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L'apprentissage de l'exégèse biblique par Augustin (3)

Années 393-394

Les deux ou trois années précédant l'accession d'Augustin au siège episcopal d'Hippone ont été mises à profit par le jeune prêtre pour parfaire ses connais­sances bibliques et pour s'essayer lui-même à des commentaires suivis. Pour l'Ancien Testament, il revient à une étude des premiers chapitres de la Genèse, dans une perspective désormais moins polémique que dans son premier essai contre les manichéens. Le Nouveau Testament est abordé prudemment à travers l'étude d'un seul chapitre de Matthieu, le sermon sur la montagne. Ces deux commentaires, ainsi que les premiers ouvrages anti-donatistes, qui datent à peu près de la même époque, permettent de préciser le tableau des lectures exégé-tiques faites par Augustin prêtre tel que nous avons commencé à l'esquisser dans de précédents articles 1.

I. - DE GENESI AD L I T T E R A M I M P E R F E C T V S L I B E R

Quand, en 426-427, Augustin procède à la révision systématique de ses ouvrages, il retrouve dans ses papiers un commentaire inachevé sur la Genèse, qu'après hésitation il décide de conserver, bien que, dit-il, on y trouve plus de questions que de solutions et que le traité manifeste qu'il était encore novice dans l'exégèse des Écritures quand il l 'a écrit 2. Ce travail doit être situé peu après le traité Sur la foi et le symbole, qui date d'octobre 393, et à l'époque où il travaille

1. « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin (1). Années 386-389 », Revue des

Etudes Augustiniennes 48 , 2002 , p. 267-295 ; « L'apprentissage de l ' exégèse biblique par Augustin (2). Années 390-392 », Revue des Études Augustiniennes 49 , 2003, p. 43-84.

2. AVG. Retract. 1 ,18, BA 12, p. 382-383.

au commentaire du sermon sur la montagne (De sermone domini in monte), soit fin 393 et début 394 3 . Dans le De Genesi contra Manichaeos, il n'avait pas osé, selon lui, « expliquer les nombreux mystères de la nature selon la lettre (ad litteram), c'est-à-dire au sens où les expressions du livre sacré peuvent être entendues dans leur sens historique (secundum historicam proprietatem) », mais il voulait désormais s'y essayer 4. H peut être intéressant, dans la perspective qui est la nôtre, de comparer le traité inachevé avec le précédent, pour examiner si l'on peut détecter chez Augustin vers 393 un progrès dans la connaissance des idées et traités exégétiques du temps.

A. La méthode d'interprétation annoncée et le titre (2,4-3,6)

Augustin affirme d'emblée que la norme ultime de toute exégèse correcte est la foi catholique, et commence donc par rappeler synthétiquement le contenu de la régula fidei. Il se lance ensuite dans un exposé méthodologique. « Certains exégètes des Ecritures rapportent qu'il est quatre façons d'expliquer l'Ancien Testament (lex) ; on peut énoncer en grec leurs dénominations, et les définir et expliquer en latin : selon l'histoire, selon l'allégorie, selon l'analogie, selon l'étiologie. Il y a histoire quand on relate une action accomplie par Dieu ou par l'homme ; allégorie, quand les paroles sont prises au sens figuré ; analogie, quand on met en évidence l'accord de l'Ancien et du Nouveau Testament ; étiologie, quand on rend compte des causes des paroles et des faits 5 ».

Augustin entreprend alors, à titre d'exemple, d'appliquer la méthode au premier verset de la Genèse. « Pour la phrase de l'Écriture "dans le principe Dieu fit le ciel et la terre", on peut se demander s'il faut l'entendre selon l'histoire uniquement, ou si elle a aussi un sens figuré, comment elle concorde avec l'Évangile, et pour quelle raison ce livre commence ainsi. Selon l'histoire, on se demande ce que signifie "dans le principe" 6. » On n'aura rien d'autre que cette

3 . G . MADEC, Introduction aux « Révisions » et à la lecture des œuvres de saint Augustin,

Paris 1 9 9 6 , p. 1 7 ; 4 1 .

4 . A v o . Retract. 1 , 1 8 , p. 3 8 2 - 3 8 3 .

5 . Gen. imp. 1 , 2 , CSEL 2 8 , 1 , p. 4 6 1 , 7 - 1 5 : « Quattuor modi a quibusdam scripturarum

tractatoribus traduntur legis exponendae, quorum uocabula enuntiari graece possunt, latine autem

definiri et explicari : secundum historiam, secundum allegoriam, secundum analogiam, secun­

dum aetiologiam. Historia est, cum siue diuinitus siue humanitus res gesta commemoratur ;

allegoria, cum figurate dicta intelleguntur ; analogia, cum ueteris cum noui testamentorum

congruentia demonstratur ; aetiologia, cum causae dictorum factorumque redduntur. »

6 . Gen. imp. 1 , 3 , CSEL 2 8 , 1 , p. 4 6 1 , 1 6 - 2 1 : « Hoc ergo quod scriptum est : "in principio

fecit deus caelum et terram", quaeri potest utrum tantummodo secundum historiam accipiendum

sit an etiam figurate aliquid significet et quomodo congruat euangelio et qua causa sic liber iste

inchoatus sit. Secundum historiam autem quaeritur quid est in principio. »

interprétation "selon l'histoire 7". D'où Augustin tient-il ces principes, exposés, mais non appliqués dans la suite ? Il se réclame expressément de certains com­mentateurs de l'Ecriture : a quibusdam scripturarum tractatoribus traditur.

En 391, dans le De utilitate credendi, Augustin a déjà fait état de cette méthode et l 'a longuement justifiée, en démontrant que Jésus et Paul en avaient usé. Dans ce traité aussi, il affirme tenir la quadripartition de prédécesseurs, dont il allègue l'autorité pour s'excuser auprès de son ami Honoratus d'user de termes grecs : « Ne va pas penser qu'il est déplacé de ma part d'user de mots grecs. D'abord, c'est ainsi que je l'ai appris, et je n'ose te le communiquer autrement que je l'ai appris. Ensuite, tu constates toi aussi qu'il n'est pas chez nous de mots pour exprimer ces idées ; si j ' e n avais forgé par transposition, cela aurait été encore plus déplacé de ma part, et, si je me servais de périphrases, cela alourdirait mon exposé 8 . »

Augustin demande qu'on lui pardonne l'emploi de mots grecs. Cette coquet­terie de rhéteur ne doit pas nous égarer : ainsi faisait Cicéron quand il parlait de philosophie en latin 9. Ses paroles n'obligent pas à penser qu'il reproduit les propos d'un exégète grec ; de fait, les quatre mots auxquels il recourt sont depuis longtemps déjà acclimatés dans la langue latine, notamment en rhétorique 1 0 . La définition proposée de l'allégorie est des plus classique, et celle de Yhistoria est reprise au De inuentione de Cicéron 1 1. Historia et allegoria sont utilisés par Ambroise, et, dans le De Genesi contra Manichaeos, Augustin lui-même en usait sans façon. La seule chose qui pouvait dépayser Honoratus est l'application des termes d'analogia et aetiologia à l 'exégèse biblique, où ils n'apparaissent quasiment jamais. Uanalogia, dit Augustin, marque la volonté d'établir l'harmo­nie des deux Testaments, ce qui correspond au sens habituel du mot, notamment

7 . G . PELLAND, Cinq études sur le début de la Genèse, Paris-Montréal 1 9 7 2 , p. 3 0 remarque

justement que Yhistoria est le seul sens abordé par Augustin. Les efforts d'A. HOFFMANN,

Augustin*s Schrift « De utilitate credendi ». Eine Analyse, Munster 1 9 9 7 , p. 1 3 3 - 1 3 9 pour

montrer qu'Augustin met en œuvre tous ses sens dans ses premiers écrits ne parviennent pas à

convaincre.

8 . Vtil. cred. 3 , 5 , BA 8 , p. 2 1 6 - 2 1 9 (légèrement modifié).

9 . Justement noté par A. HOFFMANN, Augustin'S Schrift « De utilitate credendi », p. HO­

M I .

1 0 . Le fait n'a guère besoin d'être justifié dans le cas d'historia et d'allegoria : voir

M. MARIN, « Historia e derivati in Agostino : note retoriche ed esegetiche », Vet Chr 3 5 , 1 9 9 8 ,

p. 9 7 - 1 1 8 ; ID., « "Allegoria" in Agostino », La terminologia esegetica nell'antichità, Bari

1 9 8 7 , p. 1 3 5 - 1 6 1 . Pour aetiologia, Sénèque affirme que les grammairiens eux-mêmes l 'em­

ploient (Ep. 9 5 , 6 5 ) . Pour analogia, au sens de proportion, voir ThLL, s. v. analogia, c. 1 6 ,

2 0 - 2 4 .

1 1 . M. MARIN, « Il De Genesi ad litteram imperfectus liber », dans De Genesi contra

Manichaeos, De Genesi ad litteram imperfectus di Agostino d'Ippona, Lectio Augustini 8,

Palerme 1 9 9 2 , p. 1 2 6 : Cic. Inuent. 1 , 1 9 , 2 7 (définition de la narratio).

en musique 1 2 ; elle consiste à prouver, en particulier pour répondre aux mani­chéens, qu'il n 'y a pas contradiction entre les propositions des deux Testaments, et elle se borne au sens littéral 1 3 ; on ne connaît pas d'auteur chrétien qui utilise ainsi le mot avant Augustin 1 4 . Comme Yaetiologia, Y analogía légitime le texte plus qu'il n'en dégage le sens 1 5 .

En 388-389, le De Genesi contra Manichaeos connaissait deux types de textes, historia et prophetia, qui tous deux avaient un sens manifeste et étaient susceptibles de recevoir un sens figuré, parfois appelé allégorie 1 6. La définition donnée de Y historia dans le De Genesi imperfectus liber - moins développée que dans le De utilitate credendi - est plus précise que celle du De Genesi contra Manichaeos, mais lui est foncièrement semblable : « Il y a exégèse historique quand on enseigne ce qui est écrit ou qui s'est passé, et ce qui, sans s'être passé, a été écrit comme si cela s'était passé 1 7 . » La disparition de prophetia dans les deux développements sur les quatre approches de l'Écriture en 391-394 est remarquable : les termes utilisés appartiennent uniquement au vocabulaire de la rhétorique, aucun n'est propre au lexique chrétien de l'exégèse. Quant au De uera religione, en 390, s'il faisait état de quatre types et de trois niveaux d'inter­prétation possibles, cela ne concernait que l'allégorie : il ne s'intéressait pas aux autres sens de l 'Écriture 1 8 .

Absents avant 391, le vocabulaire et la thématique de YImperfectus Liber et du De utilitate credendi, dont Augustin lui-même déclare par deux fois qu'il les tient d'autrui, ne reparaissent pas après 393-394. Augustin n 'a plus jamais utilisé cette quadripartition des Écritures après cette date. Bien plus, il n'use plus jamais du terme aetiologia ; même analogía est très rare chez lui, et, quand il est employé ailleurs, il l'est au sens classique de proportion ou d'analogie 1 9 . Autrement dit,

1 2 . Cf. CALCID. In Tim. 2, 3 0 4 , p. 3 0 5 , 2 1 : « Ordo autem sine harmonia esse non potest,

harmonia demum analogiae cornes est . . . » ; cf. A. HOFFMANN, Augustin'S Schrift « De utilitate

credendi », p. 1 3 4 , n. 1 8 8 .

1 3 . H . DELUBAC, Exégèse médiévale, t. 1 , p. 1 7 8 ; M . MARIN, « Il De Genesi ad litteram

imperfectus liber », p. 1 2 6 . Qu'on en reste au sens littéral explique que, dans le De utilitate

credendi, quand Augustin en vient à justifier ce sens, il fait un long développement sur la thèse

des interpolations des Écritures, seul procédé par lequel les manichéens se débarrassaient des

éventuelles contradictions du NT lui-même.

1 4 . Contrairement à ce que ThLL, s. v. Analogia, c. 1 6 , 1 5 - 1 6 laisse entendre (« passim apud

Christianos »).

1 5 . A. HOFFMANN, Augustin'S Schrift « De utilitate credendi », p. 1 4 3 .

1 6 . Nous renvoyons sur ce point à notre introduction du traité dans la Bibliothèque Augusti-

nienne 5 0 .

1 7 . Vtil. cred. 3 , 5 , BA 8 , p. 2 1 9 .

1 8 . Ver. rel. 5 0 , 9 8 - 9 9 .

1 9 . La chose est facile à vérifier sur le CLCLT de Brepols. En dehors du De musica, où le

mot analogia a son sens habituel de « rapport, proportion », il n'y a que deux emplois du

l 'usage de cette théorie de la lecture de l'Ancien Testament ne dépasse pas le temps du presbytérat. Cela fait naître un soupçon : derrière les doctissimi uiri qui ont appris cela à Augustin, et dont il parle révérencieusement 2 0, ne faudrait-il pas voir son évêque Valerius ? On sait qu'il était de langue et de culture grecques, et le fait qu'il ait tenu à s'associer un homme aussi brillant qu'Augustin laisse à penser qu'il n'était pas un esprit médiocre 2 1 . Quand Augustin est arrivé à Hippone, il ne disposait pas, à propos des sens des Ecritures, du schéma ambro-sien wnbra/imago/ueritas, qui apparaîtra seulement dans l'œuvre de l'évêque de Milan à une date postérieure au séjour d'Augustin dans la ville ; on a remarqué qu'il ne jouait pas de rôle dans l'exégèse augustinienne 2 2. On peut imaginer sans invraisemblance que, conscient des limites de ses connaissances exégétiques 2 3, le jeune prêtre aura eu des entretiens avec son évêque sur ces questions. Que Valerius soit l'auteur de la quadripartition pourrait expliquer qu'on a toujours échoué à en trouver le modèle dans les littératures latine et grecque, le schéma ne correspondant ni aux idées des exégètes alexandrins ni à celles des antiochiens 2 4. Une fois Valerius disparu, la quadripartition adoptée par respect pour l'évêque disparaît, sans doute parce qu'Augustin a éprouvé son peu d'utilité dans l'expli­cation des livres saints.

Quoi qu'il en soit, dans les considérations méthodologiques que nous avons citées, l'expression ad litteram ne figure pas et elle n'appartient absolument pas au vocabulaire du De Genesi ad litteram imperfectus liber. De fait, dans ses ou­vrages anciens, Augustin n'accorde guère un sens positif à littera. Dans le traité Sur les mœurs de l'Église et sur les mœurs des manichéens, il refuse une lecture au pied de la lettre (ut littera sonat), qui induit une vision anthropomorphique de Dieu 2 5 . Dans son premier commentaire sur la Genèse, l'expression n'apparaît qu'une fois : il admet que l'idéal serait de prendre les textes secundum litteram, c'est-à-dire, précise-t-il, « non aliter quam littera sonat », mais souligne surtout le

terme : AVG. Ser. 52, 23, RBén 74, p. 35, 394 : « quasi ad analogiam, id est, ad rationem quam-

dam comparationis dirigenda » ; cf. aussi Quaest. Hept. 2 , 1 7 .

20. Vtil. cred. 4 , 10, BA 8, p. 228 : « doctissimos uiros ».

21 . Sur Valerius, voir A. MANDOUZE, Prosopographie chrétienne du Bas Empire. I. Afrique

(303-533), Paris 1982, p. 1139-1141.

22. Sur ce schème chez Ambroise, voir V. HAHN, Das wahre Gesetz, Münster 1969, p. 207-

227. Sur l'absence du schéma chez Augustin, voir J. LÉCUYER, « Le sacrifice selon saint Augus­

tin », Augustinus Magister 2, p. 913.

23. Vtil. cred. 5, 12, BA 8, p. 236 : « quamquam perpauca eius generis librorum sciam » ;

cf. aussi YÉpître 2 1 , 3 - 4 , où, avant même de prendre sa charge à Hippone, il supplie Valerius de

lui accorder un congé pour études !

24. Contrairement à ce qu'avait pensé Von Dobschùtz : cf. A. HOFFMANN, Augustin'S Schrift

« De utilitate credendi »..., p. 141.

25 . Mor. 1, 10, 17. Il n'y a que 5 exemples de « ut littera sonat » chez Augustin, tous

négatifs.

danger d'une telle lecture 2 6 . Rien de plus pernicieux, dit-il encore dans le De utilitate credendi vers 391, que de comprendre ad litteram, id est ad uerbum11.

C'est que, pour lui, la lettre est longtemps restée « la lettre qui tue » dont parle Paul, la lettre qui s'oppose à l'esprit (2 Co 3, 6). Il parlera encore, dans les Confessions, « des anciennes Écritures dont le sens pris à la lettre (le) tuait 2 8 ». On remarque que, vers 393-395, dans le De sermone domini in monte et dans les commentaires sur les Psaumes les plus anciens, ad litteram est également peu employé et toujours de manière péjorative ; même le De doc trina Christiana

n'emploie l'expression qu'une fois, et en un sens négatif 2 9. Selon toute vraisem­blance, c'est seulement en 426-427 que le petit traité resté inachevé fut intitulé De Genesi ad litteram imperfectus liber, pour marquer le fait qu'Augustin y voyait un maillon entre son premier traité, qualifié d'allégorique dans les Révisions (ce qui ne s'applique que partiellement au livre) et le grand commentaire Sur la Genèse au sens littéral30.

B. Diverses interprétations de détail

Uesprit porté sur les eaux (4, 17)

Dans le De Genesi contra Manichaeos, Augustin avait admis sans autre forme de procès que le spiritus qui, en Gn 1, 2, est porté sur les eaux, était l'Esprit Saint, et il s'était attaché à montrer aux manichéens qu' i l ne fallait pas comprendre les choses de manière locale et matérielle : les eaux ne sont qu'une nouvelle dénomination de la matière informe, et l'Esprit de Dieu se porte sur les eaux comme la volonté de l'artisan sur l'objet qu'il veut créer. La même démonstration est reprise dans le traité inachevé 3 1, mais Augustin y envisage une autre hypothèse : « On peut aussi comprendre autrement, et voir dans "l'esprit de Dieu" une réalité créée, vivifiante, par laquelle est maintenu et mis en mouve­ment l'univers visible ainsi que tout ce qui est corporel, et à qui le Dieu tout-

2 6 . Gen. Mani. 2 , 2 , 3 . R . J. TESKE, Saint Augustine on Genesis, The Fathers of the Church

8 4 , Washington 1 9 9 1 , p. 2 7 , n. 5 3 , remarque qu'Augustin semble à l'époque avoir « une intelli­

gence très littérale de ce qu'on appelle comprendre un texte littéralement ».

2 7 . Vtil. cred. 3 , 9 .

2 8 . Conf. 5 , 1 4 , 2 4 ; cf. aussi 6 , 4 , 6 .

2 9 . Ser. Dom. 1 , 1 0 , 2 6 ; In Ps. 1,1; In Ps. 3 3 , 1 , 7 et 2 , 1 4 ; Doctr. 3 , 5 , 9 . Dans le Ser. 2, 4 ,

ad litteram n'est pas négatif, mais la datation de ce sermon en 3 9 1 est douteuse.

3 0 . Oubliant que le titre est tardif, R . J. TESKE, Saint Augustine on Genesis, p. 3 5 , n. 6 2 ,

s'étonne dans son introduction de ce que le sens de "littéral" ait changé entre le De Genesi

contra Manichaeos et YImperfectus liber. Quant à M. MARIN, « Il De Genesi ad litteram

imperfectus liber», p. 1 2 8 - 1 3 0 , il a justement fait remarquer que l ' exégèse augustinienne

dépasse de beaucoup le sens littéral dans ce traité.

3 1 . Gen. Mani. 1 , 5 , 8 - 9 ; Gen. imp. 4 , 1 3 ; 4 , 1 6 . L'article a été rédigé avant la publication de

BA 5 0 , mais ce sont généralement les traductions de P . Monat qui sont ici reproduites.

puissant a accordé la capacité de le servir pour agir dans ce qui vient à l'être (in Us quae gignuntur). Parce que cet esprit est supérieur à toute espèce de corps, même éthéré, il n'est pas absurde, en raison de la précellence de toute créature invisible sur toute créature visible, de l'appeler "esprit de Dieu" 3 2 . »

Dans cette creatura uitalis qui maintient et meut le monde, il faut sans aucun doute voir l 'âme du monde platonicienne (Timée 34 b), qui s'était avec le temps enrichie de traits appartenant au pneuma des stoïciens 3 3 . Augustin semble bien avoir partagé ces conceptions dans ses premières œuvres 3 4 . Mais pouvait-on identifier l'esprit de Gn 1, 2 avec cette âme du monde ? Notre exégète mentionne cette hypothèse, sans doute pour être complet, mais il ne paraît pas l'avoir jamais adoptée, comme l'indique un passage des Questions à Simplicianus vers 396-397 : « Le texte : "l'esprit de Dieu se mouvait sur les eaux" n'oblige pas, comme d'aucuns le voudraient (sicut nonnulli uolunt), à imaginer un esprit par lequel la masse de l'univers matériel serait comme animée, et qui serait préposé aux créatures corporelles s'engendrant et se perpétuant chacune selon son espèce 3 5 . » Pour Augustin, il n 'y a nul obstacle à considérer, comme il le faisait dans son premier traité, que l'esprit de Dieu de Gn 1, 2 est l'Esprit Saint.

