jouait, les regards de Dolorès resplendissaient. Ses pupilles se coloraient des couleurs émotives que les notes de musique inspiraient à son cœur. Quand soudain je m’arrêtais, je la distinguais, encore rêveuse, lever ses yeux admiratifs sur moi. Je ne réalisais que difficilement les pouvoirs magiques de mon instrument. Grâce à Chopin, Beethoven ou Vivaldi et leurs sonates ou compositions baroques ou mélancoliques, j’illuminais le ciel noir des pupilles de Dolorès, des bouquets frais et odorants de gerbes douces et fleuries d’émotions apaisantes. Nous évitions de jouer trop fort et trop longtemps. Je devais en principe aider Dolorès dans ses études (ce que sa mère avait inventé pour que je la fréquente régulièrement), aussi devais-je un minimum sembler remplir cette tâche. Je ne m’y employais guère, et parfois, Dolorès poussait la provocation jusqu’à m’accompagner en chantant. Elle connaissait quelques airs religieux qu’elle s’employait à interpréter dans un autre contexte, comme ces esclaves noirs, qui, le diable bleu au corps, chantaient la mythologie des blancs, en substituant au fond de leur cœur l’exode des juifs par le leur. Comme eux, rien ne pouvait la faire renoncer à tordre ces chants barbares, et les « blue notes » des ancestrales cultures africaines

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correspondaient chez Dolorès aux notes improvisées, fausses et modulantes, qu’elle ajoutait à l’harmonie de base, en symbole d’insoumission ou de parodie. Elle prenait plaisir à blasphémer, ce que je ne pouvais comprendre, n’ayant pas reçu la moindre éducation religieuse.

Je voulais aussi qu’elle me chante ses poèmes. « C’est trop personnel » répondit-elle. Je tentais de savoir plus exactement ce qu’elle composait. « du romantisme ? » questionnais-je. Elle se moqua de moi. Je rétorquais que le gothisme n’est rien qu’un genre de romantisme. « Radcliffe influença bien Byron ! » Affirmais-je. Mais elle ne connaissais pas tout ça et ça ne prouvait rien de toute façon. « Peut-être écris-tu un roman alors ? » la provoquais-je, d’un sourire sarcastique. Mais elle n’aimait pas plus ce genre que moi. Nous convînmes qu’ils ne valaient pas mieux que les poètes. Là où les uns atrophiaient le réel sous des litres de logorrhées lyriques, les autres prétendaient servir à quelque chose en le retranscrivant par le roman, comme si ce n’était pas autre chose qu’un projet d’idéalistes prétentieux, dont le pseudo talent n’est qu’un leurre pour les imbéciles et leurs alter ego, eux qui s’auto proclament vaniteusement « esthètes ».

« Alors qu’écris-tu Dolorès ? » rattaquais-je. Elle rougit et lâcha : « des choses…nulles ». Je me promis, un jour j’en aurais le loisir, de fouiller ses tiroirs et de lire ce que je présumais n’être que des gribouillis de mal-être, de rage, ou de fantasmes, des productions maladives, couvertes de ratures sur des bouts de papiers volants et multicolores. Sur des bouts de tracts syndicaux, des horaires de tram, des tickets de train, des feuilles de sécurité sociales ou des magasines pour jeunes filles gothiques piercées.

Lorsque nous nous mettions à travailler un peu, Dolorès inventait tout et n’importe quoi pour y couper. Elle me parlait souvent de ses rêves et un jour elle me parla de son projet de posséder un grand lit à baldaquin noir. Avec des draps de soie noire, ajouta-t-elle. C’est là que j’aimerai dormir pour toujours conclut-elle. J’admirais son beau visage d’enfant et mes idées s’assombrirent. Elle rajouta pendant ce temps, d’une voix tombante « est ce que…tu dormirais avec moi… »Elle devient toute rouge. Je me levais et fit quelques pas dans sa chambre pour trouver une contenance. Mais le suicide, non merci. La mort m’épouvantais, je ne me sentais pas prêt. Dolorès resta muette. Je voulais qu’elle ne meure jamais. Je pris la décision de trouver un moyen pour lui redonner goût à la vie.

Le lendemain Dolorès se vêtit de sa robe d’enterrement. Je m’approchais d’elle pour lui faire la bise et son parfum me happa, avant de me rendre à contre cœur une partie de mes esprits. Deux filets noirs, deux lignes ténues ciselaient ses grands yeux doux. Dolorès voulait sortir ce soir. Sa mère allait s’absenter, elle désirait quitter la maison et « profiter de sa jeunesse », expression qu’elle répétais toujours comme si « profiter » signifiait « bousiller comme tout les autres jeunes de mon âge si heureux à se défoncer et à baiser tous ensemble ». Tu parles d’un bonheur ! Aimait-elle mieux finir comme Emilien, ou plutôt comme Lise ? Je m’abstins de lui rappeler un quelconque mauvais souvenir et lui opposait seulement un franc refus, ferme et définitif. Je ne cédais pas à ses minauderies empruntées et Dolorès n’insista plus.

Mais quelques minutes plus tard, je réalisais qu’elle n’avait pas renoncé. Manifestement nerveuse, elle se braqua sur l’exercice de mathématiques qu’elle devait finir pour le lendemain et se mis à pleurer. D’un mouvement un peu gauche, parce que beaucoup trop prémédité, elle passa ses bras blancs autour de mon cou et pleura dans les miens. Je bisais tendrement sa joue brûlante et humide, empourprée d’émotion, et elle se lova tendrement

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contre moi. Son parfum envoûtant et la situation me rendaient mal à l’aise. Je me dégageais un peu et son visage plein de larmes se tourna à ma hauteur. Ses grands yeux émus et fatigués m’emprisonnèrent et son souffle angélique et fébrile caressa mes lèvres. « Kaël… »J’avalais ma respiration. « …Est ce que tu m’aimes ? » Je frissonnais totalement. Mon cœur bondissait, comme un enfant qui pour la première fois de sa vie voit l’océan. Ses paupières écumeuses se clorent, son petit nez caressa tendrement le mien et lorsque je devinais enfin la saveur saline d’embruns roses et moelleux humecter ma bouche, brusquement à cette folie je m’arrachais, mes mains se libérèrent de l’emprise délicieuse des siennes et je partais buter en arrière contre ma chaise. Les roues de celle-ci l’envoyèrent cogner contre la porte et je me vautrai au sol. Dans ma chute, j’attrapai le rebord du bureau et mon geste ample précipita une partie de ses cours au sol. Le coup de tonnerre fut si foudroyant que j’entendis une voix au rez-de-chaussée : « tout va bien là-haut ? ». Dolorès éclata de rire, ce qui dut rassurer sa mère et répondre à sa question.

