Download - LA MAI SON DES ABSENTS - pagedeslibraires.fr · naires arrivent direc te ment à la salle commune et sont confi és à ... Je ne l’espé rais plus ... j’ai dû plan quer sa tronche

Transcript

Tana French

LA MAI SON DES ABSENTSRoman tra duit de l’anglais (Ir lande)

par François Thibaux

Ouvrage traduit avec le soutien fi nancier deIreland Literature Exchange

(fonds d’aide à la traduction),Dublin, Irlande.

[email protected]

Titre ori gi nal :BROKEN HARBOUR

© Tana French, 2012

Pour la tra duc tion fran çaise :© Calmann- Lévy, 2013

COUVERTURE

Maquette : [email protected] : Constance Clavel

Photographie : © John Short / Design Pics / Plainpicture

ISBN 978-2-7021-4492-3

Pour Darley, magi cien et gent le man

9

1

Disons- le tout net : j’étais l’homme idéal pour cette affaire.

Vous seriez sidé rés par le nombre de gus qui se seraient débi nés en cou rant s’ils avaient eu le choix. Et le choix, je l’ai eu, du moins au début. Deux col lègues m’ont déclaré tout de go : « Plu tôt toi que moi, mec. » Cela ne m’a pas per turbé une seconde. J’en ai même eu de la peine pour eux.

Cer tains ne raf folent pas des enquêtes de haute volée, dont les enjeux les effraient. Trop d’embrouilles avec les médias, affi rment- ils, trop de dégâts si on foire. Ce genre de pes si misme, très peu pour moi. Si l’on consacre son éner gie à ima gi ner les consé quences d’un échec, on est déjà à mi- chemin du désastre. Je me foca lise sur les aspects posi tifs ; et là, du posi tif, il y en a : même si on pré tend être au- dessus de ça, cha cun sait que les grandes affaires amènent les grandes pro mo tions. Donnez- moi celles qui feront la une et gar dez vos dea lers dégom més à coups de canif. Si vous avez peur que ça chauffe, res tez fl ic en tenue.

Cer tains ne sup portent pas la mort de gosses. C’est leur droit. Permettez- moi quand même de poser la ques tion : dans ce cas, que font- ils à la bri gade cri mi nelle ? Je suis sûr que le dépar te ment de la pro priété intel lec tuelle serait ravi d’accueillir leurs culs déli cats. J’ai vu des nour ris sons réduits en bouillie, des noyés, des fi lles vio lées puis mas sa crées, une déca pi ta tion cau sée par un fusil à pompe qui avait laissé des lam beaux de cer velle sur les murs. Cela ne m’empêche pas de dor mir, si le bou lot est fait. Quelqu’un doit s’en char ger. Si c’est moi, au moins, il sera nickel.

10

Tant que nous y sommes, laissez- moi pré ci ser une chose : je suis le meilleur. Je le crois tou jours. Je suis entré à la bri gade cri -mi nelle il y a dix ans et, pen dant sept ans, après avoir trouvé mes marques, j’ai fi guré en tête de la liste des énigmes réso lues. Cette année, j’ai été rétro gradé en deuxième posi tion. Nor mal : l’as des as n’avait eu que des cas en or, des que relles domes tiques où le sus pect s’était car ré ment passé les menottes et offert sur un pla -teau, sous les applau dis se ments. J’ai eu droit aux cor vées les plus ingrates, à des his toires de junkies où per sonne n’avait rien vu, rien entendu. Pour tant, j’ai encore gagné. Si notre patron avait eu un doute, un seul, il m’aurait mis au pla card quand il l’aurait voulu. Il ne l’a jamais fait.

Voilà ce que j’essaie de vous dire : cette enquête aurait dû mar -cher comme sur des rou lettes. Elle aurait dû fi gu rer dans les annales comme l’exemple lumi neux d’un tra vail sans bavures. Selon tous les cri tères en vigueur, elle aurait dû être consi dé rée comme une affaire de rêve.

