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TEXTES

Jean-Pierre Naugrette

PARIS-LONDRES OU LES CHRONIQUES

DE M. STENDHAL

I' I 1 est toujours, dans la vie et la carrière des grands écrivains,

un moment ou une période où ils n'étaient pas encore , I eux-mêmes, pas encore tels que nous les connaissons. C'est le cas d'Henri Beyle, dit Stendhal, en juin 1821. Il a trente-huit ans. Il est établi à Milan, son cher Milan - on connaît le célèbre Milanese par lequel il définissait sinon sa nationalité, du moins son territoire d'adoption -, depuis la chute de l'Empire napoléonien. C'est là qu'il a publié ses premières œuvres, principalement consacrées à la musique et à l'Italie : Vies de Haydn, Mozart et Métastase, Histoire de la peinture en Italie, ou encore Rome, Naples et Florence en 1817, ouvrage paru pour la première fois sous le pseudonyme de Stendhal : comme si le choix d'un exil, loin d'une France associée

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au père, était aussi choix d'un autre nom, naissance d'un nouveau patronyme. Comme l'écrit fort justement Roland Barthes dans l'un des textes les plus pertinents jamais écrits sur Stendhal, mais aussi sur l'Italie, « l'Italie est le pays où Stendhal, n'étant ni tout à fait voyageur (touriste) ni tout à fait indigène, se retrouve voluptueu­sement retiré de la responsabilité de citoyen; si Stendhal était citoyen italien, il mourrait "empoisonné de mélancolie" : tandis que Milanais de cœur, mais non d'état civil, il n'a qu'à récolter les effets brillants d'une civilisation dont il n'est pas responsable (1) ».

C'est dire à quel point, en juin 1821, lorsqu'il devient suspect aux yeux des autorités autrichiennes, et déçu dans ses assiduités auprès de Mathilde Dembowski, c'est dans le déchirement que Stendhal doit se résoudre à quitter sa ville bien-aimée, la ville de cette Scala qu'il aimait tant à fréquenter, là même où il avait rencontré lord Byron et s'était battu en faveur du romanticisme naissant. Le tout pour Paris, où très vite se pose la question de sa survie financière. Il ne dispose en effet que d'une pension militaire - un reste de l'équipée napoléonienne - s'élevant à 900 francs et d'une rente annuelle de 1 000 francs, autant dire trop peu pour mener le genre de vie qui est le sien, celui d'un homme de lettres reçu dans les salons, fréquentant assidûment les spectacles, se promenant sur les boulevards avec des airs de dandy, ou féru de voyages...

Il songe à fonder un magazine littéraire sur le modèle des magazines britanniques qu'il admire, mais le projet échoue. C'est alors que survient une offre inespérée. Les périodiques d'outre-Manche lui proposent une collaboration doublement précieuse : d'une part, la possibilité de s'exprimer, d'autre part, un revenu appréciable, à savoir 200 livres par an, de 1822 à 1827. On ignore au juste par quelle entremise il est recruté. On sait, en revanche, que Stendhal devait adresser une copie écrite de sa main, laquelle, traduite en anglais, paraissait dans les périodiques en question.

En janvier 1822, il commence à écrire pour la Paris Monthly Review, à qui il donnera notamment un article sur Rossini, auquel il consacrera un ouvrage, la Vie de Rossini, en 1823. Bientôt viendront le New Monthly Magazine - auquel il collabore jusqu'en 1826 -, puis le London Magazine à partir de 1825, avant d'aborder une longue collaboration avec le New Monthly Magazine, une série de vingt-neuf articles intitulée « Esquisses de la société parisienne,

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de la politique et de la littérature », de janvier 1826 à août 1829. D'abord publiées dans une volumineuse édition universitaire sous le titre Chroniques pour l'Angleterre (2), ces chroniques nous sont données aujourd'hui sous un format et une présentation plus accessibles, sous le titre Paris-Londres : chroniques (3). Il est d'autant plus passionnant de s'y plonger.