Je retrouvais mes esprits sur son lit et Dolorès me demanda si c’était son âge ou si c’était sa mère. « Je sais que tu es célibataire » fit-elle, amusée par l’incident. J’improvisais que ma compagne, ma première et ma dernière, se nommait la mort. « Aucune autre n’aura jamais mes faveurs ». Elle rétorqua qu’elle aussi était mariée avec la mort, que c’était une maîtresse très libre d’esprit car elle avait de multiples amants et qu’on pouvait bien en faire autant. Je restais muet devant la répartie d’une gamine de treize ans, déjà une petite femme, quand je ne ressemblais qu’à un enfant à côté d’elle. Après un long silence, je repris. « Je veux être intouchable…Je ne suis pas comme vous…je ne veux pas vivre comme vous…je ne suis pas vraiment un homme…l’amour m’avilirait…je crois…enfin…peut-être que j’aime mieux ma frustration et ma souffrance ». Dolorès répondit effrontément que si je ne savais pas, elle m’apprendrait à embrasser. Elle en rougit néanmoins jusqu’aux oreilles. Je répondis « non-non ». Elle posa sa tête sur mon épaule mais je choisit alors de me lever.

Lorsque sa mère fut partie, que je refusais à nouveau qu’on sorte, Dolorès décréta que sa robe ne lui servait plus à rien, qu’elle était mal à l’aise et désirait se changer. Mais je pouvais rester dans la chambre si je ne regardais pas rajouta-t-elle. J’esquivais cette nouvelle manœuvre grotesque en quittant la chambre. Je lui laissais le temps qu’il lui faudrait assurais-je froidement, et je descendis me réfugier au rez-de-chaussée, dans son salon, sur le canapé.

Je me maudissais d’être si faible à cause de mes sentiments pour elle. Après avoir aimé la dernière des connes, je m’éprenais d’une gamine paumée, tout juste nubile et déjà dévorée par cette répugnante pathologie qu’est le désir sexuel. Je ne devais plus envisager qu’une vie d’anachorète. Sans quoi mon cœur pitoyable s’amouracherait perpétuellement des êtres que je côtoierais. Je devais d’abord renoncer à fréquenter Dolorès.

Sur ses pensées, j’entendis ses pas précautionneux frotter doucement contre les marches de l’escalier. Elle s’avança vers moi. Puis s’assis sur le canapé. Elle était nue.

« Je me sent mieux comme ça » annonca-t-elle pour que je m’intéresse à son splendide petit corps de femme. Mais je fixais obstinément la fenêtre. Elle saisit ma main avant que d’un geste violent je ne la récupère. « Vas te rhabiller » lâchai-je froidement. Je refusais trois ou quatre fois de suite qu’elle ne se serve de ma main pour se caresser. Elle haussa le ton et puis je n’avais qu’à lui abandonner mes doigts puisqu’ainsi je restais passif et puis d’abord si j’étais intouchable ça ne me ferait rien de lui rendre ce service et puis stop ! Ok, je cédais pour qu’enfin finisse cette soirée interminable et qu’elle cesse de me harceler.

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Je réalisais vite l’ampleur de ma bêtise. Je sentais sa peau tendre sous mes doigts et un tremblement irrépressible saisit tout mon corps. Je sentais son visage, sa bouche inaccessible puis son cou, les mèches de ses cheveux sous mes doigts. Ses épaules et le début de sa petite poitrine. Il me devenait impossible de respirer normalement. J’aspirais ma salive grossièrement. Ma main glissa entre ses seins, mon petit doigt effleura un téton, le plus doucement du monde. Je tressaillis et pris la décision de suivre désormais le trajet qu’effectuaient mes doigts, pour ne plus être victime de pareille surprises. Mais c’était pire. J’appréhendais chaque changement de direction et comme aux échecs, Dolorès déplaçait ma main en stratège, s’amusant de moi. Je passais sur son ventre, autour de son nombril et l’envie furieuse de l’embrasser extirpa mes doigts de leur torpeur. Enfin ma main aborda le milieu de sa cuisse, remontait pour redescendre d’autant, puis, comme à marée montante, remontait un tout petit peu plus loin que précédemment. En sueur, je suffoquais tandis que Dolorès ronronnait à peine, et n’agissait ainsi que par provocation. Elle devais sentir ma main, tout à l’heure si flasque, étreindre presque passionnément l’intérieur de sa cuisse et affluer beaucoup plus vite vers le rivage qu’elle ne refluait vers son genou. Des vagues de chaleur me terrassaient continuellement. Je ne pouvais plus supporter son jeu, je voulais qu’on en finisse et son corps délicieux et ses regards de chatte rendaient inopérantes mes résolutions les plus fermes. Ma seconde main caressa son visage, son regard s’illumina, ses cuisses se clorent doucement sur ma main gauche et d’une main elle contenait les assauts ravageurs de celle-ci. Pris de spasmes, je la coinçais contre le canapé, elle m’empêchait encore un peu de me jeter sur elle, ma bouche brûlait d’enfin l’embrasser, enfin ses forces cédèrent et un bruit de clé que je n’entendis pas laissa entrer sa mère dans le salon.