À la seconde où elle nous est tom bée des sus, j’ai su que ce

serait un gros coup. Nous l’avons tous compris. Les meurtres ordi -naires arrivent direc te ment à la salle commune et sont confi és à l’ins pec teur de ser vice ou, s’il est sorti, à qui conque se trouve dans les parages. Seules les affaires impor tantes, qu’on ne peut mettre entre les mains de n’importe qui, tran sitent d’abord par le patron pour qu’il puisse choi sir son homme. Aussi, lorsque O’Kelly, le chef de la bri gade, poussa la porte de la salle commune, me dési -gna et aboya « Kennedy, dans mon bureau ! » avant de dis pa raître, plus per sonne n’eut le moindre doute.

J’arra chai ma veste du dos sier de ma chaise et l’enfi lai. Mon cœur cognait. Il y avait long temps, trop long temps que j’atten dais une telle aubaine.

– Ne va nulle part, ordonnai- je à Richie, mon coé qui pier.– Oh, la la…, iro nisa Quigley depuis son bureau, d’un ton faus -

se ment catas tro phé, en secouant une main gras souillette. Scorcher serait- il de nou veau dans la merde ? Je ne l’espé rais plus.

– Réjouis- toi, mon pote.Je rec ti fi ai mon nœud de cra vate. Quigley se mon trait légè -

re ment chi pie parce qu’il était en haut du tableau de ser vice.

11

S’il n’avait pas été aussi nul, O’Kelly lui aurait peut- être confi é l’affaire.

– Qu’est- ce que tu as fait ?– J’ai baisé ta sœur. Pour ban der, j’ai dû plan quer sa tronche

sous un oreiller.Les autres rica nèrent, ce qui pro vo qua chez Quigley une moue

de vieille fi lle offus quée.– C’est pas drôle.– J’ai tapé dans le mille ?Bouche bée, Richie nous obser vait. La curio sité l’avait presque

fait bon dir de sa chaise. Je me don nai un coup de peigne rapide.– Ça ira ?– Lèche- cul, grom mela Quigley.Je l’igno rai.– Ouais, approuva Richie. Vous êtes superbe. Qu’est- ce ?…– Ne va nulle part, répétai- je avant de rejoindre O’Kelly.Second signe : le patron m’atten dait debout der rière son

bureau, les mains dans les poches de son pan ta lon, oscil lant d’un pied sur l’autre. Ce qu’il venait d’apprendre avait fait mon ter son taux d’adré na line au point de le rendre inca pable de tenir en place dans son fau teuil.

– Vous avez pris votre temps.– Désolé, mon sieur.Il resta où il était, suço tant ses dents et reli sant la fi che d’appel

posée sur sa table.– Où en est le cas Mullen ?J’avais passé plu sieurs semaines à peau fi ner à l’inten tion du

pro cu reur le dos sier d’un dea ler par ti cu liè re ment retors, pour m’assu rer que ce petit salo pard n’aurait aucune chance de pas ser entre les gouttes. La plu part des enquê teurs esti ment leur tra vail ter miné dès qu’ils ont rédigé l’acte d’accu sa tion. Quant à moi, si un mar lou que j’ai chopé par vient à s’en tirer, ce qui arrive rare -ment, j’en fais une ques tion per son nelle.

– Qua si ment bou clé, à quelques détails près.– Quelqu’un d’autre pour rait le mener à son terme ?– Aucun pro blème.Il acquiesça et reprit sa lec ture. O’Kelly aime qu’on l’inter -

roge. Cette atti tude sou mise le conforte dans son rôle de chef.

12

Dans la mesure où elle arron dit les angles, je m’y conforme volon tiers.

– Du nou veau, mon sieur ?– Vous connais sez Brianstown ?– Jamais entendu par ler.– Moi non plus. Une de ces nou velles rési dences. Sur la côte,

après Balbriggan. Autre fois, on l’appe lait Broken Bay, ou quelque chose d’appro chant.

– Broken Harbour, rectifi ai- je. Oui, je connais Broken Harbour.