Sicut nonnulli uolunt : ce n'est pas Augustin lui-même qui a établi une relation entre l'esprit de la Genèse et l 'âme du monde, mais un auteur antérieur. De qui s 'agi t - i l? Théophile d'Antioche est le premier à faire le rapprochement: « L'esprit qui se tenait au-dessus de l'eau est celui que Dieu a donné comme principe vital à la création, de même qu'à l 'homme il a donné une âme 3 6 . » Tertullien a sans doute connu cette doctrine, quoique lui-même, dans le Contre Hermogène, voie plutôt dans cet esprit de Dieu « l'esprit à partir duquel les vents aussi ont été faits 3 7 », et accepte ailleurs qu'il s'agisse de l'Esprit Saint 3 8 . Dans les

32. Gen. imp. 4 , 1 7 , CSEL 28, 1, p. 469, 22-29 : « Potest autem et aliter intellegi, ut spiritum

Dei uitalem creaturam, qua uniuersus iste uisibilis mundus atque omnia corporea continentur et

mouentur, intellegamus ; cui Deus omnipotens tribuit uim quamdam sibi seruiendi ad operan-

dum in iis quae gignuntur. Qui Spiritus cum sit omni corporeo aethereo melior, quia omnem

uisibilem creaturam omnis uisibilis creatura antecedit, non absurde Spiritus Dei dicitur. »

33 . A . TARABOCHIA CANAVERO, Esegesi biblica e cosmologia. Note sull'interpretazione

patristica e medioevale di Genesi 1, 2, Milan 1981, p. 31-35 ; M. ALEXANDRE, Le commence­

ment du Livre. Gn I-V. La version des Septante et sa réception, Paris 1988, p. 83-85 ; A . ORBE,

« Spiritus Dei superferebatur super aquas. Exégesis gnostica de Gen. 1, 2b », Gregorianum 44,

1963, p. 691-730.

34. R. J. TESKE, « The World Soul and Time », Augustinian Studies 14 ,1983 , p. 75-92 : pour

lui, l'idée subsiste jusqu'à Conf. 1 2 , 1 1 , 1 2 .

35. Quaest. Simpl. 2 , 1 , 5, BA 10, p. 528-529.

36. THEOPH. A . Autol. 2 , 1 3 , SC 20, p. 132. Pour une analyse de ce texte, voir P. NAUTIN,

« Genèse 1 ,1-2, de Justin à Origene », dans In Principio. Interprétation des premiers versets de

la Genèse, Paris 1973, p. 61-93 (p. 77-78).

37 . TERT. C. Hermog. 32 , 2, SC 439 , p. 167, et la note, p. 378 : F . Chapot pense que

Tertullien pourrait dépendre ici du Contre Hermogène perdu de Théophile plutôt que de l'A

Autolycos.

Questions sur l'Ancien Testament de l'Ambrosiaster, on lit : « Le texte parle d'esprit de Dieu, non qu'il veuille qu'on entende par là l'Esprit Saint ; mais, comme il veut qu'on entende là des réalités spirituelles au-dessus de la création matérielle, il appelle esprit ce qui était porté au-dessus des eaux, pour signifier qu'il est tout entier de Dieu 3 9 . » Mais s'agit-il vraiment ici de l 'âme du monde ?

Jérôme n'ignore pas non plus le thème. En 391, dans ses Questions sur la Genèse, il explique que le terme hébreu rendu par "être porté sur" dans les traductions grecques et latines signifie "couver" ; il en déduit qu'il n'est pas question en Gn 1 , 2 « de l'esprit du monde, comme certains le pensent (ut non­nulli arbitrantur), mais de l'Esprit saint, dont on dit depuis le début qu'il vivifie tous les ê t res 4 0 ». Bien que l'ouvrage existe depuis 391-392 à Carthage dans la bibliothèque d'Aurelius 4 1 , Augustin n 'a certainement pas encore eu en mains les Questions hébraïques sur la Genèse de Jérôme, car il n 'a pas alors connaissance de la traduction "couver" qu' i l utilisera plus tard dans le De Genesi ad litteram42.

Le seul texte vraiment proche des affirmations du De Genesi imperfectus liber est celui de Théophile d'Antioche, qu'Augustin n 'a jamais lu. Entre les deux, il y a certainement un intermédiaire, qui pourrait être le Commentaire sur la Genèse de Victorin de Poetovio. En effet, cet exégète de la fin du n r s. connaît fort bien l'A Autolycos de Théophile, qu'il utilise dans son traité De fabrica mundi43, et M. Gorman a trouvé dans un manuscrit de Vercelli du VII e s. un texte attestant que Victorin avait adopté l'exégèse de Théophile sur Gn 1, 2. On y lit en effet ceci : « Certains ont interprété ce passage d'une manière inexacte : ils disent en effet qu'il ne s'agit pas là de l'Esprit Saint, mais d'un autre esprit, qui est un

38. Bapt. 4 , 1 ; C . Marc. 4, 2 6 , 4 .

39. AMBRST. Quaest. 106, 9, CSEL 50, p. 239, 8-12 : « Idcirco autem hune Dei spiritum dicit,

non quia sanctum hune intellegi uult spiritum, sed cum super creaturam hylicam spiritalia uult

intellegi totum autem dei esse significans, dei hune qui super aquas ferebatur spiritum uoeat. »

Augustin use du même argument (p. 4 7 0 , 1 ) : « Quid enim non est Dei ex his quae condidit ? »

40. HIER. Quaest. Gen., CC 72 , p. 3, 12-14 : « Ex quo intellegimus non de spiritu mundi dici,

ut nonnulli arbitrantur, sed de spiritu sancto, qui et ipse spiritus uiuifìcator omnium a principio

dicitur. » La suite montre que Jérôme voit en uiuifìcator omnium une citation biblique, qui est

rapprochée de Ps 104, 30, et qu'on échoue à retrouver. A. TARABOCHIA CANAVERO, Esegesi

biblica e cosmologia, p. 41-44 a posé la question de la source de Jérôme concernant l'âme du

monde, sans parvenir à trouver autre chose qu'un rapprochement, de son propre aveu assez

vague, avec Origene.

41 . [Avo.] Ep. Divjak 27, 2, BA 46 B, p. 398.

42. AVG. Gen. litt. 1,18, 36, BA 48, p. 132 ; cette interprétation rejoint celle qu'il pouvait lire

désormais dans la traduction latine de YHexameron de Basile par Eustathius, qui est la source

directe du passage, comme l'a bien montré A. Solignac (p. 590-591, note complémentaire 6).

43. M. DULAEY, Victorin de Poetovio, premier exégète latin, Paris 1993, p. 278.

esprit de Dieu ; parmi eux se trouve Victorin 4 4 . » L'évêque de Poetovio est probablement l 'auteur auquel se réfèrent Jérôme dans ses Questions sur la Genèse et Augustin dans les Questions à Simplicianus et le De Genesi imperfectus.

« Dieu dit : que la lumière soit faite ! »

« Est-ce que cela a été dit au Fils unique, ou est-ce précisément ce qui a été dit qui est le Fils unique, la parole appelée Verbe de Dieu par qui tout a été fait, on peut se le demander. » Même en admettant qu'il n 'y ait pas là une parole humaine comme les nôtres (« uox prolata sicut a nobis »), la parole suggère un commencement et une fin, impossibles à imaginer dans le cas du Verbe de Dieu coéternel au Père. Donc, « il s'agit là plutôt d'une parole dite au Fils que du Fils lui-même 4 5 ».

Cette question est l'écho de la théologie archaïque du Verbe : verbe latent en Dieu avant la création, il aurait été proféré avant toute créature, mais en vue de la création 4 6. Cette doctrine, déjà présente chez Théophile, avait été adoptée par Tertullien dans le Contre Praxéas : c'est, dit-il, quand Dieu a dit « Fiat lux ! » qu'a eu lieu la natiuitas perfecta du Verbe 4 7 . Il est vraisemblable que ces idées sont connues d'Augustin par la lecture de Tertullien.

« Et la lumière fut faite »

« Et facta est lux » : pour l'Hipponate, cette seule mention suffit à récuser l'idée que la lumière dont il est question en Gn 1, 3 puisse être le Fils, dont l'Évangile de Jean déclare qu'il est la Lumière du monde et n 'est pas une créature. Mais de quelle lumière s'agit-il donc ? Déjà le De Genesi contra Manichaeos avait affirmé que cette lumière originelle ne pouvait être celle que nous connaissons, puisque cette dernière est produite par le soleil et les astres, lesquels sont créés au quatrième jour seulement. Dans son premier commentaire,

44. Vercellensis 121, fol. 5, r : « Alii autem interpretati sunt hune locum non legitime. Dicunt

enim non esse spiritum sanctum, sed de altero spiritu dictum qui est spiritus Dei, ex quibus est

Victorinus. » Je remercie M. Gorman de m'avoir communiqué ce texte, qui ajoute au peu qu'on

sait du commentaire sur la Genèse perdu de Victorin, et atteste qu'on le trouvait encore dans le

Nord de l'Italie au vn e s.

45 . Gen. imp. 5, 19, CSEL 28, 1, p. 4 7 1 , 7-11 : « Vtrum autem hoc quod dictum est Filio

unigenito dictum est, an idipsum quod dictum est Filius unigenitus est, per quod facta sunt

omnia, quaeri potest [ . . . ] . Quare hoc quod dictum est : Fiat lux, sic et coepit et destitit dici,

magis Filio dictum est hoc uerbum quam ipsum est Filius. »

4 6 . DThC, s. v. Création, c. 2121-2124 . M. ALEXANDRE, Le commencement du Livre,

p. 88-89.

47. THEOPH. A. Autol. 2, 13 ; TERT. C . Prax. 6, 3-7, 1 ( C C 2, p. 1164-1165). A. D'ALÈS, La

théologie de Tertullien, Paris 1905 (Brescia 2 ,1974) , p. 87-92.

Augustin avait vu dans la lumière de Gn 1, 4 une lumière spirituelle, et il va reprendre et développer dans le traité inachevé ce qu'il avait écrit sur les différentes sortes de lumière 4 8. Mais il y envisage une hypothèse jusque là non mentionnée, et appelée à de grands développements dans sa pensée ultérieure, selon laquelle cette lumière spirituelle représenterait les anges, créés avant toute autre créature : « Les hommes se demandent quand les anges ont été créés : peut-être que ce sont précisément eux que désigne, certes très brièvement, mais d'une manière très appropriée et très correcte, cette lumière 4 9. » Peut-on savoir d'où Augustin tient cette interprétation ? La croyance que les anges ont été créés avant le reste de la création se rencontre déjà dans la littérature juive et elle est très connue au IV e siècle 5 0 . Pour Hilaire, Ambroise et Jérôme, c'est une évi­dence 5 1 . Augustin peut tenir l'idée de la lecture d'un de ces trois auteurs, sans qu'on puisse préciser davantage 5 2. Il ne semble pas, toutefois, qu'on ait avant lui vu les anges dans la lumière de Gn 1, 3, ce que semble du reste indiquer la manière dont il présente les choses 5 3 .

Le firmament et les eaux par-dessus le ciel (3, 9 ; 8, 29)

Le De Genesi imperfectus liber traite la question des eaux célestes de façon plus large que le premier commentaire d'Augustin. Le firmament y est explicite­ment assimilé à notre ciel, et l'étymologie du mot firmamentum (mis en relation avec l'adjectif firmus) y joue un rôle 5 4 . Ces deux points se trouvent dans les

4 8 . Gen. Mani. 1 , 5 , 8 ; Gen. imp. 5 , 2 0 et 2 4 .

4 9 . Gen. imp. 5 , 2 1 , CSEL 2 8 , 1 , p. 4 7 2 , 2 1 - 2 3 : « Et fortasse, quod quaerunt homines

quando angeli facti sunt, ipsi significantur hac luce, breuissime quidem, sed tarnen conuenien-

tissime et decentissime. »

5 0 . RLAC, s. v. Engel IV (christlich), c. 1 1 6 - 1 1 7 ; DThC, s. v. Angelologie selon les Pères,

c. 1 1 9 2 - 1 1 9 5 ; E. E. URBACH, The Sages, their Concepts and Beliefs, Jérusalem 1 9 7 9 , 1,

p. 2 0 3 - 2 0 8 .

5 1 . HiL. Trin. 1 2 , 3 7 , SC 4 6 2 , p. 4 3 4 , 1 3 ; In Ps. 1 3 5 , CSEL 2 2 , p. 7 1 9 , 3 ; C. Arian. 6 ,

PL 1 0 , 6 1 2 ; AMBR. Hexam. 1 , 5 , 1 9 , CSEL 3 2 , 1 , p. 1 5 , 2 4 ; HIER. In Tit. 1 ( 2 , 4 ) , PL 2 6 , 5 6 0 A ;

cf. aussi CASS. Conf. 8 , 7 , SC 5 4 , p. 1 4 - 1 5 . Cf. G. PELLAND, Cinq études..., p. 3 2 , n. 2 0 .

5 2 . En revanche, la justification qu'il donne de cette doctrine dans la Cité de Dieu 1 1 , 9 , où

est cité à l'appui Jb 3 8 , 7 (« Quand les astres ont été faits, les anges m'ont loué de leur voix

puissante », verset considéré comme preuve qu'ils existaient déjà), s'apparente à ce que dit

Origene dans son Commentaire sur Matthieu ( 1 5 , 2 7 ) .

5 3 . Les gens posent la question, dit Augustin (quaerunt homines), mais il ne dit pas qu'ils y

répondent ; cf. encore du. 1 1 , 9 , BA 3 5 , p. 6 0 - 6 1 . On considère parfois qu'ils sont créés avant

le ciel et la terre, ou encore qu'ils sont désignés par le ciel de Gn 1, 1 : cf. RLAC, s. v. Engel IV

(christlich), c. 1 1 6 - 1 1 7 ; DThC, s. v. Angelologie, c. 1 1 9 3 - 1 1 9 4 .

5 4 . Gen. imp. 8 , 2 9 , p. 4 7 9 , 2 7 ; 4 8 0 , 2 : « quoniam caelum firmamentum uocauit.. ./ in quo

pacata sunt omnia et firma. »

Homélies sur la Genèse d 'Origène 5 5 , dont il n 'y a pas encore de traduction latine en 393-394 ; ils figurent aussi dans une des Questions sur l'Ancien Testament de l'Ambrosiaster, dont on a déjà montré qu'Augustin les avait utilisées, et qui sont probablement sa source ici encore 5 6 . Le ciel est défini par Augustin comme une créature supérieure à tous les corps terrestres : c'est là sans doute un emprunt indirect à Philon à travers Ambroise, qu'on lit déjà dans le De Genesi contra Manichaeos51.

Le firmament sépare les eaux inférieures et « les eaux par-dessus le ciel ». Que faut-il entendre par là ? Augustin mentionne d'abord une interprétation littérale et concrète : il y aurait, au-dessus du firmament, « des eaux semblables aux eaux visibles qui sont sous le firmament 5 8 ». La deuxième hypothèse voit dans le firmament notre ciel, qui sépare la matière corporelle de la matière spirituelle, selon l'interprétation de l'Ambrosiaster déjà reprise dans le De Genesi contra Manichaeos59.

Jusque là, il n'est presque rien qu'on n'ait déjà lu dans le premier commentaire sur la Genèse. Mais Augustin ajoute une troisième interprétation : étant au-dessus du ciel, ces eaux sont d'une nature supérieure à celle des corps célestes. Peut-être sont-elles « une force soumise à la raison, raison par laquelle Dieu et la vérité sont connus », une force qui « est susceptible d'être formée par la vertu et la sa­gesse » 6 0 . Ces natures douées de raison seraient donc les puissances angéliques, qu'Origène avait identifiées aux eaux situées au-dessus du firmament dans la Genèse 6 1 . Augustin aurait-il lu, entre 388 et 393, quelque texte origénien auquel ñ aurait emprunté ces idées ? En fait, il semble que, déjà à l'époque du De Genesi

55. J. PÉPIN, « Recherches sur le sens et les origines de l'expression caelum caeli dans le

livre XII des Confessions de saint Augustin », Archivum Latinitatis Medii Aeui, Bulletin Du

Cange 23 , 1953, p. 185-274 (p. 260).

56. AMBRST, Quaest. 106 ,10 , CSEL 50, p. 240, 11 : « firmamentum, id est caelum » ; 106, 3,

p. 236, 7-9 : « firmamentum... quia.. . firmatum est ». Sur l'utilisation de l'Ambrosiaster dans

le De Genesi contra Manichaeos, cf. M. DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par

Augustin (1) : Années 386-389 », RÉAug 48 , 2002, p. 292-293.

57. Gen. imp. 8, 29, p. 479 , 16-19 ; Gen. Mani. 1, 11, 17. Cf. AMBR. Ep. 31 , 2 ; J. PÉPIN,

Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris 1964, p. 405-406.

58. Gen. imp. 8, 29, p. 479, 11-12.

59. Gen. Mani. 1, 11, 17, avec les notes complémentaires 3-4 de la BA. En affirmant la

provenance origénienne du thème, J. PÉPIN, Théologie cosmique, p. 407, était obligé de supposer

qu'Augustin avait transformé l'interprétation d'Origène. En fait, la doctrine origénienne, selon

laquelle les eaux supérieures sont les anges et les eaux inférieures sont les démons, n'est pas

connue avant la Cité de Dieu 11, 34 (BA 35, p. 140, avec la note complémentaire).

60 . Gen. imp. 8, 29 , p. 479 , 21-23 : « sed est fortasse uis quaedam subiecta rationi, qua

ratione Deus ueritasque cognoscitur » ; « quae natura, quia formabilis est uirtute et pru-

dentia... ». Cf. Gen. litt. 1 , 9 , 1 5 .

61 . J. PÉPIN, «Recherches sur le sens et les origines de l 'expression caelum caeli...»,

p. 262-263 ; Théologie cosmique, p. 390-417.

contra Manichaeos, il n'ignorait pas cette doctrine 6 2 : elle était probablement développée dans le commentaire perdu de l'Alexandrin sur la Genèse 6 3 , qu'Au­gustin n 'a jamais eu en main. Il est vraisemblable qu'il la connaît par Ambroise, qui la mentionne dans YHexameron64.

Augustin ajoute une interprétation qu'il ne rejette pas franchement, tout en manifestant qu'elle n 'a pas son adhésion quand il dit : « Je ne sais comment cette opinion peut être défendue auprès de ceux qui ont fait sur ces sujets des études approfondies 6 5. » Augustin doute qu'elle soit compatible avec les théories des scientifiques sur l'univers. Selon certains, les eaux par-dessus le ciel seraient « des eaux visibles et froides enveloppant toute la surface du ciel. Ils en ont cherché une preuve dans la lenteur de celle des sept planètes qui est plus élevée que les autres et que les Grecs appellent Phainon ; elle parcourt en trente ans le zodiaque 6 6 et la raison de sa lenteur serait une proximité plus grande des eaux froides qui sont par-dessus le ciel 6 7 . » Cette opinion est de nouveau citée, sans être récusée, dans le De Genesi ad litteram, où elle est expressément attribuée à des auteurs chrétiens qu'on ne parvient pas à identifier68. La seule chose qu'on peut dire est que l'assimilation de Phainon à Saturne, qui ressort de ce passage, et celle de Phaeton à Jupiter, qu'on trouve plus loin dans le commentaire 6 9, rapproche Augustin du De mundo d'Apulée et non des Astronomica d 'Hygin 7 0 . Il nous a

62. Elle semble à l'arrière-plan de l'interprétation qu'il donne de la verdure et de l'herbe en Gen. Mani. 2 , 3 , 4, CSEL 9 1 , p. 122, 25-26 (voir à ce sujet la note complémentaire correspon­dante dans BA 50).

