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LA MONTÉE AUX ENFERS

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DU MÊME AUTEUR

romans policiers

Éditions Fayard Périls en la demeure (Prix du Quai des Orfèvres 1983) Le Festin des louves

Éditions du Rocher Les Maîtresses du jeu (Prix Polar du Festival de Reims 1984) Les Noces de haine Catafalque pour une star (Prix du Suspense Français 1985) Arrêt sur l'image Le Foulard d'acier Le Banc des veuves Le Cahier de condoléances (Prix Moncey 1987) Gibier de passage Pieds et poings liés Les Poignards de feu

Éditions Encre Tueurs froids

Éditions de l'Instant Soleil d'enfer

Éditions Régine Deforges Deux trous rouges au côté droit

romans

Éditions Hermé L'Allée des tilleuls

Éditions du Rocher Le Bal des innocents

essai

Éditions de l'Instant Panorama du polar français contemporain

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cinéma

Éditions J 'ai Lu Simone Signoret Gérard Philipe Jean Gabin

Édit ions Ouest France Gérard Philipe (album)

Éditions Denoël Raimu

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MAURICE PERISSET

L A M O N T É E

A U X E N F E R S

Hermé

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DÉJÀ PARUS DANS LA MÊME COLLECTION :

AVORIAZ - Les fantômes du Festival Gilbert Picard La femme en ombre chinoise Jean-Pierre Ferrière

A paraître

Des briques en vrac Louis C. Thomas

Collection Hermé-Suspense dirigée par Paul-Claude Innocenzi Fabrication : William Baguet Maquette : Marie-Christine de Caro © 1990, Éditions Hermé, Paris ISBN 2-86665-123-5

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Elle contemplait avec une avidité triste ce mystère interdit, cette communion où il n'y avait pas de place pour elle.

François Mauriac (Galigaï)

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Au-dessus de la mer, de petits nuages pommelés viraient au rose et, sur le sable des plages, fragiles papillons multicolores, quelques planches à voile gisaient sur le flanc, avant que leurs propriétaires ne les ramènent dans leurs abris.

Vu de ma terrasse, le paysage s'était figé. J'aimais cette heure où la nature redevenait elle-même, affran- chie de toute cette viande étalée, huilée, rôtie, qui l'envahissait dès l'aube sur des kilomètres, de toutes ces voitures qui souillaient les pinèdes et qui, mainte- nant, pare-chocs contre pare-chocs, regagnaient les banalités nocturnes de la ville.

J'ai quitté la balustrade encore chaude des rayons du soleil et savouré ma solitude. Laurent, mon mari, rentrerait tard, et les enfants se chamaillaient dans la maison. Les enfants : Julien, dix-neuf ans demain, visage attendrissant aux immenses yeux de mer, dont la gravité me fait parfois peur, et Sidonie, huit ans et l'insouciance rieuse de son âge. Deux être très, très proches de moi et pourtant, déjà, deux inconnus.

Une chute de pierres, sur la droite, a attiré mon attention. Une étendue de garrigue traversée d'un chemin sinueux sépare notre maison de la villa voi- sine habitée par une comédienne jadis célèbre et que

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les médias ont oubliée depuis longtemps. Ses appari- tions y sont rares, la rumeur publique lui faisant partager son temps entre diverses villes à la mode où elle dépense son argent et son reste de jeunesse.

J'ai abandonné mon fauteuil de toile pour aller voir. A nouveau, un bruit de pierres, mais le paysage restait immobile. Et puis, je les ai aperçus, tentant de se cacher derrière les troncs des pins maritimes : un garçon et une fille en jeans et polos délavés, comme il se doit, et qui étaient tournés vers notre maison. Silhouettes jeunes et impersonnelles, et une attention soutenue, qui me gêna. Certes, il n'est pas rare que des promeneurs s'égarent, ou bien enjambent les illu- soires barrières de grillage renversées par endroits. Curieux, voyeurs même, souvent persuadés que ces « plages privées » sont le théâtre d'ébats érotiques, ils bravent les interdits et sont en général déçus. La plupart du temps cependant, ces envahisseurs sont discrets. Ce qui n'était pas le cas de ces deux-là, tournés dans ma direction, et qui s'attardaient. J'ai eu un petit moment d'émotion et d'agacement quand j'ai vu la fille sortir des jumelles d'un sac qu'elle portait en bandoulière et observer la terrasse, un temps qui me parut anormalement long. Elle passa ensuite les jumelles à son compagnon qui, à son tour, balaya d'un mouvement lent notre maison. Je pris conscience qu'à l'endroit où je me trouvais, cachée par les camélias débordant des bacs, ils ne pouvaient sans doute pas me voir, mais j'ai eu cependant un mouvement de recul, comme si j'étais prise en faute de je ne sais trop quoi.

Le garçon et la fille continuaient leur observation tranquille ; je suis entrée dans la maison et ai appelé Julien. Très vite, je lui ai raconté ce que je venais de

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voir et lui ai demandé d'aller se rendre compte sur place de ce qui se passait.

— Ça va pas ? S'il fallait courir après tous les gus qui croient pouvoir se rincer l'œil à peu de frais...

C'est vrai, j'étais stupide, mais comment expliquer à mon fils ma peur soudaine, irrépressible ? A Julien le réaliste, le désinvolte, l'ironique? Il m'aurait ri au nez. J'ai dit simplement :

— Je n'aime pas ça, mais pas du tout. Va au moins voir qui c'est. N'oublie pas qu'on a signalé récemment toute une série de cambriolages dans le coin et...

— Et tu t'imagines que des cambrioleurs vien- draient en plein jour repérer la maison, pour savoir si elle est habitée ? On n'a pas besoin de jumelles pour se rendre compte que toutes les portes-fenêtres donnant sur la terrasse sont ouvertes !

— Justement ! Il doit y avoir autre chose... Depuis que mon mari est entré en politique, même

par la petite porte, à l'échelon local, puis départemen- tal, nous recevons de temps en temps des lettres ou des coups de fil en général anonymes, injurieux ou menaçants, auxquels nous n'attachons pas une impor- tance excessive parce qu'ils sont trop répétitifs.

— On m'a toujours dit que deux précautions valent mieux qu'une ! J'insiste, tu me ferais plaisir en allant te rendre compte...

Julien soupira, puis se glissa sur la terrasse, emprunta l'escalier qui descend vers la mer.

— Tu les as vus où ? Je lui désignai l'endroit de la garrigue où le garçon

et la fille épiaient nos faits et gestes un moment auparavant.

— Il n'y a personne ! Ah si, ils sont descendus jusqu'à la plage. Ils se tiennent par la main... Si tu as envie de traquer les amoureux, maintenant !