– Main te nant, on dit Brianstown. Et, dès ce soir, ce nom sera célèbre dans toute l’Ir lande.

– Mau vaises nou velles, donc.Il pla qua sa lourde paume sur la fi che d’appel, comme pour

l’empê cher de s’envo ler.– Le mari, la femme et leurs deux gosses poi gnar dés dans leur

propre mai son. On a conduit la femme à l’hôpi tal, dans un état cri tique. Les autres sont morts.

Ces mots réson nèrent un ins tant dans le silence. Je deman dai ensuite :

– Qui a donné l’alerte ?– La sœur de l’épouse. Elles se télé phonent tous les matins.

Mais, aujourd’hui, elle n’a pas pu la joindre. Pani quée, elle a pris sa bagnole et foncé à Brianstown. La voi ture dans l’allée, les lumières allu mées en plein jour, porte close, pas de réponse. Elle appelle le commis sa riat. Les agents enfoncent la porte et, sur prise, sur prise…

– Qui est sur les lieux ?– Uni que ment les fl ics en tenue. Ils ont jeté un coup d’œil,

ont compris que cela dépas sait leurs compé tences et ont appelé direc te ment ici.

– Magni fi que.Des tas de cré tins auraient passé des heures à jouer les détec -

tives et saboté l’enquête avant d’admettre leur défaite et de pré ve -nir les vrais spé cia listes. Appa rem ment, nous avions eu la chance de tom ber sur deux cer veaux nor ma le ment consti tués.

– Je vous veux sur le coup. Vous pou vez vous en char ger ?– Ce serait un hon neur.

13

– S’il vous est impos sible d’aban don ner tout ce que vous avez en cours, dites- le-moi tout de suite et je refi le rai le bébé à Flaherty. Cet assas si nat est prio ri taire.

Flaherty est l’as des sta tistiques, le verni aux affaires en or. J’asse nai :

– Ce ne sera pas néces saire, mon sieur. Je prends tout en main.– Bien, conclut O’Kelly.Il ne me remit pas la fi che d’appel. Il l’inclina vers la lampe,

l’exa mina tout en pas sant un pouce le long de sa mâchoire.– Curran, murmura- t-il. Il est à la hau teur ?Le jeune Richie n’était à la bri gade que depuis quinze jours.

Nombre de nos gars n’aiment pas for mer les nou veaux. Moi, oui. Quand on connaît son métier, on a le devoir de trans mettre son savoir- faire. Je répon dis :

– Il le sera.– Je peux le col ler ailleurs un cer tain temps, vous don ner

quelqu’un de plus aguerri.– Si Curran n’a pas les épaules assez solides, autant s’en assu -

rer tout de suite.Je ne vou lais en aucun cas d’un enquê teur expé ri menté. Nous

avons tous notre façon de tra vailler, nos manies, nos trucs. Si vous savez le prendre, un bleu vous gênera bien moins qu’un vieux bris -card. Je ne pou vais pas me per mettre de perdre mon temps en sala ma lecs ou en que relles de pré séance. Pas cette fois.

– Vous serez le meneur, de toute façon.– Faites- moi confi ance, mon sieur. Curran est compétent.– C’est un risque.Les bleus, la pre mière année, sont à l’essai. Cela n’a rien d’offi -

ciel, mais c’est sans rémis sion. Si Richie commet tait une erreur d’entrée de jeu, et en pleine lumière, il ne lui res te rait plus qu’à déga ger. Pour de bon.

– Il tien dra le choc. Je m’en porte garant.– Il ne s’agit pas uni que ment de Curran, répli qua O’Kelly.

Depuis quand n’avez- vous pas été sur une grosse affaire ?Il darda sur moi ses petits yeux acé rés. Ma der nière enquête

d’impor tance s’était mal pas sée. Ce n’était pas de ma faute : je m’étais fait dou bler et rou ler dans la farine par un homme que je pre nais pour un ami. Mais les gens ont la mémoire longue.

