Félicité T3 - Le salaire du péchéExtrait de la publication
Extrait de la publication
Un viol sans importance, roman, Sillery, Septentrion, 1998
La Souris et le Rat, roman, Gatineau, Vents d’Ouest, 2004
Un pays pour un autre, roman, Sillery, Septentrion, 2005
L’été de 1939, avant l’orage, roman, Montréal, Hurtubise HMH,
2006
La Rose et l’Irlande, roman, Montréal, Hurtubise HMH, 2007
Les Portes de Québec, tome 1, Faubourg Saint-Roch, roman, Montréal,
Hurtubise HMH, 2007, format compact, 2011
Les Portes de Québec, tome 2, La Belle Époque, roman, Montréal,
Hurtubise HMH, 2008, format compact, 2011
Les Portes de Québec, tome 3, Le prix du sang, roman, Montréal,
Hurtubise HMH, 2008, format compact, 2011
Les Portes de Québec, tome 4, La mort bleue, roman, Montréal,
Hurtubise, 2009, format compact, 2011
Haute-Ville, Basse-Ville, roman, Montréal, Hurtubise, 2009
(réédition de Un viol sans importance)
Les Folles Années, tome 1, Les héritiers, roman, Montréal,
Hurtubise, 2010
Les Folles Années, tome 2, Mathieu et l’affaire Aurore, roman,
Montréal, Hurtubise, 2010
Les Folles Années, tome 3, Thalie et les âmes d’élite, roman,
Montréal, Hurtubise, 2011
Les Folles Années, tome 4, Eugénie et l’enfant retrouvé, roman,
Montréal, Hurtubise, 2011
Félicité, tome 1, Le pasteur et la brebis, roman, Montréal,
Hurtubise, 2011
Félicité, tome 2, La grande ville, roman, Montréal, Hurtubise,
2012
Félicité tome 3
Extrait de la publication
Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales
du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Charland, Jean-Pierre,
1954-
Félicité : roman historique Sommaire : t. 3. Le salaire du péché.
ISBN 978-2-89647-982-5 (v. 3) I. Titre. II. Titre : Le salaire du
péché.
PS8555.H415F44 2011 C843’.54 C2011-941248-9 PS9555.H415F44
2011
Les Éditions Hurtubise bénéficient du soutien financier des
institutions suivantes pour leurs activités d’édition :
• Conseil des Arts du Canada ; • Gouvernement du Canada par
l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ; • Société de
développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ; •
Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit
d’impôt
pour l’édition de livres.
Graphisme de la couverture : René St-Amand Illustration de la
couverture : Marc Lalumière Maquette intérieure et mise en pages :
Andréa Joseph [
[email protected]]
Copyright © 2012 Éditions Hurtubise inc.
ISBN 978-2-89647-982-5 (version imprimée) ISBN 978-2-89647-984-9
(version PDF) ISBN 978-2-89647-983-2 (version ePub)
Dépôt légal : 4e trimestre 2012 Bibliothèque et Archives nationales
du Québec Bibliothèque et Archives Canada
Diffusion-distribution au Canada : Diffusion-distribution en France
: Distribution HMH Librairie du Québec / DNM 1815, avenue De
Lorimier 30, rue Gay-Lussac Montréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris
FRANCE www.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr
www.editionshurtubise.com
Liste des personnages principaux
Abel, Jules : Pharmacien, après son stage il travaille dans
l’officine de Robert Gray. Son père et sa mère se prénomment
respectivement Léonie et Absalon, sa sœur et son frère, Fidélia et
Didace.
Chambon, Hélidia : Employée d’une filature, elle habite la pension
de la ruelle Berri.
Dallet, Crépin : Préposé à la tenue des livres chez le manu-
facturier de savon Barsalou, il loge à la pension de la ruelle
Berri et affiche une religiosité exacerbée.
Demers, Charles : Mécanicien à la McDonald Tobacco, il habite la
pension de la ruelle Berri.
Drolet, Phébée : Jeune couturière, elle se lie d’amitié avec
Félicité Drousson dès l’arrivée de celle-ci à Montréal.
Drousson, Félicité : Ancienne institutrice formée au cou vent des
sœurs de Sainte-Anne, à Saint-Jacques-de-l’Achigan. Par souci de
discrétion, lors de son séjour à Montréal elle se pré- sente sous
le nom de Dubois. Elle travaille à la Dominion Cotton.
Drousson, Marcile : Mère de Félicité. Veuve, elle travaille comme
ménagère au presbytère de Saint-Jacques.