Une affaire d'identité : le chroniqueur masqué

Tel un roman policier, ces chroniques ne sont pas sans poser au lecteur un certain nombre de problèmes, comme autant de mystères à résoudre. Il y a tout d'abord la question du texte lui-même. Comme le souligne Mme Renée Dénier dans son érudite et utile introduction au volume, le texte stendhalien nous parvient aujourd'hui, la plupart du temps, par le biais de sa version anglaise retraduite en français, car les originaux de la copie stendhalienne n'ont pas toujours été conservés : premier déguisement. Le trajet Paris-Londres, si courant à l'époque (4), suppose ici un curieux aller et retour : étrange effet de retour ou, comme on dit, defeed-back, qui nous permet de lire Stendhal en traduction ! Ce corpus nécessairement inégal, où le grand article de fond côtoie le compte rendu lapidaire, l'est aussi par la qualité inégale des traductions d'alors, souvent le seul texte de départ pour la retraduction d'aujourd'hui. Il semble bien que ces brefs articles aient été plutôt mal traduits, ce qui n'est pas le cas par exemple des Lettres de Paris, pour lesquelles on sait que Stendhal félicita le Mister Translator, sans savoir qu'il s'agissait de Sarah Austin, éminente femme de lettres et traductrice...

Un autre mystère a trait à la signature même de ces chroniques. Celle consacrée à Rossini est signée « Alceste ». Une autre, intitulée « Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers traduits en français », ne porte pas de signature - comme c'était souvent le cas dans les magazines ou revues britanniques jusqu'à la fin du siècle. Une autre sera signée « S. » ou « B. ». Stendhal, ou Beyle ? Encore plus curieux, ces « Lettres de Paris », publiées de janvier à décembre 1825 dans le London Magazine, sont signées des énigmatiques initiales

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« P.N.D.G. » : il faut entendre le « Petit-Neveu De Grimm ». Masque sur masque : Stendhal écrit en anglais, et signe d'un nom allemand. Ou encore « V.R. », « LCD. », etc.

Mais il y a plus encore, un autre jeu de miroir avec le lecteur et soi-même. Parfois, en effet, il arrive à Stendhal chroniqueur de rédiger une chronique sur... lui-même ! Ce que la déontologie la plus élémentaire devrait interdire devient possible par le jeu des pseudonymes ou des fausses signatures. Ainsi le poff article, ou article-réclame consacré à son Histoire de la peinture en Italie -ouvrage de M. Beyle, ancien auditeur au Conseil d'Etat -, qui commence par : « Voici un livre qui, malgré tout ce qu 'on a écrit sur la peinture et sur les peintres, répond à un besoin dans ce domaine de la littérature. » On n'est jamais aussi mieux servi que par soi-même, et de fait l'auteur de la chronique, un certain « S. », va dire qu'il ne peut s'empêcher de citer « les excellentes remarques suivantes sur l'expression en peinture », c'est-à-dire se citer lui-même. Stendhal pousse cependant la subtilité jusqu'à se demander, après un déluge de compliments, « s'il s'agit là d'une critique impartiale »... Il est vrai qu'une phrase comme « il n'y a pas de compagnon de voyage plus délicieux:, plus amusant, plus instructif pour l'intellectuel qui vagabonde en Italie que V'Histoire de la peinture en Italie"par M. Beyle » pouvait prêter à confusion... Il va donc, bien entendu, introduire des critiques sur son propre ouvrage. Savant dosage ! Le futur auteur des Souvenirs d'égotisme serait-il l'inventeur de la chronique égotiste ? Plutôt qu'un défaut, il faudrait y voir une nouvelle ruse narcissique avec l'image et l'amour de soi.