14

– Presque deux ans, dis- je.– Exact. Résol vez celle- là et vous ren tre rez en grâce.Il pro nonça à peine ce der nier mot, qui pesa d’autant plus

entre nous, de part et d’autre du bureau qui nous sépa rait.– Je la résou drai, dis- je.– C’est ce que je pen sais. Tenez- moi au cou rant.Il se pen cha par- dessus la table, me ten dit la fi che.– Merci, mon sieur. Je ne vous déce vrai pas.– Cooper, le légiste, et les gars de la police scien ti fi que sont

déjà en route. Il vous fau dra des hommes. Je demande rai au Cen -tral de vous envoyer des sta giaires. Six, ça vous ira, pour l’ins tant ?

– Six, ce sera par fait. S’il m’en faut davan tage, je vous pré -vien drai.

Alors que je m’en allais, il lança :– Et, pour l’amour du Ciel, faites quelque chose pour l’accou -

tre ment de Curran !– Je lui en ai tou ché un mot la semaine der nière.– Insis tez ! C’était quoi, cet affreux sweat à capuche qu’il por -

tait hier ?– J’ai déjà réussi à lui faire enle ver ses bas kets. Une étape après

l’autre.– S’il veut res ter sur le coup, il vau drait mieux qu’il fasse des

pas de géant. Et tout de suite. Les médias vont se jeter sur cette his toire comme des mouches à merde. Faites- lui au moins gar der son par des sus pour cacher son sur vê te ment, ou toute autre gue -nille dont il nous a gra ti fi és aujourd’hui.

– J’ai une cra vate de rechange dans mon tiroir. Elle lui ira très bien.

D’une voix acerbe, O’Kelly évo qua un cochon en smo king.En rega gnant la salle commune, je par cou rus la fi che d’appel.

Exac te ment ce que le patron m’avait dit. Les vic times étaient Patrick Spain, son épouse Jennifer et leurs enfants, Emma et Jack. La sœur qui avait télé phoné s’appe lait Fiona Rafferty. Sous son nom, l’expé di teur avait ajouté, en lettres capi tales : NB : SELON LE FONC TION NAIRE DE POLICE, LA COR RES PON DANTE EST HYS TÉ RIQUE.

Richie se leva tel un diable, dan sant d’un pied sur l’autre avec

fré né sie comme s’il avait des res sorts dans les genoux.

15

– Alors ?– Prends tes frusques. On s’en va.– Je te l’avais dit, gloussa Quigley à son inten tion.Richie écar quilla des yeux pleins de can deur.– Vrai ment ? Désolé, mec, j’ai rien entendu. J’avais l’esprit

ailleurs. Tu vois ce que je veux dire ?– J’essaie de te rendre ser vice, Curran. Prends- le comme tu

vou dras.Quigley avait tou jours l’air aussi vexé. Je pas sai mon man teau,

véri fi ai le contenu de ma ser viette.– Vous sem bliez avoir une conver sa tion pas sion nante, tous les

deux. On peut savoir de quoi il s’agis sait ?– De rien, rétor qua promp te ment Richie. De la pluie et du

beau temps.– Je met tais sim ple ment notre jeune ami au par fum, énonça

Quigley, la mine satis faite. Que le patron t’ait convo qué seul, c’est mau vais signe. Te don ner les infos dans le dos de Richie… Qu’est- ce que ça implique pour lui, pour sa posi tion dans la bri gade ? À mon avis, il devrait y réfl é chir.

Quigley adore bizu ter les bleus, tout comme il aime for cer un peu trop bru ta le ment la main des sus pects. Nous le fai sons tous, mais lui pousse le bou chon assez loin. D’ordi naire, pour tant, il a l’intel li gence de lais ser mes gars tran quilles. Richie l’avait d’ailleurs envoyé paître plu sieurs fois. Je répon dis :

– Il aura sous peu de mul tiples sujets de réfl exion. Il n’aura pas le temps de se lais ser dis traire par des âne ries. Ins pec teur Curran, vous êtes prêt ?

