Download - La Mort Aujourd'Hui

Transcript
  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    1/150

    1

    Basarab Nicolescu (Ed.)

    LA MORT AUJOURDHUI

    2012

    Basarab Nicolescu

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    2/150

    2

    SOMMAIRE

    Michelle Nicolescu,Au seuil du mystre

    Adonis,Mourir

    Horia Badescu, Chants de vie et de mort

    Michel Cazenave,La mort, le sacrement

    Olivier Germain-Thomas,Eros et Thanatos

    Jean-Yves Leloup, Vers un art de vivre et de mourir en paix

    Jean-Paul Bertrand, La mortUne proposition rvolutionnaire permanente

    Dominique Dcant,Actualit de la mort dans la vie psychique

    Patrick Paul,La mort dans la phnomnologie des rvesLa question de la subjectivit et des

    niveaux de Ralit

    Hlne Trocm-Fabre, Les mots forgent notre regard sur le mourir

    Jean-Yves Lefvre,La mort fait partie de la vie

    Maurice Couquiaud,La mort aujourdhui peut-tre

    Franois Vannucci,Le physicien et la mort

    Richard Welter,La mort, la vie et la conscience attentive

    Ren Berger,Les mtamorphoses du mourir aujourdhui

    Jean Bis,Mort et spiritualitDe la mort aujourdhui lternel Aujourdhui

    Alain Santacreu,La mort devant soi

    Sylvie Jaudeau,Aperus sur les sciences de la mort

    Lama Denys,Apprendre la mort pour mieux vivre

    Ren Barbier, La recherche, lducation, et le sentiment de la mort: rflexions dans lesprit de

    Krishnamurti

    Pablo Sobrero et Andreu Sol, Un immense chagrin anthropologique

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    3/150

    3

    Corin Braga, Les eschatologies superposes de la mythologie irlandaise

    Charles-Henri Rocquet,La mort aujourdhui

    Magda Carneci,Requiem

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    4/150

    4

    UN MYSTERIEUX PHENOMENE1*

    Michelle Nicolescu

    15 aot 2001

    MdS est dcd le 4 aot 2001, un samedi matin, vers 10h, Beauprau.

    *+ Nous arrivons Beauprau le dimanche 5 aot, vers 16h, et nous avons la chance darriver

    un moment o il ny a pas de monde. *+ Devant la porte de la chambre de MdS, deux jeunes

    femmes sont assises. Elles ouvrent la porte pour nous faire entrer : deux personnes sont dj

    prsentes qui vont sortir. Je me dirige vers la gauche du lit derrire B., puis, ds que les deux

    personnes sont sorties, je vais sur la droite masseoir sur une des deux chaises prs de lange en

    marie. D. sassoit au pied du lit. B. reste debout.

    Aprs un certain temps je peux poser le regard calmement vers le visage de MdS. Il est calme,

    un lger sourire semble sesquisser de ses lvres ; une barbe blanche de quelques jours recouvre son

    menton. Il est habill dune chemise indienne blanche. Ses mains sont croises sur son ventre dans la

    posture traditionnelle.

    Jessaie de me concentrer sur le visage de MdS. Ma respiration est de plus en plus lgre,

    suspendue. Cependant, des milliers de penses dferlent dans ma tte et, en essayant de les chasser,

    *Extraits du journal tenu de 1978 jusqu sa mort par Michelle Nicolescu, dcde le 28 octobre 2005. Les nomsont t remplacs par des initiales.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    5/150

    5

    elles reviennent de plus en plus fortes *+ Quand ces penses affluent trop nombreuses dans ma

    tte, je marque un temps darrt en regardant tout autour, sans bouger la tte ; seuls les yeux

    absorbent les dtails de la pice et font pntrer dans mon me les impressions du lieu : le mur

    dlav au dessus de MdS, le visage immobile de B., les mains de MdS, sa barbe, ses lvres, le dessus

    du lit, lange marie que jaime beaucoup *+

    Et puis soudain, en regardant le corps de MdS, une respiration forte et rgulire se fait

    entendre. Jouvre les yeux (je dis bien les yeux et non les oreilles) pour fixer la cage thoracique de

    MdS, puis son visage. Il me semble dormir, prt sveiller, mais aucun mouvement nest

    perceptible. Je regarde alors tout de suite B. et je me concentre sur sa respiration ; mais le son

    rgulier qui continue toujours emplir la chambre nmane pas de lui. B., qui peut avoir une

    respiration bruyante, semble ce moment-l peine respirer : aucun son, ni aucun mouvement

    travers son costume noir, ne sont perceptibles. Il semble en suspens, comme MdS.

    Mes yeux sont grand ouverts et, comme si jobservais le droulement dun rve, mon regard va

    alternativement de MdS vers B. Mais le son de la respiration continue : le rythme pntre

    entirement dans mon corps et mon regard continue daller et venir de MdS B., mais plus

    calmement. Je suis dans un tat dabsorption totale des impressions. Je vis pleinement en moi cette

    respiration et enfin toutes les penses ont disparues. Il ne reste que ce rythme qui dure.

    Mon regard slargit, car je suis bien oblige de croire cette respiration.

    *+ A plusieurs reprises il me semble que MdS bouge, respire, ouvre les yeux mme. Alors mon

    regard se fixe fortement sur MdS mais ne peut constater rellement aucun mouvement.

    La respiration pourtant continue. Mon cur cherche dsesprment do peut provenir ce

    son, car peu peu je ralise lextrme mystre de ce phnomne et quelque chose en moi refuse dy

    croire et essaie de trouver une origine, une explication.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    6/150

    6

    Je fixe donc encore plus profondment, de mon regard, le son de cette respiration. Il est bien

    en direction de MdS et semble envelopper tout son corps, un corps beaucoup plus large qui dpasse

    son corps terrestre. Un corps pratiquement aux dimensions de la chambre et dont le cur serait le

    corps terrestre de MdS, un corps nous englobant tous les trois en nous imprgnant, quant moi, de

    sa lumire et de sa bont.

    A deux reprises le bruit de la respiration reprend fortement son souffle. Mon regard atterr se

    dirige vers B., mais, nouveau, aucun signe que ce bruit provienne de lui. Il est toujours aussi

    immobile et sa respiration semble arrte.

    *+ Je suis en tat de gratitude pour ce moment.

    B. bouge et se dirige vers MdS pour le toucher une dernire fois. Il sort. Je fais un dernier signe

    vers MdS et nous le suivons.

    *+ Dans la voiture jose parler de la respiration que jai entendue. A ma grande surprise, D. dit

    quelle a entendu la mme respiration. Je croyais toujours en fait un phnomne dhallucination

    Puis B. parat trs intress et nous dcrit lexercice quil a fait dans la chambre. Il a concentr sa

    respiration et la faite circuler de MdS lui ; lui seul pourra dcrire vraiment cet exercice de

    respiration circulaire. Sa propre respiration sest pratiquement arrte. *+ B. pendant son exercice

    na pas entendu le son de la respiration : il sentait que MdS respirait travers lui.

    Je sais que ces instants resteront gravs jamais dans mon me.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    7/150

    7

    MOURIR

    Adonis

    Commencer implique finir . Cest la loi de la nature. Le problme, sil y a un, nest pas

    dans la fin. Il est plutt dans le commencement, dans la naissance, dans la vie, et non pas dans la

    mort. Surtout que la mort est commune et quelle est, de ce fait, banale.

    La vision monothiste de lhomme et du monde a transform la mort en problme, une fois

    quelle la idologise. On peut dire que cest cette vision qui a cr la mort en la considrant

    comme un pont vers une vie mta-naturelle. Ainsi, elle la exile de la sphre de la nature celle de

    la culture. Elle est devenue une partie intgrante dune culture fonde sur la foi en Dieu unique et

    transcendantal. Cette culture prcise que lhomme qui meurt ira lun de deux lieux dans un ciel

    imaginaire : le Paradis ou lEnfer.

    La vision monothiste a condamn la vie relle en promettant une autre vie, soi-disant plus

    heureuse et ternelle. Elle a dform lide de la vie sur la terre en dformant lide de la nature, de

    la mort et de lhomme lui-mme. Ltre humain a perdu ainsi son essence et il a perdu la vie.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    8/150

    8

    Tuer, selon la vision monothiste, cest tuer au nom de Dieu. Lhomme est possd, enchan,

    par cette vision. Il est assujetti elle au nom dune libert venir avec la mort. Il est devenu

    moyen au lieu dtre la suprme et lultime fin.

    Pour accder au paradis, lhomme se trouve men tuer pour Dieu. Si tu aimes Dieu, tu dois

    tuer son ennemis , le non-croyant. Dieu est devenu un seigneur absolu guidant son arme

    contre ses ennemis . Ainsi le crime se sacralise et se divinise.

    La culture, dans cette optique, est essentiellement une culture de mort, et non pas de vie.

    Comme si elle prchait que lhomme est cr pour tuer lhomme. Ce qui se droule en Palestine,

    Bagdad et dans le monde de lIslam, illustre le massacre divinis et perptuel, et ce nest quune

    variation dune histoire longue, tragique et inhumaine.

    Pour redevenir lhomme libre, linstar de la nature, il faut se librer radicalement de la vision

    monothiste. Pour penser tout court, il faut sen librer.

    A partir de cette libration, on pourrait comprendre pourquoi lhomme monothiste ne cesse

    de tuer la vie, ne cesse de se tuer et tuer lautre, alors que tout doit tre pour lhomme, pour sa vie,

    et pour son bonheur.

    Non, ce nest pas Dieu qui est mort, dans notre modernit. Celui qui est mort est lhomme lui-

    mme.

    Homme, lve-toi !

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    9/150

    9

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    10/150

    10

    MOURIR

    Adonis

    Commencer implique finir . Cest la loi de la nature. Le problme, sil y a un, nest pas

    dans la fin. Il est plutt dans le commencement, dans la naissance, dans la vie, et non pas dans la

    mort. Surtout que la mort est commune et quelle est, de ce fait, banale.

    La vision monothiste de lhomme et du monde a transform la mort en problme, une fois

    quelle la idologise. On peut dire que cest cette vision qui a cr la mort en la considrant

    comme un pont vers une vie mta-naturelle. Ainsi, elle la exile de la sphre de la nature celle de

    la culture. Elle est devenue une partie intgrante dune culture fonde sur la foi en Dieu unique et

    transcendantal. Cette culture prcise que lhomme qui meurt ira lun de deux lieux dans un ciel

    imaginaire : le Paradis ou lEnfer.

    La vision monothiste a condamn la vie relle en promettant une autre vie, soi-disant plus

    heureuse et ternelle. Elle a dform lide de la vie sur la terre en dformant lide de la nature, de

    la mort et de lhomme lui-mme. Ltre humain a perdu ainsi son essence et il a perdu la vie.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    11/150

    11

    Tuer, selon la vision monothiste, cest tuer au nom de Dieu. Lhomme est possd, enchan,

    par cette vision. Il est assujetti elle au nom dune libert venir avec la mort. Il est devenu

    moyen au lieu dtre la suprme et lultime fin.