Duplessis, Octave : Libraire d’origine française, son commerce est
situé dans le quartier Hochelaga.
Extrait de la publication
félicité
Lévesque, Guildor : Apprenti à la McDonald Tobacco, il loge à la
pension de la ruelle Berri.
Martin, Adrien : Conseiller municipal de Montréal, propriétaire de
logements ouvriers.
Marly, Janvière : Propriétaire avec son époux des Confections
Marly, boutique de la rue Sainte-Catherine. Elle emploie Phébée
depuis deux ans. Son mari se prénomme Gaston, son fils,
Janvier.
Muir, John : Ébéniste employé aux ateliers du Canadien Pacifique,
il habite la pension de la ruelle Berri.
Paquin, Vénérance : Tenancière de la pension de la ruelle Berri,
sise à l’arrière de la rue du même nom. Elle a trois enfants :
Fernande (8 ans), Casimir (9 ans) et Madore (10 ans). Son mari se
prénomme Oscar.
Rouillard, Firmin : Contremaître à la Dominion Cotton.
Savard, Antoine : Vicaire à l’église Saint-Jacques à Montréal et
conseiller spirituel de Phébée.
Extrait de la publication
Personnages historiques
Barsalou, Joseph (1822-1897) : Marchand et homme d’affaires, il
œuvre dans plusieurs domaines d’activité, dont la fabrication de
savon. Ses fils, Hector et Érasme, l’assistent dans ses
tâches.
Beaugrand, Honoré (1848-1906) : Militaire, journaliste et
propriétaire de plusieurs journaux dont La Patrie, il fut maire de
Montréal de 1885 à 1887.
Bourget, Ignace (1799-1885) : Second évêque de Montréal
(1840-1876).
Fabre, Charles-Édouard (1827-1896) : Troisième évêque de Montréal
(1876-1896).
Gray, Henry Robert (1838-1908) : Pharmacien et homme poli tique, il
est responsable du comité d’hygiène pendant l’épi- démie de 1885.
Il a inspiré le personnage de Robert Gray.
Lartigue, Jean-Jacques (1777-1840) : Évêque auxiliaire, puis
premier évêque de Montréal.
Paradis, Hercule (1828-?) : Chef de police de la ville de Montréal
au moment des émeutes de 1885.
Extrait de la publication
Chapitre 1
Un peu penaude, Phébée se tenait devant le comptoir de la boutique
de vêtements Les Confections Marly. Elle demanda, hésitante : —
Vous êtes certaine que je peux partir tout de suite,
madame ? Je me sens comme une déserteuse. Sous la poitrine opulente
de Janvière Marly, qu’un corset
renforcé de solides baleines enserrait, battait un cœur sen sible
et volontiers romantique.
— Vas-y, répondit-elle avec le sourire. Je sais encore comment
gérer mon commerce sans aide. Puis après six heures, on ne voit
plus personne. — Alors encore merci, madame. À demain matin.
L’autre lui adressa un salut de la main tout en se penchant
sur ses factures. Après des mois de fréquentation assidue, Jules
Abel s’était
lancé dans une aventure militaire à l’autre bout du continent.
Depuis, la jeune femme se mourait d’inquiétude pour lui, pour elle,
pour leur couple. Ce départ avant la fin de sa journée de travail
tenait à son besoin d’être rassurée. Elle s’engagea vers l’ouest
dans la rue Sainte-Catherine, jusqu’à l’officine de Robert Gray. Le
tintement d'une clochette signala le mou ve ment de la porte.
L’homme se trouvait bien là, occupé à servir un client. — Dans le
journal, insistait le vieux monsieur, c’est écrit que
c’est bon contre la variole. — Vous savez, il ne faut pas croire
tout ce qu’on lit. Ces
textes-là, ça ressemble à de véritables articles, mais il s’agit de
réclames plus souvent qu’autrement.
Extrait de la publication
12
félicité
— Il y avait même le nom d’un médecin ! Aux yeux de ce badaud, les
docteurs « Jones » ou « Smith »
représentaient une garantie de fiabilité presque aussi grande
qu’une parole d’évangile.