– Bien, bou gonna Quigley en ren trant son double men ton. Sur tout, ne tiens pas compte de mon opi nion.

– Je n’en tiens jamais compte, mon joli.J’extir pai en douce la cra vate de mon tiroir, la glis sai dans la

poche de mon man teau, dis si mu lée der rière mon bureau : inutile de four nir des muni tions à Quigley.

– On y va, ins pec teur Curran ?– À bien tôt, dit Quigley à Richie, sans ama bi lité aucune.Richie lui envoya un bai ser. Je n’étais pas censé le voir. Je ne le

vis donc pas.C’était un lugubre mardi matin d’octobre, gris et froid. Je sor -

tis du parc des véhi cules de ser vice mon bolide favori : une BMW

16

argen tée. Offi ciel le ment, le pre mier arrivé prend la voi ture qu’il veut. En fait, aucun blanc- bec des Vio lences domes tiques n’ose -rait s’ins tal ler au volant de celle que se réserve un membre de la Cri mi nelle. Le siège du conduc teur reste donc tou jours réglé à ma hau teur et per sonne ne laisse traî ner des embal lages de ham -bur gers sur le tapis de sol. J’aurais parié pou voir aller à Broken Harbour les yeux fer més. Tou te fois, ce n’était pas le moment de me plan ter. Je mis donc le GPS en marche : je connais sais Broken Harbour ; pas Brianstown.

Au cours de ses deux pre mières semaines à la bri gade, Richie m’avait aidé à consti tuer le dos sier Mullen et à ré inter ro ger deux ou trois témoins. C’était la pre mière fois qu’il se trou vait embar qué dans une véri table enquête. Il était tel le ment excité qu’il jaillis sait presque hors de ses chaus sures. Il réus sit à se conte nir jusqu’à ce que je me fau fi le dans la cir cu la tion. Puis il éclata.

– On est sur un gros coup ?– Tout juste.– Quel genre ?– Meurtre.Je m’arrê tai à un feu rouge, en pro fi tai pour lui don ner la cra -

vate. Nous avions de la veine : il por tait une che mise blanche bon mar ché si fi ne qu’on dis tin guait les poils de sa poi trine, et un pan -ta lon gris deux fois trop grand, mais presque accep table.

– Mets ça.Il lor gna la cra vate comme s’il n’en avait jamais vu.– Vrai ment ?– Vrai ment.Je crus un ins tant qu’il me fau drait la nouer moi- même autour

de son cou. Sans doute n’en avait- il pas porté depuis sa pre mière commu nion. Il réus sit quand même à faire un nœud approxi ma tif, se contem pla dans le miroir du pare- soleil.

– J’ai l’air plus chic, non ?– C’est mieux, dis- je.La cra vate de soie mar ron, déli ca te ment rayée, était du plus bel

effet. Néan moins, quelque chose clo chait. Quand il se tient droit, Richie mesure presque un mètre quatre- vingts. Dégin gandé, tout en os avec ses coudes poin tus, ses jambes maigres et ses épaules étroites, il res semble à un gamin de qua torze ans qui aurait grandi

17

trop vite, même si, à en croire son dos sier, il en a trente et un. Je suis peut- être par tial mais, dès le pre mier coup d’œil, j’avais deviné d’où il sor tait. Tout y était : ces che veux trop courts, ce qui ren dait leur cou leur indé fi nis sable, ces traits angu leux, cette démarche sau tillante et ner veuse, comme s’il gar dait un œil sur un dan ger pos sible et l’autre sur un cha par dage éven tuel. Sur lui, la cra vate avait l’air volée.

