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Mohamed Kacimi

Il est interdit de désespérer

Journal de la création de « Des Roses et du Jasmin » d’Adel Hakim à Jérusalem

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Adel Hakim m’a fait l’amitié de me demander de l’accompagner comme dramaturge dans

l’aventure de la création de sa pièce : « Des Roses et du Jasmin», au Théâtre National

Palestinien, à Jérusalem.

Nous avons effectué de nombreux séjours dans la ville, du mois de février au mois de

juin 2015.

J ‘ai tenu, durant toute cette période, ce journal, où j’ai essayé de consigner les choses

essentielles, comme les fortuites qui ont marqué cette aventure humaine, décisive.

Mohamed Kacimi

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Il est interdit de désespérer

Rabbi Nahman de Bratslav, mystique juif. (1772-1810)

Mercredi 11 février 2015

Il fait un froid de canard à Jérusalem. Nous travaillons depuis une semaine dans une petite

salle, encombrée de gradins bleus couverts de poussière et de manuscrits. La lumière est faible,

le chauffage en panne, et le sol jonché de mégots et de gobelets écrasés.

Autour de la table huit comédiens fument à tombeau ouvert. Ils lisent la dernière pièce d’Adel

Hakim : « Des Roses et du jasmin ».

Le texte d’Adel est une fresque épique, portée par le souffle d’une tragédie grecque. Il balaie

soixante ans de l’histoire tumultueuse de la création de l’Etat d’Israël et des drames du peuple

palestinien : En 1944, Myriam, une jeune femme juive qui a fui l’Allemagne pour rejoindre

Jérusalem, rencontre John, un officier britannique. Ils ont une fille, Léa. Mais John est tué lors

de l’attentat contre le King David, commis par l’organisation de l’Irgoun, à laquelle appartient

Aaron, le frère de Myriam. Vingt ans plus tard, et malgré la forte opposition de ce dernier, Léa

épouse Moshen, un jeune homme palestinien. En 1988, Yasmine et Rose, les filles de Léa et

Mohsen, se retrouvent dans deux camps opposés, l’une soutient l’Intifada, et l’autre est

engagée dans l’armée israélienne.

Le texte a été écrit, bien sûr, en français.

Adel l’a confié à Nabil Boutros, un photographe égyptien, qui l’a traduit, avec brio, mais en

égyptien. Comme dans le monde arabe les dialectes diffèrent d’une région à une autre, et d’un

pays à un autre, les palestiniens ont estimé que la langue de la pièce n’était pas la leur. Un des

comédiens, Kamel Bacha, s’est proposé de « palestiniser » le texte. Comme Il ne connaît pas le

français, il s’est appuyé sur une version littérale en anglais qu’Adel avait faite de son texte. Ce

qui donne à l’arrivée : un texte en français, traduit en égyptien, remanié à la hâte en palestinien,

à partir d’une version approximative en anglais.

Jusqu’à la veille de la création on s’arrachera les cheveux pour nettoyer la traduction des

contresens et scories.

La lecture du texte a duré quatre heures. Les comédiens sont déroutés, effrayés par la durée

éventuelle du spectacle. Ni eux, ni le public ne tiendront sur pareille distance. J’ai pour mission

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de faire des coupes judicieuses dans le texte d’Adel, et de vérifier la justesse de la traduction.

Ce qui ne sera pas une mince affaire.

Jeudi 12 février

Le Théâtre National Palestinien est un non lieu, géographique et politique. Il est coincé entre un

parking saturé et le tombeau des Rois, un site biblique qu’Israël dispute à la France.

Le Théâtre a été fondé en 1984 par feu François Abou Salem. Avec sa voix posée, sa tignasse

blanche, sa barbe, son regard d’enfant qui cherche en vain un jouet égaré, François avait des

allures d’un Christ perdu entre la porte de Damas et celle d’Hérode. Il est né en 1951, à Provins,

d’une mère française, d’origine russe, sculptrice, Francine Gaspard, et d’un père, juif Hongrois,

le poète Lorand Gaspard. Celui-ci a trouvé refuge en France après s’être évadé d’un camp en

Allemagne où il avait été déporté. Après des études de médecine, le père est affecté à

Jérusalem en 1954. Il prend, en tant que chirurgien, la direction de l’hôpital Saint-Joseph, situé

alors dans la partie jordanienne de la ville. Au lieu de fréquenter le lycée français, le jeune

François est scolarisé dans un établissement palestinien. Il parlait arabe mieux que beaucoup. Il

poursuit ses études secondaires chez les Jésuites de Beyrouth, avant de s’envoler pour Paris

où il rejoint la troupe d’Ariane Mnouchkine. Après un apprentissage au « Soleil », il entame une

carrière de metteur en scène. Il revient à Jérusalem, avec sa femme alors, la dramaturge

américaine, Jackie Lubeck. Le couple restaure un cinéma incendié, al Nuzha, et fonde la

compagnie al Hakawati. A 35 ans, François Gaspard, devenu, François Abou Salem va monter

tour à tour, Brecht, Tchekhov, Dario Fo. Sa troupe va se produire partout en Europe, aux Etats-

Unis et au Canada.

En 1995, François s’installe en Europe où il monte ses propres pièces, comme Saint Genet en

coulisses, au KVS de Bruxelles, ou Motel au Théâtre Toursky, à Marseille, dans lequel il tient

également le rôle principal. À l’opéra, il met en scène L’enlèvement au Sérail de Mozart, au

Festival de Salzbourg, et Roméo et Juliette de Gounod à l’Opéra National du Rhin.

En 2006, il revient à Jérusalem. Il découvre alors son lieu, al Hakawati, accaparé par l’autorité

palestinienne et transformé en théâtre national. Il tente quelques spectacles, dont « mémoire

pour l’oubli », douloureux monologue de Darwich. Sans moyens et sans aide aucune, François

vivotait aussi, sans papiers. Les autorités israéliennes refusaient de lui attribuer un titre de

séjour ; et les palestiniens voyaient d’un mauvais œil ce « français » qui se sentait plus

palestinien qu’eux.

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Je l’ai croisé plusieurs fois à Naplouse et à Jérusalem, Il voulait monter ma pièce Terre Sainte,

mais il la trouvait trop « noire ». Il donnait l’impression d’un colibri qui se cognait les ailes contre

une fenêtre condamnée.

Le 1 er octobre 2011, François désespéré, se jette de la fenêtre de son appartement à

Ramallah. Il sera inhumé au pied des remparts de la vielle ville. Son cercueil sera recouvert d’un

drapeau palestinien. C’est tout ce que la Palestine lui aura offert.

Quelques jours avant son suicide François m’écrivait ce mot :

« Un bonjour souriant de Berlin dont je découvre l'incroyable convivialité. J'ai de la chance : il ne

pleut pas trop et nous avons même pu, avec ma dulcinée, nous baigner dimanche dernier dans

un petit lac / étang en banlieue.

Comment vas-tu ? Que fais-tu ? Que deviens-tu ? Que penses-tu du printemps arabe ? J'espère

que tu te portes bien et que tu as eu un été ressourçant.

J'avais rencontré ton amie Nancy Huston, impressionnante de curiosité et d'intelligence. Je

m'apprête à rentrer à Ramallah bientôt, un peu confus par rapport à l'avenir du projet théâtre là-

bas... ».

Confus disait-il…

Depuis sa création le théâtre a été fermé à plus de 35 reprises par la police israélienne. Ces

interdictions visaient aussi bien des pièces politiques qu’un festival de marionnettes pour

enfants.

Il fait noir à longueur de journée.

Adel et moi logeons, rue de Naplouse, au couvent Saint Georges, siège du diocèse anglican de

Jérusalem. Il abrite deux paroisses et une hôtellerie pour les pèlerins. Les chambres sont au

fond du cloître. Elles sentent la prière et l’humidité. Ma fenêtre donne sur une terrasse

recouverte de barbelés. L’établissement est situé à proximité de la ligne verte qui sépare

virtuellement les deux villes, et la peur des colons explique ce système défensif.

Nous passons nos matinées dans le bureau de Amer Khalil à chercher des comédiens, une

chorégraphe, un musicien…

Amer est un personnage haut en couleurs. Hédoniste et mélomane, il connaît par cœur

l’intégrale d’Oum Kalsoum, il a atterri à la tête du théâtre presque par hasard. Avec ses cheveux

longs, et sa corpulence, il fait penser à Demis Roussos au temps des Aphrodite’s Child.

Francophone, il passé des années à Lille où il tenait un bar, il sera notre principal éclaireur dans

cette aventure.

En réalité le TNP est une coquille vide. Il ne dispose que de deux salariés, les régisseurs qui

touchent leur salaire, quand salaire il y a. Et d’une secrétaire, très mignonne, qui arrive tous les

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jours à l’heure, s’installe dans son bureau, met ses écouteurs et se branche sur You tube

jusqu’à 14 heures pile.

La situation juridique du théâtre est aussi des plus kafkaïennes : implanté à Jérusalem-Est,

considérée comme faisant partie intégrante de la « capitale éternelle d’Israël », il ne peut

demander, en vertu des accords d’Oslo, d’aide de l’autorité palestinienne de Ramallah, sous

peine d’être condamné pour intelligence avec l’ennemi. Il n’a pas le droit non plus de solliciter le

soutien des institutions culturelles israéliennes, de crainte d’être accusé de haute trahison par

les palestiniens. Ce qui fait le théâtre subsiste avec rien. Et que nous, nous travaillons sans rien.

Le TNP vit aussi avec deux épées de Damoclès au dessus de la tête. Celle des arriérés

d’impôts qu’il doit à la ville de Jérusalem, plus de 140 000 euros, et celle des interdictions

intempestives de ses représentations.

Vendredi 13 février

Depuis trois jours les comédiens nous annoncent qu’il va neiger. Adel et moi rions de cette

prédiction. Ils exagèrent ! Ce matin, j’ouvre les yeux. Le cloître est blanc. Les palmiers ploient

sous des monceaux de neige. La cathédrale flotte dans la brume, et le ciel de Jérusalem fait

penser à du plâtre mort.

Notre avion pour Paris est à 17 heures. A la réception on nous prévient : toute la ville est

paralysée. Il est impossible d’en sortir. Inutile d’appeler un shérout, taxi collectif, ou un taxi, les

rues sont impraticables. Je retourne dans ma chambre, le téléphone sonne, c’est Adel :

- Descends vite, il y a un taxi dans la cour.

C’est un vieux chauffeur palestinien, on lui promet 150 dollars s’il nous dépose à l‘aéroport. Il

essaye une à une les routes qui mènent vers Tel Aviv, et tente même de sortir par la routes des

« arabes », celle qui mène à Ramallah. Impossible, la police a placé des barrières partout. Nous

tournons en rond durant une heure. A la fin un policier nous éclaire :

- Ce n’est pas la peine de chercher une issue. Toutes les routes sont fermées. C’est surtout

pour empêcher ces couillons de Tel Aviv de venir à Jérusalem. Comme il ne neige jamais chez

eux, ils vont tous venir ici pour faire jouer leur marmaille. Ils vont être pris au piège et devoir

passer la nuit ici. La municipalité va être obligée de prendre en charge ces milliers de couillons

pour qu’ils ne meurent pas de froid. Ca risque de nous coûter la peau du cul. Donc on n’entre

pas et on ne sort pas de Jérusalem.

Nous avons donc pris un train rempli de soldats et d’orthodoxes qui va mettre plus de cinq

heures pour rallier Tel Aviv.

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Dimanche 15 mars

Réveil à six heures du matin. Le ciel de Paris n’est pas encore bleu. La rue de Charenton est

vide, comme les autres jours de la semaine. Le chauffeur de taxi est marocain. Il me raconte sa

vie :

- Je suis en France depuis 25 ans, ma femme est française. J’ai la chance d'avoir des yeux

verts, comme ça il y a plus de gens qui m’arrêtent. J’ai peur de dire que je suis marocain. Je ne

veux pas qu'on me prenne pour un maghrébin, je suis quelqu'un de bien. Je fais bien mon

boulot.

Les abords de Roissy sont saturés. Pour enregistrer sur les vols de Tel Aviv, il faut passer par

un agent de sécurité travaillant pour Israël. Selon votre nationalité, votre confession supposée,

ou votre origine ethnique, il apposera un sticker, vert, jaune ou rouge sur votre passeport qui

décidera de la façon dont vous, et vos bagages, serez fouillés au départ.

A Tel Aviv, le système est aussi sophistiqué : avant l’enregistrement, un agent de sécurité

contrôle votre passeport et vous pose la question fatidique : « Avez-vous de la famille en

Israël ? ». Sous-entendu : « êtes-vous juif ou pas ? ». En fonction de votre réponse, de votre

lieu de naissance et votre tête, il collera sur le passeport une languette avec un code barre qui

indiquera aux douaniers et aux policiers la manière de vous traiter : le numéro 1 est réservé aux

bons juifs. Le 2 aux juifs douteux. Le 3 aux ressortissants de pays du Nord. Le 4 aux pays du

Tiers monde. Le 5 aux suspects qui ont le malheur de connaître ou de côtoyer des palestiniens

et qui vont passer un sale quart d’heure dans les locaux du Shin Beth.

A Roissy, à la vue de mon seul prénom, l’agent de sécurité colle une pastille rouge sur mon

passeport. L'agent d'air France la voit et colle une étiquette de la même couleur sur ma valise.

C'est à dire que mon bagage sera fouillé de fond en comble. Arrivé au contrôle de Roissy, j’ai

droit à la fouille intégrale. Un agent me palpe les aisselles, l'entre jambe, glisse sa main dans

mon pantalon pour faire le tour de ma taille avec les doigts et tout cela en anglais. Je m’énerve :

- Vous pouvez parler en français.

- Yes Sir.

Et il enfonce la main dans mon pantalon.

Un autre agent prend mon ordinateur pour le scanner. Enfin, la chef de service arrive avec une

balayette blanche et me demande de lui présenter mes paumes pour vérifier si je n'ai pas

dessus de traces d'explosif.

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Je craque. Même à Tel Aviv je n'ai pas subi un contrôle pareil. Je m'étonne que les sociétés de

surveillance d'un aéroport de Paris considèrent comme suspect un citoyen qui a été décrété

comme tel par une société de surveillance israélienne.

La veille, Adel m'avait enregistré avec lui et on devait voyager côte à côte. Une fois dans l'avion,

je me rends compte que nous avons été séparés. Là on se pique une crise de paranoïa tous les

deux : Ils ont peur qu’on soit ensemble !

Durant le trajet je me plonge dans « l'histoire des Croisades » de René Grousset.

L'avion se pose à Tel Aviv à 16 h 20. Nous empruntons la grande allée en pierres de Jérusalem.

Sur les hauts murs de la salle d’arrivée flottent d’immenses bannières verticales, rouges et

blanches, avec cette pub " la Vodka Stolishnaya, vous aide à tout oublier".

Nous arrivons devant les guichets " Foreign passeports". Là, je suis saisi de la même angoisse.

Au bout de 15 années de voyages en Israël, je ressens toujours la peur de me retrouver dans la

chambre des suspects, et de subir un interrogatoire des agents du Shin Beth.

Le policier me pose toujours les mêmes questions : nom du père, nom du grand père, qu'est ce

que je vais faire à Jérusalem ? Je réponds que je travaille pour l'Institut français.

Nous récupérons nos bagages ainsi que les costumes pour la pièce. Notre voyage peut

commencer. Amer, le directeur du TNP, qui devait venir nous chercher est retenu on ne sait où.

Il ne nous reste plus qu'à prendre un taxi collectif pour Jérusalem. Entassés à douze dans un

fourgon jaune, nous filons à la tombée de la nuit vers la ville sainte. Le soleil est rouge sang, il

farfouille dans un ciel en feu. Au loin, dansent les silhouettes noires des pylônes et des

palmiers. La nuit tombe d’un coup. Il règne pourtant comme une grande paix sur ces paysages

que certains disent bibliques. Rien ne laisse supposer que nous foulons une terre minée de

toutes part, où la haine sourd comme de l’eau.

Nous arrivons au couvent vers 19 heures. Nous posons nos bagages. Amer appelle pour nous

annoncer que les deux comédiennes sont parties en vacances au Qatar. Elles ne seront pas

aux répétitions de toute la semaine.

