Le compositeur français Henri Dutilleux est mort
Le Monde.fr avec AFP| 22.05.2013 à 14h44• Mis à jour le22.05.2013 à 15h30
Par Pierre Gervasoni
Hommage
Henri Dutilleux
Le compositeur français Henri Dutilleux à Paris, le 3 mai 2007. | AFP/PIERRE VERDY
Henri Dutilleux, un des compositeurs contemporains les plus joués au monde, est mort à
Paris, mercredi 22 mai, à l'âge de 97 ans, a annoncé sa famille. Avec lui disparaît un
maître qui aura fait l'unanimité tant sur ses œuvres que sur sa personne.
Rares sont les compositeurs à avoir eu des créations immédiatement bissées après leur
première exécution. Dans son cas, une telle marque d'enthousiasme du public était
presque devenue systématique depuis la présentation, en 1970, au Festival d'Aix-en-
Provence, du concerto pour violoncelle Tout un monde lointain. Rien qu'à Paris, au
Théâtre des Champs-Elysées, Sur le même accord et Le Temps l'horloge ont connu ce
type d'accueil, respectivement en 2003 et en 2009. Par ailleurs, nombreux furent les
jeunes compositeurs de toutes tendances à se rendre dans l'île Saint-Louis afin de
soumettre leurs partitions à l'œil érudit et à l'oreille infaillible de celui qui minimisa toute
sa vie l'influence qu'il put avoir sur ses pairs pour au contraire souligner ce dont il fut
redevable en toute occasion.
Né le 22 janvier 1916 à Angers, où sa mère a trouvé refuge pendant que son père est
mobilisé sur le front de Verdun, Henri Dutilleux ne se fondra corps et âme dans la
contemplation du cœur de la France que bien plus tard, après l'acquisition en 1980
d'une maison en Touraine au confluent de la Vienne et de la Loire. Son enfance est celle
d'un "p'tit gars" du Nord, à la fois discret et chaleureux, qui sent monter en lui la force
inspiratrice de la nature (les marais, les oiseaux, l'horizon marin) tout en recevant une
éducation marquée par le goût du travail bien fait.
Travail artisanal dans le cadre de l'imprimerie dont ses parents, à Douai, entretiennent la
réputation de qualité. Travail artistique dans un environnement familial où peinture et
musique semblent tracer une voie royale à l'intention du jeune Henri avec, d'une part, un
arrière-grand-père paternel, Constant Dutilleux, qui avait eu tant l'estime de Delacroix que
l'amitié de Corot, et, d'autre part, un grand-père maternel, Julien Koszul, qui avait été
l'intime de Fauré et le révélateur de Roussel...
Encore fallait-il avoir des dons. Henri Dutilleux en a. Dans une bonne moyenne de
musicien pour le piano, qu'il étudie très jeune avec sa mère et dans des proportions
exceptionnelles pour l'écriture, en particulier sur le plan harmonique. A Douai, le directeur
du conservatoire le prend sous son aile et va jusqu'à créer une classe spéciale pour lui
alors qu'il n'a que quinze ans. A Paris, ses professeurs (les frères Gallon pour l'harmonie
et la fugue, Henri Busser pour la composition) le considèrent comme "l'élu" de la
génération montante.
En 1938, Henri Dutilleux remporte le Premier Grand Prix de Rome. A 22 ans, comme
Debussy. Jusque-là, tout s'est passé comme prévu. Le séjour à la Villa Medicis, à Rome,
commence à la fin de janvier 1939. Le nouveau pensionnaire s'attend à y passer près de
quatre ans. Il n'y restera guère plus de quatre mois... La guerre va changer la donne.
Mobilisé en septembre 1939, Henri Dutilleux ne combattra jamais. Sous-officier à la
musique de l'Air, il reçoit une formation de brancardier et attend ses instructions. Le
temps de réflexion sur son devenir artistique, qu'il comptait effectuer ans la "Ville
éternelle", il le trouve pendant la "drôle de guerre" dans l'attente d'ordre de missions qui
consisteront surtout à traverser la France de part en part. Démobilisé en 1940, il fait un
bref séjour à Nice, fin 1941, où le régime du maréchal Pétain pense avoir déniché un
substitut à la Villa Médicis.
