IMBROGLIOWSKI
Un sketch court qui ne dure pas longtemps
BENEDICTE - Bonjour tout le monde!
JEAN-MICHEL - Nom mais dis t'as vu l'heure?
B - Bonjour mon petit Jean-Michel.
JM - Encore dix minutes et l'émission commençait sans toi! Je fais comment
moi? Mesdames, Mesdemoiselles Messieurs, bonjour, Benedicte Delagrange
étant en retard je vais présenter l'émission à sa place. Ce sont les aléas du direct.
Pardonnez à votre animatrice favorite, elle est sans doute coincée dans sa salle
de bains entre le le ricil et la nivéa. Au fait, où t'étais?
B - Tu es gentil, mon petit Jean-Michel, tu m'évites une scène, okay? Je suis
assez speed comme cela, n'en rajoute pas, merci. Je suis prête, Sylvie. Quand tu
veux, ma chérie.
JM - C'est parfait, on a dix minutes pour le briefing. C'est ce qu'on appelle
travailler dans de bonnes conditions.
B - Ecoute-moi bien. Ecoute-moi bien, parce que je déteste absolument me
répéter. Alors primo, sans moi tu n'es rien. Ta petite chaîne, ta minuscule chaîne
tient la route grâce aux scores d'audience de mon émission. Si je pars, j'emmène
avec moi les principaux sponsors, okay? Inutile de te préciser que je suis
demandée par tout le monde. Deuxio, moi je suis une vraie professionnelle. Moi
je n'ai pas besoin d'un briefing. Moi je réagis en temps réel, okay? Tu me
donnes le thème, le nom des invités, ce qu'ils ont fait et le reste, mon petit Jean-
Michel, le reste c'est du feeling. Le feeling, tu sais ce que c'est? Bien sûr que
non. Tu n'es pas un artiste, tu es un petit chef.
JM - On perd du temps, Bénédicte, les invités attendent ton bon vouloir.
B - Qu'ils attendent.
JM - On en profite pour parler un peu de l'émission, d'accord?
B - C'est ça.
JM - Le sujet général, c'est l'évolution du cinéma, avec d'un côté la vidéo
amateur en plein développement, et de l'autre un cinéma d'avant-garde qui se
cherche. Le débat va opposer le grand gagnant du concours de vidéo-gag et un
réalisateur particulièrement difficile. Tu m'écoutes?
B - Mais oui, mais oui. Un peu moins de fond de teint, Sylvie.
JM - Le gagnant du vidéo-gag, c'est Monsieur Jorsk... Joskrombosky, enfin un
nom comme ça, il doit être d'origine russe. Jombrowski. Il filmait son gamin en
train de promener la grand-mère sur sa chaise roulante, quand une voiture est
passée dans la rue et les a aspergés d'eau et de boue. La-dessus le gamin a lâché
la chaise roulante pour s'essuyer les yeux, et la vieille a descendu la rue comme
un bolide, toujours couverte de boue, pour aller finir contre la haie d'un jardin.
VOIX OFF - 5 minute!
JM - Faites entrer les invités! Je termine. L'autre, c'est M. Vatremé. Il n'est pas
très connu du grand public, ses films sont trop difficiles pour être diffusés en
salle. C'est le genre qui refuse les compromis, enfin tu vois. Il paraît d'ailleurs
que ce n'est pas un cadeau.
B - J'en ai vu d'autres. On a fini, Sylvie?
SYLVIE - Voilà.
JM - Je n'ai pas compris grand-chose à son film, tout ce que je peux dire, c'est
que ça parle de la détresse humaine. On voit une dame âgée qui revient sur les
lieux de sa jeunesse. Elle se revoit enfant, elle retrouve de vieilles
connaissances qui ont bien changé, etc. Dans la grande scène de fin, elle plonge
dans un ravin avec sa voiture.
B - Entrez, messieurs, soyez les bienvenus. Nous allons commencer dans un
instant.
WATREMEZ - Où est fauteuil pour moi?
B - Tenez, asseyez-vous ici.
JOMBROWSKI - Bonjour!
B – (Elle se trompe d'interlocuteur) Enchantée de vous recevoir sur notre
plateau. J'ai beaucoup entendu parler de votre travail, et nous vous remercions
d'avoir bien voulu vous libérer. Votre emploi du temps doit être si chargé...
J - Pour ça, c'est sûr.
B - Tenez, si vous voulez bien vous asseoir à côté de moi...
VOIX OFF - 1 minute!
B - Nous allons commencer par vous, bien sûr, puis nous évoquerons
rapidement le vidéo-gag, et nous passerons au débat.