63. J. PÉPIN, Théologie cosmique, p. 415-417.

64. AMBR. Hexam. 2 , 4 , 1 7 , CSEL 3 2 , 1 , p. 56, 10-19 ; sur l'interprétation de ce texte difficile et sa provenance origénienne, voir J. PÉPIN, Théologie cosmique, p. 409-411 et 368-371.

65. Gen. imp. 8, 29 p. 480 , 10-13 : « Quae opinio nescio quemadmodum possit apud eos defendi qui subtilissime ista quaesierunt. » Si les connaissances d'Augustin en astronomie sont limitées (cf. Aug Lex, s. v. Astronomía, c. 488-490 ( D . Pingree), il n'ignore pas que de telles affirmations font difficulté au regard de la cosmologie d'Aristote : cf. P. DUHEM, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques. De Platon à Copernic 2, Paris 1914, p. 487-494 : les eaux supracélestes. Cf. aussi AMBR. Hexam. 2, 3 , 9 .

66. Littéralement, « le cercle porteur des étoiles », circuius signifer, comme dans APVL. Mund. 2 (CUF, p. 123).

67. Gen. imp. 8, 29, p. 480, 5-10 : « Fuerunt qui crederent has uisibiles aquas et frígidas caeli superficiem superamplecti ; et documentum adhibere conati sunt de tarditate stellae unius de septem uagantibus, quae superior est ceteris et a Graecis Phainon dicitur et triginta annis peragit signiferum circulum, ut ob hoc tarda sit quia est frigidis aquis uicinior quae supra caelum sunt. »

68. Gen. litt. 2 , 5 , 9 , BA 48, p. 158-159 ; cf. la note complémentaire 7, p. 596-598.

69. Gen. imp. 13, 38.

70. APVL. Mund. 2 , CUF, p. 123 : « Là se trouve le globe de Phaenon, que nous appelons Saturne ; après lui, le deuxième est celui de Phaethon, que nous appelons Jupiter. » Chez HYGIN, Astronomica 2,42 et 4, 17, ces désignations sont inversées (comme dans le manuscrit de Salis­bury utilisé par M . GORMAN, « The Text of De Genesi ad litteram imperfectus liber », RechAug 2 0 , 1 9 8 5 , p. 73).

été pareillement impossible de retrouver la source du développement de Gen. imp. 14, 46 sur l'air et l'évaporation, qui est probablement la même que celle du passage parallèle du De Genesi contra Manichaeos, où nous avons supposé la médiation de manuels scolaires 7 1.

« Qui manet in aeternum creauit omnia simul » (7,28)

L'idée que Dieu transcende le temps et donc ne crée pas dans le temps est déjà présente dans le premier traité sur la Genèse, où Augustin explique que les six jours de la Genèse sont une façon de parler. Dans le traité inachevé, le prêtre d'Hippone revient sur ce thème, en citant Sir 18, 1 : « Celui qui vit pour l'éter­nité a créé tout ensemble. » La notion de création simultanée, l'idée qu'il n'est pas de délai entre la parole de Dieu et son exécution, sont assez fréquentes dans les commentaires de l 'Hexameron 7 2 , mais elles sont plus généralement rattachées au Ps 32, 9 : « Il parla et ce fut fait. » Le recours à Sir 18, 1 est très rare et, quoi­que l'idée soit incontestablement de tonalité origénienne, elle ne se rencontre pas dans les œuvres conservées d'Origène 7 3 . Augustin lui-même ne cite le verset que dans notre commentaire et dans le De Genesi ad litteram74. La Question 106 de l'Ambrosiaster, exploitée plusieurs fois par Augustin, y faisait toutefois allusion, et on pourrait penser que cet auteur a donné à Augustin l'idée de l 'employer 7 5 .

C. La création à l'image et ressemblance de Dieu (16, 53-62)

Dans son premier traité sur la Genèse, Augustin était avant tout préoccupé de réfuter la lecture littéraliste de Gn 1, 26-27 que les manichéens attribuaient aux chrétiens, et il avait exclusivement abordé la question de la création de l 'homme à l'image et ressemblance de Dieu sous cet angle de vue : la vision anthropo-morphique de Dieu qu'ils raillent, disait-il, est également ridicule aux yeux des chrétiens. Même si le corps humain, par la station debout qui distingue l'homo erectus des animaux, dit quelque chose de la nature de l 'âme, qui « doit être dressée vers ce qui est au-dessus d'elle, c'est-à-dire les réalités éternelles, qui sont spirituelles », c'est dans « l 'homme intérieur, où se trouvent la raison et

7 1 . Gen. Mani. 1, 15, 24 , avec la note complémentaire 5 de BA 50 : « L'air et l'eau :

l'opinion des savants ».

72. Cf. Vier. Fabr. 1, SC 423, p. 138, 2 ; AMBR. Hexam. 1, 3, 8, CSEL 32, 1, p. 7, 22 ; HIL.

Trin. 12 ,40 , SC 462 , p. 442.

73 . Très peu d'exemples, même chez Origène, dans les volumes de Biblia Patristica.

Cf. B. ALTANER, « Augustinus und Origenes », Kleine Patristische Schriften, Berlin 1967, p. 247-250.

74. Gen. litt. 6, 3 , 4 ; 6 , 11 ; 7, 2 8 , 4 1 .

75. AMBRST. Quaest. 106 ,18 , CSEL 50, p. 244, 3 ; 1 0 7 , 1 , p. 246, 6.

F intelligence » qu'il faut chercher la véritable image de Dieu 7 6 . Dans ce premier ouvrage, on ne trouve ni réflexion approfondie sur le sens de l'image de Dieu ni identification de cette image au Fils de Dieu.

Le traité inachevé sur la Genèse revient longuement sur la question. Il faut toutefois prendre garde au fait que le développement consacré dans cet ouvrage à la création à l 'image de Dieu comprend deux strates d'époques différentes : la première (16, 55-60) appartient à la rédaction primitive du livre en 393-394 ; de la seconde (16, 61-62), Augustin déclare expressément qu'il l 'a ajoutée en 426-427 quand il a retrouvé dans ses papiers le commentaire, laissé inachevé précisé­ment au verset qui traite de la question (Gn 1, 26-27) 7 7 .

Dans la couche ancienne du texte, Augustin réfléchit au motif qui conduit l'écrivain sacré à présenter la création de l 'homme comme étant tout à la fois semblable et différente de celle des autres créatures. En effet, en tant qu'il est "animal", il est créé au sixième jour comme tous les animaux terrestres (§ 55) ; mais tandis que, pour l'ensemble de la création, il est écrit que Dieu donne un ordre, dont il est précisé ensuite qu'il est accompli (fiât... factum est), quand il s'agit de l 'homme, Dieu dit : « Faisons l 'homme » (faciamus), ce qui, selon Augustin, manifeste la supériorité de ce dernier (§ 56). On lit exactement la même remarque dans le commentaire du Psaume 118 d'Ambroise 7 8 . Se référant au second récit de la création (Gn 2, 7), les autres auteurs voyaient plutôt cette prééminence de l 'homme dans le fait que Dieu ne se contente pas de donner l'ordre de créer l 'homme, mais le modèle de ses propres mains 7 9 . La question de savoir à qui s'adressait Dieu en disant au pluriel : « Faisons l 'homme », revient très fréquemment dans les textes chrétiens : depuis Justin au II e s., on voyait dans ce pluriel la preuve de l'existence du Fils de Dieu préexistant, co-créateur avec le Père 8 0 . A l'époque d'Augustin, l'affaire est entendue. Mais pourquoi la variation fiât/faciamusy puisque le Verbe de Dieu intervient aussi dans la création des autres créatures ? Selon notre auteur, l'hypothèse selon laquelle fiât marquerait que le Fils agit sur ordre du Père, faciamus qu'ils agissent ensemble, n'est pas satisfaisante, parce que c'est par le Fils que le Père fait tout ce qu'il fait 8 1. Reste à comprendre que ce faciamus, qui n'est suivi d'aucun factum est, a plutôt pour fonction d'enseigner à l 'homme qu'il n 'y a dans la création aucun délai entre

7 6 . Gen. Mani. 1 , 1 7 , 2 8 , CSEL 9 1 , p. 9 5 - 9 6 . Sur le thème de l'image de Dieu chez les Pères,

voir DSp, s. v. Image et ressemblance, c. 1 4 0 6 - 1 4 2 5 ( A . Solignac).

7 7 . Retr. 1 , 1 8 , BA 1 2 , p. 3 8 2 - 3 8 5 .

7 8 . AMBR. In Ps. 1 1 8 , 1 0 , 8 , CSEL 6 2 , p. 2 0 7 , 1 8 .

7 9 . TERT. Res. 5 , 6 , CC 2 , p. 9 2 7 , 2 6 - 3 2 ; 6 , 4 - 5 , p. 9 2 8 , 1 2 - 2 0 ; AMBRST. Quaest. 1 0 6 , 1 6 ,

CSEL 5 0 , p. 2 4 2 , 2 5 s. L'idée est très ancienne, et probablement déjà juive ; cf. CLEM. R. Cor.

3 3 , 4 - 5 , SC 1 6 7 , p. 1 5 2 - 1 5 5 (avec la note) ; THEOPH. A . Autol. 2, 1 8 - 1 9 , qui est sans doute la

source de Tertullien.

8 0 . JUST. Dial. 62,1-2, p. 2 9 0 - 2 9 3 .

8 1 . Gen. imp. 1 6 , 5 6 , p. 4 9 7 , 1 3 - 2 7 .

l'ordre divin et sa réalisation. L'idée en soi est courante, mais la tradition la fonde le plus souvent sur le Ps 32, 9 : « Il dit et cela fut créé 8 2 . » À l'époque, tout cela appartient au bien commun de la théologie chrétienne, et il paraît bien difficile de repérer là quelque source précise qui aurait influencé Augustin 8 3 .

La suite du développement est entièrement consacrée à "l ' image et ressem­blance" de Dieu à laquelle l 'homme est créé : pourquoi ce doublet (§ 57-59), et que signifie pour l 'homme cette création à l 'image et ressemblance divine (§ 60) ? Augustin explique que les deux termes sont non pas équivalents, mais complémentaires. Toute image est ressemblante, mais l'image suppose filiation et relation d'origine (par exemple, le reflet dans le miroir), ce qui n'est pas le cas entre deux choses semblables ; l 'image est en quelque sorte une ressemblance engendrée. Et surtout, dans une perspective très platonicienne 8 4, Augustin développe longuement la distinction entre le semblable (simile) et la ressemblance (similitudo) : la ressemblance apparaît comme l'Idée de semblable, ce par quoi il y a du semblable dans le monde, par participation à la Ressemblance qui tend à ramener le monde créé, visible et invisible, à l 'unité 8 5 . Cette prima similitudo est située en Dieu et assimilée au Fils par qui tout a été fait. Augustin ajoute que, si le semblable marque l'ensemble de la création, créée per ipsam, c'est-à-dire per similitudinem, seules les créatures rationnelles sont créées ad ipsam, ad similitu-dinem, du fait que leur esprit (mens, principale hominis) est précisément "esprit" comme Dieu lui-même (§ 59-60). Ce dernier point est exposé beaucoup plus nettement dans les LXXXIII Diverses Questions*6. La notion de semblable, c'est-à-dire de ressemblance partielle, permet à Augustin de reprendre encore l'idée que même le corps de l 'homme peut, en un certain sens, être dit créé à la ressem­blance de Dieu 8 7 . Donc, dans tout le monde créé, et dans le corps de l'homme, il y a quelque chose de "semblable" à Dieu ; mais seule l 'âme humaine est "à la ressemblance" de Dieu, et seul le Fils de Dieu est la véritable Ressemblance, en même temps qu'il est l'Image, puisque engendré de lui.

Ce qui frappe dans toutes ces considérations, c'est le statut accordé à la ressemblance 8 8. Car, dans le Nouveau Testament, le Christ est dit image, mais

82. HIL. In Ps. 118, 10, 6, SC 347, p. 32 présente l'idée quand il parle de la création de

l'homme, dans un passage dont on va voir qu'il a sans doute inspiré Augustin, mais il en tire des

conclusions différentes.

83. Les rapports que voit H . Somers entre notre texte et les Homélies sur la Genèse de Jean

Chrysostome paraissent bien vagues et peu probants : H . SOMERS, « Image de Dieu. Les sources

de l'exégèse augustinienne », RÉAug 7 , 1 9 6 1 , p . 1 1 7 e t l 2 1 .

84. Cf. Phédon 100 b-d.

85. L'essentiel de ces idées est exposé dans les Diu. Quaest. 23 et 51, 2, qui sont probable­

ment à dater à peu près de la même époque que le De Genesi imperfectus liber.

86. Diu. Quaest. 5 1 , 4 , qui remonte donc probablement aussi à 394.

87. Cf. aussi Diu. Quaest. 5 1 , 2-3.

88. Sur l'importance de la notion chez Augustin, voir R . A. MARKUS, « Imago and Similitudo

in Augustine », RÉAug 10, 1964, p. 140-141. Sur le Fils comme Similitudo dans le De uera

non pas ressemblance de Dieu (cf. Col 1, 15). «Nul le part, tu ne trouveras "ressemblance" à propos du Fils », dit Hilaire, que la lutte contre les ariens rend très soucieux d'affirmer le Fils égal, et pas seulement semblable à Dieu 8 9 . Déjà dans le De uera religione (36, 66), Augustin refusait de séparer les deux termes et insistait davantage sur celui de ressemblance, en tant que "forme des choses semblables 9 0". En cela, la pensée de l 'Hipponate s'écarte de celle de ses devanciers 9 1. On a en effet distingué avant lui entre l'image et la ressemblance, mais en un sens très différent, pour ne pas dire opposé. Tout homme, disait-on (Irénée, Origène...) a été créé à l'image de Dieu, mais il revient à chacun de devenir par sa vie ressemblance, image ressemblante 9 2. Il paraît difficile de penser qu'Augustin ignorait cette façon de voir, que Tertullien lui-même avait reprise 9 3, dont Hilaire s'était également fait l 'écho 9 4 , qu'Ambroise enfin présente à l'occasion 9 5. C'est certainement de manière délibérée que notre auteur refuse de séparer l 'image de la ressemblance, ce dont il ne démordra jamais, comme l'a bien montré R. A. Markus 9 6 .

Toutefois, si Augustin manifeste sur ces sujets une réflexion personnelle, c'est à partir de la pensée de ses prédécesseurs. Dans les LXXXIII Diverses Questions, en effet, il fait explicitement mention de certains auteurs qui veulent que l'âme ait été créée à l'image, et le corps à la ressemblance de Dieu, « car toute image est semblable, mais tout ce qui est semblable ne peut être appelé image que par extension et non en rigueur de termes 9 7 ». Ces spéculations sur la ressemblance rapprochent d'Augustin l'auteur évoqué, même si les conclusions qui en sont tirées divergent de part et d'autre. On peut penser que de telles réflexions ont été

religione et le De Genesi imperfectus liber, voir O. D u ROY, L'intelligence de la foi en la Trinité

selon saint Augustin, Paris 1 9 6 6 , p. 3 5 8 - 3 6 1 . Dans la Question 2 3 , « cum similitudo Patris

filius dicitur » semble renvoyer à une affirmation connue de l'auditoire.

8 9 . HIL. C. Const. 2 1 , SC 3 3 4 , p. 2 0 8 - 2 1 1 .

9 0 . Cf. aussi Ver. rei. 4 3 , 8 1 et Div. Quaest. 2 3 , qui est probablement à situer aussi vers 3 9 0 .

On peut faire un rapprochement entre le rôle de la similitudo chez Augustin et le thème du Christ

comme sceau du Père dans les Homélies sur Ezéchiel d'Origène, dont il faut rappeler qu'elles

étaient accessibles en traduction latine depuis 3 8 1 ( 1 3 , 2 , SC 3 5 2 , p. 4 1 5 - 4 1 9 ) .

9 1 . Ambroise ne fait pas non plus de différence entre l'image et la ressemblance, mais il ne

s'en explique pas.

9 2 . Pour Origène, voir H . CROUZEL, Théologie de l'image de Dieu chez Origène, Paris 1 9 5 6 ,

et ID., Origène, Paris 1 9 8 5 , p. 1 3 0 - 1 3 7 .

9 3 . TERT. Bapt. 5,1,CC\, p. 2 8 2 , 4 6 - 5 0 .

9 4 . HIL. Trin. 1 1 , 4 9 , SC 4 6 2 , p. 3 8 2 .

9 5 . AMBR. In Luc. 1 0 , 4 9 , SC 5 2 , p. 7 3 . Ailleurs, Ambroise ne fait jamais de différence entre

image et ressemblance.

9 6 . R . A. MARKUS, « Imago and Similitudo in Augustine », RÉAug 1 0 , 1 9 6 4 , p. 1 2 5 - 1 4 3 .

9 7 . Diu. Quaest. 5 1 , 4 , BA 1 0 , p. 1 3 9 . Cf. p. 1 3 7 : « Il en est qui comprennent que ce n'est

pas pour rien que le texte emploie deux expressions, à l'image, et à la ressemblance, alléguant

que, pour une seule chose, un seul terme aurait pu suffire. »

élaborées dans la perspective de la lutte contre les ariens et des querelles autour de Yhomoousios9S, mais il ne nous a pas été possible d'identifier leur auteur.

Pour ce qui est de l'assimilation de la Similitudo au Fils de Dieu, Augustin ne fait que déplacer sur ce concept ce que la tradition disait de l'Image, comme le prouve le De uera religione" : la véritable Image de Dieu est le Christ. L'idée, présente dès Irénée, se rencontre plusieurs fois chez Origène 1 0 0 , à qui Hilaire et Ambroise l'ont empruntée 1 0 1 . La distinction opérée entre le Fils, véritable image, et l'homme, qui est seulement "à l'image", en est un corollaire 1 0 2. Elle est sous-jacente dans les derniers chapitres du De Genesi imperfectus liber écrits en 393-394, sans être toutefois nettement exprimée, ce qui explique sans doute que les lignes ajoutées en 426 commencent par la réaffirmer de la façon la plus claire (§61) . Quoi qu'il en soit, Augustin la connaissait fort bien en 393-394, comme l'atteste aussi la Question 51 ,4 des LXXXIII Diverses Questions, où il écrit : « Il n'est pas malavisé de distinguer d'une part l ' image et ressemblance de Dieu qu'on appelle encore le Fils, et d'autre part, le fait d'être à l'image et ressem­blance de Dieu, comme nous entendons que l 'homme fut c réé 1 0 3 . » Comment Augustin connaît-il cela ? R. J. Teske a justement parlé d'influence origénienne indirecte, peut-être à travers Ambroise, sans toutefois citer aucun texte ambrosien à l 'appui 1 0 4 . Cette doctrine apparaissant aussi plusieurs fois chez Hilaire 1 0 5 , il est difficile de savoir de qui précisément dépend ici Augustin.

On a déjà vu que, sous l'influence d'Ambroise, l 'image et ressemblance est située par Augustin dans la mens, intellect ou âme, ou encore dans la raison de l 'homme dès l'époque du De Genesi contra Manichaeos106. Le traité inachevé ajoute sur ce point deux choses. D'abord, il établit que la formule de la Genèse selon laquelle « Dieu fit l'homme à son image » peut renvoyer à l 'âme seule, parce que, l 'âme étant caractéristique de l 'homme, elle suffit à le désigner tout

98. C'est dans ce cadre qu'on rencontre chez Marius Victorinus des réflexions, au

demeurant fort différentes, sur l ' image et la ressemblance : Aduersus Arium 1, 20 , SC 68,

p. 238-241 . Cf. aussi H . SOMERS, « Image de Dieu . . . », p. 118 ; il renvoie de façon globale à

Athanase, chez qui toutefois on ne trouve rien de semblable : cf. R. BERNARD, L'image de Dieu

d'après saint Athanase, Paris 1952.

99. 36, 6 ; 43 , 81.

100. M. ALEXANDRE, Le commencement du Livre. Genèse I-VI, Paris 1988, p. 182. ORIG.

Horn. Gen. 1 , 1 3 présente l'idée, mais Augustin lira seulement plus tard ces homélies , dans la

traduction latine de Rufin.

101. HIL. In Ps. 118, 10, 7, SC 347, p. 32 ; AMBR. In Luc. 10 ,49 , SC 52, p. 73 etc.

102. Sur ce thème, cf. DSp, s. v. Image et ressemblance, c. 1412.

103. Diu. Quaest. 5 1 , 4 , BA 10, p. 137. Même mention d'une source en Trin. 7, 6, 12.

104. R. J. TESKE, « The Image and Likeness of God in St Augustine's De Genesi ad litter am

imperfectus Liber », Augustinianum 20, 1990, p. 441-451 (p. 446-447).