    Pour accder au paradis, lhomme se trouve men tuer pour Dieu. Si tu aimes Dieu, tu dois

    tuer son ennemis , le non-croyant. Dieu est devenu un seigneur absolu guidant son arme

    contre ses ennemis . Ainsi le crime se sacralise et se divinise.

    La culture, dans cette optique, est essentiellement une culture de mort, et non pas de vie.

    Comme si elle prchait que lhomme est cr pour tuer lhomme. Ce qui se droule en Palestine,

    Bagdad et dans le monde de lIslam, illustre le massacre divinis et perptuel, et ce nest quune

    variation dune histoire longue, tragique et inhumaine.

    Pour redevenir lhomme libre, linstar de la nature, il faut se librer radicalement de la vision

    monothiste. Pour penser tout court, il faut sen librer.

    A partir de cette libration, on pourrait comprendre pourquoi lhomme monothiste ne cesse

    de tuer la vie, ne cesse de se tuer et tuer lautre, alors que tout doit tre pour lhomme, pour sa vie,

    et pour son bonheur.

    Non, ce nest pas Dieu qui est mort, dans notre modernit. Celui qui est mort est lhomme lui-

    mme.

    Homme, lve-toi !

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    12/150

    12

    MOURIR

    Adonis

    Commencer implique finir. Cest la loi de la nature. Le problme, sil y a un,

    nest pas dans la fin. Il est plutt dans le commencement, dans la naissance, dans la vie, et non

    pas dans la mort. Surtout que la mort est commune et quelle est, de ce fait, banale.

    La vision monothiste de lhomme et du monde a transform la mort en problme, une

    fois quelle la idologise. On peut dire que cest cette vision qui a cr la mort en la

    considrant comme un pont vers une vie mta-naturelle. Ainsi, elle la exile de la sphre de

    la nature celle de la culture. Elle est devenue une partie intgrante dune culture fonde sur

    la foi en Dieu unique et transcendantal. Cette culture prcise que lhomme qui meurt ira lun

    de deux lieux dans un ciel imaginaire : le Paradis ou lEnfer.

    La vision monothiste a condamn la vie relle en promettant une autre vie, soi-disant

    plus heureuse et ternelle. Elle a dform lide de la vie sur la terre en dformant lide de la

    nature, de la mort et de lhomme lui-mme. Ltre humain a perdu ainsi son essence et il a

    perdu la vie.

    Tuer, selon la vision monothiste, cest tuer au nom de Dieu. Lhomme est possd,

    enchan, par cette vision. Il est assujetti elle au nom dune libert venir avec la mort. Il est

    devenu moyen au lieu dtre la suprme et lultime fin.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    13/150

    13

    Pour accder au paradis, lhomme se trouve men tuer pour Dieu. Si tu aimes Dieu, tu

    dois tuer son ennemis , le non-croyant. Dieu est devenu un seigneur absolu guidant son

    arme contre ses ennemis . Ainsi le crime se sacralise et se divinise.

    La culture, dans cette optique, est essentiellement une culture de mort, et non pas de vie.

    Comme si elle prchait que lhomme est cr pour tuer lhomme. Ce qui se droule en

    Palestine, Bagdad et dans le monde de lIslam, illustre le massacre divinis et perptuel, et

    ce nest quune variation dune histoire longue, tragique et inhumaine.

    Pour redevenir lhomme libre, linstar de la nature, il faut se librer radicalement de la

    vision monothiste. Pour penser tout court, il faut sen librer.

    A partir de cette libration, on pourrait comprendre pourquoi lhomme monothiste ne

    cesse de tuer la vie, ne cesse de se tuer et tuer lautre, alors que tout doit tre pour lhomme,

    pour sa vie, et pour son bonheur.

    Non, ce nest pas Dieu qui est mort, dans notre modernit. Celui qui est mort est

    lhomme lui-mme.

    Homme, lve-toi !

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    14/150

    14

    CHANTS DE VIE ET DE MORTHoria Badescu

    Que le jour sassoit ta table,

    y demeure,

    cela narrivera jamais !

    De passage les instants, les heures, les jours,

    de passage toi aussi,

    de soi-mme se passant,

    jamais rien dautre que lenfant

    de la mort

    apprenant la langue

    de sa mre.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    15/150

    15

    A un bout du chemin se tient

    la naissance,

    lautre la mort;

    si entre soi et soi

    chemine le chemin

    alors la vie

    nest que le voyage sans fin

    de la mort

    dans sa propre naissance.

    Son souffle que ds le premier instant

    le tien accompagne,

    ton visage quelle revt

    sans le savoir,

    vos voix

    qui de mots semblables et de mme silence

    rsonnent,

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    16/150

    16

    toi

    et ta mort,

    ta sur jumelle,

    le vent et la flamme

    dun aprs-midi

    de Dieu.

    Le pome est lui-mme

    un chemin.

    Le chemin du pome

    est le pome mme.

    Sur le chemin du pome

    celui qui marche

    nest pas le pome;

    sur le chemin du pome

    erre le poussire

    engendre sous les pieds

    de la mort.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    17/150

    17

    A juste titre on peut mappeler:

    vieillard cervel !

    Car, voil,

    jai mis au monde tant de choses

    et nai pas su

    que mme la mort

    peut tre accouche

    par des mots.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    18/150

    18

    LA MORT, LE SACREMENT

    Michel Cazenave

    Les Romantiques allemands, et Novalis en particulier, tenaient que les fragments taient la

    meilleure expression possible de toute pense globale : elle y chappe au systme, et sa forme d'clats

    la maintient toujours ouverte sur le mystre de l'infini. Devant parler de la mort, on comprendra

    derechef que je choisisse justement cette forme des fragments.

    Il y a plus de trois sicles, La Fontaine crivait :

    La Mort ne surprend point le sage

    Il est toujours prt partir ...

    (Fables, VIII, "La Mort et le Mourant"

    Stocisme classique - ou picurisme revu, qui nous apprennent que la mort n'est rien qu'un

    accident ? Il faudrait y aller regarder de plus prs - mais enfin, aujourd'hui, je ne sache point d'homme

    vivant qui soit "prt partir". Le cri que j'entends surtout, ce serait plutt, sur ce point : "Encore un

    peu ... Encore un peu de temps !" Comme si, d'une vie si peu enviable, on devait, sinon la perptuer

    indfiniment, tout du moins l'allonger autant que faire se peut : prolongement d'un prsent dont on ne

    sait se dfaire, continuation de mon tre comme un ultime trsor, renoncement l'immortalit de mon

    me, et peut-tre encore mieux, son ternit, pour l'illusion narcissique de quelques jours de rab.

    Si la pulsion de vie n'tait rien, en fin de compte, que le masque en ce monde de la mort

    vritable ?

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    19/150

    19

    Car enfin, entendons-nous ! Que n'a-t-on reproch Freud, aprs son Au-del du principe de

    plaisir, d'avoir dress le couple d'Eros et Thanatos, de la pulsion de vie et de la pulsion de mort !

    D'abord, je ne suis pas sr que la vie et l'ros soient vraiment la mme chose : le pouvoir de la

    mort gt au coeur de l'ros, sans quoi, me semble-t-il, il ne vaudrait pas grand chose.

    Mais allons encore plus loin. Lacan a propos d'entendre Todestrieb comme instinctde mort.

    Ce qui est cent fois plus riche. Et permet d'envisager que le but de la mort n'est pas le nirvana la

    mode Schopenhauer que Freud envisageait, mais une affirmation vitale au-del de l'existence que nousconnaissons d'habitude.

    Comme si, en bout de course, dans la danse rciproque d'Eros et Thanatos, il n'y avait pas

    d'amour sans passer par la mort - mais qu'il n'y avait pas de mort, si on la comprend dans son coeur,

    qui ne soit comme le porche de l'Amour le plus vif et d'une vie exhausse.

    De Dostoevski, dans lesReligise Betrachtungen (Zurich, 1964) : "Je sais, je sens que ma vie

    touche son terme, et pourtant, mme la fin de ce jour, je sens aussi que cette vie terrestre passera

    dans une vie nouvelle que je ne connais pas encore, nanmoins dj si dsire : le dsir que j'en ai fait

    trembler et frissonner mon me en la remplissant d'un profond effroi, mon coeur en pleure de joie, et

    mon esprit rayonne."

    En 1957, Georges Bataille crivait : "Le verbe vivre n'est pas tellement bien vu, puisque les

    mots viveuretfaire la vie sont pjoratifs. Si l'on veut tre moral, il vaut mieux viter tout ce qui est

    vif, car choisir la vie au lieu de se contenter de rester en vie n'est que dbauche et gaspillage."

    Comme s'il n'y avait de vie, prcisment, que hante par la mort - ou pour tre plus juste :

    oriente par la mort, habite par la mort dans le coeur de son coeur, travaille par la mort dans sa

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    20/150

    20

    dpense la plus folle, qui lui fait rendre sa note et, dans la pratique exalte de la joie devant la mort, se

    transforme dans ce don o, nous dpouillant de nous-mmes, nous pouvons dcouvrir que la mort,

    dans son mystre, est le plus grand sacrement.

    D'ailleurs, avez-vous dj vu, allonge sur les draps de son lit mortuaire, la dpouille de celle

    que vous aviez tant aime ? Le corps s'est dtendu, et avant de se raidir, a gagn un dli qu'il n'avait

    jamais eu. Mieux, la figure est apaise, toutes les tensions passes s'en sont vanouies, un grand calme

    est venu transformer le visage - et vous finissez par comprendre que cette paix si visible est le tmoin

    le plus sr que, quand la mort est passe, on est peut-tre enfin guri de devoir vivre la vie.

    Et pourquoi faisons-nous de cette mort impavide, le signe comme clatant de notre obscnit

    profonde ?

    Je n'ai rien, au contraire, contre les soins palliatifs. Ni non plus, vrai dire, contre les socits

    d'assurances. Mais enfin, aujourd'hui, on prvoit tout l'avance (le plonasme, ici, acquiert toute sa

    valeur) ; on rgle son dpart comme on prvoit une croisire et on gre son trpas comme son

    portefeuille en bourse...

    Au fond, il faut mourir de nos jours comme on nous enjoint de vivre : dans l'affirmation douce

    - mais ttue - de soi-mme, et ce serait un scandale de ne pas "bien" mourir, ce serait le scandale qui

    laisserait tout nu lescandale de la mort, cet impens radical qui occupe le centre de toute vie quelle

    qu'elle soit.

    Cette faon dguise de ne plus manifester du respect pour les morts, mais de les tenir en

    respectpour en rester l'ide que nous sommes immortels ... Comme si l'immortalit la plus vraie ne

    se construisait pas, prcisment, sur la mort accepte!

