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Jean-Claude

Germain

Le Cœur rouge de la bohème

Historiettes de ma première jeunesse

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Après avoir évoqué son enfance dans La Rue Fabre, centre de l’univers, Jean-Claude Germain récidive avecun second recueil de courts récits oùil relate maintenant ses années de bo -hème, alors qu’il est étudiant au col lège Sainte-Marie, dans les années 1950. On sent dans les murs de la digne ins ti-tution la mainmise de l’Église, omni pré-sente et toute-puis sante, sur l’édu cation, mais aussi les premiers germes d’une

pensée rebelle, symp tômes de la Révolution tranquille.

Au fil des souvenirs de l’ineffable conteur, on croise les silhouettes de personnages hauts en couleurs, autant de symboles d’une ère effervescente et allumée : André Mathieu, Claude Gauvreau, Armand Vaillancourt, Robert Roussil, Henri Tranquille, Janou Saint-Denis et bien d’autres encore.

Dans le sillage du Refus global et dans l’ombre immense du « cheuf » Duplessis, redécouvrez un Québec oublié, aux dernières heures de gloire du Red Light, du jazz à son apogée, du rock’nroll à ses balbutiements, des « waitrisses » typiques et de l’âged’or du cinéma hollywoodien. Bientôt, les tramways seront condamnés, et plus tard, les petits cafés grouillants de jeunes aux idées neuves tomberont sous le pic des démo lis seurs... Mais pour le moment, faites place à la bohème !

Écrivain, dramaturge, metteur en scène, directeur artistique, acteur, conférencier, jour naliste, chroniqueur, raconteur, his to-rien, amoureux des livres et fin goûteur de souvenirs, Jean-Claude Germain aime re -donner vie à l’histoire, la grande comme la petite. Après Rue Fabre, centre de l’univers, il porte aujourd’hui son regard sur une époque fabuleuse et un monde trépidant, celui de la bohème de Montréal.

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du même auteur

n Théâtre

Diguidi, diguidi, ha ! ha ! ha ! suivie de Si les Sansoucis s’en soucient, ces Sansoucis-ci s’en soucieront-ils ?, Montréal, Leméac, 1972.

Le Roi des mises à bas prix, Montréal, Leméac, 1972.

Les hauts et les bas d’la vie d’une diva : Sarah Ménard par eux-mêmes, Montréal, VLB éditeur, 1976.

Un pays dont la devise est je m’oublie, Montréal, VLB éditeur, 1976.

L’École des rêves, Montréal, VLB éditeur, 1979.

Mamours et Conjugat, Montréal, VLB éditeur, 1979.

Les Faux brillants de Félix-Gabriel Marchand, Montréal, VLB éditeur, 1980.

A Canadian Play / Une plaie canadienne, Montréal, VLB éditeur, 1983.

Les Nuits de l’indiva, Montréal, VLB éditeur, 1983.

Le Miroir aux tartuffes, Montréal, Lanctôt éditeur, 1998.

n Histoire

Le Feuilleton de Montréal, Tome 1 (1642-1792), Montréal, Stanké, 1994.

Le Feuilleton de Montréal, Tome 2 (1793-1892), Montréal, Stanké, 1995.

Le Feuilleton de Montréal, Tome 3 (1893-1992), Montréal, Stanké, 1997.

n Contes

Rue Fabre, centre de l’univers – Historiettes de mon jeune âge, Montréal, Hurtubise HMH, 2007.

n Essai

De tous les plaisirs, lire est le plus fou, Isabelle Quentin éditeur, 2001.

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Historiettes de ma première jeunesse

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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Germain, Jean-Claude, 1939-

Le cœur rouge de la bohème : historiettes de ma première jeunesse

(L’arbre)Autobiographie.

isbn 978-2-89647-096-9

1. Germain, Jean-Claude, 1939- . Enfance et jeunesse. 2. Québec (Province) - Mœurs et coutumes - 20e siècle. 3. Québec (Province) - Vie intellectuelle - 20e siècle. 4. Dramaturges québécois - Biographies. I. Titre. II. Collection : Collection L’arbre.