Les rues sont désertes. Des chats faméliques dansent la carmagnole sur des bennes d’où

débordent les ordures. Des jeunes vident des cannettes de bière et roulent des pétards à la

lumière d’une enseigne de banque. La drogue fait des ravages dans cette partie de la ville. Ce

délabrement s’explique par une politique ouvertement discriminatoire de la municipalité. Les

arabes paient autant de taxes que les habitants de l’ouest, mais le budget de la ville est réparti

autrement : Jérusalem-Est, avec 33 % de la population, ne s’en voit allouer que 8,48 %. Chaque

Juif obtient en moyenne 1 190 euros, et chaque Arabe 260. Après la conquête de la ville en

1967, les autorités israéliennes ont confisqué 34 % de la superficie de Jérusalem-Est au profit

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des colonies et déclaré 52% zone verte, interdite aux constructions palestiniennes. Les

palestiniens ne disposent désormais que de 7% du territoire de leur ville et l’obtention d’un

permis de construire, suppose le paiement d’une taxe de 25 000 dollars pour un cent mètres

carrés et une attente de plusieurs années. En cas de non paiement de la taxe, le logement

construit est purement et simplement rasé au bulldozer. La géographe israélienne, Irène

Salenson évoque aussi l’incroyable inégalité prévue dans le prochain plan d’aménagement de la

ville, les habitants de l’Est, les arabes, pourront bâtir en moyenne jusqu’à 4 étages ; quant à

ceux de l’Ouest, les juifs, ils auront le droit d’aller jusqu’à 8 étages. A Jérusalem la céleste, on

ne monte pas au ciel, pareils.

Le soir, Jérusalem-Est est une ville morte. Coupée par le Mur de ses poumons arabes que sont

Bethléem et Ramallah, elle meurt à petit feu. Elle ressemble à un vieux tapis que les mites

dévorent de jour en jour. Il ne se passe pas une journée sans qu'il y ait une maison occupée, un

bien acheté par les Juifs. Netanyahou a déclaré ce soir que s'il était élu, il triplerait les

constructions à Jérusalem-Est pour achever son annexion. Car aujourd'hui et, en dépit de toutes

les déclarations des dirigeants israéliens depuis 1967, la ville reste coupée en deux. Il est

pratiquement impossible de croiser un juif rue Salah Dine, et les palestiniens se hasardent

rarement à Yehuda Street.

Nous nous retrouvons au restaurant le Pacha.

Nous faisons le point : nous sommes à deux mois de la création, nous n'avons plus de

comédiennes. L’acteur qui doit jouer John n'a toujours pas obtenu d'autorisation de l’armée pour

sortir de Bethléem. Le texte n'est pas prêt, il faut corriger les trois quarts qui restent, le

traducteur a pris beaucoup de retard. Les partenaires palestiniens peinent à trouver les fonds

qui manquent et les membres du conseil d'administration du TNP sont très hostiles au projet.

Adel demande la note et me dit :

- On laisse tomber !

Je dois dire ici un mot d’Adel. Dans le paysage du théâtre français, agoraphobe, ethnocentrique,

maniaco-dépressif, à mort, Adel est un être à part. Un oiseau rare. Préférant le réel à la scène,

les êtres aux personnages, la vie aux textes ; la main toujours sur le cœur, humaniste à fleur de

peau, rêveur à la folie, il est né à la croisée de tant de cultures et de guerres. Adel voit le jour au

Caire, au pied des pyramides en 1953, un an après la Révolution qui a renversé le roi Farouk.

Son père, Elias, est libano-égyptien ; et sa mère, Yolande, italienne. L’Egypte est alors en proie

à la fièvre nationaliste arabe et les frères musulmans y sont en pleine ascension. Par prudence,

plutôt que de donner à l’enfant un nom chrétien, la famille le baptise Adel, « le Juste ». Un

prénom on ne peut plus arabe. On ne sait jamais. Les parents se séparent après sa naissance.

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Fils unique, il passe son enfance à Héliopolis, quartier résidentiel du Caire, et assiste à la guerre

de 1956 que la France, la Grande Bretagne et Israël déclenchent contre l’Egypte après la

nationalisation du Canal de Suez par Nasser. En 1964, la famille quitte le Caire pour Beyrouth.

Le Liban est alors appelé « la Suisse de l’Orient », un paradis artificiel gangréné jusqu’à la

moelle par la haine entre les confessions qui le composent. Il y passera son adolescence. Plus

tard, il écrira l’inoubliable « Exécuteur 14 », une topographie mentale de la barbarie qui s’est

emparée du Liban durant la guerre civile.

Adel poursuit sa scolarité chez les Jésuites à Beyrouth. En 1972, il débarque à Paris pour

poursuivre ses études. Là, il fait un carreau comme on dit en pétanque. Après un passage par

Henri IV, il enchaîne HEC, l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et termine par un

doctorat en Philosophie à la Sorbonne sur « Proust et Stirner, le calvaire du Concept ». C’est

dire combien il était téméraire. A son arrivée en France, Adel rejoint la troupe d’Ariane

Mnouchkine. Là, il rencontre Elisabeth Chailloux. Les deux créent la compagnie de la Balance,

et en 1992 le couple est nommé à la tête du Théâtre des Quartiers d’Ivry. Depuis, Adel ne cesse

d’arpenter et d’apprendre le monde pour inventer le théâtre.

lundi 16 mars

Je me réveille à l’aube. Je tire le grand rideau pour voir la lumière du jour et découvre qu’il

cache, non pas une fenêtre, mais un mur. Le foyer du couvent, un corridor vouté, est propre,

mais triste et froid. Autour des tables recouvertes de nappes Vichy rouges et blanches, des

religieuses anglicanes sirotent leur thé en silence en lisant les Evangiles. La patronne, une

dame anglaise, tout en rondeurs, passe entre les tables et donne du « Darling » au premier

venu. Le révérend en soutane noire, se promène avec une queue de billard, sa passion. Les

garçons foncent, comme des oiseaux de proie, pour débarrasser les tasses dès qu’elles quittent

les lèvres des pèlerins que nous sommes. Je m’installe dans le hall devant l’ordinateur du

couvent. Voilà plus d’un mois que je travaille sur le texte de la pièce, coupant par ci, et

corrigeant par là.

A onze heures, je rejoins Adel au théâtre. La plupart des comédiens son absents, certains sont

bloqués au check point et d’autres dans les embouteillages. Les deux comédiennes engagées

bronzent sur une plage déserte du Qatar. La secrétaire visionne un clip de Nancy Ajram. Amer

fait et défait son catogan. Adel fume dans tous les sens du terme.

A dix-huit heures nous sommes convoqués à une réunion du Conseil d’Administration dans le

bureau du directeur.

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Le CA est composé d’intellectuels palestiniens qui représentent toutes les sensibilités politiques

de l’OLP. Il est présidé par un personnage remarquable, le docteur Waël. Chirurgien de

réputation mondiale, passionné d’opéra et de théâtre, il est le principal mécène du lieu. A

chaque crise, c’est le docteur qui éponge, de sa poche, les dettes du théâtre. Grand, svelte, très

british, avec une tête d’aigle, des yeux perçants derrière des lunettes en métal, toujours une

cigarette à la main, Waël sera jusqu’au bout l’ange gardien du spectacle.

Le bureau doit faire neuf mètres carrés. Autour d’une table basse, encombrée de cendriers, se

sont entassés deux femmes et huit hommes. Un nuage de fumée et de silence flotte au-dessus

de nos têtes. Les visages sont fermés… Tous les membres ont sur les genoux le texte du

spectacle, annoté et froissé. Amer est livide. La fenêtre est fermée. Aux murs, des affiches des

spectacles de François Abou Salem achèvent de jaunir.

Adel prend le premier la parole… Sa voix est nouée… Il raconte son histoire avec le théâtre

national palestinien. Comment il a produit et soutenu en 2007, la pièce de la Canadienne Carole

Fréchette, « Le collier d’Hélène », mise en scène par Nabil El Hazan. Il évoque le succès

d’Antigone de Sophocle qui a eu plus de 130 représentations en France. A la fin, il parle de son

rêve de créer à Jérusalem « Des roses et du Jasmin », spectacle que son théâtre va accueillir

en 2017.

Les membres du conseil d’administration l’écoutent avec attention. Ils demandent tous la parole

en même temps. Le plus ancien intervient le premier :

- J’ai lu et j’ai relu votre texte avec beaucoup d’attention. C’est une belle, une très belle pièce,

une tragédie grecque qui met merveilleusement en scène les malheurs du peuple juif, mais je

suis désolé, je ne vois pas en quoi elle concerne les palestiniens.

Adel allume une deuxième cigarette.

L’ancien poursuit

- Votre pièce pèche par une ignorance totale de l’histoire du peuple palestinien, Monsieur Adel

Hakim vous faites du personnage de l’officier anglais, John, un héros et un martyr, alors que

tout le monde sait que les anglais n’ont occupé la région que dans le seul but d’y créer un Etat

Juif. L’Etat d’Israël est une invention britannique.

Je réponds que j'ai consulté plus d'un ouvrage sur la période du Mandat, et qu'il est impossible

aujourd’hui, pour les historiens, de démontrer historiquement que les Anglais avaient d'emblée

le projet de création d'un foyer juif. Ce qui est sûr c’est qu'ils ont joué tout le temps les arabes

contre les juifs, et que les seuls intérêts qu'ils voulaient défendre, c'étaient les leurs.

Un autre membre m’interrompt :

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- Je n'ai que faire des historiens, je me fie aux récits de mon père qui m'a raconté que les

Anglais traitaient les palestiniens comme des animaux.

Une dame intervient à son tour :

- Il y a un autre problème dans la pièce, Salah, le personnage palestinien, possède un atelier de

céramique à Jérusalem, alors que l’on sait que c’est une tradition arménienne. Les palestiniens

font de la poterie. La céramique a été introduite en Palestine par les Arméniens qui ont fuit le

génocide en Turquie.

- Mais les arméniens sont palestiniens !

- Non, monsieur, un arménien reste arménien, même s’il est palestinien.

Le ton monte. On sent que tous sont sur les nerfs et ont envie d’en découdre.

Un barbu aux cheveux longs et blancs enchaîne :

- Je suis d’accord avec mes amis. J’ai compté les personnages de la pièce. Elle compte deux

palestiniens, Salah et son fils, les autres sont juifs, Myriam, Aron, Rose, Dov et Yasmine. 2 sur

5, mathématiquement c’est une pièce juive…

Je fais tout de même remarquer que les deux filles, Rose et Yasmine, sont d’un père

palestinien. L’une des dames me coupe :

- Non, monsieur, selon la loi juive, elles sont juives, car nées d’une mère juive.

Amer ne dit rien, il fait semblant de regarder l’écran de son ordinateur. Adel est comme sonné,

je crois qu’il ne s’attendait pas à ce jeu de massacre. Un autre membre se lève, sort une feuille

de sa poche et nous lit son réquisitoire :

- Bien entendu, je partage toutes les remarques faites par mes collègues sur cette pièce.

Cependant, je tiens à relever tout de même une chose très grave. Dans sa pièce Monsieur Adel

Hakim fait croire que le personnage palestinien, Salah, quitte de lui même la Palestine pour le

Liban. Comme s’il s’agissait d’un choix personnel. Alors que nous savons que les Palestiniens

ont quitté leur terre, en 1948, contraints et forcés par l’armée sioniste.

La réunion tourne en tribunal d’inquisition. Adel, fouille dans son paquet de cigarette… J’ai les

yeux rivés au témoin de mon Iphone qui enregistre ce curieux pugilat.

Aux côtés de Adel est assis un personnage en noir, septuagénaire, béret noir, manteau noir,

barbe grisonnante, écharpe rouge. Il demande la parole, se lève, nous dévisage tous les deux

avec mépris, avant de se lancer dans un grand discours :

- Je suis dans le théâtre depuis trente ans… Je sais tout du théâtre…J’ai lu tout Gorki, tout

Tchekhov, tout Tolstoï, tout Dostoïevski… Le théâtre, comme nous l'ont enseigné Marx et

Lénine, est un art au service du peuple, il doit aider à la prise de conscience des masses… Le

théâtre est fait pour éclairer les classes laborieuses, non pour les abuser…

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Waël l'interrompt brusquement :

- Si tu es là pour ta propagande communiste tu peux te taire.

Le communiste ignore la mise en garde et continue sur sa lancée :

- J'ai lu attentivement la pièce, ligne par ligne, je trouve que c'est une pièce qui met en scène, et

de manière magistrale, la tragédie juive, elle dénonce la Shoah, le nazisme. Elle dépeint

parfaitement le drame des juifs, leurs douleurs, leurs peines, mais elle oublie complètement la

tragédie palestinienne. Les personnages palestiniens sont des fantômes, des prétextes. Vous

faites de Salah le chauffeur de l’officier britannique, John, ce qui veut dire que les palestiniens

ont collaboré avec l’occupant, pire, qu’ils étaient ses domestiques. Je ne peux pas accepter que

le théâtre national palestinien accueille une pièce qui fait des juifs des victimes et des

palestiniens des collaborateurs.

Adel, très calme d’habitude, devient écarlate et se lève brusquement pour crier :

- Vous voulez interdire la pièce c’est ça ?

- Non, je n'ai pas parlé d'interdiction, j'ai dit que je n'accepte pas cette pièce.

Plusieurs membres l’approuvent :

- Non, on ne parle pas d’interdiction. Mais de refus. On ne veut pas de cette pièce, c’est tout. Ce

n’est pas de la censure, c’est un choix.

Le communiste jubile, il poursuit :

- Enfin, je me demande pourquoi cette pièce n’est pas écrite par un palestinien, nous avons de

très grands auteurs de théâtre, seuls des palestiniens peuvent écrire sur la Palestine.

Les autres membres l’approuvent :

- Oui, nous avons de très grands auteurs.

Adel, redevenu calme, leur répond :

- Parfait, dans ce cas écrivez une pièce sur la Palestine. Montez-là et moi je m’engage à

l’accueillir à Ivry.

Ils répondent en chœur :

- C’est bien, mais nous n’avons pas les moyens.

La rencontre tourne en charivari. Tout le monde parle en même temps. Tout le monde fume.

L’air est irrespirable. Il est surtout question de l’évocation de la Shoah sur une scène

palestinienne. La plupart des membres sont contre cette proposition, c’est un problème entre

européens et juifs, les palestiniens n’y sont pour rien.

Nous essayons de leur faire comprendre, en vain, qu’on ne peut pas comprendre la tragédie

palestinienne si on ignore le drame du peuple juif.

Le communiste reprend la parole :

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- Je vais être franc avec vous : les juifs disposent de toutes les télés du monde et ses journaux

pour parler de la Shoah, ils ont Hollywood pour eux seuls. Ce théâtre est fait pour parler du

drame des palestiniens uniquement. Votre pièce, vous pouvez aller la jouer à Haïfa, à

Jérusalem Ouest, à Tel Aviv, au Habima, théâtre national israélien, mais pas ici.

Waël reprend la parole :

- Personne ici, ne peut se poser en porte-parole du conseil. Mon père a été en prison, moi, j'ai

été en prison. Et je n’ai de leçon de nationalisme à recevoir de personne. Je suis pour la

création de la pièce d’Adel Hakim. Le théâtre n’est pas un cours d’histoire, l’art n’est pas de la

propagande, il faut arrêter de dire que les juifs sont la cause de tous nos malheurs, il faut

grandir, balayer devant notre porte, le monde bouge et nous nous sommes toujours là à pleurer

1948.

Plusieurs personnes se lèvent. Elles annoncent leur démission du conseil d’administration et

menacent le théâtre de représailles.

Waël furieux leur lance :

- Je maintiens que nous allons faire cette pièce coûte que coûte, et s’il le faut demain, je lèverais

une milice pour défendre le théâtre et les comédiens.

Les membres du Conseil claquent la porte.

Nous restons tous les quatre. Waël nous invite à diner aux Ambassadeurs, sur les hauteurs de

Jérusalem.

Le grand restaurant de l’hôtel est vide.

Les lumières halogènes lèchent un sol dallé de marbre jaune.

Des maîtres d’hôtels tiennent sous le bras des menus en grand format.

Des poissons rouges tournent en rond dans un aquarium aux eaux troubles.

Une enceinte diffuse le concerto d’Aranjuez.

Nous regardons, en silence, les brochettes refroidir.

Le vin rouge de Galilée transpire dans nos verres.

L’impression d’avoir reçu un grand coup sur la tête.

J’attends qu’Adel me dise : « C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici ».

Mais il n’a plus la force d’ouvrir la bouche.

Mardi 17 mars

J’ouvre les yeux tôt et ressens une terrible douleur en bas du dos… J’ai du mal à marcher, à

bouger. Je me traîne jusqu’au bureau de Amer qui me dépose aussitôt aux urgences de

l’Hôpital Saint-Joseph. Pour accéder au service il faut débourser 300 shekels, l’équivalent de 90

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euros. Les locaux sont très propres. Des couloirs bleus. Des portes jaunes. Les équipes

médicales palestiniennes sont très jeunes. On me fait tout se suite des radios du dos et des

reins. On m’installe dans une chambre. Une infirmière arrive avec un chariot. Elle prend ma

tension : 17,9. Elle appelle un médecin qui me reprend la tension. Elle n’a pas bougé. Il me pose

la question :

- Qu'est-ce que vous faites en ce moment ?

- Je travaille au théâtre national palestinien.

- Ca ne doit pas être simple, votre tension crève le plafond. Les radios ne donnent rien. On va

pousser les analyses. Je pense qu’on va vous garder ici pour vous opérer.