— Ce produit ne vous fera aucun mal, c’est déjà bien, expliqua le
professionnel. Alors si vous tenez absolument à me donner votre
argent… Même ces mots ne découragèrent pas le client qui, un
instant
plus tard, sortait avec une panacée devant le prémunir contre les
abcès à l’estomac et la variole, entre autres maux. — Je suis
heureux de vous revoir, mademoiselle… Le pharmacien s’avançait la
main tendue, un sourire aux
lèvres. L’absence d’autres clients dans le commerce autorisait une
certaine familiarité. — Drolet… Phébée Drolet. — Oh ! On ne peut
oublier votre prénom, chère demoiselle,
mais ce serait présomptueux de ma part de l’utiliser. La jeune
visiteuse battit des cils alors que son sourire laissa
voir l’alignement parfait de ses dents, semblable à des rangées de
perles. N’importe qui se serait détourné de son travail pour lui
faire la conversation.
— Venez donc vous asseoir et dites-moi ce qui vous amène ici. Ce
n’est pas la maladie, j’espère. Deux chaises se trouvaient dans un
coin. Dans une officine
comme la sienne, certains clients avaient bien du mal à attendre
debout qu’on leur prépare un remède. La couturière fit comme on le
lui disait, son hôte déplaça l’autre siège pour se mettre en face
d’elle.
— Si l’inquiétude et l’ennui sont des maladies, confia-t-elle, je
ne m’en remettrai pas. Malgré son air avenant, une ombre marquait
le joli visage,
une angoisse sourde, tenace, qu’une personne rompue au contact avec
les malades savait détecter.
13
félicité
— Ce coureur des plaines vous manque, suggéra-t-il. — Terriblement.
Il doit vous écrire, parfois… L’autre ne dissimula pas son
amusement devant une pareille
assertion. — S’il a le temps d’écrire, ce ne sera pas à son
patron,
croyez-moi. Il ne vous donne pas de nouvelles ? — Au début, je
recevais des lettres… ou plutôt des bouts de
papier griffonnés à la hâte. — Vous savez, les miliciens doivent
coucher dans des tentes
et manger avec leur écuelle sur les genoux. Ce ne sont pas des
conditions idéales pour la correspondance.
Ces mots ne lui disaient rien qui vaille quant à la sécurité de son
fiancé. Jules lui faisait l’impression d’avoir besoin d’un bon lit
la nuit et de trois repas par jour servis à une table. La vie
d’aventurier cadrait mal avec son tempérament. Ce genre d’existence
le rendrait malade. — Depuis deux semaines, je n’ai rien reçu,
glissa-t-elle dans
un souffle. — Si son régiment est stationné loin d’une voie ferrée,
le
service postal doit être inexistant. — La bataille de Batoche s’est
déroulée il y a des semaines.
Tout le monde devrait être de retour, maintenant. Les forces
rebelles, dirigées par Louis Riel, avaient été
disper sées le 12 mai précédent. Dans l’esprit de Phébée, ce
conflit était donc terminé.
— Vous avez raison, cet affrontement a donné la victoire aux
troupes du gouvernement. Toutefois, les régiments doivent demeurer
là-bas encore un peu, afin que les désordres ne reprennent pas le
dessus. Infliger une défaite aux Métis ne posait pas de difficulté,
mais les problèmes ayant causé cette révolte ne sont pas réglés,
vous savez. Le désespoir peut les pousser à reprendre les
armes.
14
félicité
Justement, elle ne savait pas. Les soubresauts politiques ou les
difficultés économiques sévissant dans ces territoires loin- tains
ne la concernaient pas plus que les événements survenus en Chine.
Toute son attention se portait sur les condi tions si pré caires de
sa propre existence : ce seul combat lui suffisait amplement.
— S’il est en bonne santé, rien ne l’empêche de m’envoyer un mot…
trois mots plutôt. Je me contenterais de lire un « Je vais bien
».
Le pharmacien hocha la tête, compréhensif. Si lui-même s’était
trouvé dans le Nord-Ouest, cette beauté aurait assuré- ment reçu de
ses nouvelles tous les jours. Elle s’inquiétait avec raison de ce
silence. — Je n’ai pas reçu de lettres de votre fiancé, mais des
amis
d’Ottawa me tiennent un peu au courant de ce qui se passe là-bas.
Les hommes du 65e Régiment ne se sont pas battus contre les Métis.
Ce fait tenait à un motif très simple : au gouvernement, on
craignait que des Canadiens français refusent de faire leur devoir
devant un ennemi parlant la même langue et pratiquant la même
religion qu’eux. — Dans ce cas, murmura Phébée, Jules et tous ses
compa-
gnons devraient être là. La situation devenait de plus en plus
embrouillée à ses yeux.
Venue pour se faire réconforter, son vis-à-vis ajoutait à son
tourment.