105. HIL. In Ps. 1 1 8 , 1 0 , 7 , SC 347, p. 32-35.

106. M. DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse (1) », p. 278-279.

entier. La même notation se rencontre dans YHexameron d 'Ambroise 1 0 7 , peut-être sous l'influence de Basi le 1 0 8 . En second lieu, il apparaît que si, seule dans la création, la créature rationnelle peut être dite "à l'image", ce n'est pas seulement à cause de la raison qu'elle est seule à posséder 1 0 9 , c'est en raison de la parenté de substance qui existe entre la rationalis substantia, « créée sans l'intermédiaire d'aucune substance », et Dieu (§61) . Ces remarques rencontrent ce que dit Augustin vers la même époque dans la Question 51 ,4 , où il en traite plus longue­ment et justifie l'affirmation par un dossier scripturaire. L'idée d'une sorte de co-naturalité de l 'âme avec Dieu, qui peut se réclamer d'antécédents tant platoni­ciens que stoïciens, est souvent évoquée par les Pères, et se lit, à propos de l'image de Dieu, aussi bien chez Tertullien que chez Hilaire, Ambroise et Marius Victorinus 1 1 0.

Ainsi, le commentaire de 393-394 témoigne de l'utilisation indirecte des idées d'Origène, à travers Hilaire et Ambroise, ainsi que d'un écrit inconnu 1 1 1 , mais on peine à retrouver des sources précises. Ce pourrait être précisément parce que les mêmes idées se retrouvaient dans des sources multiples. Serait-ce aussi parce que, depuis qu'il est prêtre à Hippone, Augustin n 'a plus la même facilité qu'aupa­ravant pour recourir directement aux livres, et utilise de mémoire des textes lus précédemment ?

En tout cas, il est beaucoup plus aisé de repérer les lectures qui ont influencé sa réflexion dans l'addition faite au temps des Retractationes. La notion qui permet désormais à Augustin de dire avec Paul que l 'homme est image de Dieu, ce à quoi il répugnait antérieurement, est celle d'égalité, d'image égale (§ 61 ) 1 1 2 . Elle apparaît dans la Question 74, que R. A. Markus a proposé de dater de 395-3 9 6 1 1 3 . L' idée pourrait en avoir été suggérée à Augustin par YHexameron d'Ambroise, qui, dans une perspective anti-arienne, distingue l 'homme, en qui il entre de la dissemblance, et le Fils de Dieu « exprimant totalement le Père » et lui

107. AMBR. Hexam. 6, 8, 46 , CSEL 32 , 1, p. 236 , 24-237, 2. N. CIPRIANI, « Le opere di

sant'Ambrogio negli scritti di Sant'Agostino anteriori all'episcopato », La Scuola Cattolica 125,

1997, p. 787, renvoie à Hexam. 6 , 7 , 4 3 , CSEL 3 2 , 1 , p. 234 ,13-26 .

108. BASIL. Opif. 1 ,264 sq. : M . ALEXANDRE, Le commencement du Livre..., p. 186.

109. Ce thème stoïcien avait déjà été transposé dans la théologie de la création à l'image par

Origene : ORIG. C. Cels. 4, 85, SC 136, p. 396-387, avec la note.

110. TERT. C. Marc. 9, 3, SC 368, p. 65 ; HIL. In Ps. 118, 10, 7, SC 347, p. 32 ; AMBR. Ep.

29, 14-15, CSEL 82 , 1, p. 203 ; MAR. VICT. Adu. Arium 1, 20, SC 68, p. 238-241 . Cf. R . A.

MARKUS, « Imago and Similitudo in Augustine », p. 128-129.

111. Je doute pour ma part qu'Augustin ait eu entre les mains une sorte de résumé des

opinions précédentes sur Gn 1, comme le pense J.-P. BOUHOT, SDB, S. V. Pentateuque, c. 708

(1963).

112. Voir sur ce point les analyses de R . A. MARKUS, « Imago and Similitudo in Augustine »,

p. 133-135.

étant égal, sans aucune dissemblance 1 1 4 . Dans la conclusion ajoutée en 426-427, Augustin commente le pluriel de jàrn 1, 26 : « Faisons l 'homme à notre ressem­blance », en montrant que l 'homme n'est pas fait seulement à l'image du Fils (ce qui était l'interprétation ancienne d'Irénée, Origène etc.), mais à l'image de la Trinité tout entière. On sait toutes les conclusions qu'Augustin en a tirées dans le De Trinitate115. Cette proposition ressortait déjà du Contre Praxéas de Tertullien, qui avait dit explicitement que toute la Trinité, Père, Fils et Saint Esprit, était à l'œuvre en Gn 1, 26, et que l'image selon laquelle l 'homme était créé était celle du Dieu t r ine 1 1 6 . Hilaire et Ambroise ont également parlé de l'image unique de la substance unique du Père et du Fils, mais s a n s parler de l'Esprit Saint 1 1 7 . L a for­mulation la plus proche de celle d'Augustin se rencontre dans les Questions sur l'Ancien Testament de l'Ambrosiaster, qu'Augustin utilise dès l'époque du De Genesi contra Manichaeos, et dont on peut penser qu'il l 'a également influencé sur ce point 1 1 8 .

Les toutes dernières phrases (§ 62) qui, en 426-427, complètent le traité inachevé sur la Genèse, rejettent une fois de plus la différence classique entre l'image et la ressemblance, qui est cette fois explicitement attribuée à des devan­ciers : nonnulli autem putant. Il est précisé que c'est sur la différence entre Gn 1, 26 (à l'image et ressemblance) et Gn 1, 27 (à l'image) que se fonde la distinction établie par ces auteurs, et qu'ils en tirent argument pour affirmer qu 'à l'origine, l'homme aurait seulement été créé à l'image de Dieu, tandis que la ressemblance serait le but atteint seulement lors de la résurrection des morts. Or, c'est seule­ment dans le traité Des principes d'Origène que cette doctrine, par ailleurs attestée par Tertullien et Hilaire chez les Lat ins 1 1 9 , est appuyée sur la différence entre Gn 1, 26 et 2 7 1 2 0 . Il faut donc voir derrière le nonnulli le maître alexandrin, dont Augustin a désormais lu le De principiis, accessible en latin dans la

1 1 4 . AMBR. Hexam. 3 , 7 , 3 2 , CSEL 3 2 , 1 , p. 8 0 , 1 8 - 2 5 ; « totum exprimens patrem» :

cf. Gen. imp. 1 6 , 5 8 , p. 4 9 9 , 1 3 - 1 4 . R. A. MARKUS, « Imago and Similitudo in Augustine »,

p. 1 3 8 , n. 3 3 , admet que c'est là « the closest anticipation of Augustine's ideas », tout en étant

plutôt d'avis qu'Augustin en est venu là vers 3 9 0 à travers une nouvelle lecture de Paul, où il

lisait explicitement que l'homme était image de Dieu.

1 1 5 . Gn 1 , 2 6 y est commenté dans le même sens en Trin. 7 , 6 , 1 2 . Sur le développement

ultérieur de la pensée augustinienne concernant l'image de Dieu, cf. DSp, s. v. Image et ressem­

blance, c. 1 4 0 6 - 1 4 2 5 (A. Solignac).

1 1 6 . TERT. Prax. 1 2 , 1 - 4 , C C 2 , p. 1 1 7 2 , 1 - 1 1 7 3 , 2 4 .

1 1 7 . HIL. Trin. 4 , 1 7 - 2 0 , SC 4 4 8 , p. 4 6 - 5 3 ; AMBR. Fid. 1 , 3 , 2 3 ; 1 , 7 , 5 1 , CSEL 7 8 , p. 1 2 ,

2 3 ; 2 3 , 3 6 .

1 1 8 . AMBRST. Quaest. 4 5 , 2 , CSEL 4 5 , p. 8 2 . Le De Trinitate d'Hilaire se contente de parler

de communauté d'image du Père et du Fils pour expliquer le pluriel "notre image", mais ne

parle pas de l'Esprit Saint ( 5 , 8 - 9 ) .

1 1 9 . TERT. Bapt. 5 , 7 ; HIL. Trin. 1 1 , 4 9 .

1 2 0 . ORIG. Princ. 3 , 6 , 1 , SC 2 6 8 , p. 2 3 8 , 1 4 - 2 1 .

traduction de Rufin dès 398. H a déjà critiqué ce passage du traité Des principes en 419 dans les Questions sur l'Heptateuque 121.

II. - P R E M I E R S O U V R A G E S C O N T R E L E S D O N A T I S T E S

Dans ses Révisions, Augustin situe dans la période où il écrit le De Genesi imperfectus liber la rédaction d'un livre Contre la lettre de Vhérétique Donat, ainsi que la composition du Psaume contre le parti de Donat121. Le premier ouvrage est perdu, et l 'on en sait uniquement ce qu'Augustin en dit dans les Révisions. Le Psaume contre le parti de Donat en revanche s'est conservé. Le jeune prêtre d'Hippone, qui se souvenait du rôle joué par les Hymnes d'Ambroise dans la lutte contre l'arien Auxence en 3 8 6 1 2 3 , et qui voulait peut-être aussi faire pièce à des initiatives donatistes - Parménien avait écrit des Psaumes en vers rimes - a composé ce poème alphabétique dans un langage facile et une métrique non classique, pour faciliter au peuple catholique la mémorisation de certaines idées fondamentales dans la lutte contre le donatisme 1 2 4 . Dans les textes de cette période affleurent certaines réminiscences de lectures augustiniennes.

La pierre de VÉglise

Dans les Retractationes, Augustin écrit à propos du traité Contre la lettre de Vhérétique Donat : « J'y ai dit quelque part à propos de l'apôtre Pierre que "sur lui comme sur une pierre l'Eglise a été fondée" ; ce sens figure dans des vers du très bienheureux Ambroise que beaucoup chantent, là où il dit en parlant du coq : "Lorsqu'il chante, la pierre de l'Église efface son péché" 1 2 5 . » Augustin avait dans un premier temps adopté l'exégèse ambrosienne de Mt 16, 18. Cette inter­prétation ne le satisfait plus par la suite : ce n'est pas l'apôtre qui est le roc de l'Église, mais le Christ seul, comme l'affirme Paul : « Ce rocher était le Christ » (1 Co 10,4). Le Christ est la pierre, et Pierre tire son nom de la Pierre véritable, car c'est sur le Christ, et non sur un homme, fût-il le prince des apôtres, que l'Église est bâ t ie 1 2 6 . « Petrus a petra » : la formule se rencontre dans de nom­breux sermons, qui semblent tous appartenir à la période de la lutte contre les

1 2 1 . A v e . Quaest. Hept. 5 , 4 , CC 9 5 , p. 2 7 7 , 4 8 - 5 1 .

1 2 2 . A v e . Retract 1 , 1 9 - 2 1 , BA 1 2 , p. 3 8 4 - 4 0 3 .

1 2 3 . Voir J. FONTAINE, Naissance de la poésie dans Voccident chrétien. Esquisse d'une

histoire de la poésie latine chrétienne du IIIe au VF s., Paris 1 9 8 1 , p. 1 2 7 - 1 3 4 . L'Hymne 4 est

cité par Augustin en Conf. 9 , 1 2 , 3 2 - 3 3 .

1 2 4 . A v e . Retract. 1 , 2 0 , p. 3 9 8 - 3 9 9 .

1 2 5 . AVG. Retract. 1 , 2 1 , p. 4 0 1 ; AMBR. Hymn. 1 , 1 5 - 1 6 , dans J. FONTAINE, Ambroise de

Milan, Hymnes, Paris 1 9 9 2 , p. 1 4 8 - 1 4 9 .

pélagiens 1 2 7. Quoi qu'il en soit de la date de l'évolution d'Augustin sur ce point, le traité Contre la lettre de l'hérétique Donat manifeste l'influence de l'évêque de Milan, et particulièrement de ses Hymnes, sur Augustin au temps de la prêtrise.

La chaire de pestilence

« Aux chaires de pestilence l'orgueil vous a liés », écrit le prêtre d'Hippone dans le Psaume contre le parti de Donat12*. "La chaire de pestilence" est une expression qui figure dans la vieille traduction latine du Psaume 1, 1, et l'Am-brosiaster a accusé les hérétiques en général de siéger dans des chaires de pestilence 1 2 9. Optât de Milev, dans son traité Contre les donatistes, applique le verset à ses adversaires : « Ils ont siégé dans la chaire de pestilence qui conduit à la mort ceux qui se sont laissé séduire 1 3 0 », et c'est certainement de ce traité, déjà utilisé en 392-393 dans YÉpître 23, qu'Augustin la t i re 1 3 1 .

Ez9,4

Dans le poème alphabétique, Augustin exprime une idée qui lui est chère : il faut que, dans l'Eglise, les bons chrétiens tolèrent avec patience les mauvais, comme l'enseigne le prophète Ezéchiel, dans un passage plusieurs fois allégué à propos des rapports entre les catholiques et les schismatiques 1 3 2. « Saint Ezéchiel, dit-il, a parlé d 'hommes qui d'une croix étaient marqués (consignatos) : ils pleurent les péchés des frères sans pour cela s'en séparer 1 3 3 . » Ce verset (Ez 9, 4), où Dieu dit à son envoyé de parcourir Jérusalem en marquant d'un signe (selon la Septante), ou d'un tav (selon l'hébreu), le front des hommes qui gé­missent des abominations pratiquées dans la ville, est apparu très tôt comme une figure de la signation. Tertullien explique dans le Contre Marcion que le signe d'Ézéchiel, le tav hébreu ou le tau grec, représente le signe de la croix 1 3 4 .

127. Ser. Lambot 3 (229 B) ; Ser. 76 ; Ser. 244 ; Ser. 270. Le texte le plus ancien est sans

doute le Ser. 295 (PL 38, 1349), qu'on situe tantôt entre 405-411 (Beuron), tantôt en 400-410

(P. M . HOMBERT, Nouvelles recherches de chronologie augustinienne, Paris 2000, p. 238, n. 7).

128. A v o . Ps. c. part. Don. 120, BA 28, p. 166 (RBén 47 ,1935 ) .

129. AMBRST. Quaest. 110 ,5 -7 , CSEL 50, p. 271-274.

130. OPTÂT. C. Don. 2, 5 , 4 , S C 4 1 2 , p. 252, 22.

131. M . DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin (2) », RÉAug 49,

2003, p. 64-66.

132. C. Ep. Parm. 2, 3, 6 ; 3, 2 , 1 4 ; 3, 5, 26-27 ; Ep. Cath. 14, 35 ; Breu. Coni. 3, 9 , 17 .

133. Avo . Ps. c. part. Don. 171-175, BA 28, p. 174-175 (RBén Al, 1935, p. 324).

134. TERT. Adu. Marc. 3, 22 , 5-6, SC 399, p. 190-193. Cf. aussi Adu. Iud. 11, 8-9, CC 2,

p. 1382, qui est moins développé, mais qu'Augustin a également lu dès 392-393 : cf.

M . DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin (2) », p. 70 . Voir aussi

Augustin n 'a commenté ce passage qu'une seule fois dans son œuvre, dans un sermon de 411. En 393, il dépend sans doute du Contre Marcion du Cartha­ginois, dont la lecture a laissé des traces dès 388-389 dans les œuvres anciennes de notre auteur 1 3 5 .

Le van de la croix

Le Psaume contre le parti de Donat met également en œuvre un thème qui est fréquent dans la prédication augustinienne ultérieure, celui du vannage de la moisson. « Tout homme qui connaît les Ecritures connaît ce que je veux mon­trer. C'est Jean Baptiste qui jadis a dit aux Juifs avec clarté que, comme le blé de son aire, le Christ pourrait bien les vanner. En moissonneurs il envoya ses disciples pour leur prêcher. Eux, rassemblant le blé sur l'aire, au van de la croix l'ont passée. Alors l'Eglise, saintement, du blé des justes s'est peuplée : ils ven­daient ce qu'ils possédaient, disant adieu au monde après. Ils étaient comme une semence sur tout l'univers dispersée, pour que surgît l'autre moisson qui doit être à la fin vannée. Et elle croît parmi l'ivraie, que sont les hérésies de tout côté. Sa paille, ce sont les méchants qui ne sont pas dans l 'uni té 1 3 6 . »

Il est deux moissons, l 'une au temps de l'Incarnation et l'autre à la fin des temps : le thème n'est pas rare chez August in 1 3 7 , mais on ajustement remarqué que chez lui l'image du vannage concerne presque toujours le Jugement dernier, ce qui semble du reste être le cas dans les passages de l'Évangile de Matthieu auxquels il se réfère (Mt 3,12 ; Mt 13, 24-30) 1 3 8 . Dans le Psaume contre le parti de Donat, c'est la prédication historique de Jésus qui vanne en quelque sorte le peuple juif. Le seul autre texte qui, à propos du van, parle de la division opérée dans le peuple juif par la foi au Christ aux origines de l'Église use de termes analogues à ceux de notre poème : « La première moisson, y est-il dit, a subi le vannage de la croix pour être la semence d'où se lèverait une autre moisson 1 3 9 . »

Or, l 'image du van de la croix, van qu'il faut imaginer comme une pelle à vanner ou encore comme la fourche à trois pointes dont parle un autre texte

E. DINKLER, Signum crucis. Aufsätze zum Neuen Testament und zur christlichen Archäologie,

Tübingen 1967, p. 26-54.

135. AVG. Ser. 1 0 7 , 6 , 7 (anti-donatiste : sur le Christ qui répond par une fin de non recevoir

aux frères qui lui demandent de prendre parti dans leurs affaires d'héritage) ; M. DULAEY,

« L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin (1) », RÉAug 48 , 2002, p. 287.

136. AVG. P S . C. part Don. 180-187, p. 176-177 (RBén 4 7 , 1 9 3 5 , p. 324).

137 . M . - F . BERROUARD, « L e s deux m o i s s o n s » , BA 7 1 , note complémentaire 110,

p. 952-953.

138. S . POQUE, Le langage symbolique dans la prédication d'Augustin d'Hippone, Paris

1984, p. 155.

139. AVG. In Ioh. 3 1 , 1 1 , BA 72 , p. 662-663 ; « de cruce uentilata ».

d'Augustin 1 4 0 , est très rare dans nos textes, peut-être parce que les gnostiques valentiniens en avaient fait usage à leur manière 1 4 1 . Les auteurs chrétiens parlent généralement du vannage comme d'une figure de la purification, sans allusion aucune à la croix. Toutefois, on trouve une interprétation très semblable à celle d'Augustin dans des gloses insérées dans le texte d'un Évangéliaire d'Autun du VIII e s., où P. Meyvaert a proposé, avec de bons arguments, de voir des extraits du commentaire de Fortunatien d'Aquilée sur les Évangiles 1 4 2 : « Le van est la croix ; l'aire est le monde ou l'Église ; le blé, ce sont les fidèles ; la baie, les héré­tiques ; le grenier, le paradis 1 4 3 . » Chromace a repris et développé le commentaire de son prédécesseur au siège d'Aquilée, en éliminant toutefois le symbole du van de la croix : le van est pour lui le jugement divin 1 4 4 . Mais l'auteur anonyme du commentaire Sur les quatre Évangiles145, qui doit son nom de Pseudo-Théophile au fait qu 'à la fin du X I X e s., son savant éditeur allemand avait cru pouvoir reconnaître dans ce texte une traduction latine du commentaire de même titre écrit au II e s. par Théophile d'Antioche, a un texte très proche de la glose de l'Évangéliaire d'Autun : « "Avec le van dans la main", c'est-à-dire la croix. "E t il purifiera son aire", à savoir le monde ou son Église. "Et il recueillera le blé dans son grenier", c'est-à-dire qu'il rassemblera les saints dans le paradis. En effet, la baie désigne les pécheurs 1 4 6 . » Le commentateur, qui est probablement un Gaulois du Sud, dont on situe aujourd'hui l 'œuvre entre la fin du V e et le VII e s., a probablement encore eu entre les mains le commentaire de Fortunatien d'Aquilée ; on peut en recueillir d'autres indices 1 4 7 .

140. BA 28 , note complémentaire 7 : « Le van de la croix » ; S. POQUE, Le langage symbo­

lique, p. 153 ; 156.

141. IREN. Haer. 1, 3 , 5 , SC 263, p. 58-59.

142. P. MEYVAERT, « An unknown Source for Jerome and Chromatius », Scire litteras,

Forschungen zum mittelalterlichen Geistesleben (éd. S. Krämer, M. Bernhard), München 1988,

p. 277-289.