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Les Éditions Hurtubise HMH bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :

• Conseil des Arts du Canada• Gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au dévelop-

pement de l’industrie de l’édition (PADIÉ)• Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC)• Programme de crédit d’impôt pour l’édition de livres du gouvernement du

Québec

Maquette de la couverture : Olivier LasserPhotographie de la couverture : Arold BlanchetMaquette intérieure et mise en page : Martel en-têteDirection littéraire : André Gagnon

Copyright © 2008, Éditions Hurtubise HMH ltée

Éditions Hurtubise HMH ltée 1815, avenue De Lorimier Montréal (Québec) h2k 3w6 Tél. : (514) 523-1523

isbn 978-2-89647-096-9

Dépôt légal : 3e trimestre 2008Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives du Canada

Imprimé au Canadawww.hurtubisehmh.com

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La mémoire enregistre l’avenir au présentpour s’en souvenir au passé

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Le point G des tentations

On vient d’un village, mais on est d’une ville. Le citadin n’est pas le fruit du renouvellement perpétuel de la nature comme les rejetons des concessions et les dia-mants bruts des barachois. Il est un produit dérivé de l’architecture.

Sa relation originelle n’est pas avec un paysage, mais avec un décor. D’où sa conscience aiguë de la fugacité des choses, du vieillissement des pierres et cette sensation, bizarre et obscure, qu’il garde toute sa vie, de ne pas être tout à fait réel.

N’est-il pas par essence le locataire d’un environne-ment qui a toujours été conçu par un inconnu dont le projet initial s’est invariablement dénaturé au fil du temps ? Imaginons-le un instant revisiter le logement où il a grandi, enfant. Malgré la meilleure volonté du monde, une certitude s’imposerait : son passage n’a pas laissé de traces.

Il n’y a pas de passé qui perdure à Montréal. Il n’y a que des habitants qui conservent le souvenir d’une ville qui a brusquement cessé d’exister à un moment donné pour être remplacée par une autre. Comme les habitants

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d’une ville reconstruite après un bombardement. Notre forteresse volante se nommait Jean Drapeau.

Ce n’est pas dans la nature d’une grande ville d’être un « paradis perdu » comme les concessions ou les bara-chois où il y a toujours un arrière-grand-père qui a planté un chêne centenaire. Au pied du mont Royal, il n’y a que des rues, des quartiers ou des appartements qu’on quitte pour ne plus y revenir.

Ce besoin atavique de lever régulièrement le camp est un héritage du nomadisme des premiers occupants. Tous les ans, à la fin du printemps, les Montréalais se posent une question existentielle : déménager ou rester là ? D’un deuxième étage à un troisième, d’un quatre et demi mal éclairé à un grand cinq et demi lumineux pas chauffable, c’est leur façon d’explorer de nouveau le continent.

Si la forêt des concessions et la mer des barachois préfèrent qu’on s’y glisse sans tambour ni trompette, la ville pousse plutôt à se faire annoncer par une fanfare. La vie en métropole obéit aux mêmes lois que la représenta-tion théâtrale : pas question pour l’acteur de se fondre dans le décor. Reprocher à un citadin de se prendre pour un autre, c’est lui reprocher précisément d’être ce qu’il est : un être en représentation qui cherche à se détacher des murs.

C’est là toute l’originalité montréalaise : avoir su s’im-proviser une vie et une culture dans le décor d’une ville où toutes les façades mettaient à l’affiche un way of life et une pièce écrite dans une autre langue.

Tout l’art de vivre du Montréalais tient dans une phrase : être dans le bon décor au bon moment ! Et toutes ses inquiétudes et son agitation proverbiale découlent de

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son corollaire : la peur angoissante d’avoir raté le coche et d’être en retard d’une mode sur Londres, Paris et New York.

Au moment où partout en Amérique du Nord, au Canada, au Québec et même sur l’île de Montréal, on parquait les collèges et les universités dans des nowhere verdoyants pour protéger leurs élèves de l’influence cor-ruptrice des villes, j’ai eu le privilège de me trouver au point G des tentations.