W - Vous allusionne autour de mon film un peu?
B - C'est ce que je dis, on en parlera rapidement. Vous devez comprendre que
mon émission touche un public, comment dirais-je, un public relativement
cultivé en matière de cinéma. Votre petit film est remarquable dans son genre
mais c'est surtout l'opposition avec le chef d'oeuvre de monsieur qui va
intéresser les spectateurs.
J - Oh, chef d'oeuvre, c'est trop gros pour moi. J'ai fait ça comme ça, sur le
pouce comme on dit.
B - Ne soyez pas modeste.
W - Comment cela, mon petit film?
VOIX OFF - 4, 3, 2, 1...
B - Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, bonjour. Bienvenue sur le plateau
de Témoignages contemporains, pour la 212e émission en direct depuis nos
studios des Champs Elysées. Vous êtes chaque semaine plus nombreux à nous
regarder, et je reçois tant de lettres que je n'ai malheureusement pas le temps de
répondre à toutes. L'une d'elles, cependant, a attiré mon attention. Elle vient de
Madame Grumberg, de Villiers-les-Gonesses. Madame Grumberg félicite
chaudement toute l'équipe de Pensées contemporaines pour la qualité des sujets
abordés, mais elle regrette que nous ne parlions pas assez de cinéma. Pourtant,
écrit-elle, le 7e art connait de profonds bouleversements à l'entrée du 3e
millémaire, avec le développement de la vidéo qui rend le cinéma accessible au
plus grand nombre, grâce aussi aux réseaux commutés, de type Internet, qui
multiplient les canaux de diffusion. Sommes-nous à l'aube d'un cinéma
universel? L'homme et la femme de la rue peuvent-ils se révéler de plus grands
cinéastes que les artistes eux-mêmes? Pour répondre à cette question cruciale,
deux invités aux approches cinématographiques diamétralement opposées. L'un
vient de remporter le concours de video-gag, l'autre est l'un des grands
réalisateurs d'avant-garde de notre temps. Nous allons commencer par vous qui
considérez l'image comme un matériau d'expérimentation.
J - Ah ben oui, depuis que j'ai mon petit appareil il n'arrête pas de tourner, c'est
sûr. C'est ma femme qui me l'a offert pour mon anniversaire. Bon, j'ai filmé tout
de suite avec, évidemment, tout le repas quoi. Les huîtres, il y en avait une qui
était pas fraîche alors j'ai filmé la tête du gamin quand il a voulu l'avaler. Etc.,
quoi.
B - De sorte que l'on peut dire sans trop s'avancer que, pour vous, le cinéma
trouve ses racines dans le quotidien. Vous observez les comportements et
attitudes de vos proches, puis vous les transfigurez, de manière magistrale je
dois dire, au travers de votre propre personnalité.
J - J'avais pas vraiment réfléchi à ça, mais p'têt ben en effet.
W - Ca être évident que travail créatif exiger considérable observements du
monde pourri.
B - Nous allons passer à vous dans un instant. Il est toujours difficile de
demander à un artiste de s'exprimer sur les forces obscures qui le poussent à la
création d'oeuvres sublimes, cependant pourriez-vous nous dire d'où vous vient
cette vision si sombre de vos contemporains?
J - C'est à cause du nuage.
B - Du nuage... de Tchernobyl?
J - Ah non, vous êtes drôle vous. Non, à cause du nuage qui passait au moment
où j'ai filmé. Alors forcément la lumière a baissé, c'est dommage quoi. Mais bon
on voit bien quand même.
B - Ainsi êtes-vous si sensible à la lumière qu'elle influence directement votre
état d'esprit. C'est proprement merveilleux.
J - Ah ça c'est sûr que la lumière ça fait toute la différence. Bon si vous voulez
quand je filme dans ma salle à manger, j'utilise le petit bouton rouge pour la
lumière artificielle. Mais si je filme dehors, alors j'appuie pas sur le petit bouton
rouge, sinon ça rend tout bleu, comme les schtroumphs.
W - Les journalistes tous pareils. Vous inviter grands artistes mais pas leur
donner la parole.
B - Mais il me semble au contraire avoir laissé monsieur s'exprimer librement.
N'est-ce pas?
J - Ben ça, oui.
W - Pourquoi moi ici? Pour faire beau?
B - J'allais précisément vous demander de nous parler de votre petit film.
W - Pourquoi petit film?
B - Mais vous comprendrez qu'il nous reste assez peu de temps avant le débat,
aussi vous demanderai-je d'être aussi bref qu'il vous sera possible.