143. Ibid. p. 286 : « Ventilabrum crux, area mundus uel ecclesia, frumentum fidèles, paleas

heretici, horreum paradisus. »

144. CHROM. In Mat. 11, CC 9 A, p. 242 , 113-120. Il simplifie aussi l ' image de l'aire, qui

représente seulement l'Église (et non ecclesia uel mundus).

145. Il est à noter que HIER. Vir. ill. 97, Richardson, p. 47, dit que Fortunatien aurait écrit un

commentaire in euangelia, sur les Évangiles, comme le Pseudo-Théophile, alors que In Mat.

Praef., CC 77 , p. 5, 96-97 pourrait laisser croire qu'il avait écrit un commentaire sur le seul

Matthieu : cf. P. MEYVAERT, « An unknown Source », p. 277-278.

146. Ps. THEOPH. In IV Euang., PLS 2, 1286 : « Habens uentilabrum in manu sua, hoc est

crucem. Et purgabit aream suam, scilicet mundum uel ecclesiam suam. Et colhget frumentum in

horreum suum, id est in paradisum congregabit sanctos. Nam per paleas peccatores significat. »

147. CPL 1001. Voir à propos de la datation l'article de Y. HEN, « A Merovingian Commen­

tary on the Four Gospels (Pseudo Theophilus, CPL 1001) », RÉAug 49, 2003, p. 167-187, qui

opte pour le vi e -vn e s. Pour K. D . Daur, CC 25 A, p. 250 , l'auteur aurait écrit vers 500.

A. HARNACK, Der angebliche Evangelienkommentar des Theophilus von Antiochien, T U 1, 4,

Leipzig 1883, p. 170 proposait déjà de voir en cet auteur un Gaulois vivant entre 470 et 650.

Il semble donc qu'Augustin se soit inspiré dans le Psaume contre le parti de Donat du commentaire de Fortunatien d'Aquilée, à moins qu'il ne s'agisse de la source de ce dernier, qui doit être le Commentaire sur Matthieu de Victorin de Poetovio 1 4 8 . L'ouvrage utilisé est vraisemblablement le même que celui qui a inspiré à Augustin son exégèse de la parabole des talents : sans doute le commen­taire de l'Évangile présent dans la bibliothèque de l'évêché de Carthage peu après 391 dont parle YÉpître Divjak 27, 2 1 4 9 .

La parabole du filet

« À voir la foule des pécheurs, les frères se laissent troubler. Voilà pourquoi notre Seigneur a voulu, pour nous alerter, peindre le Royaume des cieux comme un filet en mer jeté. Bien des poissons de toute espèce de-ci de-là y sont massés. On les tire vers le rivage, puis on commence à les trier : les bons sont mis dans les paniers (in uasa), les mauvais en mer rejetés. Qui connaît bien son Évangile doit le savoir et s'alarmer. Il voit que la mer est le monde et que l'Église est le filet. Quant au poisson de toute espèce, c'est le juste au pécheur mêlé. Le rivage est la fin du monde, où il est temps de tout trier. Qui aujourd'hui rompt le filet, aime la mer avec excès : les paniers sont le séjour des saints, où ils ne peuvent arriver 1 5 0 . »

Augustin a cité maintes fois les récits évangéliques de pêche miraculeuse, dans des commentaires qui les font souvent interférer avec la parabole du filet (Mt 13, 47). Que le rivage sur lequel on tire le filet figure la fin des temps revient plusieurs fois sous sa p lume 1 5 1 . En revanche, il ne semble pas qu'il assimile d'ordinaire le filet à l'Église ; il dit plutôt que la nasse désigne « les préceptes et les sacrements de D i e u 1 5 2 », la parole de Dieu 1 5 3 , ou encore « l'unique foi et la communion de l 'Église 1 5 4 », tandis que les ruptures du filet, dont parle Le 5, 6, représentent « les brèches faites à la char i té 1 5 5 », les schismes et les hérésies 1 5 6 . L'Église quant à elle est symbolisée par la barque. C'est également ce qu'on peut lire dans la tradition antérieure : le filet lancé depuis la barque de l'Église par les pêcheurs

148. Sur l'utilisation par Fortunatien des commentaires de Victorin, voir M. DULAEY, Victorin

de Poetovio, premier exégète latin, Paris 1993, p. 323-324.

149. M. DULAEY, « L'apprentissage de l'exégèse biblique par Augustin (2) », p. 53-61.

150. AVG. Ps. c.part. Don. 8-19, p. 151-153; (RBén 47, 1935, p. 318 ; traduction légèrement

modifiée).

151. AVG. Diu. Quaest. 5 7 , 2 ; Ser. 251 , 2 ; In Ioh. 1 2 2 , 6 etc.

152. AVG. Diu. Quaest. 5 7 , 2 , BA 10, p. 166-167.

153. AVG. Ser. 2 4 8 , 2 , 2 ; 2 5 2 , 2 , 2 .

154. AVG. Quaest. Mat. App. 11, CC 4 4 B, p. 125, 20-21 ; Ser. 252, 2, 2 (foi).

155. AVG. Diu. Quaest. 8 1 , 3 , BA 10, p. 368-369.

156. AVG. Ser. 251 , 3 , 3 ; Ser. 2 4 9 , 2 ; 2 7 0 , 7 ; 2 5 2 , 4 , 4 .

que sont les apôtres est la parole de l'Écriture et de la prédication 1 5 7. Toutefois, un passage des Homélies sur Ézéchiel d'Origène, qui traite, à travers les para­boles du filet et de l'aire, du thème, si familier à Augustin, de l'Église où bons et mauvais se côtoient jusqu'au Jugement dernier, voit l'Église dans le filet. « Il y a des assemblées chrétiennes, non seulement à Aelia [Jérusalem], non seulement à Rome, non seulement à Alexandrie, mais dans le monde entier qui rappellent la comparaison du filet ramenant toute espèce de poisson. Tout ce qu'on y capture ne peut être bon, car le Sauveur dit : "Lorsqu'on tire le filet et qu'on s'assied au bord du rivage, on recueille ce qu'il y a de bon dans les paniers (uasculis), et ce qu'il y a de mauvais, on le rejette" (Mt 13,48). Il doit donc y avoir, dans les filets de l'Église tout entière, du bon et du mauvais 1 5 8 . » Ce texte, qui paraît si augusti-nien, avait été traduit en latin par Jérôme en 381, et on avait déjà eu l'occasion de noter dans le De Genesi contra Manichaeos un rapprochement significatif avec les homélies de l'Alexandrin sur Ézéchiel 1 5 9 .

Origène, toutefois, n 'y avait pas précisé comme le fait Augustin que les paniers aux poissons représentent "le séjour des saints 1 6 0 " . Rares sont les auteurs qui s'intéressent aux paniers. Mais Jérôme l'a fait, quand, dans son Commentaire sur Matthieu, il explique la parabole du filet : « Quand sera venue la consommation et la fin du monde, alors le filet sera tiré sur le rivage, alors se manifestera le jugement véridique, le tri des poissons, et, comme dans un port très tranquille, les bons seront mis dans les paniers des demeures célestes (uasa caelestium mansionum), tandis que la géhenne de feu recevra les mauvais pour les griller et les sécher 1 6 1 . » Jérôme et Augustin sont apparemment les seuls à souligner cette symbolique des paniers de poissons. Or, Augustin ne peut connaître en 393 le commentaire sur Matthieu, que Jérôme écrira seulement cinq ans plus tard : les deux auteurs s'inspirent donc indépendamment l 'un de l'autre d 'une même source. Nous retrouvons le même cas de figure que dans le commentaire de la parabole des talents, où nous avions conclu que la source d'Augustin était probablement ce commentaire de l'Évangile que les Carthaginois croyaient à tort composé par Jérôme, et qui était probablement en fait une de ses sources : Fortunatien ou Victorin de Poetovio dont l'évêque d'Aquilée s'était inspiré 1 6 2 . La même conclusion s'impose ici.

1 5 7 . ORIG. In Mat. 1 0 , 1 2 - 1 3 , SC 1 6 2 , p. 1 8 4 - 1 8 9 ; HIL. In Mat. 1 3 , 9 , SC 2 5 4 , p. 3 0 3 ;

AMBR. In Luc. 4 , 7 2 , SC 4 5 , p. 1 8 0 ; cf. aussi HIER. In Mat. 2 ( 1 3 , 4 9 ) .

1 5 8 . ORIG. Hom. Ez. 1 , 1 1 , SC 3 5 2 , p. 8 0 - 8 1 : collectio désigne l'assistance des assemblées

liturgiques ; cf. aussi Hom. 1er. (lat.) 3 , 3 , SC 2 3 8 , p. 3 1 8 , 2 8 .

1 5 9 . M. DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin ( 1 ) », p. 2 8 9 .

1 6 0 . Il ne le fait pas non plus explicitement dans son commentaire de Matthieu, mais on peut

le déduire aisément du contexte : In Mat. 1 0 , 1 2 , SC 3 5 2 , p. 1 8 8 , 5 0 - 5 1 : opposition entre les

bons poissons, placés « à la place qui leur revient, dans ce qu'on appelle ici leurs paniers » et les

mauvais, jetés dans la fournaise de feu, la géhenne.

1 6 1 . HIER. In Mat. 2 ( 1 3 , 5 0 ) , SC 2 4 2 , p. 2 9 2 , 3 7 5 - 3 8 0 (traduction modifiée).

1 6 2 . M. DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin ( 2 ) », p. 6 1 .

III. - DE SERMONE DOMINI IN MONTE

En 393-394, à la même époque que les ouvrages dont on a précédemment traité, Augustin compose un commentaire du Sermon sur la montagne, dont il a déjà été montré qu'il avait subi sur certains points l'influence du commentaire Sur l'Evangile de Luc rédigé par Ambroise, ainsi que celle du traité Sur la prière de Cyprien 1 6 3 . L'Hipponate disposait à l'évidence d'autres sources encore, comme le prouve l'analyse des explications données à propos de Mt 5, 25-26 (1, 11, 29-32), des trois sortes de mort (1 , 12, 35) et des perles données aux pourceaux (2,20,67-69).

A. S'accorder en chemin avec l'adversaire (Mt 5, 25-26)

« Montre vite de la complaisance (esto beneuolus) envers ton adversaire tant que tu es en chemin avec lui, de peur que l'adversaire ne te livre au juge, que le juge ne te livre au garde, et que tu ne sois jeté en prison. En vérité, je te le dis, tu n'en sortiras pas que tu n'aies payé le dernier quart d ' a s 1 6 4 . » Après avoir cité ces versets de Matthieu dans une Vieille Latine qui présente peu de différences avec les autres textes que nous connaissons 1 6 5, Augustin en commente la conclu­sion, qui ne fait guère problème : la petite parabole concerne le Jugement dernier, le juge est le Christ, les gardes sont les anges et la prison figure les châtiments infernaux ; payer le dernier quart d'as, c'est expier ses péchés jusqu'au dernier, puisque la terre est le dernier des quatre éléments, ou encore, « ses péchés de terre, terreux » (terrena peccatà), selon une symbolique négative de la terre qui n'est pas rare chez Augustin 1 6 6 . La question difficile de savoir qui est l'adversaire avec qui il faut s'accorder en chemin est longuement traitée dans les paragraphes

1 6 3 . Sur ce traité, voir l'introduction et la bibliographie donnée par L. LANGOBARDO, Agostino

d'Ippona. Il discorso del Signore sulla montagna, introduzione, traduzione e note, Milan 2 0 0 1 (coll. Letture cristiane del primo millenio, Ed. Paoline), p. 7 - 9 3 . Sur l'influence d'Ambroise, cf. P. ROLLERÒ, La « Expositio euangelii secundum Lacan » di Ambrogio come fonte dell'esegesi

agostiniana, Turin 1 9 5 8 , p. 2 1 - 4 6 . Pour Cyprien, voir l'introduction d'A. MUTZEMBECHER, CC 3 5 , p. XVI.

1 6 4 . A v e . Ser. Dom. 1 , 1 1 , 2 9 , CSEL 3 5 , p. 3 0 , 6 3 9 - 6 4 3 : « Esto, inquit, aduersario tuo beneuolus cito dum es in uia cum eo, ne forte te tradat aduersarius iudici, et iudex tradat te ministro, et in carcerem mittaris. A m e n dico tibi, non exies inde, donec reddas nouissimum quadrantem. »

1 6 5 . J. Mrzzi, « The Latin Text of Matt. V-VII in Saint Augustine's De sermone domini in monte », Augustiniana 4 , 1 9 5 4 , p. 4 5 0 - 4 9 4 (ici, p. 4 6 3 et 4 8 1 ) .

1 6 6 . A . - M . LABONNARDIÈRE, « L e thème de la terre dans le Psautier d'après les Enarrationes in Psalmos de Saint Augustin », annuaire de l'EPHE, V e Section, 2 8 , 1 9 7 0 - 1 9 7 1 , p. 2 9 3 - 2 9 6 .

suivants. « Voyons maintenant quel est l 'adversaire envers lequel on nous ordonne de montrer vite de la complaisance quand nous sommes avec lui en chemin. C'est ou bien le diable, ou un homme, ou la chair, ou Dieu, ou son commandement161. »

Augustin est revenu plusieurs fois sur ce verset dans son œuvre, mais jamais avec autant d'ampleur qu'ici. On peut distinguer deux périodes dans ses com­mentaires ou emplois de Mt 5, 25. Avant 394, il envisage plusieurs hypothèses sur l'identité de « l'adversaire » ; après cette date, il admet comme unique inter­prétation celle qu'il place en cinquième position dans le De sermone domini : l'adversaire est la parole de Dieu, sa lo i 1 6 8 . Le Sermon 9, qui est à peu de choses près contemporain du De sermone domini169, se place à une époque où Augustin discute encore pour savoir si l'adversaire peut être le diable, mais finit par rejeter l ' idée 1 7 0 . « L'adversaire n'est pas le diable, écrit-il, car jamais l 'Écriture ne t'exhorterait à te mettre d'accord avec le diable. Il existe donc un autre adver­saire ; c'est l 'homme qui fait de lui son adversaire ; car s'il était pour toi un adversaire, il ne serait pas avec toi sur le chemin. Pourquoi est-il donc avec toi sur le chemin ? Pour se mettre d'accord avec toi. Il sait en effet que, si tu ne te mets pas d'accord avec lui sur le chemin, alors, il te livrera au juge, le juge au garde, et le garde te jettera en prison. Ce sont là des paroles de l'Évangile ; ceux qui les ont lues ou entendues se les rappellent comme nous. Qui est donc l'adversaire ? La parole de Dieu. La parole de Dieu, voilà ton adversaire. Pourquoi est-elle ton adversaire ? Parce qu'elle t'ordonne des choses qui te contrarient, des choses que tu ne fais p a s 1 7 1 . » Le premier texte qui ne présente pas l'hypothèse que l'adver­saire est le diable est YEnarratio sur le Psaume 35, vers 3 9 4 1 7 2 . Aussi est-il probable que le Sermon 109, pour lequel on n 'a pas jusqu'ici proposé de datation,

167. A v e . Ser. Dom. 1, 11, 31 , CSEL 35, p. 32 , 686-689 : « Sed uideamus iam qui sit ipse

aduersarius cui iubemur esse beneuoli cito, cum sumus cum illo in uia. Aut enim diabolus est aut

homo aut caro aut Deus aut praeceptum eius. »

168. A v e . In Ps. 128, 4 ; 129, 3 (en 407) ; Ser. 251 , 8, 7 (pas avant 412) ; In Ioh. 45 , 13 ;

122, 8 (après 419) .

169. Le Sermon 9 est postérieur au De uera religione de 390, qui donne une exégèse jamais

reprise ensuite (53, 103), et antérieur à In Ps. 4, 1 : M. DULAEY, « Recherches sur les sources

exégétiques d'Augustin dans les trente-deux premières Enarrationes in Psalmos. Le psaltérion

et la cithare », Annuaire de VEPHE, V e Section, 107, 1998, p. 308 ; les premières Enarrationes

datent de 394-395.

170. AVG. Ser. 9, 3 ,Ver. rel. 5 3 , 1 0 3 ; Ser. Dom. 1 ,11 , 31-32.

171. Ser. 9, 3 , CC 4 1 , p. 109, 70-80 ; traduction d'A. Bouissou, NBA 5, Saint Augustin,

Sermons sur l'Écriture, I, p. 192.

172. AVG. In Ps. 35, 1 ; ce sermon n'est pas très é loigné dans le temps du moment où

Augustin a entendu parler pour la première fois du schisme maximianiste, dont le Psalmus

contra partem Donati ne souffle mot encore en 393 : A. D E VEER, « L'exploitation du schisme

maximianiste par saint Augustin dans sa lutte contre le Donatisme », RechAug 3 , 1965, p. 222 ,

n. 13 ; il ne faut toutefois pas trop forcer le modo du texte en voulant placer le commentaire

précisément en 393 comme le fait De Veer (p. 221).

appartient à la première période et est antérieur à 394-395, car Augustin s'y demande encore si l'adversaire peut être le diable 1 7 3 .

1 ) Les hypothèses rejetées

L'adversaire est le diable

« Pour le diable, dit Augustin, je ne vois pas comment on peut nous ordonner d'avoir pour lui de la complaisance, c'est-à-dire de lui donner notre accord et notre consentement - car le mot qu'on a en grec, eunoôn, certains l'ont traduit par "d'accord", et d'autres, par "consentant". On ne nous ordonne pas de mani­fester de la complaisance envers le diable, car là où il y a complaisance, il y a amitié, et personne ne peut dire qu'il faut faire amitié avec le diable 1 7 4 . »

Cette exégèse est la plus répandue. On la rencontre déjà à la fin du IIe s. et au début du III e s. sous la plume de Clément d'Alexandrie ou de Tertullien, qui cherchent par là à faire pièce à l'interprétation dualiste des gnostiques Valenti-niens, pour qui l'adversaire est la chair, la matière, l'élément ennemi 1 7 5 , ou encore à une exégèse des Carpocratiens, qui voyaient dans la petite parabole une métaphore de la métempsycose 1 7 6 . Origène avait admis dans son Commentaire sur Matthieu que l'identification de l'adversaire avec le diable était une des hypothèses possibles 1 7 7 : être d'accord avec le diable, cela pouvait signifier « ne posséder lors du jugement rien de ce qui lui plaît », idée qui évoque un autre thème origénien, celui du diable péager, qui, lors du passage dans l'autre monde, réclame à l 'homme ce qui lui appartient, c'est-à-dire tout ce qui est péché en lui 1 7».

Ambroise reprend à Origène l'assimilation de l'adversaire au diable, en citant 1 Pe 5, 8 : « votre adversaire le diable rôde comme un lion rugissant » ; pour le Milanais, comme aussi pour l'Ambrosiaster, c'est une des hypothèses possi­bles 1 7 9 . Jérôme mentionne encore cette opinion, et l'expose en termes certaine-

1 7 3 . AVG. Ser. 1 0 9 , 2 - 4 , PL 3 8 , 6 3 6 - 6 3 8 . Le fait que le lemme porte ici esto consentiens,

texte qu'Augustin n'utilise jamais ailleurs, ne doit pas nous surprendre : il le connaît dès le Ser.

Dom. ; il commente du reste dans ce sermon la version de Luc, probablement avec le commen­

taire d'Ambroise sous les yeux ; or, ce dernier a esto consentiens.

1 7 4 . AVG. Ser. Dom. 1 , 1 1 , 3 1 , CSEL 3 5 , p. 3 2 , 6 8 9 - 6 9 4 .

1 7 5 . CLEM. A. E X C . Theod. 5 2 , 1 - 2 , SC 2 3 , p. 1 6 6 - 1 6 9 ; Strom. 4 , 9 5 , 2 , GCS, p. 2 9 0 , 9 .

1 7 6 . TERT. Anim. 3 5 , 1 - 3 , CC 2 , p. 8 3 6 - 8 3 7 ; cf. IREN. Haer. 1 , 2 5 , 4 , SC 2 6 3 , p. 3 3 8 - 3 4 1 ;

EPIPH. Pan. 2 7 , 5 , 3 - 4 , GCS, p. 3 0 6 , 1 4 s. (inspiré d'Irénée).

1 7 7 . ORIG. Hom. Luc. 3 5 , 5 , S C 8 7 , p. 4 1 8 - 4 1 9 , voit plutôt dans l'adversaire le mauvais ange

qui, en face de son ange gardien, accompagne chaque homme pour tenter de le conduire à son

chef, Satan.