Le poids d'une époque : l'ombre napoléonienne

On a parfois tendance à l'oublier, et peine à l'imaginer aujourd'hui : Napoléon Bonaparte, Napoléon Ier, le Boney des Anglais, est la grande ombre qui plane sur ce premier quart de XIXe siècle, et peut-être sur le siècle tout entier : en 1802, on le sait, « déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ». Il suffit de parcourir les grandes revues européennes du début du siècle pour s'en

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convaincre. Ainsi, la prestigieuse Edinburgh Review, pour laquelle Stendhal eût aimé écrire, contient dès juillet 1807 un compte rendu du Jugement sur Buonaparté adressé par le général Dumouriez à la nation française, et à l'Europe, traduit par Mr Elder et publié à Londres chez Hatchard en 1807 - déjà un exemple de traversée Paris-Londres.

On comprend qu'une revue britannique s'empare alors d'un avertissement contre Napoléon lancé par un général passé à l'ennemi, qui prédisait de manière prophétique la fin tragique de l'Empire en s'appuyant sur les ravages déjà effectués par les guerres napoléoniennes dans les rangs de l'armée française. Lorsque Stendhal écrit ses chroniques dans ces années 1820, le fracas de cette chute ne cesse de se faire entendre. D'où un compte rendu des Mémoires sur les Cent-Jours par M. Benjamin Constant (1822), qui porte sur cette période que Stendhal traite volontiers de * roma­nesque ». Mais surtout, une longue chronique consacrée à Y Histoire de Napoléon et de la Grande Armée pendant la campagne de 1812 par le général comte de Ségur, publiée dans le London Magazine de février 1825.

En 1812, on est déjà loin de ce que Barthes appelle un « mythe », qui implique « un héros, une grande figure libératrice : c'est Bonaparte, qui entre dans Milan, pénètre l'Italie, comme le fit Stendhal, plus humblement, à sa descente du Grand-Saint-Bernard (5) ». Selon le chroniqueur de 1825, l'ouvrage de M. de Ségur « est un tableau vrai, voire sublime, de cette immense épreuve sur le cœur de l'homme - la retraite de Moscou ». « Ayant moi-même, ajoute Stendhal, pris part à cette déplorable catastrophe, je peux témoigner de la vérité sans faille du récit de M. de Ségur. » C'est en réalité l'histoire d'une réputation, celle de « grand capitaine » que s'était taillée Napoléon jusque-là, qui vole en éclats. Stendhal fait la comparaison entre « l'immortelle campagne d'Italie » et ces fausses manœuvres qui enlisèrent la Grande Armée en Russie, quand l'Empereur, rongé par la maladie, n'était plus tout à fait lui-même, et le plus souvent absent de la mêlée.

La bataille de la Moskowa constitue un tournant. Davout signale à l'Empereur « une manœuvre qui eût sauvé la vie de dix mille Français. Napoléon se conduisit en cette occasion comme un capitaine de grenadiers ivre, en ordonnant à ses soldats d'attaquer de front des barbares comme les Russes au lieu de les tourner ».

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Et Stendhal de préciser, en guise de statistiques, que pas moins de quarante-trois généraux français furent tués ou blessés à la bataille de la Moskowa. Certes, les boucheries napoléoniennes existaient déjà : ainsi, la bataille d'Eylau, en février 1807, que Balzac raconte dans le Colonel Chabert, dont le héros éponyme se présente lui-même comme « celui qui est mort à Eylau », et ne s'est jamais complètement remis du « vrai silence du tombeau » (6). Mais tant d'hésitations, d'erreurs tactiques et d'incompétence étaient difficilement pardon­nables chez un chef malade, qui absorbait de grandes quantités de thé mêlé à de l'eau-de-vie, puis de plus en plus de punch - jusqu'à deux bouteilles par jour - à mesure que les malheurs fondaient sur lui et son armée. Seuls Davout, Duroc, ou bien sûr Ney, « un grand capitaine », tirèrent leur épingle du jeu, s'il est possible de le faire au milieu de la retraite : ainsi dix mille chevaux périrent lors du passage du Niémen, décrit comme un « désastre général » vécu sous l'orage. Le Cinquième Concerto pour piano, dit « l'Empereur », de Beethoven (1810), sonne ici comme une marche funèbre. Plus tard, Stendhal précisera que le « tableau de M. Scheffer » choisi comme frontispice du livre de Ségur représentera non pas Napoléon, mais Ney, « l'incarnation du courage français » face à « la folie de l'Empereur ».