Elle cria. De surprise puis de colère. Sa fille cria à son tour et se mis à pleurer. Il me semblait qu’on venait de me piéger. Je fuyais la maison en hâte, poursuivi par les insultes de la mère et les pleurs de la fille.

La première déposa plainte, résolue à ce que je passe le reste de mes jours en prison, puisqu’on avait interdit la peine de mort. La seconde désamorça toutes ces démarches et sa mère fit un véritable scandale au commissariat paraît-il, insultant les flics qui laissaient des pédophiles violer sauvagement sa fille. Elle appela mes parents et je dû honteusement leur dire la vérité. Je me sentais coupable et il me semblait que toute la responsabilité m’incombait puisque je n’avais pas à un seul instant su prendre de la distance vis à vis d’elle. Je croyais l’avoir blessée, humiliée, violée, jusqu’à ce que je reçoive une lettre de Dolorès. Elle voulait que nous nous revoyions, à n’importe quel prix. M’aimait-elle ? Cette hypothèse absurde traversa mon esprit. Jamais je ne lui répondis. Je ne la revis plus jamais. Ce ne fut pas sans souffrance. Je composais de nombreux poèmes pour elle, qui traînent toujours dans mes tiroirs, que je ne peux relire sans penser à cet étrange mois de juin et à tout ces malheurs à cause desquels cet été ne ressemble qu’à une saison de deuil.

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CHAPITRE 5

Pendant ce temps, Annabelle dépérissait. La boîte de son père fit faillite et celui-ci disjonctait complètement. Il frappa notamment sa femme jusqu’au sang à plusieurs reprises. Elle n’osa porter plainte, terrorisée, et niant toujours à sa fille le caractère inadmissible des coups qu’elle encaissait. Pour échapper à son père, qui prenait de l’aspirine toute la journée sans raison et se mit à fumer pour calmer ses nerfs, Annabelle passait tout ses temps libres dehors. Sa mère voulait lui éviter l’agressivité de son père et celui-ci ne la supportait plus, la traitant comme une fille non désirée et insupportablement stupide. Lorsqu’elle téléphonait plus de quelques secondes, son père la harcelait pour qu’elle finisse vite, allant jusqu’à la menacer de coups. A table, a chaque fois qu’elle prenait la parole, son père s’évertuait à la ridiculiser et à lui rappeler qu’elle ne savait ressembler à autre chose qu’à une pauvre conne. « J’aurais mieux aimé ne jamais avoir de fille » lui dit-Il un jour aigrement. Elle ne put jamais l’oublier. L’opprobre s’abattait sur la gente féminine toute entière puisque sa femme devint une salope lorsqu’il crut deviner qu’elle le trompait. Le sexe féminin ne lui sembla plus qu’objet de répugnance et de dégoût et il s’appliquait avec acharnement à rabaisser continuellement toutes celles qu’il pouvait côtoyer, familialement, ou uniquement sexuellement.

Il ne voyait plus d’inconvénient à ce que sa fille sorte à toute heure de la journée, à ce qu’elle « tapine » comme il lâchait vulgairement, la bouche pleine des sales glaires du mépris.

A mon tour je renonçais à réussir mon bac et je passais mes soirées avec Annabelle. Mon histoire avec Dolorès l’amusa beaucoup. C’est vrai qu’elle charmait sans peine, me dit-elle, et qu’elle devait rarement rencontrer le refus des hommes, parfois mûrs, avec qui elle assouvissait ses penchants de nymphomane, à l’insu de son imbécile de mère. Mais le sujet me devenait vite aussi douloureux que celui de Clérine, aussi Annabelle évitait d’en parler.

J’imaginais souvent, lorsque la nuit nous déambulions dans les rues noires, à moitié ivres, croiser l’une ou l’autre de ces deux créatures. L’image de leur visage tentait souvent de déformer celui des passantes qui ne récupéraient finalement le leur qu’avec difficulté. Je tressaillais parfois, croyant avoir reconnu les traits diaboliquement angéliques de Clérine. D’autres fois je sursautais, et me retournais brusquement, persuadé d’avoir entendu le timbre de voix et l’exquise consonance des inflexions dissonantes de Dolorès. Je m’imaginais les surprendre au coin d’une rue : ou bien royales, l’une et son regard altier et tranchant, l’autre et ses robes de princesse piercée, ou bien égarées, l’une et l’autre s’offrants à d’éventuels acquéreurs de leurs corps, vomissant avec l’alcool leur quotidien douloureux, se lacérant l’épiderme avec du verre et saignant de vivre encore.

Sous ces multiples avatars, la seule et même réalité rodait comme imperceptiblement autour de moi et portait ce nom pour lequel elle est célèbre, à cause duquel elle fait si peur : souffrance. Souffrance de les avoir perdues, souffrances de les savoir me mépriser, souffrance de les savoir vivre loin de moi, souffrance de les savoir vivre, souffrance de les savoir souffrir.

Ce mot insidieux, sous les réverbères jaunes puants de ma vie glacée (mais non anesthésiée), longeait les murs, plaquait son ombre impalpable mais irrésistible sur les fenêtres vivifiantes de l’espérance, et de son haleine savamment morbide, comme une

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passante lubrique à l’instinct macabre, courait le long de mon cou et léchait, comme les lévriers d’Aragon, mes mains et mes paupières. Je devinais parfois son long manteau noir, ou peut-être n’était-ce que la traîne de deuil qu’elle portait, quand, fantomatique, elle arpentait les rues les plus sombres à la recherche d’un nouvel amant, ayant poussé si aisément son dernier en date au suicide, au bout d’une saison glauque, irréversible.

Comment choisit-elle ses amants cette veuve noire dont la morsure tue à petit feu, elle qui enfante dans les cœurs, et laisse s’en nourrir sa progéniture, qui sont ces frissons qui se repaissent de chair chaude et vive ?

Nous ressemblions à deux petits êtres insignifiants collés aux fils de la toile de la vie, nous débattant en vain, dans l’attente d’être le réceptacle de sa portée. Annabelle l’éprouvait-elle aussi ?