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L’aventureux 52 de la rue Mont-Royal

Sauteur de rapides, cycliste ou futur élève des jésuites, un héros se définit par son moyen de transport. J’avais appris cela en lisant d’innombrables récits d’aventures où le mode de locomotion était un personnage aussi impor-tant que les protagonistes eux-mêmes.

Les Juifs avaient traversé la mer Rouge à pied sec et les chevaliers de la Table ronde s’égaraient à cheval dans la forêt de Brocéliande. Pirates et corsaires faisaient la course en brick ou en frégate. Les Touaregs s’enfonçaient dans le désert à dos de chameau. Les voleurs de diligences se réinventaient en détrousseurs de fourgons postaux, les gangsters tiraient à la mitraillette en auto dans les rues de Chicago et, vingt mille lieues sous les mers, une créature monstrueuse accouchait d’un sous-marin, des journalistes en ballon kidnappaient des missionnaires et des pilotes de ligne franchissaient les Andes pour livrer la poste en avion. Mais personne ne semblait jamais avoir entendu parler du tramway. Et encore moins de l’aventureux 52 !

À l’échelle de Montréal, la ligne 52 de la rue Mont-Royal se comparait par le nombre de frontières qu’elle était appelée à franchir à celle de l’Orient-Express. Le luxe en

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moins. Le tramway ne fait pas la ligne, c’est son parcours. Et celui-là était à nul autre pareil. Les 52 de la Montreal Tramway prenaient rail à la sortie des abattoirs, rue D’Iberville, un emplacement occupé aujourd’hui par le Journal de Montréal. Pour ne pas dire une fonction !

Jusqu’à la rue De Lorimier, le trajet du 52 était un entre-deux sans histoire toujours en attente de ce qui lui donnerait une personnalité. Un réchauffement, en somme ! L’entrée sur le Plateau historique se faisait par étapes : d’abord un portail nouveau riche de frontons de banques, une chocolaterie, Jean et Charles, qui connaissait son heure de gloire tous les ans à Pâques ; Tony Pappas, pour l’exotisme du nom, Le Cheval Noir, pour les rares adeptes de la viande chevaline et coin Papineau : le feu d’artifice.

Des cinémas : le Papineau, le Dominion et le Passe-Temps. Des cinq-dix-quinze : Kresge’s, Woolworth’s, et un grand magasin à rayons, L. N. Messier. Des barbiers à tous les coins de rue, Reitman’s, Grover’s, la taverne Normand, Giroux, le marché Dionne, la pharmacie Michon, des hardware stores, des snack-bars, des soda bars, des delica-tessens avec des pots de piments rouges dans la vitrine, des magasins de lingerie et de chaussures, des bijouteries et même une boutique de chinoiseries.

— Fabre ! Faber ! Chambord ! Tchamboard ! Boyer ! Boyyeur !

Jusqu’au monastère des pères du Très-Saint-Sacrement, dont l’église desservait les bourgeois cossus de la rue Saint-Hubert, les arrêts étaient multiples et bilingues, sinon dans le rendu, du moins dans l’accentuation approximative.

À partir de Saint-Denis jusqu’à Saint-Laurent, on avait l’impression de se frayer un chemin dans l’arrière-

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cour de ces deux grandes artères, un bric-à-brac où s’entassaient pêle-mêle des commerces aussi dépareillés qu’incongrus.

Un souk où le vendeur de machines à coudre et le réparateur de parapluies vivaient côte à côte en parfaite dis-harmonie, au milieu de magasins de retailles de tissus, de formes de chapeaux, de boutons et de paillettes, d’articles de plomberie ou de ferblanterie. L’endroit rêvé pour partir à la recherche d’un « modèle de washer discontinué ».

— Saint Lawrence ! Saint-Laurent ! Si vous allez à la Montagne, vous vous êtes trompés de tramway ! lançait le contrôleur en redonnant à l’anglais sa priorité pour les noms de rue.

Le conducteur quittait son poste pour actionner les rails mobiles et le 52 s’engageait à contre-courant dans le couloir de l’immigration. Il roulait en direction du port alors que les nouveaux arrivants, avec les Italiens comme fer de lance, montaient toujours plus haut vers le nord.