Il la caressa d’un doigt.– Elle est jolie. Je vous la ren drai.– Garde- la. Et achètes- en d’autres à l’occa sion.Il me jeta un regard en coin, comme s’il s’apprê tait à m’envoyer

une vanne de son cru. Il se ravisa et se contenta de chu cho ter :– Merci.Après avoir atteint les quais, nous nous diri gions vers l’auto -

route M1. Venu de la mer, le vent qui gon fl ait la Liffey cour bait les pas sants, les obli geant à mar cher tête basse. Lorsqu’un 4×4 conduit par un connard pro vo qua un embou teillage au milieu d’un car re four, je sor tis mon BlackBerry et envoyai un SMS à ma sœur Geraldine. Geri, ser vice urgent. Peux- tu aller cher cher Dina à son tra vail le plus rapi de ment pos sible ? Si elle objecte que ça va lui coû -ter des heures de salaire, dis- lui que je la rem bour se rai. Ne t’inquiète pas, elle va bien autant que je sache, mais elle doit res ter avec toi pen dant deux jours. Je te rap pelle plus tard. Merci. Le patron avait rai son : il me res tait peut- être deux heures avant que les médias ne se pré ci -pitent à Broken Harbour. Dina est notre petite der nière ; Geri et moi pre nons encore soin d’elle. Elle devait abso lu ment se trou ver en sécu rité quelque part au moment où elle enten drait par ler de cette his toire.

Pour évi ter de lire le SMS, dis cré tion que j’appré ciai à sa juste valeur, Richie consulta le GPS.

– C’est loin de Dublin, non ?– Brianstown. Tu connais ?– Non. Avec un nom pareil, ce doit être un de ces nou veaux

lotis se ments.– Exact. Sur la côte. Autre fois, c’était un village appelé Broken

Harbour. Il faut croire qu’un pro mo teur a mis le grap pin des sus.Le connard en 4×4 avait enfi n dégagé la chaus sée. La cir cu la -

tion rede vint fl uide. La réces sion a au moins un avan tage : depuis

18

qu’on croise deux fois moins de voi tures sur les routes, celui qui veut aller quelque part y arrive tou jours.

– Dis- moi. Qu’as- tu vu de pire, dans ton bou lot ?Richie haussa les épaules.– J’ai été affecté à la cir cu la tion pen dant des lustres, avant de

m’occu per des vols de véhi cules. J’ai vu pas mal d’hor reurs. Des acci dents.

C’est ce qu’ils croient tous. Moi aussi, autre fois, je le croyais.– Non, vieux frère. Tu n’as rien vu. Tu n’es qu’un innocent.

Un enfant au crâne défoncé parce qu’un enfoiré a pris un virage sur les cha peaux de roues, c’est affreux. Mais ce n’est rien comparé à un môme à la tête écla tée parce qu’un salo pard la lui a cognée contre le mur jusqu’à ce qu’il cesse de res pirer. Jusqu’ici, tu ne t’es heurté qu’à ce que la mal chance peut infl i ger aux gens. À présent, tu vas être confronté à ce que les humains peuvent se faire les uns aux autres. Crois- moi : ce n’est pas du tout la même chose.

– Il s’agit d’un enfant ?– De toute une famille. Le père, la mère et les deux gosses. La

femme va peut- être s’en sor tir. Les autres sont morts.Les mains de Richie s’étaient immo bi li sées sur ses genoux.

Jamais je ne l’avais vu aussi fi gé.– Bon Dieu… Quel âge, les mar mots ?– On n’en sait encore rien.– Que leur est- il arrivé ?– Il semble qu’on les ait poi gnar dés. Chez eux, sans doute la

nuit der nière.– C’est répu gnant. Abso lu ment dégueu lasse.Une gri mace défor mait son visage.– Oui, ça l’est. Et avant que nous arri vions sur les lieux, tu ne

dois plus t’en sou cier. Règle numéro un, à gra ver dans le marbre : aucune émo tion sur la scène de crime. Compte jusqu’à dix, récite ton cha pe let, débite des blagues débiles, n’importe quoi. S’il te faut d’autres tuyaux, demande- le-moi main te nant.

– Je suis paré.– Il vau drait mieux pour toi. La sœur de l’épouse est là- bas.