1 7 8 . ORIG. Cat. Mat. 1 0 2 , 1 , GCS 4 1 , 1 , p. 5 8 .

1 7 9 . AMBR. In Luc. 7 , 1 5 0 et 1 5 3 , SC 6 2 , p. 6 4 - 6 5 ; AMBRST. Quaest. 7 0 , CSEL 5 0 , p. 1 2 2 ,

5 - 7 .

ment inspirés d'Origène, car ils évoquent l'apocatastase : « Certains, invoquant la lettre de Pierre qui dit : "Notre adversaire le diable rôde comme un lion rugis­sant", voient en cet adversaire le diable. Selon eux, le Seigneur nous enseigne à être, pendant que nous le pouvons, bienveillants à l'égard du diable, qui est l'ennemi et le vengeur, pour éviter qu'il ne soit puni à cause de nous... Mani­fester de la bienveillance à l'égard de leur adversaire, c'est ne pas l'exposer à être châtié à cause d ' eux 1 8 0 . » Jérôme, quant à lui, prend nettement ses distances : le diable est l'instigateur du vice, il doit donc être puni, il ne faut pas faire de sentiment avec le diable !

On le voit, l'opinion qui veut que l'adversaire dont parle Mt 5, 25 est le diable est répandue, et elle pouvait parvenir à Augustin par de multiples canaux. Mais on remarque que, là où les auteurs antérieurs, dont Ambroise et l'Ambrosiaster, admettent la possibilité d'identifier l'adversaire avec le diable, Augustin la rejette, en raison de l'injonction de s'accorder avec lui : « Il n 'y a pas avantage à être d'accord avec celui auquel nous avons déclaré la guerre en renonçant une bonne fois à lui, avec celui dont la défaite nous assurera la couronne ; il ne faut plus lui donner notre consentement : si nous ne lui avions jamais donné, nous ne serions jamais tombés dans cette misère qui est la nô t re 1 8 1 . » Semel renuntiando évoque l'engagement baptismal, qui exclut toute amicitia avec le diable 1 8 2 . Or, Jérôme cite dans con Commentaire sur Matthieu l 'opinion d'un auteur antérieur qui considère que l'accord avec le diable consiste à s'en tenir aux termes du pacte conclu lors du baptême, où l'on renonçait « à ses pompes et à ses œuvres », à tout ce qui lui appartenait, et cette interprétation lui paraît plus acceptable que celle d'Origène qu'il a précédemment mentionnée. Elle avait été présentée par Tertullien dans le De anima1*3, et Jérôme la reprend plus tard à son compte dans VEp. 130, 7 à Démétriade 1 8 4 . L'influence de Jérôme étant exclue pour des raisons de chronologie, puisque son commentaire sur Matthieu est postérieur, on peut se demander si Augustin connaissait dès cette époque le traité de Tertullien Sur l'âme. Il est toutefois possible qu'il y ait eu un intermédiaire, comme on le verra ensuite.

1 8 0 . HIER. In Mat. 1 ( 5 , 2 5 - 2 6 ) , SC 2 4 2 , p. 1 1 4 - 1 1 9 .

1 8 1 . A v o . Ser. Dom. 1 , 1 1 , 3 1 , CSEL 3 5 , p. 3 2 , 6 9 5 - 6 9 9 .

1 8 2 . Jérôme souligne qu'il est inimicus et ultor ; Tertullien (note suivante) parle aussi

à'amicitia (1. 2 8 ) .

1 8 3 . TERT. Anim. 3 5 , 3 , CC 2 , p. 8 3 7 , 2 4 - 3 6 .

1 8 4 . « Quidam coactius disserunt... » : cela signifie-t-il qu'il considère l 'opinion comme

forcée (traduction d'E. Bonnard dans SC 2 4 2 ) ou plus exacte ? si les emplois de coacte quali­

fient des interprétations allégoriques considérées comme trop compliquées, coactius est utilisé

pour des interprétations plus approfondies et non rejetées : Ep. 4 6 , 3 ; In Gai. 1 ( 3 , 4 ) , PL 2 6 ,

3 5 1 A) ;Adu. Pel. 2 , 1 2 .

Application morale : l'adversaire est un homme

Une seconde interprétation, littérale, est considérée par Augustin comme non recevable. Certes, l'Écriture nous ordonne bien de vivre en paix avec tous les hommes autant qu'il est en nous, écrit-il en citant Ro 12, 18, et de ce point de vue, la bienveillance ou l'accord dont parle Mt 5, 25 se comprend bien. Mais comment imaginer que celui qui nous traîne devant le tribunal du Christ dont parle le v. 26 soit un adversaire humain, alors que lui-même doit y comparaître en accusé ? Et comment un assassin pourrait-il encore se mettre d'accord en chemin avec son adversaire ? Or, même au meurtrier la possibilité du repentir est offerte 1 8 5. Mieux vaudrait dire que c'est la loi qu'on a violée qui nous traîne devant le juge. L'interprétation littérale ici refusée se rencontrait dans le traité Sur l'âme de Tertullien 1 8 6 , ainsi que dans le Commentaire sur Matthieu d'Hilaire de Poitiers, qui la soutenait en se démarquant fermement des exégèses figurées de ses prédécesseurs 1 8 7. La longue discussion d'Augustin pourrait s'expliquer par le fait qu'il a ce commentaire en tête.

L'adversaire est-il le corps ?

Si l'adversaire est la chair, dit Augustin, « je vois encore bien moins comment on peut nous ordonner à son endroit la complaisance, l'accord ou le consente­ment. Car ce sont plutôt les pécheurs qui aiment leur chair, sont d'accord avec elle et lui donnent leur consentement ; quant à ceux qui la réduisent en servitude (cf. 1 Co 9, 27), ce ne sont pas eux qui lui donnent leur consentement : ils la contraignent à leur donner son consentement 1 8 8 ».

Augustin répudie dans le De sermone domini une exégèse qu'il avait préalable­ment acceptée. Dans le De uera religioney en effet, en opposant le temps présent, où l 'homme est en butte à la triple concupiscence, où "la loi de l'esprit" combat contre "la loi de la chair" selon l'expression de Paul (Ro 7, 23-25), et le temps de la résurrection de la chair, où l 'homme sera « délivré de ce corps de mort », où le corps connaîtra pleine santé et incorruptibilité, il avait ajouté : « Nous sommes en accord avec l'adversaire tant que nous sommes avec lui sur le chemin 1 8 9 . » Cette remarque impliquait une assimilation de l'adversaire au "corps de mort" pauli-nien, compris comme le corps soumis aux passions et à la mort. Cette exégèse de Mt 5, 25, évoquée en passant dans le De uera religione, puis rejetée dans le commentaire du Sermon sur la montagne, sans plus jamais reparaître ensuite sous la plume d'Augustin, lui était sans doute connue par la tradition.

1 8 5 . A v o . Ser. Doni. 1 , 1 1 , 3 1 , CSEL 3 5 , p. 3 3 , 1 . 6 9 9 - 7 1 4 .

1 8 6 . TERT. Anim. 3 5 , 2 , CC 2 , p. 8 3 7 , 1 4 - 2 3 .

1 8 7 . HIL. In Mat. 4 , 1 9 , SC 2 5 4 , p. 1 3 6 - 1 3 8 .

1 8 8 . A v e Ser. Doni. 1 , 1 1 , 3 1 , CSEL 3 5 , p. 3 3 , 7 1 5 - 7 2 0 .

1 8 9 . AVG. Ver. rei. 5 3 , 1 0 3 , BA 8 , p. 1 7 4 - 1 7 6 .

De fait, des gnostiques valentiniens, combattus par Clément d'Alexandrie, comprenaient ainsi, en la poussant dans un sens dualiste, la petite parabole qu'ils appuyaient également sur Ro 7, 2 3 1 9 0 . Il y eut apparemment des auteurs chré­tiens pour reprendre l'idée en lui donnant un sens plus orthodoxe. Il semble que ce soit leur opinion qu'Hilaire repousse : « L'invitation à une réconciliation bienveillante avec l'adversaire, écrit-il, d'aucuns l'ont rapportée à la concorde du corps et de l'esprit qui se combattent 1 9 1 . » Sibi aduersantium : c'est le vocabu­laire de Paul en Gai 5,17, qui suppose la guerre mutuelle de la chair et de l'esprit. L'auteur de cette interprétation, qui connaît à la fois les gnostiques et Clément d'Alexandrie, et qui est antérieur à Hilaire, est peut-être Victorin de Poetovio, dont le commentaire Sur l'Évangile de Matthieu a été utilisé par Hilaire 1 9 2 .

2) Les hypothèses recevables

L'adversaire : Dieu ?

« Peut-être que c'est à Dieu qu'on nous ordonne de donner notre consente­ment et de montrer de la complaisance, pour que nous nous réconcilions avec celui dont nous sommes détournés en péchant, en sorte qu'il peut être dit notre adversaire. Car on peut justement l'appeler adversaire de ceux à qui il résiste : "Dieu, en effet, résiste aux superbes" (Je 4, 6) ; "l'orgueil est le commencement de tout péché, et le commencement de l'orgueil pour l 'homme est l'éloignement de Dieu" (Sir 10, 15) ; l'apôtre dit aussi : "Si, alors que nous étions ses ennemis, nous avons été réconciliés avec Dieu par la mort de son fils, combien plus serons-nous réconciliés avec lui en étant sauvés par sa vie" (Ro 5, 10) 1 9 3 . » La suite montre Augustin soucieux d'affirmer, dans la perspective de la polémique contre les manichéens, que rien n'est par nature ennemi de Dieu. La seule difficulté, pour admettre cette interprétation, serait que, dans l'Évangile, l 'homme chemine avec l'adversaire : peut-on dire que les impies sont avec Dieu en cette vie ? Augustin ne l'exclut pas, puisqu'il est partout 1 9 4 .

Formulée de la sorte, l'hypothèse selon laquelle Dieu est l'adversaire de la parabole ne se rencontre pas ailleurs. Mais Jérôme connaît un commentateur qui voit dans l'adversaire l'Esprit Saint, ce qui, selon lui, ne tient pas debout : « Comment l'Esprit Saint qui habite en nous peut-il livrer à un juge soit la chair,

190. CLEM. A. EXC. Theod. 5 2 , 1 - 2 , SC 23 , p. 166-169 ; Strom. 4, 95, 2, GCS, p. 290, 9.

191. HIL. In Mat. 4 , 19, SC 254, p. 137, 19-21. D 'aucuns : plures (1. 18), ce qui, dans la manière dont nos auteurs renvoient à leurs sources, signifie seulement que l'idée ne se trouve pas dans un auteur seulement !

192. M . DULAEY, Victorin de Poetovio, p. 319-322.

193. A v e . Ser. Dom. 1 ,11 , 32, CSEL 35, p. 33, 721-729.

194. Ibid. 1. 729-747.

soit l'âme en révolte, alors qu'il est lui-même le j u g e 1 9 5 ? » Chromace d'Aquilée, qui accepte et développe longuement dans ses homélies Sur Matthieu l'idée que l'Esprit Saint est l'adversaire de l 'homme quand il cherche à détourner du péché "la chair" qui convoite contre l'Esprit, selon Gai 5, 17, se réfère certainement à la même source 1 9 6 . Le traité exploité, antérieur à Jérôme et Chromace, a de fortes chances d'être le commentaire sur Matthieu de Fortunatien, évêque d'Aquilée mi-rve s . 1 9 7 . « L'esprit saint qui habite en nous » était-il dans cet ou­vrage Esprit de Dieu ou esprit de l 'homme ? Jérôme et Chromace hésitent entre les deux, ce qui était sans doute le cas déjà de leur source. Jérôme et Paulin de Noie connaissent en effet un exégète qui identifie l'adversaire à l'esprit de l 'homme, contre lequel la chair se voyait enjoindre de renoncer à combattre ; c'est probablement encore Fortunatien 1 9 8 .

L'adversaire est la parole de Dieu

La dernière interprétation présentée par Augustin dans le De sermone domini a sans nul doute sa préférence 1 9 9 . Si même l'hypothèse précédente ne convainc pas, dit-il, « il ne reste plus qu'à voir dans l'adversaire le précepte de Dieu, c'est-à-dire sa Loi et l'Ecriture divine, qui nous a été donnée pour cette vie, pour qu'elle soit avec nous sur le chemin ; il ne faut pas la contredire, pour qu'elle ne nous livre pas au juge, mais bien plutôt lui donner vite notre consentement 2 0 0 ». Que signifie donner son consentement à la parole de Dieu et montrer de la bienveillance à son endroit ? Cela veut dire lire l'Écriture en reconnaissant son autorité, ne pas la détester quand elle corrige nos fautes, ne pas la contester dès qu'elle nous paraît obscure ou absurde, mais prier Dieu pour obtenir de la comprendre 2 0 1 . Telle est l'attitude souvent prônée par Augustin à ses adversaires manichéens ; c'est le fruit du don spirituel de piété, qui correspond dans le De sermone domini, à la béatitude des doux 2 0 2 .

L'idée que l'adversaire de Mt 5, 25 est la parole de Dieu est une des deux solutions proposées par Origène dans son Commentaire sur Matthieu. « Le diable est le premier ennemi, le second est le précepte. Ainsi, le Christ conseille de s'accorder avec les deux, à savoir : avec le diable, comme des hommes qui ne

195. HIER. In Mat. 1 (5, 25-26), SC 242, p. 116 ,161 ; 165-167.

196. CHROM. In Mat. 22 , 3 , 1 - 2 , CC 9 A, p. 301 ,40-54 .

197. Sur Fortunatien et ce traité, voir R . HERZOG, P . L . SCHMIDT, Handbuch der lateinischen

Literatur der Antike, 5, München 1989, § 577, p. 419-421.

198 . HIER. In Mat. 1 (5, 25-26) , SC 242 , p. 116, 161 160-164 ; PAVL. N . Epist. 5, 8

(Santaniello, p. 234 ,18-21) .

199. Sur ce thème chez Augustin, voir BA 73 B, note complémentaire 10.

200. AVG. Ser. Dom. 1 , 1 1 , 32, CSEL 35, p. 34, 748-752.

201. Ibid., 1. 755-767.

202. Cf. 1 , 4 , 1 1 .

possèdent, lors du jugement, rien de ce qu'il aime ; avec le commandement, comme des hommes qui accomplissent tout ce qu'il prescrit 2 0 3 . » Le grand lecteur de l'Alexandrin que fut Ambroise a repris son interprétation : « Notre adversaire, selon Matthieu, c'est toute la pratique de la vertu, c'est la parole des apôtres et des prophètes 2 0 4 . » L'Ambrosiaster hérite des deux interprétations d'Origène et les associe habilement : « Il ne fait de doute pour personne que le diable est l 'ennemi de l 'homme, en particulier du croyant, car c'est contre les serviteurs de Dieu qu'il aiguise les traits les plus violents. De même donc qu'il est l'ennemi des bons, la Loi est l'adversaire des méchants [...]. La doctrine du Sei­gneur semble l'ennemie de quiconque veut faire le mal », et il faut se réconcilier avec elle si l'on ne veut périr dans la géhenne 2 0 5 .

Cette même exégèse origénienne avait très probablement été reprise aussi dans le commentaire sur Matthieu de Fortunatien. En effet, dans les gloses du manu­scrit Autun 3 où P. Meyvaert a justement reconnu des extraits de l'évêque d'Aquilée, on lit : « La parole de Dieu est l'adversaire de tout pécheur ; c'est avec elle que nous cherchons à nous mettre d'accord, pour aimer nous aussi, comme le dit quelqu'un, les œuvres bonnes et saintes. Le chemin est notre vie. Le juge est le Christ, les gardes sont les anges, le cachot est la géhenne 2 0 6 . » L'ensemble correspond en tout à l'interprétation acceptée par Augustin et se retrouve dans le Commentaire sur les Évangiles du Pseudo-Théophile 2 0 7 .

3) Les sources d'Augustin

On a chemin faisant signalé les éventuels rapports d'Augustin avec les auteurs antérieurs. Il est clair qu'il ne s'est pas lancé dans l'explication de ces versets de Matthieu seul et sans documents. Déjà le texte biblique qu'il utilise le prouve. Dans le texte de Mt 5, 25 utilisé par lui comme lemme, on ht : « Esto aduersario tuo beneuolus cito », calque sémantique du grec eunoôn, qu'Augustin glose par concors et consentiens20* ; le participe consentiens est la leçon la plus répandue dans la Vêtus Latina, et Augustin pouvait la lire dans les homélies d'Ambroise

203 . ORIG. Cat. Mat. 102, 1, GCS 4 1 , 1, p. 57, 4-58, 12. Dans la version abrégée qui est

conservée se trouve aussi l'assimilation de l'adversaire avec le précepte.

204. AMBR. In Luc. 7 , 1 5 1 , SC 52, p. 64.

205. AMBRST. Quaest. 70, CSEL 50, p. 122 ,5-18 .

206. P. MEYVAERT, « An unknown Source for Jerome and Chromatius », Scire litteras,

Forschungen zum mittelalterlichen Geisteslehen (éd. S. Krämer, M. Bernhard), München 1988,

p. 287 : « Sermo Dei est aduersarius omni peccatori, cum quo quaerimus (quorobimus) concor­

dare, id est, ut quidam ait, etiam nos diligamus opera bona et sancta. Viam dicit uitam istam.

Iudex Christus est, ministri angeli, gehenna career. » Sur ce point, les parallèles établis par

P. Meyvaert p. 282 ne sont nullement convaincants.

207. Ps. THEOPH. In Euang., PUS 3 , 1287 .

208. AVG. Ser. Dom. 1 ,11 , 29, CSEL 35, p. 30, 640 ; 1 ,11 , 31, p. 32, 686-692.

Sur Luc209. Beneuolus n 'est pas inconnu des Vieilles Latines : l'adjectif se rencontre dans les manuscrits d et k 2 1 0 , ainsi que chez Jérôme 2 1 1 , et peut-être Hilaire 2 1 2. Il est toutefois remarquable qu'Augustin ne présente ce texte que dans le De sermone domini. Partout ail leurs 2 1 3 , sa version latine porte concorda cum, un texte rare qui ne se retrouve que dans les gloses attribuées par Meyvaert à Fortunatien d'Aquilée, chez le Pseudo-Théophile qui s'en inspire, et chez Césaire d'Arles qui le tient d'un sermon d 'August in 2 1 4 . On peut penser que c'est aux commentaires de Matthieu par lui exploités qu'Augustin doit sa connaissance des variantes de la Vieille Latine sur ce point. Il serait imprudent de lui accorder une connaissance personnelle du texte grec sous prétexte qu'il nous explique que c'est le mot grec eunoôn qu'on a cherché à rendre par ces différents termes. En effet, la même explication se lit à propos du même verset dans le commentaire sur Matthieu de Jérôme et dans les homélies sur Luc d 'Ambroise 2 1 5 . Le premier traité est postérieur au De sermone domini, mais Augustin a lu le second, et peut lui avoir emprunté cette glose.

Le commentaire de Fortunatien sur les Évangiles est vraisemblablement une des sources d'Augustin. On a déjà noté que l'interprétation globale retenue par lui est exactement celle qu'on lit dans les gloses de P. Meyvaert, et que le texte rare utilisé par Augustin, concorda cum, s'y trouve également. De plus, on a vu que, lorsque Augustin récusait une interprétation littérale de l'adversaire, il le faisait exactement de la même façon que Jérôme, en citant Ro 12, 18 : Augustin ne pouvant s'être inspiré en 393-394 d'un traité que Jérôme a rédigé en 398, on doit penser, comme dans le cas du commentaire de la parabole des talents et de la parabole du filet 2 1 6, qu'ils sont tous deux dépendants d'une même source, que nous avons proposé d'identifier avec le commentaire de Fortunatien d'Aquilée. Il n'est pas impossible que ce commentaire ait mentionné la solution des Alexan-

2 0 9 . J. Mizzi, « The Latin Text of Matt. V - V I I . . . » , Augustiniana 4 , 1 9 5 4 , p. 4 8 1 (AMBR. In

Luc. 7 , 1 5 3 , SC 5 2 , p. 6 5 ) .

2 1 0 . Ibid., p. 4 6 3 .

2 1 1 . HIER. In Mat. 1 ( 5 , 2 5 - 2 6 ) , SC 2 4 2 , p. 1 1 4 , 1 4 8 ; 1 1 6 , 1 7 4 . Dans ce traité, toutefois,

l'adjectif n'est pas dans le lemme, où il y a consentiens ; mais Jérôme le présente dans le lemme

dans sa traduction d'ORiG. Hom. Luc. 3 5 , 1 , SC 8 7 , p. 4 1 2 , ainsi que dans YEp. 1 2 7 , 3 , Labourt,

t. 7 , p. 1 3 8 , 3 0 - 3 2 .