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    21/150

    21

    On a presque toujours dit que, l'acm de l'amour, dans la jouissance vritable, dans la

    jouissance dchirante comme un clair dans la nuit, nous avions l'exprience de notrepetite mort.

    Ce qui en revient dire aussi, si les mots ont un sens, que la Mort est le signe du plus grand

    des amours.

    Cet tonnant dialogue dans le Clara de Schelling :

    "Vous devez vous reprsenter [...] que l'me dans la mort s'lve l'tat d'me spirituelle ?

    - Assurment, dis-je.

    - Et l'me dans la vie prsente n'aurait t qu'une me corporelle ?

    - Bien sr.

    - Mais comment pouvez-vous affirmer cela, dit-elle, puisque l'me entretient ds prsent un

    commerce avec des choses supra mondaines et clestes ?

    - (...) L'me devient spirituelle aprs la mort, comme si elle ne l'avait pas t auparavant ; nous aurions

    d dire que le spirituel, qui est dj en elle, et qui apparat ici davantage entrav, est libr et domine

    l'autre partie d'elle-mme, celle par quoi elle est plus proche de ce qui est corporel, et qui est dominant

    en cette vie."

    Que je complte aussitt par cette citation de Fechner, dans Le petit livre de la vie aprs la

    mort:

    "A la mort de l'homme, ... l'esprit s'panchera librement par toute la nature. (...) Plus que de

    sentir son corps baign dans le souffle du vent et les flots de la mer qui l'enveloppent, il le sentira

    frmir au sein mme de l'air et de la mer; en se promenant, il ne contemplera plus forts et prairies de

    l'extrieur, mais forts et prairies seront la sensibilit mme du promeneur."

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    22/150

    22

    Autrement dit - et si, travers la mort, je devenais moi-le-monde ? Un autre moi, bien entendu,

    dans un monde renouvel : leje subtil de Dieu qui se dvoile dans son plan.

    D'o cette ide qui s'impose : le symtrique de la mort est-il bien notre vie, ou ne devrions-

    nous pas plutt penser la parent dialectique de la naissance et de la mort - de ces seuils passer, de

    ces tapes initiatiques o notre vie n'est rien d'autre que la route parcourue d'un passage un autre : le

    long, si long passage qui spare deux passages ?

    Et ce n'est sans doute pas pour rien qu'on ne nat plus, ni qu'on ne meurt plus aujourd'hui chezsoi : ou est-ce le prix payer de ce mythe exorbitant que nous devons, dans cette vie, nous sentir

    toujours bien ?

    La mort, ce sacrement qui fait de notre vie l'aventure de notre me ...

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    23/150

    23

    EROS ET THANATOS

    Olivier Germain-Thomas

    Parlons en bonne compagnie. Convions ros, le sujet est plaisant. Alors, par un automatisme

    de la pense, thanatos est invit au festin. La messe est dite ? Allons ! Nous sommes au cur dune

    des questions les plus complexes qui se posent la raison quand on essaie dy vo ir clair sur les

    attelages qui nous conduisent. Sade et Georges Bataille ne sont mages que dans leurs antres. Il ne

    sagit pas de nier le lien entre ros et thanatos, mais de savoir sil sagit dun mariage, de deux

    pulsions opposes ou, si lon veut sortir du binaire, de rencontres complexes dans un mouvement de

    vague.

    Le spectacle du monde est un inextricable mlange de mort et de reproduction. Si le grain

    ne meurt Il meurt, et de sa mort surgit nouvelle vie. Le jardinier sait que les pousses ont des

    cadavres pour berceaux. Constater la ncessit des cycles nest pas entraner les ples dans une

    mme danse. Il ny a pas non plus nier le passage du feu dans la rencontre amoureuse. La question

    est de savoir quelle perte est prsente dans le cot. Lexprience est l pour nous apprendre que cris

    ou soupirs de la rencontre ressemblent ceux dune chute. La petite mort , dit-on. Il est certain

    quun abme vient de souvrir. Mais quisy est prcipit? Le dsir, sil est assouvi, prend quelques

    vacances. Pas de quoi convoquer la faucheuse. Cherchons ailleurs, et plus profond. Cest une part de

    soi qui sest effondre. La fusion, quand elle a lieu, implique leffacement du moi ferm, du moi le

    plus individuel, du moi coup des autres et du monde. Il se trouve lanc la source mme de la vie

    dans la brlure du chaudron. Ae ! Oui, une peau est tombe, les chairs mises nu ont aboli

    fugitivement les frontires coutumires.

    Les hindous ne sy sont pas tromps avec Shiva dont le lingam est vnr au cur des

    sanctuaires. Shiva danse dans le cercle de feu pour recrer le monde. Lamour brle. Il suffisait de

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    24/150

    24

    sentendre sur le mot mort. Cest une mue. Cest la mme mortqui est ncessaire la progression

    spirituelle, cette diffrence de taille que, dans une vie spirituelle authentique, le vieil homme est

    peu peu abandonn tandis que lros est habit par une soif de recommencements.

    Nous navons pas, dun lan naf, vacu thanatos, nous avons reconnu sa prsence dans le

    rle dun chirurgien. Pas plus. Nen est-il pas de mme dans tous les domaines des activits

    humaines. Le bistouri est ncessaire la cration, la prire, le commandement

    Il nest pas dans mes habitudes de demander au docteur Freud de maccompagner dans une

    de mes promenades. Je prfre aller chercher directement lenseignement aux sources des mythes

    grecs ou interroger ceux de lInde. Dans la multitude et la complexit des figures, tre obsd par un

    aspect ddipe nest-il pas le signe quon aime mettre des tiroirs dans les caves ? La curiosit ma

    nanmoins fait rouvrirAu-del du principe de plaisir, publi par Freud en 1920, repris en franais aux

    ditions Payot dans Essais de psychanalyse. Refusant ce quil nomme le monisme de Jung, et

    sappuyant sur les donnes biologiques de son poque (cest risqu), il pose que le but de la vie est

    de retrouver ltat initial jadis abandonn, l anorganique , le non-vivant . La pulsion de mort

    prsente en chacun serait donc une pulsion de retour qui obirait ce quil a observ chez le s

    nvross et quil dsigne sous les termes de compulsion de rptition . A loppos, les pulsions

    sexuelles qui indfiniment tendent et parviennent renouveler la vie. Les rles sont donc

    nettement spars entre les pulsions de vie et les pulsions de mort mme si, au cours du

    texte, Freud, dont la pense na nullement la fixit de celle de ses pigones assoiffs de certitudes, se

    montre parfois hsitant, en tout cas nuanc sur les lans divergents qui nous habitent: ... la tche

    demeure de dterminer la relation des processus pulsionnels de rptition avec la domination du

    principe de plaisir.

    Retour lInde. Dans le clbre hymne cosmogonique du Rig Veda (X, 129), le dsir, kma,

    est lorigine de la cration qui se scinda en un principe masculin et un principe fminin. Pas

    question ici de la mort. Mais ce qui distingue la pense indienne de celles issues de la Mditerrane,

    cest que le dsir, la shakti (nergie fminine), le mathuna (lunion) sont rigs comme voies

    spirituelles. Dans le Veda, plus encore dans les Upanishad et, surtout, dans le mouvement tantrique,

    llan qui pousse lingam et yoni se retrouver est un cadeau du ciel qui nest revtu daucune forme

    de pch. Les rituels tantriques proposent la sexualit comme moyen de libration. Devant le

    dferlement dune sexualit dvoye par les puissances marchandes, il est temps pour lOccident de

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    25/150

    25

    comprendre que par lros lhomme et la femme sont convis une crmonie sacre. Le septime

    ciel , dit-on. Retenons le ciel.

    Tout cela est vite vu, vite dit, jen conviens. Jai voqu une promenade, ce fut une

    chevauche. Elle nous a conduit faire de Freud un alli (partiel et provisoire) et suggrer lros

    de sortir de la souricire o la enferm sa prtendue libration qui nest, en fait, quune autre

    manire de lui couper les ailes.

    Kma naquit le premier.

    Ni les dieux, ni les anctres, ni les hommes ne peuvent se comparer lui.

    Il est suprieur tous et jamais le plus grand.

    (Atharva Veda, IX, 2, 19)

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    26/150

    26

    VERS UN ART DE VIVRE ET DE MOURIR EN PAIX

    Jean-Yves Leloup

    Le temps est aux dialogues. Le dialogue entre hommes et femmes de diffrentes religions et de

    diffrentes traditions est de la plus haute urgence, si nous voulons viter les drames sanglants qui

    font la une de nos actualits.

    Un thme de rencontre simpose : celui de lart de mourir des grands textes prsents dans

    les Livres des morts : le Bardo-Thdoltibtain, le Livre des morts des anciens gyptiens et lArs

    moriendichrtien.2

    La mort, cest ce que nous avons irrmdiablement en commun et nous avons les faons les

    plus diverses de la clbrer, de laccompagner, de lattendre ou de la redouter. Cest le thme de nos

    plus simples convergences et de nos plus flagrantes oppositions.

    De nouveau il nous faut apprendre ne pas mlanger et ne plus opposer, mais distinguer

    pour unir si nous voulons viter syncrtismes et sectarismes.

    Au-del de nos diversits de races, de religions, de milieux sociaux, il est bon de nous rappeler

    que nous sommes tous de couleur peau ou de couleur glaise (adamah en hbreu) ; ainsi lintrt

    de ces livres nest-il pas seulement denrichir notre rudition comme le ferait un livre

    danthropologie classique ou dethnologie, mais douvrir notre conscience et notre responsabilit

    face au thme de la mort.

    Tout en prenant en considration les priori et les consquences dun humanisme clos et

    dsespr, ils nous invitent davantage un humanisme ouvert o lhomme ne saurait se rduire

    la somme des lments qui le composent ; comme lont souvent dit Elisabeth Kbler-Ross et Marie

    2 Jean-Yves Leloup,Les Livres des morts tibtain, gyptien, chrtien, Albin Michel, Paris, 1997.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    27/150

    27

    de Hennezel, la mort est le plus haut moment de notre vie et loccasion, peut-tre, de passer

    sur une autre frquence. Ce passage nenlevant rien lintensit et la vrit du drame qui peut

    se vivre alors : en prsence de la souffrance et de la mort, mieux vaut dabord se taire.

    Les amis de Job eurent cette dcence. Voyant leur ami rendu mconnaissable par la disgrce et

    le mal pervers qui le rongeaient, ils demeurrent dans une assise silencieuse auprs de lui, rejoignant

    par leur silence ce lieu intime o les mots nont plus cours et o les larmes elles -mmes sont vanit

    et perte de temps.

    Fixant les yeux sur Job, ils ne le reconnurent pas. Alors ils clatrent en sanglots. Chacun

    dchira son vtement et jeta de la poussire sur sa tte. Puis sasseyant terre prs de lui, ils

    restrent ainsi pendant sept jours et sept nuits. Aucun ne lui adressa la parole, au spectacle

    dune si grande douleur (Job 2, 12-13).