Tes sen ti ments ne l’inté ressent pas. Elle a sim ple ment besoin de savoir que tu te domines.

– Je me domine.– Par fait. Lis.

19

Je lui ten dis la fi che d’appel, lui accor dai trente secondes pour la par cou rir. Sa concen tra tion le fi t paraître plus âgé, plus mûr.

– Quand nous arri ve rons là- bas, lui dis- je ensuite, quelle sera la pre mière ques tion que tu pose ras aux fl ics en tenue ?

– L’arme. L’a- t-on trou vée sur les lieux ?– Pour quoi pas : « A- t-on repéré des traces d’effrac tion ? »– Quelqu’un pour rait en avoir créé de fausses.– Ne tour nons pas autour du pot. Par « quelqu’un », tu veux

dire Patrick ou Jennifer Spain.Un tres saille ment infi me, qui m’aurait échappé si je ne l’avais

pas guetté.– N’importe qui ayant péné tré dans la mai son. Un parent ou

un ami, à qui ils auraient ouvert.– Ce n’est pas ce que tu avais en tête, pas vrai ? Tu pen sais aux

Spain.– Oui. Je crois.– Ça arrive, mon petit. Inutile de pré tendre le contraire. Que

Jennifer Spain ait sur vécu plaide contre elle. D’un autre côté, dans ce genre de mas sacre, le cou pable est géné ra le ment le père. Une femme tue les enfants puis se sui cide. Un homme liquide toute la famille. De toute façon, ils ne prennent pas la peine de faire croire à une effrac tion. Ils ont d’autres chats à fouet ter.

– Nous éclair ci rons ce point quand les gars du labo seront sur place. Nous ne pren drons pas les décla ra tions des agents pour argent comp tant. Reste l’arme. Je vou drai être ren sei gné là- dessus tout de suite.

– Bien vu. Effec ti ve ment, pour les fl ics en tenue, c’est la prio -rité. Et que demanderas- tu d’entrée de jeu à la sœur ?

– Si quelqu’un en vou lait à Jennifer Spain. Ou à Patrick Spain.– Bien sûr. Mais ça, nous le demande rons à tous ceux que

nous pour rons inter ro ger. Réfl é chis. Quelle ques tion bien pré cise poserais- tu à Fiona Rafferty ? Tu donnes ta langue au chat ? Eh bien, moi, je serais très curieux d’apprendre ce qu’elle fait là.

– Selon la fi che d’appel, les deux femmes se télé pho naient tous les jours. Or, Fiona n’a pas pu joindre sa sœur.

– Et après ? Pense à l’emploi du temps, Richie. Admet tons qu’elles se télé phonent d’habi tude à 9 heures, une fois les maris au tur bin et les gosses à l’école…

20

– Ou depuis leur propre lieu de tra vail. Elles pour raient avoir un emploi.

– Jennifer Spain n’en avait pas. Sinon, sa sœur aurait déclaré « Elle n’est pas à son bou lot » et non « Je n’ai pas réussi à la joindre ». Donc, Fiona appelle Jennifer vers 9 heures, peut- être 8 h 30 au plus tôt… Jusque- là, elles en sont encore à se pompon -ner et à orga ni ser leur jour née. Et à 10 h 36, si l’on se réfère à la fi che, Fiona Rafferty est à Brianstown d’où elle pré vient le commis sa riat. J’ignore où elle habite, où elle tra vaille, mais je sais que Brianstown est à une heure de route de n’importe où. En d’autres termes, lorsque Jennifer a une heure de retard pour leur conver sa tion du matin, une heure au grand maxi mum et ce pour -rait être moins, Fiona panique assez pour tout lais ser en plan et fon cer là- bas. Cela me paraît un peu pré ci pité. Je ne sais pas ce que tu en penses. Quant à moi, j’ado re rais qu’elle me révèle ce qui lui a mis à ce point le feu aux fesses.

– Elle pour rait ne pas habi ter à une heure de route de là. Elle vit peut- être tout à côté. Elle a peut- être juste fait un saut pour voir de quoi il retour nait.