Le théâtre et le monde

Ainsi tel Fabrice, plus tard, qui dans la Chartreuse de Parme (1839) voit la bataille de Waterloo comme un « spectacle curieux », Stendhal réussit-il à prendre une certaine distance vis-à-vis d'une histoire qu'il a pourtant vécue de près. Il n'hésite pas à dire que M. de Ségur est « trop bonapartiste » pour consigner telle vérité que, lui, connaît et donne à son lecteur. S'il cite de longs passages du livre - et certains sont saisissants -, Stendhal donne souvent ses propres commentaires d'observateur avisé. Il a pris du recul. Il a fait son deuil d'une certaine époque - de sa jeunesse, peut-être. Il est toujours un peu au spectacle. Pour lui, le monde ne mérite d'être observé que comme spectateur, depuis les loges ou les fauteuils d'un théâtre.

Il faut dire que l'époque s'y prête. Dans la treizième de ses « Esquisses de la société parisienne, de la politique et de la

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littérature », Stendhal rapporte une anecdote concernant Napoléon et le tragédien Talma, qui, paraît-il, connaissait beaucoup d'anec­dotes sur le premier. Ainsi Napoléon disant un jour à Talma : « Je viens de jouer une scène tragique. La princesse d'Eckmùl (Mme Davout) me tourmentait depuis longtemps pour avoir une audience privée. Je la lui ai accordée ce matin. Savez-vous ce qu'elle voulait ? Un trône pour son mari. C'est, à la vérité, un homme avisé; et si nous échappons, lui et moi, aux dangers de la guerre pendant quelques années encore, peut-être lui donnerai-je ce qu'il désire. » Stendhal précise que Napoléon en colère pouvait ressembler au tragédien, et qu'il avait donné des conseils à Talma sur la manière de jouer Néron dans Britannicus. Dialogue étonnant, donc, entre le vrai tragédien et celui qui jouait sur la grande scène de l'Histoire.

Comme beaucoup d'hommes de lettres de son temps, Stendhal a du théâtre une connaissance vivante et concrète : il fréquente les salles. Dès 1822, son compte rendu sur la venue des acteurs anglais à Paris donne l'image de quelqu'un qui fera en permanence le va-et-vient entre pratique et théorie, entre spectacle et réflexion esthétique sur le genre. L'Angleterre apparaît vite au cœur du débat. Cette première tournée des acteurs anglais vire en effet à la déroute. Mal compris par le public des * commis de la rue Saint-Denis », les acteurs qui jouent Othello en anglais sont vite siffles et conspués au point de devoir déménager du théâtre de la Porte Saint-Martin pour celui de la rue Chantereine, où ils jouent Hamlet devant un public restreint, qui se met à scander « Oh ! oh ! koui-ne ! koui-ne ! » lorsqu'il entend le mot « queen » à propos de la reine Gertrude... Stendhal y voit la main d'une cabale orchestrée par les journaux libéraux, à qui il lance, à la fin de cet article polémique : « Vous êtes libéraux, et vous persécutez ! » Seuls quelques étudiants envoyés depuis la Sorbonne par Victor Cousin semblent avoir su de quoi il retournait. On comprend que pour Stendhal l'anglophile, qui avait vu l'année précédente le grand acteur Kean à Londres dans Othello et Richard III, il y avait de quoi se scandaliser ! L'incident est en fait révélateur de l'attitude anglophobe qui domine encore à Paris quelques années seule­ment après la chute de l'Empereur, surtout dans les rangs du peuple et de la bourgeoisie : « Toute la haute société est à la campagne; c'est la classe qui, à Paris, sait l'anglais », se lamente