Et moi, triste, incarcéré, je ne réalisais qu’à peine à quel point cette réalité tragique influait sur la moindre de mes pensées. Jusqu’à ma définition du beau, je me soumettais à cette funeste tragédie qu’est l’existence. Mon modèle, mon idéal de beauté, que je poursuivais âprement sans parvenir à le cerner se dénudait devant moi le jour de sa victoire, dans ces rues fétides qui supportaient ma carcasse ivre : je recherchais seulement une femme qui fut l’incarnation de la dépression. L’angélisme de son air, la consonance de ses traits se révélaient n’être que cet aspect insidieusement triste et beau, subrepticement doux et pâle des paysages dépressifs dont la sérénité mélancolique charme tant, quand ses paroles anesthésient ces sens jadis meurtris et leur promet cet état de calme pour l’éternité. Et la rébellion de ses traits, et les dissonances diaboliques de ses farouches invectives oculaires se révélaient n’être que la furie du mal-être, lorsqu’il torture nos sens, et se rebellant contre l’espoir, bouée de secours du genre humain, lui tranche les jugulaires et nous plonge dans la bassine sanglante de notre âme crucifiée.

Toute ma vie ne s’avérait être que ce liquide qui picote lorsqu’il suinte de notre peau taillée, la purulente hémoglobine, qui n’apparaît que comme la production de cette balafre initiale que fut le coup de rasoir lent et profond que cette araignée aux dessins funèbres tissa méthodiquement en nous.

Blessure après blessure, la toile se tisse, indolore tout d’abord puis inaccessible quand on l’éprouve, comme les fils du destin, qui meuvent jusqu’à nos raisonnements, jusqu’à nos volontés. Et Annabelle l’éprouvait-elle aussi ?

Et ce concept d’amour de soi, ces idéaux d’individuations, à quoi rimaient-ils donc alors? Qu’est ce que l’amour qu’un pantin pourrait éprouver pour soi-même, mis à part un énième simulacre ? Qu’est ce que l’amour d’un être insignifiant pour lui-même sinon un mensonge ? Oui, Annabelle l’éprouvait aussi.

Elle marchait sans mot dire. Je n’avais rien à lui expliquer : elle savait. La tête droite, la bouche fragilement close quoique légèrement pincée, l’œil bleu résigné, prunelle éteinte, espoir déchu, elle retournait comme moi au néant, après cette farce, cette comédie pathétique qu’on joue pour ceux qui savent ou celui qui dirige, qu’on célèbre du mot de « vie ».

Ne pleure plus Annabelle. C’est bientôt fini.

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En quelques soirs nous prîmes des habitudes, et la même terrasse de bar, jusqu’à deux heures, nous accueillait, bienveillante. Enfin nous nous asseyions, nous cessions de tituber, et seuls nos regards instables s’égaraient quelque peu, parmi les ruelles de nos gestes maladroit, à l’ombre des réverbères d’une tournure de phrase insolite, lorsque l’alcool nous y accoudait, et que les lumières du serveurs peinaient à pénétrer la signification de nos rires, dont les saccades reflétaient l’instabilité des pavés.

Annabelle aimait regarder le fond de son verre. « Oh il est déjà fini ! » Lâchait-elle en jouant l’étonnée, et son sourire complice mettait en branle mes pensées, ma conscience, ce vaste manège polymorphe que ses yeux gouvernaient sympathiquement. Je lui rendais ses sourires du mieux que je pouvais. Et Annabelle hélait galamment le serveur, qui nous ramenait les mêmes consommations que la veille, de la vodka.

Je fis remarquer à ma camarade de boisson que l’argent qu’elle m’avait avoué voler à son père, en balbutiant, pour nous payer à boire, ne tarderait pas à attirer son attention à la vitesse à laquelle nous l’ingérions, d’autant que ses parents, au chômage désormais, vivaient sur leurs indemnités de licenciements. Elle me suggéra de ne pas m’inquiéter pour eux, mais plutôt que je finisse mon verre, qu’elle puisse repayer une livrée.

Pour ma part, je freinais le mouvement. Annabelle tenait spectaculairement bien l’alcool, quand ma tête tournait très vite et quand, grisé par ce breuvage aux vertus puissamment aphrodisiaques pour mon organisme, je m’éprenais irrésistiblement de toutes les créatures féminines que la mythologie de l’ivresse mettait en scène tout autour de moi, à commencer par ma belle chasseresse intangible d’interlocutrice. Cette mythologie éthylique se caractérisait par l’attirance fiévreuse de mon œil, ordinairement raisonnable et timide, pour les formes féminines. Mu par une ardeur insatiable, un appétit gargantuesque, il s’abîmait dans un décolleté qu’il ne quittait qu’à regret, comme une ténébreuse et paradisiaque alcôve, et seulement pour gagner un autre lieu, au galbe tendre et délicat, ou bien pour se noyer dans un regard piquant, ou pour se laisser glisser jusqu’à la cambrure des reins d’une éphémère passante, et s’y lover jusqu’à la voir s’évanouir au coin de la rue.

Annabelle bénéficiait d’un traitement de faveur, et si mes regards se hasardaient à contempler sa poitrine, il ne s’agissait que de la route qu’ils empruntaient, non du but de leur chemin, quand celui-ci se limitait à arpenter délicieusement toute la soirée ses yeux, ses sourcils, à descendre le long de ses cheveux blonds, à sauter le long de son cou d’albâtre, à se projeter sur son bras nu et tendre, à remonter sur son épaule svelte aux lignes pures, à franchir son décolleté pour finalement atterrir sur son autre bras, remonter par ses mèches jusqu’à se perdre sur son autre sourcil, glisser le long de son nez et de ce toboggan, embrasser sa bouche fruitée et douce, le plus subtilement possible, et jouir de sa beauté en secret, sans qu’elle ne se rende compte de rien. Tandis qu’elle raconte des histoires, que je ne l’écoute même pas.