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La voix de Julien cessa d'être ironique. — Attends... Ils ont repris leurs jumelles et regar-

dent de nouveau vers ici. Tu as raison, il y a quelque chose de louche, je vais voir...

Julien revint quelques instants plus tard, essoufflé, la sueur perlant à son front, qu'il essuya d'un revers de main.

— Personne ! s'écria-t-il. Ils ont peut-être entendu mon pas dans le chemin, en tout cas, ils se sont éclipsés. Et je me demande bien par où ils ont pu passer. Ils ont peut-être enjambé les barrières de la villa de Louella. Comme elle est une fois de plus absente...

Julien. La grâce de l'enfance et, déjà, les traits durcis de l'âge adulte. Mon fils. Beau mais différent, je veux dire d'une beauté différente de celle des garçons de son âge qui envahissent la publicité sur le petit écran. Blond, les yeux bleus, d'un bleu changeant, qui fonce ou vire au gris suivant son humeur, des pom- mettes saillantes juste ce qu'il faut, une bouche qui n'a pas encore dû se fondre dans beaucoup de baisers et un sourire à damner la plus rétive des créatures.

Pendant quelques secondes, nous nous sommes regardés, lui redevenu distant, presque imperceptible- ment, moi gênée soudain, comme si une barrière invisible nous séparait. Une barrière. Qui donc a écrit qu'un mur sépare toujours les êtres même les mieux accordés, fût-ce un mur de verre ? C'est cela, un mur de verre me sépare de Julien. Peut-être est-ce ma faute. Maladroitement, j'ai posé la main sur sa cheve- lure et il ne s'est pas cabré, comme il le fait souvent. Il s'est même laissé aller pendant quelques secondes, sa tête paraissant se sculpter sous ma main. Et puis, avec violence, il m'a serrée contre lui et a posé sa joue contre mon épaule. Combien de secondes sommes-nous

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restés ainsi, silencieux et, en ce qui me concerne, boule- versée ? De la part de mon fils, ce geste était tellement rare ! Et puis il a dit, en retrouvant son ton railleur :

— Ne me dis pas que tu as peur de deux inconnus qui se baladent sur la plage...

— Privée, ne l'oublie pas, et qui nous observent à la jumelle !

— S'ils ont envie de nous cambrioler, ils vont être surpris. Avec toutes les alarmes que Laurent a fait installer dans la maison !

Il appelait son père Laurent, peut-être parce que le terme de « père » lui paraissait trop guindé et celui de « papa », trop puéril. Il a hoché la tête et a repris :

— Pour te rassurer tout à fait, et si ça peut te rassurer, d'ailleurs, je n'ai vu aucune voiture en stationnement dans le chemin. Pas une seule jusqu'à la route.

— Le chemin n'est pas si long et ils ont pu venir à pied. Quand on ne veut pas se faire repérer...

— Ecoute, on verra bien. Il m'a pris par la main et a dit en riant : — Viens, on va s'asseoir. La plage avait repris son immobilité ; les planches à

voile ne brouillaient plus le paysage et les îles commençaient à disparaître dans la pénombre et la brume. Julien et moi nous sommes installés dans les fauteuils de toile et, sans rien dire, avons apprécié la sérénité de la minute présente. Sidonie a déboulé entre nous, une enveloppe à la main :

— J'ai trouvé ça sous la porte ! Une enveloppe de papier kraft, sans aucune suscrip-

tion. Les enfants me regardaient et j'hésitai à la décacheter. Visiblement, ils ne comprenaient pas mon embarras, mon manque de curiosité. En proie à un étrange malaise, je ne me comprenais pas moi-même.

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Une peur diffuse, comme si toutes les menaces étaient enfermées dans cette enveloppe, comme si, la déca- chetant, j'allais les libérer.

— Je me demande bien qui a pu... a dit Julien. Il y a la boîte aux lettres dans le pilier de l'entrée et elle est bien visible... Tu l'ouvres, oui ?

Mes doigts ont fait office, grossièrement, de coupe- papier. Mon cœur battait à grands coups quand j'ai extrait une photo de l'enveloppe. Julien et Sidonie s'étaient penchés vers moi.

— Qu'est-ce que ça veut dire? a murmuré Julien. Sur la photo, une de ces voitures fort nombreuses

dans les années 60 et qui résistent aux modes. Devant un garage anonyme, une 2 CV, avec personne dedans. Pour cacher le trouble incompréhensible qui m'enva- hissait, je me suis levée et j'ai dit, avec le plus de désinvolture que j'ai pu :

— Venez, nous allons voir si Alberte a réussi sa tarte aux abricots...

— Comme si elle avait l'habitude de rater ses pâtisseries ! a dit Julien en me regardant. En tout cas, en passant devant la cuisine, j'ai senti une bien bonne odeur !

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D'abord le regard. D'un bleu froid, orage ou acier, avec quelque chose d'insistant, juste assez pour me mettre mal à l'aise. Ensuite la bouche charnue, sen- suelle, qu'un léger tic faisait trembler, juste assez pour m'attendrir.

— Je m'appelle Ludovic. Ludovic Lemercier. M. Faillard n'est pas là ?

Une crainte vague, et puis la tentation de baisser ma garde, comme on doit se laisser couler au gré du courant quand, prisonnier d'un torrent, on ne peut plus lutter. J'ai dit avec cependant beaucoup de calme :

— Non. Mon mari ne rentre jamais avant sept heures, sept heures et demie. Parfois plus tard.

— Je vois. Il se tenait sur le pas de la porte et nous nous

sommes affrontés du regard pendant quelques secondes, l'un attendant visiblement ce que l'autre, avec non moins d'entêtement, se refusait à lui accor- der. Avec ironie et un certain agacement non maîtrisé, il a dit :

— Je peux l'attendre ici ? J'ai eu le mouvement de tête dubitatif qui agace

toujours mon fils :

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— Mon mari vous a donné rendez-vous ? — Pourquoi rendez-vous ? Non. Il va même être

surpris quand il va me voir. Je me demande même si mon nom...

Un sourire d'enfant qui a fait une bêtise, un sourire d'adulte aussi, qui griffait de rides son visage ; celui-là serait très tôt marqué. Il reprit :

— Je serais quand même surpris si le nom de Lemercier ne lui rappelait rien...

Une main dans l'embrasure de la porte, comme si quelque chose en moi refusait de le laisser entrer, j'avais l'impression tout à la fois d'être ridicule et de défendre je ne savais quoi. Un peu méprisant, il a souri et, malgré moi, j'ai trouvé que ce sourire qui se voulait complice lui allait bien : maintenant, il déran- geait l'ordre austère d'un visage aux arêtes marquées, aux épais sourcils rapprochés.

— Vous êtes madame Faillard ? — Oui. — La femme de Laurent Faillard ? Il me dévisageait et sa surprise me laissa perplexe.