2 1 2 . HIL. In Mat. 4 , 1 9 , SC 2 5 4 , p. 1 3 8 , 2 0 : beneuolentia ; mais, p. 1 3 6 , 3 , il a benignitate

(ARN. I. In Mat. 6 , CC 2 5 A, p. 2 7 9 , 6 1 - 7 1 : esto benignus).

2 1 3 . AVG. Ser. 2 5 1 , 8 , 7 ; Ser. 9 , 1 6 , pour ne citer que les textes dans lesquels le mot apparaît

dans le lemme. Le Sermon 1 0 9 est le seul texte où l 'on a consentiens plutôt que concordare

dans le lemme (§ 2 ) , mais on a concordare dans le commentaire ( § 2 et 4 ) .

2 1 4 . CAES. Ser. 1 4 5 , CC 1 0 4 , p. 5 9 7 , 4 ; cf. AVG. Ser. 3 8 7 , 1 .

2 1 5 . AMBR. In Luc. 7 , 1 5 3 , S C 6 2 , p. 6 5 ; HIER. In Mat. 1 ( 5 , 2 5 - 2 6 ) , S C 2 4 2 , p. 1 1 4 , 1 4 6 -

1 4 8 .

2 1 6 . M. DULAEY, « L'apprentissage de l 'exégèse biblique par Augustin. 2 . Années 3 9 0 -

3 9 2 » , RÉAug 4 9 , 2 0 0 3 , p. 5 3 - 6 1 . Cf. ici § II .

drins, pour lesquels l'adversaire était le diable, car elle est rejetée conjointement par une source mentionnée par Jérôme et Chromace, qui ont utilisé tous deux le traité de Fortunatien 2 1 7 . On a dit aussi que l'opinion selon laquelle on pouvait voir Dieu dans l'adversaire était probablement déjà chez Fortunatien. On a également fait état, à propos de la seconde hypothèse d'Augustin (le sens httéral), d 'une utilisation possible du commentaire sur Matthieu d'Hilaire. Enfin, la troisième hypothèse qu'Augustin rejette (le corps) pouvait lui venir, on l'a dit, du commentaire de Victorin sur Matthieu.

Quoi qu'il en soit de toutes ces conjectures, deux certitudes ressortent de nos analyses : Augustin utilise un traité que Jérôme exploite plus tard dans son commentaire sur Matthieu ; et puisque le Stridonien mentionne uniquement Victorin et Fortunatien dans les auteurs latins qu'il a utilisés pour son commen­taire, il y a de fortes chances que la source commune d'Augustin et de Jérôme soit un de ces deux auteurs ; les rencontre avec les gloses de Meyvaert font parfois pencher la balance en faveur de Fortunatien. Quant au commentaire sur Luc d'Ambroise, Augustin s'en inspire ici moins qu'ailleurs ; peut-être n'a-t-il pas songé à s'y reporter parce que son but était d'expliquer Matthieu : Augustin en effet ne fait pas la moindre allusion à la version lucanienne dans le De sermone domini218. En tout cas, ce qui est caractéristique d'Ambroise dans le traitement de la petite parabole, à savoir l'allégorie morale, empruntée à Origène, selon laquelle l'adversaire avec lequel l 'homme doit se mettre d'accord avant le jugement est sa propre conscience, n'est ni repris ni discuté par Augustin 2 1 9 .

B. Les trois morts

Dans le De sermone domini apparaît un thème qui est ensuite récurrent chez Augustin, celui des trois morts qui guettent l 'homme. « De même qu'il est trois degrés qui conduisent au péché, suggestion, délectation, consentement, il y a trois types différents de péchés : péchés commis dans le cœur, péché en acte, ou péché habituel, qui sont comme trois morts. L'une a lieu comme à la maison, c'est-à-dire quand on consent au désir mauvais dans le cœur. L'autre est déjà produite au dehors, en quelque sorte au delà de la porte, quand le consentement va jusqu'à l'acte. La troisième a lieu quand l 'âme est écrasée par le poids de l'habitude

2 1 7 . HIER. In Mat. 1 ( 5 , 2 5 - 2 6 ) , SC 2 4 2 , p. 1 1 6 , 1 6 6 : alii... interpretantur ; interprétation

bien distinguée de celle qu'il emprunte au De anima de Tertullien (quidam coactius disseruni) ;

CHROM. In Mat. 2 2 , 2 , 1 , p. 3 0 0 , 2 4 : Quidam.

2 1 8 . P . ROLLERÒ, « Expositio euangelii secundum Lucan » di Ambrogio come fonte della

esegesi Agostiniana, Turin 1 9 5 8 , p. 4 2 - 4 5 , considérait, faute d'avoir repéré que le thème de la

parole de Dieu comme adversaire de l'homme se trouvait chez plusieurs auteurs, que son adop­

tion par Ambroise et Augustin prouvait l'utilisation du commentaire sur Luc dans ce passage du

De sermone domini.

2 1 9 . AMBR. In Luc. 7 , 1 5 2 , SC 6 2 , p. 6 4 - 6 5 ; ORIG. Cat. Mat. 1 0 2 , I I , GCS 4 1 , 1 , p. 5 8 , 1 - 1 0 .

mauvaise cornme par une masse de terre et que, pour ainsi dire, "elle empeste déjà" dans le tombeau (Jn 11, 39). Quiconque a lu l'Évangile sait que le Seigneur a ressuscité ces trois genres de morts. Et peut-être note-t-il que même les paroles du Seigneur sont de type différent, quand il dit dans le premier cas : "Jeune fille, lève-toi" (Me 5,41) ; dans le second : "Jeune homme, je te le dis, lève-toi" (Le 7, 14) ; et dans le troisième : "Il frémit intérieurement" (Jn 11, 33), "il pleura" (11, 35), et ensuite : "Il cria d 'une voix forte : Lazare, viens dehors !" (Jn 11, 4 3 ) 2 2 0 . » Augustin reprend plusieurs fois la même interprétation sans changement notable, toujours avec les mêmes exemples des trois morts ressuscites par Jésus : la fille du chef de la synagogue, le fils de la veuve de Naïm et Lazare 2 2 1 .

Ce thème, structurellement analogue à celui des trois morts qu'Ambroise a emprunté à Origène 2 2 2 , mais porteur d'une signification différente, est générale­ment considéré comme original 2 2 3. Toutefois, on note que l'idée qu'il y a trois types de péché, pensée, acte, péché invétéré (cogitatio, operatio, permansio), se rencontre dans le commentaire sur le Psaume premier d'Ambroise, qui les voit incarnés dans les trois verbes du premier verset : « Heureux l 'homme qui n'est pas allé (abiit) au conseil des impies, qui ne s'est pas tenu (stetii) dans la voie des pécheurs et qui n 'a pas siégé (sedii) dans la chaire de pestilence 2 2 4. » La connaissance de ce texte par Augustin est avérée en 394-395 quand il rédige la première Enarratio sur les Psaumes, car lui aussi distingue les trois verbes en y voyant trois degrés du péché, ce qui ne se trouve guère ailleurs 2 2 5. Le commen­taire du Psaume 1 par Ambroise est datable de 390 environ 2 2 6 ; il est probable qu'Augustin l'a déjà lu à l'époque où il écrit son commentaire du Sermon sur la montagne.

Il est possible qu'il ait également une autre source. Le thème se retrouve en effet dans le traité Sur les quatre Évangiles du Pseudo-Théophile, dont un certain nombre de raisons me font penser qu'il a exploité le commentaire sur les Évangiles, aujourd'hui perdu, de Fortunatien d'Aquilée. « Les trois morts ressus­cites par le Sauveur, y lit-on, indiquent trois types de pécheurs. En effet, par la

2 2 0 . A v e . Ser. Dom. 1 , 1 2 , 3 5 , CC 3 5 , p. 3 8 , 8 2 3 - 8 3 5 .

2 2 1 . M.-F. BERROUARD, « L e symbol isme des trois résurrections racontées dans les

Évangiles et les trois catégories de péchés », BA 7 3 B , note complémentaire 2 1 , p. 4 6 0 - 4 6 4 .

2 2 2 . H. Ch. PUECH, P. HADOT, « L'entretien d'Origène avec Héraclide et le commentaire de

Saint Ambroise sur l'Évangile de Saint Luc », VChr 1 3 , 1 9 5 9 , p. 2 0 4 - 2 3 4 . ORIG. Heracl. 2 5 ,

SC 6 7 , p. 1 0 2 , énumère la mort au péché, la mort du péché et la mort physique. Sur ce thème

chez Ambroise, voir E. DASSMANN, Die Frömmigkeit des Kirchenvaters Ambrosius, Münster

1 9 6 5 , p. 2 2 7 , n. 6 9 .

2 2 3 . M.-F. BERROUARD, « Le symbolisme des trois résurrections... », p. 4 6 4 : « Son

interprétation est originale. Du moins n'ai-je trouvé, chez les écrivains des premiers siècles,

aucun texte qui ait pu l'inspirer, aucun texte non plus qui lui ressemble. »

2 2 4 . AMBR. In Ps. 1 , 2 0 , CSEL 6 4 , p. 1 5 , 1 - 6 .

2 2 5 . A v a In Ps. 1 , 1 , CC 3 8 , p. 1 , 1 5 - 2 0 .

2 2 6 . R . PALANQUE, Saint Ambroise et l'Empire romain, Paris 1 9 3 3 , p. 5 2 4 - 5 2 5 .

fille du chef de la synagogue, ressuscitée à l'intérieur des murs de sa maison, l'Évangile désigne ceux qui, alors qu'ils songent encore en leur cœur à pécher, sont détournés par inspiration divine du péché entraînant la mort éternelle. Par le jeune défunt qui avait déjà été emporté hors de la maison, mais n'était pas encore enseveli quand le Seigneur l'a ressuscité, il faut entendre ceux que la révérence envers Dieu touche de repentir juste après qu'ils ont commis le mal dans une action manifeste, et qui cessent de pécher. En Lazare, enterré depuis trois jours et qui sent mauvais, l'Écriture montre ceux que l'habitude du péché rend abomi­nables : le Sauveur les arrache à la situation fatale où les entraîne le péché, en les reprenant et en grondant en esprit, c'est-à-dire en les menaçant et en leur inspirant la peur du châtiment 2 2 7 . »

La solution la plus simple serait évidemment de penser que le Pseudo-Théo­phile s'est inspiré là d'Augustin. Toutefois, plusieurs raisons m'en font douter. D'une part, cet auteur ne semble pas utiliser Augustin en dehors du commentaire de Mt 25 (parabole des dix vierges) et de Jean, c'est-à-dire probablement quand ses sources de base sont défaillantes ou insuffisantes ; d'autre part, il serre d'ordi­naire ses sources de très près, quand il ne les recopie pas purement et simplement. Or, ici, il n 'y a pratiquement aucune adhérence verbale entre son texte et les divers passages où Augustin a traité des trois morts. D'autre part, on trouve chez le Pseudo-Théophile une évocation des trois manières dont ces morts sont rappelés à la vie (inspiration divine, repentir immédiat après la faute, prédication inspirant la peur de l'enfer) qu'on n 'a guère chez August in 2 2 8 . Il est donc probable qu'Augustin et le Pseudo-Théophile ont puisé indépendamment l'un de l'autre à une même source ancienne, peut-être le commentaire sur les Évangiles de Fortunatien d'Aquilée.

C. Les perles et les pourceaux (Mt7,6)

Ce qu 'il est interdit de jeter

« Ne donnez pas ce qui est saint aux chiens ; et ne jetez pas vos perles aux cochons, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et ne se retournent pour vous déchirer », dit l 'Évangile. Augustin commente longuement ce dit dans le De sermone domini in monte229. Il ressort de ses explications qu'il ne fait pas de distinction majeure entre les deux membres de la proposition principale : pour lui, « ce qui est saint » figure, tout comme les perles, les vérités spirituelles ; la première image insiste sur leur caractère sacré, c'est-à-dire leur rapport à la divinité (elles sont incorruptibles et sont en soi à l'abri des attaques humaines) ; la seconde met l'accent sur ce qu'elles ont de précieux.

2 2 7 . Ps. THEOPH. Euang., PIS 3 , 1 3 1 2 ; M . GORMAN prépare une nouvelle édition de ce texte.

2 2 8 . Le seul texte qui en parle est le Sermon 9 8 , 4 - 5 .

2 2 9 . A v e . Ser. Dom. 2 , 2 0 , 6 7 - 7 0 , CC 3 5 , p. 1 6 3 - 1 6 7 .

L'interprétation du De sermone domini, où sanctum désigne comme les perles les vérités spirituelles, se retrouve sous la plume d'Augustin dans le Sermon 50, qui est sans doute contemporain de notre texte, ainsi que dans les premières Enarrationes in Psalmos230 ; elle est encore reprise vers 420 dans le traité Sur les mariages adultères, avec assez de précision pour qu'on puisse penser qu'Au­gustin s'est alors reporté au De sermone domini231. Avec cette exégèse, Augustin s'inscrit dans la ligne exégétique grecque d'Origène et de Didyme et dans celle des commentaires latins Sur Matthieu d'Hilaire et de Chromace 2 3 2 . Elle se distingue d'une application sacramentelle de Mt 7, 6 où « ce qui est saint » (sanctum) et/ou les perles représentent les sacrements, surtout l'eucharistie. Déjà présente dans la Didachè, elle est encore très vivante au IV e s., notamment en Afrique 2 3 3 ; en Orient, elle est attestée chez Ephrem, et, à travers Jean Chrysos-tome, elle est passée dans la liturgie byzantine, où elle s'est longtemps maintenue : ne pas jeter aux animaux les perles y signifie le respect dû aux saintes espèces 2 3 4 . Augustin use lui-même à l'occasion de cette interprétation 2 3 5.

230. Ser. 50, 10, CC 41 , p. 630, 194-203. Ce sermon anti-manichéen est à dater des années

393-395 comme le Sermon 1 ; cf. P. VERBRAKEN, Études critiques sur les sermons authentiques

de saint Augustin, Steenbruges 1976, p. 65 et 53. AVG. In Ps. 9, 14, CC 38, p. 65, 22 (pour les

aboiements, même idée dans Ser. 50, 10) ; In Ps. 16, 13, p. 16-19. Même interprétation encore

dans le Sermon 60 A (= Mai 26), PLS 2 ,472-475 , consacré à Mt 7, 6, mais qu'on ne sait dater.

231 . AVG. Coniug. Adult. 26, 33-27, 34, В A 2 , p. 174 : même interprétation d'ensemble,

même évaluation du mal fait par les chiens et les porcs, même insistance sur le fait que les

auditeurs désignés par ces animaux sont incapables de recevoir l'enseignement, même renvoi à

l'exemple de Jésus et de Paul que dans Ser. Dom. 2, 20, 70.

232. ORIG. Entretien avec Héraclide 12-14, 5 C 6 7 , p. 82-85 ; D m . In Za. 4 , 7-11, SC 85,

p. 804-809 ; HIL. In Mat. 6 , 1 , SC 254, p. 170 ; CHROM. In Mat. 33, 3, CC 9 A p. 359, 40-44 ;

69. En revanche, Jérôme présente l'application sacramentelle du verset : HIER. In Mat. 1 (7, 6),

SC 242 , p. 140 (suivi par Ps. THEOPH. Euang., PLS 3 , 1289, qui explicite ce que dit Jérôme) ;

cf. aussi In Ez. 6 (18, 5-9), CC 75, p. 2 3 9 , 4 0 7 .

233. Did. 9, 5, SC 248, p. 178, 20 ; BARSAB. Orat. 24 , PO 4 1 , p. 227, 18 ; CYPR. Ep. 31 , 6

[ = NOVAT. ] ; AMBR. Paen. 2 , 9 , 87, SC 179, p. 188. HIPP. Pasc. 40 , SC 27, p. 160 ,15 , suggère la

même application du verset. TERT. Bapt. 1 8 , 1 , CC 1, p. 2 9 2 , 4 ; CYPR. Quir. 3, 50, CC 3, p. 138,

1 ; OPTÂT. С. Don. 2 , 1 9 , 2, S C 4 1 2 , p. 278, 11 ; AVG. Coniug. adult. 26, 33, BA 2, p. 174 : des clercs africains allèguent ce verset pour refuser de baptiser des moribonds n'ayant plus toute

leur tête.

234. EPHR. Ser. 4 , CSCO 312, p. 99, 9 ; Hymn. Fid. 81, 8, CSCO 155, p. 212 ; sur la liturgie

byzantine, voir H . et R . KAHANE, « Pearls before swine. A reinterpretation of Matt. 7, 6 »,

Traditio 13 ,1957 , p. 421-424.

235. AVG. Ep. 29, 2, CSEL 34, 1, p. 114, 18 - 115, 5 : quand Augustin raconte à Alypius

avoir dit dans son sermon dirigé contre la pratique du refrigerium sur les tombes des martyrs

que, si les gens avaient le même comportement chez eux, cela les écarterait « de ce qui est saint et

des perles de l'Eglise », il faut certainement voir dans le premier terme de ce résumé allusif

(Alypius sait parfaitement de quoi il parle) le sacrement du baptême, pour lequel il fallait pouvoir

témoigner d'une vie morale correcte.

Les chiens et les porcs

Dans le De sermone domini in monte, chiens et porcs désignent pareillement les hommes qui refusent la vérité, mais avec une nuance : « Non sans pertinence, à mon sens, les chiens sont mis pour ceux qui attaquent la vérité, les porcs pour ceux qui la méprisent 2 3 6 . » Le chien est l'animal qui bondit sur vous pour vous mordre, et vous enlever un morceau de votre vêtement ou de votre personne, bref, pour attenter à votre intégrité ; il symbolise la haine de la véri té 2 3 7 . Du porc n'est retenu qu'un trait : il foule aux pieds, signe de mépris, et en piétinant ce dont il ignore la valeur, il le souille 2 3 8. Porc et chien sont réputés être des animaux impurs : leur impureté symbolise l 'amour déréglé de ce monde 2 3 9 , qui conduit les hommes à refuser une vérité qu'ils sont incapables de saisir et les rend hostiles envers les prédicateurs de la parole. Le verset de Matthieu veut inciter ces derniers à la prudence et au discernement : s'abstenir de révéler la vérité à qui est incapable de la recevoir n'est pas une faute ; mais il faut travailler à écarter les obstacles, intellectuels et moraux, qui empêchent les hommes d'accueillir le message chrétien 2 4 0 .

Les aboiements du chien en font aux yeux d'Augustin une figure des adver­saires de la vérité, qu'ils soient païens ou hérétiques 2 4 1 , tandis qu'on ne trouve pas chez lui trace de l'autre interprétation, qui se fonde sur Prov 26, 11 («le chien retourne à son propre vomissement »), selon laquelle les chiens sont la figure des chrétiens qui reviennent en arrière après la conversion : apostats, pécheurs infidèles à leur baptême, pénitents retombant dans le péché après la pénitence canonique. On suit la trace de cette seconde image chez Didyme d'Alexandrie, dans une autre source ancienne, que cite Jérôme 2 4 2 , et chez

236 . A v e . Ser. Dom. 2 , 20 , 67-68 , p. 165, 1510-1554 ; 1552-1554 : « Canes ergo pro

oppugnatoribus ueritatis, porcos pro contemptoribus positos non incongruenter existimo. »

237 . dilacerare (Ibid., 1. 1543 , 1 5 4 5 ) , morsu appetere (1. 1549) , perimere ueritatem

(1. 1548), corrumpere (1. 1538, 1539 ,1545) ; integrum esse non sinunt : 1. 1443, 1540, 1545. Il

symbolise la haine : odium (1. 1567).

238. Ibid., 1. 1541 ; 1549 : « passim tamen calcando inquinant ». Il symbolise le mépris :

contemptum (1. 1568).

239 . Ibid., 1. 1569-1571. Immundus, immunditia, mundus, mundare : la notion de pur et

d'impur domine les 1. 1562-1579.

240. Ibid., 1. 2, 20, 69 (p. 166,1574-1579) .

241. Non seulement dans le De sermone Domini, mais aussi dans Ep. 29, 2 et Coniug. adult.

21, 34. Dans In Ps. 9,14 et dans Ser. 5 0 , 1 0 , les chiens sont les hérétiques.