— Les Indiens aussi se sont révoltés. Les Fusiliers Mont- Royal
leur font la chasse, pour arrêter les meneurs et conduire les
autres dans des réserves. Les journaux évoquaient régulièrement des
bandes d’Amé-
rindiens en maraude. À l’approche des forces gouvernementales, ils
s’évanouissaient dans la prairie. — Mais les Sauvages, quand ils
font des prisonniers…
15
félicité
Les pages les plus sinistres du manuel scolaire de la petite école
racontant l’histoire du Canada lui revenaient en mémoire. Y étaient
décrites les horribles mises à mort des pères Brébeuf, Lallemand ou
Jogue, avec force détails. Au plus noir de la nuit, elle voyait un
petit milicien soumis au supplice. — Ne pensez pas à des choses
semblables, ma chère. Il s’agit
de petites bandes de gens affamés, mal armés. Ils ne peuvent rien
contre une force nombreuse et bien entraînée.
Son assurance un peu factice ne convainquit pas son interlocutrice.
— Ils ont tué beaucoup de gens, même des prêtres. Bien sûr, cela ne
lui avait pas échappé. Parmi leurs victimes
on comptait des colons et deux prêtres. Les curés relayaient cette
information lors de leur prêche dominical, du haut de la chaire,
pour l’édification des fidèles. Gray fit semblant de n’avoir rien
entendu.
— Ce retard dans les lettres tient simplement au fait que le
régiment pourchasse ces malheureux dans les plaines. Dès qu’ils
atteindront une ville, vous les recevrez, ces trois petits mots, et
même plusieurs autres. Ne vous rongez pas les sangs. Songez plutôt
à la cérémonie du mariage. Jules m’a dit qu’il n’entendait pas
laisser traîner les choses. Au gré de la conversation, Gray
constatait une réelle angoisse
chez la visiteuse. Tout de même, l’allusion à cette intimité lui
mit le rose aux joues. Elle précisa dans un souffle :
›
16
félicité
Toute à son appréhension, la couturière se montrait main- tenant
moins encline aux longues marches digestives. Assise sur le bord du
lit, elle contemplait la cour arrière, poussant les pro fonds
soupirs d’un cœur en peine.
Profitant des dernières minutes de la lumière du jour, près d’elle,
Félicité, pliée en deux, utilisant le siège de leur unique chaise
comme table, écrivait à sa mère. Au cours des derniers mois, elle
s’était efforcée de donner des nouvelles toutes les deux semaines,
Marcile faisait de même. Les missives demeuraient très courtes, son
existence entre
un travail harassant et des conditions de vie médiocres ne méritait
guère de longues envolées.
Chère maman, Je vais bien, je suis toujours à la Dominion
Cotton.
Pouvait-elle décrire encore le caractère aliénant de tâches si
répétitives ? À la place, elle évoqua le contremaître plutôt gentil
et ses quelques collègues les plus avenantes. Comme la ménagère du
curé Merlot parcourait les jour naux
reçus par son employeur, impossible de passer la maladie sous
silence :
Je prie souvent pour la pauvre Marie Robichaud. La picote rouge l’a
tuée en trois jours. C’est la forme la plus violente de la maladie.
Quelle tristesse, cette maladie. Heureusement, personne d’autre n’a
été atteint dans la maison. Je suppose que bientôt, ce sera un
autre mauvais souvenir.
— Tu lui parles de moi ? voulut savoir son amie. — Comme tu es la
meilleure chose qui me soit arrivée dans
cette ville, et que maman paraît t’aimer à distance, tu as toujours
droit au dernier paragraphe.
17
félicité
Voyant sa compagne comme sa sœur d’adoption, la blonde pouvait-elle
considérer cette femme inconnue comme étant un peu sa mère ?
L’interrogation ajouta à sa morosité.
Phébée n’a pas reçu de nouvelles de son amoureux depuis longtemps.
Elle, habituellement si gaie, est pourtant minée par l’inquiétude
ces temps-ci. Elle paraît absolument cer taine qu’un dénouement
déchirant viendra mettre fin à son his toire d’amour, comme si elle
ne pouvait croire à sa chance. J’ai bien du mal à l’encourager, car
moi aussi je trouve ce silence menaçant. Des idées si sombres
peuvent-elles provoquer le malheur ?