Agacée parce que je ne voyais pas où il voulait en venir, j'ai fait oui de la tête et il a retrouvé la moue rassurée qu'il devait avoir enfant.

Vingt ans ? Un peu plus, peut-être. A la frontière de l'enfance et de l'âge d'homme, une certaine fragilité malgré la stature imposante, la hardiesse des épaules sous la chemisette à manches courtes; une peau de blond et des mains, longues, d'intellectuel. J'ai sur- sauté parce qu'il disait avec la maladresse et la sûreté inconsciente, aussi, des timides :

— Je vous croyais plus âgée. Je ne sais pas pour- quoi, d'ailleurs.

L'insistance de son regard m'a troublée, en même temps qu'elle éveillait en moi une vague inquiétude.

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Ma main a quitté le montant de la porte et je me suis effacée pour le laisser entrer.

Il s'est avancé dans le hall, a jeté un coup d'œil sur les dessins aux couleurs vives qui soulignaient l'éclat bleu des murs.

— Picasso, dit-il lentement. Matisse, Miro... Il eut un petit geste de la main, un hochement de

tête, puis il s'est arrêté devant une reproduction de Nicolas de Stahl.

Je n'ai rien trouvé d'autre à dire que : — Avec cette chaleur, j'imagine que vous avez soif ? Il fit non de la tête en pénétrant dans le salon aux

doubles rideaux tirés, à cause du soleil qui frappait de plein fouet la façade de notre villa. J'ai dit sans réfléchir :

— Pardonnez-moi... Je vais ouvrir les volets... Sous prétexte que les enfants iraient de rhume en rhume, mon mari refuse de faire installer un climatiseur dans la maison...

Il hocha la tête sans répondre, s'assit dans le fauteuil que je lui désignais et je restai debout en face de lui, hésitant à m'asseoir à mon tour. Quelque chose en lui continuait à m'attendrir, je ne savais quoi. Peut- être la soudaine gravité de son regard comme s'il changeait de personnalité suivant qu'il souriait ou ne souriait pas. En même temps, je le devinais désin- volte, trop sûr de lui. La façon qu'il avait de jeter des coups d'œil au salon, de jauger le bon ou le mauvais goût des meubles, des bibelots, des tableaux surtout, m'irritait. En fait, celui-là, dès l'abord, m'échappait et cela n'était pas de mon goût, moi qui aime mettre très vite et autant que possible définitivement une éti- quette sur le dos des gens. J'ai dit, sans parvenir à maîtriser mon agacement :

— Vous paraissez surpris.

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— Mon père me parlait surtout du côté bourgeois de votre mari, son côté calendrier des P.T.T. comme il disait. Cela sans méchanceté aucune, bien sûr. Des goûts et des couleurs...

Il avait raison mais, en même temps, je le haïssais de me dire cela tout crûment, comme s'il me connais- sait de longue date, comme s'il jugeait ma complicité acquise d'emblée. Pourtant, il parut surpris de ne pas me voir protester, de paraître au contraire l'ap- prouver.

— Laurent n'a pas le temps de s'occuper de la décoration de la maison. C'est moi qui... Je ne comprends rien au nouveau roman, en musique je me suis arrêtée à Stravinsky, mais en revanche, je suis passionnée de peinture moderne. Il faut qu'une pein- ture ou un dessin m'apporte quelque chose de nou- veau chaque fois que je le regarde... Vraiment, vous ne voulez pas boire quelque chose ?

— Je ne bois jamais entre les repas, même quand il fait aussi chaud qu'aujourd'hui.

Pour que cesse ce bavardage vain, j'ai dit : — Laurent ne m'a jamais parlé de vous. — C'était un copain de mon père et moi, il ne m'a

jamais vu. Il ne sait sans doute pas que j'existe. Ça n'a donc rien d'étonnant...

— Vous êtes de passage dans la région ? Il hésita : — Oui et non. — Vous êtes venu spécialement pour voir mon

mari ? Il hocha la tête : — En politique, il est quoi, votre mari ? — Qu'entendez-vous par là ? Vous voulez dire qu'il

est devenu un homme politique ? J'ai été assez stupide pour me rengorger et son

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sourire à nouveau méprisant me l'a fait comprendre aussitôt. J'ai répondu cependant d'une voix mal assu- rée, avec l'impression de battre en retraite :

— Il est conseiller général. Et premier adjoint au maire.

Puis, en le défiant : — Le bas de l'échelle en quelque sorte. Ou plutôt, le

commencement... — On parle de lui pour un secrétariat d'Etat... Son intérêt accru, la soudaine chaleur de sa voix

m'ont alertée, mais pas au point de deviner le piège. — A mon tour de vous dire oui ou non. La politique

l'intéresse, mais ce n'est pas elle qui le fait vivre. Même si la crise a quelque peu ralenti la construction des grands ensembles, son entreprise de bâtiment l'occupe plus de dix heures par jour. Enlever des marchés, c'est un combat de tous les instants.

— Les appuis politiques ne doivent pourtant pas lui manquer...

Je me suis levée et l'ai regardé bien en face, avec l'impression de jouer, mal, à l'épouse outragée. J'ai réussi très vite à me calmer et je me suis surprise à dire, avec un petit air méprisant, mais c'était bien à mon tour :

— Et votre père prétendait bien connaître mon mari ? Pourtant, croyez-moi si vous le voulez, son activité politique comme vous dites, serait plutôt pour lui un handicap. Il ne peut prétendre à aucun des marchés de la ville et...

Il me coupa la parole et sa voix se fit douce pour dire :

— J'imagine qu'il a des compensations... Puis, avec une certaine agressivité : — Si j'en crois les apparences, il ne s'est pas mal

débrouillé, M. Faillard. Une maison de grand stan-

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ding, comme on dit, des tableaux qui ne sont pas tous des reproductions... Pourquoi pas, après tout... Il faut bien qu'il y en ait qui réussissent... D'une manière ou d'une autre.

— Ce qui n'est pas le cas de... de votre père ? La politesse a des limites, la patience aussi. Celui-là,

devant moi, à la fois menaces et charmes dehors, je me disais que je devais le remettre à sa place. Mais les mots ne venaient pas, qui cingleraient l'impudent. Néanmoins, ma voix sèche lui fit lever la tête et me regarder avec une attention accrue.

— Ce qui n'est pas le cas de mon père, et le mien non plus.

Puis, plus bas, amer : — Vous ne pourriez pas comprendre. J'ai failli lui répondre que c'est toujours ce que l'on

dit quand on est pris de court, mais j'ai entendu crisser le gravier du chemin :

— Je crois que voilà mon mari. Des rires montaient dans le hall. J'ai repris : — Mon mari et ma fille Sidonie. Pourquoi avais-je insisté sur le possessif ? Le garçon

s'est levé, très vite. J'ai eu soudain l'impression qu'il perdait de sa belle assurance.