242. DID. In Za. 4, 8-9, SC 85, p. 804-807 ; HIER. In Mat. 1 ( 7 , 6 ) , SC 242, p. 140 : la source

n'est pas Didyme, car l'ensemble de l'interprétation attribuée à quidam ne correspond pas à ce

qu'on lit chez lui. Ps. THEOPH. Euang., PLS 3, 1289, dérive ici de Jérôme. Op. imp. Mat. 17,

PG 5 6 , 7 2 8 ; F. M. SCHLATTER, « The Author of the opus imperfectum in Matthaeum », VigChr

42 , 1988, p. 364-375, propose de voir en l'auteur un pélagien (peut-être Anianus de Celeda),

plutôt qu'un arien. Sur cet auteur, connu jusqu'à Erasme sous le nom de Jean Chrysostome,

voir DSp, s. v. Jean Chrysostome (Pseudo), c. 362-369, ainsi que la bibliographie citée dans le

l'auteur de Y Opus imperfectum in Matthaeum, un Latin qui écrit sans doute dans les années 425-430 et connaît bien Origene, et elle pourrait remonter à Origene 2 4 3 . Quant à l'idée exprimée par Augustin, elle se trouve dans Y Entretien avec Héraclide d'Origène, dans une source critiquée par Méthode d'Olympe, - c ' e s t vraisemblablement l'exégète alexandrin - , dans les homélies Sur Matthieu de Chromace 2 4 4 , et chez l'auteur de Y Opus imperfectum in Matthaeum245.

Dans le De sermone domini, les porcs désignent les hommes qui méprisent les perles du Seigneur, figure de l'Écriture et de la vraie doctrine, et qui pèchent ainsi contre la vérité. Telle n'est pas l'interprétation courante. De façon massive, l'ani­mal évoque chez nos auteurs la fange dans laquelle se roule le pourceau, parfois aussi sa goinfrerie, symboles des péchés charnels qui souillent les voluptueux et les sensuels 2 4 6 . Augustin présente l 'idée à peu près à la même époque dans YÉpître 29 à Alypius et dans les premières Enarrationes in Psalmos241.

Le rapport du porc avec la vérité et la doctrine est beaucoup moins fréquent. Origene fait des pourceaux le type de ceux qui se détournent du christianisme après avoir reçu les secrets des mystères de la foi 2 4 8 . Hilaire voit en ces animaux, impurs parce que non ruminants selon la définition du Lévitique (11, 7), le sym­bole des hérétiques qui ont reçu la connaissance de Dieu sans la ruminer, c'est-à-dire sans la méditer ni la comprendre justement 2 4 9 . L'idée que le porc figure l'homme qui ne croit pas, ou croit mal, se rencontre aussi chez l'auteur anonyme du commentaire inachevé sur Matthieu 2 5 0 , ainsi que chez Jérôme 2 5 1 .

CC 87 B (introduction à YOpus imperfectum, que doit suivre bientôt une nouvelle édition du

texte).

243. Dans ORIG. Hom. Jos. 21, 2, SC 71, p. 434, c'est le porc qui ligure l'apostat, selon ce

que dit Matthieu : « ne forte.. . conuersi dirumpant uos ». Un passage du Commentaire sur

Matthieu d'Origène préservé par une chaîne (Cat. Mat. 137, II, GCS 4 1 , p. 69, 13-14) montre

qu'il voit dans le porc un animal qui mange ses excréments. Le thème de l'animal qui revient

absorber ses déjections se trouve à propos du chien seul chez Jérôme (In Mat. 1 (7, 6), SC 242,

p. 140), à propos du chien comme du porc chez Didyme (In Za. 4, 9, SC 85, p. 806), ainsi que

dans Op. imp. Mat. 17, PG 56, 728. Cela suggère que le tout était déjà dans Origène.

244 . ORIG. Heracl. 12-14, SC61, p. 82-85 ; METH. Créât. 1, 1-2 (GCS 27, p. 494 , 1 (les

porcs sont les incroyants) ; CHROM. In Mat. 33 , 3, CC 9 A , p. 3 5 9 , 4 2 et 49.

245. Op. imp. Mat. 17, PG 56, 728. Pour Hilaire, les chiens de Mt 7, 5 représentent les seuls

païens : HIL. In Mat. 6, 1, SC 254, p. 170.

246. ORIG. Heracl. 12-14, SC 67, p. 82-85 ; Cat. Mat. 137, II, GCS 4 1 , p. 69, 13 ; METH.

Créât. 1 ,1-2 (GCS 21, p. 493 , 10-12 (opinion d'un auteur par lui réfuté : sans doute Origène) ;

DID. In Za. 4 , 7 , SC 85, p. 804 ; HIER. In Mat. 1 (7, 6), SC 242, p. 140, 11 ; CHROM. In Mat. 33,

3, CC 9 A , p. 3 5 9 , 4 3 ; 54 ; 65 ; 76 ; sur le porc, esclave de son ventre, cf. LACT. ID 4 , 1 7 , 1 9 - 2 1 .

247. AVG. Ep. 29, 2, CSEL 3 4 , 1 , p. 114 ,18 - 115, 5 ; In Ps. 9, 14, CC 38, p. 65, 22.

248. ORIG. Hom. Jos. 2 1 , 2 , SC 71 , p. 434) ; cf. aussi Hom. Ez. 1 ,11 , SC 352, p. 80, 28.

249. HIL. In Mat. 6,\,SC 254, p. 170.

250. Op. imp. Mat. 17, PG 56, 728 : Il mentionne, sans la retenir, l'opinion de ceux pour qui

les porcs désignent pareillement les hérétiques. Dans Ps. CLEM. Recogn. 3 , 1, 5-6, GCS 51,

Par quel canal sont parvenues à Augustin ces exégèses, qui figuraient probable­ment dans la partie perdue du Commentaire sur Matthieu d'Origène, à propos de Mt 7, 6 ? Un intermédiaire latin aujourd'hui disparu est probablement ici encore le maillon manquant. L'hypothèse est renforcée par l'existence d'un point de contact notable entre Augustin et Chromace : à propos des porcs, ils associent tous deux à Mt 7, 6 le Psaume 16, 14, ainsi formulé dans la Vêtus Latina : « Ils se sont gorgés de viande de p o r c 2 5 2 » ; ce n'est certainement pas un hasard, car ce verset, qui apparaissait particulièrement obscur aux anciens 2 5 3 , n 'est presque jamais cité. Il y a fort à parier que Chromace et Augustin ont trouvé tous les deux ce groupement de textes dans une même source : le Commentaire sur Matthieu de Fortunatien d'Aquilée, ou encore celui de Victorin de Poetovio.

Les perles

Les perles sont l'objet d'une intéressante interprétation symbolique dans le De sermone domini. « Il faut, écrit Augustin, voir dans les perles de grandes vérités spirituelles ; parce qu'elles sont enfouies dans le secret, on les extrait en quelque sorte des profondeurs, et on les trouve dans l'enveloppe des allégories comme en ouvrant des coquillages 2 5 4. » Pour les anciens, l'origine céleste de la perle ne fait pas de doute : elle se forme pour les uns à partir de la très pure rosée du ciel que recueille l'huître en bâillant, pour les autres, elle naît d 'un éclair frappant le coquillage, toutes opinions qui se reflètent dans la valeur symbolique donnée à la per le 2 5 5 . La croyance dans son origine céleste est sans doute à l'arrière-plan de l'interprétation augustinienne, mais seul retient son attention le fait que le précieux joyau est doublement caché : dans les eaux et à l'abri d 'une solide coquille.

p. 9 5 , 1 2 s., les porcs sont les adversaires de la vérité qui roulent les paroles de la vérité dans la

boue d'une compréhension charnelle.

2 5 1 . HIER. In Mat. 1 ( 7 , 6 ) , SC 2 4 2 , p. 1 4 0 , 1 1 - 1 2 . Il trouvait dans un écrit antérieur l'idée

que les porcs représentaient ceux qui ne croient pas à l'Évangile, mais il l 'associe quant à lui à

l'interprétation la plus courante : les porcs sont ceux qui « se vautrent dans la boue de l'incré­

dulité et de leurs vices ». L'association des deux thèmes est déjà dans BARS. Orat. 2 4 , PO 4 1 ,

p. 2 2 7 , 1 8 .

2 5 2 . AVG. In Ps. 1 6 , 1 4 , CC 3 8 , p. 9 4 , 1 6 - 1 7 ; CHROM. Ser. 3 3 , 3 , CC 9 A, p. 3 6 0 , 7 8 - 8 0 .

2 5 3 . C'est ce qu'atteste la question que Paulin de Noie pose à Augustin à ce sujet PAVL. N. Ep. 5 0 , 6 .

2 5 4 . AVG. Ser. Dom. 2 , 2 0 , 6 8 , CC 3 5 , p. 1 6 4 , 1 5 3 3 - 1 5 3 6 : « Margaritae autem quaecumque

spiritalia magna aestimanda sunt ; et quia in abdito latent, tamquam de profundo eruuntur et

allegoriarum integumentis quasi apertis conchis inueniuntur. »

2 5 5 . Cf. REPW, s. v. Margaritai, c. 1 6 8 2 - 1 7 0 2 (Rommel, 1 9 3 0 ) . Dans le domaine syriaque

prévaut le rapport entre la perle et la lumière : cf. C. M. EDSMAN, Le baptême de feu, Leipzig-

Uppsala 1 9 4 0 , p. 1 9 0 - 1 9 9 .

Les Questions sur les Évangiles, rédigées vers 399-400 2 5 6 , présentent la même idée que le De sermone domini et la développent plus amplement : « Absolument aucune compréhension (intellectus) ne mérite le nom de perle, sinon celle à laquelle on parvient après avoir écarté toutes les enveloppes charnelles qui la couvrent, qu'il s'agisse du langage humain (uerba humana) ou des images qui l'entourent (similitudines circumpositas)251. » Dans ce dernier texte, la perle n'est pas seulement Yintellectus, le sens spirituel de l'Écriture par lequel « on ne connaît plus seulement le Christ selon la chair » (2 Co 5, 16), mais l'Intellect divin, c'est-à-dire le Verbe, Fils de D i e u 2 5 8 ; quant à l'huître et à sa coquille, elles figurent la nature humaine où le Christ a pénétré par l 'Incarnation 2 5 9. On a donc deux applications, scripturaire et christologique, intimement liées, de l'image de l'huître perlière.

La tonalité origénienne de cette interprétation, où la coquille de l'huître figure la lettre du texte à l'intérieur duquel est cachée la perle du sens, ne fait pas de doute. La célèbre comparaison de la coquille de noix dans les Homélies sur les Nombres de l'Alexandrin dit de façon très semblable que le précieux sens spirituel est à conquérir par delà la chape du sens littéral, qui tout à la fois le protège et le masque 2 6 0 . De fait, l'image de la perle est développée dans le Commentaire sur Matthieu, à propos de la parabole où le marchand l'acquiert au prix de tout ce qu'il possède (Mt 13, 45-46) 2 6 1 . La perle indienne, qui est la plus belle, figure pour Origène la parole de Dieu : « Les coquilles, devenus grosses, pour ainsi dire, de la rosée du ciel, enfantent sous l'action d'en-haut la parole de vérité » ; les belles perles recherchées par le marchand sont les paroles des prophètes, qui permettent d'acquérir la perle la plus précieuse : « La perle de grand prix, c'est le Christ de Dieu, le Logos, supérieur aux textes précieux et aux pensées de la Loi et des prophètes 2 6 2 . » L'idée augustinienne qui veut que l'huître et la perle

2 5 6 . Ou en 4 0 3 - 4 0 7 , selon P. M . HOMBERT, Nouvelles recherches de chronologie augusti­

nienne, Paris 2 0 0 0 , p. 3 3 - 3 7 .

2 5 7 . AVG. Quaest. euang. App. 1 2 , CC 4 4 B , p. 1 3 3 , 2 5 - 2 8 : « Nec ullus omnino intellectus

margaritae nomine dignus est, nisi ad quem discussis omnibus carnalibus tegminibus peruenitur,

quibus siue uerba humana siue per similitudines circumpositas operitur... »

2 5 8 . Le recueil des Questions sur les Évangiles a été constitué vers 3 9 9 - 4 0 0 , mais il n'est

pas exclu que plusieurs des exégèses qu'on y rencontre puissent être antérieures. Cette interpré­

tation semble ancienne, parce qu'Augustin a vite cessé d'appliquer au Christ le nom, très

influencé par le néoplatonisme, d'Intellect, si on en croit O. D u ROY, L'intelligence de la foi en

la Trinité selon saint Augustin, Paris 1 9 6 6 , p. 1 1 9 , n. 1.

2 5 9 . AVG. Quaest. euang. App. 1 2 , CC 44 B , p. 1 3 3 , 1 5 - 2 5 ; 1. 1 9 : carnis testudo ; 1. 2 1 :

« in tegumentis mortalitatis quasi concharum obstaculo ».

2 6 0 . ORIG. Hom. Num. 9, 7 , SC 4 1 5 , p. 2 5 2 - 2 5 7 .

2 6 1 . ORIG. In Mat. 1 0 , 7 - 9 , SC 1 6 2 , p. 1 6 0 - 1 7 7 . Sur l'interprétation de la parabole chez les

Pères, voir C. VONA, « La "margarita pretiosa" nella interpretazione di alcuni scrittori ecclesias­

tici », Divinitas 1 , 1 9 5 7 , p. 1 1 8 - 1 6 0 .

2 6 2 . Ibid. 1 0 , 8 , p. 1 6 8 , 7 - 1 7 0 , 1 7 .

renvoient à l'Incarnation du Verbe aussi bien qu 'à son "incorporation" dans l'Écriture, rappellent à l'évidence la doctrine du grand maître alexandrin.

L'application de l 'image de l'huître perlière à l'Écriture est très rare par ailleurs 2 6 3. On la trouve seulement chez deux auteurs familiers d'Origène. Le rédacteur de YOpus imperfectum in Matthaeum écrit : « Les mystères de la vérité sont des perles ; de même en effet que les perles sont enfermées dans des coquilles placées au profond de la mer, les mystères divins sont pareillement enfermés dans des mots et placés dans la profondeur du sens des saintes Écritures 2 6 4 . » Le texte ajoute qu'à l'instar des pêcheurs de perles, seuls capables de plonger dans les profondeurs, les spirituels, exercés dans l'étude de la parole divine, peuvent seuls scruter le sens profond des Écritures et en tirer les perles des mystères 2 6 5 . Dans le Physiologus, ce livre des merveilles de la nature, on lit encore que la perle qu'est le Christ se trouve au milieu de deux valves du coquillage, figures de l'Ancien et du Nouveau Testament 2 6 6 .

Il est vraisemblable qu'Origène avait développé - peut-être à propos de Mt 7, 6, dont le commentaire tombe dans la partie perdue du livre - la double symbolique de l'huître perlière, à la fois christologique et scripturaire. Certes, dans ce qui reste du Commentaire sur Matthieu, il n'applique pas explicitement l'image de l'huître, qui conçoit de la rosée du ciel, à l'Incarnation du Verbe, mais l'idée est sous-jacente, et Origène connaît cette image, qui semble bien avoir été déjà familière à Clément d'Alexandrie 2 6 7 . Pour ce qui est de l'intermédiaire latin qui l'a fait connaître à Augustin, il nous échappe.

263. On la trouve encore dans les Homélies de Sévère d'Antioche : SEV. A. Hom. 81,

PO 20, p. 3 4 7 , 8 - 1 6 .

264. Op. imp. Mat. 17, PG 56, 729 : « Item mysteria ueritatis margaritae sunt, quia sicut

margaritae inclusae cochleis positae sunt in profundum maris, sic et diuina mysteria in uerbis

inclusa posita sunt intus in altitudinem sensus scripturarum sanctarum. »

265. EPHR. Hymn. Fid. 82, 10, CSCO 155, p. 215 ; 81 , 11, p. 213 : les pêcheurs sont les

apôtres. Dans le Physiologus (§ 23 : cf. note suivante), ils symbolisent « le chœur des saints

apôtres ».

266. Physiologus 23 (version Y) , F. J. CARMODY, Physiologus latinus, versio Y, Berkeley-

Los Angeles 1944, p. 120. L'influence d'Origène sur certaines versions de ce texte à la tradition

compliquée a été reconnue : cf. F. SBORDONE, Ricerche sulle fonti e sulla composizione del

Physiologus greco, Naples 1936 ; N. HENKEL, Studien zur Physiologus im Mittelalter, Tùbingen

1976.

267. CLEM. A. Paed. 2 , 1 1 8 , 4 - 5 , SC 108, p. 224-227 : l'application de l'image à la naissance

du Logos dans l 'âme du baptisé suppose l'existence de l'interprétation christique. Sur le rap­

port entre la pêche des perles et le baptême, voir C . M. EDSMAN, Le baptême de feu, p. 197-199.

Eusèbe l'utilise également : Evs. Fr. Le., PG 24, 568 B-569 A. Par la suite, on trouvera l'image

utilisée plus précisément comme symbole de la naissance virginale ; ainsi chez AMPHIL. Orat. 7,

CCG 3 , p. 160, 145-149 ; même chose chez Ephrem : EPHR. Hymn. Fid. 8 1 , 3 ; 82 , 2

(CSCO 155, p. 211-212 ; 214) ; sur Ephrem et le Pseudo-Ephrem, voir aussi les références de

C . VONA, « La margarita pretiosa », p. 142-145.

Il est temps de recueillir les résultats de notre recherche. Dans le De Genesi imperfectus liber, on a vu qu'Augustin avait utilisé le Contre Praxéas de Tertullien, le commentaire Sur la Genèse de Victorin de Poetovio, YHexameron d'Ambroise, les Questions sur VAncien Testament de l'Ambrosiaster ; certaines idées d'Origène lui sont parvenues à travers Hilaire ou Ambroise ; il pourrait aussi se faire l'écho des idées de son évêque Valérius en matière d'herméneutique biblique. Les premières œuvres anti-donatistes manifestent la connaissance des Hymnes d'Ambroise, du Contre Marcion de Tertullien, des Homélies sur Ézé-chiel d'Origène, du traité Contre les donatistes d'Optât de Milev, et sans doute aussi des commentaires de Victorin de Poetovio et de Fortunatien d'Aquilée sur l'Évangile de Matthieu. Quant au De sermone domini, il garde également des traces de la lecture de ces deux commentaires, ainsi que de celui d'Hilaire sur le même Évangile et des Homélies sur Luc d'Ambroise. Enfin, dans le De sermone domini in monte, on a constaté à propos de Mt 7, 6 qu'Augustin a connaissance de plusieurs traditions d'interprétation remontant à Origène. Dans le cas des chiens et des pourceaux, on a pu entrevoir les intermédiaires latins par lesquelles elles sont parvenues jusqu'à lui (sans doute essentiellement Victorin de Poetovio et Fortunatien d'Aquilée). Mais, dans le cas de l'huître perlière, il nous faut avouer notre ignorance ; peut-être faut-il une fois de plus songer à l'influence de l'enseignement oral d'Ambroise de Milan. Une connaissance directe du texte grec est en tout cas improbable, et cela d'autant plus que la portion du commentaire d'Origène où apparaissait cette exégèse était selon toute apparence déjà perdue au début du V e s.

Martine D U L A E Y

P A R I S , École pratique des hautes études, V e Section CNRS UMR 8584 A P

RÉSUMÉ : Les écrits d'Augustin en 393-394 laissent transparaître les multiples influences qui

se sont exercées sur son exégèse , - peut-être même celle de l 'évêque d'Hippone Valerius.

Augustin a lu les Homélies sur Ézéchiel d'Origène dans la traduction latine, et il connaît in-

directement (à travers le milieu milanais ?) quelques autres exégèses du docteur alexandrin. Les

sources repérables sont par ailleurs Tertullien, Victorin de Poetovio, Ambroise et l'Ambrosiaster.

Pour les Évangiles, une étude comparative des interprétations augustiniennes et de celles de ses

contemporains amène à conclure qu'il utilise les mêmes commentaires qu'en 390-392, c'est-à-

dire probablement ceux de Victorin de Poetovio et de Fortunatien d'Aquilée.

ABSTRACT : Augustine's works of 393-394 reveal the various influences on his exegesis,

perhaps even that of Valerius, bishop of Hippo. Augustine has clearly read Origen's Homilies

on Ezechiel in Latin, and he is aware of some of the Alexandrian's exegeses (may be through

the Milanese circle ?). Tertullian, Victorinus of Poetovio, Ambrose and the Ambrosiaster can

moreover be identified as sources. With respect to the Gospels, a comparative study of the exe­

geses of Augustine and of those of his contemporaries leads to the conclusion that he drew on

the same commentaries as in 390-392, most probably those of Victorinus of Poetovio and

Fortunatian of Aquileia.