›
Le dimanche 7 juin 1885, la chorale de l’église Saint-Jacques
paraissait déterminée à faire monter ses voix jusqu’au ciel, sinon
jusqu’à Dieu. Elle entendait souligner dignement la fête du
Très-Saint-Sacrement. Félicité se tenait debout à l’arrière, la
tête penchée, recueillie, les deux mains jointes à la hauteur de la
taille. Pourtant, sous ce calme de surface, dans sa tête des
souvenirs pénibles se bousculaient. Un an plus tôt, le jour de
cette même solennité, désignée
aussi du nom de Fête-Dieu, elle fuyait Saint-Eugène, honteuse, sa
vie détruite à jamais. C’était le jeudi 12 juin 1884. Les paysans
de sa petite paroisse d’adoption avaient cessé le travail pour
participer à la cérémonie animée par Philomire Sasseville. En
conséquence, toute la population avait assisté à sa déroute.
Extrait de la publication
18
félicité
Après ces nombreux mois écoulés, qu’en était-il de sa situation ?
Son travail à la manufacture, on pouvait l’en priver subitement. Il
en allait de même de son logis. Ce serait vrai- semblablement le
cas lors du mariage de Phébée : elle ne pour rait assumer seule le
loyer, trop au-dessus de ses moyens. Fréquenter une paroisse
cossue, entendre l’une des meilleures chorales de la ville, admirer
un décor somptueux, tout cela rendait sa position plus
inconfortable encore. Contempler tout ce dont la vie la privait
ajoutait à sa misère. Lors du prône, sous de riches habits
sacerdotaux, le curé
regagna la chaire. Après le « Mes très chers frères, mes très
chères sœurs » habituel, il enchaîna : — Cet après-midi se tiendra
une magnifique procession,
destinée à témoigner de notre foi. Marcher derrière le corps du
Christ incarné dans l’hostie, c’est Le reconnaître comme notre
Maître, et nous reconnaître comme Ses sujets. Promener le corps du
Christ dans les rues de notre ville, c’est affirmer Sa préséance
sur celle de tous les autres pouvoirs… Ce sermon ressemblait à un
programme politique, et en
vérité c’en était un. Il s’agissait d’établir partout la primauté
du seul vrai Dieu et de son Église. En même temps, c’était réaffir
mer celle de Ses représentants sur terre. Les pasteurs guidaient le
troupeau pour établir sur les rives du Saint-Laurent une société
vraiment chrétienne.
— Vas-tu participer à la procession ? murmura Félicité à l’oreille
de son amie. — Nous n’avons rien de mieux à faire, n’est-ce pas ?
Le ton de Phébée trahissait toute sa tristesse. Depuis le
départ de Jules Abel, les dimanches paraissaient interminables,
autant pour la fiancée abandonnée que pour son chaperon.
L’officiant parla encore longtemps de la fête du Très-Saint-
Sacrement puis, selon la tradition, conclut son prêche en abordant
une question profane :
Extrait de la publication
19
félicité
— Les autorités civiles de notre ville ont sollicité le soutien de
Sa grandeur, monseigneur Fabre, dans la lutte menée contre
l’épidémie de variole. C’est à la demande de ce dernier que je vous
rappelle l’importance de vous faire vacciner, de même que vos
enfants. Aucun moyen, après la prière bien sûr, n’est plus efficace
que le vaccin pour se protéger de la contagion. Une rumeur peu
sympathique à cette exhortation parcourut
l’assemblée. En précisant que l’initiative ne venait pas de lui, le
prêtre souhaitait-il s’en désolidariser ? Peut-être partageait-il
le scepticisme de ses ouailles. Peu après, durant la communion,
Phébée se dirigea vers la
sainte table parmi les premières. Depuis la rebuffade du carnaval
survenue des mois plus tôt, la jeune femme tenait à afficher une
religiosité exemplaire. Sa fréquentation coutumière du confes-
sionnal permettait la même assiduité à l’eucharistie. Dans le
temple, elle avait repéré de nombreuses clientes des Confections
Marly. Celles-là pourraient témoigner de sa bonne moralité. Toutes
ces précautions suffiraient-elles à ramener Jules ? Un doute,
tenace, la rongeait Félicité, de son côté, ne désirait attirer
l’attention ni par la
›
Début juin, la température se révélait agréablement chaude, sans
être oppressante. Les vêtements des hommes et des femmes renouaient
avec les teintes plus pâles, pastel dans le cas des secondes, et
les chapeaux de paille. Les conversations des paroissiens portaient
tout naturellement sur les combats dans le Nord-Ouest. Personne ne
doutait de la victoire finale des troupes du général Frederick
Middleton, mais le coût en vies humaines s’avérerait peut-être bien
lourd. De nombreuses
Extrait de la publication
20
félicité
familles regroupées sur le parvis de l’église comptaient un fils
membre des Fusiliers Mont-Royal.