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Venu du grand soleil, Laurent mit quelques secondes à s'habituer à la pénombre. Il quitta ses ray- ban, porta sur moi son regard. Ludovic s'était levé. Pendant quelques secondes, ils s'affrontèrent — c'est du moins l'impression que j'ai ressentie après coup — et puis Ludovic s'est avancé vers mon mari, n'osant visiblement pas lui tendre la main.

— Monsieur Faillard, dit-il, mal à l'aise. Si j'en crois la description que mon père m'a faite de vous, vous n'avez pas changé...

La banalité des mots. Le manque d'imagination du garçon était-il seul responsable de sa maladresse ? Laurent resta immobile, lui non plus ne tendit pas la main.

— Je ne vois pas, dit-il en s'approchant de moi, mais sans cesser de regarder le garçon, comme si je détenais la clef de ce qui devait lui apparaître comme un mystère.

Ludovic s'enhardit. — Ne me dites pas que vous avez oublié mon père ?

Gabriel Lemercier. Je suis Ludovic, son fils. Laurent voulait-il gagner du temps ? Il répéta d'une

voix neutre : — Ludovic Lemercier...

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Même si elle était feinte, la surprise de Ludovic était d'un remarquable comédien.

— Disputés ? Mais pourquoi grands dieux nous serions-nous disputés ? Non ! Tout s'est bien passé, au contraire. Nous avons parlé, longtemps. Jusqu'à ce qu'il me dise qu'il était obligé de me quitter. Je n'ai pas eu le temps d'être surpris, il était déjà loin !

— Ça n'est pas croyable ! — Mais c'est pourtant comme ça. — Et il aurait pris la navette ? — C'est ce qu'il m'a dit. Il avait les horaires sur lui.

Je ne me suis pas inquiété. J'étais sûr de le trouver ici en arrivant. Il est quelle heure ?

— Bientôt huit heures. Julien ne nous avait pas habitués... Lui qui est la ponctualité même...

— A dix-neuf ans ? L'ironie de Ludovic, fort déplacée, m'agaçait et

m'humiliait. J'ai dit soudain, sur un ton plus vif : — Vous avez pu constater que je ne tiens pas mes

enfants en laisse ! D'habitude, il téléphone ! Laurent est arrivé un moment plus tard. Même

paniquée, j'admirai son sang-froid. Si l'absence de Julien le surprenait, pis, le préoccupait, il n'en laissa rien paraître.

— Essayons de raisonner. Ludovic nous dit qu'il a pris le bateau et s'il lui était arrivé un accident, nous serions déjà prévenus. Julien s'est peut-être tout simplement attardé chez un copain... Ça ne lui est jamais arrivé, mais il faut un commencement à tout. Il ne faut pas dramatiser.

J'ai cru devenir folle quand il a ajouté : — Nous allons passer à table sans l'attendre : ce

serait bien le diable s'il ne rentrait pas avant la fin du dîner...

La tranquille, la — fausse ? — assurance de Laurent

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ne me rassura pas. Toutes les questions restaient posées, y compris et surtout celles que Laurent igno- rait et qui n'étaient pas les moindres. Seule Sidonie, pour une fois, et Ludovic mangèrent de bon appétit. J'avais envie d'agresser, d'injurier Ludovic à cause de son calme. Laurent consultait, discrètement, sa montre. Il roulait des boulettes de pain qu'il rangeait ensuite autour de son assiette, un tic révélateur quand il était préoccupé. Après le dîner, il m'a prise par le bras et m'a conduite dans son bureau. J'ai dit d'une voix qui se voulait ferme :

— Qu'est-ce qu'on fait? Cette absence n'est pas naturelle, conviens-en !

— Tu ne voudrais quand même pas qu'on pré- vienne déjà la gendarmerie ? C'est un peu tôt, non ? Ce n'est pas parce que Julien n'a jamais découché que...

— Mais, Laurent, il y a le téléphone ! Rien n'em- pêche Laurent de téléphoner, rien ! Il sait combien je m'inquiète vite! Non, j'ai peur qu'il soit empêché d'appeler...

— Explique-toi ! M'expliquer, je ne le pouvais pas. Je ne le pouvais

pas sans le mettre en cause, lui, Laurent, avec cette histoire de talons de chèques, avec ce que Julien m'avait appris sur Ludovic, avec ce que l'adjudant Duprais m'avait confié quelques heures plus tôt. J'ai demandé presque machinalement :

— Il ne t'a pas appelé, l'adjudant Duprais ? — Si, mais je n'étais pas à ma permanence. Il

devait me rappeler et il ne l'a pas fait. Moi, j'ai oublié... Pourquoi ?

J'ai battu en retraite, écarté les bras en signe d'impuissance :

— Pour rien...

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Comment lui dire mes craintes, pis, mes angoisses ? Et puis, je me suis lancée :

— Depuis que Ludovic a fait irruption dans nos vies, j'ai l'impression de vivre un cauchemar de tous les instants.

Je l'ai regardé bien en face : — Je ne sais pas si je me fais bien comprendre. Le téléphone a sonné à ce moment-là et je me suis

précipitée. J'ai entendu une voix inconnue au bout du fil et j'ai crié :

— Allô? Allô? Qui est à l 'appareil? Ah non, madame, vous faites une erreur de numéro !

Laurent m'a pris l'appareil des mains et a rac- croché.

— On va à la Tour Fondue ! Quelqu'un a peut-être aperçu Julien à sa descente du bateau... Il n'y a pas un de ses copains qui habite par là ?

— Vincent... C'est vrai, une villa dans les pins... Laurent a conduit plus vite et plus nerveusement

que d'habitude. A la Tour Fondue, personne n'avait aperçu Julien mais, assis à la terrasse d'un café, un homme gros, jovial, au crâne chauve, nous a dit avec un accent méridional si prononcé qu'en d'autres circonstances il m'eût fait sourire :

— Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'on n'a signalé rien de particulier. Pas d'accident, personne qui soit tombé à l'eau !

Il a éclaté de rire : — Il a dix-neuf ans, votre fils ? A cet âge, c'est bien

normal qu'il s'amuse un peu ! J'ai admiré le calme de Laurent qui l'a remercié,

mais je l'ai haï un bref instant pour son sourire de connivence. Il a hoché la tête et nous sommes partis à la recherche de la maison de Vincent.

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— Les Tamaris ou Les Canéphores... Quelque chose comme ça.

Le chemin était mal éclairé et nous avons mis un long moment avant d'atteindre le portail de la villa, en partie cachée par les faux poivriers. Les volets étaient clos et aucune lumière ne filtrait sous la porte. Laurent a tiré plusieurs fois la sonnette.