– Dans ce cas, pour quoi avoir pris sa voi ture ? Si c’est trop loin pour y aller à pied, alors c’est assez loin pour que sa hâte paraisse étrange. Et voici la règle numéro deux : lorsqu’une per sonne a un compor te ment curieux, elle te fait un petit cadeau que tu ne dois jamais lais ser dans son papier d’embal lage. On n’est pas aux Véhi cules volés, Richie. Tu ne peux plus dire : « Ça n’a sans doute aucune impor tance, elle était sim ple ment d’une humeur bizarre ce jour- là, oublions ça. » Jamais.

Sui vit un silence éloquent, qui signi fi ait que cette conver sa tion n’était pas ter mi née. Richie déclara enfi n :

– Je suis un bon ins pec teur.– Je suis sûr que tu le devien dras un jour. Pour l’ins tant, tu as

encore beau coup de choses à apprendre.– Comme por ter une cra vate ou non.– Tu n’as plus quinze ans, mon mignon. Te nip per comme un

clodo ne fait pas de toi un redou table mar gi nal défi ant la société, mais une brêle.

Il répli qua en choi sis sant ses mots avec soin, tout en palpant le fi n tissu de sa che mise :

21

– Les gars de la Cri mi nelle ne viennent pas du même milieu que moi. Ce sont des fi ls de fer miers, non ? Ou de profs. Je détonne dans le lot. Je l’admets.

Ses yeux, dans le rétro vi seur, étaient verts et calmes. Je répon -dis :

– D’où tu viens n’a aucune impor tance. Tu n’y peux rien. Alors, arrête de gam ber ger là- dessus. Ce qui compte, c’est ce que tu fais. Et ça, crois- moi, ça dépend uni que ment de toi.

– Je le sais. Je suis là, pas vrai ?– Et il est de mon devoir de t’aider à aller plus loin. Une des

façons de par ve nir au som met est d’agir comme si tu l’avais déjà atteint. Tu me suis ?

Il resta coi.– Un exemple. Pour quoi crois- tu que nous condui sons une

BMW ?Il haussa les épaules.– J’ima gine que vous aimez cette caisse.Je levai une main du volant, poin tai un doigt sur lui.– Tu n’y vois que de la vanité. Détrompe- toi : ce n’est pas si

simple. Nous ne tra quons pas des voleurs à la tire, Richie. Les assas sins sont du gros gibier. Le plus gros. Ils nous lancent un défi colos sal. Si nous nous poin tons sur les lieux du crime dans une Toyota déglin guée, nous aurons l’air irres pec tueux ; comme si nous esti mions que les vic times ne méritent pas mieux. Ça hor ri -pile les gens. C’est ainsi que tu veux commen cer ?

– Non.– Non, bien sûr que non. En plus, une Toyota pour rie nous

ferait res sem bler à deux losers. C’est impor tant, mec. Pas seule -ment pour mon ego. Si les méchants voient arri ver deux tocards, ils se sen ti ront supé rieurs à nous et nous aurons beau coup plus de mal à les faire cra quer. Si les gen tils se trouvent face à deux bras cas sés, ils pen se ront que nous ne résou drons jamais l’affaire. Dès lors, pour quoi se mettraient- ils en quatre pour nous aider ? Et si nous, nous aper ce vons deux branquignols chaque fois que nous nous regar dons dans la glace, quelles seront, à ton avis, nos chances de gagner ?

– Faibles, je sup pose.– Bingo. Si tu veux mettre tous les atouts de ton côté, ne laisse

per sonne, pas même toi, envi sa ger ton propre échec. Tu piges ?

Photocomposition Datagrafi x

Impres sion réa li sée par CPI Bussière en mars 2013pour le compte des édi tions Calmann- Lévy

31, rue de Fleurus, 75006 Paris

XXX g éq. CO2

No d’édi teur : 5186820/01No d’impri meur :

Dépôt légal : mars 2013Imprimé en France