    Lattitude des amis de Job est significative, ils se comportent en bons thrapeutes :

    - dabord ils ont un cur, un cur qui a des sentiments, des motions, et ils se donnent le

    droit de les exprimer. Leurs larmes ne sont ni feintes ni rentres. Il y a en eux cet tonnement

    douloureux, cette compassion face la souffrance dautrui, la dchirure du vtement symbolise

    les conventions sociales dans lesquelles on ne peut plus se tenir lorsque la douleur nous touche

    rellement ;

    - puis il y a le silence, cette assise silencieuse auprs de la personne aime, cette coute sans

    conditions qui permettra Job de sexprimer, de dire sa peine, son dsir den finir ; lui permettra

    mme de blasphmer et de maudire le jour de sa naissance.

    Ce nest que lorsque la plainte deviendra trop amre et trop longue quils se permettront de lui

    rpondre, et cest peut-tre l quils se montreront moins bons thrapeutes, leurs interprtations, au

    lieu de soulager la souffrance de Job, ne feront que ly enfoncer davantage, car ils ne pourront se

    rsoudre ce face--face avec labsurde et le manque dexplications devant la souffrance.

    La souffrance la plus insupportable est celle laquelle on ne peut pas donner de sens, les amis

    de Job comme Job lui-mme sont confronts cet insupportable et cest pourquoi ils se permettenttoutes ces explications , ces diagnostics qui sont tous des recherches dune cause possible aux

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    28/150

    28

    vnements qui accablent Job (la perte de sa fortune, puis la perte de ses enfants, la perte de sa

    propre sant puis, petit petit, la perte de sa raison, de la patience, enfin de la foi qui lui permettait

    de supporter lEpreuve).

    Ceux qui accompagnent la souffrance ou les diffrents coles thrapeutiques et spirituelles qui

    veulent aussi lui donner un sens se conduisent parfois en amis de Job , avec ce quils ont de beau

    et de noble dans leurs attitudes mais aussi de limit et dnervant dans leurs discours car trop

    souvent les explications du mal et de la souffrance se transforment en justifications et pire : en

    accusations .

    On explique aujourdhui parfois un peu facilement comment on se fabrique un cancer

    ou une autre maladie grave, cette explication ne nous rend pas toujours plus responsables mais

    toujours plus coupables .

    Aussi devant la souffrance, la maladie et la mort, il ne sagit ni daccuser, ni de se lamenter

    (quest-ce que cela change !), ni de discourir, ni dexpliquer, mais peut-tre dabord de prier, si par

    prier on entend cette attitude proprement humaine, dun tre qui se recueille en son fondement

    pour couter lautre dans ce mme fondement (de mon cur ton cur), prier pour se prparer

    agir et agir de la faon la plus juste possible.

    Cette attitude ne sapprend pas et ne senseigne pas3, elle relve dune certaine qualit dtre,

    de la maturit dune personne dlivre de ses proccupations narcissiques. Il est possible nanmoins

    de se prparer agir et cest dans cette prparation laction juste que peut se situer notre

    travail.

    Il sagira non seulement de sinterroger sur ce que les sciences contemporaines et un certain

    nombre de pratiques cliniques ont nous dire sur le sujet, mais aussi dinterroger les grandes

    traditions de lhumanit dans leur qutes immmoriales et leurs efforts donner du sens ce qui, au

    premier abord, apparat comme absurde ou inutile.

    Nous avons tous galement une certaine image de lhomme et de sa fin, cette image ou ce

    prsuppos anthropologique est issu de la culture, de lducation, de la religion, dans lesquelles

    nous avons volu.

    3 Tout ce qui senseigne ne vaut pas la peine dtre appris , disait Victor Hugo.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    29/150

    29

    Ce prsuppos, la plupart du temps, est inconscient, cest--dire quil conditionne notre insu

    notre attitude devant la souffrance et devant la mort et, que nous le voulions ou non, notre faon

    daccompagner les mourants. Notre rflexion consistera mettre davantage au clair nos

    prsupposs : en tre plus libres, reconnatre aussi ceux des autres, les accueillir, les

    comprendre, et les intgrer peut-tre notre dmarche.

    Nous nous proposons danalyser quatre grandes attitudes de lhomme devant la souffrance, la

    maladie, et la mort. Ces quatre grandes attitudes semblent se partager lhumanit ; si nous ne

    pouvons ici que les schmatiser, cette schmatisation ne doit pas nous faire oublier linterrelation

    vidente qui peut exister entre ces quatre attitudes, il ny a pas de modle pur.

    Premire attitude: une attitude commune aux traditions bouddhistes mais qui nest pas propre

    au bouddhisme (on la retrouve par exemple chez le Qohletdans la bibliothque hbraque).

    Dans ce contexte, la souffrance, la maladie, la mort sont plus ou moins considres comme

    illusoires, elles appartiennent la condition dun tre relatif, quon appelle gnralement le moi

    ou l ego . Ce moi ou cet ego nest quun paquet dempreintes, mmoires, projets et prtentions

    dont lexistence ne rsiste pas une analyse mditante, rigoureuse et constante .

    Deuxime attitude: nous la retrouvons dans lhindouisme mais aussi dans dautres traditions.

    Le plaisir, la souffrance, la maladie et la mort ne sont que des piphnomnes, des

    enchanements de causes et deffets (karma) ; par notre action, nous pouvons renforcer ou paissir

    la tension de ces chanes (samsara) ou au contraire les allger. Cet allgement provoqu par nos

    actes positifs peut nous conduire la dlivrance, une vie sans retour, dconditionne des entraves

    de lespace et du temps.

    Troisime attitude: nous la retrouvons dans diffrentes formes dhumanisme athe

    traditionnelles ou contemporaines, attitude qui nous est assez familire en Occident.

    Dans ce contexte, la souffrance, la maladie, la mort sont des scandales dont il faut se prserver

    et se dlivrer tout prix. La mort est la fin de la vie considre comme irrmdiablement mortelle,

    cest linterruption dun fonctionnement biopsychique ou neurophysiologique ; il ny a rien dautreque cette interrelation alatoire de nos atomes et le jeu sans rgles de nos synapses ; lagitation

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    30/150

    30

    angoisse de nos matires grises peut produire quelques lucubrations consolantes qui ne vaudront

    jamais un bon remde ou le calme retrouv dune camisole chimique et enfin dun vrai cocktail

    lytique

    Quatrime attitude: lattitude des traditions monothistes.

    Dans ce contexte la vie, la souffrance, la maladie, la mort sont des lieux de passages, des temps

    dpreuves que nous pouvons interprter , cest--dire auxquels nous pouvons librement

    donner du sens.

    Le prsuppos ici est que lhomme est libre et responsable, il ne subit pas son existence, il

    loriente et la mort elle-mme pourra tre considre comme un passage dans un espace-

    temps (purgatoire, autres espaces-temps intermdiaires) ou comme un passage dans un non

    espace-temps, ce que, dans la tradition chrtienne, on appellera la vie incre ou la vie ternelle.

    Ces quatre attitudes ne sopposent pas autant quon limagine, chacune reprsente des

    milliards dhommes et de femmes. Nous essaierons de dcouvrir ce quelles ont de complmentaires

    sans les confondre.

    Nous pouvons nous sentir en accord, plus ou moins en rsonance avec une attitude plutt

    quune autre, nous pouvons totalement rejeter certaines cest notre inconscient, notre prsuppos

    ou notre choix !

    En quoi ces grandes attitudes de lhomme devant la vie, la souffrance, la mort, dans une

    humanit devenue aujourdhui transculturelle, peuvent-elles enrichir, clairer notre propre approchede la vie et de la mort ?

    Reconnaissons dj limportance et linfluence que notre prsuppos anthropologique

    inconscient va avoir sur notre comportement concret dans laccompagnement des mourants ; par

    exemple, lacharnement thrapeutique : il ne peut avoir de sens que dans un contexte humaniste ou

    judo-chrtien.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    31/150

    31

    Cette petite phrase : Tant quil y a de la vie, il y a de lespoir que lon rpte si souvent,

    dans un autre contexte on lentendrait plutt ainsi : Tant quil y a de la vie, il y a de lillusion, il y a

    de la souffrance.

    Il sagira donc pour nous de montrer les applications concrtes de nos prsupposs

    anthropologiques, que ce soit dans notre vie quotidienne, dans le monde mdical et plus

    particulirement dans laccompagnement des personnes arrives au terme de leur vie mortelle.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    32/150

    32

    LA MORT

    UNE PROPOSITION REVOLUTIONNAIRE PERMANENTE*

    Jean-Paul Bertrand

    Dans le monde occidental, la mort, aujourdhui, est perue comme un chec. Il est

    paradoxal de constater que plus un pays est dvelopp, plus il cache la mort.

    Sur le plan historique, on reconnat une civilisation volue par lorganisation de ses

    rites funraires. La faon dont elle fit inscrire dans son quotidien, la pense eschatologique

    et ses coutumes qui en dcoulent.

    Lhomme a la prtention de vouloir tout comprendre. De possder le contrle sur

    lensemble de son fonctionnement et de ses possibilits. Ce changement peut-tre constat,

    particulirement, partir du dveloppement de lre industrielle et scientifique. Lhomme

    voulant tout expliquer et devenir Dieu veut aussi le contrle, les fins dernires .

    En complment, le recul des religions occidentales traditionnelles et linscription de lalacit comme principe fondateur des civilisations modernes ont accentu cette attitude

    de lhomme face la mort.

    Pourtant, la mort fait partie du processus de la vie. Elle ponctue le cycle individuel

    naissance/mort. Elle est inscrite, en consquence, comme rythme de la condition humaine.

    * Jean-Paul Bertrand est dcd en 2011.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    33/150

    33

    La conscience de la mort est peut-tre le travail le plus important auquel devrait se

    consacrer lhomme. Cette perception nous remet notre juste place. A titre individuel, la

    mort nous rappelle lextraordinaire chance et opportunit que nous possdons. La vie

    devient, dans ce sens, sacralise.

    Le temps individuel qui nous est donn prend une dimension exceptionnelle que ltre

    doit utiliser dans toutes ses possibilits.

    Cest pourquoi, afin de changer les mentalits aujourdhui, lenseignement de la mort

    physique devrait sengager ds la maternelle. Cette conscience permettrait ds le plus jeune

    ge de valoriser le miracle de la vie. Avec comme consquence, le dveloppement des

    sentiments de fraternit par rapport ses frres humains, de respect par rapport ses

    supports qui sont notre corps et notre plante Terre. Enfin, nous conduire la rflexion de

    notre aventure collective en rapport avec les thmes philosophiques, religieux et spirituels

    que cela implique.

    La mort est une proposition rvolutionnaire permanente ; voici un exemple qui peut

    illustrer ce propos :

    - titre individuel, on ne peut nier que la mort physique est larrt de notre cycle. Ellevalorise donc notre parcours et est un rappel permanent pour tenter lessentiel et

    oser utiliser toutes les possibilits quoffre le don de la vie.