Il règne un silence absolu à l’Hôpital Saint Joseph, je crois sentir une odeur de lavande… Des

médecins, dont Waël vont et viennent à mon chevet. C’est la première fois de ma vie où je me

retrouve dans une chambre d’hôpital. Il fait beau sur Jérusalem. Je suis seul allongé sur le lit. Je

ne peux pas bouger. J’ai très mal. Je regarde le plafond blanc, illuminé par un néon. Je me sens

soudain heureux, malgré la douleur. Je pense à la réunion de la veille… Tout me semble si loin,

si dérisoire. On me fait une injection. Je m’endors… Je n’ai plus envie de sortir de là… Je veux

rester là, à regarder le plafond, à sentir la lavande. Je suis tiré de mon sommeil par des

gémissements. J’ouvre les yeux. Des ambulanciers installent à mes côtés une veille,

tétraplégique, évacuée de Gaza. Elle est récite à voix haute des sourates du Coran, tente de

tourner la tête vers moi et me dit d’une voix mourante :

- Mon fils, n’aie pas peur, nous allons mourir dans un instant, et Allah va nous accueillir dans

son vaste paradis…

Puis elle reprend la récitation du Coran, et, à la fin de chaque sourate, elle me répète :

- Mon fils, n’aie pas peur, nous allons mourir dans un instant et Allah va nous accueillir dans son

vaste paradis.

Là, j’ai eu la nostalgie du couvent, du théâtre, du communisme et du marxisme léninisme.

Vers 15 heures, Waël vient me voir avec les analyses :

- C’est bon, on ne va pas t’opérer, mais c’est une inflammation discale aigüe. Voici ton

traitement. Tu peux sortir.

J’ai pris mes jambes à mon cou.

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Mercredi 18 mars

Je me réveille un peu tard. Je suis un peu patraque, le ventre brulé par les anti-inflammatoires.

Je marche sur mes lunettes et les casse. Je ne peux plus rien lire. Je cours les magasins de la

rue Salah Eddine pour trouver des loupes et me fais arnaquer.

Au théâtre, c'est encore la débandade. Le comédien de Bethléem ne donne plus de nouvelles.

Amer a trouvé une jeune danseuse qui vient de Haïfa. Les comédiens n'ont pas de texte

définitif. Ils rentrent sortent. Fument, papotent. A la fin de la journée, l'un des membres du

Conseil fait irruption dans la salle de répétition. Il a sur lui le texte de la pièce avec de nouvelles

annotations. Adel explose :

- Je ne veux pas qu’on touche à mon texte. Je ne veux pas.

Il prend son sac et quitte le théâtre.

Sur mon ordinateur je suis la soirée électorale qui se déroule en Israël Je ne me fais aucune

illusion.

Cette terre devient possible et viable à partir du moment où on n’ y entretient aucun espoir,

aucune illusion. On peut lire mille livres sur Israël, voir mille films, mais une fois qu’on y met les

pieds, on se rend compte que la réalité n’a rien à avoir avec toutes les images ou

représentations qu’on a pu s’en faire.

En 2007, j’ai emmené avec moi un groupe d’auteurs de théâtre pour leur faire découvrir la

réalité d’Israël et celle des territoires palestiniens. Parmi le groupe, il y avait un auteur africain

qui avait écrit plusieurs pièces sur l’Intifada et les kamikazes palestiniens. Nous avons passé

notre première nuit dans un hôtel à Tel Aviv, en bord de mer. Vers deux heures du matin, il a

frappé à ma porte. Il était vraiment paniqué :

- Kacimi, tu es sûr qu’on ne s’est pas trompés de destination ? Où sommes-nous ?

- A Tel Aviv !

- J’ai du mal à le croire. Voilà plus de trois heures que je marche, je n’ai vu ni soldats, ni

miradors, ni barbelés, ni check point, tu es sûr que nous sommes en Israël ?

- Mon ami, ici, c’est mieux que dans les mains sales. L’enfer, ce n’est pas les autres, l’enfer,

c’est nous.

Mercredi 18 mars

Je suis réveillé les klaxons des militants du Likoud qui a remporté les élections législatives. Les

travaillistes étaient donnés gagnants, mais devant la montée en puissance des partis arabes

israéliens, un tweet de Netanyahou a fait basculer les choses à la dernière minute : « Au

secours, les arabes votent ». Ce qui a mobilisé tous les électeurs de la droite indécis.

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Mon téléphone sonne, c’est Adel :

- Le Conseil d'Administration ne veut pas de la pièce. On rentre.

Je cours au théâtre. Adel est dans les bureaux du directeur. Amer, s'est laissé pousser la

barbe. Il a passé la soirée à vouloir convaincre les uns et les autres. Le conseil d'administration

a saisi l’autorité palestinienne.

Le docteur Waël quitte précipitamment son service à l’hôpital et nous rejoint. Il propose de

recruter des vigiles pour défendre le théâtre. Après d’infinis conciliabules, Amer nous informe

que le conseil d'administration peut éventuellement nous donner son accord si on accepte

d'accueillir certains de ses membres pour contrôler les répétitions et émettre leur avis.

Nous informons les comédiens de la proposition.

La troupe est presque au complet dans la petite salle.

La nuit tombe sur Jérusalem. Nous n’avons pratiquement rien fait de la journée. Amer s’est mis

dans un coin.

Les comédiens laissent exploser leur colère. Kamel Bacha, le doyen, figure emblématique du

théâtre palestinien, s’écrie :

- Mais ils nous prennent pour qui ces merdes ? Ils ont tué la politique, ils ont tué l’histoire, ils ont

tué la culture de ce peuple et maintenant ils veulent flinguer le théâtre. Si jamais on ouvre cette

porte, si on les laisse entrer, si on leur permet de nous contrôler, nous sommes des gens morts

et le théâtre mourra avec nous. Jamais, jamais, on ne les laissera faire.

Les autres comédiens sont du même avis :

- Personne n’a le droit d’entrer dans le théâtre ou de surveiller les répétitions.

Amer appelle aussitôt les membres du conseil d’administration pour leur dire la réponse de la

troupe.

Jeudi 19 Mars

Le téléphone sonne très tôt. C'est Maya, jeune romancière palestinienne. Je l’ai connue à

Ramallah dans un atelier que j’animais avec le KVS. Depuis, elle a découvert le théâtre et est

devenue une comédienne reconnue. Belle, enjouée, pétillante, elle fait partie de cette

génération de jeunes palestiniens qui ne pensent qu’à vivre comme les autres.

- On prend un petit déjeuner ensemble ?

- Je t’attends au Jérusalem- café ?

- Non, on se retrouve à l'Ouest, faut que tu sortes de l’Est

Je descends la rue de Naplouse, passe devant la porte de Damas. Maya m'attend devant la

station du tramway. Nous remontons vers la rue Ben Yehuda. On s'attable à une terrasse. C’est

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un autre monde. Les trottoirs sont propres. Pas de femmes en hijab. L’air même semble

différent. Je raconte un peu nos mésaventures à Maya. Elle en rit :

- Ecoute, quand tu en auras marre des guerres palestiniennes, passe à l’Ouest. Tu trouveras la

paix.

Autour de nous de jeunes soldates armées jusqu’aux dents rient aux éclats.

Sur le chemin du retour, j'essaye de prendre un raccourci et me retrouve pour la première fois

au cœur du Méa Sharim, le quartier orthodoxe. Un monde étrange. Des ruelles étroites,

encombrées d'ordures, des balcons où pendent des uniformes noirs, des femmes au crâne

rasé, recouverts d'un bonnet noir, des ribambelles d'enfants avec des tresses, des hommes aux

cheveux blancs qui lisent la Torah au milieu de la chaussée.

Je reviens au théâtre. Amer m'informe que le conseil d'administration va envoyer des

émissaires durant la matinée Ils débarquent à midi. Adel les prévient qu'il lui est impossible de

les recevoir. Il me propose de discuter avec eux, à part.

On s'installe dans la salle de réunion.

L’une des membres qui fait partie de l'autorité palestinienne prend la parole :

- Nous ne voulons pas du tout censurer la pièce, mais juste contrôler, prendre des précautions,

le sujet est tellement délicat, on ne peut pas prendre de risque, ni vous faire courir un risque.

L’idée d'évoquer la tragédie juive sur une scène palestinienne peut mettre le feu aux poudres. Et

puis, pour être franche, on a peur pour vous…

Là, mon sang n’a fait qu’un tour :

- Ecoutez, on travaille sur ce projet 15 heures par jour, pour rien, juste pour faire quelque chose

pour vous, pour remettre le TNP sur pied, former des comédiens, on se fait traîner dans la boue,

on a un peu l’habitude, mais recevoir une balle dans la tête parce qu’on veut vous aider, là, les

amis, vous poussez le bouchon un peu loin.

- Mais non, ils ne vont pas vous tirer une balle dans la tête… Mais ils peuvent mettre le feu au

théâtre.

J’ ai pensé, une fois encore, à l’ami Juliano Mer Khamis, assassiné par balles parce qu’il avait

fait jouer des rôles de cochons à des acteurs musulmans.

Après avoir passé au peigne fin le texte, et enregistré toutes les remarques, je promets que

nous allons revoir tous les points litigieux. Mais il n'est pas question de toucher à la structure de

la pièce, et encore moins, de supprimer les premières scène sur l’évocation de la Shoah. On se

serre la main. Je respire. Je reviens dans la salle. J'informe Adel et les comédiens que le

problème est résolu, ou presque.

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Nous avons une bonne ambiance. Faten et Lama qui sont arrivées à la dernière minute ont mis

une bonne ambiance sur le plateau. Nous rions pour la première fois durant une répétition.

Vers 16 heures, les membres du Conseil d’administration font irruption dans la salle. Ils

présentent leurs excuses à la troupe, ils nous assurent qu'ils ne vont plus nous empêcher de

travailler et nous souhaitent beaucoup de succès pour le spectacle.

Adel est debout, il est devant la régie, depuis le début des répétitions il s’occupe de tout, il a fait

toute la bande son, car le musicien nous a fait faux bond. Il regarde, hébété, nos interlocuteurs,

il ne dit rien, il n’en croit pas ses yeux. La délégation se retire. Adel, craque et fond en larmes.

Il est tard. Je termine enfin les corrections. J'envoie le texte à Amer. La nuit tombe. Je reviens

au couvent. Pour fêter notre victoire, le docteur Waël nous invite à prendre un verre au bar de

l’hôtel, une cave voutée. On y croise tous les soirs le révérend avec sa bouteille de whisky et sa

queue de billard. Autour d’un comptoir minuscule, se pressent des hommes d’affaires, très

chics, Rolex et Davidoff, ils descendent des rasades de Johnny Walker rouge en commentant

l’actualité du jour. Le docteur nous raconte comment il a commencé à fumer. Il venait de

terminer ses études de médecine en Allemagne. A l’aéroport, il est arrêté par la police

israélienne et incarcéré. Trois mois plus tard, il comparait devant un tribunal. Le juge demande à

la police son dossier et on lui répond qu’il n’existe pas. Il est libéré sur le champ. Il n’a jamais su

pourquoi il a passé trois mois en prison. Il parle de sa passion du théâtre et de l’Opéra qu’il a

découvert à Berlin. Avec humour il évoque les multiples fermetures du théâtre par la police

israélienne :

- Ce qui me fait mal au cœur, vraiment, c’est le soirs où j’ai huit personnes dans la salle et

soixante policiers dehors qui encerclent le théâtre pour réclamer sa fermeture. J’aimerais bien

que ce soit l’inverse.

Vendredi 20 mars

Le ciel de Jérusalem est gris. Nous avons une matinée libre. C'est vendredi, jour de prière.

L’accès de l’esplanade est interdit aux hommes de moins de 50 ans. Toutes les ruelles qui

mènent à la mosquée sont contrôlées par des soldats qui arrêtent et fouillent les jeunes

palestiniens. A cela s’ajoutent 700 caméras de surveillance qui filment et enregistrent H 24 le

moindre mouvement dans ce mouchoir de poche. La surface totale de la ville, à l’intérieur des

remparts, ne dépasse pas 0,86 km 2. Les jours de tension, des drones et des ballons de

surveillance, blancs, truffés de caméras et de micros, survolent la cité antique et transmettent à

l’armée et à la police les images en temps réel. Depuis qu’un adolescent palestinien de 16 ans a

été enlevé et brûlé vif par des juifs extrémistes la tension est montée d’un cran. Nous remontons

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la Via Dolorosa à la recherche d’un vase en céramique. Un groupe de pèlerins africains, hurlant

des cantiques, monte vers le Saint Sépulcre, en trainant une croix massive. Les croix sont

louées à l’heure et au poids par les franciscains. Sinon, on peut pour une poignée de shekels,

acheter des couronnes d’épines, des sandales en cuir, du vinaigre et des clous. Je n’ai pas vu

de pagne.

Le drapeau israélien flotte désormais sur plusieurs boutiques du quartier musulman. Depuis

1967, les autorités israéliennes s’activent à vider la vieille ville de sa population palestinienne,

lentement avec la technique du boa. Le Mur qui devait protéger les israéliens des attentats est

en fait destiné à couper les palestiniens de leurs écoles, leurs familles, leurs champs. A les

atomiser. Les parcelliser. Cela se sent au quotidien. Une mentalité d’enclavés s’est développée

dans la tête des gens. Un habitant de Ramallah parlera de Bethléem comme un new yorkais

parlerait de Los Angeles. Alors que 25 kilomètres seulement séparent les deux villes.

Au théâtre tout le monde est là. Amer nous ramène, pour la première fois, de l'eau et des

gâteaux. Nous passons la journée à travailler la deuxième partie de la pièce.

Le soir, nous retrouvons Nesserine au restaurant al Zahra. Elle habite à Jérusalem et anime la

fondation palestinienne pour la culture, al Qattan.

Adel lui raconte dans le détail la pièce. Elle pose des questions sur chaque personnage. Elle

s'étonne de la fin tragique de la pièce. Elle nous raconte son parcours :

- A la première intifada, j'étais au collège ; comme tous les enfants, je croyais à la paix, à

l'indépendance de la Palestine. Mais mon grand père, né en 1930, me disait que je me faisais

des illusions : « Ma fille, tu ne vas pas croire qu'avec tout ce qu'ils sont en train de faire et de

construire, ces routes, ces maisons, ces villes, ils vont devoir un jour partir et nous remettre les

clés de ce pays ? Non, ils n'iront nulle part et nous, nous n'aurons rien ». Avec le temps, je me

suis rendue compte que grand père avait raison. Il n'y aura jamais de paix ici. La guerre est le

seul ciment qui fait ce pays. Ils ne partiront jamais, et nous, nous n’irons nulle part.

Samedi 22 mars

Le réveil sonne à huit heures. Le ciel est d'un bleu profond, presque cobalt. France Info parle de

la marée du siècle à Saint Malo. Dans le foyer, j’avale, non sans amertume, mon Nescafé. Adel

arrive, il se sert un thé, fouille longuement dans sa serviette, palpe son blackberry et pousse un

soupir :

- C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici.

Le comédien qui doit jouer le rôle de John n’a pas reçu de permis de l’armée pour sortir de

Bethléem. Nous sommes obligés d’aller chez lui faire nos répétitions. Pour comprendre un peu

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l’univers kafkaïen dans lequel vivent au quotidien les palestiniens, je vais citer cet article du

quotidien israélien Haaretz qui s’appuie sur un rapport des Nations Unies :

« - Il est interdit aux Palestiniens de la Bande de Gaza de rester en Cisjordanie.

- Il est interdit aux Palestiniens de Cisjordanie d'entrer à Jérusalem-Est Est.

- Il est interdit aux Palestiniens de Cisjordanie d'entrer dans la Bande de Gaza par le passage

d'Erez.

- Il est interdit aux Palestiniens d'entrer dans la Vallée du Jourdain.

- Il est interdit aux Palestiniens d'entrer dans les zones de colonies, même si leurs terres sont

situées à l'intérieur de la zone construite.

- Il est interdit aux Palestiniens d'entrer en voiture à Naplouse.

- Il est interdit au Palestinien qui habitent en Cisjordanie et qui travaillent à Jérusalem d’entrer

avec leur voiture à Jérusalem

- Il est interdit aux habitants de la Bande de Gaza d'entrer en Cisjordanie par le passage

Allenby.

- Il est interdit aux Palestiniens de partir à l'étranger par l'Aéroport Ben Gourion.

- Il est interdit aux enfants de moins de 16 ans de quitter Naplouse sans leur certificat de

naissance et sans être accompagnés par leurs parents.

- Il est interdit aux Palestiniens détenteurs de permis d'entrer en Israël par les passages utilisés

par les Israéliens et les touristes.

- Il est interdit aux habitants de Gaza de prendre résidence en Cisjordanie.

- Il est interdit aux Palestiniens de passer des marchandises et des cargaisons aux check point

intérieurs de Cisjordanie.