« Tu dis rien » fit-elle remarquer, amusée de mes absences. Mon sourire jusqu’aux oreilles trahissait sans doute mes sentiments pour elle, aussi je tentais de le réfréner, mais me sentir démasqué et qu’elle devine le trouble qu’elle me causait m’excitais trop et je me laissais envahir par une douce chaleur, gène de me sentir découvert, plaisir de lui avoir avoué, d’avoir placé mon cœur entre ses mains d’anges et ses longs doigts blancs, au tracé délicat, à l’apparence protectrice, purifiante et bénéfique. Je l’admirais, silencieux, attendant qu’elle m’aime. Mais la signification de mon sourire lui restait cachée. Elle changeait de sujet.

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D’autres fois je me faisais bavard et alors elle découvrait une partie de la pensée d’un écrivain ou d’un philosophe, m’écoutait lui parler de la définition aristotélicienne de la tragédie, de la beauté baudelairienne, de mon avis à propos du paradis eschatologique ou bien seulement de la prophétique prémonition nietzschéenne de l’éternel retour. Alors, Annabelle ne disait plus un mot et m’écoutait aussi religieusement que si mes propos contenaient en eux l’éblouissante lueur du savoir et si son nimbe crucifère me couronnait détenteur occasionnel de la toute puissante vérité.

« C’est dommage », dit-elle à propos de l’éternel retour. « J’aurais bien voulu savoir ce que ça faisait d’être métamorphosé en papillon ! » Et son sourire sage me demandait une issue et que j’accommode son rêve avec les propos de l’auteur de Zarathoustra. « Un papillon éphémère…peut-être un blanc… »glissa-t-elle, rêveuse.

Papillons éphémères, allégories de vieUne seule et même journée entrecoupée de nuitsQuand pour une existence, le paisible sommeil

N’est qu’un batt’ment de cils, d’une journée à l’échelleBattement de cœur ou battement d’ailes

D’un papillon fébrile avant ces fils cruelsDe la toile qu’à lacé l’araignée solennelle

« Et toi ? » Fit-elle pour m’arracher à mes pensées adhésives. « Une chauve-souris » souris-je. « une noire ». Je lui demandais si les chauve-souris mangeaient les araignées. Elle se mit à rire. Elle n’en savait rien. Mais pourquoi les araignées questionna-t-elle. Je haussais les épaules théâtralement : « je n’en sais rien…comme ça ». Elle trouvait moche cet animal, et un peu effrayant. Je dus défendre mes camarades inoffensives contre ce préjugé qui affirme qu’elles s’accrochent aux cheveux féminins.

Non, elles n’aiment que l’obscurité, se faufiler entre les derniers rayons du jour, communiquer trop finement pour nous et vivre en bande, dormir la tête en bas. Elle ne rêvent pas de ce dont rêve tous les autres animaux. La tête en bas, elles rêvent d’autre chose. « Autre chose ? » Me demanda Annabelle. « Oui…autre chose ! » Lui rendis-je, comme une réplique au cinéma. Mon air l’amusa et elle se mit à rire. Elle n’insista pas. Qu’importe.

« Je ne sais pas si j’aimerais revivre ma vie, la même existence, et revoir, comme tu dis, cette même araignée sur cette même toile, à la même seconde ». Je la rassurais : ta vie n’est pas encore finie, souris-je, tu changeras peut-être d’avis d’ici là ». « Oui c’est vrai, tu as raison » s’amusa-t-elle de ma remarque.

Mais nos discussions sérieuses embuaient ses yeux et le vide captait ses regards vides et ternis par l’existence.

Et ces gens tout autour, reviendraient-ils dans leur prochaine vie, écumer ces bars et y perdre leur santé comme leur raison ? J’ignorais comment, mais il me semblait que l’être humain devait vivre toutes ses vies simultanément, dans celle-ci, ce qui lui donnait ces dimensions, cette densité, cette profondeur, cette complexité. Et s’il nous semble n’en vivre qu’une, c’est que nous méconnaissons qu’elle n’est que le résultat de la superposition des multiples couches qui la composent. Voilà sans doute l’une des dimensions qu’il nous reste à découvrir, ce qui ne sera pas aisé puisque nous ne l’éprouvons que furtivement. Mais nos pas, nos gestes, et chaque seconde se démultiplie dans ce plan qui s’étire entre elle et elle-même,

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entre deux de ses couches, qui, « jouées » simultanément nous amènent patiemment jusqu’à ce néant que nous avions quitté, par ce qu’on nomme existence, impalpable profondeur de tissus d’existants entremêlés.

Annabelle désirait rentrer plus tôt ce soir là. Ses yeux gorgés de larmes m’incitèrent à la cajoler en chemin : « Veux-tu que je te raccompagne jusqu’à chez toi ? » l’interrogeais-je. Elle me fit signe que non. Six pas plus loin elle me remercia « pour tout »…Six pas plus tard elle se mit à pleurer…Six pas encore et elle se jeta dans mes bras.

Nous ne disions plus rien. Je me croyais amoureux et ce mot m’emplit de doux frissons. Lorsque ma bouche entrepris de pilonner sa joue de baisers de réconfort, ses bras me libérèrent, elle me bisa en guise d’adieux et je sentis ses doigts me caresser l’autre joue, qu’elle ne bisais pas, tout doucement. Elle me regarda tristement, comme si je l’abandonnais définitivement. Ses yeux doux et bleus me parlèrent d’amour et nous nous quittâmes. « Me parlaient-ils d’amour ? » demandais-je en chemin à mon cœur qui tanguait. Où bien ses regards suppliants, ne ressemblaient-ils pas plutôt à un appel au secours ?

J’eus la réponse le lendemain. Sur le chemin du retour, Annabelle croisa son père. Celui-ci venait de faire avouer à sa femme qu’elle le trompait. Peut-être ne le trompait-elle pas réellement. La force soumet la réalité à sa volonté, et la mère d’Annabelle avait pu avouer un mensonge pour faire stopper les coups de son mari. Celui-ci se rendait chez les femmes qui vendent leur corps. Parmi elle il trouva sa fille, qui passait par là pour rentrer chez elle.