— Ce n'est pas la peine d'insister, on s'en va, il n'y a personne.

Je me suis résignée à dire d'une petite voix mouillée :

— On va à la gendarmerie, Laurent ? Il a haussé les épaules et ne m'a pas répondu.

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Un pansement volumineux qui ressemblait à un turban et, sur l'oreiller, le visage exsangue de Julien. Des tuyaux de plastique le reliaient à un goutte à goutte, pour moi, en cet instant, le plus barbare des instruments de supplice. Depuis des heures, j 'étais là, impuissante, à regarder ce visage sans vie, les lèvres crispées, les yeux obstinément clos.

— Coma profond, avait dit le chirurgien. Je ne peux pas me prononcer.

J'avais envie de remuer la terre entière, d'appeler au chevet de mon fils tous les spécialistes du monde pour le tirer de là. J'étais hébétée et pourtant furieuse- ment lucide. Il allait peut-être mourir, il allait sûre- ment mourir et moi, pour que justice soit rendue, je ne pouvais que me condamner à mort.

Une main a pesé sur mon épaule. La chaleur de cette main impuissante. Je savais ce que Laurent allait me demander et j'ai fait non de la tête, sans pouvoir proférer une parole. Non, je ne quitterais pas le chevet de mon fils, non, je n'avais pas faim, je n'avais pas soif, je n'étais pas fatiguée. J'étais bien au-delà de toutes les contingences matérielles.

— Rester là ne sert à rien, a dit Laurent dans un souffle. Julien est admirablement soigné et...

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— Non! Je voulais être présente si la vie revenait, être là

aussi, si elle partait. Comme hallucinée, je contem- plais l'assistant respiratoire, dérisoire ballon dont les plis se relevaient et s'abaissaient, dernière manifesta- tion d'une existence qui ne tenait qu'à un fil.

Peut-on dire que, la veille, nous n'avions pas fermé l'œil de la nuit ? C'est une phrase toute faite qui n'a pas de sens. Nous ne nous sommes pas couchés, c'est vrai ; nous sommes simplement restés dans le salon, le téléphone à portée de la main de Laurent. Ludovic avait demandé à mon mari s'il pouvait attendre avec nous, mais Laurent l'avait sèchement envoyé se coucher.

— Vous nous avez tout dit ? Bon, alors vous ne nous seriez d'aucune utilité. Allez donc vous reposer! N'ou- bliez pas que demain une rude journée vous attend. Dix heures, à la gendarmerie !

La passivité de Ludovic me déroutait. Il inclina la tête sans rien dire; je vis simplement que sa lèvre tremblait.

— Je pourrais peut-être... — Non ! J'ai dit, conciliante, mais Laurent m'a jeté un

regard glacé — Si nous avons besoin de vous, nous irons vous

réveiller... Pour la première fois, il faisait tellement élément

rapporté que j'ai trouvé soudain sa présence incon- grue, hors du temps. L'absence de Julien et l'angoisse qui croissaient, le rejetaient. L'a-t-il compris ? Il nous a salués d'un bref signe de tête et il a gagné sa chambre.

L'attente a commencé dans le silence. L'œil rivé sur le téléphone désespérément inerte, c'est seulement au

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bout d'un long moment que Laurent a murmuré, d'une voix lasse, cassée :

— Tout ça, c'est de ma faute. Le moins que je puisse dire, c'est que j'ai manqué de rigueur.

Le reste est venu tout seul, comme un fil de laine que l'on tire d'un tricot quand on le défait. Laurent a bu un grand verre d'eau. Sans me regarder, il a repris :

— S'il est arrivé quelque chose à Julien, je ne me le pardonnerai jamais !

— Explique! Un ordre et une supplique en même temps, presque

un chuchotement, comme si j'étais incapable de retrouver une voix normale.

— Je vais te donner des explications en vrac, parce que je ne parviens pas à mettre mes idées en ordre. Il y a un peu plus de vingt ans, nous faisions notre service militaire ensemble, le père de Ludovic et moi. Lui, déjà sans boulot et moi, fils à papa à ses yeux, un peu de fric et une voiture, même petite. Un jeune coq qui parade. Mes largesses intermittentes et les virées les soirs de perm attiraient Lemercier. Une nuit, nous avions passablement bu. Et il est arrivé ce que tu devines. Ma 2 C.V. a accroché une fille qui traversait la route. Sans doute fracture du crâne et tuée net. Nous ne savions pas trop ce que nous faisions. Nous avons jeté le corps dans un fourré, loin de la route et nous sommes repartis. Toujours inconscients, c'est-à-dire toujours bourrés. La voiture s'est encastrée dans un arbre quelques kilomètres plus loin. Comme il y a un dieu pour les ivrognes, nous nous en sommes tirés avec des côtes fêlées, des égratignures, rien de grave.

— La gendarmerie n'a pas fait le rapprochement entre la fille que vous veniez d'écraser et votre accident ?

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— Non. Parce que le cadavre ou plutôt le squelette de la fille a été découvert de longs mois après. De longs mois...

— Et vous, pendant ce temps ? — Silence et bouche cousue. La voiture était bousil-

lée, mais nous, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés.

— Mais quels liens... — J'y arrive. Le père de Ludovic était un maniaque

de la photo. Lui avait été un peu plus chanceux que moi, il était sorti de l'infirmerie presque aussitôt après son admission. Il est allé photographier l'épave de la 2 C.V., avant qu'on ne l'évacué.

— Et cette photo, c'est celle que nous avons reçue par un récent courrier ?

— Oui. Je reviens à mon histoire. Enquête de routine, sanctions pour avoir roulé en état d'ivresse, la bricole. Nous avons quitté l'armée quelques mois plus tard sans plus jamais parler de la fille morte. Une volonté commune de la chasser de notre mémoire. Nous nous sommes perdus de vue, Lemercier et moi et il ne m'a jamais donné de ses nouvelles. Je me rappelle maintenant, c'est un maniaque des archives. Les photos de la fille, des journaux ont dû les publier quand l'avis de recherches a été lancé. Il les a sans doute conservées. Ce sont vraisemblablement celles que nous avons reçues anonymement...

— La machination ! Et, après tant d'années, l'arri- vée inopinée de Ludovic... C'est assez inattendu...

— Je te l'accorde, ça peut paraître fou, impensable, très scénario de série B., mais enfin, c'est ça. Quand il a été question pour moi d'un poste de secrétaire d'Etat, plusieurs journaux ont publié ma photo et mon nom. Lemercier m'a reconnu et rien sans doute ne se serait passé si son fils Ludovic, presque dans les

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mêmes circonstances, n'avait renversé un enfant avec sa voiture. Faits plus graves : pas d'assurances, délit de fuite et, au bout du compte, les gendarmes qui le cueillent. C'est là qu'intervient Martine Sablon.