- Il est interdit aux habitants de certaines parties de la Cisjordanie de se déplacer dans le reste

de la Cisjordanie. »

C'est Shabbat, les rues sont désertes. Des barrières empêchent l'accès au Méa Sharim, le

quartier orthodoxe juif. Le printemps explose comme un fruit mûr à Jérusalem. Aux murs blancs

et grillagés, grimpent d’interminables glycines. Les amandiers sont en fleur. Il reste peu de

verdure sur les hauteurs. Les colonies se multiplient comme des métastases, elles ravagent,

inexorablement, la terre, les arbres, les hommes et le ciel. A la sortie de Jérusalem, nous

passons le premier check point, où de jeunes soldats croquent des pommes, sans faire attention

à nous, car nous sommes dans une voiture avec une plaque jaune. Les voitures immatriculées

en Israël ont des plaques jaunes, et celles de Cisjordanie des plaques blanches. En haut des

collines, des baraquements, des miradors, des haies de barbelés et des nuages. Si on devait un

jour désigner la terre sainte par une métonymie, on prendra un rouleau de barbelés.

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Nous arrivons aux portes de Bethléem. Depuis les accords d’Oslo de 1995, le berceau du Christ

a été restitué aux palestiniens.

Selon Hajer, enseignante à l’Université, le retrait de l’armée israélienne a entraîné un

changement notable dans la vie des gens :

- Avant, les soldats israéliens arrivaient avec leurs chars et tiraient dans le tas. Maintenant, ils

surviennent en pleine nuit, s’essuient les pieds sur le paillasson avant d’entrer et liquident qui ils

veulent avec un silencieux, puis se retirent sur la pointe des pieds. Ils sont devenus civilisés.

La plus vieille cité chrétienne au monde est peuplée de 30 000 habitants, en majorité

musulmans. Les chrétiens n’y sont plus qu’une goutte d’eau, que dis-je, une larme. Après

l’intifada, Bethléem a été entièrement encerclée par le Mur. Haut de 8 mètres, il est censé

protéger la colonie de Gilo, voisine. Pour se faire une idée du gigantisme de cet édifice, il faut se

rappeler que le mur de Berlin ne faisait que 3, 6 mètres. Le mur israélien doit courir sur 730 km

de parcours, pris essentiellement sur des terres palestiniennes. Il est prévu 95% de barrière et

5% de mur. La barrière est large de 50 à 60 mètres, et est composée, du côté palestinien par

des rouleaux de barbelés, puis par un fossé « anti véhicules » de 2,50 mètres de profondeur et

de 3 à 5 mètres de largeur, puis d’une route pour les patrouilles, puis d’un grillage d’un hauteur

de 3 mètres, puis d’une « piste de détection des incursions », large de 3 mètres et recouverte de

sable fin, sur lequel sont visibles les moindres traces de passage, puis d’une route et enfin d’une

« piste anti incursion ». Cette barrière est jalonnée de tours, de pylônes portant des caméras, de

radars et de mitrailleuses automatiques.

L’entrée de Bethléem est commandée par une monumentale porte en acier, coulissante sur des

rails, haute de huit mètres, flanquée d’un mirador. Elle ferme à minuit et ouvre à 5 heures du

matin, enfermant ainsi à double tour tous les habitants de la ville. A gauche de la porte, on peut

lire un grand panneau du Ministère du tourisme israélien écrit en anglais, en arabe et en

hébreu : Que la paix soit avec vous.

Je ne sais pas si c’est de l’humour ou du cynisme.

Il fait très beau, mais froid. Nous arrivons sur les hauteurs de Bethléem. Samy nous attend. Il fait

partie des familles palestiniennes ayant émigré au Chili. Il a un passeport chilien, mais il n'a

jamais mis les pieds dans ce pays. Les murs de la maison sont tapissés de crucifix et d'icônes

de la Vierge. Nous nous installons dans le salon pour lire les premières scènes. La maison est

vaste. Les fenêtres sont grandes ouvertes, nous sommes gelés.

Nous attendons Houssam qui doit jouer le rôle de Aaron. Il appelle pour s’excuser, il s’est fait

écraser le pied par une voiture en traversant un passage clouté. Nous répétons les premières

scènes dans le salon. Daoud et Alla sont très drôles et très justes. Nous attaquons la scène

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d'exposition où Myriam évoque le temps où elle portait l'étoile jaune à Berlin. Dans ce prologue,

elle parle de la mort de son père, Isaac, tué par les jeunesses hitlériennes à Berlin. Adel avait

décrit dans les détails cet assassinat. J'avais pensé qu'il ne fallait pas s'attarder sur cette scène,

et, que dans l'imaginaire du public, le sort d'un juif à Berlin sous Hitler n'avait pas besoin de

description. Kamel fait remarquer qu'il est malheureux qu'on ait coupé ce passage. Selon lui

aucun palestinien ne sait ce que les Juifs ont vécu sous les Nazis :

- Il important de dire au public palestinien, de leur répéter, ce que les juifs ont subi. Si nous

voulons nous battre et exister, il faut apprendre à nos enfants à considérer nos ennemis, non

pas comme des monstres, mais des êtres humains, comme nous. Qu’ils ont souffert autant que

nous et c’est pour cela qu’ils nous font peut-être autant souffrir. Il faut parler de la tragédie du

peuple juif, pour apprendre, pour comprendre. C’est pour cette raison que nous défendons cette

pièce.

J’ai rétabli de suite le passage en question.

Nous quittons Bethléem à la tombée de la nuit. Nous nous arrêtons dans un rade. Deux garçons

grillent sur de la braise des piles de poulet blanc. Nous prenons place autour d’une table ronde

recouverte d’une toile cirée On nous sert un houmous, du pain, du poulet qui a un goût de

cendres froides. La Croix de la Chapelle de la Nativité, éclairée en bleu, danse sous la pluie. La

place de la Mangeoire est déserte. Quelques guides la traversent en faisant semblant d’attendre

des touristes qui ne viendront pas. Les échoppes gorgées de croix et d’icones baissent leurs

rideaux, sans avoir vendu la moindre breloque. La flamme de la croix de la nativité brûle seule

dans la chapelle déserte.

Nous reprenons la route. Au chekpoint, un univers de tôles, de fer et de caméras, deux soldates

nous dévisagent en titillant la gâchette de leur Uzi. A l’entrée de Jérusalem, Radio Israël en

arabe nous annonce les titres du journal de 19 heures :

- Benyamin Netanyahou déclare qu’il n’y aura jamais d’Etat palestinien indépendant.

Amer rit aux éclats :

- Mais qui leur dit qu’on veut être indépendants. Moi je refuse l'indépendance. Je ne veux pas

être indépendant. Ma patrie à moi c’est le lieu où je peux prendre tranquille une bière et des

olives.

Dimanche 23 mars

Adel a passé la nuit à revoir le texte. Il a l'impression que certaines coupes que j’ai faites ont

cassé la poésie de sa pièce.

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A 13 heures, nous sommes au théâtre, certains comédiens sont là, d'autres sont absents. Samy

n'a pas obtenu d'autorisation pour sortir de Bethléem.

Nous reprenons le travail en essayant de réintroduire du texte. C'est lent. Laborieux. Adel lance

les musiques. On attaque avec Houssam la scène sur la création de l'Etat d'Israël. Adel donne

des indications aux comédiens :

- A ce moment là on va voir sur scène un immense drapeau israélien.

Un ange passe.

Les comédiens se figent :

- Il y aura un drapeau palestinien ?

- Non, dit Adel

- Tu veux un drapeau israélien sur la scène du théâtre national palestinien ?

- Oui, pour la création de l’Etat d’Israël, il faut bien le montrer le drapeau.

- Mon pauvre, si tu savais ce qui t’attends, lâche Daoud

Faten et Lama mettent une belle ambiance particulière sur le plateau. Elles foncent, elles

essayent tout, elles ne se posent pas de questions. C'est un bonheur. En même temps on voit

quelles sont les limites du théâtre. Des mots courants, comme pute, baiser, ou Dieu, sont ici une

charge explosive. On les manipule comme des artificiers.

Dans l’une des scènes, Salah parle à son fils, Mohsen, qui vient de tomber amoureux de Léa

une juive et le met en garde :

- Mon fils, si tu veux la baiser, baise là, et qu’on en parle plus.

Dans la traduction, j’ai proposé « Mon fils si tu veux la niquer, nique-la et qu’on en parle plus ».

Cela a jeté un froid incroyable sur scène, les comédiens se sont regardés interloqués, outrés. Ils

n’en croyaient pas leurs oreilles, comment peut-on prononcer un mot pareil sur un plateau. Ils

m’ont dévisagé comme si j’étais complément fou :

- Tu veux qu’on se fasse tirer dessus ?

Décidément.

Comme je ne trouvais pas de solution, je leur ai posé la question :

- Mais nom de Dieu, vous ne niquez jamais en Palestine ?

Daoud, toujours aussi drôle, me répond :

- Si, on nique beaucoup, mais on n’en parle jamais.

A la fin Kamel me propose de se réunir avec ses collègues pour me proposer une traduction

valable. Ils se retirent dans les loges. Au bout d’une demie heure de conciliabules, ils reviennent

souriants :

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- Voilà, on a trouvé au lieu de dire niquer, on propose un terme plus doux, qui veut dire la même

chose en palestinien, c’est dépecer. Cela donnera : « mon fils si tu veux dépecer la juive,

dépèce la et qu’on en parle plus »

- Et vous trouvez dépecer moins violent que niquer ?

- Bien sûr, c’est on sait qu’il est question d’amour, mais on peut penser à autre chose…

Lundi 24 mars

Il fait très beau. Nous nous retrouvons tôt au TNP. Là, nous tombons sur les comédiens qui

bronzent dans la cour. Ils ont sorti leurs lunettes de soleil. L’électricité a été coupée au théâtre.

Amer s’est rendu à la banque pour demander un emprunt afin de payer la facture.

Je passe la matinée dans le hall de l'hôtel à corriger les textes et à remettre des parties

coupées. En fait, nous sommes presque revenus à la toute première version. Le travail sur un

clavier virtuel en arabe est un véritable calvaire.

A 16 heures, je passe déposer les textes au théâtre. Le courant a été rétabli. Je ne sais pas

pourquoi, j’ai eu l’idée de descendre vers la vieille ville qui est lugubre.

Je rentre par la porte d'Hérode. Monceaux de légumes, monceaux d'ordures, volées d'enfants.

Je me demande ce que je fais là. Jérusalem est une ville où l'on perd espoir en Dieu. Jérusalem

est une ville où l’on a envie de devenir athée en diable. A Jérusalem, Dieu vous sort par les

trous du nez. Seigneur, quelle indigestion, on en ressort avec Abraham, Jésus et Mahomet qui

vous pèsent sur l’estomac comme une pierre tombale. Seigneur, ces prières, ces couronnes

d'épines, ces rouleaux de Thora, ces têtes que l’on frappe contre le mur des lamentations, ces

processions de croix, ces orthodoxes en noir, ces tsunamis de kipas, ces torrents de hijab, ces

soldats qui, à la sortie des écoles, collent des enfants contre les murs, ces femmes en burqa

avec des bandeaux noirs sur les yeux, ces imams barbus aux yeux dégoulinant de khôl, ces

drapeaux israéliens qui pendent aux fenêtres des maisons arabes expropriées, ces juifs

orthodoxes qui traversent la ville arabe, les mains sur les yeux pour ne pas voir les arabes, et

qui des fois se prennent un mur, sont la métaphore vivante de la trajectoire de ce pays

compliqué, complexe et déroutant.

Mardi 25 mars

J'ai rendez vous au Jérusalem-café avec Anthony, le directeur de l’Institut français de Gaza.

Dans le réseau culturel français à l’étranger, que la gauche et la droite ont fait fondre plus vite

que la neige au soleil, on rencontre souvent des glandeurs, des branleurs, et parfois une perle

rare, comme Anthony. Enfant de Marseille, que l’on dirait sorti d’un roman de Kessel,

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arabophone, baroudeur, il a assumé, presque seul, la construction de l’improbable institut

français de Gaza, seule enclave de liberté dans cette poudrière livrée aux Hamas depuis des

années. Grâce à Anthony, j’ai pu, en compagnie d’Hervé Loichemol, directeur de la Comédie de

Genève, animer des ateliers de Théâtre à Gaza en 2015 et réussi même à monter à l’Institut

des extraits de « On ne badine pas avec l’amour », avec des étudiants francophones de

l’Université de Gaza. Il n’existe ni salle de cinéma, ni théâtre dans la bande et les salles de

spectacle ont été brulées par les islamistes

Depuis nous nous faisons tout pour y retourner. Mais l’Institut a été l'objet d'un attentat en

septembre dernier. Après l'affaire Charlie, des centaines d'islamistes ont manifesté devant ses

locaux avec des sabres hurlant qu'ils vont égorger tous les français.

Anthony ne peut plus y mettre les pieds. Il fait des sauts sans prévenir personne, avec une

interdiction d’y passer la nuit. Notre retour à Gaza n’est pas pour demain. Je n’ai jamais pensé

que la littérature ou le théâtre pouvaient changer le monde ou la société, tout au plus peuvent-ils

susciter un changement d’humeur ou procurer une forte émotion aux gens. Depuis notre

passage à Gaza, trois de nos étudiants se sont inscrits en master de théâtre à Genève et à

Paris. Certes, nous n’avons pas bouleversé le monde, mais nous avons changé une vie.

Le Jérusalem café est situé à quelques mètres de la porte de Damas, juste à côté de l’école

biblique. L’établissement est le lieu de rencontre de tous les bobos de passage,

altermondialistes, pacifistes, pro palestiniens, avec leur Mac et leur Iphone. La cuisine est

indigeste, le service anarchique et les aditions vénéneuses. On y diffuse, et depuis des temps

immémoriaux, le même disque : la chanson de Faïrouz, sur Jérusalem :

« Jérusalem est à nous, Jérusalem est à nous,

vous ne fermerez pas les portes de notre ville, j’arrive pour prier,

Le Jourdain lavera les traces des pas de la barbarie. »

Depuis la raclée de 1967, cette chanson tourne en boucle et mets du baume sur le cœur des

chaumières arabes. Si l’histoire a privé les arabes de Jérusalem, Faïrouz la leur restitue, le

temps d’une chansonnette.

C'est l'été d'un coup qui éclate sur Jérusalem. Le soleil est brûlant, l’air visqueux. Au théâtre,

Adel fulmine :

- Impossible nous ne serons jamais prêts pour la création : Nous n'avons ni filage, ni dessin de

la pièce. Il propose que les comédiens travaillent en avril, mais sans lui. Kamel objecte que le

travail sans metteur en scène est impossible. Amer intervient à son tour pour dire qu'il était sur

le point de signer le contrat avec le théâtre d'Ivry, mais étant donné que rien n’est sûr, il va

retarder la signature.

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Les comédiens sont sur le plateau. Musique. Alla fait son entrée en dansant, il joue le soldat qui

demande à Rose de se déshabiller. La musique de Léonard Cohen est à fond. Adel lui demande

de jeter sa chemise. Lama enlève ses vêtements. La scène prend forme en quelques minutes.

C’est presque un miracle, nous rions aux éclats. Houssam enchaîne avec la scène d'Aaron, il

est magistral. En pleine répétition arrive le tailleur qui doit prendre les mesures de comédiens.

Nous arrêtons tout. Plus tard, Faten joue Rose, elle est très émouvante dans sa colère quand

elle apprend par sa mère que son père est arabe. Nous sommes épatés, Adel éclate de rire,

Faten pense qu'on se fout de sa gueule. Elle quitte le plateau. C’est la panade de nouveau.

A la pause, nous avons eu un long débat sur la fin de la pièce. Dans la première version, Adel,

fait mourir dans un attentat, la soldate israélienne, Rose, la fille de Mohsen et de Léa. Selon les

comédiens cette fin laisse à croire que les deux drames se valent, alors que pour eux, il reste

dans cette histoire un dominant et un dominé, un coupable et une victime.

Nous changeons la fin : Rose se suicide.

A ce moment surgit Amer qui nous annonce que Samy vient d'avoir son autorisation. Il sera là

demain à 10 heures.

Les techniciens nous mettent à la porte à 20 heures. Ils éteignent les lumières du théâtre.

On se retrouve au Legacy. Maya nous rejoint. Elle tourne un feuilleton sur Jérusalem à la porte

d'Hérode. Elle demande juste un verre d’eau :

- Ce monde est fou, ils disent que ce qui se passe en Syrie, en Tunisie ou en Irak, n'a rien à voir

avec l'Islam. Ils sont barbares, non pas parce qu’ils ne savent pas lire le Coran, mais parce

qu’ils le connaissent mieux que nous… Daesh est un don du ciel, bientôt tous les croyants vont

fuir cette religion. Dieu finira ses jours tout seul…et nous, nous serons débarrassés enfin libres,

débarrassés de l’Islam et des musulmans.

mercredi 25 mars

Durant cette singulière journée, je fais une découverte qui va changer ma vie à Jérusalem. A

quelques mètres du théâtre il y a une épicerie qui fait un vrai expresso. Ce qui va mettre un

terme à la sensation d'exil que je vis depuis des mois.

Les répétitions commencent à dix heures, tout le monde est là ou presque. Nous avons enfin

Samy. Nous faisons une lecture des premières scènes que nous n'avons jamais travaillées.