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le chroniqueur navré pour ces acteurs qu'il admire. L'incident va cependant l'inciter à écrire un pamphlet, la même année 1822, qui deviendra bientôt la première version de Racine et Shakespeare (1823), avant le Racine et Shakespeare II (1825), qui imposera son nom dans les milieux littéraires. A travers un dialogue serré entre « le Romantique » et « l'Académicien », qui rappelle un peu par sa forme celui du Neveu de Rameau, Stendhal développe ses ré­flexions sur le « plaisir dramatique », l'« illusion » ou encore ces « courts moments d'illusion parfaite » qu'on trouve plus facilement, selon lui, dans le théâtre de Shakespeare que dans celui de Racine. Et de citer cette représentation récente & Othello au théâtre de Baltimore, où le soldat qui était en faction dans le théâtre, voyant Othello sur le point de tuer Desdémone au cinquième acte, s'écria : « Il ne sera jamais dit qu'en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche, sans que je ne cherchasse à l'empêcher. » Puis il tire un coup de fusil en direction de l'acteur qui jouait Othello, et lui casse le bras...

Si le Romantique reconnaît « la gloire impérissable » de Racine, sa défense passionnée de Shakespeare procède de la grande relecture du dramaturge anglais par les romantiques français, qui lisent alors avec la même ferveur ce contemporain d'outre-Manche qu'est pour eux Walter Scott, dont les romans sont définis par Stendhal comme « de la tragédie romantique, entremêlée de longues descriptions ». Shakespeare et Scott, omniprésents ici dans les nombreuses références faites par Stendhal à la littérature anglaise. On comprend que cet article, écrit après la tournée ratée de 1822, ait été publié en français par la Paris Monthly Review de novembre, bel hommage de l'Angleterre à la langue et aux positions de Stendhal. A travers ce dialogue entre le Romantique et l'Académicien, est bien sûr en germe la future bataille d'Hernani, qui déchirera la vie littéraire parisienne en 1830, l'année du Rouge et le Noir, précisément sous-titré Chronique de 1830, et qui doit beaucoup, précise Mme Dénier, à l'arrière-plan des chroniques de l'auteur. Le pamphlet de 1822 met donc en lumière l'importance du modèle littéraire anglais, au moment même où le modèle napoléonien, sur le plan politique, n'existe déjà plus.

Pour ce futur romancier qui va au théâtre comme il respire, tout importe, depuis ce volume intitulé Douze Cent Trente-Trois

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Vérités sur les théâtres de Paris (1824), dont il effectue le compte rendu - on y apprend combien gagnent les acteurs et les auteurs dramatiques -, jusqu'au Théâtre de Clara Gazul (1825), œuvre de Prosper Mérimée pour laquelle il fait campagne : elle est publiée, notons-le, sous un nom d'emprunt, procédé qui ne pouvait que plaire à Stendhal, auquel Mérimée consacrera une plaquette intitulée H. B.

Il défend également les pièces d'Eugène Scribe, dont le nom occupe ici une place qu'on jugerait sans doute démesurée aujourd'hui, mais qui était alors l'un des grands auteurs à succès. Qui pourrait citer de nos jours l'une des trois cent cinquante pièces de Scribe ? Pourtant, c'est une pièce de Scribe que Walter Scott, lors de sa visite à Paris en 1827, va voir au Théâtre du Gymnase. Pourtant, Stendhal admire le Charlatanisme, comédie qui peint les mœurs parisiennes avec tant d'acuité qu'elle déclenche l'hilarité du public mais aussi l'ire d'une partie des journaux, de l'Académie, sinon du Premier ministre, M. de Villèle, l'une des cibles favorites de Stendhal à travers toutes ses chroniques, qui ne manque jamais de souligner les rapports souvent difficiles entre le pouvoir en place et la création artistique ou littéraire, y compris la création théâtrale. On le voit, ces chroniques destinées à l'Angleterre constituent bien des « Esquisses de la société parisienne, de la politique et de la littérature » sous la Restauration, et c'est tout naturellement que la vie théâtrale y tient une place de choix, comme si elle était mêlée de manière inextricable aux grands événements de la vie publique. Ainsi Stendhal écrit-il le 18 novembre 1825 : « Les principaux objets de l'intérêt du public, ce mois<i, sont la chute déplus en plus probable de M. de Villèle, l'ouverture du nouvel Opéra italien et la tentative d'assassinat sur la personne de M. Emmanuel de Las Cases, celui-là même qui se fit remarquer l'hiver dernier à Londres par certaines violences envers sir Hudson Lowe. » Théâtre et politique ? Il faut dire que l'ancien Opéra de la rue de Richelieu avait été démoli après l'assassinat du duc de Berry en février 1820...