De retour à Paris en 1942, Henri Dutilleux apprend le métier de compositeur sous
l'Occupation. Il fournit des morceaux pour les concours du Conservatoire et honore son
statut de Prix de Rome par des essais symphoniques. Mais l'essentiel de son activité se
déroule en sous-mains. Considérant que sa formation ne saurait avoir pris fin avec
l'épuisement du parcours académique, le nouveau fonctionnaire de la Radio (service des
Illustrations musicales) affine son langage en autodidacte à partir de 1943.
Des mélodies créées par le légendaire Charles Panzera le propulsent d'emblée au
firmament de la vie musicale. Des partitions pour le théâtre (amorcées en 1945 par Les
Hauts de Hurlevent), le cinéma (conclues en 1953 par L'Amour d'une femme de Jean
Grémillon) et le ballet (couronnées en 1953 par Le Loup, en collaboration avec Roland
Petit) voient le jour pendant une décennie surtout marquée par la recherche d'un style
personnel dans le domaine de la "musique pure". La Sonate pour piano, créée en 1948
par Geneviève Joy (épouse du compositeur depuis 1946) et la Première Symphonie,
créée en 1951 par l'Orchestre national de France sous la direction de Roger Désormière
valent à Henri Dutilleux un statut d'"indépendant", entre tradition et modernité. Sa
Seconde Symphonie (1959) et, surtout, ses Métaboles (1965) montrent que le musicien
n'ignore rien des orientations contemporaines (appréhension de l'espace, méthode
dodécaphonique).
Assimilées au bénéfice d'une expression en quête de mystère et d'envoûtement, ces
particularités d'écriture s'effacent derrière la capacité de Dutilleux à tirer un parti unique
des mythiques interprètes qui lui passent commande d'une œuvre. Après la période des
chefs d'orchestre (Roger Désormière, Charles Munch, George Szell) s'ouvre l'ère des
grands solistes. Mstislav Rostropovitch donne en 1970 la première audition de Tout un
monde lointain, concerto pour violoncelle qui deviendra l'œuvre la plus jouée du
compositeur, nettement devant son équivalent pour violon, L'Arbre des songes, destiné
en 1985 à Isaac Stern.
Balançant entre nature (tendance au panthéisme) et culture (prédilection pour la poésie
et la peinture), les antennes secrètes de Dutilleux captent des ondes que chaque nouvel
opus restitue sous un titre énigmatique. A l'orchestre (Mystère de l'instant, Timbres,
Espace, Mouvement) ou pour des formations de chambre (Ainsi la nuit, pour quatuor à
cordes, Figures de résonance, pour deux pianos) les partitions des années 1970-1980
font entendre la voix intime du compositeur. Le retour progressif à l'expression chantée
en constitue la suite logique. D'abord fugitivement (trio d'enfants) au sein de The
Shadows of Time (1998) puis en pleine lumière avec deux cycles de mélodies pour
soprano et orchestre. Correspondances (2003) s'attache à des lettres au goût mystique.
Le Temps l'horloge (2009) réunit des poèmes dans une manière de credo humaniste. Le
dernier d'entre eux, Enivrez-vous (Baudelaire), invite à un parallèle avec Maurice Ravel.
Celui qui fut le grand modèle de Dutilleux au temps du Conservatoire puisa également
dans la griserie l'inspiration de sa dernière page. C'est sur un vers bacchique "Je bois à la
joie" que se referment Les Chansons de Don Quichotte à Dulcinée, de Ravel. Henri
Dutilleux avait assisté à leur création en 1934, depuis le "poulailler" du Théâtre du
Châtelet.
Pierre Gervasoni
Dates clés
1916 Naissance à Angers
1948 Sonate pour piano créée par Geneviève Joy, son épouse
1965 Création de Métaboles par George Szell et l'Orchestre de Cleveland
1970 Création de Tout un monde lointain avec Mstislav Rostropovitch en soliste
2009 Création de Le temps l'horloge, cycle vocal dédié à Renée Fleming et à Seiji Ozawa
2013 Mort à Paris
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