Houssam interprète à la perfection Aaron, même s’il en rajoute des fois. Kamel toujours aussi

pointilleux tient toujours à corriger certains passages. Il maintient que le personnage de Salah

ne peut pas être céramiste, mais potier, et qu’il a appris le métier de son père à Hébron, car les

palestiniens de Jérusalem ne font pas de poterie. Je pose la question à Kamel

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- Pourquoi tu insistes tant sur ce détail ?

- Parce que les arméniens ne sont pas des palestiniens.

- Tu plaisantes, Kamel, ils sont là depuis le génocide en Turquie.

- Oui, mais nous on est là depuis trois mille ans.

A 17 heures, Samy que nous avons mis deux mois à faire sortir de Bethléem s'excuse, il doit se

rendre à Naplouse où il produit un spectacle " Popstars".

Je ne décris pas la tête d’Adel.

J'appelle Charles Enderlin qui nous donne rendez-vous rue Hapalmakh, à l'Ouest. Le taxi nous

dépose devant un café israélien, bondé. Adel regarde les gens attablés à la terrasse et me

chuchote :

- On va se faire lyncher si on évoque notre sujet devant ces gens.

Charles arrive. Il nous dresse très vite un tableau de la situation :

- La Mouqataa, siège de l’autorité palestinienne, est une cour byzantine où les gens se

déchirent. Mahmoud Abbas a quatre vingt ans, et va bientôt mourir. Les banques palestiniennes

sont au bord de la faillite, en raison du blocage des taxes palestiniennes par Israël. En Israël,

c'est le triomphe des religieux, les électeurs ne font aucune liaison entre la politique menée par

le Likoud et leur vie. Ils sont heureux de vivre dans un pays où ils ont Dieu et l’armée. Et les

seuls à être lucides sur le désastre de la colonisation ce sont les généraux.

Adel raconte l'histoire de la pièce. Enderlin part dans un grand récit sur le groupe Stern. Nous lui

posons la question sur le viol des palestiniennes par les soldats, dont il est question dans la

pièce, il est formel : aucun fait de ce genre n'a été rapporté. Il nous précise que dans les

interrogatoires du Shin Beth, une femme ne peut être interrogée par un homme.

Pour résumer la situation Charles nous assure :

- On peut tout dire de ce pays qu'il y a une colonisation, une occupation, des erreurs, des

crimes, des bavures, mais parler de nazisme, non.

Il nous invite chez lui. L'immeuble est en plein travaux. Des ouvriers palestiniens s'affairent dans

le hall.

- Je suis le seul à leur dire bonjour.

L’appartement est truffé de caméras de surveillance. Depuis qu’il a diffusé en 2000 un reportage

sur l’enfant, Mohamed Durah, mort dans les bras de son père, tué par l’armée israélienne,

Enderlin fait l’objet d’une vraie cabale, et reçoit des menaces de mort tous les jours. Des

journalistes et des associations juives françaises lui ont intenté plusieurs procès dont il est sorti

vainqueur. En Israël des organisations juives extrémistes lui ont attribué le prix Joseph

Goebbels, alors qu’une partie de sa famille a disparu dans les camps de la mort. Sur la page

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Facebook « d’Arrêt sur images », on pouvait lire ce genre de messages après la diffusion de ses

reportages :

« - Faut organiser un commando et le buter ce connard

- Je crois kil habite toujours sur **** ce batard

- donnez-moi un flingue j'y vais

- T'as son adresse ? Moi je m'ferais un plaisir d'y aller

- Ma bouteille de champagne est toujours au frais : tu crèves quand ? «

Nous retournons au théâtre. Nous faisons un filage de la deuxième partie, les comédiens n'ont

toujours pas appris les textes. C'est mou. Ca flotte. Ce n'est pas consistant. Une sensation de

grande fatigue.

A huit heures, Amira nous embarque, Adel et moi, pour aller dîner chez elle. Elle habite au

dessus d’un couvent orthodoxe une très vieille maison dans le quartier arménien. Les pièces

sont voutées, passées à la chaux, les plafonds sont dévorés par l’humidité. Une entrée

encombrée de fougères. Une cuisine avec une table recouverte d’une toile cirée à carreaux

noirs et blancs.

Nous sommes accueillis par les parents d’ Amira et sa sœur. Son fils de quatre ans va animer

toute la soirée. Il parle tantôt en anglais, tantôt en arabe, joue de la derbouka, de la batterie et

cite des tirades de Hamlet.

Le père d’ Amira, est George Ibrahim, figure titulaire du théâtre palestinien. Il a fondé à

Ramallah le théâtre al Kassaba qui, il faut le dire, reste la seule structure professionnelle des

territoires palestiniens qui accueille aussi bien Ostermeir que Sacha Waltz.

Toute la famille vit là dans l'espoir d'avoir de nouveau une carte de résidents à Jérusalem. En

1967, après la conquête de la ville, Israël élargit et annexe la partie orientale de Jérusalem.

Dans les nouvelles frontières municipales de Jérusalem résident 66 000 Palestiniens. L'État

Israélien va leur proposer d'acquérir la citoyenneté israélienne, de prêter allégeance à l'État

d'Israël et d'abandonner leur identité palestinienne. L'écrasante majorité de Palestiniens va

refuser. Ils vont alors se voir accorder le statut de résidents permanents.

Les Palestiniens de Jérusalem-Est ne sont pas des citoyens d'Israël. Ils peuvent à tout moment

perdre leur statut de résident. Ils sont considérés comme des résidents étrangers dans leur ville.

En effet, tout détenteur d'une carte bleue qui irait vivre hors des frontières municipales peut

perdre son statut. Constamment, il doit pouvoir prouver le fait qu'il vit et habite à Jérusalem. Tel

est le cas des parents d’ Amira qui ont perdu leur statut de résidents en allant travailler à

Ramallah, et qui se sont entassés dans cette maison pour récupérer un jour leur carte de séjour.

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C’est ce qu’Annah Arendt appelle « désolation » : ressentir le sentiment d’une radicale perte

d’appartenance au monde.

Vendredi 27 mars

Israël est passé à l'heure d'été. Nous avons rendez-vous tôt avec l'attaché culturel au Consulat

de France.

Nous faisons le chemin à pied en remontant vers les hauteurs de cheikh Arrah. Jérusalem est la

seule ville au monde où la France dispose de deux centres culturels. L’un, Romain Gary, à

l’Ouest, destiné aux Juifs ; et l’autre, le Chateaubriand, à l’Est, réservé aux Arabes. Une

distance de quatre cent mètres sépare les deux établissements.

L’attaché culturel est petit de taille, cheveux longs et gras, lunettes rondes en écaille, il nous

reçoit avec cette phrase que tous les décideurs culturels de France ont à la bouche :

- Nous n’avons pas d’argent !

Pas un mot sur le projet. Au mur, une photo du dôme du Rocher avec un premier plan des

terrasses encombrées de citernes noires et de paraboles rouillées. Le nez dans un bloc note

vierge, notre interlocuteur poursuit, sans nous regarder une seule fois :

- A Shanghai, nous avons plus de 800 grandes entreprises françaises qui donnent de l’argent à

l’Institut français, là bas on peut aider le théâtre. Mais ici, soyons francs, quelle est l’entreprise

française qui va investir dans un pays qui n’existe pas encore, la Palestine ?... Je vous

raccompagne.

Nous avons compris que nous faisions fait fausse route, pour obtenir l’aide l’Institut français, il

fallait monter une pièce sur Tchang Kaï-Chek, en mandarin, dans les faubourgs de Shanghai ;

ou une adaptation de la Condition humaine de Malraux. On aurait eu Dassault, Areva, Total,

Bouygues et Christian Dior. Au lieu de nous faire chier avec ces…

C’est vendredi, la ville est quadrillée par la police. La répétition est prévue à treize heures. Dans

la grande salle des groupes d’ados se préparent pour un spectacle du style « star académy ».

Pour survivre le théâtre loue la grande salle à 500 dollars la journée. L’inénarrable Khaled,

tourne en boucle avec « On va s’aimer, on va danser, c’est la vie, la,la,lalala ».

Les comédiens que l’on croyait en retard étaient en fait à l’heure. Houssam m’apprend que la

Palestine n’est pas passée à l’heure d’été comme Israël ; à sa montre il est treize heures.

Adel travaille la scène de l'attentat du King David.

Faten et Lama répètent la scène de la torture où Lama s'adresse à Dieu pour lui demander

pourquoi il tolère tant d'injustices. Elle s'arrête et demande à Adel:

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- Tu crois en Dieu ?

Adel est surpris par cette question :

- Je ne suis pas pratiquant

Lama lui confie :

- Moi, je ne suis pas croyante du tout.

Samy l'approuve:

- Moi, je ne crois pas, je suis allé en Inde, j'ai lu le Coran, j'ai lu les Evangiles... j’ai du mal avec

ces fables.

Lama bloque sur la scène de la torture. Elle n'arrive pas à jouer la peur. Elle affirme qu'une

personne torturée ne peut pas éprouver de la peur : on reçoit un coup, au début cela fait peur,

après on s'habitue.

Houssam tente de l’aider, il parle de sa détention à la prison de Ber Sheva : ce qui fait peur, ce

ne sont pas les coups, mais c’est le silence, le chuchotement des détenus. Kamel, évoque à son

tour son expérience, la torture commence dans les véhicules de l’armée. Quand, je me fais

embarquer, ils me massacrent sur la route, avant l’interrogatoire.

Je me souviens alors d’une séance d’improvisation avec des comédiennes palestiniennes à

Ramallah. Je leur avais demandé de jouer la peur. Elles ne comprenaient pas. Elles ne savaient

pas ce que c’était. J’ai montré alors, de la fenêtre, des chars israéliens : « Supposez que l’un de

ces chars tourne soudain sa tourelle vers nous et qu’il nous tire dessus. Quelle serait votre

réaction au moment où vous réalisez que vous allez mourir ? ». Les comédiennes me regardent

un peu étonnées, puis me demandent de sortir pour les laisser seules avec Hildegarde, la

metteure en scène. Là, elles lui confient que la seule chose qui les préoccuperait avant de

mourir c’est de s’assurer de la propreté de leur dessous, pour le lavement et l’enterrement.

Lama insiste. Elle veut comprendre. Elle connait la douleur : "ma mère m'a appliqué un fer à

repasser brûlant sur la cuisse pour me punir".

Adel l’interrompt :

- Au théâtre ce qui compte ce n'est pas de se poser des questions, mais de trouver des

réponses sur le plateau.

Nous dînons au restaurant de Cheikh Jarrah. Une vieille maison palestinienne. La salle est

bondée, emplie de journalistes, de diplomates, d'expats, des blonds et des blondes, avec des

enfants blonds. Aux plafonds pendent des vases de lierre et de chrysanthèmes, jaunes et

mauves.

Le soleil se couche. Jérusalem se tait d'un coup. Les rues se vident. C'est l'entrée du Shabbat

qui commence dix-huit minutes avant le crépuscule.

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Nous sommes rejoints par Saïd, un musicien et une journaliste danoise. La conversation se

déroule en anglais. En face de moi, S Amer, entrepreneur de spectacles, personnage attachant

et malicieux, toujours tiré à quatre épingles, débitant des discours à cent à l’heure :

- Jérusalem est une ville de dévots, de culs bénis, de fourbes. Regarde-les ces couillons, Israël

peut annexer toutes leurs terres, occuper leurs maisons, abattre leurs enfants, ils ne bougeront

pas un doigt, mais si on touche à une pierre, que dis-je un caillou, un grain de sable de leur

foutue mosquée, ils sont tous prêts à mourir. Qu’est ce que tu peux attendre d’un peuple qui

préfère une mosquée à sa Terre ?

Je commande un filet de bœuf avec des piments forts.

S Amer continue sur sa lancée :

- Je ne comprends pas. Tous les grands intellectuels palestiniens étaient athées… Mahmoud

Darwich, Edward Saïd, Emile Habibi, Samih al Kassem, Ghassan al Kanafani, Antoun Shamas.

Il se ressert un arak de Bethléem que l’on dit filtré à l’eau de pluie :

- Tout ça c'est la faute du Prophète, de Mohamad Ibn Abdallah, un berger inculte qui a dupé des

bédouins en leur vendant un paradis rempli de putes et de vin. Putain, ils peuvent boire et baiser

ici au lieu d’attendre de le faire après leur mort … l'Islam est une catastrophe pour les Arabes.

Cette religion plonge tous ces pauvres peuples dans la barbarie pour des siècles...

Samedi 29 mars

A l'aube, le ciel de Jérusalem se remplit d'appels à la prière. Elles montent de partout. Dans la

rue de Naplouse, vide, des corneilles ventripotentes se promènent tranquillement sur la

chaussée.

Nous arrivons à dix heures au théâtre, convaincus de n'y trouver personne. Nous sommes

démentis. Dans la grande salle, Kamel, Faten, Shaden, Lama sont là. Adel demande qu'on

fasse un filage de la première partie. Après deux semaines de répétitions, les textes ne sont pas

sus. Chacun joue comme il peut, personne n'est dans son personnage. Adel est toujours

derrière la régie, il envoie les musiques, monte sur le plateau pour expliquer le geste, le

déplacement et l’intonation qu’il faut, avant de reprendre sa place. Mais ça ne marche pas. Ca

flotte puis ça coule à pic. A la fin Il appelle Amer pour qu’il juge de lui-même du désastre. Ce

dernier arrive. Il jette un coup d’œil sur la salle qui est un véritable capharnaüm, les comédiens

ont la tête entre les jambes. Adel écume de rage :

- Cela fait plus d’un mois qu’on a commencé les répétitions, personne ne connaît son texte.

C’est tout de même incroyable. Moi, je le dis franchement, je préfère arrêter plutôt que de

continuer dans ces conditions.

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Samy prend la parole :

- Vous nous demandez trop, pour sortir de Bethléem, je dois me réveiller à 5 heures du matin

pour être à Jérusalem à 9 heures. Le soir, je quitte le théâtre à 20 heures, et je ne suis chez moi

qu’à 22 heures. Comment voulez vous qu’on travaille ?

Daoud soulève un autre problème :

- Ce n’est pas notre faute, c'est la faute au texte, de Mohamed Kacimi. Nous avons eu tellement

de versions qu'on ne sait plus sur laquelle travailler. Les pages ne sont pas numérotées et les

caractères sont trop petits.

Toute la troupe approuve :

- Oui, ce n'est pas écrit gros.

Je tente de répondre que texte ou pas, l'excuse est un peu énorme :

- Je vous précise tout de même que caractères gros ou pas, vous avez le texte depuis un mois

et qu'en France, les répétitions excèdent rarement trois semaines.

- Oui, mais ici, ce n'est pas la France.

- C'est la Palestine.

- On veut des caractères plus gros

- Et des didascalies en italiques

Adel me regarde :

- Oui, il leur faut un nouveau texte.

Je quitte la salle de répétition. Je travaille sur trois ordinateurs, le mien, celui du théâtre et celui

du couvent. Sur les trois bureaux il y a désormais 16 versions qu’il faut fondre en une.

J'y passe la journée.

J'entends l'appel à la prière du crépuscule.

Je fais un saut à l'épicerie du théâtre pour prendre un café. Une dame, voilée demande au

vendeur :

- Vous n'avez pas une eau minérale arabe ? Je ne veux pas d'eau juive pour mes enfants.

- Madame, vous avez Jéricho, c'est une eau palestinienne.

- Mais c'est écrit en hébreu !

- C'est la loi madame, si l'eau arabe n'est pas écrite en hébreu, elle est saisie par les juifs.

Les comédiens sont sur scène. Ils viennent de finir le filage de la première partie.

J'ai mal aux yeux.

Adel est à la régie.

Amer est au balcon, enfoncé dans un fauteuil.

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Les comédiens entament la deuxième partie de la pièce. C'est un miracle. Ce sont d'autres

comédiens. C'est une autre pièce qui est là en train de naître sous nos yeux. Ils sont précis,

justes, personne ne bute sur un mot ni oublie son texte. Amira est bouleversante dans le rôle

de Léa. Elle m'arrache des larmes. Houssam, acteur d'une grande versatilité incarne un Aaron,

fourbe, cynique, mais drôle, Shaden, habillée en ashkénaze joue une Myriam, pathétique,

humaine et déchirée. Faten et Lama font une paire incroyable. Le niveau de jeu est monté

subitement d'un cran ; on ne sait comment.

Le filage se termine au bout de trois heures.

On respire.

Il est vingt trois heures.

Comme on sent que les choses sont fragiles on a peur de trop féliciter les comédiens. Nous

sommes tous réunis dans la salle. Voilà la deuxième phase qui se termine.

Nous n'avons rien mangé depuis ce matin.

Amer appelle le restaurant Askedenia et lui demande de nous recevoir.

Il faut faire vite. Nous fermons le théâtre, Amer nous embarque et nous dépose quelques

minutes plus tard au restaurant qui est sur le point de fermer.

Adel demande un plat épicé et moi des blinis à la crème.