— R-é-t-cheul ! R-a-chel !Nous étions au royaume de la confection. L’industrie

de la « guénille » n’avait pas pignon sur rue comme les boutiques. Elle éparpillait discrètement ses ateliers de misère dans presque tous les édifices à plusieurs étages qui longeaient la rue Saint-Laurent.

Le soir, au retour, le 52 était envahi par une horde de babouchkas de l’Europe centrale dont la gamme des émo-tions se limitait à une variété de grognements d’impa-tience. Rien ne pouvait résister à cette poussée polonaise et ukrainienne qui émergeait de sa longue journée dans les sweat shops comme un obus sort de la culasse.

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La seule entrée du tramway était heureusement située à l’arrière. Sinon l’offensive en sens inverse d’un nouveau bataillon de femmes-canons nous aurait littéralement laminés. Avec leur foulard attaché au menton, d’où leur surnom, leurs yeux abîmés par la fatigue et leur visage dévasté, toutes les babouchkas semblaient moulées dans la même colère sourde et la même tristesse insondable. Une armée de veuves !

— Doulouth ! Dul-u-t-te ! L’ambiance et le décor prenaient une texture yiddish :

Moishe’s, le bain Shubert, Schwartz’s, Berson & Sons, fabricant de pierres tombales pour le cimetière juif, Warshaw’s et la Saint Lawrence Bakery. Ma connaissance du monde hébraïque se résumait alors au goût très sucré d’un vin cacher aux raisins noirs.

Lorsque ma mère était jeune modiste, sa bourgeoise juive l’amenait à New York à tous les printemps pour le fameux défilé de l’Easter Parade sur la 5e Avenue. Elle était là, tout comme les couturières new-yorkaises, pour observer de près les nouveaux chapeaux, les nouvelles robes et les réinterpréter de mémoire par la suite pour la clientèle de sa patronne. À tous les Chanukah, cette dernière avait pris l’habitude de lui offrir une bouteille de vin Manischewitz. Ma mère y avait pris goût et depuis, chaque Noël, la bouteille carrée faisait partie de la panoplie des alcools.

— Si un peuple a un boire aussi sucré, disait mon père, y doit avoir manqué d’affection rare dans sa vie !

C’était le moins qu’on puisse dire. En traversant la rue Sherbrooke, on apercevait, à

droite, l’église orthodoxe grecque Sainte-Trinité et, en

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abordant la côte, à gauche, le fronton de la Brasserie Ekker’s et sur sa plateforme de chargement, les barils de bière Black Horse. Plus bas, à gauche, l’édifice L. O. Grothé, fabricant émérite du cigare du peuple, le Peg-top.

La rue Ontario marquait l’entrée officielle du Red Light avec, toujours plus bas, l’ancien Faisan Doré, rebap-tisé Café Montmartre. Dans les années 1920, au même endroit, sous un autre nom, le Frolics Cabaret avait été l’ancêtre de tous les night-clubs montréalais et l’initiateur des folles nuits de la métropole avec l’arrivée de la grande rivale new-yorkaise de Mae West, la sémillante Texas Guinan, célèbre pour son cri de ralliement nocturne « Hello suckers ! » et aussitôt sacrée Queen of the Main.

Coin Sainte-Catherine, le conducteur quittait son poste une deuxième fois pour aiguiller son tramway vers l’ouest. En raison de la circulation automobile dans toutes les directions, la durée de l’opération nous permettait habituellement de lire et de relire les titres à l’affiche des cinémas bessons Crystal et Midway. Il s’agissait invaria-blement de films de guerre du style Okinawa, Guadalcanal, Saïpan, Pearl Harbor ou D Day.

En gravissant la côte du no man’s land entre les deux villes, on laissait derrière le Blue Sky et la Librairie Tranquille, le Gayety’s, palais en résidence de la deuxième reine de la Main, Lily St-Cyr, le Saint-Germain-des-Prés, le Continental, le bel édifice à plusieurs étages du mar-chand de meubles Woodhouse et l’immense terrain de la maison de réforme Saint-Jean-Bosco, où l’on a érigé la Place des Arts par la suite.