L’enquête se poursuit mais je peux facilement me figurer l’événement, d’après les premiers indices. Il aurait attrapé sa fille par le poignet. Il l’aurait conduite dans une ruelle sombre, un peu à l’écart, tandis qu’elle hurlait à la mort. Il l’aurais d’abord battue, avant de la plaquer contre un mur. De déboutonner son jean, de la palper, de ses doigts répugnants. D’arracher sa culotte, de la pénétrer, et de la violer sauvagement, étouffant ses plaintes et ses cris de désespoir en cognant sa tête contre le mur, au rythme de ses assauts déments. Personne n’aurait fait le moindre geste et tous attendaient que son père jouisse en elle, qu’il la souille de son sperme purulent et qu’il prenne la fuite, la laissant agonisante sur le trottoir, pour appeler les secours. Lorsqu’ils arrivèrent, on ne pouvait plus rien pour elle. Annabelle avait cessé de vivre.

Des bruits courent partout qu’Annabelle se prostituait, et qu’elle ne volait pas d’argent à son père. Qu’elle me payait à boire et qu’elle savait que ce soir là, son père irait tirer sa crampe et qu’il la verrait. Ils affirment que c’est ce qu’elle aurait pu décider, pour humilier son père, par vengeance.

Mais je refuse de les croire. Annabelle ne pouvait pas agir ainsi et ces calomnies ne visent qu’à rabaisser un être pur et innocent, dont jamais personne ne pourra souiller la mémoire. Mais la bassesse humaine ne me surprend même plus.

Le père d’Annabelle n’échappera certainement pas à la prison. Des passages à tabac, des viols, un meurtre, seul la corruption pourrait le sauver, et il me paraît presque ruiné. J’espère qu’en prison, il passera par ces trois étapes (qu’importe dans quel ordre), et n’en sortira que les pieds devant, comme on dit. La prison aurait du bon. pour changer !

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CHAPITRE 6

Nous sommes aujourd’hui le 9 août. J’arrive à la fin de mon cahier. J’ai dédié mon dernier poème à Dolorès, j’ai encore du mal à y croire :

La petite fille qui clignait des yeux se tenait devant moiSa bouche se crispa comme un prospectus qu’on écraseEst ce qu’elle souhaitait de ces pansements de lune…

Y était-elle allergique ?Ses longs cheveux noirs s’étiraient jusqu’au sol

Et leur pointe mélancolique s’y agrippaitLe tram tressauta soudain

Des perles de sang coulaient le long de ses cuissesElle serra ses dents de louve

Et l’animal qui lui rongeait le bas ventreEn un vagissement grotesqueS’échappa de dessous sa jupe

Et disparutElle se mit à battre des paupières et ses cheveux

S’illuminaient de paillettes évanescentesDe brefs éclairs de nuits.

Elle m’observait sans me voirJe jugeais que le décor urbain d’un tramway ne lui convenait plus

L’engin stoppa et ses parois croulèrent dans le sableTandis que l’océan psalmodiait au loin ses chants grégoriens de flux et refluxMais la petite fille qui tressaillait des cils se fatiguait de ces éternels paysages

romantiquesQui gangrènent la littérature des centaines de milliers de poètes amateurs qui

publient sur le netAu diable les impostures

Ma tête nous enferma aussitôt dans le casier d’une usine d’abruptissement à la chaîneTout devenait noir, sauf ses mèches électriques et ses pupilles

Deux verts luisants dont les ailes mordorées papillonnaient la chamadeElle n’avait pas peur

Elle articula un léger souffle de son haleine coagulée« Le temps ne passe plus »

Pourquoi ?Qu’attend-t-il ?Sa dulcinée ?

Mes interrogations amusèrent la petite fille au regards instablesSa petite bouche d’enfant s’illumina brusquement et sortaient de ses lèvres d’eau

écarlateDes mélodies amères

Ses yeux devinrent multicolores comme le paradisIls changeaient de couleur à chaque battement de cils

Ses cheveux prenaient toute la place dans le casierJe réalisais qu’elle devenait une femme

Elle s’amusait à titiller mes narines de son nez busqué

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Son haleine ferrugineuse effleura mes lèvres mais elle retint un soupirJe ne comprenais pas

Ses bras fiévreux m’enlacèrentA mon tour mes cils clignèrent

Compte à reboursPendant quatre heures ils battront

Pendant quatre heures il palpiterontPendant quatre heures avant l’infarctus

Pendant quatre heures avant…Son sourire illumina notre froide alcôve industrielle

Devant moi se tenait la mort, nueElle s’offrait

Mais je ne savais pas embrasserAlors elle disparut et mes yeux cessèrent de battre à tout rompre

Ce poème, m’a permis de tuer deux heures de temps. Il m’a parut passable, je l’ai retouché avant de le froisser et de le jeter par la fenêtre, l’admirant s’éloigner, porté par le vent.

Quelques jours plus tard, j’ai appris la mort de Dolorès. Elle s’était défenestrée. Je n’y voyais pas de lien jusqu’à ce qu’on m’apprenne qu’elle portait l’embryon d’un enfant. Et puis, j’ai vite ressorti le brouillon de ce poème, tout s’est bousculé dans ma tête, et j’ai aussi retrouvé les autres, ceux pour Annabelle ou Lise. Mon dernier poème à Lise, quelques jours avant son décès, je l’ai rédigé alors que je mangeais de son chocolat favori. Il en porte de légères traces. Quelques jours avant la tentative de suicide d’Annabelle, mon poème pour elle a été composé tandis que mes mains, encore humides, tâchaient le papier. Je crois que je deviens fou, ou bien ce sont des signes. Cette réalité fascinante que j’entrevois me terrifie.

Une fille mangeais dans le bus la semaine dernière. Je lui ai dédié ceci :

La jeune fille de sucre me dissout lorsqu’elle mange et que son museau châtaingrignote mon cœur d’airain

Et pour me rassurer et chasser mes pressentiments, en descendant j’ai jeté le papier sous les roues du bus.