    - au titre de luniversel, on peut avancer que la mort nexiste pas. Dans le sens quenotre propre mort ne changera rien de fondamental (en apparence) au monde et

    ses univers.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    34/150

    34

    Ce nest pas du sophisme que dire de la mort quelle est relative saufpour nous.

    Ce sujet essentiel ne peut tre voqu sans quil nous conduise vers le thme de

    laprs-mort qui selon les croyances, la foi ou les perceptions de chacun peut tre compris

    comme nant, rdemption, rsurrection ou transcendance.

    Cette deuxime partie est beaucoup plus dlicate. Elle est cause de division, alors que

    la mort physique devrait permettre de runir dans une mme rflexion lessence vritable

    de notre pense humaine et alimenter la perception de nos devoirs envers ceux qui vont selon lexpression dAragon demeurer dans la beaut des choses . Cette responsabilit

    que la mort nous rappelle constamment. Il faut uvrer pour laisser une trace de cette

    conscience et participer, mme de faon infinitsimale, au dveloppement russi de la

    destine humaine.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    35/150

    35

    ACTUALITE DE LA MORT DANS LA VIE PSYCHIQUE

    Dominique Dcant

    Tout ce que je vais voquer est amplement travaill dans la littrature psychanalytique et la

    traverse, de Freud aux psychanalystes contemporains. Elle a eu matire, au fil des vnements de

    lhistoire (trauma des camps, terrorisme, torture) et des changements de socit, rflchir sur les

    effets de la mort dans le fonctionnement du psychisme. Dans les annes 20 et au scandale de ses

    pairs, Freud a introduit le concept de pulsion de mort, oppos celui de pulsion de vie, et nous

    devons, au regard de la clinique, le relier aussi celui de lagressivit, de la haine et de la

    destructivit luvre dans la psychose ou dans la part psychotique de certains fonctionnements

    psychiques.

    A la lueur de mon travail en haptonomie (cette approche dveloppe une clinique de la

    tendresse offerte par la prsence du soignant dans un contact tactile scurisant, source de croissance

    psychique et de maturation de ltre), mest apparue lmergence dimages relatives au couple

    mort/vie, luvre dans la vie courante et dans la psychopathologie. Ces couples dopposs font lien

    et sens pour la psych et fonctionnent ainsi comme concepts transversaux qui permettent de relier

    de trs anciennes reprsentations et sensations vhicules dans linconscient et insues pour le moi,

    mais nanmoins trs actives, dans la crativit potique ou picturale par exemple. Ces images

    apparaissent comme une rduction de ces phnomnes une expression de lessentiel et lon peut

    se demander si elles sont de pures analogies ou, dans les changements de niveau propres la

    complexit de la vie psychique, des productions du vivant au mme titre que la prolifration dune

    barrire de corail ou que la formation incessante des nuages.

    Pour lInconscient qui ne peut se reprsenter la mort et surtout sa propre mort, pas plus quil

    ne peut se reprsenter son origine, elles signifient trs trangement, justement, le retour au plus

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    36/150

    36

    originaire: la chaleur, le mouvement, la voix, la bute sur lobstacle ou louverture de la naissance, la

    perte du compagnon placentaire et de lancien monde quitt et larrive dans un nouveau monde de

    sensations. Ce seront leurs opposs qui caractriseront la mort.

    Le pensable et limpensable

    En effet pour linconscient, la mort est impensable. Quand je mourrai , devient comme dans

    la chanson boire, Si je meurs, je veux quon menterre,dans une cave o ya du bon vin , pour

    continuer den jouir, comme un vivant !

    Dans cet Entre-Deux que lenfant mtaphysicien de trois ans interroge avidement: O tais-je avant

    dtre n? je situerais ces expriences si tranges pour la conscience de celui qui en revient et

    dcouvre ce blanc o il fut sans tre, paroxysme de labsence soi-mme: le blanc du trauma,

    lanesthsie, lictus amnsique. Analogon de la mort? Rptition imaginaire du passage ? Ces

    quivalents de la mort psychique, ne se confondent pas avec le repos de ltre dans le rien, le

    sommeil ou le coma profond.

    Le mobile et limmobile, le froid et le chaud, le souple et le rigide, la voix et le

    silence

    Lexpriencede la mort pour un enfant, quil saffronte celle dun animal favori ou dun tre

    proche, est celle de larrt du mouvementqui caractrise la vie depuis son origine, celle de lespce

    comme celle de lindividu, sa gense mme, dans la rencontre des gamtes.

    Ceci est si vrai que ce petit garon de quatre ans me dit, linverse: Tu sais, quand on sent

    quon va mourir, il faut vite aller au cimetire pour senterrer, sinon cest les autres qui doivent le

    faire !... Le chaud, souple et mobile du vivant deviendra le froid, rigide et immobile du cadavre (ce

    nest pas pour rien que lon parle de r-animation en mdecine, lorsque la mort menace). De mme

    parlera-t-on dun silence de mort dont la pesanteur angoisse tant certains analysants qui se

    comparent parfois des gisants, allongs et immobiles, silencieux.

    La pierre du deuil et le vent du souffle

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    37/150

    37

    La chre voix sest tue, il fait noir.

    Quand le souffle de lendeuill sidentifie celui du disparu et quil ne fait plus librement

    circuler lair vivant du dehors, amenant tensions, lourdeurs et asphyxie dans son corps attrist, la

    matrialit subtile de lair se transforme alors en pesanteur ptrifie.

    Je me sens comme une pierre au bord dun torrent, je voudrais ne plus bouge r dans le

    tourbillon de ma vie.

    Depuis sa mort, jai une pierre dure au ventre qui mempche de respirer.

    Je voudrais dormir et ne plus me rveiller, dit la fatigue dtre-soi. Fantasme dune

    bienheureuse immobilitqui dlivrerait de lobligation du mouvement de la vie.

    Ainsi disent-ils , dans leur plainte, au fil des sances, butant sur la pierre du deuil , incapables

    du bienheureux envol du souffle dans la voix qui chante.

    La rptition vaine et lobstacle

    Mon propos est donc simple: plus la mort est luvre dans les processus psychiques, plus

    elle fige, immobilise, rend striles les processus de pense et la jouissance de la richesse sensorielle

    du vivant jusqu dtruire la capacit mme de penser. Cependant si la mort psychique a t vcue

    prcocement (abandon, sparations traumatiques), linventivit psychique est telle, qu linverse,

    elle peut donner une excitation du mouvement de la pense jusqu quitter le rel et partir en drive

    dans le dlire pour chapper nimporte quel prix au vide sidral et glacial de labsence de lautre. Le

    mouvement est en roue libre, pour ainsi dire.

    Matrise du mouvement de loralit et hyperactivit de lanorexie jusqu risquer den

    mourir, dans une exigence rigide et fanatique de la puret ngatrice du corps. Le mouvement, tel le

    diamant sur le microsillon ray, peut aussi inlassablement repasser dans le mme sillon de la pense,

    comme dans les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), ou chez lobsessionnel. Autostimulation du

    drogu dans une confusion de la jouissance et de la mort pour la fuir et lapprocher inlassablement.

    Tentative de libration dans lentropie ou ratage dune issue dans la rptition. Simulacre du

    mouvement pour ne pas bouger de ses positions psychiques dfensives.

    Laperte et laccomplissement

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    38/150

    38

    Pourtant le tissage patient du travail psychique avec un autre, ou tel grave accident ou maladie

    traverss, peuvent comme sur la pointe dune aiguille, inverser le mouvement de la mort psychique

    vers la vie. Aller trs loin dans lautodestruction, ou frler la mort relle, peuvent redonner got et

    valeur son voyage.

    De la rptition strile au rituel gurissant, du silence de mort au silence de la profondeur de

    ltre, de lobstacle du mur au risque du saut, du connu alinant linconnu librateur, ce qui

    caractrise cette bascule de la mort la vie, cest lacceptation profonde de la finitude comme saveur

    ineffable du prsent dans tous ses aspects, ce que vhiculent bien des traditions. La mobilit

    psychique, dans son infinie crativit, est en lien avec les sensations, les diffrentes strates de la

    mmoire et l-venir, que la matrice de ltre dsire et dont elle veut laccomplissement et le terme.

    La transformation a donn sens. Un jour je serai mort

    Mais, chne et roseau la fois, le cur peut danser et scrire, la forme dune destine se

    dessiner. Deviennent alors possibles la mmoire, lamour et la sublimation comme remdes

    limpensable dtre mortel.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    39/150

    39

    LA MORT DANS LA PHENOMENOLOGIE DES RVES -

    LA QUESTION DE LA SUBJECTIVITE ET DES NIVEAUX DEREALITE

    Patrick Paul

    Nous souhaitons pouvoir engager notre rflexion sur le thme de la mort

    aujourdhui partir dune double exprience, clinique et philosophique. Comme

    mdecin, il est advenu rgulirement de croiser la mort de patients mais, plus encore,

    daccompagner les familles touches par ce deuil et fortement dstabilises par la

    traverse de cette preuve, plus ou moins durable selon les cas. Indpendamment de tout

    trouble psychologique (culpabilit par exemple lie la difficult faire le deuil) ou

    de toute manifestation somatique (lombalgies) il est apparu que les rves effectus au

    dcours de la mort de leur proche posaient lenvironnement familial des

    questionnements plus vastes et plus ouverts que la seule hypothse dun refoulement

    nvrotique le laissait supposer. Ayant eu, en parallle, un questionnement sur les rves

    et les diffrents niveaux de ralit dont ils peuvent tmoigner (P. Paul, 2003) nous

    avons, de longue date, collect des songes concernant la mort. Le prtexte du thme

    aujourdhui propos incite reprendre cette collection pour en tirer les textes les plus

    significatifs que nous allons proposer la lecture, en leur associant, si besoin, quelques

    prcisions lies au contexte. Il sagira ensuite, dans le cadre initial dune

    phnomnologie onirique et imaginale, dtendre notre interrogation en posant laquestion du statut de la vision par son objet, par son sujet, par sa topologie. Par son

    objet : quest ce qui se dit ? Par son sujet : qui parle ? Par sa topologie : depuis quel

    niveau de ralit le sujet ou/et lobjet du rve se manifestent -ils ? Si la mort est

    systmatiquement exprience de sparation, lenracinement de notre dmarche dans la

    Gense biblique, malgr son anciennet, nous dirigera dans la direction dun

    questionnement dactualit, celui du statut de la subjectivit et de lidentit, en troite

    parent avec la connaissance et la mortalit. Il faut lire cette thse comme un problme :

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    40/150

    40

    comment est-il pensable que ltre soit dans une dualit dessence tout en posant que le

    principe est Un et que ltant peut se rvler thophanie du principe ?