La ville anglaise et le centre-ville débutaient rue Bleury, par une première enfilade de cinémas qui ouvrait sur le

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carré Phillips et une cathédrale protestante, Christ Church, encadrée par trois temples du mercantilisme voués au culte du luxe et de la richesse : Morgan’s, plutôt dans le genre vieille Angleterre, Eaton’s, définitivement modern style, et la joaillerie Henry Birk’s, dont la rangée de vitrines avec ses services en argent massif, ses montres en or, ses rangées de perles et ses rivières de diamants narguait l’église du Christ qui lui faisait face.

J’étais tout jeune un vieil habitué du restaurant Eaton’s du neuvième étage, arrêt obligé des visites du mercredi de ma mère dans les grands magasins. Comme ses sœurs, elle était née pour porter un chapeau cloche et danser le shimmy. Le décor Art déco du resto de Jacques Carlu lui convenait tout à fait et, sans le savoir, au milieu des jeux de lignes et des géométries de formes abstraites, j’étais déjà un peu dans l’ambiance moderniste du Bœuf sur le toit, à Paris. Ma mère aurait préféré New York, Macy’s, le lèche-vitrine sur la 5e Avenue et le souvenir amusé d’un voyage de noces où mon père s’était mis en tête de lui faire découvrir une ville qu’elle connaissait et qu’il n’avait jamais visité.

L’enfilade de cinémas et de grands magasins se pour-suivait dans la Catherine jusqu’à la rue Peel dont le coin était, aux dires des anglos, le « centre de la métropole », comme c’était le cas de l’intersection « Young and Bloor » à Toronto. Un coin de rue ? Lequel des quatre ? Celui qui menait au carré Dominion et à l’édifice de la Sun Life ? Ou celui de l’hôtel Mount Royal où le maire Camillien Houde avait ses quartiers ? Celui qui donnait sur l’hôtel Windsor et sur l’International News, un kiosque de journaux où les dernières éditions des grands quotidiens du monde entier

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étaient disponibles le jour comme la nuit ? Ou celui qui ouvrait sur le Golden Square Mile ?

— Step in the back ! Avancez en arrière ! On longeait maintenant un quartier huppé, sauf pour

une boîte de strip-tease, Chez Paree, qu’on devinait en retrait, rue Stanley. À droite, un deuxième marché Dionne, cette fois pour les riches où, en toutes saisons, on trouvait à prix d’or des fruits ou des légumes dont le restant de la ville ignorait souvent le goût et l’existence ; Ogilvy, un grand magasin à rayons très « chapeau melon » pour les snobs qui n’avaient pas les moyens de s’habiller rue Sherbrooke, chez Holt Renfrew’s ou chez Brisson ; Classic’s Little Book, la première librairie consacrée exclusivement aux livres de poche en anglais et une arrogante église protestante, hautaine et distante, qui semblait avoir fait fuir tous ses fidèles.

Du côté opposé, l’International Music Store pour la musique en feuilles, Layton Brother’s pour les pianos de concert et un restaurant, le nec plus ultra du four o’clock tea, Murray’s. Si Marcel Proust avait été montréalais, il aurait sûrement troqué la madeleine pour le scone comme cer-tains de ses émules radio-canadiens qui logeaient alors à l’hôtel Ford, rue Dorchester.

— G-u-y-y-y-e ! Guy ! La rue du His, puis du Her Majesty’s, une très grande

salle qui accueillait depuis 1952 toutes les grandes tournées internationales qui s’arrêtaient à Montréal, du Metropolitan Opera à la Comédie-Française, en passant par les orches-tres symphoniques de Boston, Berlin, Vienne, Lily Pons, la Callas, la Tebaldi, Oistrakh, Heifetz, la troupe de Louis

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Jouvet et la Compagnie Renaud-Barrault. C’était le lieu culturel par excellence des cosmopolites et des grandes bourgeoises du Ritz-Carlton qui ont découvert Gieseking et Horowitz aux concerts du Ladies’ morning musical club.