Le lendemain, en regardant les faits divers, une jeune fille venait de mourir la jambe écrasée par un bus ! Comment ne puis-je alors donner la mort à distance ? Ne suis-je l’assassin de ces filles que j’ai aimé ?

La culpabilité se mêle en moi au désir de vengeance. Je viens de dédier des lignes pour Clérine, et de les enflammer. J’ai soufflé sur les cendres, il me semble avoir vu les siennes voler par la fenêtre.

Si dans quelques jours j’apprend sa mort, jamais plus je ne maudirais la vie. Qu’elle me sera douce, maintenant qu’il est en mon pouvoir de m’enivrer de tels plaisirs…Où bien n’est-ce plutôt qu’un rêve ?

Je marchais tout à l’heure, je déambulais dans ces rues du centre-ville, pleines de gens heureux, d’odeurs sucrées, de chansons populaires sur lesquelles les amoureux s’étreignent, à

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demi nu. Moi aussi, bien qu’usé, laid et inintéressant, je suis devenu un jeune de mon âge, car je peux enfin m’oublier, me vautrer dans la volupté, celle qui consiste à dissoudre les leurs, dans les larmes et le sang. Je les éviscèrerait de leur bonheur les uns après les autres s’il le faut.

Je cherchais mes proies, l’œil avide, et j’admirais ces belles jeunes femmes, étendues sur le sable, folâtrant dans l’eau, batifolant au soleil, poursuivies par des garçons, l’œil rieur et comblé. Mais moi aussi je les possède, et même plus impitoyablement que mes minables rivaux. Je les ais relégués au rangs de petits rigolos, malgré leur confiance en eux, et leur musculatures apolliniennes. Ils règnent sur leurs jours mais moi j’y met le terme, j’y mettrais le terme chaque fois que cet acte me pourra soulager.

Quelle demoiselle peut désormais se désintéresser de moi ?

Je voulais tenter une approche avec une jeune femme qui me plaisait particulièrement, mais personne ne me croira, je le sais. Qui ne rirait pas de ce pouvoir insoupçonné que j’ai sans doute fini par obtenir, en contrepartie de mes souffrances ?

J’ai mieux aimé me taire et l’observer. J’attendais qu’elle me snobe, j’exécutais mon plus beau sourire, de Casanova hideux, de don juan autiste, et son regard a fuit. Mais je garde en mémoire cet instant où j’ai désiré son corps, et après l’avoir peint, en un petit poème en prose, qu’elle soit certaine que j’en ferais des confettis, et que, comme l’hostie, j’en croquerais les meilleurs morceaux. Que j’ai hâte de me repaître des courbes de ses yeux d’encres, et des lettres de son corps mielleux et chaud ! Mes incarnations de la beauté, si elles sont dépressives doivent s’achever, non, doivent se féconder par la mort.

Qu’est devenue ma vie ? Qui ne suis-je pas ? Autre chose existe. Je le sens.

Et si seulement j’ai effectivement ce pouvoir de mort, mes écrits peuvent-ils avoir celui de vie ? Quoi ? Cette femme idéale, cette incarnation de la beauté, c’est à dire de la dépression, pourrais-je grâce à mes forces nouvelles, comme Pygmalion, lui donner vie ? Oh Galatée ! Oh Galatée mon amour !!! Sale pute …

Que faut-il pour te faire naître, comme j’ai crevé toutes celles que j’ai pu aimer ? Devrais-je te composer entièrement, et découvrir en moi cet être qui n’existe pas encore, qui ne peut sortir du ventre d’aucune femme, dont la perfection ne peut qu’être l’œuvre du cerveau d’un homme qui a assez souffert pour être sage et inspiré ? Puisse cette force nouvelle me venir en aide, si les miennes me manquent. La renaissance dans la souffrance n’est plus un leurre, je le sais.

Mais n’en ai-je pas déjà créé de ces copies du beau ? A quoi ressemblaient Lise, Annabelle, Clérine ou Dolorès ? Dans quelle mesure ai-je rencontré ces êtres, dans quelle autre les ai-je façonnés ? Ne sont-ils pas, ces êtres absurdes, que la projection de mon imaginaire sur un réceptacle d’os, de chair et de sang ? Les ai-je seulement connus ? N’ai-je pas plutôt toujours rencontré différentes parties en moi que je projetais sur eux ? Furent-ils seulement réels ?

J’observe à nouveau tous ces poèmes dans mes tiroirs, voici ce qui me reste d’eux, ainsi que quelques souvenirs. Ils ne m’apparaissent plus que sous forme d’instants douloureux, occupés par des êtres imaginaires et magiques. Non ! Lise n’est pas une étoile.

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Non. Tout au plus une adolescente immature comme il en existe des millions. Si seulement elle pouvait crever à nouveau…

Non ! Annabelle n’est pas une princesse. Sa faiblesse et son peu de respect pour elle-même justifient sa déchéance. Si seulement elle pouvait crever à nouveau…

Non ! Clérine n’est pas une jolie jeune femme ténébreuse. Son visage répugnant et sa froideur n’attestent que de sa stupidité. bouffonne de romantique. Si seulement je pouvais te tuer au prochain rendez-vous…

Et Dolorès ! Le Gothisme n’est-il pas le mouvement le plus puéril et mièvrement romantique de notre époque, érigé en mode de vie par ces gosses de bourgeois qui exhibent ostensiblement leur pseudo dépression d’enfants gâtés comme une façon de se donner de l’importance ? Toute une génération à éradiquer…Si seulement…

Et tandis que je les côtoyais, ces êtres ABSURDES, je ne distinguais que des images d’eux-mêmes, que des productions internes à mon être. Je n’ai pas pu les connaître. Et s’ils me sont apparu, c’est en tant que personnages. Puisqu’ils me sont si douloureux, puisque ma tête n’est capable que de me torturer lorsqu’elle ne me navre pas, qu’ils disparaissent ! Qu’ils disparaissent ces personnages ! QU’ILS DISPARAISSENT !!! QU’ILS DISP…

[ Note de l’éditeur : à cet endroit le journal est copieusement raturé]

Restent mes souvenirs…Dans l’isolement et le désœuvrement, la mémoire devient un véritable centre de gravité. Mes pensées gravitent autour de mon vécu, et sans cesse le ressassent. Quelle étrangeté. A réinvoquer mes souvenirs, me voici seul autour d’un monde aussi faux que mon imaginaire : ma mémoire. Le réel n’est qu’un simulacre, une bribe d’imaginaire s’auto-proclamant concrète et supérieure aux autres.