    Quelques exemples de rves dans leur contexte existentiel

    Le vivant est dans le corbillard,

    les morts le suivent

    Koan zen

    - Mademoiselle R. trs proche de sa mre, qui vient de mourir dun cancer. Melle R.

    est bouddhiste et pratique assidment la mditation : Maman est prs de moi et

    membrasse. Je suis contente de la voir et dtre avec elle mais trs vite je me mets distance

    et lui dis : ce nest pas la premire fois que je tembrasse en rve et quoi bon? Cest un

    rve seulement, on le sait . Ma mre me rpond tu peux penser ce que tu veux, a ne

    change rien, ni maintenant ni avant, je suis vraiment l, ct de toi. Est-ce quune mre

    abandonne ses enfants ? Ces propos sont dits avec tant de vracit que jhsite et je ne sais

    plus si cette vision est du registre de lillusion ou de la ralit. Aussi je lui dis Je veux voir tes

    yeux. Si tu ne me mens pas, je pourrais savoir si tu dis la vrit ou si cest un mensonge.

    Laisse moi voir tes yeux en face de prs . Je mapproche. Ses yeux sont alors lumineux et

    sans hsitation je reconnais les yeux de ma mre. Une jubilation sempare de moi. Je lui dis

    alors laisse moi tembrasser de nouveau parce que je sais que ce nest pas une illusion . On

    reste quelque temps sans paroles, dans les bras lune de lautre, dans une profonde paix. Je

    me rveille rconforte avec la sensation de sa prsence relle.

    - Mademoiselle K. la nuit de la veille mortuaire de sa grand-mre. Elle sassied, face

    au corps, dans un fauteuil et finit par sendormir. Elle se met rver : Je vois ma grand-

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    41/150

    41

    mre morte allonge sur son lit mortuaire. Mais soudainement, elle se lve, assise sur le

    bord du lit, avec son sac, prte partir. Je lui dis alors quelle ne peut pas faire a, que sest

    impossible car elle est morte et quelle doit aller se recoucher. Mais elle insiste et me rpond

    tu vois bien que non tout en attendant pour partir.

    - Madame B., peu aprs la mort de son pre : Je vois mon pre qui depuis un espace

    difficile expliquer, comme un ciel ou un lieu vide, tente de descendre vers le Pilon Blanc, o

    il a toujours vcu. Il me dit que cest difficile de descendre mais plus encore de remonter. La

    mme personne, pendant la guerre de 39-45, au Liban, en absence de toute communication,

    fait le rve suivant dont elle parle son mari : Je vois mon frre R. qui me dit quil ma

    beaucoup cherche. Il vient mannoncer quil est mort et que son corps nest pas dans le

    tombeau familial mais dans le tombeau dune voisine. Il me dit ensuite quil est bien et que

    son corps est au sec puis il membrasse affectueusement. Quelques semaines aprs, un

    courrier, qui a pu franchir le blocus en mditerrane, vient lui confirmer trs prcisment les

    faits, qui staient drouls quelques semaines avant le rve.

    - Madame D. trs dfaite par la mort de son fils an, mort accidentellement et auquel

    elle tait extrmement attache : Je vois mon plus jeune fils au milieu de la rue, face

    notre maison dhabitation. Il appelle son frre mort qui habite de lautre ct de la rue, chez

    un voisin. Son frre, son appel, arrive. Le plus jeune lui demande de revenir en lui disant

    quil est triste et que sa prsence lui manque. Le plus grand rpond son frre quil ne le peut

    pas. Alors, javance mon tour en pleurs, voquant ma propre souffrance et celle de son pre

    tout en le suppliant de revenir. Mon fils an est trs triste, aba ttu, il leur rpond que cest

    impossible, leur demandant de la laisser aller. Il se retourne alors et repart dans la maison

    den face .

    - Madame V. deux jours aprs le dcs de son beau-frre : Je vois mon beau-frre

    vivant dans une ncropole avec des cercueils ouverts et vides. Il marche ct des cercueils,

    sans les regarder. Il me fait comprendre, ainsi, que tous ces morts sont vivants . Suit un

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    42/150

    42

    second rve : Dans un cimetire. Je comprends que tous les morts sont vivants. Je vois

    Pierrot avec son frre Alain, mort il y a un an dun cancer. Ils se parlent.

    - Madame M. : je vois ma tante, morte il y a quinze ans qui se dirige vers moi dans un

    couloir. Au milieu il y a une porte de verre qui nous spare. Elle me dit que joublie vite ceux

    que jaime .

    - Madame N. dont le mari sest suicid peu de temps avant :

    1

    er

    rve Cest lenterrement de mon mari dans lglise. Il nest pas dans soncercueilmais sous un linceul. Je vois sa tte bouger sous le drap alors que son corps

    semble mort. Je le dis des personnes qui sont l mais elles ne voient rien. Jai peur et

    les pousse vers la sortie . Je me rveille dans un tat de peur.

    2me rve quelques jours aprs sa mort : sur une route longue. Jai comme

    limpression que nous sommes proches lun de lautre sur cette route. En mme temps, jai

    une impression dloignement de sa part. Je marrte de marcher, lui continue et sloigne. Je

    lui parle, il se retourne, me regarde, mais ne me rpond pas .

    3me rve : Mon mari revient la maison. Il me dit quil est sorti de sa tombe pour me

    voir et reste un moment avec moi puis nous retournons ensemble au cimetire et il rentre

    dans sa tombe me disant que personne ne doit savoir.

    4me rve : Mon mari revient la maison ce dimanche soir. Ilme dit quil est en prison

    et que a va, il est bien et recommence travailler. Il veut seulement quelques vtements et

    sen va .

    5me rve : Mon mari revient en pleurs me dire quil ne la pas fait exprs et quil

    regrette son geste .

    6me rve : Mon mari revient me dire quil part en voyage et il me demande mon

    chquier.

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    43/150

    43

    7me rve : Nous sommes sur un march avec mes quatre filles. Il y a beaucoup de

    fleurs, de couleurs. Mon mari part de son ct, je pars moi-mme sa recherche mais je ne le

    trouve plus .

    8me rve Dans une piscine, avec les filles. Japerois soudain mon mari qui part

    derrire les filles dans la piscine. A., la plus jeune, se retourne alors et se dirige vers lui. Il

    revient alors vers moi et il me dit quil faut que chacun parte de son ct, que chacun de nos

    chemins prsent devient diffrent.

    - Deux jours aprs le dcs de sa grand-mre, N. fait le rve suivant. Traitant

    galement son pre, J-M., (la mre de ce dernier tant la grand-mre de N.), celui-ci

    confirme avoir fait la mme nuit le mme songe que sa fille et que voici : Je vois ma grand-

    mre dans une ambiance la fois nuageuse et lumineuse. Elle est avec mon pre et ma mre

    et nous invite prendre le th. Elle nous explique alors quelle est beaucoup mieux

    actuellement, quelle se trouve bien et en paix.

    - Lensemble de ces deux rves concerne une jeune femme, D., morte brutalement en

    couches, lors dune anesthsie pridurale. Son fils, par contre, a survcu ce drame familial.

    Le pre, monsieur P., fait tout dabord le rve suivant quelques jours aprs la mort de sa fille

    Je vois ma fille. Elle me dit quelle est enceinte et quelle na pas encore accouch . Sept

    mois aprs le dcs, il en fait un autre : je vois ma fille. Nous sommes tous table. Cest un

    repas de famille. Elle nous dit quelle doit partir et vient nous dire au revoir. Elle se lve, passe

    la porte et disparat. Lune de ses surs, A., fait aussi un rve quelques mois aprs samort : Je vois ma sur, D., allonge sur son lit mtallique lhpital, comme quand je lai

    vue morte. Cest comme sil y avait deux scnes cte cte : je la vois allonge et en mme

    temps debout ct. Je lui dis que cest pas possible car elle est morte. Elle me rpond quelle

    est bien vivante. Jinsiste sur le fait quelle est morte. Elle surenchrit en me disant je suis

    bien l, je suis bien vivante et je suis l, avec vous .

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    44/150

    44

    - Ces trois rves concernent la mme personne, monsieur R., dcd brutalement

    dune rupture danvrysme. Les deux premiers concernent sa femme, le troisime lun de

    ses fils. Le premier se situe le lendemain de sa mort : Je vois mon mari. Je suis heureuse de

    le voir vivant. Je lembrasse et lui dis que jai fait un rve me disant quil tait mort. A cemoment, je me rveille et je ralise quil lest rellement. Quelques mois plus tard : je vois

    mon mari.Je lui dis est-ce que tu sais que tu es mort ? Il me rpond oui, je suis bien .

    C., son fils, dclare pour sa part avoir fait, un an auparavant, un rve lui annonant la mort

    de son pre qui tait relie larrive en France dun beau -frre militaire, alors en Afrique.

    Sachant que son beau-frre revenait fin mai, cela langoissait beaucoup car ce rve tait trs

    prsent sa mmoire. Son pre est mort au mois de mai, quelques jours avant le retour se

    son beau-frre.

    - Madame Br. rve de son oncle quelle na pas vu de longue date en raison de

    problmes familiaux. Je vois mon oncle devant sa longre. Il ne peut pas rentrer chez lui car

    il est mort. Le lendemain, elle apprend le dcs brutal de son oncle le matin mme.

    - Presque identiquement, monsieur K, quelques jours aprs la mort de son parrain :

    je vois mon oncle, F. qui est devant chez lui. Il me dit quil ne peut pas rentrer chez lui car sa

    femme, S. a ferm la porte cl . Pour la petite histoire le couple habitait la campagne, la

    porte tant toujours ouverte. Mais depuis la mort de son mari, S. fermait systmatiquement

    sa porte pour aller dans le jardin.

    - Madame Be. fait le rve suivant : Je suis chez moi, au balcon. Les pompiers arrivent

    devant chez moi. Un accident a eu lieu devant une boulangerie. Une camionnette blanche est

    rentre dans un arbre. Les pompiers mettent du temps extraire le corps . Dans la ralit

    existentielle, un mois aprs ce rve son frre, boulanger, livrant du pain domicile, sest tu,

    pour des raisons inexpliques. Sa voiture, blanche, sest jete contre un arbre alors quil

    roulait petite vitesse. Il est mort sur le coup mais il a fallu un certain temps pour le sortir de

    son vhicule qui stait renvers. Trois ans plus tard madame Be. voit son frre apparatre

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    45/150

    45

    dans un rve : je suis avec mon mari dans un trois pices. Mes deux grand-mres, mortes,

    sont part, dans une maison. Nous faisons le deuil de mon frre. Mon mari me dit quil a mis

    mon frre dans de leau qui passe sous les fentres car il a peur quil remonte. Mais je vois

    mon frre mort sur une table dans la pice du milieu. Soudain, mon frre se lve et dit monmari : alors, Gg, tu nas pas encore fait chauffer le caf ? Je cours vers mon mari en lui

    disant maman ne va jamais nous croire ! . De la pice o nous somme,s pour aller vers

    mon frre, il faut monter trois marches mais je ne souhaite pas aller dans cette autre pice

    bien que la porte soit ouverte .