Malgré son exil - ou peut-être à cause de lui -, Stendhal garde toujours un regard transalpin, fixé vers l'Italie. Ce n'est pas un hasard si l'un des textes les plus originaux, les plus émouvants consacrés à un spectacle provient de ces Lettres de Rome écrites, bien sûr, depuis Paris. Tout le futur style de Stendhal est là, dès cet

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article de 1824 : * Méditant sur le choix important d'un sujet inédit, comme je descendais le "Corso" (le "Bond Street" de Rome), mon attention fut attirée par les vociférations d'un homme qui, à l'entrée d'une espèce de cave sous le palais Fiano, criait à tue-tête : "Entrate, o signori!" etc. » Magie de la flânerie active, de la déambulation curieuse : le futur auteur des Promenades dans Rome (1829) se retrouve entraîné, avec son propre consentement, « à une représen­tation des minuscules comédiens de bois du palais Fiano ». Pour ce spectacle de marionnettes, chaque acteur n'a qu'un pied de haut, et la scène douze pieds de large sur quatre ou cinq de hauteur. Stendhal loue encore ici « l'illusion scénique » de ce décor soigné, fait d'arcades, de fenêtres et de portes dessinées aux proportions des minuscules acteurs.

Il sera très vite enchanté par le spectacle de ces fantocchini qui donnent une petite comédie satirique, une sorte de commedia dell'arte à la mode romaine, où sont par exemple dépeintes les ambitions et les intrigues des monsignori, c'est-à-dire « ceux qui, à la cour du pape, aspirent aux honneurs de la cléricature ». Dans telle autre représentation de marionnettes, l'un des personnages n'est autre que Léon XII, le pape régnant : c'est dire à quel point la comédie satirique devient alors redoutable. Stendhal note que le principal parleur de la troupe du palais Fiano « va régulièrement trois ou quatre fois par an en prison pour quelque atteinte aux bienséances morales ou politiques qu'il commet dans la chaleur de l'improvisation ». Et de prononcer alors le mot « despotisme », celui qui semble le plus violent dans sa bouche : comment un pouvoir politique quelconque peut-il en être réduit à craindre ces « minuscules comédiens de bois »? De Paris à Rome, le théâtre entretient les mêmes rapports conflictuels avec le monde.

Tout le futur Stendhal est donc là, en germe. Ces chroniques, destinées en principe au public anglais, écrites en principe depuis Paris, débordent sans cesse pour ne parler que du lieu quitté avec tant de regret : l'Italie. Pour Stendhal, quitter Milan et l'Italie est impossible : il écrira donc sur eux, sous tous les angles, sous tous les masques. Il va faire semblant d'écrire une Lettre de Naples. Il va tenter de faire découvrir à ses lecteurs anglais le poète Monti, le «premier des poètes italiens aujourd'hui », dont il va reproduire l'impressionnant Sonnet sur la mort. Il va évoquer aussi d'autres

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poètes comme Pellico, Foscolo, Buratti et surtout Manzoni, l'auteur des Fiancés (I Promessi sposi, 1825), dans cet important article où il dresse un tableau complet du paysage littéraire italien. Et puis, avec l'Italie, la musique, avant toute chose, qui, selon Barthes, constitue pour lui « une sorte de "primitif du plaisir : elle produit un plaisir qu'on cherche toujours à retrouver, mais jamais à expliquer; elle est donc le lieu du pur effet, notion centrale de l'esthétique stendhalienne (7) ». Comme au sein de cette Italie fantasmée, Stendhal vit en musique, par la musique, critère instinctif, pour lui, de la beauté : « Cela est beau comme les plus vives symphonies de Haydn », écrit-il dans Rome, Naples, et Florence (8).