On trinque à notre fatigue.

L'envie de dormir sur la table.

Je n'ai pas faim. J'avale deux piments très forts et je propose alors à Adel d'arriver une semaine

plus tôt au mois de mai afin de faire travailler les comédiens sur le texte.

Son visage s'illumine.

Nous n'avons pas d'autre solution

Notre hôtel est à 300 mètres. Nous demandons un taxi.

Dimanche 30 mars

Le théâtre est vide. Amer est seul dans son bureau. Il regarde son ordinateur, consulte des

documents, énumère des postes budgétaires. Il ajuste son catogan :

- J'ai bien fait les comptes, c'est vrai que le théâtre d'Ivry et la Région d’île de France mettent

beaucoup d’argent sur cette production, mais le théâtre national palestinien n’a pas de quoi

acheter une bougie. Il y a une semaine, j'ai été à la banque pour faire un emprunt personnel afin

de payer les régisseurs. La semaine prochaine, nous n'aurons pas d'électricité, car il reste

15000 shekels de dettes, nous devons aussi 10 millions de shekels de loyer à la ville de

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Jérusalem...Je vous le dis mes amis, je ne peux pas signer le contrat avec Ivry, car je n'ai pas

un kopek.

Adel, qui est au sous-sol depuis deux semaines; descend de quelques étages supplémentaires :

- Cela veut dire que si la création s'arrête, je vais devoir rembourser de ma poche les frais

engagés.

Nous voilà revenus à la case départ.

Adel refait les calculs, revoit les postes budgétaires.

Un ange passe, puis deux, puis trois. Amer fixe une dernière fois l’écran, se lève et serre la

main à Adel :

- C'est parfait, je signe.

Que s'est-il passé entre temps ? Rien ! Ce sont les mêmes chiffres, le même tableau Excel.

Aucun kopek n'est tombé dans les caisses du TNP, au moment de la négociation, aucun

mécène n'a fait un chèque, mais le contrat est enfin signé. Comment ? Seul Dieu le sait !

Nous avons commandé un sherout la veille. Adel semble très fatigué, depuis des jours il a du

mal à parler. Nous embarquons sur Paris en silence.

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-3-

vendredi 1er Mai

Je reprends le chemin de Jérusalem seul. Il pleut. La rue de Charenton est vide Hicham, le

chauffeur de taxi, m’attend. Ce matin, il n’est pas très bavard. Il me raconte quand même ses

vacances à Hammamet :

- Ma femme est française, elle travaille à la BNP. Elle n’aime pas le Maroc, parce qu’ au bled, je

parle en arabe avec ma mère et ça l’énerve. Mais elle est amoureuse de la Tunisie. Si ça ne

tenait qu’à elle on passerait notre vie en Tunisie. Je voulais qu’on aille en Thaïlande, mais elle

voulait Hammamet. On est arrivés juste après l’attentat du Musée Bardo. Il n’y avait personne,

c’était vide. Tellement vide que, le soir au lit, on avait peur de faire du bruit. On pouvait nous

entendre à travers tout le pays.

L’airbus d’Air France est plein. Des bébés braillent. Nous atterrissons en fin d’après midi à Tel

Aviv. Surprise, la salle d’interrogatoire avec le distributeur de Coca vient d’être murée. C’est un

pan de ma mémoire des lieux qui tombe. Je ne sais le nombre d’heures que j’ai passées dans

ce SAS.

A l’aéroport de Ben Gourion, les contrôles n’obéissent à aucune règle, aucune logique. En 2005,

j’avais fait un séminaire sur le théâtre à l’Université. A la sortie, j’étais pourtant accompagné par

l’attaché culturel à Tel Aviv, un agent de sécurité a pris mon téléphone portable pour copier la

carte Sim, avant de confisquer mon ordinateur pour une semaine. Un an plus tard, avec un

groupe d’auteurs, j’ai tenu à rendre visite à Juliano Mer Khamis dans son théâtre à Jénine. Il

menait les répétions avec les enfants comme un officier de Tsahal, il les dirigeait en arabe avec

un très fort accent israélien.

Dans sa chambre, en désordre, des murs en béton nus et un simple matelas par terre, Il nous

raconte son parcours :

« Ma mère, Arna, est née en 1930 en Galilée. Son père avait éradiqué la malaria en Galilée. Sa

famille était originaire de Lituanie et la plupart d’entre eux ont été brûlés en 1942. En 1948, ma

mère rejoint les brigades Palmakh, très sionistes. Elle est chargée de chasser les bédouins du

Néguev. Confrontée à cette violence, elle renonce à son idéal sioniste, pourtant elle ne reniera

jamais cet engagement. Elle quitte l’armée israélienne et rencontre mon père, Youcef Saliba, un

journaliste palestinien de Nazareth. A l’époque, toutes les villes arabes d’Israël vivaient sous la

loi martiale. Mon père militait avec ma mère au parti communiste israélien. Il est arrêté et

emprisonné de 1957 à 1962.

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Moi, j’ai commencé à faire du théâtre très jeune avant de faire du cinéma. En 1988, ma mère

décide de quitter Haïfa pour s’établir dans le camp de Jénine où elle ouvre un théâtre pour

enfants. Arna a formé une génération de jeunes comédiens, mais elle est morte en 1994. En

2002, l’armée israélienne a investi le camp et a rasé le théâtre. Je suis revenu huit ans plus tard

pour découvrir que tous les enfants que ma mère avait formés au théâtre, s’étaient fait exploser

en Israël. J’ai décidé de leur consacrer un documentaire, les Enfants d’Arna, pour comprendre

les choix faits par des gamins que j’ai aimés, avec qui j’ai tant travaillé.

Après avoir fait son service militaire dans les unités d’élite de l’armée israélienne, Juliano, qui

avait une gueule d’enfer, tourne dans de nombreux longs métrages, notamment ceux d’Amos

Ghitaï. Il s’était produit également sur les planches des grands théâtres de Tel Aviv, comme Beit

Lessin ou Habima. Au sommet de la gloire, Il largue tout et pose ses valises dans le camp de

refugiés de Jénine, où il va travailler dans un dénuement total. Son théâtre est rasé de la carte

en 2002, il le reconstruit. En 2009, il est incendié à deux reprises par les islamistes qui n

’avaient pas apprécié sa mise en scène de la pièce « La Ferme des animaux » d’après le roman

de George Orwell. Il avait fait jouer à des palestiniens des rôles de cochons.

A la fin de la journée, Juliano m’annonce qu’il me réservait une surprise. Il nous embarque dans

un fourgon et s’engage dans les dédales du camp de Jénine. Nous nous arrêtons devant un

immeuble. Au deuxième étage, il nous fait entrer dans un appartement vide, et nous demande

d’attendre. Il s’absente un moment et revient accompagné par un beau jeune homme, brun, au

visage légèrement brûlé, encadré par deux garçons armés. Le jeune homme m’embrasse :

- Je suis Zakaria Zoubeidi. Juliano m’a parlé de toi, je voulais te rencontrer pour discuter de

théâtre.

Mon sang n’a fait qu’un tour. Zakaria était à l’époque à la tête de l’une des fractions les plus

radicales de Palestine, « les brigades al Aqsa ». Il était l’homme le plus recherché d’Israël.

Enfant, il faisait partie de la troupe d’Arna. En 2002, lors de l’invasion de Jénine, l’armée

israélienne rase sa maison et tue sa mère. Il avait 26 ans. Il entre alors dans la clandestinité.

Zakaria prend une chaise, sort de son blouson un revolver et deux Nokia qu’il range sur la table.

Il est encadré par ses deux gardes du corps qui nous fixent en jouant avec leur flingue. Debout

dans un coin, Jules regarde Zakaria, avec admiration, je dirais même avec extase. Il faut dire

que Zoubeidi est le dernier survivant de la troupe d’Arna. Zakaria me parle de son amour de

Shakespeare et de la scène, comparant la précision de tireur face à sa cible à celle du

comédien qui vise le public. Il veut déposer les armes pour refaire du théâtre. Durant tout

l’entretien, j’ai les yeux fixés sur les portables qui n’arrêtent pas de vibrer. Je savais que très

souvent les activistes palestiniens sont repérés et tués à cause de la carte Sim qui les trahis. A

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la moindre incartade c’est un missile qui leur tombe sur la tête. A chaque fois que les téléphones

vibraient je regardais le plafond.

Zakaria sera amnistié un an plus tard par l’armée israélienne et rejoindra le théâtre de Jénine.

Mais le 5 avril 2011, Juliano tombe sous les balles d’un homme masqué alors qu’il sortait du

théâtre avec son enfant nouveau né. Il venait d’avoir 52 ans, l’enfant terrible du théâtre de

Jénine qui se disait 100% juif et 100% palestinien.

Un an plus tôt, lors d’un passage à New York, il confiait à l’écrivain libanais, Elias Khoury, qu’il

allait mourir par balles.

Au lendemain de cette rencontre à Jénine, je devais prendre l’avion pour Paris. Mon avion était

à 17 heures. Je me suis dit que j’allais passer un sale moment avec les services israéliens. J’ai

commandé un taxi à 10 heures. Une demie heure plus tard, j’étais à l’aéroport. Le policier a à

peine ouvert mon passeport :

- Have good a trip.

A 11h et demi je me suis retrouvé dans la salle d’attente, seul… Comme un couillon… Là, j’ai

vécu une vraie crise existentielle : étais-je devenu insignifiant à ce point ? Transparent ?

Inoffensif ? Impuissant ? Anodin ? Quantité négligeable ? Au début, j’ai failli rebrousser chemin,

aller taper à la porte des services du Shin Bent, les supplier de me poser une question, une

petite question au moins, ne serait-ce que pour la forme. Histoire de justifier toutes ces heures

d’avance. Puis, je me suis mis à espérer, dans la salle d’attente vide, la soudaine irruption d’une

équipe de Mossad, cranes rasés, Ray Ban et oreillettes, qui allait me passer à la question. Les

heures ont passé et je n’ai vu personne venir… Je suis resté seul avec ma parano et mon

romantisme … Au moment d’embarquer, fourbu, désespéré, j’ai compris la morale de cette

histoire : nous, gens du théâtre, sommes peu de chose. Même quand nous prenons les armes,

nous n’inquiétons personne, à part nous nous mêmes.

A la sortie de l’aéroport m’attend un taxi envoyé par le théâtre. Le chauffeur palestinien est

muet. Le jour décline. L’autoroute est presque vide. Je devine au loin les villages arabes grâce

aux minarets et aux constructions anarchiques. Le chauffeur ouvre enfin la bouche. Il me montre

un îlot d’immeubles blancs avec des toits rouges, à peine jailli de la terre :

- C’est une nouvelle colonie. Ils veulent toute ces terre pour eux tous seuls. Ils finiront un jour

par nous effacer de la carte.

Samedi 2 mai.

J’ouvre les yeux à l’aube. Juste après l’appel à la prière. Une grande lumière inonde le cloître

désert. Dans le foyer, j’ai l’impression de retrouver les mêmes visages, des anglais à collier de

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barbe et de vieilles dames en jupes bleues plissées. Vers 9 heures, je me rends au théâtre.

Amer est là qui me donne les nouvelles : Samy vient avoir enfin l’autorisation de sortie de

Bethléem, il doit passer demain la récupérer au poste militaire, mais les comédiens rouspètent,

car Ivry ne leur a pas viré leurs salaires.

Les comédiens finissent par arriver. Depuis un mois, j’ai fait circuler le texte entre eux afin que

chacun puisse y ajouter ses corrections. En principe, nous devions avoir aujourd’hui une version

finale qui ne bougera plus. Nous entamons une lecture à la table ; là je me rends compte que

chacun a réintroduit des modifications sans tenir compte du tout de son partenaire. Tout est à

refaire ! En fin de journée, je décide de faire un tour dans la vieille ville.

Des bennes d’ordures brûlent sur Naplouse Road. Un nuage de poussière blanc recouvre la

descente vers la Porte de Damas que les palestiniens appellent toujours « Bab al Amoud » qui

signifie en arabe : « Porte de la colonne ». On ignorait la raison de cette appellation, jusqu’à ce

que les archéologues découvrent les vestiges d’une colonne romaine, érigée au temps

d’Hadrien et qui se trouvait sur une place située derrière les remparts actuels de la ville

construits par Soliman le Magnifique.

Dans cet entonnoir de pierres qu’est la Porte de Damas, on retrouve les bas-fonds de ce qui

subsiste de la Palestine : voleurs à la tire, vendeurs de portables volés, dealers en Nike et indics

en jeans - baskets. Je m’apprête à franchir la porte quand j’entends de grands cris. Une

patrouille de soldats, trois hommes et deux femmes blondes, est entourée par une bande

d’enfants d’une dizaine d’années. Ils traitent les soldats de tous les noms. Ces derniers

lourdement armés sont, bizarrement paniqués. Ils se collent les uns aux autres, forment un

cercle, crient dans leur talkie walkie. Les enfants s’approchent d’eux et continuent à les injurier.

La foule se fige. Les enfants encerclent la patrouille, ils ont le nez sur les canons des fusils. Le

plus âgé des militaires relève son Uzi et l’arme. Un silence terrible se fait sur la place. Personne

ne bouge. Une soldate hurle en hébreu. Elle tire son collègue par la chemise et l’entraîne hors

de l’amphithéâtre. Les enfants applaudissent et disparaissent en courant. La foule se remet en

marche. Le brouhaha reprend. Je renonce à ma ballade et reviens sur mes pas.,

L’un des chroniqueurs israéliens, Nahoum Barnea, l’éditorialiste de Yedioth Aharono, évoquait

ce phénomène suicidaire chez les enfants palestiniens : « Ils ne meurent pas pour devenir les

martyrs de la Palestine, de l’Islam, ou pour tuer des juifs. Ce sont les martyrs du désespoir . Ils

veulent mourir et les soldats sont l’instrument de leur suicide. Au contraire de la précédente

vague de terrorisme où les militaires étaient leur cible. Une gamine de douze ans s’est

présentée à un barrage. Portant un sac qui ne contenait ni arme ni couteau, elle n’a pas obéi

aux soldats qui lui criaient de s’arrêter. Ils ont ouvert le feu. Aux enquêteurs, elle a expliqué «

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Mon père gagne un salaire de misère à la municipalité de Kalkilya. Ma mère est au chômage. Je

voulais mourir » Elle s’en tire avec une blessure au genou. »

Barnea poursuit : « Après cinquante ans d’occupation, chaque jeune palestinien a un problème

personnel. La mort d’un proche ou son emprisonnement. L’humiliation aux barrages. La

pression imposée par le Shin Beth, par Tsahal ou par les services de sécurité palestiniens. Les

familles désunies etc. Etc. Les problèmes sont les mêmes mais la solution est différente pour

ces adolescents. C’est, être martyr »

Dimanche 3 mai

Samy nous appelle, il est à Aman, il a pris le bus pour traverser le pont Allenby. Il devrait être à

Jérusalem vers midi. Le pont Allenby qui sépare la Cisjordanie de la Jordanie est le seul point

de passage possible pour les palestiniens. Comme l’écrit le quotidien le Monde « le pont Allenby

est un condensé de toutes les calamités dont les Palestiniens sont affligés : bureaucratie,

corruption et tyrannie sécuritaire ». La traversée de ce pont est une vraie via dolorosa. Les

palestiniens qui arrivent de Jordanie déposent leurs bagages sur un tapis roulant, puis accèdent

à un guichet. Ils y achètent leur billet de bus et entrent dans la salle de départ. Ils attendent que

leur numéro soit appelé puis, « carte de départ » en main. Ils récupèrent leur bagage et montent

dans le bus qui les emmène au « pont israélien ». Sur les quelques kilomètres qui séparent les

deux terminaux, le bus subit plusieurs contrôles. Avant d’entrer en territoire israélien, il s’arrête

devant un barrage dans l’attente qu’un soldat israélien actionne la barrière. Puis, nouvel arrêt

devant un abri où les passagers doivent descendre. Les cartes d’identité sont contrôlées, le bus

fouillé, puis les voyageurs remontent pour être emmenés au « pont israélien », derrière un

dernier check point. Les passagers attendent le signal d’un agent armé pour descendre ; ils

s’engagent avec leurs bagages dans une allée en chicane menant à des tapis roulants, où ils

déposent leurs valises. Celles-ci sont étiquetées d’un code-barres également apposé sur le

passeport. À un premier guichet, les passagers présentent leurs passeports sur lesquels un

employé met un numéro indiquant si une fouille doit être effectuée. À l’intérieur de la salle, un

nouveau dispositif en chicane mène à deux portiques et scanners. Les passagers posent leurs

bagages à main, passent le portique ; certains sont emmenés pour fouille et interrogatoire. Puis

ils se répartissent dans les queues aux guichets d’entrée. Ils présentent leurs papiers : après

contrôle et parfois quelques questions, ils espèrent que leur passeport sera tamponné et qu’ils

pourront avancer vers la sortie. Certains sont priés de s’asseoir sur des sièges en métal

disposés en carré devant les guichets, et d’attendre qu’on les appelle pour des vérifications plus

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poussées. Enfin, si le code-barres l’indique, les valises sont éventuellement fouillées. Les

passagers passent enfin par la douane israélienne puis prennent le bus pour Jéricho.