    - Monsieur U. dont la mre est alors malade sans pour autant que lon puisseconsidrer quelle va mourir bientt : Je vois des ouvriers dans une glise. Ils sont en train

    de boulonner (ou de dboulonner) avec de gros boulons mtalliques une plaque tombale de

    pierre blanche assez grande en largeur et profondeur (la largeur est assez consquente). Ils

    me disent que ma mre va encore vivre une semaine . La mre de monsieur U. meurt cinq

    jours plus tard. La concession, achete la suite du dcs, correspond limage exacte que

    le rve propose. A la suite, quelques jours plus tard : je vois une voyante tsigane. Cest

    comme si elle tait mdium et me dit (je sais alors que cest ma mre qui parle) je vous

    aimerais toujours . Un mois aprs : Je vois ma mre. Elle semble se vider de ses nergies.

    Je mapproche delle. Elle est lextrieur, dans un jardin, dans une sorte de chaise longue

    mais de verre et comme dans une bulle. Un appareil est reli cette bulle et envoie de faon

    rythmique une eau plus ou moins rouge fonc qui la baigne, bouillonnante. Jai le sentiment

    que cela la lave et lapaise. Leau, rgulirement, se siphonne. Jarrte lappareil et lui prend

    la main gauche. Elle se rveille, revitalise. Jai limpression quil y a eu comme une

    rplication. Un premier corps est mort mais cette eau rgnre un second corps, un double,

    qui est encore malade mais qui a encore un ou deux ans vivre. Je repars de ce lieu

    verdoyant dans une sorte de fuse . Un mois plus tard Dans le salon. Mon pre, ma mre

    et une vieille dame que je ne connais pas sont assis. Mon pre se lve pour partir. Ma sur

    qui arrive essaie de le retenir. Ma mre essaie de lui parler. Je ralise alors que je la vois mais

    quelle est morte. Je vais vers elle et la serre fortement dans mes bras avec tendresse. Puis,

    tout en ralisant que je suis le seul la voir et pouvoir lui parler, je lui demande, comme

    nous en avions souvent parl avant sa mort, comment cest l bas. Sa rponse est assez

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    46/150

    46

    nigmatique. Elle me fait comprendre que cest bien mais quil y a une sorte de jugement. (ce

    nest pas cependant le mot quelle emploie). Cest comme une faon aigu de voir sa vie et

    ses comportements, de rencontrer son ombre. Je vois un carnet de notes o elle a crit

    quelques lignes. La phrase extraordinaire vigilance revient. Pour note, un an aprs ledcs de sa femme, le pre de Mr U se remariait 86 ans avec une dame de 78 ans. Enfin,

    un an aprs : Je vois ma mre sur une belle plage ensoleille. Elle est en attente de passage,

    celui-ci se manifestant par la construction dun navire qui va lui permettre datteindre lautre

    rive, depuis laquelle des berbres viennent lui rendre visite de temps en temps .

    - Rve de monsieur C. Je suis debout avec un groupe de personnes. Je vois, assise surun banc et immobile, S., morte depuis deux trois ans. Je sais que cest elle bien quelle naie

    pas tout fait le mme visage que de son vivant. Elle me dit que je lai veille de son

    sommeil. Je mapprochedelle, lui prend le visage, et par trois fois je lui dis : veille toi, veille

    toi, veille toi. Puis elle se lve de son banc et suit le groupe .

    - Je vois P. sur son lit. Je sais quil est mort voici deux jours mais je le vois vivant sur

    son lit. Il me dit quil souffre beaucoup de sa jambe gauche, quil me montre dailleurs leve

    angle droit pour me signifier que cela le calme. Je lui dis quil est mort et je lui suggre de

    lcher, dabandonner son corps en sortant par la tte. Je pousse un cristrident et jeffectue

    moi-mme le mouvement pour lui montrer comment faire. Dans la ralit physique,

    monsieur K., qui fait ce rve, na pas pu voir son ami P. depuis plusieurs mois. Apprenant sa

    mort, il stait rendu son domicile pour un dernier adieu, la veille, sans pouvoir

    particulirement changer avec la famille lors de cette veille. Ce nest qu posteriori de ce

    rve quil demande ses proches les conditions de vie de son ami dans les dernires

    semaines de son existence. Les douleurs du membre infrieur gauche lui sont confirmes

    comme reprsentant la gne la plus grande. Trois ans plus tard il fait le rve suivant Je vois

    P. mort voici presque trois ans qui est ressuscit. Il savance vers ma maison. Nous parlons

    sur le chemin. Il me montre un trou dans la terre. Puis une jeune fille, elle aussi ressuscite,

    sapproche de moi. Elle a environ trente ans, belle et brune. Elle est morte en juin. Je la

    prends dans mes bras, ressentant ltranget de serrer un corps qui tait mort et qui

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    47/150

    47

    redevient vivant. Elle me serre galement dans ses bras. Je la sens encore faible. Nous nous

    dirigeons vers la maison .

    - Madame B., quelques mois aprs la mort de son mari auquel elle tait trs attache :

    Je vois ma grand-mre morte voici bien longtemps. Elle suit le cortge funbre de mon mari

    dans lglise. Elle dpasse, sans rien dire, le cercueil et disparat dans la nef de lglise . Suit

    un second rve deux ans plus tard : Je vois mon mari lentre dun cinma, ct intrieur

    derrire une grille, tandis que je me trouve du ct de la rue. Derrire moi, J-P, le fils dune

    amie, mort il y a quelques annes dans un accident de circulation. Mon mari me sourit

    affectueusement puis il me dit que nous devons nous sparer et, en me disant au revoir, ilbaisse le rideau mtallique du cinma . Enfin un troisime rve termine la srie, trois ans

    plus tard Je vois mon mari comme je lai connu quand il tait jeune homme. Mais il a un

    corps tout dor. Il est comme dans sa vie, mcanicien, la main sur la poigne dune voiture,

    galement dore. Il y a de grandes fleurs derrire lui et tout autour. Il me fait un signe de la

    main avec un grand sourire .

    - Monsieur P. : Je suis dans une pice ct de mon parrain, F., mort voici quelques

    mois. Il est ma gauche, plus jeune, environ 35 ans, et dans un corps lumineux et dor. Je

    peux le toucher, mais en mme temps il prend ma main qui traverse son corps. Derrire lui je

    vois un autre homme que jidentifie immdiatement comme tant R., son frre, mort il y a

    trs longtemps et que je nai jamais connu. Mais tout en sachant que cest bien lui, il ne

    ressemble pas aux photographies que jai vues de lui.

    - Monsieur A., se rfrant la mort de lun de ses amis, M. C., voque tout dabord un

    rve prmonitoire de sa mort, six mois auparavant : Jassiste la runion dun groupe de

    recherche o chacun fait part de ses travaux. Plusieurs personnes connues sont l mais je

    cherche M. C. dans le groupe et je ne le vois pas . Quelques jours aprs sa mort, il voque

    un second rve Dans la cuisine de ma maison. Je suis attabl avec M.C. qui est plus jeune

    que je ne lai connu, la cinquantaine, avec un visage lgrement diffrent : yeux bleus trs

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    48/150

    48

    perants et surtout, dtail tonnant, des cheveux alors que je le connaissais chauve. Il me dit

    quil est inutile de continuer prier pour lui mais que je peux continuer lui crire la mme

    adresse. Supposant que jenverrai des fleurs pour son dcs, il a lui-mme demand me

    faire parvenir une rose rouge. Je lui dis tre tonn quil ait un fils dont il ne mavait jamaisparl. Il me rpond quil est le fruit dun ancien mariage mais que cela na pas beaucoup

    dimportance pour lui. Puis nous nous mettons danser ensemble, mais en lvitation, nos

    pieds ne touchant pas le sol, tournant dans le sens dextrogyre .

    - Monsieur T., ayant bien connu Graf Durckheim, mort une quinzaine dannes avant,

    fait ce songe : Je suis dans une bibliothque ou une librairie assez lumineuse. Je ne sais tropcomment (panneau, conversation ?), japprends que Graf Durckheim est ltage. Sans

    mtre fait inviter, je monte quatre quatre les escaliers de forme spirale, au fond droite,

    pour me retrouver en sens inverse au dessus. La salle est lumineuse, are, avec quelques

    personnes dont un homme dge moyen qui savance vers moi. Je lui donne mon nom, disant

    que jai bien connu Graf Durckheim. Mais il me dit lui-mme me reconnatre, pour mavoir

    rencontr au pralable, et me dirige directement vers Graf Durckheim. Celui-ci est en train de

    parler une femme. Je vais vers lui, nous nous prenons les mains. Il est assis au sol et je fais

    le constat de la souplesse de mes genoux car je peux masseoir sur les talons sans effort. Je

    sens ses mains. Son visage est un peu diffrent de celui que jai c onnu. Il a de longs cheveux

    blancs. Je mexcuse auprs de lui pour ne pas tre venu plus tt car je le pensais mort. Il me

    rpond quil nest plus mort mais immortel.

    Suivent, pour terminer, deux songes traitant de la mort contenu symbolique :

    - Monsieur R. : Une vieille dame chinoise. Elle me parle de la rencontre du Nant, du

    Rien, qui nest rien dautre que la suppression de la mort, a -mor. Elle sloigne alors comme

    pour en tmoigner et va dans la pice d ct. Je dois ouvrir la porte et regarder en face, ce

    que je fais. Mais en ouvrant la porte, cest comme si jassistais la scne de lextrieur: je me

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    49/150

    49

    vois ouvrir, mais je ne vois pas ce que je suis supposer rencontrer de lautre ct, comme si je

    restais lextrieur.

    - Monsieur I., Je suis en compagnie dun cavalier noir qui est la mort. Il semble quelle

    retourne chez elle. Je laccompagne, moi-mme sur un cheval blanc. Nous arrivons prs dun

    grand mur denceinte. Des gardiens, comme des fumes blanchtres, sont l. Un chef vrifie

    que le cavalier noir est bien mort en soulevant ses vtements : en dessous, rien, le vide, et

    pourtant la prsence. Cest comme si le cavalier tait bien mort, puisquil ny a rien, et

    pourtant vivant. Seul son vtement lui donne forme, donne forme au vide. Le cavalier, ainsi,

    menseigne ce quest la mort! Alors, il traverse la porte de lenceinte tandis que je reste de

    mon ct.