W - Moi pas faire petit film, moi faire grandes oeuvres pour postérité. Moi
travailler sur génie humain, sur complexications existentielles. Par exemple,
collationner situations où personnages avoir peur de vieillir.
B - Oui... Vous faites allusion à votre grand-mère...
W - A toutes grands-mères du monde entier. Comme dire Tolstoï, "Les rides
viennent en naissant".
B - Exactement. Mais revenons à votre film. Ne peut-on pas dire qu'au-delà du
gag se dégage autre chose, de plus profond, comme l'instinct du chasseur?
W - Moi pas comprendre gag.
B - Prenons, par exemple, le moment où votre pauvre grand-mère finit sa course
contre la haie.
W - Ca pas être grand-mère. Ca être actrice. Vous manquer de respect, ça être
très grave. Et puis quoi ça la haie?
B - Pardonnez-moi, il m'avait semblé qu'elle avait subi les évènements. Une
actrice n'est-elle pas sensée jouer la comédie?
W - Vous m'inculper de tentative d'assassinat, alors?
B - Mais non, chacun sait que vous n'y êtes pour rien, bien sûr. En revanche, les
télespectateurs se demandent dans quelle mesure vous n'avez pas un peu profité
d'une situation finalement assez grave.
W - Films de moi pas vendus, jamais vendus. Comment vous oser inculper moi
de commercialisme?
B - Non, mais vous avez bénéficié d'une certaine publicité en présentant ce film
à différents concours...
W - Ca trajectoire normale pour cinéaste. Où être le mal? Vous dire du mal de
Wenders quand lui gagner Ours d'Or à Berlin?
B - Si Madame Grumberg nous regarde en ce moment, elle doit avoir un début
de réponse à la question qui la tourmentait. Car les témoignages de nos deux
invités prouvent à l'envi que la démarche artistique est présente aussi chez le
cinéaste amateur. Mais nous allons maintenant passer au débat, car l'heure
tourne et Jean-Michel me fait des signes désespérés depuis de longues minutes.
Première question qui nous est envoyée par Madame Lacolonge, de Saint
Etienne: "Selon vous, faut-il créer une nouvelle structure pour la recherche
cinématographique?". A tout seigneur tout honneur, je laisse donc tout d'abord
la parole à Monsieur Vatremé...
W - Ca nécessaire excessivement. De nos jours, véritables créateurs errer dans
désert culturel en recherche de financements toujours trop beaucoup rares.
B - Excusez-moi, Monsieur Jombrowski, la moindre des politesses serait que
vous laissiez la parole à...
J - Je suis Monsieur Jombrowski.
B - Mais bien sûr, où avais-je la tête. Je suis affreusement confuse, j'ai interverti
vos noms. Chers télespectateurs, chères télespectatrices, tels sont les aléas du
direct, ah ah ah. Je disais donc, Monsieur Jombrowski...
J - C'est ça.
B - En tant que cinéaste d'avant garde, vous devez être particulièrement sensible
au manque de fonds pour... Enfin pour vos films...
J - Ben non, vous savez ça coûte pas cher une cassette. Chez Auchan on en a
trois pour le prix de deux, alors. Et puis ma caméra on me l'a offerte, bon c'est
ma femme qui l'a achetée avec mon argent, mais comme c'est un cadeau c'est
pas pareil.
B - Oui. Et vous, donc Monsieur...
W - Wattremez.
B - Voilà. Qu'en pensez-vous?
W - Comme moi dire avant, moi toujours passer trop de temps dans ministères à
causer à petits fonctionnaires tatillons pour quelques centimes en plus ou moins.
Tout ça parce que pas de vraie structure de soutien pour artistes avant-garde
comme moi. Ca côté désespérant de la vie, moi vouloir montrer cela dans
prochain film.
B - Nous avons d'autres questions, bien sûr, mais le temps passe, le temps passe
très vite et Jean-Michel me fait signe que... Non, pas encore? Combien de temps
nous reste-t-il, Jean-Michel?
VOIX DE JM - Dix bonnes minutes.
B - Jean-Michel me dit qu'il nous reste très peu de temps, juste assez pour voir
un extrait du film de Monsieur Watrombski. Eh bien voilà, chers
télespectateurs, chères télespectatrices, notre émission touche à sa fin. Nous
espérons que ce débat vous aura quelque peu éclairé sur l'évolution du cinéma
et nous vous laissons en compagnie d'images déchirantes, la vision d'un monde
en décomposition par un grand réalisateur, vision illustrée maintenant par le
trajet d'une femme brisée par le destin.
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