Pour franchir ce poste frontière, chaque palestinien met 8 heures les beaux jours et 10 heures

les jours d’affluence. Un Paris-Marseille pour parcourir 40 mètres.

C’est en traversant ce pont, que le vénérable Régis Debray est tombé amoureux d’Israël.

Comme il l’écrit dans son « Un candide en Terre Sainte : « côté jordanien, il y avait des arabes

moustachus qui sentaient le tabac froid, et quand je suis arrivé au poste israélien, j’ai rencontré

des ashkénazes blondes qui fleuraient bon le Chanel numéro 5, j’ai senti que je foulais enfin une

terre civilisée ». A chacun son chemin de Damas.

Au théâtre nous attendons Samy qui doit traverser ce pont. A midi, il nous appelle pour

annoncer qu’il ne pourra jamais être dans la journée à Jérusalem. Devant lui il y a vingt bus qui

arrivent de la Mecque et qui sont bloqués côté jordanien.

Lundi 4 mai

Samy est enfin là. Le théâtre reçoit des groupes scolaires. Un immense brouhaha. Les

techniciens fabriquent les décors. Sahar, chorégraphe de Haïfa, nous a rejoints. Elle veut

travailler les scènes avec Samy et Shaden. Elle prend la grande salle. Je reste avec les autres

comédiens pour vérifier les dernières retouches du texte. Soudain, Shaden nous rejoint dans la

salle de répétition, elle s’installe sur les gradins, ne veut parler à personne.. Amer arrive et lui

demande de quitter le théâtre si elle refuse de travailler. Elle s’en va. Le filage tombe à l’eau.

Mardi 5 mai

Shaden a repris les répétitions avec Sahar. Les salles sont occupées par les scolaires. Je reste

avec les comédiens dans une petite pièce au premier étage. Amira appelle alors pour

m’annoncer qu’elle ne peut pas assister aux répétitions, elle doit se rendre au tribunal qui doit

trancher sur la garde de son fils.

Mercredi 6 mai

Je passe la journée dans la petite salle à faire travailler Lama, Faten, Shaden et les autres. Je

tente de travailler, je cours après les uns et les autres. A la fin de la journée, je me réfugie à

l’Ouest

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Jeudi 7 mai

L’équipé s’est étoffée de Georgina, metteure en scène, qui va assister Adel et qui, avec sa

rigueur et son exigence, remettra la troupe sur les rails. Le filage commence très tard, car

Shaden et Faten étaient bloquées au check point de Ramallah. Nous commençons enfin les

répétitions, la chorégraphe lance les CD, mais on se rend compte que le lecteur de la grande

salle ne prend pas en charge le MP3. Nous laissons tomber la musique.

Les comédiens entrent en scène, personne n’a en tête la succession des scènes. C’est un vrai

bordel. On arrête tout on décide de faire une italienne. A la dernière scène, Kamel et Daoud

s’éclipsent du théâtre sans prévenir.

J’apprends heureusement que Adel vient d’arriver. Je le rejoins au Legacy. Nous prenons des

pâtes et, au lieu d’évoquer la pièce, je l’écoute parler avec passion de la rencontre du Barça et

du Réal. Dieu sait que je hais le foot. Mais depuis ce jour là, grâce à Adel Hakim, je sais tout de

Messi.

Samedi 9 mai

Presque tout le monde est au théâtre, une partie du décor vient d’être installée. Sur l’écran

vidéo on voit enfin en jaune le titre de la pièce « Des Roses et du Jasmin ».

Sahar la chorégraphe intervient pour dire qu’elle n’en peut plus. Chaque jour, elle fait un trajet

de 4 heures entre Haïfa et Jérusalem, elle prend un bus, un train puis un taxi. Elle aimerait bien

qu’on lui trouve avec ses collègues, Samy et Lama, un logement sur Jérusalem. Amer lui

explique qu’aucun propriétaire à Jérusalem-Est n’accepte de louer à des garçons et des filles

ensemble.

Lama de son côté nous confie qu’elle n’ose plus sortir du théâtre. Comme elle est habillée très

court chaque fois qu’elle emprunte la rue Saladin, elle se fait traiter de pute et cracher dessus

par les hommes et les femmes.

Samy nous appelle alors. Il a franchi le check point mais il a perdu son laisser passer.

Adel monte sur le plateau :

- Si vous n’êtes pas au top, je ne suis pas obligé de vous prendre, des gens vont venir de

France, d’Italie, de Belgique, je ne veux pas prendre de risque. C’est clair entre nous.

Nous travaillons trois heures d’affilée, les scènes défilent. Le filage est presque parfait.

Les comédiens restent dans la salle. Personne ne fume, personne ne fait sa prière. Arrive le

moment où on joue la scène de la proclamation de l’Etat d’Israël. Un drapeau israélien apparaît

en plein écran. Houssam se retourne et le découvre, surpris :

- Tiens, tiens, tiens, le public va adorer, ton idée, Adel.

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Georgina à la régie sourit :

- La dernière fois un drapeau américain sur scène a provoqué l’émeute.

Dimanche 10 mai

Un ciel gris. Il fait froid. Les comédiens sont sur le plateau, ils s’échauffent.

On travaille la deuxième partie. La journée se passe très bien. Tout le monde a appris son texte.

Les scènes sont inégales. A 18 heures, Benjamin arrive de Paris, il doit monter le décor. Le

Théâtre des Quartiers d’Ivry a envoyé quatre caisses de 700 kilos qui sont à l’aéroport de Tel

Aviv. Le régisseur doit impérativement repartir sur Paris le vendredi. Le théâtre étant pris le

mercredi, il ne nous reste qu’un jour pour tout monter.

Vers dix heures, nous recevons un mail de l’attaché culturel qui nous annonce que le décor ne

sera livré que la semaine prochaine. Nous pensons de suite que les autorités israéliennes ont

bloqué le décor afin d’ empêcher le spectacle d’avoir lieu. Panique. Après plusieurs coups de fil,

il s’avère que le problème vient plutôt du Consulat de France à qui il faut plus de trois jours pour

remplir les formulaires de douane, car ils sont en hébreu. .

J’appelle Anthony qui est à Gaza. Il promet d’intervenir auprès de l’agent consulaire chargé de

ce gendre de démarches. Vers midi, le Théâtre des Quartiers d’Ivry nous confirme que d’après

le transitaire le décor sera à Jérusalem le mercredi.

Nous reprenons les répétitions et arrivons à la scène finale qui pose problème dès le début.

Dans la version initiale Adel avait imaginé le retour des morts sur scène, Salah et John, qui

témoignent du désastre du conflit et jettent des fleurs sur les tombes des victimes juives et

arabes. Les comédiens refusent de la jouer. Nous provoquons un débat. Georgina prend la

parole la première :

- On ne peut pas dire à la fin au public, bonsoir, toute cette histoire du conflit israélo-palestinien

vient d’un manque d’amour. Nous ne sommes pas à la maternelle.

Faten est du même avis :

- J’ai participé aux deux intifada, nous vivons sous l’occupation. Nous ne pouvons pas tenir ce

discours de réconciliation. Le fossé est tel aujourd’hui qu’aucun espoir n’est possible.

Amira a un avis plus nuancé :

- Moi, j’ai vu à quinze ans, tellement de gens mourir sous mes yeux, j’ai été emprisonnée à

seize ans. Je traite aujourd’hui avec les israéliens, non pas parce que je suis une salope, mais

parce que je suis un être humain.

Daoud, lui, est plus vindicatif :

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- J’ai vu des soldats israéliens pouffer de rire en faisant des cartons sur des enfants

palestiniens. Je ne comprends pas ce dénouement.

Alla qui est le cadet de la troupe trouve la fin très belle.

Houssam lui n’est pas du tout du même avis :

- Moi, je suis tellement dans la peau de mon personnage sioniste, Aaron, que lorsque je me

regarde dans le miroir, je me dis qu’est-ce qu’il manigance cet arabe ? Il faut une fin claire qui

exprime notre défaite. Nous sommes un peuple de vaincus. Il faut accepter notre défaite.

Admettre que nous ne sommes pas des héros. On ne peut rien construire si nous n’intégrons

pas cette réalité amère. Comment voulez-vous faire la paix alors que vous avez des enfants qui

naissent aux check point ? Moi, je passe ma vie devant les tribunaux pour arracher mon fils aux

griffes de la police israélienne. Mes enfants, je leur ai foutu une raclée cet été pour qu’ils ne

sortent plus manifester, ils s’en foutent, hier, ils étaient dans la rue pour braver les soldats…

Adel propose qu’on garde la fin telle quelle.

La proposition se heurte au refus de tous. Impossible, on ne peut pas ressusciter, John,

l’officier anglais à la fin, même s’il a été assassiné par les extrémistes de l’Irgoun.

Je propose alors que Léa tue son oncle Aron pour venger la mort de ses deux filles.

Personne n’est d’accord avec moi :

- Impossible, on ne peut pas tuer Israël comme ça. Aaron c’est Israël et Israël est invincible. Et

si Léa tue Aaron, cela veut dire que la solution viendra d’une juive.

- Mais Léa est mariée à un palestinien ?

- Oui, mais aux yeux des juifs, elle est juive.

Nous sommes dans une belle impasse. Adel, rivé à la régie, se lève précipitamment :

- Je vais aux toilettes. Je vous laisse faire. Trouvez la fin qui vous arrange. Moi, j’ai donné.

Houssam reprend la parole :

- On ne peut pas mettre la mort de Rose, l’israélienne de père palestinien, et Yasmine, sa sœur,

sur le même plan

Au bout de quelques minutes Adel revient le visage illuminé :

- C’est bon on coupe tout. On termine sur une image, Mohsen, le père palestinien, apprend la

mort de ses deux filles, Yasmine et Rose, il avance et crache au visage d’Aaron. Noir.

Tout le monde approuve la proposition.

On tente d’ essayer cette fin. Mais Kamel s’est absenté pour faire sa prière. Adel s’emporte :

- S’il n’ ya pas de bébé à garder, c’est Dieu qu’on lange dans ce théâtre.

Il prend une cigarette et m’assure :

-

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C’est la dernière fois qu’on fait quelque chose ici.

Lundi 11 mai

Le décor est toujours bloqué à la douane israélienne. Nous demandons à être reçus par

Conseiller culturel au Consulat de France. Avenant, il nous reçoit avec beaucoup d’amabilités.

Jeune, fringant, style énascienpo. Costume bleu, chemise blanche, cravate rouge. Tout un

programme. Aux murs de son bureau des cartes arabes de la Palestine et de Gaza. Adel lui

demande si les services culturels peuvent nous aider pour la diffusion du spectacle. Le

conseiller se gratte la tête :

- Chaque jour on reçoit de Paris des avis de coupes. On coupe dans tout. Ils nous demandent

de mutualiser, de rentabiliser, de rationaliser, avec quels moyens ? Le problème c’est qu’il n y a

pas de moyens. Mutualiser, je veux bien, mais mathématiquement c’est impossible, zéro divisé

par zéro est égale à zéro.

Sans conviction, Adel met un dossier du spectacle sur le bureau du conseiller. Ce dernier le

feuillette lentement avant de nous confier :

- Il y a des jours où je ne veux plus prendre mes lunettes pour voir les choses, je suis myope et

je m’en réjouis. Cela m’empêche de voir la réalité des choses.

Mercredi 13 mai

Le décor est arrivé in extrémis. Benjamin s’est arrangé pour tout monter avec les deux

techniciens. Le cadre pèse trois cent kilos le théâtre n’a pas de moteurs, il a fallu acheter des

poulies.

Vers dix sept heures, on pénètre dans la salle, les grandes caisses d’Ivry sont ouvertes, un

grand cadre en aluminium trône sur la scène. On place les paravents. On est sauvés !

Samedi 16 mai

Amira arrive en retard. Elle a de la fièvre. Elle quitte le théâtre. Les répétitions tombent à l’eau.

La grande salle est occupée par des scolaires qui jouent du tambour.

Dimanche 17 mai

Il fait très chaud. C'est aujourd'hui la fête de Yom Yeroushalaïm, qui célèbre la "réunification" de

la ville en 1967. Des groupuscules extrémistes profitent de cette occasion pour réclamer

l'annexion des quartiers arabes de la ville. Je quitte le théâtre en vitesse. Je descends la rue de

Naplouse. D'habitude dans ce secteur oriental de la ville on ne croise pratiquement pas de gens

en kippa. Mais là, à l'angle de l'hôtel Legacy, une assemblée de colons fait la fête, protégée par

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une patrouille de soldats. En bas, je tombe sur ce spectacle incroyable, la porte de Damas n'est

plus qu'une marée de drapeaux bleus et blancs. L'accès à la porte est interdit par des barrières

bleues et derrière ont pris position des soldats et la cavalerie. Un secouriste me prévient : la

vielle ville est interdite aux non juifs jusqu'à 21 heures. Un groupe de touristes exhibe leurs

passeports en criant qu'ils sont chrétiens et qu'ils veulent visiter le Saint Sépulcre. Les soldats

les repoussent en hurlant : « Jewish, only, jewish, only ».

Dans le ciel bleu, flotte un dirigeable qui filme et enregistre le moindre battement de cœur dans

la cité.

La veille ville est investie par des jeunes venus des colonies. Tous les magasins arabes ont

fermé. Les jeunes, coiffés de kippa et revêtus de drapeaux israéliens, courent dans les rues

désertes de la ville arabe en scandant : « A mort les arabes ». La veille, le vice-ministre de la

défense Rabbi Eli Ben Dahan a déclaré : « les Palestiniens sont des bêtes, ils ne sont pas des

êtres humains, ils ne méritent pas de vivre ».

Lundi 19 mai

Je dois commencer mon atelier d’écriture ce matin. J’ai travaillé tard pour préparer les

exercices. On a mis à ma disposition la grande salle, 400 places. Le théâtre National a fait

passer une annonce sur Face book, avec le descriptif de la formation en anglais, en français et

en arabe. 172 personnes se sont inscrites. A 11 heures, je me retrouve avec trois personnes.

Un costumier qui travaille sur les transsexuels, une infirmière de l’hôpital psychiatrique qui veut

écrire une pièce sur la névrose phobique et une étudiante voilée passionnée par les suicides

après l’échec au bac. L’atelier fait long feu.

Mardi 20 mai

C’est la canicule. Je passe la matinée à vérifier les surtitrages. Comme les comédiens changent

tout le temps le texte. Il est impossible de fixer quoi que ce soit. En fin de journée, l’ancien

administrateur du théâtre, Jamal Ghouchi, nous propose de nous emmener à Jéricho qui est 30

kilomètres de Jérusalem. Il fait nuit. L’air est lourd. Nous prenons la voiture. A l’entrée de

Jéricho, il y a le grand panneau rouge écrit en blanc qui prévient les israéliens qu’il ne doivent

en aucun cas franchir cette limite qui marque l’entrée en territoire palestinien. Nous faisons un

tour dans l’oasis qui ressemble à un village du Far West abandonné. Coupée des autres

localités palestiniennes, comme le reste, Jéricho tombe en ruine, sans trompettes ni murailles.

Des boutiques vides, des cafés bondés, des trottoirs défoncés, et des mosquées pleines à

craquer. Nous dinons à la terrasse d’un restaurant qui a des allures de cour de récréation. Des

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enfants courent entre les tables et des bébés qui pleurent. Adel est muet depuis un moment.

Jamal demande un narguilhé surmonté d’un véritable brasero. Il fait très chaud. Le houmous

flotte dans l’eau et le kebab ne passe pas. Jamal nous parle de ses déconvenues avec le TNP,

puis nous met en garde :

- C’est vraiment formidable votre travail. Mais vous oubliez une chose, il n’y a personne pour le

théâtre à Jérusalem, si vous faites une deuxième représentation nous n’aurez pas plus de trois

chats dans la salle. L’idée des trois heures de spectacle est magnifique, on n’a jamais vu ça ici,

mais si vous faites un entracte personne ne va revenir. Vous allez vous retrouvez tous les deux,

tous seuls. Je ne sais même pas si les comédiens vont rester avec vous pour la deuxième partie

de la pièce.

Mercredi 21 mai

Le théâtre national palestinien dispose de deux salles de spectacle et d’un atelier qui sert

désormais de fumoir. Au premier étage, il y a des toilettes et des bureaux vides. On y croise

parfois la charmante secrétaire que nous avons surnommée You tube, tant elle est attentive à

toutes les émissions de The Voice. Profitant d’un moment de répit, Adel, naïf impénitent, a été la

voir ce matin pour lui demander si le théâtre avait bien lancé des invitations pour la première.

Elle a enlevé ses écouteurs pour lui dire :

- De quelle création vous parlez ? Je ne suis pas courant.

Nous soumettons le problème aux comédiens :

- Nous sommes à une semaine de la création et nous n’avons pas l’ombre d’un carton ou d’une

affiche.