Gorge serrée, j'ai murmuré, pour la forme : — Qu'est-ce que tu racontes ? — Martine Sablon, la sœur de la petite victime.

L'appât du fric lui a donné de l'imagination Ludovic et elle se sont rencontrés. En dépit des circonstances sont-ils devenus amants, c'est secondaire. Elle s'est arrangée pour affoler Ludovic, dans tous les sens du terme. Sa famille avait bien sûr porté plainte, et elle a mis le marché en main à Ludovic : ou il casquait, et gros, et la plainte était retirée, ou la plainte suivait son cours et là... Mais comment casquer quand on n'a pas d'argent ? Alors le plan a germé dans la tête des deux Lemercier.

— Ils ont décidé de te faire chanter ? — C'est ça. A leurs yeux, la perspective de ce poste

de secrétaire d'Etat me rendait très vulnérable. Même s'il y a prescription, le simple fait de révéler à la presse l'accident mortel d'il y a vingt-cinq ans et dont j'étais responsable ruinait à tout jamais ma carrière politique...

— On ne peut accuser sans preuves... — Des preuves ? C'est relativement secondaire dans

ce genre d'affaires. Tu le sais aussi bien que moi, une certaine presse peut susciter des scandales. J'ai ima- giné les gros titres et, même si je portais plainte pour diffamation, même si je gagnais le procès, c'était ma ruine politique assurée. Manœuvré par une Martine très excitée, Ludovic, qui est un faible, m'a trouvé et il est venu frapper à notre porte en utilisant un bien mauvais prétexte, je te l'accorde. Martine et lui avaient concocté le scénario un peu spectaculaire que

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tu connais. Photos, d'abord anodines, puis plus pré- cises, extraits de presse, puis billet anonyme pour nous mettre en condition, toi et moi. Parce qu'à travers toi, ils comptaient bien m'atteindre plus faci- lement. Mais il fallait s'introduire dans la place pour mesurer l'impact du chantage, si je puis employer cette expression.

— D'où cette démarche assez surprenante quand on réfléchit : solliciter du travail pour son père et pour lui. D'autant plus surprenante que son père est mort récemment.

Laurent n'a pas paru surpris ; au point où nous en étions, je n'ai pas pu lui cacher plus longtemps comment je l'avais appris. Laurent n'a pas réagi et a enchaîné :

— Ludovic a fini par me demander de l'argent, en me racontant tout.

— Et tu lui as remis deux chèques ? Toi qui m'as toujours dit qu'il ne faut jamais céder au chantage ? Que le chantage aboutit toujours à la surenchère !

— Je ne sais pas si tu vas me croire, mais c'est ainsi : j'ai cédé plus par pitié que par peur. Ce garçon si fragile est parvenu à m'apitoyer.

— A t'apitoyer ! Et la suite ? — J'ai fini par comprendre que Martine ne le

lâcherait pas et qu'elle exigerait toujours plus. J'ai dit à Ludovic que je ne pourrais pas aller au-delà. C'est alors que Martine est venue le relancer jusqu'ici. La suite, tu la connais. Le grain de sable qui fait s'enrayer la machine.

J'ai failli dire oui, et puis un réflexe de prudence m'a poussée à lancer :

— Eh bien non, je ne la connais pas, la suite. Martine a pu être tuée aussi bien par un Ludovic

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excédé par ses incessantes demandes d'argent que par le type qui l'a conduite ici.

— Nous le saurons dans la journée, quand le labo- ratoire aura examiné les traces de peau humaine que l'on a trouvées sous ses ongles.

J'avais soudain froid et j'ai ramené mon châle sur mes épaules.

— ■ Tu veux que je ferme la fenêtre ? m'a demandé Laurent. C'est vrai, même l'été, il fait toujours frais sur la Côte, la nuit.

Et puis, j'ai dit, avec une grande lassitude . — Mais Julien, dans tout ça? Il a découvert un

certain nombre de choses, mais je ne le crois pas assez naïf pour avoir dit à Ludovic ce qu'il savait...

— Tu ne penses quand même pas que Ludovic a pu faire disparaître Julien à Porquerolles ?

— Non. — S'il l'avait fait, je le vois mal revenir ensuite ici

et jouer les innocents. Il n'est pas assez fort pour ça, pas assez machiavélique. Il est venu me voir complè- tement paniqué : il m'a même proposé de me rendre les deux chèques qu'il n'avait pas encore encaissés. Je le crois complètement dépassé par les événements !

A l'aube, épuisés, nous nous sommes assoupis et vers 9 heures, le téléphone a sonné. J'ai vu les doigts de Laurent blanchir sur le combiné.

— Merci. Nous arrivons. Il a hésité à me prendre dans ses bras. J'avais

deviné. J'ai lutté de toutes mes forces pour ne pas m'évanouir.

— On vient de découvrir le corps de Julien fracassé sur les rochers de Porquerolles. Il est en vie. Une vedette de la gendarmerie le ramène. A l'hôpital, il va rentrer immédiatement en salle de réanimation.

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Un tissu noir qui se déroulait interminablement devant mes yeux, les heures s'ajoutant aux heures, comme si rien ne séparait le jour de la nuit, la nuit du jour. Etais-je autre chose qu'un automate, vide de pensée comme de tout sentiment ? J'allais de la maison à l'hôpital et de l'hôpital à la maison, conduite par un Laurent qui prenait tout en charge, assumait tout. Nous échangions des mots, ces mots consti- tuaient sans doute des phrases, mais ils me sem- blaient vides de sens. Pendant la nuit qui avait précédé la découverte du corps déchiqueté de Julien, ne nous étions-nous pas tout dit ? Laurent sans doute, mais moi ? J'avais l'affreuse peur de ne pouvoir jamais me libérer.

J'ai lu un jour, et cela m'a marquée, que je ne sais plus quel blessé était, dans son lit, réduit à l'état de légume. Avec un effroi grandissant, je me disais que Julien était devenu lui aussi un légume, rattaché encore à la vie par des tuyaux et une machinerie barbare à laquelle je ne parvenais pas à m'habituer, de plus en plus hostile à mesure que le temps s'écou- lait.

— Il faut attendre, me disait le chirurgien, patient, s'efforçant d'être persuasif. Attendre. Aucune des bles-

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sures de votre fils n'est mortelle en soi. Mais la colonne vertébrale a été touchée et avec en plus le traumatisme crânien, on ne peut pas se prononcer. Il peut reprendre connaissance d'un instant à l'autre comme il peut rester dans un coma prolongé un temps indéfini. Mais il est jeune et costaud et...

Des mots d'espoir auxquels je voulais me raccrocher de toutes mes forces, mais je n'étais pas dupe. J'étais près du lit de mon fils à contempler son corps immobile, son visage clos jusqu'à ressentir moi-même ses propres souffrances. Laurent est entré, m'a serré l'épaule puis a pris ma main.