Je n’éprouve plus que la sensation de me trouver prisonnier d’un infini virtuel et total. Comme une vaste matière à l’intérieur de laquelle tout est égal et fluide. Et faux. Comme les personnes que j’ai pu connaître ou comme ce qu’elle m’ont conduit à leur dédier. En vers sous forme de poèmes, en acte sous forme d’instants qui sont devenus souvenirs. Mais ces écrits comme ces moments, j’en porte seul la paternité. Ils m’ont inspiré ce travail d’enfantement. Mes créations ne ressemblent qu’à moi. Je viens de comprendre la raison de leur laideur…Putain…

Dehors le soleil approche…le soleil…non bien sur le néant, la froide déité camouflée derrière chaque perception sensorielle…Et alors pourquoi pas !!! rien n’a jamais vécu sinon un songe, une mascarade, une farce grotesque…Des visions horribles qui reviennent de ceux qui reviennent me chercher !!!

Ya-t-il seulement quelque chose ? Quelque chose où autre chose, enfin qu’est ce que c’est ? Une force supérieure capable de me venir en aide ? Je crois que je comprend maintenant. L’existence est un piège tendu au héros.

Où est le créateur ? Où est l’auteur de ma vie, l’artisan de mes souffrances ? Quelqu’un me sent-il ici en train d’écrire ?

Mes torturent distraient, on s’amuse de me savoir souffrir.

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On m’ausculte, je suis un phénomène de foire, salope, crève salope, mon cerveau te tuera, comme les autres. Je ne suis pas un assassin. Tu n’as rien compris. Mes tortures te distraient, avoue. AVOUE ! TU VAS CREVER ! TU VAS CREVER ! CREVE ! CREVE ! CREVE ! CREVE !

[note de l’éditeur : le journal s’achève sur des gribouillis illisibles copieusement raturés]

FIN

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POSTFACE

(Par Clémence Rine, psychiatre et écrivaine)

Le Journal Intime de Kaël est un best-seller en puissance. Non pas en vertu de ses qualités littéraires --- plus que douteuses --- mais grâce à son contexte désormais célèbre que nous nous permettons de rappeler brièvement au lecteur.

Cet ouvrage est le journal intime authentique du nantais Mickaël Rossignol, dont l’affaire a défrayé la chronique il y a quelques mois de cela. Ce jeune étudiant est décédé sur son cahier, en pleine écriture, comme l’atteste la fin du journal, le 9 septembre 2009 dans sa chambre, d’un arrêt cardiaque.

Le lendemain, son corps présentait deux excroissances à chaque omoplate, qui se développèrent tant au cours de la journée qu’il devint indispensable de garder le corps en observation. L’événement fit grand bruit une fois les médias au courant : les deux excroissance formèrent en deux jours deux superbes ailes. Les médecins légistes conclurent à une sorte d’atavisme unique en son genre.

En effet mon ancien patient présentait au niveau de chaque omoplate des cellules d’une espèce inédite, aujourd’hui appelées « cellules rossignol », capables de se développer de façon autonomes et de permettre la croissance extrêmement rapide d’organes.

La thèse actuellement la plus en vogue bouleverse totalement notre vieille conception des origines de l’Homme. Pour de nombreux scientifiques, c’est un cas excessivement précieux d’atavisme ancestral qui nous indique que si nous ne descendons effectivement pas du singe, comme l’on déjà démontré des travaux antérieurs, nous descendrions certainement d’une espèce d’origine incertaine, capable de marcher comme de voler, et dont on explique encore mal l’évolution. De nombreuses hypothèses particulièrement saugrenues sont avancées par des scientifiques peu scrupuleux et bien pressé d’en tirer des conclusions, certains allant même jusqu’à prétendre que notre espèce serait d’origine extra-terrestre et aurait rapidement perdu ses ailes sur notre planète…

Ce qui est certain c’est que mon patient, monsieur Rossignol , au cours de ses visites à mon cabinet se montra au fur et à mesure des séances de plus en plus fasciné par mes boucles d’oreilles en forme d’oiseaux, ainsi que par sa tâche de naissance, sise juste à côté du cœur, en forme de mouette. Ses parents auraient même récemment révélés que son pseudonyme sur Internet, « Ffenix », avait pour origine une affection toute particulière pour cet animal fabuleux et mythologique qu’est le Phénix.

Néanmoins, à la lecture de son journal intime il nous est impossible de trouver d’autres indices qui nous permettraient d’affirmer qu’il avait pressenti son destin.

Nous estimons que ce témoignage, dont nous avons voulu préserver la fruste authenticité en nous contentant de la découper en chapitre — conformément aux notes figurant sur le carnet intime et au découpage effectué vraisemblablement au cours de la rédaction du dernier chapitre par monsieur Rossignol — méritait une publication malgré ses nombreux défauts, sa mièvrerie, sa brutalité, plus généralement l’immaturité qu’un tel travail suppose pour être opérant.

Bien peu de choses en somme, en comparaison de l’importance du témoignage d’un être qui malgré lui, nous fournit une piste d’étude et de nouveaux éléments de réponses à cette question existentielle et capitale : « Que sommes-nous ? ».

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(Septembre 2005 _ Décembre 2005Saint-Nazaire _ Nantes)

Ffenix _ Le journal intime de Kaël_ terreimaginaire.free.fr