L’atmosphère se rembrunissait et le climat de la rue Sainte-Catherine se renfrognait. Une dernière touche de français, celle d’un restaurant qui en arborait hautement la couleur, le bien nommé Paris, à deux pas de la rue Saint-Mathieu. De plus en plus, les commerces semblaient bouder les passants et se replier vers l’intérieur. « Qui êtes-vous pour nous déranger dans nos mots croisés ? » Dorénavant, tous les visages ressemblaient aux portes closes des temples protestants. Le 52 en perdait son allant et se traînait tant bien que mal jusqu’à l’avant-dernier des arrêts.

Mais tout vient à point à qui sait attendre ! En un roulement de batterie et quatre accords de guitare, la marquise scintillante du cinéma Seville sonnait le réveil et remplaçait la torpeur ambiante par une musique qui a décoincé à tout jamais le pelvis de l’Amérique, celle de la première cohorte du rock and roll.

One / Two / Three / Four o’clock rock […] We’re gonna rock / around the clock tonight ! Bill Haley and his Comets, Chuck Berry, Fats Domino et bientôt Elvis Presley au Ed Sullivan Show.

— At-wat-t-er ! Le Forum ! Tout le monde descend ! Si vous trouvez pas de billets pour la partie, on repart dans 15 minutes !

Mon père avait toujours les siens pour les matchs du samedi ou du dimanche des Royaux de Montréal, le club

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ferme du Canadien. À l’époque, pour ceux qui aspiraient à joindre les rangs d’une équipe de la Ligue nationale, la période de probation avait tendance à s’éterniser indû-ment. Les grands gagnants étaient les spectateurs de la Ligue de hockey senior du Québec, dont la qualité de jeu était de ce fait exceptionnelle.

Rapide mais trop léger, Pete Morin, le capitaine des Royaux, par exemple, n’avait joué qu’une saison avec le Canadien avant d’être rétrogradé. L’extraordinaire jeune défenseur Doug Harvey en était pour sa part à ses pre-mières armes et lançait déjà les attaques des avants avec une maestria fluide et insurpassable.

Il piaffait de faire le grand saut, tout comme Gerry McNeil se préparait à remplacer le légendaire gardien de but du Canadien, Bill Durnan. Inquiet, tendu, stressé, McNeil a craqué quelques années plus tard sous la pression indue des séries éliminatoires, victime d’une maladie qui n’en était pas encore une, le burn-out.

Jimmy Orlando était le joueur favori des femmes et s’affichait avec la plus belle d’entre elles, Lily St-Cyr, dont il fut, au dire de l’intéressée, « l’amour de sa vie ». Figure de proue du club de nuit El Morocco, bouillant et frisé, Jimmy avait déjà porté les couleurs des Red Wings de Détroit. Une interdiction de séjour aux États-Unis en raison de ses accointances avec la mafia l’avait confiné depuis aux frontières du Canada et de la Ligue senior.

Les Royaux affrontaient les équipes de différentes villes du Québec, dont les Cataractes de Shawinigan. Tout de suite, j’ai été fasciné par leur gardien de but atypique, un grand slacque dégingandé, tout en gants et en jambières dépareillées, qui endossait un chandail différent de celui

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Page 20: Jean-Claude Jean-Claude Germain Germain… · Les Faux brillants de Félix-Gabriel Marchand, Montréal, VLB éditeur, 1980. A Canadian Play / Une plaie canadienne, Montréal, VLB

Le Cœur rouge de la bohème20

son équipe. Le sien était rayé noir et blanc à l’horizontale comme celui d’un prisonnier.

Comme il s’ennuyait devant son filet, il lui arrivait de saisir la rondelle et de faire une montée jusqu’à la ligne bleue. Une fois, il avait même poussé la provocation jus-qu’à la franchir avec ses longues foulées et déjouer le gardien adverse. Même si le but avait été scoré contre leur propre équipe, l’enthousiasme des spectateurs fut una-nime. Le délire dans les gradins !

— Cataractes ! Cataractes ! Cataractes !Quelle aurait été la réaction de Marco Polo, si après

un voyage aussi aventureux que celui du 52, il avait eu la surprise de découvrir le Forum plutôt que Cathay ?

Sans doute la même ! Un total ravissement ! Et il serait revenu chez lui dans la même journée !

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