— Viens, j'ai à te parler. Je me suis raidie et il m'a presque tirée de force. Il

m'a conduite dans un petit bureau au bout du couloir, que le chirurgien avait dû mettre à sa disposi- tion pour quelques instants. Il m'a poussée dans un fauteuil et, comme inconsciente, j'ai levé la tête vers lui.

— Je viens de voir l'adjudant. Et ce qu'il m'a dit met pratiquement Ludovic hors de cause, du moins en ce qui concerne l'accident de Julien. C'était bien un accident. Plusieurs témoins ont vu Julien courir vers les falaises de Porquerolles. Les témoignages sont unanimes. Ludovic n'a pas poussé Julien sur les rochers.

— Mais alors ? Une torture supplémentaire allait s'ajouter à ma

torture. — Je ne peux pas croire... Laurent a hésité avant de dire d'une voix détim-

brée : — L'adjudant pense que Julien a pu vouloir se

suicider... — Se suicider !

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J'ai crié, en même temps que je réalisais que ce doute, je l'avais eu dès le début. J'ai dit presque machinalement, sans y croire :

— Pour se suicider, il faut avoir de bonnes raisons et je ne vois pas..

— Julien en avait peut-être. Je veux dire bonnes pour lui. Il est à l'âge de tous les excès...

Nous nous sommes affrontés du regard et j'ai baissé la tête la première. Après un temps de silence, Laurent a repris :

— Les gendarmes ont cuisiné Ludovic pendant des heures sans rien en tirer. Il s'en tient à cette version : tout se passait bien, ils discutaient en copains et puis Julien s'est levé et il est parti. En quelque sorte, Ludovic a répété aux gendarmes ce qu'il nous avait déjà dit.

— Et qu'il est bien difficile de croire, conviens-en. Tu as vu Ludovic, tu lui as parlé ?

— Non. Sa garde à vue a été prolongée. N'oublie pas que la mort de Martine Sablon n'est toujours pas expliquée. Vertèbres cervicales brisées, elle a été attaquée par-derrière avec ce qu'on appelle un instru- ment contondant. Il semblerait qu'auparavant, il y ait eu lutte. Les gendarmes ont fouillé les taillis, mais l'instrument contondant, ils ne l'ont pas trouvé.

— L'enquête est donc toujours au point mort ? — Oui et non. L'adjudant avance lentement, mais il

avance. L'analyse des fragments de peau a été faite mais, c'est assez troublant, si Ludovic porte bien au bras des traces de griffures, ce ne sont pas des fragments de sa peau qu'on a trouvés sous les ongles de la fille. Ludovic dit qu'il s'est écorché à des ronces, ce qui n'est pas impossible. Et pas davantage celle du proxénète. L'enquête va donc être orientée dans d'au- tres directions.

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— Mais alors, pourquoi Ludovic est-il maintenu en garde à vue ?

— Parce qu'il y a d'énormes pans d'ombre dans cette affaire et qu'aux yeux de Duprais, tout l'accuse. Ses rapports pour le moins ambigus avec la victime, le fait qu'il était le seul à la connaître, celui qu'elle soit venue le relancer chez nous et qu'elle ait été assassi- née tout à côté de la maison. Lui seul...

Le silence a pesé, oppressant, et Laurent a repris, d'une voix changée :

— Il est étrange, ce garçon, et plus solide, je n'ose pas dire plus coriace, que je ne le pensais Il n'a rien dit, mais absolument rien de ses rapports avec nous.

— Il n'était pas stupide au point de se charger en révélant la vérité...

— Je veux dire par là qu'en dépit de je ne sais combien d'heures d'audition, il n'a pas varié dans ses déclarations. Il s'en est tenu à sa première version : il est venu chez nous pour solliciter un emploi, parce que j'ai été un compagnon de régiment de son père : il pensait que je pourrais l'aider...

— Et Duprais a gobé cette fable ? — Nous aurions pu rester en relations, Lemercier et

moi. — Mais la mort mystérieuse de son père ? — L'affaire a été classée. Ludovic était de toute

façon hors de cause; au moment de la mort de son père, il se trouvait à Paris.

— Pourquoi nous avoir caché à nous que son père était mort ?

— Tout bêtement parce qu'il lui paraissait plus facile de s'introduire chez nous en se recommandant de son père. Ce qui comptait, c'était qu'il soit admis dans la place, que ses prétextes aient un semblant de logique.

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— Je ne vois pas ce qu'il y a de logique là-dedans. — En fait, ce garçon est un naïf. Et puis, avec ce qui

lui est arrivé, il a sans doute perdu un peu les pédales. Le gosse renversé, la sœur qui le harcèle... L'adjudant pense que Martine et lui se sont disputés quand il l'a raccompagnée jusqu'à la route, qu'il l'a bousculée et qu'elle est tombée malencontreusement sur une pierre. Une version qui en vaut une autre mais Ludovic la nie. C'est vrai, elle est en contradiction avec cette histoire de traces de peau sous les ongles de la fille.

— Je répète que je ne comprends pas l'obstination de Duprais à maintenir Ludovic en garde à vue.

— Des vérifications à faire, mais il ne m'a pas dit lesquelles. Au fait, il veut fouiller encore une fois la chambre de Ludovic, à la maison. Aujourd'hui à 17 heures. Il demande que nous soyons présents, ou toi ou moi. Je préférerais que ce soit toi. La maison, c'est toi...

J'ai dit, avec l'entêtement d'une gamine qui sait qu'elle va céder :

— Je ne veux pas quitter le chevet de Julien ! — Il le faudra, pourtant. — Alors, c'est toi qui resteras auprès de lui. J'ai achevé, la voix brisée : — Au cas où... Je vis qu'il allait protester, dire les mots définitifs

que je redoutais, et puis, il a cédé : — D'accord. Je t'appelle un taxi. Auparavant, il

faut que tu passes à la réception, pour récupérer les affaires de Julien.

J'ai mis quelques secondes à comprendre qu'il s'agissait des vêtements que mon fils portait avant l'accident. J'ai été tentée de dire non, de prier Laurent de se charger lui-même de cette corvée. Et puis, je me

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suis dit que je devais faire face, que j'étais une femme forte. Après tout, la vue des vêtements souillés ne devait pas être plus pénible que celle du corps immo bile hérissé de tuyaux.

— S'il te plaît, le taxi dans un moment seulement. Je veux retourner au chevet de Julien.

Je m'imposais cette torture comme une drogue. Mon fils vivant et qui ne l'était pourtant pas, mort et qui ne l'était pas davantage. Ma main a serré le bras de Laurent et j'ai eu l'impression que mes ongles s'enfonçaient dans sa chair.