Stendhal avant Stendhal

Stendhal sera d'ailleurs critique musical à part entière : il sera chargé, de 1824 à 1827, de la rubrique du Théâtre-Italien dans le Journal de Paris. Mais il n'y a pas que les musiciens sur lesquels il écrit lui-même - ainsi Rossini - ou l'Opéra, qu'il fréquente au point de vivre un moment juste à côté. Il y a aussi, et peut-être surtout, la musique de la langue, à laquelle son oreille aiguë semble toujours sensible. Stendhal linguiste : la langue anglaise et sa littérature. La langue italienne, surtout, si proche du chant, et qui informe la prose stendhalienne, telle une sorte de « basse chiffrée (9) »•

L'Angleterre, ou l'Italie ? Choix douloureux, impossible, auquel seront confrontés de nombreux écrivains européens tout au cours du XIXe siècle. Paradoxe que ces chroniques destinées à l'Angleterre, mais qui ne parlent, en réalité, que d'Italie, d'où Stendhal^ bien qu'installé à Paris - le lieu, pour lui, du véritable exil -, ne cesse, semble-t-il, d'écrire. Paris-Londres-Milan, triangle intime et sensible de la géographie stendhalienne.

Passionnantes, on le voit - et fort bien présentées grâce à la limpide érudition de Mme Dénier -, ces chroniques nous donnent à lire Stendhal avant Stendhal. Le chroniqueur a dû beaucoup lire, beaucoup écrire sur les autres avant de devenir lui-même écrivain. Il ne s'agissait pas, en définitive, de simple survie financière, ni de train de vie parisien. Il s'agissait de se forger un style. Devenu

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romancier avec Armance ou quelques scènes d'un salon de Paris en 1827, Stendhal donnera bientôt ses premières nouvelles à la Revue des Deux Mondes, fondée en 1829 - l'année même où il cesse sa collaboration avec les magazines anglais -, dont l'activité consistera précisément, tout au long du XIXe siècle, à rendre compte des publications contemporaines, tout en permettant la création d'œuvres littéraires. Il en sera l'un des plus fidèles et prestigieux collaborateurs.

Jean-Pierre Naugrette

1. Roland Barthes, « On échoue toujours à parler de ce qu'on aime », le Bruissement de la langue : essais critiques TV, Paris, Ed. du Seuil, 1984, coll. Points-Seuil, p. 357. Ce texte, le dernier de Barthes avant sa mort en 1980, était destiné au colloque Stendhal de Milan. 2. Textes établis et commentés par K. G. McWatters, traduction et annotations de Renée Dénier, Publications de l'université des langues et lettres de Grenoble, ELLUG, 7 volumes et un index, 1980-1995. 3. Edition, présentation et traduction de Renée Dénier, Paris, Stock, 1997, un volume, un index et une table, p. 968, 180 F. 4. Voir, par exemple, la Revue britannique, revue internationale reproduisant les articles des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne et de l'Amérique, 50, boulevard Haussmann à Paris. 5. Roland Barthes, op. cit., p. 363. 6. On sait que Balzac devait admirer le récit de la bataille de Waterloo dans la Chartreuse au point d'écrire à son auteur : «J'ai déjà lu dans le "Constitutionnel" un article tiré de "la Chartreuse" qui m'a fait commettre le péché d'envie. Oui, j'ai été saisi d'un accès de jalousie à cette superbe et vraie description de la bataille que je rêvais pour les "Scènes de la vie militaire", la plus difficile portion de mon œuvre, et ce morceau m'a ravi, chagriné, enchanté, désespéré. Je vous le dis naïvement. » 7. Roland Barthes, op. cit., p. 356. 8. Cité par Barthes, ibid., p. 358. Les autres œuvres de Stendhal citées ici sont toutes disponibles en Folio-Gallimard. 9. Barthes, ibid.

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