    Subjectivit et niveaux de ralit

    Adam, o es-tu ? (Gense, III, 10)

    Notre objectif, la suite de ces tmoignages oniriques, ne va pas se dployer dans

    la direction dune quelconque interprtation. Nous laissons au lecteur la libert de ses

    possibles rflexions ce sujet. Il apparat cependant, si lon sen tient la stricte

    phnomnologie des rves, que la proposition transdisciplinaire, stipulant lexistence de

    diffrents niveaux de ralit, se doive dtre souleve en ce domaine. Il semble en effet

    que lon puisse mourir plusieurs fois, que ruptures et mutations propres la mort

    existentielle se renouvellent en dautres niveaux de ralit. Il savre aussi que certaines

    prmonit ions sur la mort dun proche soient parfois ralit vrifiable, comme est

    troublant le constat dun certain nombre de faits, rapports par les rves et que le rveur

    ignore, susceptibles de se vrifier ensuite. Enfin, lhypothse classique du refoulement,

    consistant dire que lon voit un mort parce que son dcs est refus - le

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    50/150

    50

    prolongement du dsir chez Freud4 - nous apparat trop limitative. Ce type

    dapproche rend en effet mal compte du contenu de songes tel que, par exemple, celui de

    la jeune femme morte en couches, son pre sachant en effet trs bien quelle a accouch

    aprs sa mort dun enfant vivant alors mme que le rve, postrie urement, fait tat de

    cette mme jeune femme encore enceinte et affirmant son intention daccoucher. Certes,

    lon pourrait dire que le pre, traumatis par le dcs, aimerait un retour un moment

    antrieur en lequel le bonheur tait encore de mise. Mais une autre interprtation

    pourrait autant considrer que la jeune femme, morte en couches, na pas, dans son vcu

    subjectif propre, accouch, ce dont elle porte tmoignage dans le rve (qui manifeste

    alors un autre niveau de ralit que celui de la vie physique) en laffirmant son pre.

    Par les tmoignages oniriques qui concernent la mort se pose donc, plus encore

    sans doute que dans les autres rves, la question du statut de la vision, de son objet, de

    son sujet, de sa topologie. Sagit-il de fantasmagories, de refoulements ou de

    manifestations lies une autre ralit, plus subtile ? Et dans cette hypothse, quest ce

    qui se dit ? Qui parle ? Sur quel lieu de soi, sur quel niveau de ralit le rve se situe-t-

    il ?

    Il apparat intressant, pour prciser notre questionnement, de rfrer un texte

    culturellement fondateur de notre relation la mort, celui de lpisode biblique de la

    tentation qui introduit de faon contradictoire ce mot par lintermdiaire dun discours

    entre Dieu et le Serpent (Gense, III). Deux Arbres rfrent symboliquement cette

    opposition essentielle, lArbre de Vie et lArbre de la Connaissance duelle du bien et du mal.

    Le premier distribue les fruits de vie dont lesprit de Dieu est le source. A lUn ( la tri-unit,

    voire la bi-unit Adam/Eve comme une seule chair , Gense, II, 24) origine de toute vie

    soppose la dualit serpentine dont la langue, bifide, et la peau, qui mue un certain nombre

    de fois, affirment les valeurs chthoniennes et mortelles opposes au vertige divin. Dans

    lpisode, les verbes manger et mourir deviennent les oprateurs du passage conduisant

    lAdam un nouveau statut ontologique lappelant sengager dans le devenir des

    changements dtats, de conscience et de connaissance de soi. Mourir en effet, dans le

    texte, est synonyme de muter , sens de la racine hbraque mout, (Mem, Vav, Tav) et

    4

    Voir la grande ambigut de son interprtation du rve de lenfant mort qui secoue par le bras son pre endormien disant ne vois-tu donc pas que je brle , ce qui est confirm par le pre au rveil, un cierge tant tomb surle corps de lenfant (1967, p. 433).

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    51/150

    51

    renvoie dailleurs la racine grecque mta affirmant identiquement lide dun passage

    au-del , dun changement .

    Si connatre est mourir, le processus cognitif, li un certain nombre de mutations

    successives, postule, par le symbole du Serpent, la ncessit de plusieurs peaux , de

    diffrents niveaux dexprimentation du sujet. Cette multiplicit questionne donc en

    premier les lieux du regard ou de la parole, indissociables de tout acte de connaissance et

    imposant de se situer. En ce sens, M. Buber (1995) ou J.-P. Miraux (1996) appuient la

    dynamique de dvoilement du parcours de vie (auto-connaissance) et les impratifs de

    transformation (les morts ) de la personne dans linterrogation divine laquelle demande,

    dans la Gense, aprs quAdam et Eve eurent got du fruit de lArbre du Savoir, Adam, o

    es-tu ?. Associ louverture des yeux et au dsir de connatre, cet pisode se comp lte

    par la prise de conscience dAdam qui se reconnais nu et qui tente de se cacher du regard

    divin (Gense, III, 10-11).

    Comme Dieu interrogeant Adam, le quteur auto-chtone , celui qui aspire se

    dpartir de son enfermement terrestre, se trouve face une nigme abrupte : toi qui te

    demandes qui es-tu, qui tentes de te connatre toi-mme, en premier lieu, o te situes-tu en

    toi-mme ? Puisque ici, o ? prend valeur de qui ?.

    Il importe donc, pour rpondre la question du sujet, de le loca liser. Si, aprs lpisode

    de la tentation, Dieu pousse Adam sinterroger sur son tre, sur lessence de sa Personne

    (Gense III, 9), cest quaprs sa transgression Adam a perdu un lieu, une topologie

    dnique, un contact possible lArbre de Vie pour se retrouver dans le monde de la

    corporalit physique et de la mort (la nudit , en hbreu, suggrant lveil dun moi-

    personne et la feuille de figuier, cousue en ceinture, la puissance sminale devenuevgtative gense, III, 7-8). Ds lors revtu dun quoi, dun vtement de peau qui,

    prsent et dans ce nouveau lieu, le dtermine ontologiquement en lidentifiant sa nouvelle

    nature physique mortelle, Adam perd le lieu de la vision dnique pour acqurir celui de la

    vision existentielle.

    La qute adamique, ds lors engage, explicite lintgration identitaire par le

    cheminement cognitif. Deux lieux, au moins, sont donc indispensables pour lapprhender

    dans sa plnitude. Lun ressort de lunivers extrieur, lautre appartient lunivers intrieur

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    52/150

    52

    la condition de retrouver le chemin du voir et de la vie qui se cachent sous lapparence

    phnomnale des choses. La qute identitaire du sujet serait alors ce qui lui apparat au fur

    et mesure de la recherche dune unit perdue qui relirait en les intgrant deux aspects,

    apparent et cach, duel et non-duel de la personne. Deux statuts ontologiques autantqupistmologiques prsident donc lhumain selon quon le situe en tant quobjet de

    connaissance ou en tant que sujet vivant. En parallle la connaissance, spare par la

    transgression et la mortalit de la vie, possde en son cur une possible dlivrance par

    unification, cest au moins ce quaffirme le mythe quand le Serpent nonce notre aptitude

    devenir comme Dieu (Gense, III, 5). Il sagit alors de connatre, paradoxalement, lUn par

    lintgration non-duelle de notre double nature, cette cration dun inter-monde

    imaginal , pour reprendre la belle expression dH. Corbin, quivalant linscription dun

    cheminement dont lenjeu cognitif le plus fondamental consiste briser les voiles de la mort

    ( non, vous ne mourrez point, Dieu sait, en effet, que le jour o vous en mangerez, vos yeux

    souvriront et que vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal ). Il est donc un

    niveau douverture des yeux la ralit physique et duelle, li la mort, qui soppose un

    autre niveau douverture des yeux, de lordre de la non-dualit, de lauto connaissance, de

    laccs un inter-monde imaginal et vital. Si, en ce processus, diffrents niveaux de soi

    coexistent, leurs distinctions et intgrations supposent leur tour une gnosologie faite de

    ruptures et de relations (en particulier dordre pistmologique) inscrivant des ralits

    diffrentes (sans quoi il ny aurait point de distinction). Le chemin sinueux de notre

    enqute affirme donc la reconnaissance dimpratifs de mutations, de morts et de

    renaissances, celles-ci, par modification progressive des structures relationnelles entre le

    Mme et lAutre , organisant et ordonnanant nos rapports au monde, aux autres et

    nous-mmes (alter Ego) .

    La traverse vers lautre rive de soi se construit ainsi par mise en synchronie de deux

    processus distincts. Lun rside dans la traverse des niveaux de ralit considrs comme

    ruptures et obstacles qui rsistent et qui sopposent (option duelle). Lautre impose

    dexprimenter la posture inhrente aux ponts qui runissent entre eux les niveaux de

    ralit diffrents (option non-duelle). Cette dernire opration ressort de la relation, de

    lentre-deux, du tiers inclus, cest dire dune pistmologie de leffacement formel et de la

    transparence subjective et non dune pistmologie de la rduction dterministe et de la

  • 7/28/2019 La Mort Aujourd'Hui

    53/150

    53

    rsistance dobjet. Lensemble du processus, formel et informel, sparant/reliant lobjet et le

    sujet, permet de faire retour lorigine de soi.

    Les problmes de la relation de ltre et de la forme, des transformations successives

    lies cette interaction supposent ainsi de sintroduire dans le paradoxe de larticulation

    contradictoire entre principe formel, moule de lapparence, configurant transitoirement la

    contingence comme traces, et ralit informelle de ltre dont linsaisissabilit dessence

    transcende ncessairement toute forme. Nous rejoignons ici C. Jambet (2003) qui,

    commentant Sohravard, considre que la forme est substance lumineuse tandis que la

    matire est substance opaque, barzakh5. Il est donc un jeu, tant dialectique que

    contradictoire, entre formel et informel et un incessant passage entre lun et lautre

    impliquant au passage les concepts dinformation et de transformation. Linformel dans ce

    contexte, comme abstraction rfutant les reprsentations classables et reconnaissables,

    devient alors le niveau de ralit sans doute le plus apte favoriser une exprimentation par

    implication, certes voile, mais simple du sujet.

    Dans le cadre plus particulier de la phnomnologie des rves, la forme renvoie la

    narration du vcu onirique. Elle interroge sur ce que lon veut conserver, ce qui est considr

    comme signifiant et dont elle constitue le rcit figur par les visions. Les images offertes, en

    donnant sens au rcit, deviennent autant icnes visibles quoprateurs de labsence (M -J.

    Mondzain, 2004). Elles offrent reconnatre dans ce que lon dit et dans ce que lon voit ce

    qui constitue ou ce qui destitue la pense et, plus encore, ce qui signifie ltre ou sa parodie.

    Dans lexprience formelle du rve le rcit, comme image, par la vision de lautre offre

    dcouvrir le Mme . Mais la similitude nest ni dans le rcit ni dans la vision mais leur

    horizon, qui suggre ce qui nest pas montr. Linformel, comme paysage et perspective

    secrte de la similitude, donne la dissemblance ses lettres de noblesse en renvoyant

    autre chose quelle mme, le rel insaisissable et jamais voil demeurant pourtant, de la

    sorte, signifi et orient.

    Si la forme correspond au principe dorganisation interne des apparences, linformel fait

    cho cette matrice invisible et son dpassement ce qui, en quelque domaine que ce

    soit, pose la fois dun ct la question des normes ou des valeurs (biologique s,

    5 Voir les analogies de cette nonciatio