Un gémissement venait de s'échapper de la bouche de Julien doux, comme modulé, puis s'amplifiant. Au même moment, j'ai vu frémir ses paupières. Penchée sur lui, j'ai failli crier quand il a ouvert les yeux, plus fort encore quand je me suis rendu compte qu'il ne me voyait pas et que ses yeux étaient pour l'instant des yeux d'aveugle.

Je ne sais pas très bien ce qui s'est passé ensuite. Je me suis retrouvée assise dans un fauteuil, un interne devant moi, une infirmière me tenant le bras. L'in- terne parlait à Laurent à voix basse, mais je percevais tous ses propos, comme s'il les hurlait.

— Impossible de se prononcer encore, mais votre fils a repris connaissance et c'est une bonne chose. Mais reprendre connaissance ne signifie pas qu'il va gambarder demain comme un cabri. Nous allons pouvoir faire des examens plus poussés, mais il y a cette histoire de colonne vertébrale qui me préoc- cupe...

— Vous ne voulez pas dire qu'il restera paralysé ? Les mots entraient dans ma chair. A vif. Je vis le

fauteuil roulant, mon fils dodelinant de la tête. J'ai bousculé l'infirmière et je me suis levée, les cris définitivement rentrés dans ma gorge. J'ai demandé à

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Laurent d'aller récupérer les vêtements de Julien, puis d'appeler un taxi.

— Je vais attendre à la maison la venue de Duprais. — Tu te sens assez forte ? Tu ne veux pas... — Tu restes auprès de Julien. Je reviendrai dès que

je le pourrai. Tous volets clos, la maison silencieuse baignait dans

une chaleur qui me fit transpirer d'abondance. Je suis montée directement à ma chambre. J'ai répandu sur mon lit le contenu du sac de plastique : les vêtements de Julien moins déchirés, moins salis que je le crai- gnais et je me suis efforcée de les regarder sans frémir, sans gémir. C'est dans la poche intérieure de son blouson de toile jaune que j'ai trouvé la pointe feutre cassée et le billet taché en maints endroits et que j'ai pu cependant déchiffrer :

Ludovic vient de tout me dire : la fille écrasée par la 2 C.V., il y a 25 ans et le bon temps qu'il vient de passer à la maison. C'est ça, les parents ? Je ne supporte pas l'idée d'avoir honte de vous deux. Ciao.

Hébétée, j'ai relu le papier souillé, je me suis ensuite jetée sous une douche glacée qui n'a pas apaisé le feu qui brûlait dans ma tête. Ludovic avait tout dit à Julien ! Tout ! Mais pourquoi ? Hypocritement, afin de concentrer ma fureur sur l'intrus, je voulais gommer la part de responsabilité de mon fils dans ces confi- dences : il les avait sans doute arrachées au trop confiant Ludovic. Julien avait traqué la vérité et le prix exorbitant qu'il allait payer pour cela ne pourrait jamais hélas ! être mis au débit de Ludovic. Pourtant, Ludovic allait payer lui aussi, et le plus cher possible.

Le jet furieux de l'eau sur mon corps, plus particu- lièrement sur mon bras gauche. La longue estafilade qui le traversait commençait à se cicatriser. Un trait

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violet foncé, pas trop large parce que les ongles de Martine, durcis par le vernis, étaient très effilés.

Jalousie, panique, j'étais dans un état second quand je l'avais suivie, cette nuit où rien ne me semblait plus impératif que de nous débarrasser de cette bête malfaisante. Notre paix à tous était à ce prix. Je l'ai suivie dans le jardin encore ruisselant de la pluie d'orage et je l'ai attaquée de face quand je me suis rendu compte qu'elle était seule et que son trop complaisant conducteur l 'avait abandonnée. Je m'étais emparée de la statuette de bronze qui orne le guéridon près de la porte d'entrée et j'ai été d'abord désarçonnée par l'attaque de la fille, ongles en avant. Un combat acharné mais silencieux, presque surréa- liste. Je l'ai ratée deux fois, mais la troisième a été la bonne. Un coup sur la nuque, mais je n'ai pas entendu les os craquer. Elle est tombée sur le sol et je me suis enfuie.

Maintenant, c'est le tour de Ludovic. Tout va ren trer dans l'ordre quand j'aurai achevé ce que je viens de décider, après la lecture du mot-poignard de Julien.

J'ai choisi dans ma penderie une robe à manches longues — personne ne s'est aperçu que je porte des robes à manches longues depuis quelques jours — une robe-chemisier de toile légère, dont j'ai boutonné avec soin les poignets. Coiffée et maquillée, gantée aussi, bien sûr, je suis ensuite montée sur un escabeau, puis j'ai saisi au fond de l'armoire une boîte à chaussures assez lourde. J'en ai sorti la statuette maculée en plusieurs endroits de sang séché, où adhéraient encore quelques cheveux, j'ai passé sous la douche le pied et la partie où pouvaient subsister mes empreintes, puis j'ai essuyé le tout très soigneusement avec une peau de chamois. Pourquoi ne l'avais-je pas fait sitôt le crime

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accompli ? Je ne sais pas. J'étais dans un état second. Peur de me confronter, de sang-froid, avec l'horreur de l'acte que je venais d'accomplir ? Pourtant, à ce moment-là, il me semblait que j'éprouvais une grande paix.

La chambre bleue, où sans doute Ludovic ne dor- mira plus. J'ai glissé la statuette sur la dernière étagère de la penderie, derrière ses sous-vêtements. On n'y découvrira pas ses empreintes et c'est dom- mage, j'en ai conscience, mais Duprais tiendra là, à défaut d'autre chose, ce qu'il appellera sans nul doute une pièce à conviction. Ludovic aura beau nier, affirmer qu'il lui aurait été facile de jeter la statuette à la mer s'il avait réellement tué Martine avec, se dire enfin victime d'une machination, qui le croira ?

Moi, je savais bien à quoi mon crime presque gratuit et ma machination, maintenant, pour compro- mettre Ludovic, responsable du suicide manqué de Julien, me condamnaient. A l'horreur quotidienne, feutrée, vite banale, jusqu'à ce que mort s'ensuive : la contemplation d'un garçon de dix-neuf ans, jusque-là sportif, superbe, désormais prisonnier d'un fauteuil roulant. Lui allait payer pour nous tous et je me faisais horreur.

Le téléphone a sonné. C'était Laurent. J'ai écouté sans broncher ce que je savais qu'il allait me dire. J'entrais en enfer pour le reste de ma vie.

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Cet ouvrage a été composé par l'Imprimerie BUSSIÈRE et imprimé sur presse CAMERON dans les ateliers de la S.E.P.C. à Saint-Amand-Montrond (Cher)

en mai 1990