Par automatisme, chaque dimanche Phébée cherchait Jules des yeux
parmi les personnes assemblées devant le temple, puis baissait
immanquablement la tête. Ce jour-là, un peu poussées par les
paroissiens se regroupant pour discuter, les deux amies se
retrouvèrent sur le trottoir. L’occasion était trop belle, Crépin
Dallet vint se planter à proximité.
— Mesdemoiselles, peut-être voudrez-vous marcher avec moi dans la
procession, cet après-midi. À quelques pas, Hélidia montrait le
même visage blessé
depuis des semaines. Elle voyait le petit homme vêtu de noir
s’approcher de la blonde avec une régularité déprimante, être
rejeté, puis revenir vers elle pour proposer une activité
religieuse. — Monsieur Dallet, commença Phébée, vous me
décevez
beaucoup. Un certain entrain revenait dans la voix de la
couturière,
comme si ridiculiser le commis aux livres la ramenait des semaines
en arrière, avant le départ du fiancé. Son interlocuteur montra sa
surprise. — À la Fête-Dieu, les hommes et les femmes marchent
en
groupes séparés, précisa Félicité avec le ton d’une institu trice
s’adressant à un élève à l’esprit obtus. — Le contraire serait bien
scandaleux, renchérit la blonde.
Cette célébration permet au Christ de parcourir son domaine, toute
pensée profane devrait disparaître. — Et vous, vous voulez en faire
une promenade ordi naire,
une occasion pour conter fleurette à des jeunes femmes. Avec le
temps, elles en étaient arrivées à unir leurs efforts
pour repousser ses avances. La stratégie ne suffisait même pas à le
décourager.
Extrait de la publication
21
félicité
— Mes intentions sont honnêtes, je vous assure, protesta- t-il.
Pour les personnes du sexe faible, une présence mascu line éloigne
les importuns. Ne voyait-il pas qu’il était le pire d’entre eux ? —
Nous serons escortées par les curés de huit paroisses
au moins, dit la blonde, sans compter tous les étudiants en
théologie. — En plus, les membres des ordres religieux, des
hommes
et des femmes, seront là. Se rappelant ses apprentissages du
couvent, l’ancienne
institutrice évoqua les noms de douze congrégations reli gieuses
sans sourciller. Crépin commença à s’éloigner à reculons. La blonde
ajouta encore : — En plus, vous voilà prêt à trahir la confrérie du
Sacré-
Cœur. — Car c’est bien avec vos confrères que vous devriez
défiler
aujourd’hui, non, avec une pièce de tissu rouge épinglée à votre
boutonnière ? Cette fois, les voix moqueuses le mirent en fuite. La
dérision
avait fini par avoir raison de lui.
›
Dans le palmarès des grands spectacles offerts par la ville, les
manifestations religieuses figuraient en bonne place, les autres
étant trop chers pour leurs ressources. Après avoir avalé une
brioche qui devait les soutenir jusqu’au souper, vêtues de leurs
meilleures robes et coiffées de chapeaux de paille agré- mentés
d’un ruban bleu, les deux jeunes femmes rejoignirent les abords de
l’église Notre-Dame. La foule débordait sur la place d’Armes.
Jamais rassasiée de
la magnificence des lieux, Félicité contemplait les grands édi-
fices bancaires et les places d’affaires tout autour. Ces
bâtiments
22
félicité
aux façades de pierres ornées de sculptures s’élevaient sur
plusieurs étages. Tous les jours de la semaine, des Anglais pro-
tes tants travaillaient dans les environs. C’était leur domaine. Le
château fort des Canadiens français, le siège d’un autre
pouvoir, se dressait tout près, de l’autre côté de la rue. La très
grande église, longtemps reconnue comme la plus vaste d’Amérique,
dominait tout, ses portes immenses placées un peu en retrait, sous
un porche. De chaque côté se dressait une tour carrée. — C’est
grandiose, dit Félicité. Si tu voyais l’église là d’où
je viens… Elle n’a rien de comparable. Ici Bourgeau a réalisé tout
l’intérieur, comme à l’église Saint-Jacques, d’ailleurs. — Tu
finiras par me servir de guide dans la ville de Montréal. — Dans ce
cas précis, ma science me vient de Crépin.