Kamel prend la parole :

- C’est à la direction du théâtre de s’occuper de cette tâche

- Mais quelle direction, il n y a personne dans ce théâtre.

- Justement, et c’est pour ça que personne n’est au courant de cette pièce.

- Qu’est ce qu’on peut faire ?

- Il faut faire une réunion avec la direction

- Mais on vient de dire que la direction n’existe pas.

- Donc, nous n’allons avoir personne.

Jeudi 22 mai

Nabil Boutros, le photographe et traducteur et Dominique la costumière nous ont rejoint hier.

Nous avons décidé d’être très tôt au théâtre. Là, nous nous rendons compte que tous les

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panneaux en plexiglas qui servent de décor sont abimés. Pour nettoyer la silicone qui les collait

aux cadres, les techniciens ont utilisé de l’alcool qui a laissé de grandes taches sur les

panneaux. Dominique s’est installée dans un réduit où se trouve une machine à coudre. Nous

faisons un filage de la première partie du spectacle qui se passe bien.

A midi, à la pause déjeuner, un jeune palestinien, très hard rock, jean, santiags, cheveux

dégoulinants de gel demande à l’un des vendeurs de la supérette ;

- Je voudrais deux condoms , s’il vous plait.

L’épicier entre dans une grande colère :

- Mais tu te crois où ? à L’Ouest, chez les Juifs. Tu ne vois pas qu’il y a des femmes et des

enfants dans la boutique. Nous ne vendons pas ce genre de saloperie, nous sommes des gens

propres, nous, nous n’avons pas cette maladie. Va chez les juifs.

Les femmes acquiescent :

- Va au diable, va !

Vendredi 23 mai

Comme le spectacle semblait sur les rails, je me suis proposé d’aller animer un atelier d’écriture

à Bir Zeït, sur les hauteurs de Ramallah.

Il faut prendre un bus" arabe" de la porte de Damas à Jérusalem. Passer le check point de

Qalandiya. Forteresse de barbelés et de miradors qui portent des traces d'émeutes et

d'incendie. Les check point sont des points de contrôle fortifiés, contrôlés par l’armée et qui

jalonnent toute la Cisjordanie. Enfants, femmes, vieillards doivent pour aller d’un point à un

autre passer par les scanners et montrer patte blanche. Au total et chaque jour 200 000

personnes transitent par ces points de contrôlés tenus par des jeunes soldats, filles et garçons

ayant entre 18 et 24 ans, armés jusqu’aux dents, le doigts sur la gâchette en permanence.

Depuis 1987, plus de 500 check points ont été implantés sur les territoires palestiniens. Le

passage dépend de l’humeur et du bon vouloir des soldats.

Selon l’association israélienne Betselem, en mars 2015, il y avait 60,92 kilomètres de routes en

Cisjordanie réservés uniquement aux colons. Israël interdit également les Palestiniens de

traverser, même certaines de ces routes dans un véhicule, ce qui limite leur accès aux routes à

proximité. Dans ces cas, les Palestiniens les voyageurs doivent sortir du véhicule, traverser la

route à pied, et de trouver un autre mode de transport de l'autre côté.

Enfin, Israël est le seul pays au monde où les distances ne sont pas les mêmes pour tous. Si un

colon met 40 minute pour parcourir les 30 kilomètres qui séparent Jérusalem de Hébron, un

palestinien mettra parfois plus de 5 heures pour parcourir la même distance, car il doit

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emprunter les routes de contournement arabe, dessinées exprès pour éviter les colonies.

Dernier détail, les routes des colons passent toujours au dessus des routes arabes. Dans ce

processus d’occupation tantôt sournoise, tantôt violente, on se rend compte qu’après avoir pris

la terre et l’eau des palestiniens, Israël occupe et dévore le temps qui leur reste. On peut dire

qu’aujourd’hui un palestinien consacre plus de la moitié de sa vie à régler ses problèmes avec

l’administration ou l’armée israélienne.

A Bir Zeït tout en haut, on entend en même temps le clocher des églises et la voix du muezzin.

Nous sommes dans une localité où il reste quelques chrétiens. Depuis 1948, les villes

palestiniennes se vident peu à peu de cette communauté et on peut dire que les chrétiens sont

en voie d’extinction en Terre Sainte, Il sont aujourd’hui au nombre de 50 000 en Cisjordanie. Les

Chrétiens de Jérusalem en 1922 étaient légèrement plus nombreux que les musulmans, 15.000

contre 13.000. Aujourd'hui, leur nombre est de moins de 2 pour cent de la population de la ville.

Victimes de l’occupation israélienne mais aussi en butte à l’hostilité des musulmans, et à la

haine des islamistes, les chrétiens choisissent la voie de l’émigration, d’autant qu’ils obtiennent

facilement des visas des pays européens ou des Etats Unis. Mais c’est tout l’Orient qui est en

train d’effacer le souvenir du Christ.

Maya m'accueille devant les locaux de Palestinien Workshop qu’elle dirige. Elle a tout préparé,

café, gâteaux et fruits. Dans la grande salle, une dizaine de personnes. Je demande à chacun

de me raconter l'histoire qu'il veut écrire. Il est beaucoup question d'occupation et d'enfances.

J’insiste, comme à chaque fois, pour que les participants sortent des thèmes convenus : Le

check point, les prisonniers, l’intifada. Ecrire pour le théâtre c’est écrire contre soi. L’occupation

explique une partie des problèmes qui gangrènent la société palestinienne, mais elle ne les

justifie pas tous.

Aymane, une jeune de vingt ans, se lance le premier :

- Je ne sais pas si vous avez remarqué à Ramallah, les voitures de la police palestinienne sont

la photocopie des israéliennes. Les mêmes couleurs, blanc et bleu, le même modèle de

véhicule, et les policiers sont aussi la copie conforme des autres, cranes rasés, ray ban. J’ai été

arrêté il y a quelques mois par notre police pour un motif dérisoire, ils m’ont fait descendre dans

une cave. L’officier qui avait passé huit ans dans les prisons palestiniennes a enlevé sa ceinture

et s’est mis à me battre. Il ne savait même pas pourquoi j’étais là. A un moment, il s’est mis à

m’insulter en hébreu, « sale arabe », j’avais le dos en sang, et avant de m’évanouir, j’ai eu la

force de lui dire qu’il se trompait qu’il n’était pas israélien, il s’est excusé, il s’est arrêté une

minute, avant de reprendre la séance de torture en arabe, et là, il frappait plus fort.

Amal, professeure, la trentaine, prend la parole à son tour . La voix nouée elle raconte :

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- Il y a un an, j'étais avec mes deux enfants au check point, ils étaient en retard pour l'école, un

soldat a refusé de nous laisser passer, sans motif, il était de mauvaise humeur. J'ai insisté, je l’ai

supplié, il ne voulait rien entendre, il nous a bousculés, et à la fin il nous a chassés à coups de

pied. On dirait pour le plaisir. Mes enfants ont raté leur cours. Je suis rentrée en larmes. J’avais

une telle rage que j’ai pensé me faire exploser. Une semaine plus tard, mon aîné de huit ans a

été renversé par une voiture, je l'ai emmené aux urgences à Jérusalem. Il a été pris en charge

par un médecin israélien. J'ai été très surprise par l'attitude du médecin, il traitait mon fils avec

une douceur, comme s'il avait été son père, mieux, comme s'il avait été sa mère. Quand il a

enlevé son masque chirurgical, je me suis rendu compte que c'était le soldat qui m’avait

frappée. Je lui ai demandé s'il se souvenait de moi, de mes enfants, du coup de pied. Il m'a

répondu avec un grand sourire :

- Parfaitement, c’était bien moi, mais je n'ai rien à voir avec ce soldat.

J'ai demandé à Amal d'écrire la scène, sachant que celle-ci n'aurait d'intérêt que si elle se

mettait dans la tête du médecin soldat :

Le lendemain, elle est arrivée à l'atelier les yeux cernés :

- Je n'ai pas dormi de la nuit. Pour la première fois de ma vie, j'ai essayé de me mettre dans la

tête de l'autre, d’un israélien, d’un juif. Je n’ai jamais pensé à ça. J'y suis presque arrivée. Mais

c'est vertigineux... vous ne pouvez pas imaginer... C'est dangereux ce que vous faites... Faut

que j'arrête.... C'est dangereux....

Elle a quitté l’atelier.

J'emprunte tous les jours le Chekpoint de Qalandiya pour sortir de Ramallah. Le couloir est haut

de 2m 20, large de 80 cm. Au bout et après le tourniquet, il y a un deuxième sas où l'attente

peut durer, encagés ainsi, les gens ne se parlent pas. Ils regardent le clignotant vert qui

annonce que le tourniquet est libre. On passe trois par trois. Puis le tourniquet se bloque

automatiquement. Il faut tout enlever, car les détecteurs sont très sensibles. Derrière des vitres

blindées, des soldats, souvent très jeunes, dévisagent les gens. Il faut coller son passeport

contre la vitre, retenir son souffle et attendre, tout dépend, de leur humeur, ou de votre tête. En

empruntant ce corridor, je me suis rendu compte en regardant le ciel que j'avais au dessus de

ma tête des haies de barbelés. Le check point est un univers déshumanisé en soi. Il y a le mur,

les miradors, les soldats, les meurtrières, les caméras partout. Je me suis demandé alors quelle

était la vraie intention de l'architecte qui a mis des barbelés au dessus de nos têtes : voulait-il

nous barrer la route du ciel, ou nous dire simplement qu'on ne sortira jamais par le haut de ce

conflit de fous ?

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Lundi 1 er juin

Nuit d'été à Jérusalem dont la lumière n'a pas d'équivalent ailleurs. La cour du théâtre se remplit

petit à petit. Les amis venus de France et de Suisse sont là. Elisabeth Chailloux, Dominique

Rocher, la costumière, Nabil Boutros, traducteur et photographe. Hervé Loichemol arrive direct

de l'aéroport. Amer Khalil, a mis un costume, il pose pour la presse. Il est en nage. Dans un

coin, Adel Hakim qui a décidé de se mettre à fumer, a acheté son premier paquet de cigarettes

qu'il est en train de finir. Il y a beaucoup de monde. Nous avons un peu la trouille. Les gars de la

sécurité habillés en tee shirt noirs roulent des mécaniques devant la porte du théâtre. Une

membre du CA du théâtre me glisse à l’oreille : « Je vous ai prévenu, c'est trop long. Les gens

vont partir au bout d'une heure ». Sur scène les comédiens dansent. Je reste un moment dans

les loges avec Dominique Rocher, notre costumière. Elle leur demande de ne pas mettre trop de

blanc sur le visage et chacun tend son visage pour qu'elle le maquille. On ouvre les portes. C'est

la ruée. Il y a du monde partout, sur les marches, en haut, en bord de scène. Une dame confie

son bébé à Georgina, l'assistante du metteur en scène qui a en charge la régie. Le Consul de

France arrive sous bonne escorte, il cherche la rangée réservée aux invités, mais tout a été pris

d’assaut.

Je m'installe derrière le mac. Ce soir, je suis chargé du surtitrage du spectacle. Adel reste

debout, il surveille la musique. Le spectacle commence dans un grand silence. Beaucoup ont

sorti leurs tablettes pour filmer mais durant toute la première partie personne ne bouge. Un

miracle. Après une heure quarante cinq, c'est l'entracte. La cour n'est plus qu'un nuage de

fumée. On fume beaucoup dans ce pays. Je laisse ma place à Nabil Boutros, formidable

compagnon de route, capable de résoudre tous nos ennuis techniques. Contrairement à tout ce

qu'on a entendu, les gens sont restés. La troisième partie commence. Arrive la scène de la

fouille où le soldat Dov oblige Yasmine à se déshabiller. La musique d'Orange mécanique est à

fond. Yasmine est derrière un paravent, en ombre chinoise, on devine juste les contours de son

corps. Sous la menace, elle enlève le soutien gorge puis le slip. On entend soudain un siège

claquer, une dame quitte sa place et claque la porte du théâtre. Je la rejoins. Elle est dans la

cour du théâtre. Il est 21H 45. Il fait chaud. La dame est en larmes. Je lui demande ce qui s'est

passé :

- Je suis désolée, monsieur, contrairement à ce que vous pouvez croire, elle montre son voile, je

suis une femme ouverte, tolérante, je suis très tolérante. J'ai suivi toute la pièce, j'ai tout accepté

les malheurs des Juifs, le récit des camps de concentration, le drapeau d'Israël qui flotte sur la

scène du théâtre national palestinien, les propos grivois d'Aaron sur sa nièce, la danse des

filles, mais qu'est ce qui vous a pris, elles étaient presque nues sous leur robes rouges, mais la

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scène de la fouille, là, je ne peux pas. Et vous savez pourquoi je pleure, j'ai demandé à mon

mari et à mes deux fils de sortir avec moi... Ils ont refusé... Vous vous rendez compte... Ils ont

préféré le théâtre.... Je suis obligée de les attendre, car ils ont les clés de la voiture...

Elle s'arrête soudain. Elle regarde autour, puis me demande :

- Je suis la seule à être sortie ?

- Je crois que oui

- Mon Dieu, mais toutes ces femmes voilées qui étaient dans le théâtre, vous croyez qu'aucune

n'a le sens de la pudeur... Aucune ne craint Dieu ?

A 22 heures, on envoie la musique. Les morts reviennent sur scène. Le public est en transe.

Adel est en larmes. Les comédiens semblent sonnés, comme ivres. Ils n’arrivent pas à croire

que tout le monde soit resté tout ce temps là pour les voir. Hussam, qui joue le rôle d’ Aaron,

sors de scène. Il est très ému. Il confie ses premières impressions à l’équipe de France Inter :

- Oui, Cela a été un grand défi pour moi car je dois justifier les actions de mon personnage

"Aaron" à travers mon interprétation. C'est aussi un défi vis à vis du public palestinien qui

souvent a aussi du mal à considérer que les juifs sont aussi des êtres humains.

Mercredi 3 juin

Voilà c'est fini. Mission accomplie. Nous avons débarqué ici, a Jérusalem, Adel Hakim et moi, en

février pour lancer la création de " Des roses et du Jasmin" au théâtre Hakawati. Un pari dingue,

car le théâtre national palestinien était presque à l'abandon. Pas un sou, pas un spectacle

depuis des années. Trois mois de boulot, de controverses. De passions et de désespoir aussi.

Comment construire un cadre de travail pour des comédiens qui ne savent plus ce qu'est un

travail de troupe depuis des années. Hier, la salle pour la troisième fois, était bondée. Beaucoup

de jeunes, beaucoup de gens venus de l'Ouest. La pièce d'Adel déroule, avec un souffle épique,

sur trois heures les destins fracassés de familles juives et palestiniennes mélangées, par

l'amour et par la haine. On voit défiler l'histoire, 45, puis 48, la création de l'Etat d'Israël, la

Nakba et l'exil des palestiniens, la guerre de 67 et l'annexion des territoires jusqu'à la première

intifada. Au bout de la troisième soirée, le public a rangé ses tablettes. Plus personne ne bouge,

ce qui est un miracle. On va finir par se croire à la Colline, dit Adel. Sur scène, les comédiens se

donnent à fond, remarquables, Shaden, Amira, Lama, Faten, Houssam, Kamel, Daoud, Samy

et Alla. Au bout de trois heures, on sort sonnés. A la fin, de la représentation, la salle est debout.

J'ai passé la soirée à la régie pour le sur titrage. L'impression d'avoir une soufflerie dans la tête.

Dehors, il fait d'un coup froid. Le public reste dans la cour. Ramzi, notre régisseur réchauffe de

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grandes marmites de riz dans le studio de danse. Une dame, juive, venue de l'Ouest, vient vers

moi, et m'aborde comme on s'aborde très souvent dans ce pays :

- Tu es d’où

- D'Algérie et vous ?

- Je suis d'Alger, pas de Bab al Oued, de Kouba, monsieur.... J'ai beaucoup aimé la première

partie, mais la fin est très noire, dommage.

- Mais madame, ce n'est pas la fin qui est noire, c'est la réalité qui l'est.

- Je sais, mais ce n'est pas une raison. Ce n'est pas parce que la réalité est désespérante que

vous êtes obligés de nous désespérer.

- C'est vrai, mais la situation est désespérante dans ce pays

- Vous savez, ouvrir une petite lucarne au théâtre, allumer une petite bougie dans le noir, ça n'a

jamais tué personne. Je sais que ce que vous avez vu vous désespère, mais n’oubliez pas ce

que disait Rabi Nahman de Bratslav ; « Il est interdit de désespérer ».

Dans la cour, des jeunes assis par terre, sortent une guitare et chantent la chanson du

spectacle "Everybody Knows" de Léonard Cohen:

"Everybody knows that the dice are loaded

Everybody rolls with their fingers crossed

Everybody knows that the war is over

Everybody knows the good guys lost

Everybody knows the fight was fixed

The poor stay poor, the rich get rich

That's how it goes

Everybody knows

Mohamed Kacimi. Jérusalem 5 juin 2015