Quand je ne me sauve pas assez vite, il aime bien m’infor mer des
splendeurs de la religion catholique. Il a l’âme mission- naire. —
Regarde-le plastronner au milieu de ses collègues. Il
paraît si fier de sa sainteté. Je suis certaine qu’un de ces jours
il va s’essayer à marcher sur les eaux. Des yeux, Phébée désignait
un groupe d’hommes étalant
triomphalement les couleurs de la confrérie du Sacré-Cœur. L’un
portait une grande bannière du plus beau rouge, décorée d’un cœur
couronné d’épines, d’autres arboraient une écharpe de même teinte
en travers de la poitrine. Crépin, sans doute rendu moins loin sur
le chemin du paradis, se contentait d’une pièce de tissu épinglée
sur le revers de sa veste.
— Je suppose que notre charmant voisin t’a appris beau coup de
choses passionnantes, se moqua un peu la blonde. — Il ne se lasse
jamais. Quand nous attendons notre tour
pour les bécosses, il a le temps de faire mon éducation. Tiens,
regarde la tour, là. Elle s’appelle La Persévérance. Du doigt, elle
montrait le clocher à droite.
Extrait de la publication
23
félicité
— Dedans, il y a un bourdon nommé Jean-Baptiste. Il pèse plus de
dix tonnes. De l’autre côté, c’est La Tempérance. On y trouve un
carillon d’une dizaine de cloches. — Quand je pense qu’il y a un an
tout juste, je te sauvais
des griffes de mauvais garçons. Maintenant, tu es une vraie Montréa
laise. Félicité n’était pas absolument certaine de cela. De
grandes
foules comme aujourd’hui l’inquiétaient toujours un peu, puis elle
se sentait gauche quand des hommes, même des femmes, la suivaient
des yeux ou la saluaient d’un mouvement de la tête. Toutefois, la
maîtresse d’école en elle s’effaçait, sans qu’elle puisse définir
sa nouvelle identité. Près du parvis, devant les trois portes
grandes ouvertes de
la basilique, on commençait à s’agiter. À leur costume, la jeune
femme reconnut des escadrons de religieuses de Sainte-Anne et de la
Congrégation Notre-Dame. Elles guidaient un groupe de deux cents
petites filles, toutes de la paroisse Saint-Pierre. Vêtues de robes
blanches, les plus jeunes avaient six ans à peine. Certaines
portaient de petites couronnes de fleurs sur leurs cheveux et
d’autres, des bouquets dans les bras. Celles-là devaient avoir fait
leur première communion peu de temps auparavant. Venait ensuite
tout un régiment de couventines, faciles à
recon naître avec leur uniforme scolaire. — Tu devais ressembler
exactement à cette fillette, dit
Phébée en pointant une élève aux cheveux châtains, l’air un peu
timide, les yeux modestement baissés. Quand la couturière évoquait
ainsi le passé studieux de son
amie, sa voix trahissait à la fois l’ironie et une pointe de
jalousie. — Elle pourrait être ma jumelle, avec cinq ou six ans
de
différence. Certaines de ces jeunes filles portaient un large ruban
bleu
ciel en bandoulière, l’insigne des enfants de Marie. Elles
24
félicité
prenaient la résolution de suivre toujours l’exemple de la Vierge
dans leur vie de tous les jours. Deux grandes tenaient les
bannières des pensionnats d’où venait cet essaim de candidates à la
sainteté. Tout de suite après suivait un grand nombre d’écoliers,
sans
doute plus de deux cents aussi. Les plus jeunes marchaient devant
et les plus âgés, des jeunes gens parfois bâtis comme des adultes,
venaient ensuite, certains portant des banderoles aux couleurs de
leurs établissements scolaires. L’Église catho lique signifiait aux
habitants de cette ville, en grande partie protes- tante, que ses
forces vives se multipliaient sans cesse, au point d’espérer un
jour prendre toute la place. À un signal donné depuis le parvis,
toutes ces voix enfan tines
entonnèrent un premier cantique dans un ensemble bien imparfait
:
— Lauda Sion Salvatorem, Lauda ducem et pastorem… Quand les
fanfares des diverses gardes paroissiales inter-
vinrent à grands renforts de cuivres, le résultat confina au
tintamarre, mais personne, tout le long du trajet, ne douterait de
l’exaltation religieuse de tous ces gens. Il s’agissait de mon-
trer sa foi, et non ses qualités musicales. Aux élèves succédèrent
diverses associations pieuses, dont les confréries du Sacré-Cœur de
toute la ville. Puis ce fut au tour des regroupements féminins. Les
troupes de choc venaient ensuite. Les religieuses
paradèrent bientôt. Elles chantaient une bonne octave au-dessus des
hommes. Puis ce furent les servants de messe vêtus de l’aube et du
surplis. Certains, accoutrés de rouge, gardaient fière allure. Les
frères de diverses congrégations présents dans la procession
comptaient pour une bonne partie du personnel masculin des écoles
catholiques de la ville. Les étudiants du Grand Séminaire
s’avéraient assez nombreux pour convaincre chacun que l’Église ne
manquerait jamais de prêtres, tandis que les curés et les vicaires
de diverses paroisses formaient des rangs
Extrait de la publication
25
félicité
compacts. Comme pour les protéger de tous les assauts, des zouaves
pontificaux en pantalons bouffants, un calot sur la tête, allaient
d’un pas martial. Certains parmi eux s’étaient sans doute rendus en
Europe dans les années 1860 afin de défendre les territoires sur
lesquels le pape régnait en maître absolu.
Le clou de la procession était bien sûr le Saint-Sacrement, porté
dans un ostensoir rutilant. Monseigneur Charles-Édouard Fabre,
évêque du diocèse de Montréal, tenait l’objet sacré à la hauteur de
la poitrine. Au-dessus du saint homme, pour le préserver du soleil,
d’autres tenaient un dais brodé d’or. — Aucune élégante de Montréal
ne porte une robe aussi
richement décorée, murmura Phébée. Je me demande qui lui a
confectionné ça. L’ecclésiastique offrait aux regards une chasuble
brodée elle
aussi de fils d’or. L’ensemble, le prélat, le dais et l’ostensoir,
brillait sous le soleil. — Sans doute les membres d’une
congrégation de sœurs
cloîtrées, répondit Félicité. Certaines sont très habiles. —
J’espère seulement qu’elles ne se mettront pas en tête de
coudre des robes de mariée. Je n’ai pas besoin de compétitrices
supplémentaires. Derrière monseigneur Fabre, les femmes rassemblées
sur
la place d’Armes s’engagèrent sur la chaussée. Les hommes
viendraient ensuite. Il s’agissait là de simples fidèles, celles et
ceux dont l’engagement n’allait pas plus loin que la fréquentation
assidue des sacrements. La procession comptait finalement quelques
milliers de personnes et s’allongeait sur des centaines de verges.
Les fillettes devaient approcher de leur destination quand les
derniers hommes se joignirent au cortège. Sur les trottoirs de la
rue Notre-Dame, une foule compacte
assistait au spectacle. De nombreux protestants obser vaient,
curieux, les mœurs étranges de leurs voisins catholiques. Plusieurs
bâtiments arboraient des décorations et des gens
e D oy o n
Avec Les Portes de Québec et Les Folles Années, le succès de
Jean-Pierre Charland, qui a conquis des milliers de lecteurs, ne se
dément pas. Le grand nom du roman historique québécois charme
toujours, alors qu’il met en scène cette attachante héroïne qu’est
Félicité.
www.editionshurtubise.com
Jean-Pierre CharlanD
Fé lic
it é
L e
sa la
ir e
du p
éc hé
Au printemps de 1885, la variole fait rage à Montréal. Cette
maladie tue souvent, surtout des enfants, et marque à jamais le
visage des survivants. Pourtant, il existe un vaccin. Certains
médecins le présentent comme le seul bouclier contre la contagion ;
d’autres le rendent responsable de la maladie. Il y a aussi le
clergé qui s’en mêle : Dieu seul accorde la santé ou la maladie, la
vie ou la mort. La prétention des scientifiques de faire obstacle à
la toute-puissance divine n’est-elle pas sacrilège ?
Félicité et Phébée ne savent quelle attitude adopter et qui croire
dans ce débat. La plupart des Canadiens français le refusent, et
quand le conseil de ville le décrète obligatoire, les émeutiers
prennent d’assaut les rues de Montréal.
Dans cette atmosphère de désolation, l’histoire d’amour de Phébée
se poursuit. Après une vie de misère, l’amour lui apportera-t-il
sécurité et bonheur ? Félicité, quant à elle, fait montre d’une
force étonnante devant les épreuves que continue de lui réserver la
grande ville.
En revivant l’épidémie de variole, votre regard sur le passé de
Montréal ne sera plus jamais le même.
Le portrait d’une femme courageuse et attachante.
ill us tr at io n d e la c ou
ve rt ur e : M ar c la lu m iè re
Extrait de la publication